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Judas notre frère d’en bas

En lisant L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz

Le sentiment de se trouver devant un livre essentiel est très rare aujourd’hui, et plus rare encore ce que nous vivons à la lecture de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, qu’on pourrait dire la conjonction de l’expérience spirituelle de toute une vie et la plus haute expression d’une aventure poétique.
D’une merveilleuse liberté d’invention, ce récit en dix chapitres tient à la fois du grand rêve éveillé et de la méditation dansante, reliant à tout moment le «passé» évangélique à notre «présent», avec des sauts et des zigzags incessamment inattendus, bondissant et retombant toujours pile. C’est que la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz est d’une solidité de corde de varappe (pensée de catholique observant mais non conventionnel), qui s’inscrit dans une longue tradition de poètes-prophètes visionnaires aussi peu respectueux des pouvoirs constitués que de ce qui atrophie la fine personne.


Un trait de caractère fondamental de Judas est indiqué par la formule «tout le monde m’aime», qui a aujourd’hui d’étonnantes résonances. Or voici son écho dans le temps: «Plus tard, ce slogan sera repris par les commerces, les firmes, les chefs: inscrit sur les boîtes de conserves. «Tout le monde m’aime», dit le saumon fumé ou même les armes à feu». Telle est la façon, apparemment terre à terre, et très spiritualisée cependant, qui caractérise la démarche du poète. De surcroît, la pensée de Chappaz est musique et images, mouvement et raccourcis saisissants, rapprochements lumineux.

Quant au style, il faut aller chercher du côté de Claudel, en moins génialement tonitruant, ou chez Aragon, en moins alambiqué et en plus sauvagement alpestre.
Dès le Testament du Haut-Rhône, Chappaz s’apparentait plus ou moins à la fantaisie inspirée d’un Cingria et au lyrisme spirituel d’un Gustave Roud. Ici, le poète est bonnement incomparable! Nous pourrions citer cent phrases dont celle-ci: «A voix basse, avec minutie et quel tranchant! tous les mots qui peuvent s’ouvrir, fleurir, agir, être vivants en nous, les hommes d’aujourd’hui ou à naître, ont brisé leurs coques, se sont envolés, ont bousculé nos frontière visibles, nos murs raisonnables, rapproché, collé, nos sens à l’illimité qui y est inscrit». Et ceci qui sonne lugubrement à l’époque des nouveaux délires scientistes: «L’extraordinaire et la misère seront notre lot. Nos oeuvres nous dépasseront. De sorte qu’un monstre anonyme, aussi nul que multiple et impérial, indistinguable, pourra nous dominer. Un autre César. Insaisissable. Et le mal sera si mêlé au bien, au bien immédiat qu’il faudra le subir. Il y aura une fatalité du bien.»

Judas est ici d’une source, la terrienne et la sensuelle, tandis que Jésus est d’une autre nature, si l’on ose dire. Judas est un rescapé du massacre des innocents, il est né du sang et se rappellera qu’il a failli mourir à cause de l’Autre, lequel est «né de l’esprit». Maurice Chappaz invente une première rencontre entre les deux frères qui nous rend Judas, «fils de perdition» par vocation, à vrai dire plus émouvant et plus proche que Jésus.
Or voici la scène. «Jésus aperçut l’homme même qu’il devait, ma plume me dit «sauver», au lieu de «perdre». Et une multitude hésitante cachée en cet homme, des nations entières. Il était la clef de cette multitude, clef avec laquell il ouvrirait le monde. Ils allumèrent une clope de l’un à l’autre».

La première impression que nous fait cet ouvrage, presque physiquement, est de nous arracher au temps, au point qu’on se demande s’il a été écrit il y a deux mille ans ou ce matin même. On se dirait parfois chez un auteur antique, disons Apulée, puis on est au Moyen Age, on est au bord de la «selva oscura» de Dante, et dans l’arrière-plan du tableau, comme chez les Renaissants ou les Flamands, où l’on voit des processions, des scènes de village, des gens qui construisent un bisse ou une autoroute, ou bien c’est l’hiver et il y a un massacre d’innocents qui nous renvoie, par Breughel, à la Judée du roi Hérode imagée dans nos livres de catéchisme de façon à marquer nos petites mémoires, ou bien encore on serait dans une sorte de Russie mystique aux gueules rappelant le Valais de bois (Judas sert du thé de son samovar à Jésus) où roule le Rhône du ciel à la mer. Tout cela évoque parfois un Chagall chrétien nourri de merveilleux. Mais on ne tarde à retomber sur terre. Parce que c’est sur cet astre que cela se passe, à la fois pour le sensuel et le spirituel.

On l’aura compris, mais cela ne se réduit pas à cela seulement: Judas est l’homme en nous de la terre et des tendresses mortelles, tandis que le Christ brûle tout par amour. En exergue, Chappaz cite Dostoïevski qui disait que, si la vérité devait être prouvée contre le Christ, il préférerait la vérité. Or, on sent que le poète, à la vérité prouvée, préfère l’amour vécu qu’incarne le Christ, tandis que Judas n’est qu’amour de soi...

Maurice Chappaz. L’Evangile selon Judas. Gallimard, 168pp.



Avatars de Judas

Pour la plupart d’entre nous, qu’ont baignés la tradition et la culture chrétienne, le personnage de Judas se réduit à celui de l’apôtre félon qui a livré le Christ à ses persécuteurs. Sa figure est toujours tenue à l’écart des autres apôtres, et sa vocation (il est désigné par le Christ), autant que sa mort (par pendaison) suscitent l’horreur. Assez peu intéressant chez les Evangélistes eux-mêmes, Judas a fait l’objet d’interprétations plus nourries chez les exégètes, et notamment dans la littérature. On retiendra notamment celle de l’écrivain russe Leonid Andreev, qui en fait, dans Judas Iscariote, un homme plus intelligent et brillant que les autres disciples, type du zélateur orgueilleux et fanatique jusqu’à l’hystérie amoureuse, qui aimerait faire du Christ un roi régnant. Dans Mort de Judas, Paul Claudel fait également le portrait d’un homme supérieur du genre gestionnaire avisé, opportuniste et pluraliste avant la lettre, qui va préférer les sciences humaines (y compris la «triste théologie») à la foi, décidément trop vieux jeu. Or ce ne sera pas faire injure à l’immense poète que de lui préférer, peut-être, la figure sacrifiée de naissance, trouble et bouleversante à la fois du frère terrien de Chappaz, qui vit son trouble pour mieux rendre hommage à la lumière...


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