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La Maison Cinéma - Page 3

  • Les désarrois de la relève

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    JOURNEES DE SOLEURE La nouvelle génération en quête de « vraie vie »...
    Une nouvelle génération marque un tournant de sensibilité et de pratique dans le cinéma suisse, relevait Fredi M. Murer mercredi soir, après sa consécration. Or l’auteur de Vitus est bien placé pour en parler puisqu’il s’est allié à des producteurs et un scénariste qui pourraient être ses fils. Mais que dire de cette relève sans tomber dans les généralités creuses ?
    Jeudi soir, la première suisse d’un nouveau film attendu en Suisse alémanique, du Zurichois trentenaire Alain Gsponer, intitulé Das wahre Leben et entièrement réalisé en Allemagne, aura saisi à la fois par sa haute qualité de mise en scène et de direction d’acteurs et par son regard sur la société et la famille, proche de ceux des jeunes Romands Bron, Baier ou Choffat. D’une facture plutôt classique (au contraire du très « flashy » Breakout de Mike Eschmann, présenté le même soir), Das wahre Leben, pas loin du ton et de la manière d’American beauty, raconte l’explosion littérale de deux familles voisines, dans un quartier de gens arrivés non moins que déboussolés. Tout se passe sous le regard de Linus, ado de quinze ans amateur de bombes, frustré de la présence paternelle et de l’attention affective de sa mère, qui vit l’éveil de sa sexualité avec Florina, fille révoltée des voisins dont sa mère découvrira le « génie » artistique. Passons sur l’anecdote, pour relever la qualité d’observation et d’expression de ce film ambitieux, qu’une coïncidence fait découvrir en même temps que La vraie vie est ailleurs du Genevois Frédéric Choffat. A remarquer alors que, de même que leurs titres, ces films s’apparentent par le mal de vivre qu’ils ressaisissent, autant qu’ils illustrent la dislocation du lien social ou familial dont parlent aussi Mon frère se marie ou Comme des voleurs. Ce qui frappe, en outre, dans ces films, tient à l’absence de tout référentiel politique ou idéologique, même si le rejet des conventions et aliénations reste manifeste.

    Un aperçu de la création helvétique, en matière de courts métrages et de films d’animation, a pu faire apprécier jeudi, à la Reithalle, l’écart considérable entre de nombreux courts métrages gratuits ou complaisants (dont le pauvre Feierabend d’Alex E. Kleinberger, primé la veille…) et quelques petites merveilles, comme Nachtflattern de Carmen Stadler, évocation d’une crise de couple d’une tenue esthétique rare et d’un humour percutant, justement gratifié du prix de la relève Suissimage/SSA. Dans un genre où s’épanouissent de grands talents, Dennis Furrer a été lui aussi récompensé à juste titre pour son film d’animation Birdy, superbe de rythme (l’auteur est connu sur la scène hip hop) et de stylisation plastique, d’un humour exquis. Ledit humour est d’ailleurs une autre composante commune aux films de la nouvelle génération. En affreux-jojo, avec Carlos Leal dans le rôle principal, Hugo Veludo (né en 1981) a poussé jusqu’au noir grinçant son mini-polar parodique Coupé court, présenté avant Das wahre Leben. Le public n’a pas apprécié cette splendide horreur : sifflets et huées l’ont accueillie. Affaire de génération ?

  • Deux écrivains magnifiés

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    Jorge Luis Borges et Gerhard Meier à l’écran

    Les amateurs de cinéma ouverts à la littérature (ou vice-versa) ont été gâtés, à Soleure, avec la projection conjointe de deux films remarquables qui rendent hommage à des écrivains que rien ne rapproche, sinon le même amour de leur art : le grand Jorge Luis Borges et Gerhard Meier, que Peter Handke dit justement ici l’un des auteurs alémaniques les plus importants du XXe siècle.
    Dans le film intitulé Monsieur Borges and I, la jeune réalisatrice américaine Jasmin Gordon, établie en Suisse, aborde l’univers de Borges par la bande en laissant la parole à un homme tout à fait singulier, borgésien d’aspect (une sorte d’axololtl à lunettes) et qui n’est autre que Jean-Pierre Bernès, le complice, ami et commentateur du grand écrivain, ayant établi l’édition de La Pléiade, entre autres travaux de défense et d'illustration.
    Il n’est pas question, dans ce petit film de 22 minutes, de l’œuvre de Borges ni de beaucoup d’aspects de sa vie, si ce n’est de ses rapports (rares) avec les femmes, la domination de sa mère (sur laquelle il a fini par s’exprimer), le rôle de la dernière « personne » qui l’a épousé très tardivement avant de prendre en main la succession de la façon controversée qu’on sait (Bernès a l’élégance de ne pas s’appesantir là-dessus mais ses expressions en disent long), la cécité et l'amplitude de sa postérité, qu’il évaluait à douze pages environ, souhaitant plutôt l’oubli complet en fin de compte…
    medium_Borges2.jpgCes derniers propos rapportés par Jean-Pierre Bernès se modulent devant une dune de sable immense descendant vers l’océan, dont la vision épurée contraste avec les images de l’enterrement en grande pompe à la cathédrale Saint-Pierre de Genève, où tout un monde se pressait pour être vu. En autre contraste, l’image de la pierre tombale de l’écrivain, toute simple, évoquant une stèle de barde nordique, fait écho à ce monde hors du monde de la mémoire du poète que Jean-Pierre Bernès hante comme un familier du Labyrinthe, et que le film de Jasmin Gordon revisite avec talent.


    medium_Meier.jpgTout autre, évidemment, est le climat, le ton et la tournure de Das Wolkenschattenboot de Friedrich Kappeler, qu’on pourrait traduire par le bateau d’ombre-nuage… et qui restitue magnifiquement la double présence littéraire et humaine de Gerhard Meier, puisque l’écrivain y apparaît à diverses périodes de sa vie, à commencer par la plus mélancolique, après la mort de son épouse, dont le requiem poétique se module dans Ob die Granatbäume blühen, paru chez Suhamp en 2005.
    Gerhard Meier est encore peu connu en France, malgré les diverses traduction de ses livres parus chez Zoé. La mode française est actuellement à la redécouverte de Robert Walser. Comme d’ordinaire (on l’a vu sous la plume de Pierre Assouline, qui va jusqu’à prétendre que Walser est moins connu en Suisse qu’en France, ce qui fait pour le moins sourire…), les Français accoutument de s’extasier devant tel auteur « étranger » avant de l’oublier pour décider ensuite que tel autre est le seul à considérer. On a vu ainsi Peter Handke célébré les yeux au ciel, puis ce fut Thomas Bernhard, et maintenant il n’y en a que pour Walser. Tant mieux n’est-ce pas, mais préparons à présent le terrain d'une pâmoison prochaine en invitant nos chers voisins à découvrir Gerhard Meier.
    L’ennui, s’agissant du film de Friedrich Kappeler c’est qu’il n’est même pas sous-titré, et que Gerhard Meier s’exprime ici en dialecte alémanique. Ainsi perd-on beaucoup de la substance savoureuse de la conversation pleine d’humour et de cocasserie de cet homme, et de sa compagne, qu’on voit chez eux dans leur grande vieille maison de famille paysanne de Niederbipp, au pied du Jura, puis dans le jardin édénique de l’hôtel Salis à Soglio, devant la maison de Nietzsche à Sils-Maria ou dans celle de Tolstoï à Iasnaïa Poliana.
    Ainsi que le dit Peter Handke dans un éloge spontané, le génie de Gerhard Meier tient au souffle de sa phrase et à l’espèce de vis sans fin de ses développements, revenant et revenant sur ses thèmes en variations qui montent peu à peu vers l’espace et l’universel. C’est exactement de la même façon que procède Friedrich Kappeler dans son beau film généreux et lyrique, aussi sensible que Meier à la beauté du monde qu’attentif à nos tribulations exitentielles. Reste à espérer une version sous-titrée, et qu’on découvre Gerhard Meier, si proche de Robert Walser et comme celu-ci telleent personnel et incomparable...

  • L'envol de Vitus


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    PRIX DU CINEMA SUISSE. Reconnaissance à Fredi M. Murer, Prix de la meilleure fiction 2006 aux Journées de Soleure.

    Jean-Luc Godard prétend, dans l’un de ses films, que les plus belles femmes se trouvent sur le bord du lac Léman, et c’est l’évidence, mais celles qui fleurissaient hier à la cérémonie de remise des prix du cinéma suisse n’avaient rien à leur envier. L’idée de Nicolas Bideau de se la jouer Croisette, avec tenue de soirée exigée (code heureusement enfreint par moult artistes sauvages), limousines (de grosses Opel…) et tapis rouge, pouvait faire craindre le bluff et la mascarade. Mais rien de cela : les Suisses ont probablement trop de bonhomie pour ça. N’empêche que les toilettes et l’apéro initial réunissant tous le gotha du cinéma suisse, de la culture et de la politique, ont donné un premier éclat à une cérémonie qui, les dernières années, tournait à la ringardise télévisuelle. Si la télé n’était pas au rendez-vous du direct, la cérémonie proprement dite n’a été que plus débridée, avec trois musiciens style rock des sixties, et un Gilles Tschudi bilingue et drôle, jouant successivement les rôles de prédicateur parodique de la Bonne Cause cinématographique, de bateleur et de technicien en mal de reconnaissance, combien justifiée...
    Sous cet emballage relooké, le meilleur de la création cinématographique 2006 n’a pas été négligé, et la première preuve en est le Prix du meilleur prix de fiction 2006 attribué à Vitus de Fredi M. Murer, grand film « populaire de qualité », selon les critères un peu démagos de l'Office fédéral de la culture, snobé jusque-là par Nicolas Bideau,  recalé aux Oscars mais déjà fêté par le public. Avec la même pertinence, le jury a attribué son prix spécial à Nachbeben de Stina Werenfels, distinguant le travail d’ensemble de ce superbe film « de chambre » encore à découvrir en Suisse française, comme Vitus d’ailleurs.
    Les Romands n’ont pas été oubliés par le jury, puisque Bideau père, magnifique ronchon de Mon frère se marie, de Jean-Stéphane Bron, a décroché le prix du premier rôle, alors que Natacha Koutchoumov, si attachante dans les deux films de Lionel Baier, Garçon stupide et Comme des voleurs, a été récompensée pour son second rôle dans Pas de panique de Denis Rabaglia.
    Nouveauté de cette édition : le prix du meilleur scénario. Là encore, le jury a vu juste en distinguant Barbara Albert, la scénariste de Das Fräulein d’Andrea Staka. Bref, la fête fut belle, qui demande à continuer dans les salles. Allez et voyez !

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 25 janvier 2007.

  • Brise de mer sur Calvin-City

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    Voler est un art de Pierre-André Thiébaud documente le casse de 1990 contre l’Union de Banques Suisse de Genève. Première à Soleure 2007.
    Pierre-André Thiébaud a-t-il sacrifié à la facilité anecdotique en choisissant de raconter le hold-up « artistique » qui se solda par un butin de quelque 20 millions d’euros, jamais récupérés ? Le prétendre serait injuste, car au-delà des faits, donnant certes du « bon pain » aux enquêteurs de service, autant qu’aux avocats vedettes genevois et aux médias, Voler est un art reconstitue un véritable polar à retombées judiciaires, et donc humaines, aussi peu reluisantes pour les uns que pour les autres - un auteur de roman noir désabusé n’aurait pas imaginé dénouement plus amer.
    Développant son film comme une enquête, dont l’un des protagonistes est l’un des limiers genevois survivants, le cinéaste, après le rappel des faits, introduit in vivo deux « acteurs » intéressants, qui furent à la fois les comparses des grands casseurs de l’occase et les seuls vraiment punis. Le premier, le prof de sport mariole Ferrari, trafiquant de devises et de métaux précieux à ses heures, fut l’informateur initial des « artistes » corses, que ceux-ci blousèrent en le privant de sa part – d’où son rôle ultérieur de balance. L’autre, Sebastian de Hoyos, petit employé brésilien de l’UBS au passé de communiste torturé sous la dictature (pas vraiment une référence, ça, aux yeux des patrons de la banque genevoise), livra certes des codes décisifs pour l’accomplissement du hold-up, mais sa peine excessive de 7 ans signale son rôle de bouc émissaire. Cela pour les « petits Suisses ». Or le film de Thiébaud nous fait voyager, de la rédaction du Monde, dont un reporter a lui-même enquêté à fond, à l’île de Beauté où le commissaire genevois découvre les pratiques de la bande dite de la Brise de mer, composée de gens dont le « sérieux » lui en impose. Entre pros, n’est-ce pas…
    Avec pas mal d’humour et de réserves critiques sur les rouages de la justice, Pierre-André Thiébaud documente un « art » dont on oublie presque le caractère délictueux, en indiquant bien dans quelle « zone grise » les pires malfrats savent manœuvrer au dam des « amateurs », quels qu’ils soient. Son film est aussi celui d’un auteur dont la « patte » donne son dynamisme formel à l’ouvrage et, à la toute fin, sa touche douce-amère sur fond de neige genevoise au-dessus de tout soupçon…

  • Le carton du cinéma suisse

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    Une scène de Vitus, de Fredi M. Murer, avec le jeune pianiste prodige Theo Gheorghiu et Bruno Ganz 

    Aux 42es Journées de Soleure, pros et public fêteront une féconde année 2006
    Le nouveau chef de la Section Cinéma de l’Office fédéral de la culture a de quoi pavoiser : l’année de son intronisation coïncide avec une embellie spectaculaire du cinéma helvétique dans le domaine privilégié de la fiction. Mais Nicolas Bideau y est-il pour quelque chose ?
    Rappel des chiffres : en 2006, les films suisses, avec 1,5 million d’entrées, se sont taillé une part de marché record de plus de 10%, certes très loin derrière le cinéma américain (60% des 16,6 millions d’entrées) mais devant la France (8,7%) ou la Grande-Bretagne 8,3%). Dans le top-ten national, seul le Vaudois Jean-Stéphane Bron marque la présence romande avec Mon frère se marie (23.300 entrées), à la dixième place, derrière Grounding de Michael Steiner (367.000 entrées) ou Vitus de Fredi M. Murer (166.000 entrées). Avec 55 films – 18 films de fiction, 15 documentaires et 22 courts métrages -, la présence helvétique s’est en outre notablement accrue dans les festivals internationaux où de nombreux lauriers ont été glanés. Est-ce à dire qu’y en a point comme nous et que « ça baigne » ?
    Ce qu’il faut relever, en premier lieu, à l’ouverture des Journées de Soleure, constituant l’aperçu annuel et le forum professionnel du cinéma suisse, c’est que ces « fruits » ne procèdent pas de la nouvelle politique de Bideau, sauf du point de vue de la communication. En outre, le rayonnement international du cinéma suisse, hors des festivals, reste très limité.
    « Il est clair, précise Ivo Kummer, que 2006 a été une grande année pour la fiction suisse, et que les films nominés pour la meilleure fiction au Prix du cinéma suisse sont tous d’un niveau remarquable, toutes générations confondues. Par ailleurs, il est évident que le niveau technique et le langage de Grounding, ou de Vitus, correspondent mieux au standards internationaux, et que le public et les médias suisses sont plus réceptifs à notre cinéma, grâce aussi à la politique de communication et au travail des distributeurs. Mais il ne faut pas se griser pour autant : le hasard compte là-dedans, comme le fait que nombre de fictions ont été conçues pour la télévision. La situation reste sensible, et nous devons être attentifs aussi à la défense du film documentaire, l’un des fleurons traditionnels du cinéma suisse. » Cette réserve est également le fait de René Gerber, directeur de ProCinéma, association des exploitants et distributeurs de films, pour qui la production cinématographique est « une affaire cyclique qui connaît des hauts et des bas », réduisant 2006 à « une année normale ».

    Et Bideau là-dedans ?
    Vitrine annuelle du cinéma suisse drainant un public averti (nettement moins populaire à cet égard que le festival de Locarno), les Journées de Soleure privilégient aussi les débats entre professionnels. Cette année, nul doute que les discussions rouleront (notamment) sur la politique et les méthodes du nouveau Monsieur Cinéma de l’OFC, qui commence à susciter de rudes grognes, surtout outre-Sarine. Communication clinquante d’un haut fonctionnaire qui agit en patron de studio, favoritisme pro-Romand, « jeunisme », interventionnisme excessif sur le contenu des projets : tels sont, entre autres, les reproches que réalisateurs et producteurs adressent (à voix encore basse) à celui qui ne laisse personne indifférent.
    «On ne pourra juger de la politique de Bideau que dans deux ou trois ans, pondère Jean-Stéphane Bron, qui note aussi, comme ses pairs Lionel Baier ou Frédéric Choffat, que l’exigence d’un cinéma plus ouvert au public est une bonne chose, et que l’effort de communication a contribué à battre en brèche l’image d’un cinéma suisse mortifère.
    N’empêche : l’impression que Nicolas Bideau en « fait trop » pour la galerie, sans avoir les moyens de ses proclamations, relançant le vœu de Pascal Couchepin d’un cinéma suisse qui « cartonne », est partagée même par ceux qui ont salué son arrivée. « On parle trop du cinéma suisse et pas assez des films », remarque Lionel Baier, alors qu’Ivo Kummer rappelle qu’il en est du cinéma comme du sport : défendre ainsi les seules disciplines spectaculaires est insuffisant, voire dommageable pour l’ensemble de la production. Et Frédéric Choffat de comparer le cinéma d’auteur à l’agriculture de montagne, dont le soutien n’a pas à être sacrifié à la course aux chiffres…

    Atouts et découvertes
    Limousines et tapis rouge pour la cérémonie relookée du Prix du cinéma suisse : on va voir ce qu’on va voir le 24 janvier au soir, où cinq films sont en lice pour la meilleure fiction 2006, notamment. Favoris : Vitus de Fredi M.Murer, sélectionné pour les Oscars, Grounding de Michael Steiner et Das Fraülein d’Andrea Staka, déjà couronné à Locarno. Vaillants nominés vaudois : Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron.
    Entre autres nouveautés à découvrir dont parle la rumeur: Das wahre Leben du très prometteur Alain Gsponer, évoquant les désarrois exacerbés d’un adolescent dans une famille contemporaine « surbookée ».
    Dans les grandes largeurs, la rétrospective consacrée au maître imagier Renato Berta (lire 24Heures du ) jouxte une nouvelle bourse aux clips, un (chiche) hommage à Daniel Schmid (avec la seule Paloma…), le (riche) Panorama de la production suisse (235 films), la section transfrontalière Passages, des débats, etc.
    Ouverture aujourd’hui en présence du Conseiller fédéral Samuel Schmid et d’une escouade de parlementaires.

    Romands en lice
    Au nombre des films de réalisateurs romands présentés à Soleure, il en est dont on a déjà parlé l’été dernier, tels Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, La liste de Carla de Marcel Schüpbach, La traductrice d’Elena Hazanov, Qué viva Mauricio Demierre de Stéphane Goël ou Jeu de Georges Schwizgebel, présentés à Locarno. D’autres ont été révélés entretemps, de Comme des voleurs de Lionel Baier à La vraie vie est ailleurs de Frédéric Choffat. A ceux-là s’ajoutent plusieurs dizaines de « longs » ou « courts » à découvrir, comme la dernière réalisation de Claude Goretta, Sartre, l’âge des passions, un bref docu de notre consoeur Anne Cuneo intitulé Max Bollag, galerist, ou l’évocation, dans Vivement samedi ! d’Emmanuelle de Riedmatten, du parc de Vidy-Lausanne, haut-lieu de rencontres multiculturelles.
    Fort attendu enfin: Voler est un art, le film d’investigation de Pierre-André Thiébaud, consacré au « casse» perpétré à Genève en 1990 contre l’UBS, et racontant les tenants et aboutissants de ce hold-up, témoins à l’appui. Une sorte de docu-thriller…

    Soleure. 42es Journées du cinéma suisse, du 22 au 28 janvier. Infos : 032 625 80 80. Ou http://www.journeesdesoleure.ch/

  • Fugues de la trentaine

    medium_Frederic_Choffat.jpgFrédéric Choffat signe son premier "long", La vraie vie est ailleurs

    Dès le splendide générique de La vraie vie est ailleurs, en long plan-séquence d'un ample mouvement tournoyant sans coupe, tourné dans les couloirs de la gare de Genève, Frédéric Choffat et sa camérawoman Séverine Barde nous coulent dans la foulée des trentenaires de ce premier long métrage, avec empathie et vigueur. Il y a là un jeune type mal rasé style bohème (Dorian Rossel) qui va rejoindre à Berlin son amie venant d'accoucher de leur petit Lucas; une femme du genre «qui assure» (Sandra Amodio) en route pour un colloque scientifique à Marseille; et cette femme-enfant (Antonella Vitali) mutine et râleuse, fille d'Italiens (30 ans en Suisse et pas encore le droit de voter !) qui rejoint Naples avec son chat et un caquelon à fondue que lui ont offert ses amies. Chacun de ces personnages, suivis en alternance, va faire, le temps d'un voyage nocturne, l'expérience d'une rencontre qui aura valeur, à chaque fois, de retour sur soi. A partir d'un scénario apparemment ténu, La vraie vie est ailleurs se développe comme une triple fugue émotionnellement riche, où le réalisateur et sa co-scénariste, Julie Gilbert, brossent six portraits de jeunes gens d'aujourd'hui en forme d'interrogation existentielle.

    «Ce que nous voulions dès le départ avec nos regards croisés, explique Frédéric Choffat, c'est aborder la relation féminin-masculin. Plus précisément, dans la première de ces histoires, nous avons abordé la condition de ces femmes de la trentaine finissante qui ont énormément investi dans leur affirmation professionnelle, quitte à sacrifier leur vie affective ou leur part féminine. En l'occurrence, le personnage masculin rencontré est un de ces garçons qui, au contraire, ont plutôt développé leur part féminine et que la demande de l'autre incite à se réaffirmer. Ce qui nous a intéressés ensuite, était de développer ce thème en privilégiant le non-dit et en impliquant les acteurs dans la construction des personnages.»

    medium_6_-_Rossel_kohoutova.jpgLa vraie vie est ailleurs tient en effet, beaucoup, au jeu très engagé des comédiens, tous très convaincants. «Si les personnages étaient typés à l'avance, aucun dialogue n'a été écrit. C'est sur le tournage même que tout s'est fixé à mesure». Certaines séquences «flottent» parfois, mais l'intensité émotionnelle et la spontanéité des comédiens pallient ce défaut. Ainsi de la relation joyeusement conflictuelle de l'Italienne et du couchettiste incarné par Roberto Molo, ponctuée de saillies verbales (improvisées) irrésistibles. Egalement étonnants malgré leurs rôles «taiseux»: Vincent Bonillo en doux paumé «sauvant» à sa façon la superwoman fatiguée; ou la sauvage Jasna Kohoutova, belle figure de Balkanique endiablée qui fouette le sang du jeune père.

    A 33 ans, Frédéric Choffat, Lausannois par sa mère et formé à l'ECAL, réussit un premier «long» qui confirme les promesses de son début de carrière, marquée par divers prix.

    Avec un petit budget (un peu plus de 500 000 francs, soit la moitié de la norme en matière de fiction), une équipe hyperlégère et beaucoup de talent (dont celui du musicien Pierre Audétat), La vraie vie est ailleurs honore le cinéma d'ici.

    La vraie vie est ailleurs. Dans les salles romandes. Aux Journées de Soleure, Reithalle, le 25 janvier.

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  • Mon frère se marie

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    Jean-Stéphane Bron traite le thème du choc des cultures dans une famille suisse déglinguée. Tendre, drôle, émouvant, vrai...
    L’idée centrale de ce premier film de fiction est formidable, qui relève de la pure comédie. Pour ne pas choquer sa mère vietnamienne, catholique attachée aux traditions, le jeune Vinh, qui a été accueilli par les Depierraz à l’époque des boat people, demande à sa famille suisse, éclatée depuis le divorce des parents, de jouer la bonne entente à l’occasion de son mariage. Si le père (Jean-Luc Bideau) accepte en ronchonnant, le simulacre est beaucoup plus pénible à la mère (Aurore Clément), dont le besoin d’authenticité sera finalement comblé par la complicité chaleureuse qu’elle vivra avec la « vraie » mère de Vinh. Cette dimension affective est d’ailleurs essentielle dans ce film oscillant sans cesse entre la cocasserie et l’émotion ou le coup de gueule, chaque situation frisant le burlesque (du premier repas en commun pris sur une table branlante au mariage religieux, et du bal évitant juste la catastrophe à l’excursion finale à Zermatt) tout en captant les sentiments exacerbés des protagonistes, où les relents de conflits non-résolus remontent par saccades.

    Après le magistral Génie helvétique, Jean-Stéphane Bron a passé du documentaire à la fiction en conservant sa position d’observateur aigu par rapport aux personnages, que les comédiens investissent avec une sorte d’immédiateté brute. D’une construction relevant du funambulisme, jouant plus sur l’engagement personnel des acteurs que sur la structure du scénario ou le dialogue, Mon frère se marie nous touche à vrai dire bien plus que maints films mieux « finis » ou plus lisses, tant ses figures sont attachantes et ses situations justement observées.
    La « famille » des acteurs réunis, tous excellents, a cela de particulier qu’ils n’ont en rien un « air de famille ». Angoissée, farouche, agressive par honnêteté, ou très tendre, Aurore Clément campe une mère hypersensible et « à cran », tandis que Jean-Luc Bideau, grave à souhait (son personnage empêtré dans la soixantaine est en train de vivre une faillite) ne fait (presque) jamais « du Bideau », donnant parfois son meilleur de grand comédien souvent sous-employé. A côté d’un Vinh tout de douceur (Duoq Dung Nguyen), Catherine l’indépendante (Delphine Chuillot, incisive à proportion d’une blessure non cicatrisée) et son frère Jacques (Cyril Troley, lui aussi très intense dans son rôle de pacificateur panique), ont tous quelque chose de « perdu », en contraste avec la mère vietnamienne (Man Thu) digne et sereine en apparence mais qui « pige » tout, et que le personnage truculent de l’ « oncle » Dac (Thanh An), dont les facéties détendent l’atmosphère autant que les quelques vrais gags de comédie émaillant le film.
    Sans être un chef-d’œuvre, Mon frère se marie, qu’on pourrait situer dans la filiation de L’Invitation (en moins accompli) de Claude Goretta ou des Petites fugues d’Yves Yersin (en plus complexe), est un film à la fois drôle et sérieux dans son approche des relations familiales et sociales en déglingue.

    Le film de Jean-Stéphane Bron vient d'obtenir deux distinctions au Festival de namur: le Bayard d'or pour le scénario, et un Bayard d'interprétation masculine pour Cyril Troley. 

  • Les femmes d'abord

    medium_Staka5.jpgmedium_Staka4.jpgAvec Das Fräulein, Andrea Staka signe un film admirable de sensibilité et d’intelligence, que deux grands prix ont déjà consacré à Locarno et Sarajevo.

    Dès ce premier long métrage, après son Hôtel Belgrade déjà très remarqué, la réalisatrice alémanique Andrea Staka, de mère bosniaque et de père croate s’est imposée à l’avant-poste du jeune cinéma suisse. Les jurés internationaux de Locarno et de Sarajevo ont ainsi consacré Das Fräulein, dont le public romand appréciera les qualités sous le triple aspect de l’empathie humaine, de l’écriture cinématographique et de l’observation portée sur la Suisse actuelle.

    - Quel a été votre premier désir de cinéma ?

    - Ma passion de l’image est liée à la saisie de moments fugaces de la vie. C’est par exemple un passant, dans la rue, dont vous captez le sourire qu’il adresse à quelqu’un d’autre, et l’histoire commence. Qui est-il ? Que signifie ce sourire ? Comment cela va-t-il continuer ? C’est donc ce reflet de la vie, saisi au vol…

    - Et le reflet de votre vie à vous, en quelques mots ? 

    - Une vie urbaine, dans une famille patchwork très ouverte aux idées et aux arts, entre une mère bosniaque de Sarajevo dentiste et les pieds sur terre, un père croate architecte et artiste, un frère peintre, enfin le deuxième compagnon de ma mère, Serbe de Belgrade. A dix-huit ans, visant la photo,  je suis parti à Londres pour l’étudier, et le cinéma du même coup, dont la magie m’imprégnait déjà, et qui m’attirait aussi par son aspect collectif. Dès cette époque, les films de Tarkovski, de Fellini ou de Bergman m’avaient appris qu’on pouvait raconter une histoire autrement qu’à la télé ou dans le mainstream, avec, je dirais, plus d’ « âme » et de poésie…

    - Que vouliez-vous dire dans  Hôtel Belgrade ?

    - Ce premier « court » est né d’une séparation amoureuse et de la nécessité de montrer aux gens qu’il y avait, en ex-Yougoslavie, des gens ordinaires. Sans être nationalistes du tout, nous avons vécu cette période de façon douloureuse. Au sentiment de perte d’une « île » à laquelle nous tenions, s’est ajouté celui de n’être pas compris en Suisse.

    - Quelle différence entre Hotel Belgrade et Das Fräulein ?

     - Hôtel Belgrade posait la question du conflit entre vie personnelle et situation politique. Das Fräulein parle aussi de déracinement, mais c’est surtout un film sur les femmes et sur la force de vivre. Je voulais dire la solitude dans la grande ville,  mais pas de manière forcément négative. Mon personnage central serait une femme indépendante, qui aurait un peu oublié de vivre sa vie. En outre, des choses me restaient à dire à propos de la communauté yougoslave en Suisse, avec le décalage entre les émigrations successives. Pour Ruza, la Fräulein du film, j’avais en tête le personnage de Miljana Karanovic, grande actrice dont j’aimais le mélange de force et de sensualité.

    - Comment avez-vous travaillé avec les trois comédiennes ?

    - Elles étaient si heureuses de jouer dans un film où des femmes tiennent des premiers rôles  très étoffés que parfois elles tendaient à trop bien s’entendre... Or je tenais à marquer les différences liées à chaque personnage. Entre Mila venue en Suisse avec l’idée d’y faire sa pelote et de rentrer au pays, Ruza qui affirme son indépendance, et la jeune Anna marquée par la guerre, errante et malade, la solidarité n’exclut pas les tensions ni la solitude. Par ailleurs, les hommes qui les entourent ne sont pas moins seuls…

    -                      Des hommes que vous ne gâtez pas !

    -                      Je pense que les hommes sont très importants dans la vie des femmes, mais en l’occurrence ni les uns ni les autres n’arrivent à bien se rencontrer. Comme je voulais faire un film dont les femmes soient les héroïnes, trop en dire sur les personnages masculins risquait de le déséquilibrer.

    - Autre « personnage » important du film : la ville…

    - Je dirai même : « ma » ville, à la fois belle, labyrinthique, froide et agressive, qui évoque à la fois les lieux de mon enfance, le Zurich des junkies et de l’industrie et, pour Ruza, les collines qui lui rappellent Sarajevo. Avec le chef op’, nous avons tout fait pour éviter la carte postale et rendre, par les personnages et le décor, la musique des émotions.

    La patte d’un auteurmedium_Staka.2.jpg

    Das Fräulein d’Andrea Staka, Léopard d’or à Locarno et primé au festival de Sarajevo, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et  les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne (Mirjana Karanovic, dont la magnifique présence allie vigueur farouche chaude féminité), de Mila (Ljubica Jovic) son aînée croate trimant pendant que son conjoint téléphage rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana (Marija Skaricic, elle aussi formidable d’intensité et de justesse) la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de mourir de la leucémie. Déjà passionnant par l’aperçu très nuancé qu’il donne de la vie des trois immigrées, Das Fräulein vaut aussi par la cohérence de son scénario, la justesse de ses dialogues et sa beauté de poème visuel, d’un auteur qui comptera sans doute

  • Léopard d'or à Andrea Staka

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    Das Fräulein, Le dernier des fous et Stephanie Daley, justement récompensés à Locarno

    C’est aux trois films qui m’ont le plus touché, sur la vingtaine que j’ai vus à Locarno en une semaine, qu’ont été décernés ce soir, respectivement, le Léopard d’or (Das Fräulein d’Andrea Staka), le Prix de la mise en scène (Le dernier des fous de Laurent Achard) et le prix d’interprétation féminine (à la jeune interprète de Stephanie Daley).
    Le regard modulé par Andrea Staka dans Das Fräulein, seul film suisse en compétition internationale à Locarno, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice, née à Lucerne en 1973, et dont c’est ici le premier long métrage, parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne, de Mila son aînée croate trimant pendant que son conjoint jean-foutre rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de la mort. Tout en observant ces trois femmes vivant dans une sorte d’enclave qui pourrait se trouver dans n’importe quel pays européen, Andrea Staka confronte ses personnages (admirablement interprétés) à une situation surtout existentielle où la solidarité entre femmes est illustrée sans accent sexiste aucun, parce que c’est comme ça... A relever surtout que, par delà le « témoignage », Das Fräulein vaut par sa beauté de poème visuel, pur de tout esthétisme flatteur, et par la profonde émotion des qui s’en dégage, prélude probable à une œuvre majeure.
    Dans une tout autre tonalité, mais avec la même pureté de forme, Le dernier des fous de Laurent Achard, qui eût mérité lui aussi le Léopard d’or, est également l’une des révélations de cette édition, qui devrait faire une carrière remarquée en France dès sa sortie. Poète de l’image, le cinéaste maîtrise cette adaptation du magnifique roman de Timothy Findley, qui prend ici des accents à la Bernanos, notamment du fait de l’accent porté sur la figure de l’enfant « interdit » qui regarde vivre ces drôles d’animaux que sont les adultes, incarné par Jules Cochelin.
    Quant au prix d’interprétation féminine, décerné à Amber Tamblyn, pour le rôle-titre de Stephanie Daley, il me semble tout aussi mérité pour l’engagement total de la jeune comédienne, notamment dans une scène hallucinante d’accouchement solitaire dans une cabine de chiottes… Mais c’est tout le film, de l’Américaine Hilary Brougher, qu’il faut saluer pour ses qualités d’émotion et d’écriture.
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  • Du gore « al dente »

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    Severance, satire horrifique de Christophe Smith

    Un éclat de rire général a salué la fin de la projection, aux petites heures de la Piazza Grande, de Severance de l’Anglais Christopher Smith, film d’horreur et d’essai, si l’on ose dire, qui prouve qu’on peut jouer sur les pires stéréotypes de la violence et du sadisme sanglant, qui polluent le cinéma actuel, dans une visée réellement critique, à nuance « panique ».
    Egaré dans une forêt de vieille Europe barbaresque, un « team » d’employés de la multinationale d’armement Palisade Defense se retrouve avec le projet de se ressourcer, au niveau du groupe, le temps d’un week end de paintball.
    Hélas, cette saine aventure va vite tourner très mal, au dam de la fine équipe qui va subir, de la part de vrais foudres des guerre rescapés d’on ne sait quels conflits balkanoïdes, tous les sévices du genre gore, d’amputation fâcheuse en décapitation plus grave encore, jusqu’à tel tir de roquette atteignant un long courrier aérien…
    A l’instant où les artificiers de tous bords fomentent la mise à feu de la planète, la pétarade de Severance a fait figure, sur la Piazza Grande dégarnie au fur et à mesure du crescendo « degueulando », de traitement homéopathique hilarogène. La réalité, du Liban en Irak, est tellement pire, n’est-il pas ?

  • Les purs et les dingues

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    Au Festival de Locarno, la poésie du 7e art se retrouve dans Le dernier des fous de Laurent Achard et dans Les lumières du faubourg d’Aki Kaurismäki.

     « Le cinéma américain est en chute libre », déclarait Marthe Keller à Locarno, « il  n’y en a plus que pour les effets spéciaux visant une masse d’ados énervés ». Constat sévère, que recoupe celui du grand réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, à l’honneur avec la rétrospective de son œuvre, un livre de Peter Von Bagh et, jeudi soir, la projection sur la Piazza Grande de son dernier film, Les lumières du faubourg, saisissant à la fois par l’âpre beauté de ses images crépusculaires et par la profonde humanité de son regard sur un monde de salauds.

    Voyage au bout de la nuit du genre « humiliés et offensés »  à la Dostoïevski, ce film d’une ligne très pure, à tous égards, où s’opposent les figures du « minable » veilleur de nuit  Koistinen, et d’une femme fatale que l’auteur dit « la plus cruelle depuis All about Eve de Mankiewicz », est ponctué de quelques éclaircies de compassion, et sa dernière image de deux mains réunies pallie son pessimisme radical.

    medium_Achard2.jpgTant pour la coloration désespérée de sa « lecture du monde » que pour la beauté hiératique de ses images et l’extraordinaire figure d’enfant (Jules Cochelin) qui l’irradie de son énigmatique présence, Le dernier des fous de Laurent Achard, en compétition internationale, s’apparente à Kaurismäki dans une forme très dépouillée et une intensité expressive rappelant le premier Bunuel ou le Dreyer d’Ordet.

    Adapté du roman éponyme de Timothy Findley, ce film oppose également la figure « interdite » d’un innocent rappelant la Douce de Dostoïevski ou Mouchette de Bernanos, et l’univers désastreux d’une famille de paysans de France profonde ruinés sur lesquels toutes les mauvaises fées s’acharnent. Entre un grand frère (Pascal Cervo, d’une sensibilité exacerbée) crevant de mal-vivre homosexuel, une mère cloîtrée et délirante (Dominique Reymond, d’une folle acuité), une grand-mère dominatrice (Annie Cordy, elle aussi magnifique) et un père (Jean-Yves Chatelais) dépassé par les événements, le petit garçon suit son chemin halluciné, en complicité avec  la servante marocaine Malika (Fettouma Bouamari). Admirablement tenu de bout en bout, ce film sans concessions pâtit un peu d’un dénouement moins crédible que celui du roman de Findley, tout en signalant un auteur de grand avenir. 

    Si le festival de Locarno ne va pas sans petite chronique mondaine, reflétée tous les jours par l’excellent PardoNews (indispensable quotidien de la manifestation qu’on trouve partout dès la veille au soir avec le programme détaillé), les « stars » présentes ne font pas dans l’esbroufe, comme l’illustrent trois d’entre elles qui ont participé à des films d’auteurs.

    Mémorable moment de cette 59e édition : la rencontre avec Marthe Keller, interprète combien sensible (et discrète) de Fragile, du jeune Genevois Laurent Nègre, qui a évoqué ses souvenirs et son travail avec autant de simplicité que de faconde. De Billy Wilder au Metropolitan Opera, la trajectoire de cette grande actrice si peu « diva » fait aussi bien figure de symbole anti-mythe…

    De la même façon, Béatrice Dalle a expliqué que, dans sa « carrière », terme qu’elle trouve prétentieux voire ridicule, ce qu’elle a vécu avec les détenus du pénitencier de Ploemeur, pour la réalisation de Tête d’or de Gilles Blanchard, sur le texte de Claudel, a été l’expérience humaine la plus riche qu’elle ait jamais vécu au cinéma.

    Tout cela très loin, évidemment, de la parade à la manière de Cannes, mais d’autant plus près de ce qui fait la vraie vie du cinéma survivant…

     

  • Les cabossés de la vie

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    Entretien avec Jean-Stéphane Bron, à propo de Mon frère se marie.

    Après le « carton » du Génie helvétique (105.000 entrées en Suisse), Jean-Stéphane Bron passe du documentaire à la fiction avec un film porté par de grands acteurs (Jean-Luc Bideau formidable, et Aurore Clément à la pointe incandescente de son talent, notamment), où la comédie va de pair avec l’émotion. Thème de Mon frère se marie : le « cinéma » qu’une famille fracassée se joue en feignant la bonne entente le temps du mariage de Vinh, le fils adoptif d’origine vietnamienne, qui a tenu à faire venir du Vietnam sa mère biologique, catholique pratiquante et attachée aux traditions familiales. De sourires forcés en coups de gueule, et de couacs en accès de violence, de nouvelles relations s’établissent sur les décombres…
    - Quel a été le déclencheur de cette histoire de famille ? Votre vécu personnel ?
    - En partie seulement. Il est vrai que j’ai un frère d’origine vietnamienne, arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans avec les boat people, et accueilli par mes parents. Vrai aussi que ceux-ci ont divorcé. Mais là s’arrêtent les éléments autobiographiques. L’essentiel du film est une fiction qui invite les gens à se projeter eux-mêmes plus qu’à s’intéresser à ma petite histoire. Chacun des personnages du film est la facette d’une blessure ou d’une solitude, dont l’ensemble forme un tout, un « corps », plus précisément une famille. Or ce qui m’intéresse n’est pas la célébration de la famille en tant que telle : c’est l’essai de chacun de faire un pas vers l’autre, pour reconstituer une sorte de communauté des âmes. Le thème fondamental du film est en effet la réparation. Quant au passage à la fiction, il doit beaucoup aussi aux personnages, que je voulais très incarnés, et donc aux acteurs qui prendraient en charge leurs cabosses.
    - Pourquoi le choix de Jean-Luc Bideau ?
    - J’ai pensé à lui tout de suite, d’abord parce qu’il a le potentiel d’un immense acteur, ensuite à cause de sa façon, à la fois adroite et maladroite, d’habiter son corps, qui me semblait correspondre à ce personnage de père massif, pesant et fragilisé, à l’heure des bilans. On connaît le génie comique de Bideau, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait en l’occurrence. Contre son personnage naturellement expansif, je lui ai demandé d’incarner un type plus réservé, plus intérieur, plus chiffonné, plus à vif, ce qu’il a fait avec un talent incroyable.
    - Avec Aurore Clément, vous faisiez appel à une personnalité tout autre…
    - Je tenais précisément à l’intervention d’acteurs de « familles » hétérogènes. Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on vit sa dramaturgie personnelle sur le même rythme, et c’est ce que je voulais souligner avec des comédiens aussi différents que Cyril Troley ou Delphine Chuillot. Aurore Clément, avec son mystère et son extrême sensibilité, s’est identifiée à son personnage en se mettant, parfois, dans des états « limites ». D’ailleurs tous les comédiens se sont engagés avec une intensité parfois extrême, où leur propre vécu entrait en résonance avec celui de leur personnage. Chacun m’a semblé jouer le jeu jusqu’à se mettre personnellement en danger. J’ai d’ailleurs beaucoup retravaillé le dialogue et les scènes en cours de tournage. Celui-ci a été très éprouvant pour eux, je crois.
    - Pourquoi, plus précisément ?
    - Parce que je traque la vérité du personnage. Comme avec les « acteurs » parlementaires, dans Le génie helvétique, il m’arrive, pour trouver le mot et le ton justes, de multiplier les prises jusqu’à dix, quinze fois, pour obtenir la scène qui sonne vrai. Or les comédiens pros, habitués à travailler avec un texte en main, sont déstabilisés quand celui-ci se réduit à des bribes. Avec les acteurs vietnamiens, qui ne parlaient pas un mot de français, cette économie d’un langage sans mots, réduit à l’expression du visage et du corps, allait de soi, mais avec ceux qui sont habitués à se reposer sur un texte, c’était une autre affaire. A certains moments, j’ai eu l’impression qu’ils me prenaient pour un dingue, avant de se résoudre à me faire confiance. Toujours est-il qu’ils se sont tous engagés avec une totale sincérité et qu’au final ils se trouvent, me semble-t-il, plutôt bons (rires)…
    - Un élément nouveau, dans Mon frère se marie, est le comique…
    - C’est un comique de catastrophe, si j’ose dire, qui s’imposait pour détendre l’atmosphère, et parce que le rire est un langage qui réunit. Je tenais en outre, abordant des situations plutôt graves, mais pas trop désespérées quand même, à garder une certaine légèreté, sans prendre trop de distance pour autant. Comme mes autres films, celui-ci raconte l’histoire de gens qui vivent quelque chose ensemble, avant de se retrouver seuls, ici dans la scène finale devant le Cervin sous un ciel couvert, quasiment silencieuse. Quelque chose s’est passé. Chacun a fait son bilan et se retrouve pour la photo de groupe, sous l’objectif de la mère vietnamienne, qui les réunit et les renvoie en souriant à leur solitude et à leur liberté, tout restant finalement ouvert…


     

    Pots cassés à réparer

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    Une comédie douce-acide sur fond de déglingue On pense à la fois à L’invitation de Claude Goretta, en plus funambulesque, et à Festen de Thomas Vinterberg, en moins glauque, à la vision du nouveau film de Jean-Stéphane Bron, dont le format (Cinémascope) se prête aussi bien au plans serrés sur la solitude de tel personnage qu’aux scènes de groupe. Ponctué de grands moments « choraux », le film joue, dans une forme dédoublée, sur la mise en théâtre d’une famille éclatée, réunie par un « metteur en scène » de bonne volonté, le fils Jacques (Cyril Bioley, incisif en sa fragilité), à l’occasion du mariage de son frère Vinh (Quoc Dung Nguyen) avec une jeune Alémanique (Michèle Rorhbach), auquel est invitée la mère vietnamienne du marié (Man Thu, magnifique de sensibilité hiératique) et un certain Oncle Dac (Than An, cocasse à souhait). A préciser que la situation sera surtout délicate pour Claire la mère (Aurore Clément) et Michel le père (Jean-Luc Bideau), dont les chemins ont divergé dans la douleur et la rancœur, ainsi que pour Catherine la sœur (Delphine Chuillot, au jeu exacerbé comme il convient), tous trois à cran au moment de se retrouver.  Parallèlement à la suite des grandes séquences (le premier repas des deux familles, la cérémonie à l’église, la noce à la vietnamienne dans l’usine en faillite du père, l’excursion finale à Zermatt), Jacques réalise une série d’entretiens en plan-fixe avec les protagonistes, qui commentent les tenants et les aboutissants de la « pièce » avec une distance et un sourire inscrivant le récit dans la chronique familiale. De la vie de chacun des personnages, comme il en allait du Génie helvétique, l’on sait finalement assez peu, alors même que tous sont dessinés, par le réalisateur et ses comédiens, avec une précision et une justesse d’expression et d’émotion quasiment sans faille. Les cassures de la vie, le choc des cultures, les malentendus personnels, la crise de la soixantaine, d’autres thèmes encore tissent cette comédie mordante et tendre à la fois, ancrée dans la Suisse et le monde d’aujourd’hui. Sept ans après la présentation de Connu de nos services sur la Piazza Grande, le talent de Jean-Stéphane Bron, marqué au sceau de l’empathie et d’une intelligence incarnée, se confirme aujourd’hui avec Mon frère se marie.   

    Sortie suisse en automne.

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  • Des nuits magiques

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    Les « premières mondiales »  défilent sur la Piazza Grande de Locarno.

    Qu’y a-t-il de commun entre une vieille dame indigne de l’Emmental qui repique dans la lingerie sexy, le chanteur folk Neil Young en (sublime) concert, l’épopée flamboyante évoquant la fondation du Kazakhstan et les menées de la non moins indomptable Carla Del Ponte ?
    Simplement ceci : l’écran géant de la Piazza Grande, pour le bonheur très varié d’un public de tous les âges, à la fois réceptif et chaleureux. Ainsi a-t-on vu, vendredi soir, la place entière se lever pour acclamer l’octogénaire Stéphanie Glaser, dont l’irrésistible malice irradie bonnement le dernier film de Bettina Oberli, Die Herbstzeitlosen, comédie dans la meilleure tradition helvétique, mais anti-blochérienne et jovialement féministe, qui devrait « cartonner » bien au-delà des frontières alémaniques. C’est du moins le sort que lui a souhaité Frédéric Maire, directeur du festival, à l’instant de remettre un «petit léopard » d’honneur à la pétulante comédienne qui a fait les riches heures du cabaret satirique et du cinéma suisses, des temps pionniers d’  Uli le valet de ferme à Mein Name ist Eugen
    Plus de cinq heures de cinéma, à quoi s’ajoutait la présentation de chaque film en présence du réalisateur ou des acteurs : c’est ce qu’offraient les soirées de vendredi et de samedi sur la Piazza Grande, entre agapes aux terrasses, joyeuses tchatches et files d’attente aux débits de boissons ou de glaces « artisanales ».
    Selon la volonté du nouveau directeur, une échappée latérale était ménagée vendredi sur une section particulière du festival, avec la projection de Rachel, dernier court métrage du Romand Frédéric Mermoud, interprété par Nina Meurisse et témoignant une fois de plus de la grande maîtrise du réalisateur, dans une esthétique un peu « lisse » à notre goût. Ensuite, et pour finir à « point d’heures », une autre première mondiale nous plongeait dans le lyrisme folk le plus pur avec le portrait rapproché de Neil Young en concert (au mythique Ryman Auditorium de Nashville) par Jonathan Demme (auteur, notamment, du Silence des agneaux) qui parvient à magnifier son sujet par des images aussi belles et douces que les chansons du vieux baladin.
    Un souffle épique impressionnant, de hautes terres célébrées par l’image, et la légende originelle d’un peuple « fixée » par le truchement d’une galerie de très beaux personnages : tels sont les mérites de Nomad, réalisé par Ivan Passer au fil d’années de tribulations (via les chicanes de la bureaucratie russe) et achevé par Serguei Bodrov. On peut ne pas être, comme le soussigné, très versé dans les grosses machines guerrières style Troy : Nomad ne s’en tient pas au clinquant et aux stéréotypes à l’américaine. Cette épopée renoue plutôt avec le meilleur du genre, du côté du Lawrence d’Arabie de David Lean, en plus ramassé et fulgurant.
    D’une saga l’autre : celle que documente Marcel Schüpbach dans La liste de Carla, nous replongeant dans la tragédie balkanique à l’instant même où des civils libanais vivent un drame analogue, a double valeur de travail de mémoire et de témoignage à charge alors que deux grands criminels de guerre, entre autres, restent impunis. Loin du cinéma d’évasion, ce film illustre par excellence la portée éthique et politique d’un cinéma en phase avec les réalités de notre temps, immédiatement ouvert au débat le plus actuel et nullement en contradiction avec l’autre vocation purement artistique du cinéma qu’incarnait un Daniel Schmid, dont la disparition jette une ombre mélancolique sur le festival qui l’accueillit maintes fois et lui décerna son léopard d’honneur en 1999.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 août 2006

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  • Poète du cinéma



    Hommage à Daniel Schmid

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    Succombant à son cancer à l’âge de 66 ans, le réalisateur d’origine grisonne était l’un des créateurs les plus raffinés du cinéma suisse.
    Freddy Buache son ami nous avait parlé de lui comme d’un « ange » à la sortie de Violanta, en 1977, et c’est vrai que Daniel Schmid, dans le monde du cinéma suisse, et de l’art en général, occupait la place des « purs », à propos desquels il semble un peu obscène de se demander si leur travail est « populaire » ou « de qualité »…
    Comme un Fellini, toutes proportions gardées, Daniel Schmid avait son univers, sa musique et son imagerie, son baroquisme pictural et sa rêverie nostalgique, dont la première illustration éclatante s’était déployée dans Heute Nacht oder nie, en 1972, évocation du rite d’inversion des rôles, entre maîtres et serviteurs, lors de la nuit de la Saint-Jean. Cette première merveille, de tournure « rétro » évoquant un peu l’esthétisme d’un Visconti, allait être suivie, en 1974, par La Paloma, et, en 1977, par une adaptation somptueuse d’un roman de Conrad-Ferdinand Meyer, sous le titre de Violanta. Tourné à Soglio, dans le pays natal du réalisateur, ce film lyrique et lesté de mélancolie, habité par les présences inoubliables de Lucia Bosè ou de François Simon, illustre parfaitement la poésie de Daniel Schmid, relancée ensuite dans Le baiser de Tosca, en 1984, évoquant la Casa Verdi de Milan où se retrouvent de vieilles divas, comme dans La fin du jour de Duvivier, ou encore dans Hors saison, en 1992, remémoration émouvante des ses souvenirs d’enfant d’hôteliers grisons.
    Rappelons alors que Daniel Schmid, né en 1941 à Flims, s’était établi à Berlin à l’âge de 19 ans pour y étudier l’art et la littérature avant de s’inscrire à l’Académie allemande du cinéma. Lié (notamment) à l’actrice Ingrid Caven, proche du groupe effervescent de Rainer Werner Fassbinder, il apparut à plusieurs reprises dans les films de celui-ci tout en traçant son propre sillon, dans une veine moins radicale.
    Atteint depuis des années dans sa santé, Daniel Schmid avait également réalisé des mises en scène d’opéra, dont Les puritains de Bellini à Genève, en 1995, et un Trouvère de Verdi à Zurich, en 1996. En collaboration avec l’écrivain Martin Suter, il était enfin l’auteur de Beresina ou les derniers jours de la Suisse, dans une tonalité plus caustique et grinçante détonant quelque peu dans son œuvre. Celle-ci reste essentiellement celle d’un poète du cinéma suisse, sans doute moins « populaire » que « de qualité »…

  • Le soldat Djamel

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    Au Festival de Locarno 2006. Indigènes sur la Piazza Grande.

    « C’est ici la plus grande salle de cinéma du monde et je suis content d’y revenir avec Indigènes, déclarait jeudi soir le réalisateur Rachid Bouchareb aux milliers de spectateurs présents sur la Piazza Grande de Locarno (qui peut en recevoir jusqu’à 7000) pour assister, en première internationale, à ce film nécessaire et poignant qui évoque la participation des tirailleurs « africains » à l’armée française, durant la Deuxième Guerre mondiale, et le sort injuste qui leur fut réservé jusque récemment. Egalement présent sur la scène : Bernard Blancan, incarnant (superbement) le sergent pied-noir Martinez, et qui a rappelé avec malice que c’est en faisant son service militaire à Djibouti, à 18 ans, qu’il avait commencé de s’entraîner pour ce film où il incarne un sous-off dur et fraternel à la fois à l’égard de ses hommes, prenant leur défense face à la hiérarchie souvent ingrate ou raciste.

    Film de guerre de facture assez classique, Indigènes dégage une émotion croissante, évidemment liée à la destinée de ces soldats «bougnoules » prêts à mourir pour la France, souvent engagés dans des opérations meurtrières, du Monte Cassino aux Vosges, et dont les gouvernements français successifs refuseront de rétablir les pleins droits. Or, loin d’être un plaidoyer unilatéral, et moins encore un pamphlet, Indigènes impressionne par les nuances du tableau qu’il déploie. Ouvrage de mémoire, le film vaut surtout par les admirables portraits des fantassins algériens entourant le sergent Martinez, qu’il s’agisse de Saïd (Djamel Debbouze qui, loin de tirer la couverture à lui, se coule dans le personnage vibrant de vérité de l'éternel petit soldat), de Samy Nacéri (également formidable dans la figure plus « allumée » de Yassir) ou encore de Sami Bouajila, magnifique dans le rôle du caporal Abdelkader ne cessant de plaider pour les droits des siens. Dans la foulée, on peut rappeler que ces acteurs très engagés (Djamel Debbouze ayant lui-même participé à la production) ont eu droit à un prix d’interprétation collectif au dernier festival de Cannes et que le film, soutenu par les instances françaises officielles, relance un débat aux conséquences attendues. 

    La sortie d’Indigènes en France est annoncée pour septembre 2006

  • Politique-friction


    Le Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron

    Démocratie mode d'emploi: tel pourrait être le sous-titre de Maïs im Bundeshuus (qu'on pourrait traduire par « Du foin au Palais fédéral »), intitulé Le génie helvétique en notre langue et qui nous fait pénétrer dans les coulisses du saint des saints de la politique helvétique à l'occasion de la préparation, par une commission parlementaire, d'une loi sur le génie génétique, dite Gen-Lex.

    D'un projet qui pourrait sembler austère, voire rébarbatif, le jeune réalisateur lausannois Jean-Stéphane Bron, assisté d'Adrian Blaser, a tiré un film extrêmement vivant et intéressant, confirmant très largement les promesses de deux premières réalisations remarquées, Connu de nos services et La bonne conduite, déjà vus par plus d'un million de (télé) spectateurs du monde entier.

    — Quel parcours, Jean-Stéphane Bron, vous a-t-il mené à la réalisation ?

    — Dès la fin de mon adolescence, j'ai été un rat de cinémathèque, et mon bac en poche, ayant appris qu'il y avait en Italie une école accessible sans examen dirigée par Ermano Olmi, auteur de L'arbre aux sabots — un film qui m'a beaucoup marqué —, je me suis pointé à Bassano, où j'ai suivi une série de stages très formateurs du point de vue de la « lecture » des films. L'approche était plutôt esthétique et philosophique, car nous ne touchions pas de caméra. Ensuite, j'ai passé à la pratique à l'ECAL, sous la direction d'Yves Yersin qui avait pour principe, comme dans une école de métiers, de nous initier à tous les aspects techniques de la réalisation. C'est ainsi que je faisais l'électricien sur le plateau du Petit prince a dit, de Christine Pascal, lorsque j'ai rencontré Claude Muret. C'est après que ce grand militant lausannois a reçu le paquet de ses fiches, que j'ai décidé de consacrer un film vidéo à ce sujet, en 1997.

    — Ce qui frappe, dans Connu de vos services, comme dans Le génie helvétique, c'est votre approche équitable et bienveillante des gens, qu'ils soient militants ou policiers, politiciens de gauche ou de droite ...

    — Le souci d'aller vers les gens, de partir du naturel et de le tirer vers une certaine dramaturgie fait partie de mes principes de base. Je crois que je fais partie d'une génération aussi consciente des problèmes sociaux ou politiques que la précédente, mais qui réagit différemment. Nous sommes réconciliés avec le pays, ce qui ne signifie pas alignés-couverts ! La réflexion qui m'est venue en travaillant à Connu de nos services, c'est: tout de même, cette incroyable masse de fiches pour un militant qui n'a pas reçu une baffe dans un commissariat... Je n'ai pas l'impression d'avoir de message à délivrer, alors que j'ai en revanche des choses à montrer.

    — Comment l'idée de Génie helvétique vous est-elle venue ?

    — D'un premier constat: qu'aucun film n'avait jamais été fait dans le Palais fédéral, et d'une curiosité: comment ça marche ? J'avais envie de tirer parti de l'incroyable accessibilité des « miliciens » de la politique suisse et de répondre à cette autre question: qu'est-ce que le consensus produit de singulier ? Après une première approche des lieux, je me suis dit que c'était beaucoup trop compliqué. Puis, je me suis demandé comment il serait possible de réduire la distance. C'est pourquoi j'ai choisi cinq personnages représentatifs de toutes les tendances, que j'ai « élus » au feeling. Il fallait que tous aient la même chance à la base. Je savais qu'il y aurait un préjugé idéologique immédiat à l'encontre de tel UDC ou de tel représentant de l'industrie, et je ne voulais pas de ce genre de simplification. D'ailleurs, le débat, complexe à souhait, sur le génie génétique, défiait toute simplification.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — En petite équipe de trois, pour la première partie qui relève de l' « exposition » des faits, des enjeux, des débats, des alliances et revirements. Puis, pour la partie plus « théâtrale » du plénum, avec six caméras en mouvement dans l'assemblée. Mon atout majeur, par rapport à une équipe de télévision, c'est que je pouvais travailler avec le temps, et c'est d'ailleurs un autre de mes principes. Une complicité s'est donc tissée avec mes « acteurs » que j'ai fini par tous tutoyer, sauf Jacques Neirynck, d'octobre 2001 à juillet 2002. Le défi représenté par la situation elle-même, avec l'interdiction qui m'était faite d'entrer dans la salle des débats, tenait à réaliser un film entier sur le principe du hors-champ, à part les séquences finales. Encore heureux que, dans ce Palais fédéral baigné par une pénombre assez sinistre, le couloir de nos rencontres ait été éclairé par des verrières zénithales.

    — Vos « acteurs » ont-ils vu le film achevé, et comment ont-ils réagi ?

    — Ils l'ont visionné ensemble et, à part les réactions classiques du genre « untel joue mieux que moi ... », entre autres coquetteries, ils ont tous admis que c'est en effet « comme ça que ça se passe »...



    Au théâtre du réel

    On pourrait voir Le génie helvétique comme une pièce de théâtre en deux actes, dont le premier s'intitulerait « Confidences derrière la porte » et le second « Pour la galerie ». Cependant, même si les cinq parlementaires assumant ici les premiers rôles représentent de véritables personnages, avec leurs traits bien marqués, leur discours typé, leurs tics particuliers et leur charme commun, c'est dans la matière et le mouvement imprévisible de la vie que les saisit Jean-Stéphane Bron, sans oublier un instant le propos de son film, lié aux enjeux de la procédure politique, laquelle nous renvoie à la case « réel ».


    La description de la « comédie » politique marque une véritable progression dramatique, correspondant à l'enchaînement des exposés, débats, manœuvres et votes successifs. Les diverses positions, de la gauche à la droite, sont immédiatement incarnées, de Maya la jeune paysanne écolo à Randegger le radical zurichois « roulant » pour l'industrie, en passant par Sepp l'UDC agriculteur, très partagé entre les principes de son parti et sa sensibilité terrienne, ou le professeur Neirynck, humaniste PDC plutôt favorable à la recherche scientifique, mais non sans nuances.


    Entre sourires roués et «vannes » lancées au passage, regards qui en disent long et conciliabules en catimini, nous voyons se faire et se défaire les alliances, avec un crescendo montant jusqu'au vote à couteaux tirés, préludant au débat final en assemblée plénière où, à grands effets de manches, les uns et les autres montent au créneau, tel le radical Claude Frey réduisant à rien le travail de la commission: « C'est n'importe quoi !»
    Omniprésents, l'œil et l'oreille ultrasensibles du témoin extérieur enregistrent tout de ce jeu démocratique plein d'aléas, à la fois cordial et tendu, avec ses composantes humaines (les protagonistes sont également approchés dans leur jardin privé) et ses règles plus froides, ses ruses, sa bonne et sa mauvaise foi bien partagées. Plus que du reportage, c'est ici du cinéma-confidence et du cinéma-vérité, réordonné par un montage aussi vivant que signifiant.

    Cinéma et politique en Suisse

    « Travailler à la manière ascétique de Richard Dindo me semble intenable aujourd'hui », remarque Jean-Stéphane Bron, tout en rendant hommage au maître dont il a vu tous les films, à commencer par L'Exécution du traître à la patrie Ernst S. , remontant à 1977 et faisant date dans l'histoire du cinéma helvétique, autant que les Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg.

    "Plus que la position critique de Dindo ou de Meienberg, c'est plutôt la manière, très idéologisée dans les années 60-70, dans la mouvance marxiste, qui paraît aujourd'hui dépassée, comme aussi le rapport avec le public.
    « Notre génération a intégré la télévision, remarque encore Bron, et nous devons aller plus vers le public. »
    Cela étant, la position du réalisateur du Génie helvétique ne marque pas pour autant une rupture par rapport au cinéma en phase avec la réalité sociale ou politique du pays. Il n'est que de rappeler les films réalisés par Henry Brandt à l'enseigne de l'Exposition nationale, en 1964, ou, à la même époque, le reportage social consacré par Alain Tanner aux Apprentis, pour relier son travail à celui de ses prédécesseurs.

    Autre exemple plus récent et plus proche à citer: celui du réalisateur lausannois quinquagénaire Frédéric Gonseth, issu lui aussi des milieux d'extrême-gauche, et dont le travail pourrait illustrer l'évolution d'un cinéma qu'on pourrait dire de « dénonciation », à une façon moins dogmatique de témoigner, plus en phase avec la complexité humaine. La plus belle preuve en est, après son très poignant reportage sur les séquelles du stalinisme en Ukraine et le sort tragique des prisonniers de guerre soviétiques, le documentaire intitulé Mission en enfer où l'on découvre une page occultée de notre histoire, impliquant la Croix-Rouge et nos plus hautes autorités politiques, qui laissèrent des centaines de médecins et d'infirmières tomber dans le piège de l'armée allemande.

    Reste à recentrer le débat sur la question de fond: savoir si l'affranchissement des carcans idéologiques va de pair avec une ressaisie réellement créatrice et novatrice de la réalité humaine, par-delà tout ancrage suisse — avec la fiction en point de mire

    Le nouveau film de Jean-Stéphane Bron, Mon frère se marie, marquant son passage à la fiction, avec Jean-Luc Bideau (grand retour d'un acteur ici magnifique) et Aurore Clément (formidable elle aussi dans cette histoire de famille à la fois comique et très émouvante),  sera projeté sur la Piazza Grande de Locarno le 8 août 2006.

  • Aux sources du fleuve


    A propos de Congo River
    C’est en somme le fleuve Humanité qu’on remonte dans Congo River, le film somptueusement déchirant de Thierry Michel dont les images restituent d’abord la splendeur des paysages que traverse le cours d’eau en serpentant (le dieu qu’il incarne est d’ailleurs un serpent) au milieu des immensités de savane et de brousse. Au cours de la lente et cependant très vivante première partie, correspondant à l’aval des rapides en direction desquels on remonte, l’on suit la progression d’un inénarrable train de barges sur lesquelles s’entasse la population d’un véritable village flottant, chèvres et cochons compris ; et tout aussitôt cela sent bon l’Afrique à plein nez.
    En contrepoint à ces images de navigation sous la vigilante garde d’un Commandant incessamment attentif au travail des sondeurs, crainte du fatal ensablement, des fragments de trépidants documentaires de l’époque coloniale rappellent ce que fut celle-ci, avec son mélange de développement et de pillage organisé, sur fond de paternalisme bon teint à la Tintin au Congo
    Au terme de la première partie de cette remontée, marquée par telle tragédie « ordinaire » (plus de deux cents noyés imputables à l’incompétence d’une compagnie) ou telle manifestation d’évangélisation de masse durant laquelle un prêcheur en costume chic fait cracher le dollar aux ouailles classées selon leurs ressources financières (plus tu allonges, plus tes péchés seront allégés, ma sœur mon frère…), le film change de tonalité avec l’apparition, à la hauteur des cataractes, des premiers militaires égrenant leurs chants guerriers. Et c’est alors, en crescendo, la progression vers le cœur des ténèbres, de champs de croix en villages abandonnés où rôde encore le spectre de la terreur, jusqu’à ce dispensaire où se retrouvent des milliers de femmes violées dont les tribulations  se trouvent détaillées par un médecin colossal au parler délicat qui rend plus affreux encore ses insoutenables constats.
    Rien pourtant d’accusateur ou de sentencieux, ni même de très explicatif dans ce voyage au bout de l’horreur dont tout est supposé connu, qu’on redécouvre ici par l’image, la hantise des choses qui sont là et des traces des êtres qui n’y sont plus - l’émotion nous prenant au ventre et à la gorge sans qu’aucun commentaire ne soit porté par l’emphase, la fin du film s'ouvrant d'ailleurs à un regain d'espérance, par la voix de l'archevêque de Kisangani.
    Congo River s’achève enfin sur l'évocation d'un paradis terrestre avéré, avec la vision édénique d’une pièce d’eau dont les moires scintillent sous le feuillage lustral et poudroyant de lumière. Telle est la source du Congo. Tels sont les eaux et forêts. Tels sont les hommes. Telle est la vie...     


  • Le rebond du léopard

     

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    Entretien avec Frédéric Maire, directeur artistique 

    A un an de son soixantième anniversaire, l'édition 2006 du Festival de Locarno se présente sous le signe du renouveau. Frédéric Maire, cofondateur de la fameuse Lanterne magique, à Neuchâtel, lui-même réalisateur et grand connaisseur de cinéma, était lié depuis une vingtaine d'années à la manifestation tessinoise au moment où Marco Solari, président du Festival, lui a proposé de succéder à Irene Bignardi. Or c'est dans la tradition «historique» du festival qu'il s'inscrit en portant d'emblée l'accent sur le travail concerté d'une équipe, avec ses adjointes Chicca Bergonzi, Nadia Dresti et Tiziana Finzi

    – Quel projet concrétisez-vous avec cette édition?

    – En premier lieu, je tenais à recentrer le festival sur le cinéma, en évitant la dispersion culturelle. Tout doit partir des œuvres. Par ailleurs, on m'a souvent demandé si le festival serait politique mais je ne le crois pas: ce sont les œuvres qui ont, ou pas, un contenu politique, et c'est à partir de là que la discussion se fera.

    – Qu'est-ce qui fait l'originalité de Locarno?

    – Ce festival, parmi les plus importants au monde, est objectivement le plus accueillant et celui qui «protège» le mieux les films. Un film est une œuvre fragile. Le Da Vinci Code arrive certes comme un char d'assaut, mais la plupart des films que nous présentons à Locarno, souvent de jeunes cinéastes, nous arrivent comme des objets révélés pour la première fois. Or la tradition de Locarno, que j'aimerais défendre et développer, est d'accompagner les films auprès du public. Pour ce faire, nous disposons de deux atouts: le temps et l'atmosphère. A Cannes, il n'y a pas de projection publique. A Berlin et à Venise, le public doit quasiment se battre pour accéder aux quelques projections ouvertes. Le festival de Locarno, même s'il vise aussi les professionnels, s'adresse au public, avec un catalogue richissime, le journal du festival et une façon unique de présenter les films et d'en discuter systématiquement en présence des réalisateurs ou des acteurs.

    – Y a-t-il un public spécifique à Locarno?

    – Une grande majorité est constituée d'amoureux du cinéma qui y viennent comme les amoureux de musique vont à Paléo. Ce ne sont pas forcément des cinéphiles purs et durs, mais ils viennent se faire une réserve de cinéma pour l'année dans une atmosphère qui englobe balades en montagne ou baignades en rivière. Le public est très réceptif et ouvert, et les discussions peuvent être d'une intensité folle, avec des gens qui ne sont pas forcément des spécialistes.

    – Quels seront les points forts de l'édition 2006?

    – Dans la compétition internationale, nous présentons une vingtaine de films qui ont tous un potentiel de diffusion large et représentent un panorama mondial de ce qui se fait de plus novateur, tout en restant accessible. Nous lançons en outre une nouvelle compétition, à l'enseigne des Cinéastes du présent, réservée à des œuvres plus radicales. Hors concours, la même section rassemble des films d'aujourd'hui aux fortes implications sociales ou politiques.

    – Que verra-t-on sur la Piazza Grande?

    – D'abord une série de grands films, presque tous en première vision. En outre, nous allons y donner des éclairages sur d'autres sections du festival, notamment, avec les courts métrages des Léopards de demain. La traditionnelle rétrospective, que nous consacrons à un auteur vivant, en la personne d'Aki Kaurismaki, sera l'occasion d'y montrer aussi son dernier film, Les lumières du faubourg, en première publique suisse.

    – Et la Suisse là-dedans?

    – Elle fait l'objet d'une autre innovation, avec la Journée du cinéma suisse, pour dire que le cinéma suisse existe et qu'il est de qualité, le fêter et faire date avec la projection sur la Piazza du dernier court métrage d'animation, Jeu, de Georges Schwitzguébel, et de Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, qui passe à la fiction avec brio.

    – Autre film suisse à découvrir?

    – Ah oui: dans la compétition internationale, celui de la réalisatrice zurichoise Andrea Staka qui a réussi, avec Das Fräulein, un film de grande sensibilité sur l'immigration, avec trois femmes venues, dans des circonstances diverses, d'ex-Yougoslavie à Zurich. Un nouveau grand talent à découvrir!

    – Un mot de conclusion sur le 60e anniversaire?

    – Grande aventure évidemment, que nous n'avons pas envie de fêter de façon commémorative mais prospective, Locarno ayant toujours été un festival ouvert sur le futur, sans renier le passé qui le porte, lui-même révélateur de cette vocation exploratrice…


    Survol de la 59e édition

    PIAZZA GRANDE Première très attendue sur la place mythique: Miami vice de Michael Mann, avec Colin Farrell et Jamie Foxx, le 2 août. Un film «dense et spectaculaire», selon Frédéric Maire, fier d'ouvrir le festival avec ce film qui sera distribué en Suisse romande dès le 16 août.

    CINÉASTES DU PRÉSENT Innovation: la section s'ouvrant désormais à la compétition, un jury de pointe a été constitué, avec Hernan Musaluppi, Rafi Pitts, Tania Blanich, Heidrun Schleef et Emmanuelle Antille. Le prix Cinéastes du présent C .P. Company est doté d'une somme de 30 000 francs.

    COMPÉTITION INTERNATIONALE La sélection propose une vingtaine de longs métrages du monde entier. Le jury attribuera, entre autres, le Léopard d'or, le Prix de la mise en scène, les Prix d'interprétation et le Prix spécial du jury.

    LÉOPARDS DE DEMAIN Consacrée aux courts métrages, cette section propose deux compétitions, respectivement ouvertes aux jeunes réalisateurs suisses et aux films explorant une région particulière du globe. Cette année: l'Est de la Méditerranée, des Balkans au Moyen-Orient.

    LÉOPARD D'HONNEUR C'est au réalisateur russe Alexander Sokurov, distingué à Locarno en 1987 pour son premier film, La voix solitaire de l'homme, que sera remis le Léopard d'honneur. Son nouveau film, Elegy of life, en hommage à Rostropovich, sera présenté en première mondiale.

    RÉTROSPECTIVE Alternant avec la tradition des hommages «historiques», honore un créateur contemporain avec la projection de tous les films du réalisateur finlandais Aki Kaurismaki, qui présentera son nouveau film sur la Piazza Grande. Parallèlement paraît, en coédition avec les Cahiers du cinéma, un ouvrage référentiel publié par le festival sur cette œuvre majeure.

    RENSEIGNEMENTS Festival international du film Locarno. Tél..: 091 756 21 21
    ou info@pardo.ch

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 juillet 2006.

  • Godard et les Stones

    Patchwork d’époque: One + One

    medium_Godard1.jpgmedium_Godard0001.JPGC’est un film intéressant à de multiples égards que One+One dans la présente version « autorisée » par Jean-Luc Godard, assortie de plusieurs entretiens explicatifs éclairants sur sa genèse, notamment avec Jean Douchet et Christophe Conte, ainsi qu’un making of de Richard Mordaunt.
    Pur produit de l’esprit de 68, date de sa sortie marquée par une empoignade à laquelle le récent clash de Beaubourg fait écho pour des motifs analogues de non-respect des intentions du réalisateur, ce film-collage sur les thèmes de la création et de la destruction combine les répétitions (étonnamment très sages) d’un groupe de jeunes rockers anglais déjà mondialement célèbres, en rivalité avec les Beatles, et des séquences donnant la parole aux Noirs purs et durs des Black Panthers. A ce contrepoint initial, illustrant deux modalités de la contestation des années 60-70, s’ajoute un patchwork très (dé)construit de textes (d’Elridge Cleaver, sur la condition des Noirs américains et LeRoi Jones, sur la décadence de la musique noire), de séquences théâtralisées sur le thème des relations entre l’intellectuel et la révolution (avec une Anne Wiazemski délicieusement décalée dans son interview de jeune romantique lançant ses phrases solennelles en pleine forêt) et d’extraits de Mein Kampf ou d’un roman porno, autres paroles de chaos…
    Détonant et déroutant au premier regard (comme l’expo actuellement présentée à Beaubourg…), le film, montant en puissance au rythme crescendo des répétitions de Sympathy for the Devil, en présence d’un Mick Jagger affirmant sa qualité de chef de meute à babines, de Brian Jones déjà liquéfié et d’un Keith Richards aux superbes envolées de guitare, est à voir et à revoir, autant pour ce qu’il a d’agaçant que pour sa force expressive, la pertinence de sa substance polémique et son impact poétique persistant.
    Godard m’a toujours exaspéré et intéressé en même temps. Je ne puis dire que je l’aime comme j’aime Fellini, de tout mon cœur et de toute ma folie. Voir n’importe quoi de Fellini, trois minutes du Sheik blanc, cinq minutes du Bidone ou des Vitelloni, les chefs-d’œuvre cela va sans dire (La Strada, Huit et demi, Amarcord) mais aussi ces merveilles imprévisibles que sont Intervista ou Répétition d’orchestre, me remplit immédiatement d’allégresse italienne comme une mélodie de Puccini ou le premier but que va marquer ce soir l’Italie contre l’Allemagne…
    Mais Godard est un emmerdeur passionnant, et un poète aussi, qu’on atteint par maints détours, au fond du dépotoir actuel, et c’est sûrement un peu difficile, maintenant que la mode en est passée, de déchiffrer ce que nous disent vraiment ses films, mais cela vaut la peine de s’y appliquer, demain peut-être plus encore qu’aujourd’hui…

    Jean-Luc Godard et les Rolling Stones. One + One (Sympathy for the Devil). DVD Carlotta

  • Les esclaves de Troie



    Une arnaque hollywoodienne

    Partis pour la gloire, les « balèzes » Bulgares ferraillant dans les batailles de Troie estiment avoir été exploités. Krassimir Terzev leur donne la parole…

    Dure dure est parfois la condition de figurant : c’est ce qu’auront découvert 300 jeunes Bulgares sélectionnés pour constituer le noyau dur des guerriers dans le film Troie de Wolfgang Petersen, budgeté à 185 millions de dollars. Un tournage au Mexique, la perspective de côtoyer Brad Pitt et l’éventualité d’être remarqué: l’aventure faisait rêver, qui allait tourner au cauchemar.
    C’est cette désillusion qu’illustre Krassimir Terziev avec Battles of Troy, production helvético-bulgare combinant des témoignages recueillis en 2005 à Sofia, trois ans après le tournage, et des fragments de vidéos ou de photos captées sur place par les intéressés. Premier contraste avec les flamboyantes scènes de Troie : le côté artisanal, faute de moyens, de ce making of « clandestin » mais combien édifiant, dont les « acteurs » colorent l’amère leçon de bon naturel et d’humour gouailleur. « Tant de peine pour rien », lance l’un en se cherchant en vain dans les mêlées du film, mais tel autre s’y sera vu mourir deux fois (astuce de montage), alors que la plupart se disent déçus voire floués.
    Si l’expérience est connue des figurants de cinéma, celle que vivent les Bulgares, choisis pour leur forme physique et leurs têtes de Méditerranéens, est particulièrement humiliante. D’abord reçus en « tombeurs » craquants, ils apprendront bientôt qu’ils coûtent moins cher à la production que les chevaux (12 dollars par jour, jusqu’à une grève qui leur fait obtenir 22 dollars) avant de tâter de l’enfer du tournage. Entraînés par des militaires, ils passeront plus de dix heures par jour sous un soleil de plomb (seuls les chevaux ont des tentes pour s’abriter), les plus fragiles perdant connaissance, illico remplacés. Plus rudes encore : les fameuses batailles, durant lesquelles les membres brisés seront légion, sans compter les combats hors-tournage entre Bulgares et Mexicains…
    Bref, sans relever de l’acte d’accusation, Battles of Troy n’en a pas moins valeur de témoignage drôle-acide sur certaines pratiques de l’empire hollywoodien, qui a ses « esclaves » à l’antique façon…

    Nyon. Festival Visions du réel. Battles of Troy. Europlex-Capitole 1, le 28 avril à 16h.30. Reprise le 29 avril au Capitole 2. Programme complet sur le site : www.visionsdureel.ch
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 27 avril.

  • Godard fait son cinéma

    Rétrospective-exposition au Centre Pompidou

    L’hommage, à Paris, du Centre Pompidou au génial cinéaste est à la mesure de son œuvre inventive et explosive: avec une rétrospective intégrale de 140 films, l’avant-première du passionnant Vrai Faux passeport, une exposition « carte blanche » marquée par un clash retentissant,  et une avalanche de publications, livres et DVD confondus.

    Aujourd’hui s’ouvre à Beaubourg, institution parisienne de consécration s’il en est, une exposition qui aurait pu signifier l’entrée au musée de Jean-Luc Godard. Mais pas du tout : d’ailleurs Godard n’y sera pas. Point de dossier de presse pour en faciliter la présentation aux médias. Nulle interview possible en dépit de vagues promesses. Juste ce texte explicatif sur un panneau dérobé : « Le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d’exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d’après JLG, en raison de difficultés artistiques, techniques et financières qu’il présentait et de le remplacer par un autre projet antérieurement envisagé intitulé  Voyage(s) en utopie. JLG, 1946-2006. A la recherche d’un théorème perdu… »
    Or l’exposition, retirée des mains de son premier commissaire hautement qualifié, Dominique Païni, pour être confiée à Godard au titre de « carte blanche », fait-elle figure de manifestation « par défaut » ? La question, posée à la direction du Centre Pompidou, reste sans réponse. L’intéressé lui-même, on nous l’a dit et répété, ne désire pas non plus argumenter et ne répond pas plus que le Manitoba. Est-ce à dire que Jean-Luc Godard ne joue pas le jeu ? Mais quel jeu ?
    Telle est la question que pose, précisément, toute son œuvre de créateur en rupture avec les conventions et les certitudes. Plus précisément, son dernier film, Vrai faux passeport,  magnifique poème-bilan revisitant à la fois ses thèmes d’interrogation (les dieux, l’histoire, la torture, la liberté, l’enfance, la politique, l’éros, la défaite, etc.), présenté par lui à l’ouverture de la rétrospective à Beaubourg (le 24 avril dernier) et relancé en boucle dans son exposition, dit tout et bien plus que ce qu’il exprimera jamais en conférence de presse.
    Les éclats du réel
    Qu’est-ce qui nous touche vraiment ? Claire Chazal au TJ est-elle un meilleur « passeport pour le réel » que  Charlot en dictateur ? Que nous dit le cinéma de l’érotisme réel et de la mort ? De l’enfance confrontée aux ruines ? De la pauvreté ? Du miracle ? De la beauté ? De la torture ? Dans un collage d’une saisissante densité, jouant avec ironie sur l’obsession actuelle des jugements «bonus » ou « malus », Jean-Luc Godard revisite les scènes « immortelles » du cinéma, de Fritz Lang à Bresson ou du western à l’Italie de Scorsese, pour dire la réalité particulière du cinéma. On le croit provocateur gratuit : il est au contraire poète délicat, moraliste aimant la beauté, pamphlétaire par haine de la haine. Sous ses airs de plasticien déjanté ou d’écrivain en images, Godard n’a rien des complaisances de l’art branché. Son affaire essentielle est le cinéma et c’est ce qu’il fait à tous les sens du terme.
    Maisons et jardins
    Il ya  une folie suisse de Godard, comme de Zouc, de Zorn ou de Ziegler, qui oscille entre la petite histoire et la détresse du monde, la partie et le tout, le bon sens jardinier et la gestion de fortune des tyrans. Dans Notre musique, Godard évoquait une rivière qui est une image de paradis, genre la Venoge vers le lac. Mais cette image est aussitôt cisaillée  par des visions de guerre. Et tout Godard est là : dans le contrepoint perpétuel de ce qu’on pourrait dire l’horreur du monde et sa splendeur, l’innocence de la nature et les constructions de la culture. Godard le Candide (parodique) cultivateur rollois de géraniums, a stocké dans ses archives les pires images de la guerre d’Espagne et de la Résistance, de l’Algérie et du   Vietnam, de Palestine, de Sarajevo et de Grozny. Et comment jouer alors la star médiatique ?
    A l’exposition de Beaubourg, la Maison du monde occidental selon JLG intègre les films de guerre dans la chambre à coucher et les films X dans la salle à manger. Dans les plantes vertes guignent les téléviseurs. Des chaises-longues d’enfants s’embêtent devant les écrans. C’est le chaos du monde actuel. Jean-Luc Godard y trace pourtant une voie garante d’humanité…


    Jean-Luc Godard omniprésent
    MULTIPACK Du film au DVD en passant par le livre, l’hommage est pléthorique
    Malgré ses aspects peu académiques, l’hommage rendu par la France à Jean-Luc Godard est impressionant, qui va de l’ensemble des manifestations mises sur pied au Centre Pompidou à une quantité de publications. Le premier « monument » à signaler, aux éditions Gallimard, est le volume très abondamment illustré de ses Histoire(s) du cinéma qui fixe, par l’écrit et l’image, la lecture de « toutes les histoires » du cinéma se résumant à vrai dire à « une histoire seule », dans l’espace du monde actuel et les temps lointains et proches. Poème et discours, collage de mots et d’images, ce livre relève de la mise en scène unique, qui renvoie à la pensée en actes de Godard, cinéaste, poète, écrivain et plasticien.
    Autre somme mais documentaire : le référentiel Jean-Luc Godard/Documents, publié par le Centre Pompidou et constituant un recueil d’essais et de témoignages de valeur sur l’œuvre et ses multiples incidences actuelles. Cet indispensable document, à lui seul, suffit à réduire à du pipi de minet le « litige » lié à l’exposition.
    Aux éditions Gallimard également : signalons le tout récent volume de la collection Découvertes consacré à Jean-Luc Godard, signé François Nemer.
    A consulter aussi : le numéro d’avril des Cahiers du cinéma, consacré au thème Cinéma au musée et qui titre plus précisément : Godard occupe Beaubourg. Entre autres… 

    A l’affiche
    Paris. Centre Pompidou. Rétrospective intégrale : 140 films. 75 documents. Cinéma 1, Cinéma 2. Exposition : Voyage(s) en utopie. JLG , 1946-2006, A la recherche d’un théorème perdu. Jusqu’au 14 août. galerie sud. L’exposition est ouverte au public tous les jours de 11h à 21 h sauf le mardi.
    Renseignements. 00331/ 44 78 12 33. Www.centrepompidou.fr

    « Un homme/ rien qu’un homme/ et qui n’en vaut aucun /mais qu’aucuns ne valent »
    (Jean-Luc Godard)
     
       
     

  • L’échappée belle


    A propos du Secret de Brokeback Mountain et d’Un garçon près de la rivière
    C’est une émouvante histoire d’amour que Le secret de Brokeback Mountain, une splendide évocation des grands espaces du Wyoming, mais également une étonnante galerie de portraits de gens ordinaires de l’Amérique profonde, pour lesquels l’homosexualité reste une tare qui justifie, hier au propre et désormais plutôt au figuré, le lynchange qu’évoquent d’ailleurs plusieurs scènes, dont la plus terrifiante a marqué le taiseux Ennis dès son enfance.
    D’aucuns se rassurent en se disant que l’action de ce film se situe au début des années 60, mais il est probable, malgré les lauriers qu’il a glanés de Venise à Hollywood, que les situations qu’il décrit perdurent aujourd’hui encore dans la même Amérique et partout ailleurs. Les composantes du matriarcat à l’américaine, du puritanisme moral et de l’angoisse de manquer à la virilité, sont évidemment propres aux States, prenant un relief tout particulier dans l’ordinaire décor des westerns traversés de mecs « qui en ont », mais ce que vivent Jack et Ennis est imaginable un peu partout, et surtout si l’on admet que leur transgression des règles de la morale des familles, et plus encore de la virilité, se double du besoin d’échapper de temps à autre au poids du conformisme, de la mesquinerie et de la médiocrité en général. De fait, il est relativement peu question de sexe dans ce film qui n’est pas, non plus, une « défense » militante de l’homosexualité. Il se distingue en cela d’ Un garçon près de la rivière de Gore Vidal, roman (paru en 1948) qui lui ressemble pourtant par certains épisodes et par sa forme de sensualité, notamment dans la relation fusionnelle avec la nature. Tout autre était cependant le dénouement de cette histoire visant à acclimater l'image de l'homo dans la littérature américaine de l'immédiat après-guerre, qui racontait les retrouvailles de deux camarades de collège, bien des années après une seule nuit très chaude, dans une confrontation finissant très mal, l’un refusant, campé dans sa virilité, de prêter la moindre importance à une frasque d’adolescence, et l’autre le sodomisant alors par dépit amoureux, le viol devenant ici l'emblème d'une revanche du gay sur l'hétéro. 
    La tendresse manque cependant à Gore Vidal, du genre grand seigneur stoïcien à la romaine, alors que  Le secret de Brokeback Mountain en est au contraire imprégné, qui ne se limite pas aux deux protagonistes, et qui se prolonge en sentiments déchirants. Des larmes de la femme accablée d’Ennis, traînant dans la dèche avec ses mômes, au regard final de la mère de Jack, qui accueille l’ami de son fils défunt, le film tire en outre sa densité et sa portée des multiples petites scènes, touchantes ou terribles, poétiques ou tragiques, qui le tissent. Le classer « western gay » relève dés lors de la réduction débile : c’est simplement un film plein d’amour.
    Gore Vidal. Un garçon près de la rivière. Rivages poche.

  • La force de Fragile


     

     

     

    Avec Fragile, son premier long métrage de fiction, le jeune réalisateur genevois Laurent Nègre démêle les relations exacerbées de deux frère et soeur. Marthe Keller, en mère frappée par l’Alzheimer, domine une interprétation de premier ordre.

    Comment se fait-il que les êtres supposés le mieux se connaître peinent tant, parfois, à se comprendre, ou n’y parviennent que trop tard, à la faveur de tel ou tel drame ? Ce thème de la difficile communication entre individus très proches est au cœur du premier long métrage de fiction du Genevois Laurent Nègre, Fragile, qui impressionne d’emblée par ses qualités d’émotion et par sa direction d’acteurs. Il y est question d’une femme séparée (Marthe Keller), la cinquantaine, atteinte de la maladie d’Alzheimer, dont son fils Sam (Felipe Castro), artiste et sensible, s’occupe fidèlement à l’insu de son irascible sœur Catherine (Stefanie Günther) très absorbée par sa carrière de médecin et vivant une relation saphique plutôt orageuse avec son amie (Sandra Korol). Par delà leur agressivité mutuelle, les deux jeunes gens finissent cependant par se retrouver à l’instant même où Sam allait imiter le geste de sa mère, laquelle s’est suicidée pour ne pas être à charge et couper court à sa propre déchéance.
    « Mon film parle essentiellement du manque d’amour, explique le jeune réalisateur (né en 1973 à Genève), et cela au sein même de la famille, où les pires malentendus se prolongent souvent sans se résoudre. Mes personnages, eux, se réveillent finalement, mais il aura fallu le suicide de la mère pour qu’ils se retrouvent in extremis. »
    Le rôle de la mère, précisément, que Marthe Keller incarne avec autant de frémissante sensibilité que de justesse, en évitant tout pathos, a valu à Fragile la reconnaissance du jury de Soleure avec le Prix du meilleur second rôle à la comédienne. Mais comment, au fait, Laurent Nègre en est-il arrivé à solliciter Marthe Keller ?
    « En fait, c’est elle que j’ai vue idéalement, en premier lieu, dans ce rôle. Je n’ai pas pensé « star » mais plutôt « aura » et présence, me rappelant plusieurs films où j’avais apprécié son rayonnement, comme Bobby Deerfield. Après un premier contact avec son agent, elle a eu le scénario en main et a tout de suite accepté. Les autres acteurs, issus du milieu genevois, ont été choisis sur casting, mais eux autant que Marthe se sont révélés les personnages que je cherchais. C’était la première fois que je me livrais à un vrai travail avec les acteurs, et je leur suis reconnaissant de m’avoir aidé, restant assez souple avec le dialogue et réécrivant parfois avec leur complicité. »
    En présentant à Soleure son premier film, Laurent Nègre ne pouvait « couper » à la question sur sa position par rapport au cinéma suisse et, plus précisément, sur le débat lancé par Nicolas Bideau sur la notion du « populaire de qualité»… Visiblement méfiant à l’égard d’un préjugé national restrictif, en pariant pour le caractère « universel » du cinéma, le réalisateur de Fragile en convient pourtant : « La question du public est fondamentale. Ce scénario est-il lisible ? Ce dialogue est-il crédible ? Comme je ne fais pas de l’art brut, je me pose naturellement ces questions, qui vont d’ailleurs de pair avec la question de la qualité. Si personne ne s’intéresse à mon histoire, c’est peut-être qu’elle ne tient pas debout ou qu’elle est mal fagotée ? »
    Ce qui est sûr, c’est que Fragile témoigne déjà d’une maîtrise artisanale remarquable. A trente-trois ans, diplômé de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts de Genève (section cinéma), à quoi il a ajouté une année de direction de photographie à Barcelone, le cofondateur de l’unité de production Bord Cadre Films vit pleinement sa passion (partagée avec celle de la BD) pour un art qui lui a littéralement appris, dit-il, à lire le monde et à l’interpréter. « Lorsque j’ai fait mon premier film d’école avec une petite équipe, ajoute Laurent Nègre, le moment du tournage a été un tel choc, ça a été si énorme que j’ai compris que c’était ça, vraiment, que je voulais partager »…

    A  fleur d'émotion
    Le premier film de Laurent Nègre, d’une écriture toute classique, parfois même un peu conventionnelle, vaut en revanche par sa densité émotionnelle, la cohérence de son scénario du point de vue de sa progression psychologique (à l’exception de quelques flottements et d’un happy end un peu « téléphoné », style téléfilm), la justesse de ses dialogues (souvent si faibles dans le cinéma romand) et  la qualité de son interprétation. Sans trop entrer dans le détail des (non)relations liant les trois protagonistes (auxquels s’ajoutent le père falot et l’amie de Catherine), le film décline les multiples aspects de la fragilité. Qui est le plus fragile de la mère dont la personnalité se disloque, du fils qui semble toute porosité sensible et de sa sœur paraissant au contraire dure et intraitable ?
    Le paradoxe final du film est peut-être que sa fragilité, du point de vue artistique, tienne à sa tournure un peu trop « carrée ». Sa vraie force est au contraire d’illustrer la fragilité et ce qui la pallie : force d’amour…    
    En salle dès le 8 février 2006.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 février 2006

  • Marthe Keller sous la neige

    Cinéma et téléfilms

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier. – Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi : je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel ? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion ? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai vue dans un rêve la nuit dernière, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation ?
    Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre que j’ai vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, racontant les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible (genre ma carrière de médecin et je vous emmerde) et de son frère hypersensible (l'ange gardien de sa maman), confrontés au suicide de leur mère désireuse de couper à la déchéance et de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion (excellents interprètes) en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu dans un autre rêve, croisant l’ombre de ma propre mère dans les rues de marbre blanc de l’ile de Hvar, en Dalmatie, qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine...
    Or nous parlions, hier soir à Soleure, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué : l’écriture. Pas la littérature ni le message ni l'intrigue ni le suspense: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, parce que ça ne peut être dit que de cette façon-là, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés : bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%.
    A l'instant, avant de retourner en salle, je me repasse, dans ma chambre sous les toits du Bel Etage de l’hôtel Sternen, un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà : tout y est cinéma, comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust…

  • Hitchcock plan par plan


    Du beau, du bon, du Bonus

    Ce qu’il y a d’inappréciable dans les rééditions de classiques du cinéma en DVD, ce sont les Bonus. La meilleure preuve en est donnée par la série des coffrets regroupant, sous le sigle d’Universal, les meilleurs films d’Alfred Hitchcock, à voir parallèlement à celle des Premières œuvres publiées par Studio-Canal. Dans le multipack d’Universal, les documentaires réalisés sur la plupart des films d’Hitch regorgent d’informations passionnantes, notamment sur les tribulations liées à chaque réalisation.
    Du point de vue de l’écriture cinématographique, plus précisément, ces documents constituent de véritables leçons de lecture, parfois plan par plan, avec de multiples aperçus des trucs et techniques appliqués par le vieux magicien curieux comme un enfant des multiples ressources de son art. Mais le plus fascinant, pour celui qu’intéresse le travail préparatoire du Maître, tient à l’incroyable élaboration du storyboard, d’une minutie et d’une précision graphique, d’une rigueur de conduite dramatique qui en fait un bout de roman à soi seul...

  • Fassbinder à foison


    Rainer Werner Fassbinder aurait eu soixante ans l’an dernier, et c’est à cette occasion qu’un grand hommage lui a été consacré au Centre Pompidou, alors que la Cinémathèque française poursuit actuellement la projection de certains de ces films. De la quarantaine qu’il a tournés pour le grand et le petit écran durant sa brève et frénétique carrière (rappelons qu’il est mort en 1987 des suites de tous ses excès), un nouveau coffret réunit dix-huit titres témoignant de son extraordinaire créativité. Du Marchand des 4 saisons réalisé en moins d’un mois en 1972, à la trilogie allemande (trois inoubliables portraits de femmes sur fond d’histoire contemporaine), ou du très pictural Effi Briest au Rôti de Satan plus que « destroy », en passant par l’impitoyable Droit du plus fort, la puissance inventive et la virulence critique de Fassbinder restent sidérantes, en dépit de hauts et de bas constants.
    Très intéressants également dans cette édition de bonne tenue, réalisée avec le concours du Centre National de la Cinématographie: à côté de divers courts métrages, les multiples compléments consacrés (notamment) au réalisateur, à sa vision de la femme, à son fameux « gang » munichois, à l'homosexualité, au cinéma, au terrorisme, à l'Allemagne, etc. par le truchement d’entretiens et de témoignages précieux.

    Carlotta. 18DVD. Sous coffret.

  • Du minimalisme


    Dans le blanc du jour naissant

    A La Désirade, ce vendredi 25 novembre. –La neige était là tôt l’aube, la féerie de toujours mais ce matin plutôt comme une ombre blanche aux fenêtres - et justement je resongeais à ce monde apparemment réduit à rien du minimalisme qui peut relever aussi bien de l’impuissance créatrice que de l’ascèse poétique, comme dans les épures de Rothko, et je revoyais l’immensité apparemment vide de Gerry,le film de Gus Van Sant que j’ai regardé hier soir, juste après avoir repris la fin du roman de Jean-Jacques Nuel, Le nom, qui se risque lui aussi sur le fil du rasoir du vide apparent.
    Il ne se passe à peu près rien dans Gerry où deux amis se perdent dans la vastitude infinie d’un paysage, mais ce désert est aussi vibrant de présence que celui dont parle Théodore Monod, et ce qui se passe, à peu près sans mots, entre les deux garçons, reste étrangement prenant. De la même façon, et malgré le paradoxe et le risque encouru par toute forme de « performance » littéraire, le roman de Jean-Jacques Nuel résiste à la vacuité et non seulement par la musique de l’écriture mais par tout ce qui filtre de la présence du romancier et de ce qui pour l’écrivain relève de l’essentiel, en deçà et par delà le nom qu’il écrit et réécrit comme un écolier sa première page de lettres copiées à la ronde ou, comme un saint au désert, ce qu’on appelle la prière du cœur, se bornant aux mêmes mots répétés à l’infini.
    Or que dire de plus à propos de ces expériences-limites ? Peut-être ceci: qu’elles constituent des pointes qui s’émoussent à la moindre réitération complaisante. Ainsi le minimalisme devenu système, en peinture, sombre-t-il dans le dérisoire, de même que le maniérisme du rien en littérature, quand telle vie minuscule ou telle petite gorgée de bière se réduisent au must d’une mode…
    Il y a des moments de présence intense dans Gerry, quand les garçons marchent au bord du ciel ou dans le sel éblouissant-assoiffant du désert, quand Gerry évoque ses royaumes imaginaires à côté du feu de nuit ou lorsque couchés, exténués, leurs corps se rapprochent, leurs mains se cherchent, leurs sentiments mêlés d’affection et de rage esquissent une lutte-étreinte les rejetant finalement dans leur solitude muette tandis que le ciel roule ses vagues bleues en accéléré - mais tiens, voici du bleu sur la neige justement, voici les détails de la vie, voici le monde émerger du blanc…

  • Poésie du noir et blanc

    A La Désirade, ce lundi 15 août



    Il a fait tout gris tout le jour, ou plus exactement il a fait noir et blanc, dans les tonalités  de Jules et Jim que je suis en train de regarder d’un œil tout en classant mes livres et en prenant ces quelques notes.
    Je croyais avoir vu plusieurs fois déjà Jules et Jim, mais ce n’est qu’aujourd’hui, dans le noir et blanc de ce jour pluvieux, me rappelant avec mélancolie la mort de mon ami Reynald, il y aura juste vingt ans de ça dans trois jours, que je vois vraiment ce film si doux et si dur à la fois, si lancinant et si léger, si merveilleusement rapide aussi, si français, si net dans ses plans et si délié, si juste, si naturel dans le passage d’un plan à l’autre.
    C’est Alain Cavalier qui me disait, un jour, que le problème essentiel du cinéma était le passage d’un plan à un autre, et Jules et Jim l’illustre à merveille, sans trace de maniérisme et sans bavardage non plus, ou peu s’en faut. Ce qui est dit là, dans ce récit en noir et blanc, ne peut être dit comme ça qu’au cinéma, avec ces acteurs et avec ces voix, cette pureté tendre et cruelle à la fois. Il y a dans ce conte amoureux quelque chose de Cocteau ou de Morand, mais le charme inquiet des années 60 en plus, avec une sorte de regard à travers le temps, d’un après-guerre à l’autre, qui donne leur profondeur et leur relief aux tableaux de cette jeunesse qui se prolonge…

  • Les printemps retrouvés

    Rencontre avec Francis Reusser

    C'était en 1976, la chute de Saigon n'était plus qu'un souvenir lointain mais la Révolution culturelle chinoise nourrissait encore maintes illusions chez les gauchistes occidentaux. Au Festival de Locarno, cette année-là, le Léopard d'or fut attribué à Francis Reusser pour Le grand soir, également couronné au Festival de Hyères. L'accueil des camarades du cinéaste, jugé politiquement incorrect, fut en revanche globalement négatif, qui lui reste aujourd'hui encore en travers de la gorge. Un article incendiaire, et non signé, du journal Rupture le traitait ainsi de renégat et lui prédisait un avenir d'infâme suppôt de l'art bourgeois. Un quart de siècle plus tard, l'affreux « déviationniste » n'en a pas moins retrouvé ceux avec lesquels il partagea, au tournant des années 70, maints combats, dont celui du Comité Action Cinéma et de Lôzane bouge. Son dernier film, réalisé pour la télévision, n'a rien pour autant de la commémoration d'anciens combattants ...

    — Quelles sont, Francis Reusser, les origines de votre rébellion ?

    — C'est d'abord l'histoire d'un orphelin (j'ai perdu ma mère en ma deuxième année, et mon père à 13 ans) qui bascula dans la petite délinquance avant de se retrouver en maison de correction. Fils d'ouvrier veveysan, j'avais fait un bout de collège et deux ans à l'Ecole de photographie de la grande époque, avant de me retrouver, chenapan chopé pour un larcin dans les vestiaires du tennis-club, « casé » dans une institution pilote de la région genevoise, où le jeune éducateur Louis Emery, dont le père avait arrêté Mussolini, m'a tenu lieu de substitut paternel. Comme je le dis dans le film, j'ai pris là de salutaires coups de pied au cul, tout en amorçant un boulot d'assistant cameraman à la télé romande, avec des gars comme Soutter et Goretta qui m'ont beaucoup appris. Il n'y avait que le patron de la télé, René Schenker, qui savait où je rentrais le soir ... Par ailleurs, j'avais déjà commencé à écrire et à faire un peu de théâtre. Le cinéma, auquel j'ai été initié par le club Fip-Fop de Nestlé (rires) ne devait venir que plus tard. Question politique, contrairement à l'ouvrier mon père qui ne voyait en l'URSS qu'une horreur absolue, j'ai été proche des communistes genevois et j'ai collaboré à un journal anarchiste. Mais le premier vrai choc, à côté de la guerre d'Algérie, fut l'attentat contre le consulat d'Espagne à Genève, auquel a participé le futur éditeur écrivain Claude Frochaux, le premier de mes « acteurs » à s'exprimer dans le film.

    — Vous définissez celui que vous avez été, dans les années 70, comme un cinéaste maoïste. Que cela signifie-t-il ?

    — En fait, nous avons été plus soixante-huitards avant 68 qu'après ! La date clé, pour moi, fut 1967, où je suis allé à Prague. J'avais déjà réalisé l'un des sketches de Quatre d'entre elles et j'y ai rencontré les cinéastes tchèques que nous connaissions déjà grâce à Freddy Buache. Là je joue au foot avec Forman, je vais voir tourner Jiri Menzel, et c'est le malentendu total: j'arrive avec mon marxisme et je tombe sur des gens qui font un cinéma formidable et ne rêvent que d'Occident parce que Novotny règne sur le pays. En 1967, j'assiste à un récital de poésie d'Allen Ginsberg dans une cave à jazz de Prague, et l'année qui suit ce sont les chars soviétiques ... Quant au maoïsme, après 68, ce sera la perspective d'une alternative. Le premier et le seul groupe auquel j'adhère vraiment sera Rupture, où je vais rester deux ou trois ans. C'est alors toute une aventure politique et humaine que je raconte dans le film, avec l'imprimerie de Vaugondry, Armand Dériaz, le film sur les Palestiniens (Biladi, une révolution, 1971) qu'on va montrer partout en Suisse et en Europe, le journal Rupture qui cristallise la créativité formidable d'un tas de gens.

    — Pourquoi le choix du style carnet personnel ?

    — C'est un vieux débat que j'ai déjà eu à propos de la pseudoobjectivivité de la TV. On n'avance pas masqué: il y a quelqu'un qui dit « je » et qui assume. Par ailleurs, c'est un portrait de groupe qui n'a rien d'exhaustif. J'ai choisi des gens que je connaissais et dont l'expérience de vie m'a paru significative et intéressante. Certains « acteurs » pressentis se sont défilés qui, eux, n'assument pas ce passé-là. L'un d'eux m'a même menacé de représailles si je le citais. Un autre, que je sais l'un des auteurs de mon « exécution » dans Rupture, et qui occupe aujourd'hui une belle place de directeur, a lui aussi décliné. Passons ...

    — Le bilan politique de ces grandes espérances déçues n'apparaît pas vraiment dans le film. Pourquoi cela ?

    — Si je fais ce film trente ans plus tard, c'est faute de n'avoir pu le faire tout de suite, dans une atmosphère de tensions exacerbées entre les groupes. C'est pourtant sur cette base critique que, par le biais de la fiction, j'ai réalisé Le grand soir. Résultat: j'ai été traîné dans la boue et dans des termes inimaginables aujourd'hui ... — d'ailleurs, un Jacques Basler ou une Diane Gilliard reconnaissent qu'il est heureux que le pouvoir ne soit pas tombé entre leurs mains ! Par la suite, la critique de la stratégie révolutionnaire esquissée dans Le grand soir, d'ailleurs modérée, a été largement reprise et partagée. A ce que je sais, le bilan du maoïsme a été fait par le groupe avant sa dissolution, mais je n'y étais plus. Or ce qui m'intéresse, aujourd'hui, c'est ce que ces gens sont devenus. Comment ils restent fidèles à eux-mêmes par-delà le dogmatisme, et ce qu'ils transmettent. Au-delà de toutes les conneries que nous avons dites ou faites, il y a des valeurs que nous n'avons pas à renier dans la société très dure où nous vivons aujourd'hui. Mon film s'achève au printemps 2003, sur les images des bombardements de Bagdad, et je parle d'un film réalisé par mon fils de 20 ans et ses camarades. La vision de ceux-ci, croyezmoi, n'est pas rose. Et la question se pose plus que jamais: « Que faire ?» é

    Le chant des vies non alignées

    La première et la dernière image des Printemps de notre vie est un coin de terre entre lac et ciel, ce que Francis Reusser le ramuzien voit par sa fenêtre d'enfant du pays, et ce pourrait être un cliché, comme toute sa chronique d'une jeunesse rêvant à la révolution pourrait se réduire à de l'imagerie convenue, si celui qui parle et raconte, et l'imagier, et le capteur de sons et de voix, n'était avant tout un auteur: une espèce d'écrivain doublé d'un poète du visible, accessoirement archiviste et témoin vivant du temps présent.Avec la vélocité généreuse de l'impatient qui aimerait tout dire en recollant vite vite tous les morceaux du souvenir et de l'instant présent, ici et partout, mais en suivant la basse continue très précise et sensible d'un texte écrit, Reusser accueille aussitôt d'autres voix dans son patchwork « in progress », et c'est alors une polyphonie d'accents mais aussi de visages. Il y a Claude le visionnaire et Serge l'artisan coachant son Antillaise au football des filles, Marlène la pasionaria de naguère et Jacques le sculpteur à la dégaine de vivant forcené, l'autre Jacques traînant sa patte et portant toujours haut son cœur solidaire, Sylvain se partageant entre drogués et mômes perdus, Daniel que son travail dans l'humanitaire justifie au meilleur sens politique, Philippe qui revient de la délinquance sans abjurer son engagement, d'autres, et Céline et Julie qui, de leur bateau, regardent leurs « vieux » tout en scrutant leur printemps à elles. Car ce poème à la résistance est aussi une histoire de tribu et de filiation, et comme toujours tout reste à réinventer.

    Francis Reusser. Les printemps de notre vie. A voir sur DVD

  • Un ratage intéressant

    A propos d'Irréversible

    Je ne m’y attendais pas, mais ce film est vraiment quelque chose de peu banal, qui tranche sur les proliférantes idioties du moment, sans être du tout un grand film pour autant. C’est un film extrême, qui manque sûrement d’une base de réflexion solide, mais qui montre l’horreur avec une réelle force.
    Il s’agit de l’histoire, racontée à l’envers, d’une dérive amoureuse qui s’achève en viol puis en vengeance. La forme du récit est troublante, et d’emblée on est physiquement secoué par l’incroyable brutalité de la première scène de meurtre, préparée par une véritable mise en condition visuelle et sonore du spectateur, littéralement projeté en enfer. De ce début réellement épouvantable, où un foutoir homo sert de décor à la mise à mort d’un innocent, l’on «remonte» ensuite d’une péripétie à l’autre, en découvrant d’abord la victime d’une agression sexuelle pour assister ensuite au viol puis à la séquence «en boîte» précédant celui-ci, dans une constante marche à contrepied, pourrait-on dire. Tout a l’air chaotique, et véritablement sens dessus dessous, puis un couple émerge de ce chaos, et un autre , et du silence succède au tintammare infernal, puis l’image d’une femme au milieu d’une prairie paradisiaque.
    Or ce qui cloche, là-dedans, tient à la minceur des personnages et à l’absence d’un contrepoids, non tant moral que métaphysique ou philosophique. La formule philosophique, répétée et censée orienter la signification du film, est que «le temps détruit tout», ce qui me semble en l’ocurrence un truisme. On pourrait l’appliquer à L’Ecclésiaste, mais également à n’importe quel constat général établi par les temps qui courent. Et pour l’occurrence, cette «pensée» fait office de gadget.