(Chronique des tribus )
1. En mémoire de l'Hidalgo
Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…
2. Le pull sport chic
Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…
La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…
Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…
3. À la chasse
Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...
Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...
Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »
4. La belle noyeuse
Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.
Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.
Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...
5. Sous le manteau
Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.
De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.
« Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».
Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?
6. Rire de bon cœur
S’ils s’étaient trouvés là tous les deux, découvrant ensemble la belle noyeuse, la sœur et le frère se fussent probablement esclaffés de concert, « non mais je rêve » aurait-elle dit, « non mais t’a vu les cygnes, là-bas, même eux se les gèlent », aurait-il renchéri, et sans trop s’attarder à faire les voyeurs ils se seraient serrés l’un contre l’autre comme de vieux mariés, sans cesser de se « fendre la malle », comme ils disaient en leur jeunesse sans apprêts, longeant le quai des Marines et continuant de persifler mais sans méchanceté, « ma foi y en a qui n’ont peur de rien », aurait-elle relevé, et lui : «qu’à espérer qu’elle ait quelqu’un pour la réchauffer ce soir », etc.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’un et l’autre, même persiflant, se seraient gaussés de la belle noyeuse en riant du même bon cœur que le frère suppose à l’instant à leurs aïeules, auxquelles la sentence du prince des poètes allemands, Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) tenait en somme lieu de philosophie plutôt débonnaire, à savoir : « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », autrement dit « À chaque mariole sa babiole », et leur père aurait opiné du chef, et le frère aîné du sous-chef, mais la mère n’aurait-elle pas, pour sa part, moralisé d’une façon plus tendue ?
Rire de bon cœur de l’extravagance est une chose, et l’esprit commun de leur famille, combinant un calvinisme tempéré du côté du père et le même genre de porosité humoristique possible, sous le couvert plus sévère des vieux-catholiques, chez la mère de leur mère, et de l’adventisme américain du Grossvater, de l’autre côté, l’autorisait sans qu’on se permît trop de rire de La Chose, comme on dit, plus délicate et plus inquiétante sans doute, en ces années encore corsetées dont la mère, plus que ses sœurs célibataires, éprouvait les élancements d’une façon paradoxalement plus insistante après avoir enfanté à quatre reprises…
« Mais tu penses que notre mère a été frustrée ? », avait demandé la sœur au frère l’autre soir, pendant la longue conversation qui avait suivi le transfert des fringues de l’Hidalgo, « et notre père », avait rétorqué le frère, « tu ne crois pas qu’il a été empêché quelque part ? »
Incidemment deux carnets, deux documents, deux fragments de récits de vie, adressés au frère par leurs père et mère, éclairent tant soit peu les antécédents personnels, plus ou moins en relations avec La Chose, s’agissant de deux tribus romande et alémanique où les turpitudes d’une partie de la parentèle, durement éprouvées par le père qu’aura dégoûté la débauche fainéante des certains oncles, d’un côté, et les échappées de l’étroite réalité rurale vers les lointains de l’hôtellerie mondiale, de l’autre, enrichissent la double chronique familiale de nuances sombres ou plus claires où le comique a aussi sa part - il faudra parler alors de l'Oncle Fabelhaft !
Photo sépia: la tribu alémanique en 1911.
7. Comme un sac de charbon !
Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…
La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...
« Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »
8. Déchirons la Vieille !
Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».
Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?
Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…
9. L'Art d'être grand-père
Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…
Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…
10. L'Abuelito de la chanson
Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,
Me lo decía mi abuelito,
me lo decía mi papá,
me lo dijeron muchas veces
y lo olvidaba muchas más...
Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…
Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…
Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…
Trabaja niño, no te pienses
que sin dinero vivirás.
Junta el esfuerzo y el ahorro
ábrete paso, ya verás,
como la vida te depara
buenos momentos, te alzarás
sobre los pobres y mezquinos
que no han sabido descollar…
Travaille mon enfant, ne pense pas
que sans argent tu vivras.
Combine efforts et économies
passe ton chemin, tu verras,
comment la vie t'apporte
de bons moments, tu verras
à propos des pauvres et des méchants
qu'ils n'ont pas su y faire...
11. Téléphonages
L’expression vient au frère de la Recherche proustienne, probablement dans Sodome et Gomorrhe, à l’évocation de la Grande Guerre obscurcissant le ciel de Paris, ou plus exactement l’animant dramatiquement avec des aéroplanes allemands suivis par les longs pinceaux lumineux de la défense aérienne, et dans les salons du faubourg Saint Germain les duchesses et les marquises, inquiètes de l’avancée stratégique des opérations à la fois terrestres et célestes, se répandent en longs téléphonages – et la sœur avoue qu’elle n’a jamais supporté les trop longues phrases de Proust, mais l’image des élégantes de la haute qui se posent en expertes militaires la ravit, et plus encore quand son frère lui révèle que la guerre, alors, a été l’occasion de lancer déjà de nouvelles modes vestimentaire parisiennes, comme aujourd’hui le treillis Sonia Rykiel ou la tenue d’assaut Dolce Gabbana…
Le frère fait cependant attention, dans ses téléphonages, de ne pas interrompre les activités diurnes ou nocturnes de son hermana grande, soit le matin quand elle procède à ses exercices de yoga ou de stretching suédois, soit le soir quand elle se retrouve seule devant son écran King Size à regarder l’une ou l’autres des séries multinationales dont ils se refilent les titres préférentiels.
Hier c’était le tendre One Day, pour elle et, ce soir, pour lui, c’est ce film norvégien qui le scotche, évoquant la résistance antinazie des jeunes rebelles d’Oslo au temps de la Collaboration dont le jeune rebelle, aujourd’hui vieux birbe de mémoire, apparaît aux kids d’aujourd’hui – il leur parle dans une université quelconque - comme une image du parfait héros à la dégaine la plus ordinaire.
Le père téléphone à sa fille aînée qui revient de Toscane, à sa fille puînée qui revient de skier avec ses jeunes gens, à son ami le Marquis revenu hier soir de Paris où il gère ses affaires de rentier, , à l’oiseleur son autre compère de tant d’années; de son côté la sœur aînée prend des nouvelles de sa puînée par WhatsApp; le frère se rappelle ses interminables téléphonages avec tel ami mort en telle année et avec tel autre, se rappelle aussi ses notes de téléphone de ces temps passés et se dit qu’avec Whatsapp il n'y a plus de distance ni de dépense exagérée; mais quoi, la vie n’est elle pas exagération par définition, en tout cas c’est ce que dira tout à l’heure le frère à sa sœur en son prochain téléphonage : qu’il y a trop de tout, que c'est too much et que c’est « trop bien » comme s'exclame le petit-fils Angelito resté là-bas auprès de son abuelita, et caetera.
12. Secrets de famille
Il n’y a pas eu chez les nôtres trop d’incestes à ma connaissance, mais peut-être en sais-tu plus que moi, dis-moi ? demande ce matin le frère à la sœur après lui avoir balancé, via Whatsapp, les contrerimes qui lui sont venues à l’éveil, par ciel de traîne ne le pressant pas de se lever, en sept minutes chrono et sans correction :
Ce que la nuit dit au silence
Le secret fait baisser les voix,
et l’on voit les regards
se détourner - on préfère ne pas savoir;
je vous le dis tout bas,
murmure une voix là-bas,
et la rumeur comme une vague
remontée de l’aigreur
se répand en laideurs…
Vous ne savez rien de mes jours,
dit la la nuit au silence,
son vieil ami dont la décence
infiniment sourit
aux paisibles tant qu’aux ardents,
le sourire et le feu
se liguant volontiers en nous
pour faire pièce aux méchants
faussaires de vérités qui blessent…
Les jours ne veulent rien savoir:
ce sont de trop vieux sages
pour se repaître encore d’images
aux écrans avilis
par toute les simulations -
venez à nous gentils enfants
des secrets bien gardés,
et tout vous sera révélé…
Et la sœur apprécie , qui lui a fait l’autre soir cadeau d’un recueil de poèmes d’un certain Alfonso Lantero, dans lequel il est question de silence justement - Este silencio es la musica que nunca falla -, et quant aux éventuels secrets de famille dont les séries font leur sempiternel et souvent si douteux régal, elle n’en sait trop rien, elle aussi préférant les secrets bien gardés aux racontars, quitte à s’en raconter de bien bonnes plus souvent qu’à leur tour- et d’ailleurs n’est-ce pas sur des amours entre cousins que démarre la saga des Buendia, dans Cent ans de solitude qu’elle a commencé de regarder sur recommandation de son frère ?
Et tu savais que l’oncle Victor (prénom modifié sur la demande de l’hoirie) se tapait des minous thaïlandais alors qu’il nous la jouait gros bras et compagnie ? demande la sœur au frère qui n’en revient pas sur le moment, songeant à l’épouse en encombrant surpoids qui explique alors ceci et cela - non dénué chez elle d’un long voile de mélancolie au fond des yeux -, mais le secret éventé l’est autant que celui du cousin chirurgien marié à son chauffeur portugais qu’on évoque pourtant le moins possible en la tribu se défendant, signe du temps, de toute homophobie - et d’ailleurs ces menues dérogations à la Norme ne sont rien par rapport à l’insu principal qui règne dans les tribus où nul ne connaît vraiment son frère et sœur et moins encore ses belles-sœurs et beaufs masqués de sociale importance…
Alors le poète au Potlatch, sous le titre opportun d’El Otro, de leur suggérer ce matin un approximation pour couper court à toute médisance:
Imaginé una vida
vivi la de otro.
Ahora creo que soy el otro
y el otro dice ser yo,
que imaginó une vida
pero vivió la mia
Esta noche dormiremos juntos
como cada noche
y no sé cuál de los dos
va a preparar el desayuno…
(J'ai imaginé une vie
j'ai vécu chez quelqu'un d'autre.
Maintenant je pense que je suis l'autre
et l'autre dit être moi,
qui a imaginé une vie
mais il a vécu la mienne...
Ce soir, nous dormirons ensemble
comme tous les soirs
mais je ne sais lequel des deux
va préparer le petit-déjeuner...)
13. Tribulations
Le frère , en train de recopier le cahier noir que leur mère a rédigé pour mémoire, où elle évoque ses deux familles au début du XXe siècle, revient sur le sort de leur trisaïeule du côté alémanique, mère de leur arrière-grand mère Katarina, native d‘un bourg du Haut-Valais et contrainte, en sa vingtième année, de le fuir avec l’ « enfant du péché » après avoir été « connue selon la Bible » par le curé florentin du lieu, lequel restera solide en sa cure pendant que la pauvre fille-mère divaguera ici et là avant d’être recueillie par un artisan qui lui donnera son nom et adoptera son enfant...
La story plaît évidemment au frère, qui a toujours pensé qu’il avait des racines toscanes (il s’est trouvé chez lui dès qu’il a mis le pied sur le Campo de Sienne , puis sur la Piazza Grande d’Arezzo), et la sœur découvre elle aussi ces péripéties avec jubilation, comme d’un feuilleton familial coloré, mais ce n’est rien dire encore de la tribu à venir de la digne Katarina, fille de la mère répudiée aux 14 enfants (sans compter deux nourrissons morts-nés et un garçon fauché en sa dix-huitième année), majestueuse femme de tête dont les progénitures multiplieront les destinées plus ou moins épiques, de l’oncle chercheur d’or au Far West à la tante institutrice en Chine, jusqu'à l’inénarrable Fabelhaft rappelant lui aussi les personnages de Blaise Cendrars.
En lisant le récit de leur mère, qui recoupe celui des émigrations helvétiques du début du vingtième siècle - la grand-mère Agatha nourrice dans une grande famille anglaise proche de la famille royale, le Grossvater passant chaque hiver en Egypte et rêvant d’y reprendre un hôtel, les grands espérances des uns et des autres ruinées par la Grande Guerre après la cuisante épreuve financière de l’emprunt russe -, le frère se reproche de n’avoir pas assez écouté leurs aïeux, puis il se réjouit de penser aux recherches généalogiques entreprises par sa fille aînée, et sa sœur lui apprend tout soudain que le lendemain, jour des Rois, sera l’anniversaire des 90 ans de l’Hidalgo qui ne sera plus là, trois fois hélas, pour y aller de son récit à lui, etc.
14. Familles je vous haime…
Un docu, plutôt foireux au demeurant, consacré à la star multimondiale Britney Spears, qu’il a regardé d’un œil ce midi sur Netflix en dégustant ses canelloni surgelés, incite ce soir le frère à demander à sa sœur d’imaginer ce qui se serait passé, chez eux, si, disons, leur sœur puinée, gratifiée d’une voix et d'un déhanché comparables à celui de l’idole sidérale, avait fait «pisser le dinar» au point de susciter les plus intenses envies d’ici et de partout – et de régler à tout jamais l’obsession maternelle de « manquer », à laquelle était vrillée depuis toujours son souci de l’économie, et si la timidité de leur père se fût soudain transformée en rapacité à l’égal de celle du paternel de Britney, principal responsable de la mise sous tutelle de sa poule aux œufs d’or, alors la sœur aînée de répondre du tac au tac : « Pas de doute on aurait partagé, et tu peux être sûr que la petite Charlotte se serait empressée de racheter la maison de nos aïeux dont nous avons hérité, et surtout on se serait réjouis du fait que ce délire se produisît après le décès décent de ceux-là qui n’eussent pas supporté de voir notre sœur se trémousser en string sous les sunlights, et danser comme une anguille dopée aux substances, et chanter des obscénités selon leurs critères sévères »…
Or découvrant les turpitudes du clan sordide croissant et se multipliant autour de la malheureuse millionnaire, le frère, retrouvant à son corps défendant la fibre moralisante de son Grossvater, se dit que lui-même éprouve de la vergogne, en sa curiosité maintes fois complaisante à l’égard des saletés streamées, à se figurer que ses aïeux, incarnant s’il en fût la rectitude morale des familles à l’ancienne et la droite tenue publique tant que privée, puissent être confrontés au show permanent de l'indécence réseautée…
« D’ailleurs Grosvater nous l’aura seriné à nos sept ans », lui rappelle enfin la sœur hypermnésique par manière de conclusion : «Que les riches sont malheureux plus que les mendiants auxquels vos tantes trop bonnes donnent la pièce (lui-même ne donnant jamais par crainte de gâter l'indigent), jawohl, que tout ce qui brille n’est pas or et que c’est quand le soleil rutile sur le fumier que celui-ci pue davantage », etc.
15. « On s’en roule une ? »
C’est à l’incitation de son vieil ami l’oiseleur Rainer Vogelsang, lui évoquant un roman récent selon lui captivant qui se passe dans les parages de Maracaibo, que le frère, songeant précisément au séjour de sa sœur aînée au Venezuela avec l’Hidalgo, à la fin des années 70, en est venu à se plonger à son tour dans ce roman dont il n’a pu se détacher des cent premières pages, relevant dès la première un détail qui lui a rappelé une manie de son impayable grand-oncle Fabelhaft, lequel faisait usage d’une rouleuse à cigarettes argentée à motifs gravés quand il amorçait l’un de ses récits à tiroirs, vous regardant par dessous avant de faire semblant de s’excuser (« je m’en roule une vite fait, d’accord ? »), la même petite machine que la taiseuse mendiante Teresa trouve dans les langes de l’enfant abandonné sur le parvis d’une église dédiée à San Antonio, et le frère dit à sa sœur ainée que rarement, depuis longtemps, il n’a éprouvé par la lecture une sensation aussi intense de se plonger dans la chair vive et les parfums, les couleurs et les saveurs d’un pays aussitôt ressaisi dans ses magies diffuses et profuses à la fois, avec ce môme abandonné comme dans un roman de Dickens, auquel la mendiante fauche cet objet avant de lui revenir honteuse et de l’adopter pour ainsi dire quoique à regret, de l’allaiter au pis de sa chèvre noire et de le garder avec elle au point de se demander bientôt si cette pauvre chair n’est pas sortie de la sienne, et la sœur de lui dire par Whatsapp qu’elle aussi a pour ainsi dire adopté le Venezuela quand elle y a mis un premier pas, sans se rappeler à vrai dire le détail de la rouleuse à cibiches du fameux oncle – et voici le frère évoquer ce soir le bazar des troubles actuels, « mais là je vais repartir pour Maracaibo via Google Earth », lance le frère à sa sœur, et cet autre transit virtuel ajoute, les odeurs en moins, à son étonnement en constatant que la mangrove où le jeune Antonio patauge à sept ans, au début des années 20, a fait place à une agglomération tentaculaire qui vue du ciel ressemble à une mégalopole chinoise ou lunaire, et que le grand lac est un cloaque et qu’il est sûrement interdit de fumer dans les avions - mais à présent les mots du poète reprendront le dessus: le petit Antonio passé par l’école de la vie entre les filles en chemises du Majestic et les coureurs de mer sachant la mélodie des vent et le langage des marées, devenu collecteur d’histoires d’amours et amant d’une femme aimée pour la vie, révolté promis aux tortures à venir et mémoire d’une dynastie – cela que les images ne disent pas et que le Verbe ressuscite…
16. De sales gens
Le frère s’est promis de demander à sa sœur ainée si, en huit décennies d’existence d’abord dépendante étroitement des braves gens de sa famille, puis s’en émancipant avec l’Hidalgo et transitant par divers pays et divers cercles sociaux, jusque dans la proximité géographique des fameux narcos latinos, elle ait jamais eu à se frotter à de sales gens, mais vraiment de sales gens hyper mauvais et même dangereux pour elle et ses enfants - des gens qui t’empêchent de dormir et quand tu dors te réapparaissent grimaçants et ricanants, « et pas du tout », qu’elle répond à son frère en s’étonnant de ce qu’il lui pose une question pareille, alors il lui dit qu’il a l’impression que la publicité faite aux sales gens n'en finit pas de s’amplifier à l’exponentielle, qu’hier il regardé la moitié d’un début de série où il n’était question, dans le New York le plus huppé, que de came et de meurtres, que la veille il a subi une autre moitié de série documentaire consacrée à l’animateur américain de l’émission la plus abjecte qui fût, le fameux Jerry Springer équivalent du non moins odieux Cyril Hanouna, bref que tous les jours et plus encore les nuits les médias n’en finissent plus de faire état des faits et gestes des plus sale gens de l‘Espèce, or sa sœur le rassure, « mais pas du tout, mon cher, toi je ne sais pas vu que tu as circulé plus que nous dans les lieux plus ou moins louches d’un peu partout , mais moi et l’Hidalgo, à part un épisode affreux qui d’ailleurs nous a fait fuir quelques années chez les Latinos, nous n'avons en somme connu que de braves gens, parfois de sottes gens comme il y en a partout mais pas vraiment ce qu’on peut dire de vraiment vraiment sales gens – et puisque tu en es à te scotcher aux séries les plus sinistrement sordides, va donc plutôt voir Alias Grace et tu me diras ce que sont les belles et bonnes gens que nous aimons »…
17. De si belles personnes
Sa sœur aînée était encore en train de se faire masser les orteils par le sable tiède de la fin de matinée, à Marbella Beach, quand il l’a appelée pour une bricole et lui a annoncé qu’il la rappellerait le même soir, et dans l’intervalle on a passé du ciel plombé du matin sur le Haut-Lac, les crêtes enneigées des monts de Savoie à peine lisibles, à une soudaine éclaircie de début de soirée flammée de bandes oranges et coïncidant avec l’apparition de Bruce Willis sur le petit écran de son laptop, à six minutes du début de ses 10 kil réglementaires sur sa bécane elliptique, et, tout à la fierté de tenir son programme, il a relancé ensuite sa sœur pour lui dire qu’il venait de voir les 35 premières minutes de Pulp Fiction qui lui ont inspiré cette réflexion, par rapport à ce qu’il lui disait la veille sur l’omniprésence croissante des sales gens dans les représentations médiatiques de toute espèce : qu’il n’y a que l’humour noir, à part la gentillesse naturelle et la bonté surnaturelle des Belles Personnes pour supporter l’épouvante de la vie en ses grandes largeurs, sur quoi, sa sœur lui ayant demandé s’il avait suivi son conseil, la veille, de visionner la série Alias Grace, le frère a confirmé et l'a remerciée pour cette découverte d’une indéniable Belle Personne (il le dit sans ironie), faisant écho à une autre sienne découverte d’une autre Belle Personne incarnée par la prénommée Ana Maria, dans cette troisième découverte que figure à ses yeux le dernier roman de ce Miguel Bonnefoy qu’il lui dit sa révélation de début d’année au titre de jeune auteur (il a l’âge de ses filles) dont la prodigieuse alacrité narrative, la sensibilité et la vitalité de l’écriture, l’énergie et la beauté qui se dégagent des 133 pages lues jusque-là sur les 300 que compte l’ouvrage – que tout ça le revigore un max à l’instant même où il se dit comme ça, devant l’écran de son laptop bloqué sur PAUSE, qu’il en est en somme ces jours à ses sessions de rattrapage puisque Le rêve du jaguar est déjà le septième roman de ce Miguel Bonnefoy et qu’il lui aura fallu passer le cap de ses 77 ans pour mater pour la première fois John Travolta en Vincent Vega avec son air de gorille à tête de chien à longue mèche huileuse et regard de bœuf musclé – « et là je te quitte», conclut-il, « vu que j’ai à préparer ma tarte aux pommes du vendredi en m'imposant, maso que je suis, la suite de la romance affreuse de Tarantino and Co », etc.
18. Cette espèce de joie
Lisant ce matin les dernières contrerimes que son frère puîné a balancées sur Facebook, la sœur, en train de savourer ses sobaos et autres churros avec le café grande tasse qu’elle s’est servi sur sa terrasse de l’urbanisation chic des Mimosas, face à la mer qui fait son job de rouler ses galets, se demande ce qui motive cette espèce de graphomane écrivant jour et nuit quand il ne lit pas, seul dans son terrier vintage du bord du Haut-Lac, d’où lui viennent ses filandreuses élucubrations et ce qui le tient en si fringante humeur, en tout cas à ce qu’il semble, se demande si c’est de famille vu qu’elle aussi et leur sœur ne sont pas du genre à « déprimer » comme c’est partout la mode, et pas un « coach de vie » à l’horizon ni le moindre psy à ce qu’elle sache, alors quoi qui nous tient debout se demande-t-elle avant de pousser l'enquête sur WhatsApp, le soir venu, auprès de son frère qui lui dit comme ça que c’est « une espèce de joie » qui le prend à tout moment quand il lit ou qu’il écrit ou qu’il regarde un enfant ou un chat ou un oiseau que regarde le chat ou n’importe quoi de beau, et alors il lui raconte quelque chose de beau qui a à voir avec les femmes, dans le roman du jeune Franco-Latino dont il lui a parlé la veille, à propos de la prénommée Ana Maria qui devient la première femme médecin du Venezuela en l'Etat de Zulia, et qui est reçue, à ce titre, en grande pompes officielles avant de voir débarquer chez elle à peu près toutes les éclopées du pays et celles qui s’impatientent de la couvrir de fleurs, et le frère lui parle alors de Caracas qui lui rappelle à elle tant de choses aussi, puis le frère se rappelle la mort du père d’Ana Maria et la tristesse apparemment inguérissable qu’elle éprouve avant d’en guérir, et je te dis, lui dit le frère, qu’il y là-dedans tant de sentiments insondables et tant d’amour et tant de larmes et tant de tout ce qu’on ne trouve que chez les sacrées bonnes femmes – et là le frère pense à celle qui l’a quitté il y aura quatre ans de ça cette année -, que ce jeune plumitif rend avec les mots les plus simples et les formules les moins usées, bref que lire ça est une espèce de joie à te rendre jaloux si tu te mêles d’écrire, mais à ce moment le frère dit à sa sœur qu’il ne connaît pas la jalousie parce qu’il se sait unique - et ça c’est encore une de ces fichues romancières au prénom de Virginia qui le lui a soufflé – et ça vaut pour toi frangine, nous sommes uniques, je te le dis ce soir même si je sais que tu le sais - y a pas plus à dire vu que c’est ça qui «esplique», etc.
(Miguel Bonnefoy. Le Rêve du jaguar. Rivages, 2024. Prix Femina, Grand Prix du roman de l'Académie française)
19.Le fil invisible
Comme le frère le rappelle ce dimanche à sa sœur aînée, leur père fêterait en ce 12 janvier son 110e anniversaire, et l’on passera sur le fantasme transhumaniste de longévité pour se rappeler, plus humblement et en tendresse, le dernier dimanche qu’ils ont passé ensemble, en mars de l’an 1983, quand il les a fait venir le matin pour les quitter le soir après une longue journée de douce mélancolie ponctuée de mots de reconnaissance et de promesses – tout cela que le frère a consigné dans un long texte intitulé Tous les jours mourir où il a tenté de restituer ce que ces heures auront renoué et dénoué entre le père, la mère et leurs enfants et petits-enfants, jusqu’à la toute dernière de quelques mois; et ce soir le frère raconte encore à sa sœur une scène particulière qu’elle ignore, lorsque, à quatorze ans, lors d’une course en montagne, dans le passage délicat d'un ressaut de rocher, le père, de plus de trente ans son aîné, lui a demandé de passer en tête de la cordée, et combien le fils alors s’est senti grandi par ce geste de confiance amorçant ce qui serait, à l’autre bout de leur vie, confirmé par ce qu’on peut dire une amitié revifiée par un séjour partagé en Catalogne - et la sœur se rappelle alors la sollicitude particulière marqué par leur père à l’endroit de son fils à elle en son enfance, et ce qu’ils se racontent là ressuscite le souvenir de cet être modeste et doux à la droiture morale sans faille, qui a beaucoup « pris sur lui », comme on dit, au point de subir souvent le sort d’un homme «empêché», et chacun songe alors à ce fil invisible qui ressortit aux liens du sang et plus encore, qui ne se dit pas par pudeur mais se vit par delà toute douleur…