
L’esprit du temps et le commerce obligeant : tous devraient hurler de joie et trépigner les bras levés, au risque sinon d’être taxés de ronchons. Mais la fête obligatoire ne suppose-t-elle pas que tous y soient conviés ? Et si l’on poussait alors la logique à bout : si tout le monde se ruait au Festival, rollators et vieilles peaux même en civières ? Question grave : qu’en est-il de notre rapport à l’âge, entre jeunisme et gâtisme ? Et si l’on détendait un peu l’atmosphère ?
Ce n’est pas qu’une question d’âge, mais quand même… vous imaginez leurs têtes si les Seniors, comme ils disent, débarquaient en foule au Festival ? Non pas une poignée de boomers un peu barjos se la jouant vieux de la vieille en accros des années 60-70 revenus de Woodstock ou de l’île de Wight avec leurs longs tifs, mais toute la bande de vioques plus ou moins casés par leurs tribus respectives dans tel ou tel établissement socio-médical des hauts de la Dolce riviera et environs, vraiment toute la tribu boomer titubante ou grabataire - toustes (c’est comme ça qu’on s’inclut aujourd’hui) défiant l’exclusion en brandissant leur identifiant consacré : Senior !
Non mais quel label, vous êtes-vous toujours dit, et l’autre dimanche vous aurez sursauté au moment pile ou vous auriez aimé « en être », quand ce bon vieux Neil Young était supposé se pointer sur la Scène du lac, à un coup d’aile de votre balcon, et qu’en ouvrant grand vos fenêtres vous auriez pu apercevoir sans les barrières et palissades multiples vous signifiant que lui était « dedans » et vous « dehors » ; et bientôt ce boucan, ce magma, ce martèlement dans le magma, ce vague nasillement d’une voix dans le martèlement, ça Neil Young ? Eh non ! Et c’était votre faute ! Y avait qu’à vous payer le ticket (dès 167 francs, non mais !) et puis non et non : vous ne le sentiez pas, vous n’étiez plus « dedans » comme vous l’étiez plus ou moins en vos jeunes années - mais pas pour autant, ce dimanche soir, le cœur de dénigrer le magma en question vu que c’était vous le Senior « dehors » alors que Neil se la jouait « dedans »…
Senior, délivrez-nous de ce mot..
Mais Senior, seigneur, pas vraiment l’étoile jaune, mais à vos yeux de vieil ado de nature plutôt débonnaire à l’ordinaire : ce label social collé à votre peau en vertu de quel décret : et quand ça vous tombe dessus ?
Quand ça commence d’être Senior ? Ne l’étiez-vous pas dans votre tête ou votre cœur en vos années marquées Junior ? N’étiez-vous pas déjà un foutu vieux sage quand à dix-huit ans vous aurez recopié ces mots de Paul Nizan, l’auteur des Chiens de garde bousculant les têtes molles de la philosophie, dans un autre écrit intitulé Aden Arabie : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l'amour, les idées, la perte de sa famille, l'entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde »…
Or à vingt ans vous étiez déjà revenu de mai 68 vécu dans le magma collectif de la Sorbonne où déjà l’on rejetait le « monde d’avant ». Le Sartre de 63 ans était-il un Senior quand il parlait aux « djeunes » du Quartier latin ? Et l’increvable Edgar Morin revenant de Californie en 1970, que vous aurez rencontré alors et qui fête ces jours son 104e anniversaire ? Et Claude Nobs dans tout ça, rattrapé par « l’âge » à 76 ans dans la neige des hauts de Caux, était-il un Senior sur ses lattes de fond ? Vous le revoyez sur la scène du Festival en 1999, accueillant - cheveux poivre et sel très courts et cravaté comme un cadre bon chic bon gendre, un Jonny Lang de 18 ans en marcel noir et se déhanchant à la Mick Jagger (40 ans de plus…) entre blues et rock bien balancé – Senior Nobs et Jonny Junior ? Okay !
Accepter son âge ne serait-il pas, alors, la meilleure façon de s’en distinguer ? Ne pas se la jouer « djeune ». Garder sa cravate comme le Boss Nobs sans en faire un drame si l’on vous traite de «papy». Faire comme si l’âge ne faisait rien à l’affaire en matière de passions partagées - avec un clin d’œil.
Restons gentils, cools dans la foule…
Le Festival bat encore son plein, le média du coin parle du passage de Neil Young comme d’un grand moment ou « papy » (sic) a fait de la résistance et « tutoyé les sommets », dans le langage branché saturé de cliché qui sied. Et puis quoi ? Dénigrer parce que vous n’y étiez pas ? Dégommer le Festival parce que tout ça relèverait de la pompe à fric comme à Woodstock dont on a souvent magnifié le seul tour angélique, et puis quoi ? Prétendre, comme vous l’avez lu sous la plume d’un de nos chroniqueurs, se la jouant lucide comme pas deux, que cette foule galvanisée ressemble en somme à celle des grands rassemblements nazistes ? Et quoi encore ? Le plaisir partagé est-il forcément suspect ? Et votre défiance envers la tendance à tout étiqueter (Senior, Boomer, Millenial, etc.) va-t-elle vous empêcher de rester gentil ?
Le mieux serait alors, question de détendre l’atmosphère, de relier vos propres souvenirs à ceux qui se préparent sous vos fenêtres. Vous vous rappelez les Stones à Montreux en 1964, invités alors à la Rose d’or par Claude Nobs presque en catimini, et les mêmes en seniors de guerre dans un stade géant suisse allemand bondé et survolté, plus de vingt ans après; ou vous vous rappelez Bob Dylan en Senior chapeauté vingt-cinq ans après le Junior Jonny ; ou Bonnie Raitt en vieille gamine de western, ou Joan Baez obligée de se pointer au Festival à cheval (pour cause de dimanche sans voitures), en 1973, et la même y faisant ses adieux en 2019, et tout ça comme un joyeux magma, quitte à vous replier aujourd’hui sur l’autoradio de votre Honda Jazz à écouter ce bon vieux Van Morrison, ou Jonny Lang ou les trios de Mendelssohn et, une fois de plus, l’indomptable Neil dont le média local vous apprend que son dernier concert de l’autre soir s’est achevé sur l’électrisant Rockin’in the free world – mais ça c’est du souvenir futur que se repasseront les Juniors du moment quand ils se prendront, en pleine figure, le label Senior par juste retour de boomerang…