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Livre - Page 12

  • Autant en emportent les violents

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    Une lecture de La Divine Comédie (9)

    Enfer, Chant VIII. 5e Cercle. Aux portes de la cité de Dité. Orgueilleux et colériques. Fronde des démons.


    Plus on descend, de cercle en cercle, vers le Bas Enfer, et plus se déchaîne la violence reflétant celle qui s’est endiablée sur terre par la faute de certains hommes.
    Or, plutôt compatissant jusque-là, Dante va changer tout à coup d’attitude à l’égard d’un damné qu’il reconnaît en traversant le marais fangeux du Styx sur la barque de Phlégyas qui l’a accueilli, le prenant pour un damné quelconque, d’un vitupérant : « Or te voilà enfin, âme scélérate ! », que Virgile désamorce aussitôt en annonçant la mission spéciale de son protégé.
    Celui-ci, de la barque du nocher, identifie donc un « être plein de fange » qui l’apostrophe, lui demandant ce qu’un vivant vient faire en de tels lieux, identifié du même coup par Dante qui le taxe alors d’ « esprit maudit » alors que Virgile le repousse loin de la barque en l’enjoignant d’aller « vers les autres chiens »…
    Mais qui visent donc ces amabilités ? Nul autre que Filippo Argenti, chevalier de Florence dont le nom lui vient d’avoir mis des fers d’argent à son cheval, connu pour son orgueil et sa violence. Et Virgile de préciser que «la bonté n’orne pas sa mémoire; aussi son ombre est ici furieuse ». Puis de moraliser : « Combien là-haut se prennent pour de grands rois, /qui seront ici comme porcs dans l’ordure, /laissant de soi un horrible mépris ».

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    Et Dante d’en rajouter une couche : « Maître, je voudrais tant /le voir plonger dans le bouillon », tandis que de toute part les embourbés s’exclament : « sus à Filippo Argenti ! » qui se met lui-même à se dilacérer de ses propres dents…
    On ne sait exactement ce qui est reproché à ce Filippo Argenti, Jacqueline Risset ne donne guère plus de détails que François Mégroz, mais sans doute les commentateurs savants se sont-ils attardés à ce personnage dont l’abjection fait ici l’unanimité des voyageurs et des damnés du Styx, et cela importe peut-être plus que le détail de ses forfaits : savoir qu’un être concentre toute la vilenie de la suffisance et de la violence, véritable symbole de cette zone de l’enfer. Du même coup, on observe que les lois de celui-ci obéissent à ce que je disais plus haut une Organisation, comme les grands systèmes du Mal, au XXe siècle en particulier, en ont imaginé et développé.

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    Ainsi le Bas-Enfer, et ses premières marches de la Cité de Dité, apparaît-il comme un monde très structuré dont les créatures réagissent dans un apparent chaos qui est cependant régi par un ordre logique dont le mortel est ici exclu de la pénétration mais qui peut être le sujet d’une «négociation» avec un être « intermédiaire » tel que Virgile, descendu des Limbes sur intervention supérieure. Autant dire que l’Organisation n’est pas blindée absolument contre toute initiative des puissances bonnes.

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    Pour l’instant, cependant, les deux compères vont s’approcher de la cité de Dité aux tours flamboyantes « comme sorties du feu » et autour desquelles volent mille démons visiblement furieux de ce qu’un vivant s’aventure en ces « régions obscures », prenant ensuite Virgile à parti et provoquant autant de terreur chez le pauvre Dante qui se voit déjà abandonné tandis que son guide s’attarde en force palabres avec les vigiles infernaux…

  • Rapiats et colériques

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    Une lecture de La Divine Comédie (8)

    Chant VII. 5e Cercle. Avares et prodigues. Coléreux trépignant dans le Styx.

    On n’en est encore qu’au 5e Cercle de l’Enfer et déjà l’on se dit qu’il y a, chez ce sacré Dante, comme un fonds de sadisme qui n’a rien à envier au divin Marquis, si ce n’est que nous savons déjà que la Commedia ne se borne pas qu’à l’exploration des bas-fonds infernaux.

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    En attendant, c’est bel et bien physiquement, et dans le texte original bien plus que dans sa traduction française, que nous ressentons cette descente dans les séquelles torturantes des turpitudes humaines, à commencer par les avaricieux et les prodigues se heurtant les uns contre les autres et se glapissant au mufle injures et reproches, dans la sarabande desquels Virgile cite «papes et cardinaux» chez lesquels l’avarice atteignit « tous les sommets ».

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    Cependant, à Dante qui cherche alors à savoir de qui il s’agit plus précisément, son guide lui répond qu’une telle curiosité ne sera pas satisfaite en l’occurrence, vu que le vice répugnant de ces ladres les a rendus « impénétrables maintenant à toute connaissance ».

    « Mal donner et mal garder » les a privés du « beau séjour», leur a ôté le moindre espoir d’accéder au Paradis et les a placés dans ce cirque, Dante écrit « a questa zuffa », et Virgile de conclure que « tout l’or qui est sous la lune » ne saurait assouvir ces affamés jamais satisfaits de ce que la « fortune » leur a concédés - puis, à Dante qui veut en savoir plus sur les aléas de ladite» fortune », son maître de lui répondre par toute une argumentation sur la distribution des «biens» de ce monde qui ne sont, en réalité, que ce que nous en faisons dans nos réalisations bonnes ou mauvaises.

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    Sur quoi l’on va descendre vers une « plus dure angoisse» encore, dans les eaux putrides d’un affreux marais où grouillent méchamment les coléreux se frappant eux-mêmes et se mordant férocement et se lamentant, tout plantés comme ça dans la boue et la déglutissant et la régurgitant à grands bavements : «Tristi fummo / ne l’aere dolce che dal sol s’allegra /portando dentro acisiosi fummo / or ci attristiam ne la belletta negra », ce qui signifie dans la langue de Rabelais dûment ajournée : « Nous étions tristes / dans l’air doux que le soleil réjouit, / ayant en nous les fumées chagrines : / à présent mous nous attristons dans la boue noire »…

    Images: Pape de Francis Bacon, L'enfer selon Rubens et Gustave Doré.

  • Le dévoreur

     

    Cerbère.jpgUne lecture de La Divine Comédie (7)

     

    Chant VI. Les gourmands. Lamentations de Ciacco. Florence la ville divisée. Aspects historiques et politiques de la Commedia.

     

    L’intensité émotionnelle de la lecture varie évidemment, au fil des chants de la Commedia, comme on le voit particulièrement en passant de la rencontre touchante de Paolo et Francesca, sous le ciel tourmenté par les passions du 2e Cercle, au cloaque répugnant et glacial du 3e Cercle des gourmands pataugeant dans la boue fouettées par de méchantes pluies, sous la garde de l'affreux Cerbère à triple gueule de chien monté sur un corps de ver dégoûtant...

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    Comme on s’en doute, le sort lamentable des gourmands ne tient pas qu’à la propension à se délecter des bonnes choses de  la table, mais vise la voracité sous ses aspects les plus vils, ainsi que l’illustre le nom du damné qui s’adresse alors à Dante, lui rappelant leur commune citoyenneté florentine et s’identifiant sous le surnom de Ciacco, à savoir le cochon.

    inf-6-49-dore.jpgOr, c’est par celui-ci que Dante va prendre des nouvelles des mortels qui furent ses amis ou ses adversaires en la « cité divisée », pour apprendre avec tristesse que certains de ses estimés concitoyens lui réapparaîtront bel et bien enfer.

    De moral ou métaphysique, le poème devient donc, en ces pages, très précisément historique et politique, truffé d’allusions aux événements que Dante a vécus peu avant de se faire exiler et de composer sa Commedia. Au passage, il faut alors noter le caractère tout à fait nouveau de ce « miroir du temps présent » dont les héros ne sont plus des créatures mythiques ou imaginaires mais des contemporains de l’Auteur.

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    Dante  « juge » ainsi, indirectement, les grands personnages de son époque, dont Ciacco lui apprend qu’il les retrouvera tantôt dans le cercle des hérétiques (tel Farinata, chef gibelin bien connu) ou des sodomites (tel Tegghiaio, podestat de San Gimignano), entre autres figures notoires.

    Dans la foulée, il faut rappeler plus précisément que le sort réservé aux damnés se trouve fixé selon le critère dit du contrapasso qui fait du « goût » coupable un motif avéré de « dégoût ». Ainsi, ceux qui n’ont vécu que pour leurs aises de pachas sont-ils condamnés à tâter de l’inconfort absolu…

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    Or, cette triste condition ne manque d’inquiéter Dante, qui demande alors à Virgile ce qu’il adviendra de ces malheureux après le « grand jugement» supposé advenir pour l’éternité. Hélas, le docteur latin ne voit pas vraiment l’avenir définitif  de ces malheureux en rose : « ce qui les attend est plutôt plus que moins », précise-t-il sans craindre d’inquiéter son compagnon avec lequel il continue de parler (« bien plus que je ne dis », souligne Dante) tout en se dirigeant vers les cercles inférieurs où se trouvent avares et coléreux soumis au règne de Pluton le dieu des enfers, confondu au Moyen Âge avec Ploutos le dieu des richesses…

  • Panique à la Love Parade

    william-blake-cercle-luxurieux-dante-divine-comedie-enfer-c.jpgUne lecture de La Divine Comédie (6)

     

    Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...

     

    On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le  nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.

    Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une extraordinaire plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner.

    De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.

    Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes.

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    Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète a connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés.

    Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se torde désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.

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    Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères,  notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux : c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…

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    Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on se dit en jugeant de ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de Dieu imaginé par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours.

    Bien entendu, le lecteur émancipé de 2020 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition.  À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment.

    Et constatons du moins que  Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…

     

    Rappel bibliographique:

    Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.

    François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.

    René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.

     

    Image: William Blake.

  • Le club des poètes disparus

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    Une lecture de La Divine Comédie (5)

    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

    Image: Les Limbes vus par Eugène Delacroix, vision de William Blake, Homère, Averroès et Avicenne.

  • Train fantôme

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    Une lecture de La Divine Comédie (4)
     
     
    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…

    Images: détails du Portail de l'Enfer de Rodin; Charon et sa barque.
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  • Rouages de l'Amour


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    Une lecture de La Divine Comédie (3)

    Enfer, Chant II. De l'intercession. Trois Dames à la rescousse. Désarroi de Dante. Virgile le secoue.

    Rien ne se fera sans intercession. Il n’en va pas que d’une filiation poétique mais de tout un engrenage créateur dont l’Amour est le moteur et le mobile central – et par Amour on verra qu’il s’agit d’autre chose que de ce que l’affreux Céline appelle « l’infini à portée des caniches ».

    Or, je ne cite pas Céline au petit bonheur, dont le style n’est pas tout à fait étranger au « bello stilo » qu’invoque Dante, affaire de musique et de rythme et de plastique et de tonne verbale dans le vortex infernal du siècle. Mais on a trois fois trente-trois chants pour préciser cette notion d’Amour, en deça et au-delà de la vision catholique thomiste évidemment centrale dans la Comédie.

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    Pas de trek infernal possible, on l’a vu, sans guide, mais ce guide n’est là que par intercession et saintes suppliques féminines. Virgile lui-même explique alors comment, en son séjour des Limbes où reposent les âmes non baptisées, enfants petits ou non chrétiens, Béatrice est venue le prier d’aider son «ami vrai» , en précisant qu'«Amour m’envoie, qui me fait parler. » Et comme Virgile s’étonne un peu qu’elle ne vienne elle-même en aide à son protégé, Béatrice lui confie alors par quelles voies supérieures elle a été mandée après que «noble Dame», qu’on suppose Marie, a alerté Lucie, martyre et sainte, «ennemie de toute cruauté» et que Dante vénérait particulièrement.

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    Ainsi donc se meut le rouage de l’intercession que la poésie huile pour ainsi dire - l’intercession elle-même relevant d’un mouvement qui va de bas en haut et retombe de haut en bas par le truchement du super-rouage de l’Amour.

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    Or, on comprend que tout ce branlebas céleste et limbaire en impose terriblement à Dante, au fil des explications que lui en donne Virgile, tant que son hésitation pusillanime fait se récrier son guide d’impatience : «Allons : qu’as-tu, pourquoi, pourquoi t’attardes-tu, pourquoi accueilles-tu lâcheté dans ton cœur, pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité », ce qui se dit en vers très allants : « Dunque : che è, perché , perché restai, perché tanta viltà nel core allette, perché ardire et francheszza non hai », c’est vrai quoi « pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité puisque les trois dames bénies ont souci de toi dans la cour du ciel et que mon parler te promet tant de bien ? »

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    Alors, comme les fleurs figées, prostrées par le gel nocturne se redressent au premier soleil, Dante se retrouve tout encouragé par la parole de Virgile et disposé, comme à sa première impulsion, à s’engager dare-dare « sur le chemin dur et sauvage »…

     

  • L'Enfer au fond de soi

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     Une lecture de La Divine Comédie (2)

     

    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

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    Dante. La Divine Comédie. Inferno. Traduit et présenté par Jacqueline Risset. Version bilingue, chez GF Flammarion.

  • Evviva La Commedia !


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    Retour au livre total. Premières notes.

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends une fois de plus, ce 10 août 2023,  la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...  
    J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

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    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

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    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

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    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

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    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

     

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

     

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

     

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

     

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

     

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

     

  • Mélancolie

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    (À mon plus vieil ami d'ici-bas, dit le Margrave dans mon premier livre, dit le Marquis par d'autres, alias Sylvoisal en poésie, alias Gérard Joulié dans la vie)
     
    Quand paraîtront les corbeaux noirs,
    ces oiseaux solennels
    aux airs de curés militaires
    tournant au bas du ciel,
    aux frondaisons des arbres roses
    du jardin de la maison close,
    ami, dans un dernier sourire
    je vous ferai la confidence
    qu’entre toutes nos heures
    de parlotes immenses
    celles, passées à rire à gorges déliées
    par nos plus allègres humeurs
    me sont restées pareilles
    à celles, cruelles et pures
    de ces premières déconfitures
    du cœur et de la bagatelle
    qui, de nos larmes adolescentes,
    glaciales et brûlantes,
    nous ont comblé de leur saveur
    à peu près immortelle...
     
    Peinture: Edvard Munch.

  • Ceux qui soliloquent

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    Celui qui parle pour ne rien dire de trop / Celle qui n’est entendue que de son Dieu et encore à voix basse / Ceux qui murmurent en écriture braille / Celui qui prend à témoin son cheval Muto / Celle qui vaticine dans la chambre d’écho / Ceux qui vous envoient des SMS posthumes / Celui qui trépigne d’impatience numérique / Celle qui s’accommode de l’indifférence masculine en se concentrant sur ses études de psychologie florale dont bénéficient ses 73 fans sur Facebook / Ceux qui positivent à mort / Celui qui médite par correspondance / Celle qui médit pour être moins seule / Ceux qui se rassemblent pour bénéficier du billet collectif / Celui qui a son Speaker’s Corner au fond de son jardin privatif / Celle qui rêve d’un soutif à effet push-up / Ceux qui visent le seyant optimal en adoptant la taile XXXL / Celui qui fait récuremment le rêve de la ville grise aux temples bas où les dieux vont à genoux / Celle qui fait commerce de pigeons voyeurs / Ceux qui ne sont plus guère que des acheteurs potentiels ciblés par les entreprises funétiques / Celui qui conçoit le monde actuel en tant que représentation  électronique et verbale à flux tendu / Celle qui refuse de se borner à un rôle de cible publicitaire / Ceux que ne fascinent point les crimes moyens à motifs explicables / Celui qui se met à table pour casser le morceau / Celle qui scie la jambe du tueur ligoté par sa cousine congolaise / Ceux qui s’en tiendront désormais à un discours monogame de type aryen / Celui dont la parole est qualifiée de veuve par la psy lacanienne aux bas violets / Celle qui rétablit la tradition du mental positif chez les cadres de l’Administration policière cantonale / Ceux qui maximisent le potentiel de réussite des nouveaux mariages virtuels inter-raciaux / Celui qui fait partie des rieurs enregistrés de l’émission à succès Top Bonne Humeur /  Celle qui envoie des messages encourageants sur Twitter en visant prioritairement les dirigeants des pays responsables / Ceux qui parlaient naguère tout seuls dans la grande ville et s’en trouvaient fort bien jusqu’à l’arrivée des brigades de normalisation psy à camisoles chimiques, etc.

    Image : Zdravko Mandic  

  • Le désir en proie aux vertueux

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    À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee

    Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
    Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.

    De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
    Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.

    Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
    Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.

    Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.

    Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.

    Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...

    J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.

  • Petites filles à la mer

     

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    Pour Sophie et Julie

     

    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable vert de gris.

     

    JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.

  • L’art et la poésie survivent sous la pure lumière de Grignan

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    Merveille d’une rencontre amicale en un lieu que tous deux ont su magnifier en beauté et en douceur : Philippe Jaccottet et Italo de Grandi se retrouvent, avec une septantaine d’aquarelles magnifiques et des textes choisis reproduits sur les murs, à l’enseigne de l’exposition simplement intitulée Grignan, à voir absolument ces jours et mois prochains à l’Atelier De Grandi de Corseaux, maison à elle seule mythique signée Alberto Sartoris…
     
    Les notions d’harmonie et d’accord parfait, de connivence humaine et de consonance créatrice s’imposent au parcours de l’immense petite exposition présentée, avec un soin extrême dans l’accrochage et la documentation rassemblée, en un lieu qui symbolise lui-même la fusion de la nature et de la culture, sur ces rives veveysanes où, en 1939, la villa-atelier du peintre Italo de Grandi fut construite, en style international emblématique, par le fameux architecte Alberto Sartoris. Écrin parfait pour accueillir, en dialogue pictural et poétique posthume, les évocations d’un autre lieu préservé du tapage du monde, entre lavandes et beaux vieux murs, intense de présence immanente, résumé en un seul nom : Grignan.
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    Lié aux noms de Philippe Jaccottet, après Madame de Sévigné qui en habita le château, le nom de ce village de la Drôme provençale sans rien de trop exceptionnel en apparence englobe à la fois une région qu’on pourrait dire le seuil sans marche du nord et du sud dont la lumière et les parfums « sentent » déjà la Provence sans l’être encore, à l’est de la montagne plus âpre de Giono et au nord des sorgues de René Char, avec une lumière particulière et un «ton», une « musique » silencieuse que les poèmes en prose de Philippe Jaccottet, avant les aquarelles d’Italo De Grandi, ont évoqués avec maintes résonnances parfois explicites.
     
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    Contrepoint avec « figures absentes »
    C’est d’ailleurs sous le signe des « résonnances » que les fils d’Italo de Grandi, Pierre et François, ont placé les cinquante premières pages du très remarquable catalogue consacré à l’exposition, où dialoguent, sans autres commentaires, les aquarelles de l’artiste et des fragments de proses poétiques du poète choisis par José-Flore Tappy (la spécialiste qui a dirigé l’édition de Jaccottet dans la Pléiade), tirés notamment du Cahier de verdure, de La Promenade sous les arbres ou de Pensées sous les nuages , de La Semaison ou des Chants d’en bas avec, à chaque fois, la mention précise de la place du morceau dans les Œuvres. On ne saurait être plus rigoureux, sans empiéter sur la liberté du lecteur-visiteur…
    Lequel lit par exemple, tiré d’Après beaucoup d’années : « Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. Mais il y a, jetés sur eux, ces velours, ces toiles usées, cette laine râpeuse. C’est toute la montagne qui s’est changée en troupeau, en bergerie. Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. C’est pourquoi on est dans cet espace immense comme dans une maison qui vous accueille sans vous enfermer ». Ceci sur la page de droite, alors qu’une aquarelle non datée évoque, sur la page de gauche, un champ de lavandes en hiver d’une infinie douceur.
    Et l’on note alors que les Paysages avec figures absentes de Philippe Jaccottet, sans aucune concertation, trouvent chez Italo De Grandi leurs équivalents dénués de toute présence humaine ou animale, pour dire non le vide mais la plénitude silencieuse de ce qu’un philosophe appelle la « clairière de l’être ». Cela pourrait être vague, voire évanescent dans l’épure, alors qu’au contraire « tout tient ensemble par des nœuds de pierre »…
    Ailleurs, plus directement complice, le poète évoque son ami peintre en soulignant sa part d’ombre rêveuse : «Il allait et venait dans nos parages sans faire de bruit comme dans une patrie retrouvée, avec (…) la mélancolie de qui n'ignore plus combien tout bonheur humain, toute saison claire, tous nos « asiles d’un instant »(pour parler japonais) sont fragiles. Cette mélancolie, je crois qu’elle transparaît aussi dans son œuvre, si tranquille qu’elle semble ; mais elle n’en met pas l’équilibre en danger ».
    De fait, l’équilibre, la sereine mesure, la calme évidence rappelant les paysages « italiens » de Corot ou les maîtres toscans qui l’ont marqué, émanent des aquarelles d’Italo De Grandi dont la touche délicate et les tons accordés comme en sourdine se donnent sans dessin visible et donc sans repentir…
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    Comme une antique "société des êtres"...
    Parler alors de « société des êtres », au sens où l’entendait Baudelaire pour la distinguer de la société des fonctions ou des pouvoirs, conviendrait le mieux à l’approche des liens humains et de l’état d’esprit que cristallise ici le nom de Grignan, mais gardons-nous d’en faire un mythe. Philippe Jaccottet se défie lui-même des emblèmes de tourisme littéraire ou de publicité que pourraient signifier le château et la marquise, et rien chez lui du chef d’école.
    Du moins Grignan et ses alentours ont-ils bel et bien « parlé » à quelques-uns qui ont su les évoquer avec justesse, comme il en va des quelques commentateurs réunis par les frères De Grandi dans le catalogue, tous dans le même esprit et sans jargon ni pédanterie: Françoise Jaunin pour célébrer la « lumière avant toute chose » des aquarelles d’Italo et en distinguer l’élégiaque sérénité de la contemplation plus inquiète de Jaccottet, et sa parenté avec les peintres du silence à la Morandi ; Christophe Gallaz pour insister sur les rapports profonds entretenus par l’artiste et le poète avec la terre environnante moins « idyllique » qu’on ne pourrait croire, marquée par « un combat permanent contre l’usure et la chute », et la probité de leurs démarches respectives loin de la société du spectacle et des convulsions de l’art dit contemporain ; Christophe Flubacher pour relier la part tellurique des choses - le végétal de l’yeuse ou des lavandes et le minéral millénairement marqué par les ammonites du pays drômois - à ce qui en émane de visible dans la peinture d’Italo, dont Florian Rodari dit aussi, en détail, l’importance du geste artisanal et la capacité rare de l’artiste, bâtisseur de sa propre maison et qu’on voit, dans une petite vidéo, transformer un ange de papier en figure de cadran solaire martelée dans sa forge, «battue jusqu’à la vie »…
    La nature n’est pas la même dans le Jorat de Gustave Roud, le Valais de Maurice Chappaz ou la Drôme provençale où se sont retrouvés Philippe Jaccottet et Italo De Grandi, et pourtant comment ne pas voir la parenté de ceux-là et leur haute filiation ? Ainsi Pierre De Grandi, évoquant un nécessaire retour aux Anciens, nous fait-il penser à Théocrite et à Virgile quand nous nous rappelons la campagne perdue de Gustave Roud et celle de Maurice Chappaz, la terre sublimée de Philippe Jaccottet et les aquarelles intemporelles de son père – chacune de ces œuvres perpétuant une relation vive avec la beauté et le mystère de la nature, le visible et l’invisible que la poésie et l’art tentent de ressaisir avec leurs moyens éphémères ?
    Grignan. Italo De Grandi et Philippe Jaccottet. Exposition visible à L’Atelier de Grandi jusqu’au 29 octobre 2023, du jeudi au dimanche de 13h.30 à 18h. Corseaux/Vevey, chemin d’Entre-deux-villes 7.

  • Ceux qui ne font plus signe

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    Celui qui se fait oublier avec insistance / Celle qui s’est effacée sans laisser de traces nulle part / Ceux qui se sont éloignés quand vous vous êtes rapprochés de vos nouveaux voisins bohèmes / Celui dont vous pensiez qu’il vous fuyait alors qu’il était juste décédé / Celle qui prétend qu’elle t’a relancé plusieurs fois pour te faire croire que tu lui dois quelque chose / Ceux qui te disent qu’ils ont perdu ton adresse sans te demander de la leur rappeler / Celui qui estime qu’un mariage est une gêne pour l’amitié de deux mecs / Celle qui fait dire à ta sœur que son chien a peur du tien / Ceux qui reprochent aux Duchosal leur manque patent d’humour noir / Celui qui n’a jamais bien géré son relationnel affectif / Celle qui estime qu’un lien win-win peut s’établir entre tueuses / Ceux qui disent « tu oublies » à leur épouse tentée d’inviter l’aumonier de l’entreprise / Celui qui ose parler d’entretien de débauche à la sans-emploi sexy / Celle qui a rangé les photos de ses amitiés passées dans un carton dont elle ne sait plus où il est « si ça se trouve » / Ceux qui ne se demandent même pas ce vous êtes devenus ni vous non plus, etc.
    Image: Lady L.

     

     

     

     

     

  • Commune présence

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    Mais qu’avons-nous fait à la vie
    pour que, comme une brute,
    elle ait osé nous séparer ?
    Hélas nous étions nés...
     
    Cependant ni vos dieux méchants,
    lumineux ou moroses
    à vrai dire ne nous en imposent,
    tant nous restons vivants...
     
    Ouvrant les yeux c’est par les tiens
    que je vois ce matin
    le monde alentour agrandi
    par la mélancolie...
     
    (Peinture: Lucia K.)

  • Pas une minute à perdre

     
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    (Pour Jules Supervielle)
     
    Je regarde le Temps passer
    avec sa clope au bec,
    il est hirsute et mal peigné,
    il a l’air distrait;
    se souvient-il d’où il venait
    quand il est apparu
    au premier jour du calendrier,
    et sait-il distinguer
    l’année chinoise du jour d’après ?
    Pour le moment il passe
    et se dépasse à l’avenant
    au défi de l’impasse...
     
    La durée est imprévisible:
    on la dit capricieuse,
    les enfants n’en voient pas la fin,
    et quant au vieux Berbère
    il n’y voit que du vent
    dans le nuage du désert;
    elle non plus ne saurait pas dire
    ce que contient son sac à main:
    elle pose pour un photographe,
    elle agrafe son bas
    à l’aile d’un oiseau passant
    par ici ou par là -
    elle n’en fait toujours qu’à sa guise
    qui n’est que de durer...
     
    Les heures auront tourné dans la cour
    à la poursuite des minutes,
    en attendant la chute
    des secondes en fines averses,
    et le temps que la durée verse
    ses caresses légères
    de lumière sur nos visages,
    comme un âge a passé...
     
    Dessin: M.C. Escher.

  • Le chaman au dépotoir

     

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    En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre. 


    C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
    Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?

    En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
    Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
    medium_Ceronetti.jpgDe son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

    littérature

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

    littérature

    Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    littérature
    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

    Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.

     

  • Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Oeuvre

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    Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes - Journal de plus de 1200 pages - est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau !
     
    L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être ; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…
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    Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un « cher confident » à la manière confinée du cher Amiel se rêvant, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude - tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.
    Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours ! - sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperoles…
    La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front ? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti - toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan -, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud : c’est cette santé et cette beauté…
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    Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 17: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange»…
    De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours : c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave : «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...
    Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.
    à papa et à maman Gustave Roud».
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    Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans - il y en aura tout le temps: «Qu'importe ! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux ) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».
     
    Comme un itinéraire fléché...
    Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Oeuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nui des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains e vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations - jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles : « Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…
    Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud - notamment par les deux volumes des Écrits du même bleu céleste parus chez Mermod - , cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.
    Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Oeuvres poétiques. Évoquant « un lyrisme qui intègre tout », Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisations paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.
    Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique - et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible « dans les faits » et glorifié : « Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée »...
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    À ce propos, passant d’un journal intime « intégral » à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais « explicite ». Par ailleurs, l’amour « qui n’ose dire son nom » n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.
    S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.
     
    Requiem, ou la mort transfigurée…
    C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.
    S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur : « Sans trêve, quotidiennement, j’interroge ».
    Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: « Comme tu les aimais ! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies ? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué ?
    Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…
     
    Gustave Roud. Œuvres complètes, publiées sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti. 1. Œuvres poétiques. 2. Traductions. 3. Journal. 4. Critique. Editions Zoé, 2022. 4031p.

  • Rondeau de l'aronde

     
     
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    Chacun sa façon de prier:
    moi c’est en chantonnant
    du matin jusqu’au soir,
    parfois même en me prenant pour
    un ténor extra en devoir
    de louer l'Éternel,
    et comme à ses oiseaux
    comme au bienheureux Francesco
    un silence divin
    répond du tréfonds de ce Rien
    ou disons : presque rien,
    nous éclairant de sa chandelle...
     
    Quand brillaient encore les étoiles
    au ciel de tous nos âges
    et que les anges dans leurs voiles,
    à l’unisson joyeux,
    nous enchantaient de bel canto
    ou du blues malchanceux
    des affligés du vieux rafiot,
    c’était un chant sacré
    qui nous venait du plus profond
    de nos cœurs désarmés
    où celle qu’on dit l’âme
    titube et par moments chancelle
    avant de relancer son chant
    d’imbécile hirondelle...
     
    Peinture: Matisse

  • Amico dandillero

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    Le Temps accordé (2023)
     
    Ce mardi 25 juillet. - Il n’est pas sept heures du matin et je me réjouis déjà, comme un enfant qui va retrouver son poney au paddock, de rejoindre ce midi mon ami Gérard alias Sylvoisal de retour de Sardaigne où il a passé dix jours heureux (m’a-t-il dit brièvement au téléphone) avec son amie et, si j’ai bien compris, le petit-fils dé celle-ci auquel il a dédié un merveilleux recueil de poèmes.
    La poésie plutôt classique de Sylvoisal, parfois un peu trop élégamment rhétorique à la française, ne me touche pas toujours - ou alors un ou deux vers ici et là -, mais les poèmes évoquant le petit garçon se distinguent par leur musicalité et leur pureté ingénue qui rappelle quel enfant est resté mon ami sous ses aspects de vieil oncle rentier depuis son adolescence.
     
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    Mon plus vieil et délicieux ami est aussi l’être le plus singulier que j’aurai fréquenté de notre vivant, le plus élégant à l’ancienne même en été dans ses shorts de curiste anglais et même s’il ne porte plus guère ses costumes de dandy griffés Gucci ou Pucci comme il y a cinquante ans quand nous avons fait connaissance chez Dimitri dans la maison sous les arbres - donc cinquante ans d’amitié sans nous tutoyer...
    Je me dis souvent que je devrais faire un vrai beau portrait de cet extraordinaire personnage comme sorti d’un roman de Firbank, qu’il a traduit, ou des mondes d’Ivy Compton-Burnett, qu’il a également traduite, et de Chesterton auquel il a consacré un essai sous son vrai nom et avec lequel je l’imagine en conversation - l’énorme et le tout délicat, l’éléphant et le héron subtil - deux angéliques créatures du seigneur au même humour impayable.
    Dire les merveilles que sont les au moins quinze derniers livres de Sylvoisal, trop d’entre eux publiés a compte d’auteur alors qu’ils surclassent de haut la camelote actuelle, mais le dire où a part mes chroniques ? Et qui s’en soucie, à commencer par lui-même ?
    Tout à l’heure je lui parlerai de mes nouveaux amis De G. avec lesquels je le vois très bien s’entendre, lui et eux vestiges de la même société civilisée et très libre d’esprit comme on n’en fait plus malgré le soin jaloux avec lequel nous entretenons le moral de nos petits enfants...
    (Soir) - Une fois de plus, avec le Margrave, comme je l’ai surnommé dans mon premier livre, et que j’ai retrouvé carrément barbu tellement il était mal rasé de plusieurs jours , nous avons choisi, malgré le temps gris et le vent froid, le Major de Bourg en Lavaux dont la serveuse sénégalaise nous a accueilli avec un si radieux sourire que je lui ai balancé comme ça qu’elle était de plus en plus belle avant de me reprendre - non mais je sais que ça ne se dit plus vu que ça passe pour du harcèlement, et elle de me remercier et de remarquer qu’on ne peut plus rien dire mais qu’on n’en a rien à fiche...
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    Sur quoi nous passons trois heures avec nos tartares de saumon arrosés de cuvée du Docteur, puis avec nos boules de glace stracciatella, à parler de tout ce qui nous vient pêle-mêle, et d’abord d’À bout de souffle de Godard que j’ai revu hier soir et dont l’affectation de désinvolture m’a paru beaucoup plus artificielle que naguère et bien exagérée l’appellation de chef-d’œuvre révolutionnant le cinéma même si l’écriture, le montage, la (non) direction d’acteur, la densité physique de ceux-ci à l’écran, la patte formidable du chef-op, la tonalité de tout ça avaient de quoi faire sensation il y a soixante ans de ça, et le film a un charme canaille d’époque et rien de la jobardise idéologique d’une horreur comme La Chinoise, mais nous sommes tombés d’accord pour préférer les vrais films noirs américains , puis nous avons parlé de son séjour en Sardaigne et du petit garçon dont j’ignorais que les qualités rares découlaient d’une fragilité de naissance persistante, de Jouhandeau et de sa terrible Élise et de ses écrits homoérotiques hilarants, de mes nouveaux amis et de l’expo actuelle des œuvres d’Italo De Grandi et des textes de Jaccottet, ou encore de la difficulté d’un type de nos âges d’entretenir une amitié réelle avec un jeune homme - sans parler évidemment de relations pédérastiques - faute , à justement souligné mon compère, de pouvoir s’entendre d’égal à égal...
     
    °°°
     
    Très ému ce soir d’entendre le témoignage, à l’émission Forum, d’une femme dont le toit de la maison a été soufflé hier par la terrifiante tempête qui s’est abattue sur La Chaux-de-Fonds et les hauteurs jurassiennes et dont le petit garçon a failli y rester, qui pleurait et relativisait les choses avec une sorte de lucidité courageuse en disant comme ça que ce n’est quand même pas la guerre et qu’on va s’en remettre avec l’aide de tout le monde - tout ce que j’aime chez les braves gens...

  • Petite musique de nuit

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    Les animaux de compagnie
    se sentent parfois seuls:
    le chat sur le piano transi,
    le petit épagneul,
    l’oiseau dans sa jolie nacelle,
    les poissons colorés -
    tous se demandent enfin:
    mais où sont donc passés
    les habitants de la maison
    du sommeil musicien ?
    Le garçon qui sentait si bon,
    jouant des sonatines,
    la femme aveugle aux genoux ronds
    débitant ses comptines,
    et leurs invités aux goûters
    de minuit sous la lune
    dans l’air au goût d’alcool de prune...
     
    Ceux qui savaient bien caresser,
    ceux qui jamais n’auraient levé
    ni le fouet ni la voix;
    ceux qui de leur archet
    tiraient de douces élégies;
    celles aux vocalises
    légères et gracieuses...
     
    Les animaux sont au abois:
    mais où est donc la mélodie
    de nos amis aux yeux fermés
    qui nous faisaient rêver ?
     
    Peinture: Vermeer, Le concert.

  • Un dimanche de la vie

     
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    (Le Temps accordé, 2023)
    Ce dimanche 23 juillet. – Ce jour du Seigneur, selon l’expression locale et mondiale, et même en période de vacances inactives, est une enclave temporelle propice à la perception du global, fût-ce sous le ciel encore gris de ce matin qui suggère, plus que l’ouverture à l’immense et au vertigineux cosmique, la protection d’un plafond de maison paisible, loin des tracas et des fracas.
    Hegel parle quelque part du « dimanche de la vie », à propos d’une image débonnaire tirée de la peinture hollandaise, et c’est à ce genre de clairière que j’aspire à revenir malgré le bruit et la fureur du monde – mes lectures d’hier soir relatives au désastre ukrainien présent et plus encore à venir - , mais hier soir aussi je me sentais plein de reconnaissance devant les bacs de fleurs nouvelles arrangées par notre fée S. à main verte, au milieu desquelles paradaient les Edelweiss à la « noble blancheur », images s’il en fût de l’immanente perfection semblable à celle des petits enfants et des insectes qui nous survivront en cas d’hiver nuclaire, ainsi que me le disait, au téléphone, le vieux marcheur du désert Théodore Monod à quelques mois de sa mort à un âge canonique – défi sémantique pour un increvable pacifiste...
     
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    DES AFFECTS. – Le chien Oblomov ne parle pas, mais il manifeste son impatience de sortir en geignant à répétition, puis, sans réponse du gouvernement, en se levant sur ses pattes de devant jusqu’à hurler quasi « à la mort » au dam non moins furieux du maître des lieux, et c’est un affect au sens où l’entendait le docte Spinoza, risquant de provoquer cet autre affect que serait mon improbable rouée de coups. Or nous en sommes là, en armistice « familial », sans le déchaînement des hybris nationaux et transcontinentaux menaçant d’aboutir à la guerre des mondes – donc j’ouvre la porte au chien trottinant bas au motif de son arrière-train défaillant de sujet de douze ans et des bricoles…
     
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    DEVANT LA NATURE. - Mon pauvre ami D. (je note « pauvre » à cause de sa mort affreuse, après une fin de vie non moins triste) reprochait aux poètes romands (il visait surtout Gustave Rod, Philippe Jaccottet et quelques épigones) ce qu’il qualifiait de « fuite dans la nature », et je me rappelle l’agacement véhément qu’il manifesta à la vue splendide des « géants des Alpes » qu’on découvre du plateau de Montana où il se trouvait en bref séjour obligé avec son épouse et leur petite fille, comme enragé par cette beauté panoramique (laquelle avait faire dire à Schopenhauer que « das Leben ist kein Panorama », ou quelque chose comme ça), et moi je souriais car je savais que cette colère affectée avait un autre motif (D. fulminait de ne pouvoir travailler à ses affaires) alors que je l’avais vu, en d’autres circonstances, s’émerveiller à la traversée de la Côte d’or en gloire de fin mai, sur la route de Paris – tels étant les affects contradictoires de la créature humaine sortie de la nature à ses risques et périls, avant de la dominer, de la piller et de la détruire…
     
    CE QUE NOUS DISONS QUE DIT LE CIEL. – Je reprends, ce matin, comme au bord du ciel (le balcon de La Désirade se prête à la métaphore un peu pompeuse), la lecture de mon penseur vivant de prédilection (l’autre, René Girard, nous ayant quittés il y a quelques années), en la personne de Peter Sloterdijk dont le dernier essai – formidable d’érudition et d’intuitions fécondes - , intitulé Faire parler le ciel, cristallise la nébuleuse de mes propres réflexions en la matière depuis mes seize ou dix-huit ans, et qu’oriente sa première phrase : « Le lien établi entre les conceptions du monde des dieux et la poésie est aussi ancien que la tradition des premiers temps de l’Europe ; mieux, elle remonte jusqu’aux plus anciennes sources écrites des civilisations du monde entier »...
    Or on a bien lu « écrites », vu que le ciel est censé nous parler en dictée, et le terme de poésie est à prendre, précise l’héroïque traducteur Olivier Mannoni, au sens allemand goethéen de Dichtung, incluant l’idée de création, de composition littéraire et de fiction qui fait de Proust et de Bernanos, de Claudel et de Rimbaud, des poètes plus ou moins comparables – car tout ne l’est pas vraiment en vérité - aux « théopoètes » à la manière de Jean l’évangéliste et autres visionnaires du sacré…

  • Des anges passent

     
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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce samedi 22 juillet - Oblomov dort en boule à côté de son maître. Oblomov est le nom que je donnerai désormais à notre cher Snoopy dans mes autofictions matinales, et je suis donc le maître, encore couché dans mon king size de jeune veuf (deux ans de veuvage c’est encore jeune) à ne cesser de penser à Lady L. alors que je reçois, par WhatsApp, le selfie du petit Quintet de notre deuxième fille et des siens posant dans les eaux de la mer d’Andaman, tout en achevant la lecture de L’immortalité de Milan Kundera où l’on voit l’image de Paul se refléter vingt-sept fois dans les miroirs environnants...
    Oblomov, le personnage du roman de Gontcharov, est le poisson-lune de la littérature russe, en somme la part asiatique affalée de notre âme européenne d’avant les Grecs, en lequel on voit le parangon de la paresse improductive - Lénine le taxait de koulak parasite - alors que sa rêverie est aussi innocente que le sommeil de mon chien en boule, pour ainsi dire angélique...
    A propos d’anges, qui n’ont rien à voir avec ceux de Kundera - du genre intellectuels évanescents et autres militants énervés -, je reçois ce matin, par Messenger, et que m’envoie un compère de Facebook, la repro d’un tableau symboliste signé Carlos Schwabe, disciple du Sâr Péladan, représentant une ribambelle de ces créatures diaphanes sortant d’un clocher pour se rendre Dieu sait où...
    J’aime beaucoup cette expression « Dieu sait » dont tout le monde use, jusqu’aux plus mornes, aux plus ternes athées.
    Lorsque je me suis aperçu que tous les personnages de mon roman à paraître, Les Tours d’illusion, étaient des anges, sans rien de commun pourtant avec les personnages épinglés par Kundera, je me suis demandé d’où ça me venait et en ai conclu in petto « Dieu sait », surtout à propos du jeune Tadzio, fils de la Polonaise Ewa débarquée en Ukraine, et de la vieille Olga revenue de tout et semblant avec Jocelyn - projection de mon vieil ami Gérard - une petite fille jouant au mikado avec un dandy délicat de sept ans... Quant à savoir si le chien Oblomov rêve : Dieu sait !
    L’immortalité de Kundera commence et finit au bord d’une piscine. Faut-il y voir une symbolique spiritualisante à la Péladan, genre eau lustrale d’avant et après, transit et purification au fitness paramystique ? Mais non: l’ironie tchèque est plutôt pagaille païenne à la Stravinski que fusion théosophique wagnérienne, et la raillerie d’Avenarius à propos de la formule d’Aragon selon lequel «la femme est l’avenir de l’homme», qui lui fait se demander si les hommes vont devenir des femmes, conserve son pesant de comique trente-trois ans avant les variations actuelles sur le genre qui nous font imaginer une Elsa bottée fouettant cette fiote de Louison...
     
    Peinture: Carlos Schwabe. Cloches du soir, 1891.

  • Jouvence des vieux amis

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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce mercredi 19 juillet. - Dans le jardin des De G., dont la piscine à la transparence gris bleuté vert tendre des eaux des Cyclades de ton souvenir, vous évoquez le grand trip de Bouvier et Madame raconte leur propre virée à Delos (sans un touriste à l’époque, vous l’avez vécu comme nous…), quand les pêcheurs de retour au port dansaient entre eux sans risquer de se retrouver sur Instagram, et moi je me rappelle Santorin en 1972, donc à peu près dix ans après leur voyage, quand ça a commencé de se gâter à Mykonos et que nous lisions La vie est ailleurs à poil dans les criques.
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    Le docteur De G. m’explique qu’il n’a jamais cessé de lire malgré les horaires de dingue de toutes ses années d’études puis de pratique médicale, et je lui sors la même remarque que j’avais faite au Kundera quinquagénaire de notre rencontre parisienne, en 1984 : que le chirurgien a ça de commun avec le musicien d’orchestre qu’il ne peut pas tricher – mais le Doc me reprend : j’en ai vu qui trichaient ! Après quoi je me dis que nous restons fringants d’esprit malgré trois vies de chiens – à peu près le temps de ma vie partagée avec Lady L. - depuis l’époque de La Plaisanterie que mes camarades progressistes disaient déjà « idéologiquement suspect ».
    «La triche c’est çà, me dit alors le vieux toubib : c’est l’idéologie, et là vous avez raison, pas moyen d'y souscrire ni en chirurgie ni en musique »…
     
    Ce vendredi 21 juillet. – Le début de cette semaine a été marqué par ma rencontre de Pierre et Elisabeth De Grandi, dans le jardin de leur belle demeure de Préverenges, quasiment au bord du lac, et me voici lisant Casimir ou la vie derrière soi, le livre que m’a offert le vieux docteur, constituant le journal fictif de son double de 88 ans dont je reconnais immédiatement la voix – sa voix d’octogénaire cancéreux modulée par son dernier ouvrage, Sursis, dont j’ai tiré une chronique et qui nous vaut cette rencontre aussi belle et bonne que tardive.
     
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    Cela commence en parodie proustienne par un début de balade matinale rêveuse (« Longtemps je me suis levé de bonne heure pour m’en aller sur les sentiers qui longent la rive du lac ») et tout de suite je me suis retrouvé, presque mot à mot, dans la réflexion de Kundera sur l’immortalité, au 4 janvier de l’année que dure ce journal fictif : « Les morts survivent dans le cœur de ceux qui les aiment. C’est là que se trouve le paradis, qui n’a donc rien d’éternel puisqu’il ne durera que tant que dureront nos proches. Seuls quelques créateurs passent dans le cœur de générations qui ne les ont pas connus ». Ce qui me rappelle l’autre chronique, consacrée à Jette ton pain d’Alice Rivaz, que j’ai publiée en 1982 dans La Liberté et exhumée hier soir sur Facebook, ma façon de relancer l’immortalité de l’increvable romancière décédée à 97 ans…
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    Ce matin, c’est cependant avec la lecture d’un opuscule de Marcel Jouhandeau, autre « immortel » largement oublié ou méconnu par nos contenporains, que j’alterne celle du livre que m’a offert Pierre De G., intitulé Nouvelles images de Paris, suivies de Remarques sur les visages (Paris, 1956) dont l’excès somptueux de littérature contraste avec la concision volontairemeent ras-terre du (faux) journal de Casimir.
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    Cela étant, cette phrase de celui-ci pourrait être signée par l’autre « divin » Marcel avec lequel j’ai correspondu quelque temps au début de ma vingtaine : « Plus je regarde, moins je souhaite comprendre et plus je préfère ressentitr la beauté du monde qui fait naître le chant muet de la contemplation »…
    Je ne sais plus quel sage disait qu’une journée n’était pas perdue, où l’on s’est fait un nouvel ami, et lundi soir la confirmation m’en a été donnée, par un mot reconnaissant du bon docteur, après une après-midi de parfaite connivence, tant avec sa douce épouse qu’avec lui.
    Aussi quel bonheur de voir passer, dans ce jardin m’évoquant le paradis immanent de Kundera, ce magnifique Indien en calosse de bain, corps de bronze et regard ardent, accompagné de sa petite fille d’une dizaine d'années – le fils adoptif, violoniste et prof de musique, et la petite-fille de mes hôtes, avec lesquels, dernier enchantement, nous parcourons la véritable galerie de peinture de leur grand salon où jouxtent les toiles, huiles et aquarelles, du père et de l’oncle Italo et Vincent De Grandi, vieux amis eux-mêmes de Philippe Jaccottet et derniers représentants d’une société en voie de disparition – mais quelle jeunesse dans l’art de ces deux frangins !
     
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  • Élégie matinale

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    (Ce matin gris, sans L.)
     
    L’absence est une solitude
    qui s’apprend lentement :
    on ne gravit pas le silence
    sans écouter le temps…
     
    Les années vives ne sont plus,
    murmurait l’esseulé
    que la tristesse aura reclus
    dans sa mélancolie…
     
    Mais ce matin sa mélodie
    te revient en douceur,
    le silence au-delà du bruit,
    vos battements de cœur…
     
    Vous aimiez retrouver la mer,
    vous vous taisiez alors,
    et voici revenir l’aurore
    de vos joies éphémères…
     
    Peinture: Floristella Stephani, Ostende.

  • Also sprach Hölderlin

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    Le tumulte et le sang des fleuves...
    Ton jeune corps lancé
    au rebond souple des gazelles,
    pur esprit du ressort
    qui donne à ton seul mouvement
    la grâce de l’animal...
     
    Ne te retourne pas !
     
    La félicité la plus haute
    que l’Unité résume
    découle aussi du bond
    d’un premier chant de solitude
    élancé vers le ciel
    et ses échos en multitudes
    où le temps et l’espace
    se fondent en incertitude...
     
    Ne sois plus sûr de rien !
     
    Le vieux poète un peu foldingue
    en sa dernière tour
    s’exalte et se griffe au sang vif:
    l’Apollon de Tubingue
    parle en langue comme un prophète,
    ou la donnant au chat
    paraissant d’une folle fête
    faute d’être écoutée...
    C’est un grand langage oublié
    qui ressurgit parfois,
    en bribes ou en éclats d’éclairs -
     
    Écoute mieux en toi !
     
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  • Contre les maquereaux de la putain de guerre et les médiamensonges

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    Paix-Preying-for-Peace-800x580.jpegLe public américain a été escroqué, une fois de plus, pour déverser des milliards dans une autre guerre sans fin.

    par Chris Hedges

    Le scénario que les proxénètes de la guerre utilisent pour nous entraîner dans un fiasco militaire après l’autre, notamment au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et aujourd’hui en Ukraine, ne change pas. La liberté et la démocratie sont menacées. Le mal doit être vaincu. Les droits de l’homme doivent être protégés. Le sort de l’Europe et de l’OTAN, ainsi que celui d’un “ordre international fondé sur des règles”, est en jeu. La victoire est assurée.

    Les résultats sont les mêmes. Les justifications et les récits sont démasqués comme des mensonges. Les pronostics optimistes sont faux. Ceux au nom desquels nous sommes censés nous battre sont aussi vénaux que ceux que nous combattons.

    L’invasion russe de l’Ukraine a été un crime de guerre, même si elle a été provoquée par l’expansion de l’OTAN et par le soutien apporté par les États-Unis au coup d’État du “Maïdan” de 2014, qui a chassé le président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch.

    M. Ianoukovitch souhaitait une intégration économique avec l’Union européenne, mais pas au détriment des liens économiques et politiques avec la Russie. La guerre ne sera résolue que par des négociations permettant aux Russes ethniques d’Ukraine de bénéficier d’une autonomie et de la protection de Moscou, ainsi que de la neutralité de l’Ukraine, ce qui signifie que le pays ne peut pas adhérer à l’OTAN.

    Plus ces négociations seront retardées, plus les Ukrainiens souffriront et mourront. Leurs villes et leurs infrastructures continueront d’être réduites en ruines.

    Mais cette guerre par procuration en Ukraine est conçue pour servir les intérêts des États-Unis. Elle enrichit les fabricants d’armes, affaiblit l’armée russe et isole la Russie de l’Europe. Ce qui arrive à l’Ukraine n’a aucune importance.

    “Premièrement, équiper nos amis en première ligne pour qu’ils puissent se défendre est un moyen bien moins coûteux – en dollars et en vies américaines – de réduire la capacité de la Russie à menacer les États-Unis”, a admis le chef des Républicains du Sénat, Mitch McConnell.

    “Deuxièmement, la défense efficace du territoire ukrainien nous enseigne comment améliorer les défenses des partenaires menacés par la Chine. Il n’est pas surprenant que les hauts fonctionnaires taïwanais soutiennent autant les efforts déployés pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.

    Troisièmement, la plupart des fonds alloués à l’assistance à la sécurité de l’Ukraine ne vont pas à l’Ukraine. Il est investi dans l’industrie américaine de la défense. Il finance de nouvelles armes et munitions pour les forces armées américaines afin de remplacer le matériel plus ancien que nous avons fourni à l’Ukraine”.

    Soyons clairs : cette aide signifie plus d’emplois pour les travailleurs américains et des armes plus récentes pour les militaires américains”.

    Une fois que la vérité sur ces guerres sans fin pénètre dans la conscience publique, les médias, qui encouragent servilement ces conflits, réduisent considérablement leur couverture. Les débâcles militaires, comme en Irak et en Afghanistan, se poursuivent dans l’ombre. Lorsque les États-Unis concèdent la défaite, la plupart des gens se souviennent à peine que ces guerres sont menées.

    Les souteneurs de la guerre qui orchestrent ces fiascos militaires migrent d’une administration à l’autre. Entre deux postes, ils s’installent dans des groupes de réflexion – Project for the New American Century, American Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, Institute for the Study of War, The Atlantic Council et The Brookings Institution – financés par des entreprises et l’industrie de la guerre.

    Une fois que la guerre en Ukraine aura atteint sa conclusion inévitable, ces Dr. Strangeloves chercheront à déclencher une guerre avec la Chine. La marine et l’armée américaines menacent déjà la Chine et l’encerclent. Que Dieu nous vienne en aide si nous ne les arrêtons pas.

    La rhétorique d’un vieux livre de recettes

    Ces proxénètes de la guerre entraînent les Américains dans un conflit après l’autre avec des récits flatteurs qui présentent les États-Unis comme le sauveur du monde.

    Ils n’ont même pas besoin d’être innovants. La rhétorique est tirée de l’ancien manuel de jeu. Les Américains avalent naïvement l’appât et embrassent le drapeau – cette fois-ci bleu et jaune – pour devenir des agents involontaires de notre auto-immolation.

    La question de savoir si ces guerres sont rationnelles ou prudentes n’a plus d’importance, du moins pour les souteneurs de la guerre. L’industrie de la guerre se métastase dans les entrailles de l’empire américain pour le vider de l’intérieur. Les États-Unis sont vilipendés à l’étranger, croulent sous les dettes, ont une classe ouvrière appauvrie et sont accablés par des infrastructures délabrées et des services sociaux de piètre qualité.

    L’armée russe n’était-elle pas censée s’effondrer il y a plusieurs mois, en raison d’un moral en berne, d’un commandement médiocre, d’armes obsolètes, de désertions, d’un manque de munitions qui aurait contraint les soldats à se battre avec des pelles, et de graves pénuries d’approvisionnement ?

    Le président russe Vladimir Poutine n’était-il pas censé être chassé du pouvoir ? Les sanctions n’étaient-elles pas censées plonger le rouble dans une spirale mortelle ?

    La coupure du système bancaire russe de SWIFT, le système international de transfert de fonds, n’était-elle pas censée paralyser l’économie russe ? Comment se fait-il que les taux d’inflation en Europe et aux États-Unis soient plus élevés qu’en Russie malgré ces attaques contre l’économie russe ?

    Les quelque 150 milliards de dollars de matériel militaire sophistiqué et d’aide financière et humanitaire promis par les États-Unis, l’Union européenne et 11 autres pays n’étaient-ils pas censés inverser le cours de la guerre ?

    Comment se fait-il que près d’un tiers des chars fournis par l’Allemagne et les États-Unis aient été rapidement transformés en morceaux de métal carbonisés par les mines, l’artillerie, les armes antichars, les frappes aériennes et les missiles russes dès le début de la prétendue contre-offensive ?

    Cette dernière contre-offensive ukrainienne, connue à l’origine sous le nom d’ “offensive de printemps”, n’était-elle pas censée percer les lignes de front lourdement fortifiées de la Russie et reconquérir d’immenses pans de territoire ?

    Comment expliquer les dizaines de milliers de victimes militaires ukrainiennes et la conscription forcée de l’armée ukrainienne ? Même nos généraux à la retraite et nos anciens responsables de la C.I.A., du F.B.I., de la NSA et de la sécurité intérieure, qui servent d’analystes sur des chaînes telles que CNN et MSNBC, ne peuvent pas dire que l’offensive a réussi.

    Protéger la « démocratie »

    Qu’en est-il de la démocratie ukrainienne que nous nous efforçons de protéger ?

    Pourquoi le Parlement ukrainien a-t-il révoqué l’utilisation officielle des langues minoritaires, y compris le russe, trois jours après le coup d’État de 2014 ? Comment rationaliser les huit années de guerre contre les Russes ethniques dans la région du Donbass avant l’invasion russe de février 2022 ?

    Comment expliquer le meurtre de plus de 14 200 personnes et le déplacement de 1,5 million de personnes avant l’invasion russe de l’année dernière ?

    Comment défendre la décision du président Volodymyr Zelensky d’interdire 11 partis d’opposition, dont la Plate-forme d’opposition pour la vie, qui disposait de 10 % des sièges au Conseil suprême, le parlement monocaméral ukrainien, ainsi que le parti Shariy, Nashi, le bloc d’opposition, l’opposition de gauche, l’Union des forces de gauche, le parti d’État, le parti socialiste progressiste d’Ukraine, le parti socialiste d’Ukraine, le parti socialiste et le bloc Volodymyr Saldo ?

    Comment pouvons-nous accepter l’interdiction de ces partis d’opposition – dont beaucoup sont de gauche – alors que Zelensky permet aux fascistes des partis Svoboda et Secteur droit, ainsi qu’au Banderite Azov Battalion et à d’autres milices extrémistes, de prospérer ?

    Comment faire face aux purges anti-russes et aux arrestations de supposés “cinquièmes colonnes” qui balayent l’Ukraine, alors que 30 % des habitants de l’Ukraine sont russophones ?

    Comment répondre aux groupes néo-nazis soutenus par le gouvernement de Zelensky qui harcèlent et attaquent la communauté LGBT, la population rom, les manifestations antifascistes et menacent les membres du conseil municipal, les médias, les artistes et les étudiants étrangers ?

    Comment pouvons-nous approuver la décision des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de bloquer les négociations avec la Russie pour mettre fin à la guerre, alors que Kiev et Moscou sont apparemment sur le point de négocier un traité de paix ?

    En 1989, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, j’ai effectué un reportage en Europe centrale et orientale. Nous pensions que l’OTAN était devenue obsolète.

    Le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé des accords économiques et de sécurité avec Washington et l’Europe. Le secrétaire d’État James Baker de l’administration de Ronald Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont assuré à Gorbatchev que l’OTAN ne serait pas étendue au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée.

    Nous pensions naïvement que la fin de la guerre froide signifiait que la Russie, l’Europe et les États-Unis n’auraient plus à consacrer des ressources massives à leurs armées.

    Les soi-disant dividendes de la paix n’étaient toutefois qu’une chimère.

    Si la Russie ne voulait pas être l’ennemi, elle serait forcée de le devenir. Les souteneurs de la guerre ont recruté les anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN en présentant la Russie comme une menace.

    Les pays qui ont rejoint l’OTAN, à savoir la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont reconfiguré leurs armées, souvent grâce à des dizaines de millions de prêts occidentaux, pour les rendre compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN. Les fabricants d’armes ont ainsi réalisé des milliards de dollars de bénéfices.

     

    Après l’effondrement de l’Union soviétique, tout le monde a compris en Europe centrale et orientale que l’expansion de l’OTAN était inutile et constituait une dangereuse provocation. Elle n’avait aucun sens sur le plan géopolitique. Mais elle avait un sens commercial. La guerre est un business.

    Dans un câble diplomatique classifié – obtenu et publié par WikiLeaks – daté du 1er février 2008, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à la coopérative OTAN-Union européenne, au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement entendu que l’expansion de l’OTAN risque d’entraîner un conflit avec la Russie, en particulier au sujet de l’Ukraine.

    Non seulement la Russie perçoit un encerclement [par l’OTAN] et des efforts visant à saper l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité de la Russie“, peut-on lire dans le câble.

    Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe opposée à l’adhésion, ne conduisent à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, la guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. . . .”

    Dmitri Trenin, directeur adjoint du Centre Carnegie de Moscou, s’est dit préoccupé par le fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau d’émotion et de névralgie déclenché par sa quête d’adhésion à l’OTAN...”, peut-on lire dans le câble.

    “Le fait que l’appartenance à l’Union reste un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne a ouvert la voie à une intervention russe. M. Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments de l’establishment russe seraient encouragés à s’immiscer, ce qui stimulerait les États-Unis à encourager ouvertement les forces politiques opposées et laisserait les États-Unis et la Russie dans une position de confrontation classique“.

    L’invasion russe de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu si l’alliance occidentale avait honoré sa promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne et si l’Ukraine était restée neutre.

    Les souteneurs de la guerre connaissaient les conséquences potentielles de l’expansion de l’OTAN. La guerre, cependant, est leur unique vocation, même si elle conduit à un holocauste nucléaire avec la Russie ou la Chine.C’est l’industrie de la guerre, et non Poutine, qui est notre ennemi le plus dangereux...

     

  • Un magicien de l'insécurité

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    Unknown.jpegÀ propos de L’Immortalité de Milan Kundera, en janvier 1990.
     
    Cette nouvelle année de lecture commence merveilleusement, avec un grand livre: le meilleur, à notre goût, de Milan Kundera. Poursuivant les fugueuse variation romanesque sur quelques interrogations majeures qui tissent son œuvre, de La Plaisanterie à L’Insoutenable légèreté de l’être, en passant par Le Livre du rire et de l’oubli, notamment, le romancier atteint ici le sommet de son art avec une liberté d’invention qui aère l’extrême densité de son propos.
    Équilibrant admirablement ses idées et les sentiments de ses personnages, avec le mélange d’humour et de mélancolie qui lui est propre, Kundera, en héritier des Lumières, traverse les apparences de notre fin de siècle. Hâtez-vous de le lire lentement !
    On entre dans ce roman comme dans une sorte de palais de reflets tout plein d’échos et de résonance. Il semble à la fois qu’on y patine et qu’on y vole, mais ce n’est pas un rêve. Même si l’on sait que c’est un roman, aussitôt on n’y croit, et quoi que suivant le romancier comme un « cicerone » à la Fellini ou comme Hitchcock vous balançant un clin d’œil entre deux séquences, on marche comme un gosse à qui un conteur la bâillerai belle…
    Cela étant, Kundera se situe à l’opposé du « roman d’évasion », comme on dit. Bien plutôt, c’est un roman d’invasion que L’immortalité, qui nous fait plonger au cœur du réel. Qui sommes-nous en vérité dans le labyrinthe truffé de faux-semblants de la vie contemporaine ? À quoi tenons-nous vraiment ? Qu’est-ce que l’amour vrai ? Que restera-t-il en vérité de nos vies ? Telles sont les interrogations qui nourrissent ces pages à la fois denses et captivantes, échappant à la futilité autant qu’à l’intellectualisme jargonnant.
    Le roman, Kundera l’a toujours pratiqué comme une méditation poétique sur la vie, où les idées sont confrontés à l’expérience humaine. À l’opposé des romanciers à thèse, c’est un maître de la pensée incarnée. À la lumière de ses mises en scène, le moindre geste pèse parfois plus lourd qu’une opinion, exprimant notre être profond, notre « thème » dominant.
     
    Liberté prise
    Cela commence au bord de la piscine d’un club de gymnastique parisien, où l’auteur ferre son premier personnage, comme ça, mine de rien, parce que cette dame, à tel moment, a eu un geste qui l’a ému. Et de lui donner un nom, Agnès, et de lui prêter une vie qu’il lui reprendra cruellement en fin de roman, non sans enrichir son œuvre de l’un de ses plus beaux personnages féminins.
    De son chapeau à destins, le romancier fera surgir ensuite Paul et Laura, époux légitime et sœur d’Agnès, puis le polichinelle médiatique dans Laura s’est entichée Racer et l’amant secret mon secret d’Agnès – un peintre raté surnommé Rubens –, enfin cet étrange personnage qui dialogue avec Kundera au coin de plusieurs chapitres, dont le nom d’venarius davel Marius et les menées de joyeux terroriste évoque un redresseur de torts philosophique à la Chesterton.
    Ajoutez à ces quelques personnages contemporains ceux de Goethe et de Hemingway, qui ont quelques bonnes conversations dans l’au-delà, la brave femme du grand poète allemand et Bettina Brentano son encombrante groupie, et vous aurez la distribution presque complète de cette vaste conversation polyphonique où l’on saute d’un siècle à l’autre avec la même souplesse qu’on change de sujet ou d’atmosphère.
    Jamais, du point de vue littéraire, Kundera n’avait atteint un tel bonheur formel, sa composition tenant de la fugue et du montage labyrinthique à la Escher, avec les ruptures les plus savantes et mille reprises toutes naturelles d’apparence.
     
    Désillusionniste
    Dans une société saturée d’image – où l’ « imagologie » a remplacé les idéologies, à en croire Kundera – et d’opinions prêtes-à-porter, l’individu déraciné vit de plus en plus dupe de son reflet et des conventions sociales, sous les bannières brandies de l’anticonformisme. Mais il y a les rebelles, aussi. Refusant de se payer de mots, Agnès, que sa sœur Laura prétend froide, quitte l’illusoire harmonie conjugale, à la recherche des chemins écartés qu’ellle parcourait jadis avec son père, le seul homme qu’elle est vraiment aimé.
    De la même façon, Goethe repousse les avances exaltées de Bettina, obsédée par la volonté d’entrer dans l’Histoire à ses côtés. On reprochera plus tard à Goethe sa pusillanimité face à l’ardente égérie, mais Kundera, pour sa part, démystifie le pur amour de Bettina qui n’aime pas tant le poète que son propre amour égocentrique. Ainsi l’Homo sentimentalis a-t-il substitué, dans l’Europe courant des troubadours aux romantiques, via Cervantès, l’amour sublime à la tendresse quotidienne incarnée. Isolde figure l’amour idéal, parce qu’inatteignable, tandis que la femme de Goethe, qu’il préférait à Bettina, passe pour « saucisse » aux yeux de la postérité ; et Kundera de prêter à Goethe des propos très sages sur l’immortalité littéraire avant de lui permettre de retourner dormir et « savourer la volupté du non-être total »…
    L’ultime beauté
    Une fois encore, cependant, Milan Kundera ne nous enseigne pas de leçon. Développant une réflexion en continu sur l’identité de l’homme, sur la perte du sens de la réalité qui affecte nos contemporains, sur la soumission de l’homme à la machine et aux stéréotypes collectifs, ou sur la part de hasard et de liberté qui nous est accordée, il multiplie les interrogations quitte a bousculer les préjugés de ses personnages, tout en leur montrant une égale amitié. Laura et Bettina, pour exaltéées qu’elle soient, nous touchent ainsi, comme nous touche Rubens l’amant désabusé qui a cru que vivre intensément suffirait à combler ses aspirations. Lorsque Paul, en outre, ânonne à la suite d’Aragon que « la femme est l’avenir de l’homme », sans y croire à vrai dire, Kundera se garde de toute moquerie convenue. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer le manque d’humour de nos contemporains…
    « L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, fait-il dire au professeur Avenarius. Cette frontière, nous la voyons courir dans L’immortalité comme un fil d’or. Quant à l’humour de Milan Kundera, il nous fait mieux accepter un désespoir métaphysique que nous ne partageons pas forcément, et que pondère également la dernière image du livre, où il est question de « l’ultime trace, à peine visible, de la beauté ».
    Milan Kundera, L’immortalité, traduit du tchèque par Eva Bloch et revu par l’auteur. Éditions Gallimard, collection Du monde entier, 412 pages.
     
    (Article paru le 15 janvier 1990 dans le quotidien 24 Heures)

  • Écrire comme on respire

    littérature,poésie,journal intime
    Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie... 

    Peinture JLK: Toscane rêvée.