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carnets

  • Dimanche noir

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    À propos de La Promesse de Dürrenmatt, d’un accident de personne, de Canines et des pertes de mémoire d’une très vieille dame...

    Lucerne, au bord de la Reuss, ce 6 juin 2010. - J’achevais ce midi la relecture de La Promesse de Dürrenmatt, dans le train de Lucerne, lorsque le service de celui-ci s’est trouvé interrompu par ce qu’on appelle désormais un accident de personne, qui venait de frapper le train nous précédant de quelques minutes. Or la communication nous fut faite, lugubrement répétée en trois langues, alors que, sur fond de campagnes paisibles jusqu’à la torpeur, je lisais le récit de la vieille mourante qui démêle l’imbroglio du roman en évoquant l’horrible réalité des crimes de son époux débile, d’un ton frisant le burlesque ; et j’imaginais, du même coup, ce qui se passait à l’avant de l’autre train – je me représentais les voies ensanglantées et le conducteur immobile au bord des rails tandis que tout un monde s’affairait autour de lui pour effacer les trace de cette horreur. Parfaite image d’une Suisse absolument paisible en apparence, où les maléfices restent bien présents comme partout. Même image rassurante que dans La Promesse, qui relate les méfaits d’un maniaque sexuel multirécidiviste (serial killer avant la lettre) et, aussi dans Canines, où l’agression inexpliquée d’un enfant lézarde soudain les quiètes apparences.
    Evidemment, me dis-je à présent en prenant ces notes au bord de la Reuss aux eaux vertes, face à l’église des Jésuites, comparer La Promesse et Canines est délicat, comme il est toujours discutable de comparer le génie et le talent.
    Canines est un roman bien construit et bien écrit, non sans résonances émotionnelles profondes, fondé sur des faits avérés et promenant un miroir le long de nos maisons trop souvent verrouillées par l’égoïsme suissaud ou par l’indifférence.
    Quant à La Promesse (1958), qui a inspiré deux films dont The Pledge de Sean Penn, avec Jack Nicholson, c’est l’œuvre accomplie d’un grand écrivain dont le génie s’est déployé une première fois dans La Visite de la vieille dame - un roman noir qui saisit immédiatement par son atmosphère, ou plus exactement par son climat physique, et qui démarre sur le thèmes des limites du genre policier, sévèrement jugé par un ancien chef de la police, lequel reproche à l’auteur la trop systématique référence à la logique et aux déductions rationnelles, à l’impératif d’une solution finale, voire d’un happy end.
    Et de raconter, alors, au fil d’un récit enchâssé dans l’autre, la désolante histoire d’un de ses plus brillants subordonnés, le commissaire Matthieu, décidé à mettre la main sur un tueur de petites filles après la mort d’un pauvre type accusé à tort et suicidé après des aveux extorqués par la force.
    Formidablement incarné, et pour ainsi dire imprégné d’atmosphère « suisse centrale », La Promesse est un « antipolar » au même titre que Canines, en cela que sa solution tombe à peu près par hasard, alors que le coupable est déjà mort et que l’enquêteur « sauvage » a jeté l’éponge depuis longtemps.
    Or, d’autres rapprochements peuvent être faits entre les deux romans, dont les détectives sont également solitaires et libres, viscéralement attachés à la justice et d’autant plus que des enfants sont en cause ; et les enfants, justement, comme victimes ou comme témoins, avec leur langage propre (des dessins dans les deux cas), donnent aux deux romans leur arrière-plan radical, lié à une zone sacrée de la vie humaine. Non pas l’innocence enfantine idéalisée dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui, en donnant par contraste la pédophilie comme « mal absolu », mais une zone sacrée, je le répète, admirablement cernée par Dürrenmatt, au bord des gouffres de la frustration et de la folie, du sexe et de la mort. Enfin, une commune tristesse se dégage de ces deux livres, même si leur matière dramatique n’est pas comparable.
    Lors de ma visite à une très vieille dame qui fut l'une des bonnes fées de nos enfances, en train de perdre tout doucement la mémoire et me reposant vingt fois la même question comme dans un harcelant interrogatoire, je pensais, ce dimanche assombri par une mort anonyme, sur une voie de chemin de fer, à toutes ces vies contiguës qui se tissent autour de nous et qui se défont comme, à l’instant, sous mes yeux, se font et se défont les eaux mêlées de la rivière filant là-bas vers les fleuves et les mers…
    Friedrich Dürrenmatt. La Promesse. Livre de poche Biblio,156p.

    Janus. Canines. Xénia, 2010.

  • Vitrail nocturne

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    Pour un musée de poche, No 3. D’après Rouault.

    La toile de Rouault que reproduit, à la diable, cette aquarelle d’un carnet de décembre 2007, est une pure merveille à mes yeux, qui m’évoque un vitrail nocturne. Chaque fois que j’en ai l’occasion, de passage à Lucerne où je vais voir, assez souvent, ma chère vieille marraine B., je fais escale à la collection Rosengart où se trouve, aussi, un bel ensemble de Picasso, et je m’en viens la contempler un moment. Je dispose évidemment d’une reproduction de l’original, qui réduirait à moins que rien, par comparaison, mon aquarelle d’amateur de rien du tout, lavée un soir en passant, comme en douce, sous l’œil d’un gardien Sri Lankais qui parlait joliment l’italien – tout cela que j’ai noté dans la foulée… Mais tel est le principe du musée de poche, qui veut qu'on s'en tienne à l'impression d'un regard qui n'est qu'allusion et dialogue avec une oeuvre nous ayant touché et qu'on retrouvera bientôt en sa beauté défiant toute copie...

  • Notes panoptiques 2005

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    L’exclamation qui résume en somme l’égocentrisme de l’homme de lettres: et moi?

    Ce qui pourrait n’être qu’un jeu (mon blog ouvert le 6 juin à l'enseigne de Carnets de JLK) est devenu pour moi une nouvelle stimulation, mais attention à l’obsession. Cela seul est néfaste: qu'on soit occupé et bientôt suroccupé au lieu de rester poreux. Cela est essentiel à mes yeux: rester poreux.

    En surfant sur le blog du Stalker (Dissection du cadavre littérature) je constate tout ce qui me sépare aujourd'hui de ce genre de sainte frénésie. Je ne suis pas un réactionnaire: vraiment pas tu tout.

    Donner en espérant une contrepartie n’est pas donner.

    Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes lesmedium_Cezanne.2.JPG formes d’interprétation – je dirais: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories visant à s’approprier Cézanne. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu  artiste en sa posture, me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi».

    Une fois de plus émerveillé par le côté chinois embrumé des plans successifs qui se structurent autour des bras multiples du lac des Quatre-Cantons, suggérant tout un labyrinthe un peu nordique, genre fjords en plus forestier. Noté ça pour une aquarelle.

    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelait l’auto-limitation, si contraire à l’esprit du temps…

    En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville sans pareille, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris.

    medium_Saint-Sulpice.JPGAu Luxembourg ce matin. Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave de je ne sais qui se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement la souple, lente et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant en bois et au format une Silver Ghost, conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, des lierres, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles.

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

    En flânant ensuite le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal dur. Mais de quoi s’agit-il au juste? Sont-ce des paratonnerres? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre? Non: finalement, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée ou peut-être inconnue), me vient l’idée que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons conchieurs. Oui, ce doit être cela: le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée.

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature naturelle, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières de la Réaction.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer apparemment à l’élan général: en mon for intérieur le vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés…

    Mais voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous continuons de flâner au Luco dans le soleil candide…
    (A Paris, en juillet)

    Image: les dunes de Marseillan, aquarelle jlk, 2005.

  • Notes panoptiques 2004, II


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    Je reviens à Gombrowicz. Longtemps il ne m’a « rien dit », ou seulement ici et là, dans le Journal ou par le théâtre, mais jamais de manière sérieuse et suivie, tandis que j’y reviens comme à une confrontation décisive, ici et maintenant, dont l’apport dépend, je crois, de ma propre évolution. Jusqu’à maintenant je n’étais pas vraiment attiré, pas plus que, des années durant, je n’ai été attiré par Kafka, alors qu’à présent je me ses réellement attiré par Gombrowicz (et par Kafka), comme par un aimant psychique et physique à la fois. Jusque-là ce type de transposition ne convenait pas vraiment à ma complexion. J’entrais tout naturellement, très directement et très intensément, chez Witkacy, tandis que mes essais de lecture de Bakakaï ou de Ferdydurke ont toujours tourné court — je ne sais trop pourquoi.

    medium_Gombrowicz.jpgLa base de l’oeuvre littéraire de Gombrowicz n’a pas été fragilisée mais au contraire stimulée par l’exil. Ce qu’il dit de la polonitude, et sa façon de s’en débarrasser en la vivant jusqu’à la folie, et ce qu’il dit du monde littéraire, sa façon de forger sa légende en réinventant une forme et une langue qui lui soient propres, sont à mes yeux de précieux exemples.

    En jetant un coup d’oeil dans l’Histoire de la littérature polonaise de Czeslaw Milosz, je suis stupéfié (mais à vrai dire pas stupéfié du tout) par la façon du grand prof nobélisé de réduire Gombrowicz aux dimensions d’un provocateur paradoxal, comme il rogne les ailes de tous ses contemporains, de Ladislas Reymont, traité avec une morgue dédaigneuse réellement déplaisante, à Mrozek ou Witkiewicz. Vraiment le pontife qui se « penche » sur ses pairs, qui a tout compris certes mais ne semble rien aimer. Mais peut-être est-ce le genre de ces histoires littéraires monumentales qui veut ça?

    Je relève un nouvel emballement médiatique, ces jours, à propos des ignobles sévices infligés à certains prisonniers irakiens par une poignée de gardiens américains ou anglais. La correspondante aux Etats-Unis du Matin-Dimanche compare cette péripétie à Hiroshima et Nagasaki. C’est de la pure imbécillité, mais ça passe comme une lettre à la poste.

    En lisant Le danseur de maître Kraykowski, la première nouvelle de Bakakaï, de Gombrowicz, je regimbe d’abord devant ce genre de bouffonnerie, assez proche de Kafka en plus burlesque, puis je me rappelle l’âge de l’auteur (22 ans) pour conclure enfin à l’évidence du génie. La même évidence s’accentue dans Le banquet et crève les yeux dans Ferdydurke puis dans
    Trans-Atlantique.

    En y songeant, je me dis qu’il n’y a pas plus, à mes yeux, d’absolu de l’amitié qu’il n’y a d’absolu de l’amour. Il y a des amitiés et des amours qui résistent plus ou moins à l’épreuve du temps et aux circonstances de la vie, et tout le reste est de la rhétorique.

    Achevé tout à l’heure ma lecture des Grands moments du XIXe siècle français de Ramuz, qui m’a impressionné par sa hauteur de vue et sa pénétration critique de toutes les oeuvres approchées, qu’elles soient littéraires ou artistiques, de Chateaubriand à Cézanne ou de Balzac à Verlaine, de Flaubert à Debussy.

    En reprenant tout à l’heure la lecture du Journal (1954) de Gombrowicz, à propos du Mariage, je suis saisi par le fait qu’il dit exactement ce que je ressens, par rapport à la réalité et à la forme, et bien plus encore puisqu’il s’agit, dans son cas, de la forme  actuelle du monde et de la forme de l’art à venir. A propos encore de Gombrowicz, j’ai également été frappé, l’autre jour, par la lecture du texte de Napoléon Murat consacré au Retiro, qui me renvoie à tout ce que j’y ai personnellement recherché et observé, à savoir une espèce de sauvagerie juvénile à l’état d’innocence, à la fois grisante et toujours plus ou moins entachée de culpabilité ou d’abjection — tout cela qu’il décrit de manière burlesque et pénétrante à la fois dans Trans-Atlantique, et sur quoi je reviendrai moi aussi d’une façon ou de l’autre.

    Czapski, témoignant à propos de Gombrowicz, dit exactement ce que je disais avant de celui-ci et ce que je dis à présent, mélange d’agacement de surface et puis d’intérêt profond, de croissante tendresse aussi au fur et à mesure qu’on apprend à le mieux connaître, notamment par le Journal.

    Ramuz.jpgPlus j’avance dans la lecture intégrale de Ramuz et plus je suis impressionné par la tenue de cette oeuvre, dont Le règne de l’esprit malin me semble cependant marqué par certain artifice. Il y a là-dedans quelque chose d’une fable moralisante qui ne me convainc pas tout à fait, pas plus que l’élément fantastique qui déroge à sa ligne réaliste. Certaines de ses nouvelles m’avaient déjà paru plus faibles que d’autres de ce fait même, mais la dimension du roman rend la chose beaucoup plus perceptible et, à mon sens, réellement pénible.

    Jeté, cet après-midi, les premières notes utiles à l’élaboration de mes Dames de coeur, dont je ne sais si elles s’incarneront sous forme de roman ou dans le théâtre. Il s’agit donc de trois femme âgées, qui ont traversé le siècle. Il y a Marieke, 88 ans, Clara, 86 ans et Lena, 83 ans. Marieke a été bousculée par l’Histoire mais est restée très éveillée et avide d’en savoir toujours plus. Clara s’est réalisée dans un cercle plus étroit, avec son conjoint qui l’a quittée vingt ans plus tôt, sans qu’elle ne s’en remette jamais. Lena, pour sa part, n’a fait que compenser des manques, dans le service, un peu comme une Lina Bögli. Marieke est une espèce de philosophe, Clara plutôt une moraliste et Lena une soignante. Toutes ont, à leur façon, des idées de réparation.

    medium_CarnetsJLK3.JPGGrand vent de mer par ciel de traîne. Je viens d’achever la lecture de La guérison des maladies, qui ne m’a pas du tout convaincu. Je trouve ce roman laborieux et plus encore: téléphoné. Son symbolisme « métaphysique » me semble artificiel et vieilli. Une partie est bonne tout de même, qui a trait à la petite martyre, et puis l’auteur connaît son métier. Pourtant on le sent tirer à la ligne, on a l’impression qu’il se force, on a le sentiment pénible parfois qu’il « fait du Ramuz » ses images et ses métaphores tournent même au kitsch ici et là. Bref, et comme il en va du Règne de l’esprit malin, ce roman me semble marquer une évolution fâcheuse dans l’évolution de cette oeuvre si remarquable jusque-là, et si régulièrement en expansion, alors qu’il me semble qu’elle recule plutôt en l’occurrence.
    (Cap d’Agde, en mai)

    Je viens d’achever la lecture du deuxième volume des Oeuvres complètes de C.F. Ramuz, sur un sentiment à vrai dire mitigé. Après les sommets de Vie de Samuel Belet et de La Guerre dans le Haut-Pays, l’inspiration du romancier me semble tourner à vide dans Le règne de l’esprit malin et La guérison des maladies, et le texte de l’ Histoire du soldat me paraît assez platement moralisant.

    On n’est juste en aquarelle qu’en étant libre d’esprit et léger, comme en poésie je crois.

    Cendrars7.jpgRepris ce soir le Journal de Gombrowicz. A chaque page, presque à chaque paragraphe une réflexion et une observation qui m’intéressent. Les thèmes (Moi, La Pologne, Moi et la Pologne) sont parfois un peu répétitifs en ces années, mais leur modulation est passionnante. Très ému en outre, cet après-midi, par la lecture de J’ai saigné de Blaise Cendrars. Enfin j’ai lu la moitié de Devenir Cendrars, l’intéressante thèse de notre amie Christine Le Quellec, qui amène une quantité d’informations inédites sur les débuts de ce cher affabulateur, et se distingue par son respect de l’écrivain, contrairement à tant de savantasses persuadés d’en savoir plus que l’auteur qu’ils honorent de leur Commentaire. Cela restant plutôt scolaire par ailleurs, très encadré et ne décollant jamais. La petite bonne femme qui range ses pots de confiture.

    Ce que relève Gombrowicz à propos de la critique (1954, VIII, p. 137) recoupe exactement ce que j’ai vécu récemment: à savoir que, sous couvert de liberté de parole et de démocratie, n’importe qui se croit habilité à se prononcer sur des matières dont il n’a aucune connaissance. Il note les mots d’arrogance et d’incurie hâtive, qui correspondent exactement au constat que j’ai fait moi-même avec mes foutriquets.

    PaintJLK94.JPGDernière aube au soleil levant sur la mer, après quoi nous gagnons la Provence où nous passerons encore trois jours. Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.

    medium_Floristella0001.2.JPGMagnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me disconvient. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques écoeurantes, dégageant les mêmes effluves Typiquement Provence, à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.

    Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’apercevant. Mais EUX sont déjà là-dedans jusqu’au cou tout en croyant surnager.

    Je me demande, en parcourant la Provence, à quoi rime aujourd’hui ce que nous appelons la culture. D’un village à l’autre on retrouve tous les clichés de la Provence typique, à quoi participent événements culturels et gastronomiques, expositions et défilés de mode ou concerts de claquettes. En passant dans les rues de Gordes, nous entendons telle tenancière de boutique soupirer qu’en ces lieux le rêve est désormais hors de propos, sous-entendu: rien que le commerce, point barre. Du moins certaine beauté survit-elle en ces lieux, de l’architecture des villages et plus encore des paysages.
    (Cette fin d’après-midi, face à la colline de Bonnieux)

    medium_Coetzee3.JPGIl est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’ Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du petit déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).
    Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est cette Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres poussées, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Cette histoire, lue en ce lieu, me fait penser à ma propre soeur aînée, qui tient dans les Asturies une maison d’hôtes aussi Parfaite que le Mas du Loriot, mais la controverse qui oppose les deux soeurs, incarnant d’une part la source grecque et d’autre la Vérité Unique du christianisme, ne risque pas de nous opposer…
    (Au Mas du Loriot, ce 30 mai)

    Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la Littérature Vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines qui montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se Posent des Questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, laquelle souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques « gâteries » en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres romans de J.M. Coetze.

    La question que se pose Coetzee dans Le problème du mal touche au risque encouru, par le romancier, de se trouver contaminé par le mal qu’il décrit — en l’occurrence, la reconstitution panique de l’exécution des conjurés réunis par Stauffenberg. Or ce qui me semble original et significatif, en l’occurrence, c’est que la question soit posée par une femme vieillissante et non par un auteur en pleine possession de ses moyens.
    me laisser engluer au moment où je me sens rebondir dans l’écriture.

    Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux.
    (Ce 2 juin)

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

    medium_Joyce3.jpgJe redécouvre bonnement Ulysse grâce à la médiation de Frank Budgen, et ça tombe pile. Je n’avais jamais entendu parler de ce livre qui est à la fois une approche de Joyce au naturel (l’auteur, peintre, l’a fréquenté presque tous les jours entre 1918 et 1919, à Zurich, avant de le revoir plus tard à Paris) et une véritable exploration, tout à fait éclairante, du fameux roman.
    Ce que dit Frank Budgen à propos de l’autoportrait, qu’il prétend d’essence picturale, et non sculpturale comme le sera le portrait complet, m’intéresse énormément. Le portrait de Stephen Dedalus serait ainsi un portrait pictural, tandis que celui de Bloom seul serait sculptural, en ronde-bosse en quelque sorte.

    Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite Fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère Protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte Responsable de la Formation d’Adultes Responsables.

    medium_Pauvert.jpgJean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de « vraie crapule », mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui pourrait s’il voulait — bref. Malgré tout cela l’impression qu’il se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble. Autant dire: pas tout à fait mon genre, trop Franco-Français tout de même, mais plutôt agréable compère pour une heure de tchatche. A propos de Dimitri, regrette sa dureté croissante. A propos de Claude Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Etc.
    Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.

    Godard1.jpgDe Notre musique de Jean-Luc Godard, la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent par trop « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le cinéma est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce. (Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés)

    A la télévision cette jeune actrice qui dit comme ça que les metteurs en scène la « transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »

    Dans le rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face cuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genoux sur Libération comme Bloom qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre… ça ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens, nouvelle pratique de la cloche.

    A la TV ce matin, deux présentateurs blets à faces sans relief (faces de sans fesses) et costumes bleus qu’on dirait sortis de la penderie (on les pend la nuit dans un placard réfrigéré), évoquent avec dégoût-amusement ce journal underground chic où il n’est plus question que de morpions, de merde et de déchets. Et les hommes-tronc (on les pose la nuit sur un placard) de souligner que ça fait quand même « prendre conscience », mais foutre de quoi?

    Le mythe d’Ulysse est lié à sa quête d’une totalité. Comme il en va de La Divine Comédie ou de Don Quichotte.

    Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.

    Celui qui fait tous les colloques / celle qui gère les émotions de sa fille / ceux qui rêvent de passer à Tout le monde en parle.

    Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vu tant qui restaient en plan. A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square. Le jardin sera fermé en cas de tempête. (Square Boucicaut)

    Ezra Pound me semble manquer de sens commun. Mais Nabokov a-t-il raison de le taxer de charlatan? Pour ma part ne suis jamais entré vraiment dans ses Cantos, et son essai sur l’usure me semblait nébuleux.

    Le parti de l’intelligence ne devrait jamais oublier le sens commun, la sensation, tout le saint-frusquin corporel et tripal. Or voici précisément le mérite d’Ulysse : tout cela rassemblé, compacté et resservi.

    Note que Joyce jouait au Labyrinthe avec sa fille Julia, un jeu qu’il avait acheté au magasin Franz Carl Weber de la Bahnhofstrasse.

    Ulysse est en somme le premier roman virtuel du siècle.

    Michaux parle (dans Ecuador) de ces Indiens qui, lorsqu’il se saoulent, le font à fond, de sorte à devenir complètement noirs, pas pendant une ou trois nuits mais pendant trois semaines, et ce sont leurs femmes qui les bourrent, l’essentiel étant qu’ils se retrouvent finalement sur le carreau: vaincus. Michaux est un bon viatique à trois heures du matin.

    Le bon usage de Joyce ne signifie pas sa vénération passive à genoux. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite. L’oeuvre de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle.

    On n’est plus à l’heure de la montée de l’insignifiance, selon le mot de Castoriadis, mais bien à son étalage dans toutes les largeurs.

    Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri primal monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres! Ce qui m’a, aussitôt, rempli de force, alors qu’au réveil je me sentais pantelant de faiblesse. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat ppour nous encourager tous deux contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Bounine et nous en avons bien ri.
    (Dans le train de Genève, ce jeudi 17 juin).

    Je resongeais hier à ma lecture d’Ulysse et je me demandais ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater: l’émotion et la simplicité. Le Livre Total est une espèce de Tour de Babel où l’on risque de prendre froid.
    de médiocrité ou de bassesse, sans manifester pour autant aucun mépris.

    Marcher plus régulièrement, pour se préparer à mieux bondir.

    Faire place nette. Ordre dans l’Atelier.

    Copier les Maîtres pour mieux devenir son propre maître.

    Trier les interlocuteurs. Ne garder que les bons. Fuir les médiocres et les futiles.

    Se forcer (s’efforcer) d’être toujours juste.

    Compenser la hideur générale par la beauté.

    Ne plus bavarder.

    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

    La préface de Jacques Aubert à l’édition de la Pléiade d’Ulysse est vraiment magistrale. Avec autant d’érudition que de hauteur de vue, le préfacier rappelle l’origine du projet de Joyce, son expérience fondamentale de l’épiphanie et son ancrage dans la vie. Ulysse est préféré à Faust, et Homère à Dante, pour leur humanité. Joyce disait que le « soleil » de Dante l’éblouissait. Tout à fait ce que je ressens aussi. Et Faust n’est pas l’homme complet, ni Don Quichotte non plus, contrairement à Ulysse qui est à la fois fils et père, époux et amant, soldat et artiste, revenu de tout et roi d’Ithaque.

    Les réactions aux défaites de l’Euro-Foot, en Italie et en Allemagne, participent d’une véritable hystérie collective, qui se traduit par des termes tels que « deuil national » ou de « tragédie des tirs au but » C’est l’envers du chauvinisme délirant qui se manifeste dans les rues à coups d’avertisseurs, qui font accroire que chaque conducteur de voiture « en a » au moins autant que les buteurs de « son » équipe. Ce qui est rigolo, c’est que lesdits buteurs gagnent des millions à longueur d’années, au service d’autres nations dont il sont les mercenaires. Cela étant, c’est un bien beau match qu’ont joué ce soir les Portugais contre les Anglais.

    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Mon roman Dames de coeur sera placé sous le signe de l’énonciation très douce d’énoncés très durs, à savoir du côté de Tchékhov et de Trevor. Autrement dit: du côté de l’émotion, du côté de la parole incarnée et donc de la vie et du parler des gens. Je vais mener ce livre tout tranquillement et surtout lucidement, en soignant chaque phrase et chaque mot.

    Le tronc de mon activité est dans mes carnets. Mes livres en sont les grosses branches. Mes articles les rameaux et ramures.

    Lecture de Michaux. Le tonique qu’il me fallait ce matin. Curieux que je ne le cite pas plus souvent, alors qu’il m’accompagne depuis l’époque du gymnase. Je lis ce matin la transcription de sa conférence de 1936 sur la poésie et j’y trouve exactement les griefs que je fais aux sectes poétiques du moment, entre autres discours prétentieux et ampoulés. Il y a chez Michaux l’humour dont manquent tant nos mages et nos abbesses de la Poësie, et cette langue, cette découpe, ce tonus et ce jarret, cette rosée enfin de la parole qui fait tant de bien à la bête.

    Très cuité ce soir après les libations offertes par nos amis grecs fêtant la victoire de leur équipe en demi-finale de l’Eurofoot. J’ai néanmoins assuré l’édition de trois pages plus l’hommage à Marlon Brando (un édito) plus deux autres articles. Bref j’ai payé de ma personne et me réjouis d’autant plus de me retrouver, dès lundi, dans ma position de franc-tireur. (
    A la rédaction)

    Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    J’ai lu ce soir, dans le Cahier de L’Herne consacré à Joyce, le terrible portrait qu’en fait André Suarès, qui voit en lui un pédant infatué et mal élevé, une sorte de monstre de vanité dont la visite ne lui a pas fait grande impression mais auquel il reconnaît pourtant du génie. De la même façon, il réduit Ulysse à un ouvrage essentiellement pédantesque, sans rien de la santé ni de la bonté qu’on trouve chez un Rabelais. Or curieusement, j’éprouve moi aussi quelque chose de cet ordre, tout en restant intéressé et parfois saisi par la prouesse littéraire de ce diable d’homme.
    Cela étant, il est également certain que Suarès exagère en donnant d’Ulysse une image aussi dégradée, presque aussi sévère que le jugement sans appel du catholique Claudel, pour lequel ce livre est une abomination blasphématoire. En fait, Suarès est lui aussi une espèce d’agité du bocal, qui pratique avec véhémence la loi restrictive de « mon verbe contre le tien ».

    Vu ce soir The Force of Evil d’Abraham Polonsky, avec John Garfield. Très belle fable sociale relançant le thème de Caïn et Abel dans l’univers de la spéculation bancaire, à la fin des années 3o. Remarquable scénario, beaux personnages et superbes acteurs. Le cinéma américain de cette époque relève décidément du grand art.

    medium_Goncourt.jpgJe me suis bien amusé, hier soir et ce matin, à lire L’indiscrétion des frères Goncourt de Roger Kempf, qui raconte en détail les réactions suscitées de leur vivant par les deux concierges de la République des lettres, selon lui plus dignes de reconnaissance que de mépris pour le document sans pareil qu’ils nous ont laissé sur la société de l’époque, autant que pour leurs romans. La matière du Journal est certes faite de beaucoup de clabaudage, mais cela reflète bien ce qu’est la société artistique ou littéraire — ce qu’on appelle justement la foire aux vanités. Au passage, j’ai relevé ce qui est dit des pillages systématiques de Zola, qui me rendent le personnage encore moins sympathique que je ne l’ai jamais trouvé, et des quantités d’observations restent pertinentes et intéressantes un siècle après leur notation. Bref, et fût-ce avec un grain de sel, je refuse de me ranger à l’avis des Rinaldi et consorts qui pensent que les Goncourt ne sont que d’indignes bousiers de la littérature

  • Notes panoptiques, 2002


    medium_CarnetsJLK7.JPG

    Il n’y a plus besoin de se forcer pour accéder au fantastique: il suffit de décrire précisément le monde qui nous entoure. La télévision en donne la plus hallucinante représentation, qui module bonnement la folie ordinaire prophétisée par Witkiewicz.
    Terrible chose qu’un samedi soir de télévision, entre la comédie débile de la Star Ac', une émission américaine consacrée aux animaux (le cochon à deux têtes, la tortue à deux queues et huit pattes ou le chien qui vocalise dans les EMS...) et autres talk shows à la Thierry Ardisson. Je l’ai remarqué cent fois, mais une de plus ne sera pas de trop pour souligner la totale aliénation de ce divertissement de masse. Vraiment c’est en masse qu’on se crétinise; vraiment on est en asile de fous (lire Achterloo
    de Dürrenmatt).

    Pour se consoler, il y a cependant Il se fait tard, de plus en plus tard d’Antonio Tabucchi. Rien à voir avec ce qu’en dit un jeune sot dans Le Temps, qui décrie le pessimisme de l’auteur. Évidemment, on ne saurait dire que Tonio «positive». Mais peut-être est-il difficile aujourd’hui, pour un lecteur de moins de 40 ans, de comprendre la mélancolie et l’humour de ces lettres d’un homme au bord du gouffre.

    En relisant ce matin quelques papiers que j’ai commis il y a une trentaine d’années (notamment une présentation de Je ne joue plus de Miroslav Krleza), je suis surpris par la clarté et la sûreté de ma perception et de mon expression à ce moment-là. J’ai énormément engrangé depuis lors, mais la pointe était déjà là.

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi, Il se fait tard, de plus en plus tard, et cela ne rime assurément pas avec espoir.

    Le sentiment à la fois physique et méta de me trouver au fond d’un gouffre et sans personne, même si je sais quelqu’un à mes côtés et si je me sais aussi quelqu’un. Mais quelle vacuité partout et quel désastre dans les grandes largeurs. Une fois de plus je me sens dans le monde accompli des prémonitions de Witkacy, tout en sachant qu’une plus grande catastrophe encore est envisageable à ce degré de folie.

    Très partagé à la lecture de Rapport aux bêtes de la jeune Noëlle Revaz, dont la langue me semble par trop recherchée et même tarabiscotée, sans fonder un langage poétique original pour autant ni réussir la mise en place d’un univers parallèle à la Lovay. Pas un instant on ne croit au personnage principal (un paysan réellement monstrueux de machisme et d’archaïsme), et pourtant il y a là-dedans un quelque chose, un je ne sais quoi qui laisse une certaine empreinte.

    Me reproche de perdre du temps à la lecture de Bernard Werber (L’Ultime secret), et en même temps m’intéressent les ressorts d’un tel livre, pour tâcher de comprendre ce qui séduit tant le public. Rien de mystérieux au demeurant: de la philosophie à la petite semaine frottée de vulgarisation scientifique, des intrigues de feuilleton et des personnages stéréotypés, avec une ou deux lignes de force plus solides qui relèvent d’une imagination plus originale et même d’une certaine vision de conteur, je dirais: à la Pierre Gripari.

    Me dis ces jours que j’aimerais sombrer dans la peinture, comme on le dit du sommeil ou de la folie.

    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    medium_Desirade.JPGDominique de Roux me disait qu’on ne pouvait pas être dupe du monde après accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes multimillénaires qui se reflètent dans le grand fleuve immobile du lac semblable lui-même à un ciel. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est tout faux de penser que nous avons dominé la nature; d’abord nous sommes loin d’avoir maîtrisé la maladie et que jamais nous ne dominerons la mort, à moins de changer de nature précisément.

    Toute idéologie qui conclut au fameux «après nous le Déluge» me semble fausse a priori, je dirai: physiquement parlant. Il est évident qu’à partir de quarante ans, c’est la conclusion que chacun est tenté de faire, mais c’est justement alors qu’on passe de l’état de nature à l’état de culture, en se dressant contre l’évidence de sa propre déchéance. La civilisation est faite de cet oubli de soi.

    Repris la lecture de Féerie pour une autre fois de Céline. Me remet les mots en bouche, et le besoin de mâcher du langage me revient du même coup, avec l’envie de lire Cendrars et Audiberti en même temps que Joyce et Proust.

    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos. Et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller «au grain»...

    Achevé tout à l’heure Glace noire de Michael Connelly, l’un des rares auteurs de romans noirs dont j’apprécie à la fois les enquêtes socio-policières, les personnages et le climat, comme aussi sa façon de camper l’environnement de ses romans, qui nous donne envie d’y aller voir. Il me semble connaître Los Angeles, à travers ses livres, autant que par mon souvenir de quelques jours passés sur place.

    La lecture des livres d’André Glucksmann m’a toujours passablement rasé, mais cette fois, avec Dostoïevski à Manhattan, l’ennui le cède à l’éberluement et à l’impatience. Le type est vraiment à côté de la plaque, qui réduit les terroristes à des nihilistes à la manière russe, comme s’ils n’avaient point d’histoire propre ni de culture, de foi ni de révolte même absolument indéfendable. Premier très mauvais signe: son expression filandreuse, épouvantablement emphatique et le caractère décousu de ses enchaînements. Le malheureux redécouvre la littérature avec autant d’enthousiasme que de niaiserie. Il en arrive à remarier Emma Bovary au pharmacien Homais. C’est émouvant.


    Passé tout l’après-midi et la soirée à lire les 500 pages du Poète de Michael Connelly. De la très belle ouvrage vraiment: c’est captivant et plein d’observations passionnantes, mais en même temps je n’ai qu’une envie et c’est de retourner à Dostoïevski et Proust, qui sont quand même d’une autre épaisseur et d’une autre fibre du point de vue littéraire.

    Brouillard ce matin sur la Plaza Mayor. Très étrange phénomène en de tels lieux. Un sorte de voile glacial au-dessus duquel on sent le soleil et le ciel bleu. Après avoir tourné autour de la statue de Balzac, qui trône ces jours au milieu de la place, et dont j’ai découvert pour la première fois les multiples visages (de jeune homme romantique, d’ange de pierre, de vieil homme endormi, de créature préhistorique, de gouverneur du monde), je ne me suis guère attardé dans la rue, tant le froid me transperçait les tympans, comme de deux aiguilles. Je suis donc allé finir la lecture d’Une tache sur l’éternité de James Lee Burke, qui me semble l’auteur de polar le plus noir et le plus riche à la fois de virtualités humaines et artistiques que j’aie rencontré jusque-là. Dans l’après-midi, regardant CNN, effaré par le discours christo-fasciste de Pat Robertson, qui distille tranquillement la haine de l’islam la plus caractérisée, je me suis dit que l’Europe des cultures avait plus que jamais sa raison d’être, et nous raison de la défendre...

    C’est aujourd’hui l’anniversaire des deux cents ans de la naissance de Victor Hugo, que salue un confrère du journal local dans un petit article gentiment conventionnel. Cela me frappe d’ailleurs, comme je l’ai observé au Portugal: il y a dans ces régions un ton provincial et docte, qui me rappelle le ton provincial et docte qui sévit encore dans les pays de l’Est. On se croirait cinquante ans en arrière, ce qui ne me dérange aucunement d’ailleurs, mais doit provoquer de drôles de failles dans les mentalités, car dans les journaux de Madrid ou à la télévision le ton est tout autre.

    Les Espagnols sont rogues au premier abord, et je comprends le désarroi de Sophie dans les premiers jours, mais je me sens bien plus proche de ces gens un peu farouches, qu’on peut dérider cependant et s’attacher bientôt, que des Allemands et des Autrichiens, des Nordiques ou des Anglais. Je me sens décidément Latin bien plus que germanique.
    (A Salamanque, en février)

    Ségovie nous est d’abord apparue comme posée sur un haut plateau de gazon, dans une belle lumière déclinante, puis nous avons découvert ses divers aspects de ville-promontoire, juchée comme Fribourg sur une falaise dominant un canyon, avant de déboucher sur la charmante Plaza Mayor, très bourg de province avec son Ayuntamento à petits clochers et son Teatro. Nous sommes descendus dans un immense hôtel désuet, fleurant les années 50, à la fois très confortable et un peu sinistre, hanté par des ressortissants de la classe moyenne espagnole de plus de 50 ans - tous membres du Club Casino.

    Hauts plateaux de Castille. N’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado, dont j’ai visité la maison à charmante petite cour intérieure gardée par un chat tout mité.

    Ce qui m’en imposera toujours, c’est l’aplomb des monte-en-selle. Ce culot dynamique, cette effronterie et plus encore: cette souriante muflerie que prolonge un sourd trépignement d’impatience, le regard fixé sur l’horizon radieux du plan de carrière.

    Eloge de la faiblesse d’Alexandre Jollien. Un dialogue émouvant entre ledit Alexandre et son ami Socrate, auquel il raconte sa vie d’infirme moteur cérébral devenu étudiant en philosophie. A petites touches, il évoque la vie en institution et ses combats, ses humiliations, ses joies quotidiennes, et tout ce que représente le fait d’être handicapé dans le monde qui est le nôtre.

    Passionné par la lecture de Ravelstein de Saul Bellow, qui combine un formidable portrait d’Allan Bloom et une sorte d’histoire d’amitié, comme on pourrait parler d’une histoire d’amour. Surtout, j’apprécie la complète liberté avec laquelle, mine de rien, Bellow traite son sujet (portrait d’un homme et mesure d’une pensée) dans le mouvement de la vie.

    Le polar ne sera jamais vraiment de la littérature qui tienne la route des siècles, il y a là-dedans trop de standards, mais quelques auteurs me semblent aujourd’hui bien plus intéressants dans le genre que des kyrielles d’écrivains cataloguée «littéraires», je pense à Simenon et James Ellroy, plus encore à Michael Connelly et surtout à James Lee Burke que je viens de découvrir et qui me fait perdre-gagner de bonnes heures.

    En ville cet après-midi avec la petite Anna, à laquelle j’ai offert un petit vélo. Les yeux d’un enfant comblé...

    Très belle et limpide aube de printemps, ce matin à La Désirade, où nous parlons des mouvements des petits nuages se faisant et se défaisant au-dessus des crêtes encore enneigées de Savoie, avec ma bonne amie en train de les observer entre deux chapitres de La Méthode d’Edgar Morin.

    medium_Simenon2.jpgDe mon côté, je suis très épaté par le Portrait-souvenir que trace Simenon de Balzac. En une trentaine de pages claires et concentrées (écrites à Echandens en 1960, probablement d’une traite, en un jour), Simenon dit l’essentiel de ce qu’il faut retenir de l’auteur de La Comédie humaine que rien, en somme, ne prédisposait à aligner un chef-d’oeuvre après l’autre et à donner au monde cette somme extraordinaire - le sommet incontestable, à mes yeux, du roman de langue française, bien au-dessus de Flaubert et même de Proust -, conquise contre la frustration affective initiale et la patauderie de l’enfant-éléphant, la difficulté de vivre et de survivre, la maladie chronique (Simenon formule une hypothèse clinique précise, ) et les ennuis de toute sorte, jusqu’à ses dernières tribulations, à travers la Russie et l’Europe, avec cette chère dame Hanska...

    En resongeant à ce que j’écrivais au jeune Matthieu à propos des limites du thriller, j’ai fait hier soir, en reprenant la lecture de Mirgorod de Gogol, l’expérience de ce qui distingue fondamentalement la grande littérature des genres dits mineurs, finalement à juste titre. A lire dix pages de La brouille des deux Ivan, immédiatement j’ai ressenti cette espèce de douce folie, mélange de dilatation de tous les sens et de clairvoyance accrue qui donne soudain au récit, au décor et aux personnages de cette histoire apparemment banale, un relief et une densité, un sens immédiatement perceptible et une forme qui est à la fois celle d’un tableau et d’un début de légende, d’une blague d’auberge et d’une fable.

    Au briefing du journal ce matin, à vrai dire interminable du fait de la présence du responsable du marketing, qui nous parle trend et challenge sans que réellement je n’écoute rien. A un moment donné certains mots n’atteignent plus mon entendement. Le refus psychologique de les entendre se traduit en ordre physiologique, et je me sens physiquement devenir un bloc verrouillé, comme une huître qui s’est refermée.

    Toutes mes lectures de ces derniers jours m’ennuyaient, et voici que je tombe sur le dernier roman de Mario Varga Llosa, La fête au bouc, qui me passionne tout aussitôt. Il y est question du règne et de la chute du dictateur dominicain Rafael Trujillo, dans un récit à plusieurs voix et à plusieurs temps qui multiplient les points de vue sur le personnage et les divers aspects de sa dictature. Au début, cependant, au fil du récit donné de la journée du Chef lui-même, je me dis que ce portrait est trop avenant et trop léché. En recherchant quelques renseignements précis sur le web, le seul fait de voir la photo de Trujillo, qui a une gueule de grand animal sinistre, tenant du plantigrade et du rongeur prédateur, me fait ressentir plus concrètement cet écart entre le personnage pommadé de Vargas Llosa et le dictateur «en réalité». Au fil des pages, cependant, la dimension monstrueuse du personnage et de ses sbires apparaît de mieux en mieux par recoupement, mais on est loin du sentiment de saleté qu’on éprouve, par exemple, en lisant Dostoïevski.

    Il est difficile de parler aux autres, mais tout aussi délicat de se parler vraiment à soi-même. La prière me semble la meilleure façon de se parler à soi-même, en s’adressant à cette personne absolue qu’on appelle Dieu et qui nous est, disent les mystiques, plus intime que nous-même. Mais savoir quand on prie vraiment...
    Ou bien il y a cette parole involontaire que j’ai toujours cherché à privilégier, à l’image d’un Rozanov, dans son marmonnement unique, ou d’un Cingria quand il s’abandonne à son inspiration - cette parole qui porte elle aussi au-delà des mots, captée en deça de tout discours et modulant ce qu’on pourrait dire à la fois l’indicible et le tout-dire

    Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, juste après... l’heure précédant la venue au monde de Sophie, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... la présentation de Julie encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonne amie... la présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri.

    En ce qui me concerne ce n’est pas: ou bien... ou bien, mais tout à la fois. Ainsi de la narration et de la spéculation, du lyrisme et de la sociologie, de la sensibilité et de la sensualité, du cru et du cuit, de la lecture et de l’écriture.

    Il n’est, en observant ce qui se passe au Loft et ce qui se dit à ce propos, que d’en rire, mais sans cesser d’observer ce miroir de l’époque, de son vide et de sa chiennerie. C’est le reflet d’une société égarée par le désir de paraître. Or ce n’est pas tant aux gens qui se précipitent sur ce miroir aux alouettes que j’en veux, qu’aux cyniques qui les manipulent.

    La génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq.

    Le réalisme de Perec. Dans la filiation de Balzac, de Flaubert et Jules Romains, continué aujourd’hui par Houellebecq.

    Rozanov a l’air d’écrire sur des feuilles d’air.

    Très intéressé par la lecture du premier roman de Perec, Les choses, qui me semble l’une des meilleures évocations existantes de la génération du début des années 60. C’est un roman behaviouriste et très marqué par certaines références (l’usage rhétorique des temps et le pastiche du Flaubert des Comices agricoles sont un peu trop voyants à mon goût), mais le tableau d’ensemble est remarquable et le récit de la déconfiture du couple, dès l’épisode tunisien, est tout à fait saisissant.

    Ce soir vu Basic instinct. Somptueuse saloperie qui se réduit à l’apologie de la baise et de la violence efficace. Plus trace de sentiments délicats, en dépit de tous les raffinements. Typique à mes yeux du puritanisme de l’empire. La baise ainsi trustée par les plus beaux et les plus riches, et le troupeau juste bon à pisser le dinar avant de rentrer queue basse à l’étable.

    medium_Ayme2_kuffer_v1_.jpgCe bon, cet excellent Marcel Aymé m’est une mesure, au même titre en somme que Léautaud, en peut-être plus complet, en plus riche aussi, en plus largement ouvert à la vie et aux gens, en plus pénétrant et en plus rond à la fois. En plus noir et en plus fraternel.

    Marcel Aymé me passionne sans me combler à vrai dire. M’intéresse toujours mais toujours quelque chose me manque avec lui, qui ne me manque jamais avec Tchekhov. Pourtant avec Tchekhov me manque ce qui ne me manque jamais avec Dostoïevski.

    En lisant divers textes liés à Fernando Pessoa, je songe avec nostalgie à un monde social où la passion pour la littérature réunirait tout un monde, puis je me dis que c’est probablement une chimère: que les milieux littéraires qui nous semblent si poétiques à distance (je pense par exemple au Montparnasse de Cendrars et compagnie, ou à l’aventure des Cahiers vaudois) ne nous apparaissent ainsi que par le rayonnement postérieur des oeuvres et les effets de la légende. Tout de même il y a avait bel et bien une société, qui s’est perdue aujourd’hui dans la masse et le chaos, mais l’intérêt de notre propre aventure n’est-il pas, alors, dans la résistance que nous menons ?

    Les mots d’Amos Oz comme une pensée et comme une musique, touchant au-delà des mots. Les relations qu’il établit, dans ce livre poème admirable qu’est Seule la mer, entre la réalité quotidienne et la sphère mythique, voire mystique, me replonge à tout instant dans ma songerie de toujours. C’est là de la poésie comme je l’entends. C’est cela même que je voudrais revivre et faire vivre au lecteur dans
    Les Passions partagées.

    Avec Tchekhov c’est à la vie que je reviens, tout simplement, à la vie observée et traduite avec autant de vérité que d’équité, de justesse et de bienveillante attention. Relevé, sous sa plume, de dures paroles contre Rozanov, et qui ne m’étonnent guère de sa part. De telles natures sont difficilement conciliables en effet, mais il m’appartient d’accueillir l’un et l’autre. Ma position de gardien de zoo. Aussi attentif à la survie du serpent que du serpentaire, etc.


    medium_Tchekov2.jpgLecture de Tchekhov. Dans Ennemis, qui met en scène un médecin venant de perdre son enfant, dérangé la nuit par un homme lui jurant que sa femme est en train d’agoniser, qui finit par le suivre dans la nuit pour découvrir que son client a été abusé par sa femme infidèle, et qui se retourne alors contre lui, l’insultant sans chercher à le comprendre, comme si la douleur d’un homme trompé n’était rien du tout. Et la nouvelle de s’achever sur le jugement implicite du docteur Tchekhov, non pas contre ceux qui dérangent les médecins pour rien, mais contre les médecins qui estiment plus important le respect qui leur est dû que la considération d’une douleur seulement morale.

    Il fait tout gris mais tout chante à mes yeux ces jours, je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça, ce doit être la remontée de la vie et le réveil de tous les chimismes amoureux.

    Lecture de Queneau ces jours. Pas très convaincu par ces romans plaisantins et un peu dispersés, où le jeu cérébral et linguistique compte pour beaucoup trop je trouve. De la littérature pour profs et bibliothécaires, mais la langue est certes excellente. Quant à le comparer à un Céline, c’est de la rigolade. Une page de Céline et tout ce petit château de pages s’effondre dans un bruissement de feuilles sèches.

    L’après-midi à la prison avec Katia, qui me parle de la vie, de sa solitude, des arbres, de son fils, de ses petites-filles qu’elle rêve d’emmener en Toscane, de ma voix (qui s’est posée à l’en croire - et je la crois), de sa fille (dont je l’ai rapprochée dit-elle), avec sa sincérité et sa justesse coutumières. Au parloir de la prison, notre cher taulard nous dit l’épreuve que constitue la visite pour beaucoup de prisonniers, généralement abattus après cette rupture de leur train-train.

    Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle est allongée dans la pénombre. Son air de reine mongole sous sa yourte.

    Besoin de plus de densité et de simplicité, à quoi me porte ma lecture de Tchekhov. C’est vraiment le médecin au milieu des hommes de tout acabit, et d’une vigueur, d’une lucidité, d’une énergie intérieure qu’on oublie trop souvent, ou qu’on ne repère même pas, ne voyant en lui que l’auteur de La dame au petit chien.

    Au festival des Etonnants voyageurs. Mais plus beaucoup de voyageurs, ou alors vieillissants: plutôt de «grands vendeurs» (un Arto Passilinna rubicond de suffisance ou un James Crumley boudiné dans sa chemise hawaïenne noire à grandes fleurs roses et jaunes), choisis sans doute en fonction de leur tirage, et d’autres qui avaient l’air de se demander ce qu’ils foutaient là (un André Brink ou un Vidosav Stevanovic) et qu’on a fait se presser sur le podium du Café littéraire, tout à l’heure, pour les sommer de dire deux ou trois mots avant que le directeur Michel Le Bris, ruisselant de suavité autosatisfaite, s’en vienne pérorer à qui mieux mieux. Aussi, l’évolution de la manifestation dans le sens du parisianisme ne me plaît guère. L’impression que le festival Etonnants Voyageurs est en train de perdre son âme se vérifie à maints égards en dépit de la faveur croissante du public. On joue le jeu des noms connus et la masse afflue, bruyante et hagarde.
    (Saint-Malo, en mai)

    Remis ce soir le nez dans les Notizen de Ludwig Hohl. Toujours très intéressant quoique trop revêche à mon goût. Le type manquait de rondeur et d’amour à mon goût. Trop génial «a priori»... Trop systématique aussi et en vue d’on ne sait trop quoi, comme un système pour lui-même ou pour les adeptes de la même congrégation de spécialistes, mais laquelle ?

    Il faut se renseigner à fond avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Tout ce que nous disons sur les drames qui affectent, jour après jour, l’humanité proche et lointaine, n’est que rarement fondé sur une connaissance exacte. C’est en tout cas ce que je me dis et me répète en lisant des gens comme V.S. Naipaul ou Lieve Joris, à propos de l’islam ou de l’Afrique, qui ont pris la peine de se rendre sur les lieux et de parler avec les intéressés. Lieve Joris, en particulier, montre bien les tenants et les aboutissants de la gabegie africaine, durant la période significative de la transition d’un régime dictatorial (la fin de Mobutu) à une prétendue libération (l’arrivée de Kabila), qui ne tarde à perpétuer l’arbitraire. Ce qui m’impressionne à la lecture de Danse du léopard, c’est la position de l’auteur, d’une équanimité et d’une honnêteté intellectuelle qui n’empêchent nullement des réactions personnelles parfois vives et une capacité d’observation quasi illimitée.

    Je retrouve, à la lecture de Danse du léopard de Lieve Joris, mon enthousiasme d’il y a vingt ans, quasiment inentamé. Il y a chez elle un souci de vérité, de justesse et d’honnêteté qui répond entièrement à ma propre exigence. Elle ne s’en laisse pas conter. Elle pose de bonnes questions et veut les réponses, non pour juger mais pour savoir.

    Comme son livre est menacé d’être saisi par la justice française, je me suis dépêché de lire, cet après-midi, La rage et l’orgueuil d’Oriana Fallaci, qui m’a paru à la fois sensé et insensé. Ce qui est défendable, assurément, mais c’est enfoncer une porte ouverte, tient à sa critique véhémente du fanatisme islamiste et à tout ce qui en découle de révoltant, notamment pour les femmes. Ce qu’elle dit en outre contre le double jeu de certains Etats, à commencer par l’Arabie saoudite, me semble également fondé et bon à répéter. En revanche, à partir d’un certain moment, la fureur semble aveugler la diva claquemurée dans son bunker de Manhattan et lui faire dire n’importe quoi, sur un ton qui vire bientôt à la grossièreté et à l’injure méprisante. C’est dommage, mais en somme assez typique d’une certaine catégorie de gens qui, par aigreur personnelle (cela se lit sur son visage), par orgueil ou plutôt par vanité blessée, se crispent sur des positions qui se veulent radicales et excluent toute discussion, nuisant finalement à leur cause plus qu’ils ne la servent. Dimitri me semble tombé dans le même piège.

    Cette attitude de fermeture de la Fallaci me choque d’autant plus que je suis en train de lire Lieve Joris qui, tout à l’opposé, s’efforce à tout moment de comprendre les autres avant de les juger ou de les condamner.

    Je n’ai pas besoin d’aller bien loin pour savoir ce que sera la Suisse de demain: il me suffit d’ouvrir la fenêtre et de regarder les gens d’en face. Il y a là des Bosniaques et des Antillais, des Noirs et des Jaunes, des gens qui frayent et d’autres qui vivent en vase clos, des gens probablement honnêtes et d’autres qui vivent de trafics plus ou moins douteux comme le Chinois de l’épicerie voisine d’à côté aux portes ouvertes tard dans la nuit...
    Pour ma part je regarde cela sans en conclure rien de négatif ou de positif, je suis persuadé que l’intégration d’une communauté étrangère représente un apport, mais n’en suis pas moins conscient qu’une partie de cette communauté ne veut pas s’intégrer, que certains individus ne sont là que par avidité ou même pour des motifs criminels qui suffisent à discréditer les autres.

    A la fin de Danse du léopard, Kinshasa se transforme en camp retranché où tout autre est qualifié de rebelle ou de barbare, comme dans le livre de Coetzee, explicitement cité d’ailleurs. Or c’est cela aussi qu’il faut craindre chez nous: que n’importe quel autre en vienne à incarner la barbarie et soit combattu sans même pouvoir dire ou montrer qui il est.

    Monté ce matin à l’hôtel des Chevreuils, dans les hauts de Lausanne, où Lieve Joris m’attendait. Pas vraiment chaleureuse au premier abord. Mais la complicité s’est vite établie entre nous, nous sommes partis en voiture, avons passé par les corniches du Lavaux puis sommes montés jusqu’au col de Jaman, d’où nous avons marché un bon bout du côté de la chaîne des Gais Alpins, nous racontant mutuellement nos parcours. C’est là-haut qu’elle m’a fait le récit circonstancié de sa visite à V. S. Naipaul à Trinidad, ensuite de quoi nous avons mangé sur la terrasse de Sonloup. Très intéressante et très attachante personne. Famille nombreuse de la campagne des Flandres belges. Elle très proche de sa grand-mère, la soeur de l’oncle du Congo, en fait le grand-oncle. Un frère aîné tourné voyou et mort d’overdose. Beaucoup d’observations communes, elle à propos de l’Afrique et des Arabes, moi à propos de la guerre en Yougoslavie. Ensuite l’ai conduite à Genève où elle avait une rencontre avec ses lecteurs. M’a fait une très belle dédicace par laquelle elle m’accueille dans la tribu des anti-tribalistes…

    medium_Dillard.jpgIl m’arrive, ces jours, de ne plus trouver de saveur à rien. Ce soir, la seule palpitation me vient à la lecture d’ En écrivant d’Annie Dillard, et ma joie a repiqué. C’est cela même: que je suis un être de joie.

    Je suis épaté par l’effort que tant d’auteurs consacrent à de si vains ouvrages, qui constituent la masse de la production des temps qui courent - vraiment cet effort de ne rien dire est impressionnant.

    Ce soir au Val Fex. Ne me lasse pas de contempler ce fond de val que je me retiens de dire idyllique, qui porte naturellement à la contemplation et à l’élévation. Je ne sais trop à quoi cela tient mais c’est à la fois intime et ouvert, bruissant de vie et comme sublimé, avec quelque chose de Cézanne dans la vibration des jeunes et des ocres sur un fond très doux de multiples vertes, et ces lignes si délicates, qui donnent sa profondeur au tableau, des sentiers et des torrents.

    Pas du tout d’accord avec Daniel de Roulet qui affirme que Dürrenmatt est un auteur de la guerre froide, en somme dépassé aujourd’hui. Me semble au contraire que Dürrenmatt est toujours plus pertinent au contraire, et d’autant plus qu’il a toujours échappé aux mots d’ordre momentanés des idéologues et des partisans. Le problème de Daniel de Roulet justement: son côté idéologue et partisan. Le type de gauche aux aguets. Me rappelle comment il épinglait un auteur du Groupe d’Olten (Olivier Sillig) en le taxant de «politiquement suspect». J’imagine alors ce qu’il doit penser de moi…

    Naipaul est à la fois impliqué et détaché, apparemment froid et en tout cas distant, ou discret, comme l’était aussi un Dürrenmatt, par rapport aux complications psychologiques, affectives ou sexuelles de la vie. Ce sont des romanciers à types, sans qu’on puisse leur reprocher de réduire la complexité humaine à des schémas.

    Repris depuis hier la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas, de Naipaul, qui m’enchante bonnement. C’est l’écrivain du déracinement et de la réadaptation, de la dignité bafouée et reconquise. Ce qui me passionne dans Une maison pour Monsieur Biswas est la quantité et la qualité des détails qui font de cette histoire du fin fond des îles une histoire de partout et de toujours. C’est à la fois drôle et poignant, on y sent la rage de celui qui a été humilié et qui prend se revanche, ou plus exactement celle de son père puisque M. Biswas est Naipaul père.

    Il y a souvent quelque chose de totalitaire chez l’écrivain, à tout le moins d’égocentrique et de despotique, qui peut s’expliquer chez les plus grands par la totalité de leur engagement à l’oeuvre. C’est notamment le cas d’un Naipaul, qui n’hésite pas à envoyer au diable les critiques mal préparés à sa rencontre et va jusqu’à rudoyer ses interlocuteurs les mieux disposés.

    Repris ce matin la lecture de Montaigne; et tout, alors, se recentre par rapport à des références plus rares et plus fondamentales, comme les Romains à ses yeux - et je ressens le même sentiment de soudaine relativisation qu’ en lisant Pound l’autre jour (Sur la lecture) à propos de la littérature française, qui ne retient que François Villon et quelques autres...

    Très intéressé, tous ces jours, par le petit livre regroupant les quatre leçons au Collège de France de Jean-François Billeter, sur le philosophe chinois Tchouang-tseu. Cette méditation sur l’articulation des langages philosophique et poétique, dans la zone de l’apprentissage humain qui touche à la fois à la parole et à l’acquisition des gestes culturels (geste de l’artisan, geste de l’artiste) recoupe mes réflexions dans la foulée d’un Ludwig Hohl ou d’une Annie Dillard.

    Parfois je me demande à quoi tout ça peut bien rimer, pourquoi et pour qui faire des livres ? Ce soir par exemple je trouve tout ça plutôt vain, considérant les milliers de livres qui m’entourent et dont je ne distinguerais même pas les titres sans mes lunettes. D’où je suis, dans la pile la plus proche, je lis: Jehanne la Pucelle, Le bâton d’Euclide, La crise du capitalisme mondial, Qui sont les drogués, Le russe vivant, etc. Je lis Ben Laden la vérité interdite ou Chants de Mihyar le Damascène. Je lis PETIT Small Cigars Sumatra 100% Tobacco E. Nobel, je lis Pas de pardon et je pense au jeune type qui me demandait de l’argent avant-hier soir (la énième fois que je le rencontre ces temps) et auquel je n’ai pas répondu pour une fois, me détournant carrément. Je vois une pile du numéro 53 du Passe-Muraille et je me dis que maintenant il faut préparer le numéro 54 pour qu’il y ait un numéro avant le 55. Cela ne se fait pas de publier le numéro 53 puis le 55 puis le 66.

    Je sens qu’à tout moment notre corps décide de vivre ou de mourir. Souvent une partie du corps est déjà morte quand la partie «physique» renonce à vivre. Cette histoire du corps nous ramène à une certaine Chine qui considère que le corps total est une âme et que mieux on habite son corps plus on est esprit, et inversement quand on est tout esprit on manie la serpe et la flûte comme un dieu.

    Fight club pose bien la problématique du non-engagement de la nouvelle génération, ou plus exactement de son dédoublement schizophrène entre le consentement et l’individualisme anarchisant.

    Le côté Mark Twain de Naipaul, avec son petit personnage entêté dans sa révolte et plongeant dans les abysses de la magie et du désespoir (l’épisode de la première cabane vaincue par les éléments et la fureur des ouvriers) avant de refaire surface en découvrant enfin sa vraie vocation, à Port of Spain, puis en établissant sa position.

    J’étais en train de travailler à l’herbe quand s’est pointé, ce matin, un jeune type semblant chercher son chemin, et qui me cherchait à vrai dire pour une démarche qui avait l’air de le gêner. M’a dit s’appeler Ivan et avoir lu L’Ambassade du papillon. Lui ai fait du café et avons parlé plus de deux heures d’un peu tout - surtout du monde actuel - avant qu’il ne retourne à sa voiture pour y chercher trois carnets qu’il voulait me faire lire. M’a dit qu’il espérait que je ne le prenne pas pour un fou. Lui ai promis de lui dire strictement ce que je pensais, comme je le fais toujours. Au cours de la conversation, comme il parlait de son père, fondateur de la Ligue marxiste révolutionnaire, m’a raconté qu’un soir, après une longue discussion contradictoire entre eux, le paternel en question lui a désigné la bibliothèque, pleine des écrits de Marx, de Lénine et consorts, avant de lui dire qu’il ne pourrait connaître la vérité qu’après avoir lu les livres de ces gens-là. Estime en outre qu’il n’a jamais rencontré de gens aussi intolérants que dans le milieu de ses parents, et je lui dis que c’est à cause de cela même que j’ai quitté les jeunesses progressistes après une année seulement de militantisme.
    Quant au contenu de ses carnets, que j’ai feuilletés après son départ, ce sont des propos assez naïfs, qu’on dirait notés par un garçon de seize ans (il en a trente-cinq) sur les maux de ce monde et la manière d’y remédier. En fait, Ivan se présente comme celui qui a décidé crânement de prendre la place vacante de «Celui qui viendra», selon les termes de la prophétie biblique, il a l’air d’être convaincu de représenter le nouveau Messie dont le monde a besoin et je me demande bien comment je vais lui répondre. Ses observations sont d’un jeune idéaliste que l’injustice et le mal révoltent, ce sont pour lui des vérités qu’il croit être seul à reconnaître et je partage pas mal de ses opinions, mais je ne puis évidemment le suivre dans sa vocation «mondiale» et «publicitaire», pour user de son vocabulaire, et il faudra bien que je le lui dise en prenant soin de ne pas le froisser...

    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

    Les écrivains de l’aura. Essentiellement (pour moi) Cingria, Audiberti, Buzzati, Gomez de La Serna, Rozanov, à des degrés très divers.

    Des romans conçus pour faire passer le temps. D’autres pour transformer son pollen en miel.

    Achevé ce matin la lecture d’Une maison pour Monsieur Biswas. Ce qu’on peut dire tranquillement un chef-d’oeuvre, même sans en goûter la version originale. C’est à la fois le livre du père et de l’humiliation sublimée, qui décrit admirablement le passage d’une époque et d’une culture à une autre.

    Si j’écris avec la vie, je peins avec le temps. La reprise, qui paraît artificielle en littérature, mais qui peut donner lieu à un réexamen décisif (base même de la première partie des Passions partagées), est toute naturelle avec la peinture, «montée» par strates. Ce qui m’insatisfait aujourd’hui pourrait être révélé demain. Cette toile qui était hier un champ de blé est aujourd’hui un couchant flamboyant sur le lac et les montagnes.

    Au total, et très concrètement, mes notes journalières, de 1974 à 2000, représentent cinquante-deux carnets noirs, tenus sans discontinuer quoique de façon irrégulière jusque dans les années 90 où j’ai commencé à noter tous les jours quelque chose.

    Pluies diluviennes ces derniers jours. Poursuivi la lecture d’A la courbe du fleuve, de Naipaul, dont chaque page m’intéresse et me fait penser aux personnages d’un roman possible, confrontés en Suisse à ce que vit Salim en Afrique, à savoir le choc des cultures et l’effet, sur les individus, des bouleversements d’une société.

    Très intéressante réflexion sur l’eudémonisme de Proust. Son goût du plaisir. Presque: sa religion. Mais plaisir poétique englobant, sa délectation de la reprise plus que l’hédonisme à la petite semaine. Souvenir cependant de sa façon dont il évoquait son plaisir solitaire d’adolescent, avec je ne sais quel jeune correspondant (Halévy, me semble-t-il, qui en était choqué), défendant avec insolence son droit à jouir en dépit de la morale des familles.

    A l’instant, sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que maman a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...
    (Montagnola, ce 18 août)

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

    J’ai ces temps deux amis occultes qui m’aident à tenir et me stimulent: ce sont V.S. Naipaul et Marcel Proust. Deux amoureux du détail. Deux écrivains qui ont tout donné.

    Thème important chez Naipaul: le retour à la brousse. Que je développerai pour ma part en désignant les formes de la régression contemporaine, du bruit à l’aberration sexuelle.

    «Il faut vous attendre à ce que ça se prolonge», me dit-on l’air compatissant. Ainsi la formule «elle risque de mourir» devient «elle risque de vivre». Mais je me sens ces jours comme hors du temps, ou dans un temps déplié come une carte du ciel, où nous sommes si petits.
    (Au CHUV)

    Passé vers elle avec Julie. Celle-ci très impressionnée, lui a dit tendrement adieu. Car je pense que c’est la dernière fois.
    (Au CHUV)

    A son chevet une fois de plus. Respire un plus précipitamment, son pouls bat la chamade, et j’ai l’impression que la délivrance approche. Mais elle respire, et toute la nature avec elle.

    Mon travail pour le journal m’a occupé et distrait depuis la mort de maman, mais ce soir le chagrin, le tout gros chagrin m’a assailli sur l’autoroute, au point que je ne voyais plus où j’allais.
    (26 août)

    Où est-elle maintenant ? Où est celle qu’on appelait maman ou grand-maman ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

    Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse ou à la Escher. On était attiré par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un petit personnage inquiétant, à face de papier mâché ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous étions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desqelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus, à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

    Cette idée de nouvelle qui me vient sur le quai de la gare où je vais prendre le train pour Saint-Gall: les deux personnages qui se voient depuis des années, sans se connaître, qu’une sorte de complicité lie à la longue, et qui se retrouvent un jour autour d’un café, mais ne trouvent rien à se dire.

    medium_Roth.jpgDans le train, je lis La Tache de Philippe Roth, aussitôt emballé. L’histoire d’un vieux prof de langues anciennes, devenu doyen de l’université qu’il a complètement réformée (au prix de pas mal de rancunes, on s’en doute) et qu’un mot malheureux, à propos de deux étudiants jamais présents (et noirs, ce qu’il ignore), livre à la vindicte des obsédés du politiquement correct, relancée au moment où l’on découvre sa liaison de vieillard indigne avec une jeune femme de ménage. Tout cela est drôle, plein d’humanité et de tendresse «à travers le temps», tout à fait à la hauteur et dans le même genre que le Ravelstein de Saul Bellow. A ce propos, il est curieux de voir comment les écrivains de l’époque, et parmi les meilleurs, s’éloignent peu à peu du roman pour s’impliquer eux-mêmes dans la trame du récit et jouer avec les faits et la fiction. C’était déjà le cas de Proust avec ses trois angles de narration (le narrateur, Marcel et le romancier), c’est le cas de Céline aussi, et plus près de nous de Thomas Bernhard, de V.S. Naipaul, de Sebald ou de Hella S. Haasse, entre beaucoup d’autres.

    Me disais ce matin que j’étais heureux de ne pas être prof, obligé que j’aurais été, comme tous les jours, de me pointer à la séance de ce terrible tribunal qu’est une classe; et je me disais que je devrais me montrer plus indulgent envers les faiblesses, voire les tares des profs, parfois si décevants, si mesquins, si ladres, si routiniers, si amortis, en me rappelant cette épreuve quotidienne que doit constituer, pour beaucoup, la comparution devant une classe.


    Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

    La femme africaine qui rentre de nuit au village pour ne pas être suivie.

    Les écrits qui stimulent l’esprit. Pascal et Sénèque. Valéry. Ludwig Hohl. Et les écrits de l’aura. Le Buzzati d’En ce moment précis, Rozanov, Oblomov , Walser ou Cingria.

    Dualité de la civilisation (culture et cruauté).

    L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas d dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

    L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

    Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Ac'.

    Très intéressé par la lecture d’Un ami parfait de Martin Suter. Avec une restriction cependant: trop propre, trop lisse. De l’horlogerie à vrai dire. Tout y est précis, intelligent et sensible. Mais limité. De la littérature ? Oui tout de même, je crois. Parce rien n’est simplifié des psychologies, si l’histoire elle-même est un peu téléphonée - un peu trop habilement faite.

    Paul Veyne parle de l’aura de Sénèque, et c’est vrai que la Lettre à Lucilius est une climat avant tout, une immersion et une certaine lumière, plus encore qu’une suite de pensés articulées. La voix y est essentielle, comme chez Rozanov.

    Dans Les Passions partagées, il s’agit de dégager, de chaque écrivain, ce qui compte vraiment: ce que chacun m’a donné d’unique et d’irremplaçable. Cingria ou le chant du monde. Witkacy ou la perception du mystère de l’être et l’expression de l’inassouvissement. Buzzati ou la mélancolie. Chesterton ou le bon sens radieux. Walser ou la rêverie sensible. Thomas Bernhard ou la saine colère. Thomas Wolfe ou la nostalgie. Ainsi de suite.

    Bonne conversation, ce matin, avec Martin Suter, qui me semble un type sérieux, à la fois doux et solide, pas vraiment à la hauteur (ou au niveau de profondeur) de Dürrenmatt, mais meilleur romancier que celui-ci, ou disons plus efficace conteur.

    Il n’y a pas, selon moi, de légitimité aux droits démocratique sans prise de responsabilité simultanée. Je crois même que les devoirs assumés nous rendent plus libres que les droits.

    Lecture de Poids léger d’Olivier Adam. En effet: poids léger, pour ne pas dire poids plume, et finement tenue, ladite plume, parmi les meilleures des nouveaux venus, mais qui laissera quelle trace durable ?

    Reportage, ce soir à la TV, sur les libertariens. Détestable idéologie, à mon goût, qui en revient à la loi de la jungle. Contre toute forme d’Etat, ces gens-là prônent la privatisation de l’enseignement, de la police et de la justice, tout étant réduit à une forme de commerce, et par conséquent tout gouvernement devenant celui de l’argent.

    Une expression qui me paraît ridicule avant tout examen: la success story...

    Malgré tout le bien que je pense réellement d’Un ami parfait, ce genre de littérature ne compte pas vraiment pour moi. J’ai écrit que Suter pouvait se situer dans la foulée d’un Dürrenmatt, mais il n’y en a pas moins une énorme différence de coffre et d’amplitude. Car le moindre trait de Dürrenmatt grince et fait mal, tandis que la critique à la manière de Suter, même virulente, reste en somme conditionnée. J’admire cependant le conteur. J’admire la performance...

    Lutter contre toute forme d’intoxication, et par exemple celle de la sentimentalité. Mais gare au cynisme cependant. Exactement le travers de Sollers, qui en arrive à rire de tout, avec son air supérieur, soucieux de son seul plaisir. Autant dire que tout ce qu’il y a de tragique au monde lui échappe, et que toute compassion lui est étrangère. Or cela le juge: il n’est que léger.

    Notre chère Katia, frappée à son tour par une attaque cérébrale, a l’air de s’en être remise Ma bonne amie l’a rejointe avec Sophie à Maastricht, d’où elles reviendront en deux étapes. Repense à mon projet de livre où deux vieilles dames se raconteraient mutuellement - ma mère et celle de ma bonne amie... (19 septembre)

    Relu ce soir Le thé au citron de Marian Pankowski. Toujours très touché par ce mélange de douleur et de mordant. Et comme elle reste vraie, cette histoire des deux anciens déportés polonais qui se retrouvent par hasard sur un bateau du lac Léman, et qui ont entendu des Suisses leur dire que, certes, ce qu’ils avaient vécu était terrible, mais que ce qu’eux, les Suisses, avaient enduré pendant la guerre était tout aussi pénible dans la mesure où ils avaient à imaginer le malheur des autres sans le vivre eux-mêmes.

    Mon papier sur L’Etoile des amants, le dernier livre de Philippe Sollers, est assez carabiné, à proportion du chiqué qui me semble le caractériser. J’aurais pu me montrer plus cool, comme on dit, mais le fait de lire Annie Dillard (Pèlerinage à Tinker Creek) en même temps m’a fait ressentir, avec une acuité particulière, le côté fabriqué, posé, voulu, et en somme très cuistre, du Sollers redécouvrant par exemple la nature à travers les noms d’oiseaux. Une chose est d’énoncer les noms pittoresques de ceux-ci, et tout autre chose de parler de ceux-là en connaissance de cause, comme le fait Dillard. Bien entendu, je dois paraître lourdaud à m’en prendre ainsi à cet élégant, mais peu me chaut.

    Très touché par la lecture de W.G. Sebald, dont Les émigrants cristallisent une forme proche de celle de L’Enigme de l’arrivée de Naipaul. Il y a là un mélange tout à fait original de récit personnel et de fiction, qui tient à la fois de la méditation sur la vie et du poème en prose. On retrouve aussi cela chez Hela S. Haasse dans
    Viser les cygnes.

    La chasse aux pédophiles est en train de se transformer en sinisre opération de délation, dont le nauséeux Matin se fait le premier exécuteur. Un papier de ce matin, sous la signature de je ne sais qui, détaille la vie d’un directeur des écoles de Bulle, qui vient d’être mis à pied on ne sait trop sous quel prétexte puisqu’on n’est même pas sûr qu’il ait commis d’autre délit que d’avoir visionné un film porno pour adultes. Cela n’empêche pas notre confrère de décrire un personnage à l’«air taciturne» qui vit dans une maison un peu isolée où on ne lui sait guère de visites que celle de sa soeur, alors qu’on a remarqué son habitude de se promener avec deux chiens. Tout, dans la rhétorique de ce sale article, trahit cette nouvelle forme d’abjection qu’on voit se répandre de plus en plus dans les médias, et dont j’ai l’impression qu’elle n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Je suis un peu rassuré, au demeurant, par la réaction immédiate de nos confrères de la radio, qui parlent déjà de chasse aux sorcières, et je sens bien que de tels dérapages ne passeront pas dans notre pays où le bon sens et les réflexes démocratiques restent solidement ancrés.

    Crépuscule, ce soir, d’une sauvage splendeur assez rare dans nos contrées, avec un couchant orange vif se déployant en traînées violettes et indigo, sur le fond duquel se détachent les premiers plans vert foncé et bleu sombre du val. Noté aussi la consistance, comme de la mousse spongieuse bleu terne, d’un immense nuage en suspension au-dessus de la croupe mauve du Jura. Hélas pas eu le temps de rien aquareller, ou peut-être pas osé...

    En lisant, ce matin, un long article sur la nidification des oiseaux, je me retrempe dans cette espèce d’attention pure qui était la mienne, dans mon enfance et plus tard, pour la nature et ses merveilles, et que je retrouve aujourd’hui à la lecture d’Annie Dillard. En découvrant la cohabitation des jacamars et des termites, en apprenant que la sterne fuligineuse de l’île Midway se contente de creuser dans le sable de corail pour y faire son nid, ou que les moineaux républicains se construisent de véritables habitations mitoyennes contenant jusqu’à soixante chambres, je retrouve ce lien profond avec la nature qui m’a fait inscrire cette composante dans mon premier livre sous la forme de la passion que nourrit le narrateur pour l’observation des fourmis (laquelle est pure invention, soit dit en passant), et qui resurgit comme un leitmotiv plus ou moins insistant dans tous mes autres livres.

    A propos d’envie, je me demandais ce matin, en lisant L’Adieu à l’automne où il en est question, qui je pourrais bien envier aujourd’hui ? A vrai dire je crois que je n’envie personne, sachant que je suis seul à vivre ce que je vis comme je le vis, et connaissant trop bien l’envers de toute envie, satisfaite ou pas.

    medium_Witkacy2.jpgPoursuivi ce matin la lecture de L’Adieu à l’automne, dont je n’avale plus tout, aujourd’hui, comme il y a trente ans de ça. Je trie, mais il m’en reste encore beaucoup d’observations et d’idées très intéressantes, notamment sur l’évolution de l’art dans la société et la montée de l’insignifiance liée à la poursuite et à l’établissement du bien-être généralisé.
    Et puis il y a ce sentiment-sensation, fondamental chez Witkacy, d’un vertige métaphysique découlant de la conscience angoissée du mystère de l’être et d’une insatisfaction à caractère diffus et spécifique, collectif et individuel, esthétique et philosophique, affectif et sexuel, éthique et existentiel, que je ressens toujours violemment pour ma part.


    Une image saugrenue m’est venue, il y a quelque temps, en lisant le dernier livre de Sollers, dont l’hédonisme affiché m’agace, et c’est celle de la limace juchée sur un étron d’âne que je venais d’observer sur le chemin conduisant au nid d’aigle. Cette limace avait quelque chose de pur, et je pense qu’il en va de même de Sollers, pourtant il m’exaspère quand il fait son romancier du plaisir.
    Au vrai, je ne suis pas du tout un matérialiste au sens de cette idéologie limitative, qui enferme le corps dans les limites d’un étron ou d’une limace. Je trouve chez les Chinois une vision bien plus ample, qui fait déborder le corps et préfère à la limace l’escargot dans sa coquille nacrée - l’escargot aux fines antennes clitoridiennes et à la trace argentée rappelant la traîne de communiante. Le matérialisme selon ma doctrine ne s’oppose pas du tout au spiritualisme: il l’incarne véritablement comme la vague élance l’esprit de l’eau sur la nageuse en costume de bain imitant le derme d’otarie. A tout instant Dieu seul passe dans la limace afin de lui donner cette grâce de se sentir exister et de mordre plus résolument dans la conglomération chocolatée de l’étron d’âne, mais que pouvons-nous en dire de plus que n’en disait Voltaire, qu’on prétend un peu vite irréligieux ? Je pense quant à moi qu’il faut reconsidérer d’A à Z notre rapport au monde ou avec, donc au double sens technique et poétique. Les enfants nous y aideront. En tout cas je repense avec une nostalgie gourmande aux cacas bien moulés de mes filles lorsque je les vois se dandiner dans la foule estivale et lancer des oeillades aux Kosovars et autres Péruviens.

    Seul à La Désirade depuis hier. Commencé de lire un livre très intéressant sur les origines plurielles de la foi chrétienne, du théologien américain Gregory J. Riley. J’y apprends que les notions dualistes Dieu-Diable ou Ame-Corps ne sont pas des inventions d’Israël mais viennent des Perses et des Grecs, intégrées dans le judaïsme après l’exil à Babylone. On n’est pas là sur le terrain des recherches sur l’historicité de Jésus: on s’interroge sur ce qui, dans le personnage de Jésus, puis dans ce qui est devenu sa personne, a tant attiré les gens au point de susciter tant de sacrifices et de bouleverser l’histoire de l’Occident, désormais partagée en deux périodes de l’avant et de l’après. Riley montre bien que nous avons une perception très faussée des premiers temps du christianisme, où cohabitaient de multiples formes de croyances proches de ce qui allait devenir cette religion-synthèse, sans l’élément fondamental qu’a représenté la figure même du Christ, héritier des héros demi-dieux de la tradition indo-européenne et grecque et transformé en Messie-tout-le monde, si j’ose dire, qui retourne toutes les valeurs et les conceptions autoritaires de la Tradition juive pour devenir le Dieu de chacun et la personne plus intimes à nous-même que nous, à la fois notre père et notre fils, notre colombe et notre poisson.

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’est peut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon. En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec Michel Strogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.

    Plus les années passent et mieux je vois, avec une sorte de reconnaissance lancinante, la beauté de ces forêts d’automne, comme aujourd’hui de notre balcon en proue sur la mer de brouillard engloutissant le lac et les terres jusqu’à la hauteur des pâturages encadrés de pentes boisées dont les moires rousses tachetées d’or flamboient sur le fond gris étain de la brume et du ciel couché, au-dessus de quoi semblent flotter les montagnes de Savoie qu’on dirait plus lointaines et plus élevées, plus pensives qu’à l’ordinaire.

    Image: Vue de la Désirade, aquarelle JLK.

  • Notes panoptiques, 2001

    medium_CarnetsJLK80001.JPG

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    Gore Vidal: «Il n’y a qu’à propos de l’argent qu’on ne nous mente pas aujourd’hui.»


    Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par les danses de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    medium_Cendrars4.jpgMe réveille ce matin sur la page de Moravagine consacrée à la Révolution russe et au règne de la femme - règne essentiellement du masochisme selon le narrateur. En fait confond (selon moi) guerre des sexes et amour, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou Gripari plus près de nous) mais cette vision du monde est néanmoins pathologique. C’est sûrement la loi de la vie qu’il énonce, mais ce qui nous intéresse est tout ce qui, dans l’ordre humain, la transgresse et la sublime, même si c’est pour aboutir au chaos.

    «Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.

    Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre. Ces gens sont à la fois adorables (elle surtout) et un peu sur leur garde (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante. En écoutant Philippe Jaccottet, je me disais qu’en somme tout devient égal avec l’âge, sauf l’essentiel. Je note cela sur la table d’un restauroute du type standard où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac passable. A une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, le cinéma actuel) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements au repas. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou...
    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ? (A Grignan, en janvier)

    Comme chez Balzac, on apprend des tas de choses en lisant Gauche et droite de Joseph Roth. Et plus que tout on se dit: c’est intéressant. Je ne comprends pas très bien le titre, car il n’est guère question de gauche ni de droite là-dedans. Il y a de l’extrémisme avec Théodore, type du nationaliste raciste et antisémite par compensation à sa médiocrité, mais on ne saurait dire qu’il incarne la droite, et moins encore que Paul, son frère ennemi, n’incarne la gauche. Il n’y a à vrai dire qu’un seul personnage là-dedans qui incarne les idéaux de gauche, et c’est le Dr König dont Paul Bernheim aime à se faire le contradicteur. Mais on ne saurait dire pour autant que le roman mette en scène l’antinomie gauche-droite. C’est plutôt une typologie de l’arrivisme sous tous ses aspects. Le plus intéressant est celui du sauvage Brandeis, le plus minable celui de Théodore Bernheim. Au reste, Joseph Roth ne s’en tient pas à des types représentatifs: il montre bel et bien des hommes et des femmes, avec leurs faiblesses et leurs aptitudes. On n’en aime vraiment aucun, mais on est intéressé parce qu’ils sont vrais. Surtout on éprouve de la compassion. Non sentimentale et bien réelle cependant. Compassion pour des êtres fragiles, prompts à s’abuser (sauf Brandeis, sans doute le plus libre d’entre eux) et qui se débattent dans un monde hostile, sombre et froid.


    Complètement écoeuré, ce matin, en lisant les nouvelles liées aux mesures de sécurité invraisemblables qui entourent le World Economic Forum de Davos. J’en aurais presque honte d’être suisse, si je ne me disais pas que non: que la Suisse, que les Suisses ne peuvent être réduits à ces lécheurs de bottes.

    Très intéressé ce matin, par tout ce que me raconte Antonio de sa trajectoire de saisonnier en Suisse, avec tout ce que cela suppose d’humiliations et de tribulations, puis je rencontre deux personnages singuliers: un Tessinois proche de la soixantaine, costaud et méfiant, ancien capitaine de la marine marchande qui vit dans une belle villa gardée par un boxer surnommé König. Très raciste et monté contre les gens de l’Est, il assène ses opinions avec une sorte d’aplomb viril à la fois inquiétant et triste. M'invite finalement à revenir avec une femme, mais belle et Suisse, pas «une de ces catins russes»...
    De retour dans le quartier d’Antonio, celui-ci me conduit chez une voisine dont il me dit que son témoignage peut être intéressant. De fait. Mimy Medernach, Luxembourgeoise septuagénaire, a vécu en 1999 un drame atroce. Durant la nuit de l’éclipse, un Noir armé d’un couteau a pénétré dans sa maison et l’a agressée, dont elle pense qu’il voulait la saigner. Elle s’est battue comme une lionne sans pouvoir l’empêcher, cependant, de lui déchirer le bas du visage à coups de dents. Elle en porte encore les cicatrices et reste traumatisée. Comme elle est un peu pressée, nous en restons là, mais il m’a semblé plonger, en un quart d’heure, au coeur d’un des problèmes que rencontre aujourd’hui le Portugal, confronté à l’émigration sauvage de milliers de sans -papiers. (Albufeira, en février)

    Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Besoin de fraîcheur, de fraîcheur et de grâce, de grâce et de nouveauté, de nouveauté et de gaîté. Marre de la mauvaise humeur et des chimères noires. Marre de la contention et du tétanisme.

    De la nécessité de tourner la page.

    Vision, avant la descente sur Bilbao, des Pyrénées crevant les nuages comme de hautes vagues aux crêtes de sucre glace. Ensuite, vision buzzatienne de la grand ville ouvrière serrée entre de hautes collines. L’aérogare style futuriste transi, prélude à l’architecture de la grand coquille vide du musée Guggenheim, apothéose de la culture vendue à l’argent. A part quelques «oeuvres» minimalistes de Sol Lewitt et autres stars du marché international, c’est le vide absolu qui me fait tituber et presque m’effondrer. Encore heureux que la cafétéria, où l’on place les gens au compte-goutte, comme dans un sanctuaire, ait une cuisine un peu moins nulle... (Bilbao, en février)

    Beau temps ce matin sur la Costa verde. Le pays m’évoque une sorte de Suisse océanique. Et cette vision de fin d’après-midi: des herbages du haut des falaises troués ici et là et par où monte le tonnerre des vagues. Par là, me dit Ramon, que les paysans jetaient naguère le bétail malade.

    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois embêtant (mondanités, relations sociales, etc.) mais plein de choses assez corsées, parfois abjectes. Grand seigneur méprisant, l’écrivain supérieur à l’homme.

    Repris ce matin la lecture des Légataires de Michel Layaz. Le personnage du père, premier à s’exprimer et en pleine crise existentielle, est vraiment peu convaincant. Non seulement on n’est pas touché par ce qu’il raconte, mais on n’y croit guère. Des phrases pénibles, qui trahissent un manque total de sensibilité à la langue et à la forme, du genre de cette horreur: «J’écoute des voix enfantines jouer aux fléchettes sur ma poitrine.» Vraiment... Et je suis censé lire cela jusqu’au bout ?

    Nécessité de tout transformer. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin. Tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas.

    Belle matinée de soleil printanier au marché provençal de Sanary-sur-Mer, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Cela me rappelle le «haricot bien gras» de Molière.

    Timothy Findley, auquel je rends visite à Cotignac, me répète ce que lui a dit Thornton Wilder lorsqu'il lui a fait lire sa première pièce «Tiffy, tu écris sur les sommets, nous ne t’entendons pas, il te faut redescendre jusqu’à nous pour que nous t’entendions »…

    Période de noir. Il faut que je m’en sorte, et je ne m’en sortirai qu’en réparant ma relation aux mots et aux choses. Je dois dire aussi la folie du monde - la folie ordinaire. Je dois travailler à la réparation mais avec la distance de l’humour.

    Très intéressé par le nouveau roman de Nancy Huston, Dolce Agonia. Un livre de la cinquantaine plein d’observations que je pourrais contresigner.

    Je me suis levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où je trouvais qu’il y avait trop de jour, un instant j’ai regardé à travers les fentes des persiennes le type d’en face en dessus du coiffeur qui a toujours l’air aux aguets à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain, j’ai vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps, j’ai vu le coiffeur désoeuvré sur son seuil, j’ai vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie, je me suis vu derrière ces persiennes et je me suis dit que c’était la meilleure chose que je pouvais faire à ce moment-là et je suis resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau. (Lausanne, en mars)

    «Tu ne sais pas aimer ceux que tu aimes jusqu’au jour où ils disparaissent brutalement. Alors tu comprends comme tu restais subtilement à distance de leur souffrance, comme tu te protégeais souvent, comme tu avais rarement le coeur disponible, tout à tes réseaux de donner-et-prendre.»

    Body Art de Don DeLillo. Cela commence par le petit déj’ d’un homme et d’une femme observés comme sous un verre grossissant. A un moment donné, la femme découvre un cheveu sur ses lèvres qui n’est ni de lui ni d’elle, et songe alors au trajet de ce cheveu. Une espèce d’hyperréalisme qui me plaît assez. Ce à quoi j’aspire de mon côté, d’une certaine façon. Une attention extrême pour les choses. Don DeLillo explore l’intimité des deux personnages en parlant de ce dont personne ne parle, qui a rapport au rapport des objets et des corps, âmes comprises cela va sans dire.

    «Cette façon mystérieuse qu’elle avait toujours de rendre émouvantes les choses les plus ordinaires.»

    «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.» (Jean Eustache)

    medium_Proust.jpg
    Proust est vraiment le sommet de l’artifice et de l’art, mais je ne puis lire Du côté de Guermantes qu’à raison de quelques paragraphes à la fois. Au-delà je suis comme saturé. J’ai besoin ces temps d’une littérature plus rapide et plus dure, qui me rende mon souffle et ma gaieté.

    Commençant L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.

    Faites-moi confiance de Donald Westlake est une bonne satire du journalisme putassier genre tabloïds, et finalement un éloge du vrai journalisme, ce qu’on prendra avec un grain de sel.

    Une nouvelle lucidité m’est venue ces derniers temps à l’égard des livres. En piochant l’autre jour dans ma bibliothèque française, je me disais «non, pas celui-ci», puis «celui-là m’embête», jusqu’au moment où je suis tombé sur Ces Merveilleux nuages de Sagan. Et là, oui, là j’ai retrouvé ce «quelque chose» de vivant et de vrai (et de surprenant à chaque épithète) que je trouve si rarement dans les livres actuels, et de moins en moins dans mes relectures, sauf chez un Simenon, dont la phrase est cependant moins électrique que celle de Sagan.

    Un peu vanné, je pêche cinq ou six livres que j’«essaie» alternativement. Seul le premier chapitre de Bonjour tristesse de Françoise Sagan trouve grâce. Et c’est l’expression juste: cette drôle de bonne femme a de la grâce. Ce qui est tout de même différent du fait d’avoir la grâce.

    A la TV, reportage sur les animaux abandonnés à la SPA. Les regards de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine, tout cela me rend triste.

    Je vais aller maintenant, et revenir en somme, mais bien plus loin, à ma liberté.

    (Trois jonquilles naines, quand je vais chercher du bois, m’apparaissent comme des signes de persévérance... ah mais, v'là que j'fais du Jaccottet).

    Retrouver le temps et le prendre.

    Cézanne: «Maman me donne la force de ne pas voir que par elle, car je sais que la mort n’est pas une absence et que la nature n’est pas anthropomorphique.»

    Rodin: «La nature a besoin d’être vue et respirée simplement et continuellement».

    De retour a casa, je reprends les livres de Philippe Sollers pour voir si je ne me suis pas trompé à son égard en me montrant parfois si sévère à son égard, mais non: Paradis est vraiment un galimatias, Logiques et Lois sont réellement illisibles, et nous allons maintenant vers autre chose...

    Assez touché par les personnages d’Intérieurs de Woody Allen. Surtout intéressant par cette douce horreur: l’insupportable mère qui arrange l’appart de sa fille et de son gendre en fonction de «ce qui se fait de mieux». La lancinante dictature du bon goût. Très bien un moment, puis cela tourne au sentimentalisme psychanalysant, style Bergman à la juive new yorkaise.

    Décrire une journée entièrement vide. Une journée d’aujourd’hui.

    Il faut donner des réponses physiques aux questions de la vie.

    Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse».

    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.

    Cézanne: «Les galvaudeux à médailles et décorations que c’est à faire suer.»

    Romance de Catherine Breillat. Totale indigence de cette société-là (les intellos français) et de ce regard sur le monde. Pas de milieu entre la frigidité et le désir de crever de plaisir. Aucune liberté réelle, sauf celle de dire queue et con à l’écran et de les montrer. Mais la liberté est autre chose, qui implique le regard entier.

    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

    Reprenant la lecture de Proust (Le Côté de Guermantes) je me dis que c’est là le génie à l’état de fusion, où bouillonnent l’intelligence et la sensibilité, la connaissance et l’intuition, la musique et le délire maîtrisé.

    Me dis à l’instant que l’écriture doit redevenir le centre nerveux de toutes mes journées, à quoi tout rapporter. A tout instant le texte en cours est en instance d’être complété. Il n’est plus question alors de travail calculé ou de paresse dès lors qu’on est attentif. Mille tableaux à chaque instant. grand Jeu.

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

    Très touché par la lecture de La Colombe assassinée de Pietro Citati, qui constitue la plus fine et la plus belle approche que je connaisse de l’univers de Marcel Proust.

    Nietzsche: «Je remercie le ciel à chaque instant pour ce vieux monde pour lequel les hommes n’ont pas été assez simples ni assez silencieux.»

    De Mallarmé: «Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, après quoi le silence.»

    Lorsque Mallarmé, trois mois avant sa mort, reçoit la première édition de Rimbaud, il s’exclame: «Le voici, l’incomparable livre, l’aérolithe chu de quels espaces.»

    En lisant la préface à La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top. J’apprécie ce qu’il défend quand son amour est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter. Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit au roman contemporain. C’est un écrivain du discours critique et de style classique, mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline, un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

    En lecteur de Proust, Pietro Citati (dans La colombe poignardée) est plus intéressant que Philippe Sollers. Ce qu’il dit par exemple de l’attention à autrui que manifeste Proust, qui ne s’aime pas lui-même et n’est pas du tout le Narcisse qu’on a dit parfois, est très éclairant et juste ce me semble: «Il y a quelque chose d’abyssal dans l’amour que voue Proust à l’inimitable unicité d’une personne». Ou cela: «Aucun écrivain, peut-être, ne ressentit comme lui l’absolue altérité de l’autre, la soif en l’autre, l’échec de cette métamorphose, puis la capacité de représenter, dans son art, tant ce succès que cet échec.» Me rappelle qu'Angelo Rinaldi a dit pis que pendre de ce livre de Citati, par jalousie crétine évidemment.

    Il y avait ce matin, au milieu du paysage tout enneigé aux formes indistinctes, un merle chanteur juché à la pointe du plus haut sapin, qui m’a rempli de gaieté. (A La Désirade, en avril)

    Ma première pensée de ce matin va aux enfants cancéreux. Ma première pensée à tous ceux qui se réveillent avec la conviction que la mort approche. Ma première pensée à cette pensée en moi de plus en plus constante et de plus en plus tonique aussi d’une certaine façon: que la mort est donneuse de vie.

    Sur le tram est écrit:
    Ceci est un tram.

    L’égocentrisme n’est tolérable qu’à la mesure de Proust, c’est à savoir total si le don correspondant est total. Où la tyrannie est retournée par un absolutisme artiste. Mais évitons le raseur...

    Proust ou l’enfant despote.

    A 54 ans, Proust est déjà mort depuis trois ans...

    Apprendre à ne plus se cabrer devant la difficulté, mais l’affronter en claire connaissance de cause, comme un mur de grimpe.

    Très intéressé par le Poète tragique d’André Suarès, même si quelque chose m’agace aussitôt, qui tient à l’emphase lyrique de l’auteur. Pourtant que d’observations justes et nouvelles dans ce qu’il dit de Shakespeare.

    Pratiquer la lecture comme un déchiffrement continuel, à la fois intense et très sélectif. Tout n’est pas bon à lire (surtout aujourd’hui où se publie n’importe quoi) mais tout peut être relevé en passant, comme cette observation sur l’émission Loft Story, constituant une métaphore de la tautologie contemporaine: je vis ce que je vois que je vis.

    Désaccord parfait, de Philippe Muray, m’intéresse et m’agace à la fois. Il y écrit pas mal de choses pertinentes mais sur le ton du prophète absolutiste et péremptoire à la Bloy, ou plutôt à la Nabe (disons en dessous de Bloy, mais au-dessus de Nabe) qui tourne au catastrophisme et à cet après-moi-le-délugisme qui me fatiguait chez Dimitri. Plus que les nuances, qui sont peu de mise dans le pamphlet, c’est la bonne humeur qui me manque là-dedans, ou plus exactement l’humour, la verve d’un Marcel Aymé, qui disait des choses carabinées sans se prendre au sérieux pour autant.

    Tout à coup des idées d’histoires affluent. Des histoires d’aujourd’hui. L’histoire du type amoureux de sa différence. L’histoire du type piercé à mort. L’histoire du loft infecté. Une histoire d’atelier d’écriture. Des histoires d’enfants abandonnés. Des histoires de faites ce que je dis et pas ce que je fais. Une histoire de nopédo. L’histoire de la maison aux volets fermés. Une histoire de combats de chiens. Des histoires atroces et belles. De histoires qui parleraient du monde dans lequel nous vivons. Des histoires qui diraient la folie de l’époque. Des histoires qui nettoieraient à la fois la langue et les têtes. Des histoires qui feraient office d’exutoire et d’exorcisme. D’abord et surtout: des stories…

    Bernanos: «La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par des Robots.»

    Malgré son ton catastrophiste qui m’agace encore ici et là (me rappelle tellement nos vaticinations avec Dimitri), Après l’Histoire de Philippe Muray est quand même un formidable travail de repérage de la déréalisation contemporaine. Toutes ses observations, je les avais faites, mais il a le mérite de les rassembler et d’en nourrir une réflexion suivie.

    Il y a ce soir, dans le ciel azuré, un grand poisson rose et gris.

    Finalement étonné par le dernier roman de Michel Layaz, Les Légataires, dont les trois premières parties m’ont paru faibles, et qui se trouve comme réordonné et formellement ressaisi par la quatrième. Il s’agit d’un quatuor familial dont chaque déposition entre en jeu avec les autres. Or, celle du père, de la fille et du fils sont comme écartelées entre le mal-être et une sorte de pose artiste commune, tandis que le témoignage de la mère, seul, dégage une sorte de bonté unificatrice. Jamais je n’avais vu un livre ainsi sauvé in extremis, et je me demande seulement si c’est volontaire, mais non: sûrement pas.

    Il ne faut pas ajouter au malheur de la pauvre humanité, et je l’entends à tous les sens du terme, car il y a une moquerie qui ajoute, une haine qui ajoute tandis que l’humour vise plutôt à la guérison, l’humour et à la rigueur la bonne ironie, disons de Candide. Il ne faut plus se laisser prendre au piège de la hargne, qui est elle-même fille de la haine. Il faut être bon, non pas sentimental ni jobard mais bon.

    Coming out est l’histoire d’un jeune ahuri qui a décidé d'assmer sa différence, comme on dit. Une manie régressive (il s’est découvert le goût prononcé d’être langé et torché) l’a poussé à rejoindre les rangs de ceux qui vont affirmant leur différence. Or il ne tarde à s’apercevoir du fait que sa différence à lui n’est pas acceptable par ceux qui ne trouvent bonne que la leur. Il en sera naturellement rejeté mais poussera l’obstination jusqu’à accomplir bel et bien son coming out, non sans découvrir au passage divers aspects de la société actuelle, des baisoirs parisiens aux galeries exposant des tampons de menstrues. L’événement important, au demeurant, reste pour lui la rencontre de Loula, à l’émission de télé Les nouveaux parias, à laquelle il a eu accès et où il rencontre également le coupeur de tresses, qui sera leur ami de noces. Cette histoire connaît donc un happy end, bien mérité certes par le protagoniste. (Projet de nouvelle)

    L’Italie est tombée aux mains d’un magnat souriant et corrompu, sans que nul ne bronche.
    (15 mai)

    Philippe Muray n’est pas plus romancier que Philippe Sollers. Même problème aussi chez Nabe. Ces gars-là sont très bons en matière de constats, d'analyses et de discours polémique. Mais quant à faire vivre un roman et ses personnages, c’est une autre affaire. Ce sont des gens de l’explication et non de l’implication.

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains. Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant. On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie de la société. En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’est est plutôt flatté.... Mon père avait encore un honneur de ce côté-là, mon père et mes grands-pères, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais le subsistance d’un respect que, trop souvent, et pour notre malheur, nous avons perdu.

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, et qui correspond peut-être au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en même temps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre admirable, qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, le grand livre de l’ambition naïve, du déshonneur et du rachat.

    Après César Birotteau, j’enchaîne avec La Maison Nucingen, en me régalant du monologue de Bixiou-Balzac. Heureuse époque que celle où le bonheur du jeune homme bien était codifié, jusque dans l’ordonnance de ses plaisirs et l’administration de ses vices. Heureux temps où la société était encore un grand corps tenu ensemble et pas ce magma indistinct qu’elle est devenue par les temps qui courent.

    medium_Trevor.2.jpgAchevé Les péchés originels d’Edward Tripp de William Trevor, qui est décidément un écrivain selon mon coeur, plus encore peut-être qu’un Philip Roth, même s’il ne brasse certes pas aussi large. Cette nouvelle raconte l’histoire de deux vieux enfants, la soeur et le frère, deux quadragénaires qu’on dirait bien plus âgés à vrai dire et qui partagent une douce folie religieuse. Déjà la première nouvelle de ce dernier recueil paru (Très mauvaises nouvelles) m’avait beaucoup plu, racontant la revanche d’un type qui fut toujours humilié en son enfance, notamment en se faisant exclure de tous les jeux amoureux entre garçons, et qui, adulte, est devenu gay et, invité in extremis à une réunion des anciens de sa classe et leurs femmes (d’habitude il n’était pas convié), sème la panique en révélant ses moeurs aux enfants et en racontant ce que leurs pères faisaient entre eux...

    Très mauvaises nouvelles de WilliamTrevor, l’un des seuls écrivain contemporains qui me fasse penser à l’exclamation de Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse.» Par exemple ces Amourettes de bureau, qui relatent la conquête d’une jeune gourde, fraîchement arrivée dans une nouvelle place, par un Don Juan spécialisé dans le déniaisage de pauvres filles.

    J’aime la passion mais pour autant qu’elle serve un dessein. La passion pour la passion, l’ambiance de la passion ne m’intéresse plus.

    Pourquoi suis-je particulièrement touché par William Trevor et Joseph O’Connor, Philip Roth ou John MacGahern. Pourquoi n’y a-t-il pas le moindre auteur français qui m’intéresse autant que ceux-là à l’heure qu’il est ? Lorsque je lis Philippe Sollers ou Philippe Muray, qui sont tous deux de bons critiques mais de piètres romanciers, je ne fais que vérifier mes observations sur ce qui oppose ou distingue l’explication et l’implication. Les écrivains français de cette époque s’impliquent très peu, tandis que «mes» Anglo-saxons ne font que cela. Je deviens plus écrivain à lire William Trevor ou Philip Roth, surtout je deviens plus humain, parce que ces écrivains m’apportent de nouveaux détails qui relèvent à la fois de la réalité et de leur médiation. Je ne sais pas un grand médium dans la littérature française contemporaine, tandis que Philip Roth et William Trevor, ou Joseph O’Connor, John McGahern en sont à l’évidence.

    Expression du moment: «Il faut que vous affirmiez votre position citoyenne».

    Il fait ces jours des soirs aux dégradés de couleurs si doux qu’on dirait parfois du Poussin, oui il me semble que c’est ce type de douceur. Devant ce paysage je suis le plus souvent enclin à penser que la vie a un sens et que nous ne sommes pas ici par hasard, que nous avons une mission personnelle et particulière et que cela compte ou sera compté d’une manière ou de l’autre. Je sais bien qu’il me suffit d’ouvrir un journal ou de prêter l’oreille à la rumeur chaotique du monde pour que tout ce sens prêté à la vie et à notre existence soit remis en question et paraisse une trop belle illusion. Rien que de penser à la mort d’un enfant ou aux Dayaks coupeurs de têtes dont je lisais tout à l’heure le récit des massacres de ces derniers jours, et nos tranquilles convictions se trouvent réduites à néant. Je sais tout cela, et qu’il me reste la sagesse stoïque au lieu du désabusement, du désespoir ou de la tristesse. Et pourtant la tentation du sens ne m’a pas lâché, et moins encore le besoin de donner du sens. Et si le seul sens était, précisément, de donner du sens. Je ne sais pas, et ce si beau soir moins que jamais...
    (A La Désirade, en juin).

    Trouvé ceci dans une nouvelle de William Trevor: «Pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret ? - Parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».

    Je ne sais trop ce que j’aime particulièrement dans les nouvelles de William Trevor, mais je crois que c’est simplement la vie, c’est à dire la vérité singulière de la vie incarnée par tel être ou mise en évidence par telle situation, la vie médiocre et chère à la fois, non pas tant ce qu’on voudrait mais ce qui est et qui vaut aussi par référence à ce qu’on aurait voulu, ce qui est à la fois triste et qui fait sourire, ce qui nous fait dire communément que «c’est la vie»... Il y a de la mélancolie et du rire dans ce regard. Il y a de l’attention et de l’indulgence, mais également une certaine cruauté proportionnée à celle de la vie, une fois encore, et que pondère l’humour et la tendresse de l’écrivain. Trevor ne dore jamais la pilule, mais il ne noircit pas non plus. Il sourit à la vie même noire et nous en fait sourire.

    Ce qui m’intéresse essentiellement, chez William Trevor, ce sont les détails.

    En lisant Le Livre d’images d’Alberto Manguel, je me dis que c’est très bien, vraiment intéressant et d’une érudition vécue, puis je lis une page du Songe d’un homme ridicule, et c’est alors pour être saisi à la gorge. D’un bel essai cultivé, l’on passe au feu de dieu de la littérature. De l’explication plate à l’implication.

    Je dois lutter moi aussi contre le sentiment de l’homme ridicule que tout est égal. Une vraie diablerie là-dedans. L’histoire même de Monsieur Tout-le-monde. Il écoute les gens parler et se rend compte que pour certains tout est égal. Pour ma part je suis parfois tenté, mais je lutte contre cela. En regardant ma fille cadette je constate son souci et cela me fortifie. Même souci chez ma fille aînée et chez ma bonne amie. Ces bonnes volontés contre la résignation ou la désespérance.

    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ?

    Cette phrase essentielle dans Le songe d’un homme ridicule: «Je concevais clairement que la vie et le monde semblaient maintenant dépendre de moi.» Ou cela encore: «Sur notre terre, nous ne pouvons véritablement aimer que par la souffrance et seulement à travers cette souffrance.»

    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule, et que je sens profondément en moi, est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je... que je les ai tous débauchés !»

    «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    Je considère vraiment très peu d’écrivains aujourd’hui comme des gens sérieux, qui aillent vraiment au fond des choses. Dès que je lis Dostoïevski, tout le reste me paraît fade. Pareil avec Faulkner, mais Dostoïevski passe avant Faulkner, parce qu’il préfigure le démon de notre temps.

    Tchékhov est un maître de l’émotion, mais il me paraît trop fin et trop sensible, trop intelligent et pas assez tout par rapport à Dostoïevski, qui est vraiment tout. Tolstoï est tout d’une façon souveraine, tandis que Dostoïvski est tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu’il est le premier des premiers.

    Le type qui ne se laisse démonter par rien. Qui est tout à fait sûr de son bon droit. Qui pense par exemple que rêver est une chose importante, enfin ce qu’il appelle rêver: en réalité observer la nature. Qui aime chanter avec sa soeur. Qui n’est pas du tout un spécialiste mais un amateur, un amateur de chansons et un amateur de couleurs, un amateur d’objets et de travaux bien faits (pour cela que je dédie la nouvelle à mon père), un amateur de poésie qui s’ignore. (Sur Le maître des couleurs, recueil de nouvelles en chantier)

    Je ressens une angoisse physique dès mon réveil, que les médicaments calment un peu. Mais il y a autre chose: il y a une force délétère, sûrement liée à l’alcool, mais qui traduit physiquement une autre tendance morbide en moi, qu’il me faut combattre à tout instant. Or il m’a suffi, ce matin, de lire une page d’Annie Dillard pour en venir à bout.
    (A La Désirade, en juillet)

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    Lu ce matin une douzaine de pages du Kafka de Pietro Citati. Il y a chez celui-ci une mélodie continue, très rare chez les essayistes, et que je retrouve chez Annie Dillard. Il est poète en parlant de Proust, de Felice ou de Katherine Mansfield, bien mieux que tant de poètes et plus que maints romanciers.

    Songe à la notion de reprise dont il est question chez Anne Dillard et qui est également un moment important de ma propre démarche. Reprendre et pousser plus loin.

    Plus je le lis et le relis, plus je me rends compte quel maître du direct est Bukowski. Droit aux tripes et au coeur avec les mots les plus usuels.

    Mon idée, avec Le Maître des couleurs, est de faire le portrait d’un homme bon. Avec Le Violoniste du treizième, c’est d’une femme de qualité que je voudrais parler. Avec L’Indien, c’est d’un ange adolescent que je parle. Avec L’enfant du Nil, c’est de la jeunesse éternelle, et avec A la vie à la mort, c’est du profond aujourd’hui. Voilà ce que devrait être, pour l’essentiel, ce livre que je voudrais pur de tout effet.

    Le protagoniste du Maître des couleurs est un personnage que je pourrais situer entre mon père et moi. C’est à la fois un régulier et un extravagant, un sage et un fol, un type d’hier et un type de demain...

    Je me sens tout à coup plus sûr de moi, comme si quelque chose s’était déclenché hier, en écrivant deux nouvelles nouvelles. Tout à coup j’ai commencé à raconter dans la masse et, comme jamais je crois, je me suis mis à écrire très sûrement et très vite, avec bonheur et jouissance. A croire que je viens, à ma façon de casser le morceau, ou disons une nouvelle gangue d’écorce. Tout à coup je me suis mis à écrire avec la fluidité et l’intensité, la précision et la justesse que j’envie tellement à Bukowski et qui va me permettre de donner enfin ma mesure.

    J’ai structuré, cet après-midi, le recueil de nouvelles que j’intitulerai probablement Le maître des couleurs, et dont j’aimerais donner le tapuscrit à Bernard Campiche vers le 30 août. Sur l’ensemble des histoires en projet, j’en ai retenues 11, alternant les longues et les plus brèves: une longue, une brève, etc. Les longues comptent environ 20 pages dactylographiées, les brèves la moitié. L’ensemble représente donc à peu près 170 pages tapuscrites, soit 340.000 signes, soit environ 250 pages imprimées.

    Vu ce soir un reportage assez écoeurant de la BBC, consacré au réseau pédophile Wonderland, qui a été traqué sur Internet et momentanément démantelé. J’y vois une image symbolique de la régression contemporaine et du vice spécialisé. Ma bonne amie me dit que ce genre de perversions a toujours existé, mais je n’en suis pas aussi sûr. En tout cas, je ne crois pas qu’on ait pratiqué, en réseau, des sévices à caractère sexuel sur des bambins de moins de cinq ans et même des nourrissons. Il y a sûrement eu des ogres ici et là, mais ce qui frappe ici est que ces abominations se commettent par Monsieur Tout-le-monde.

    Le terme de conséquence désigne, je crois, l’un de mes thèmes majeurs.

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misère des courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré. Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression bien plus que des vices raffinés.

    Malgré la multiplication de mes personnages, tout me devient comme un seul grand monologue dans
    Le Maître des couleurs.

    Repris hier Loin d’eux de Laurent Mauvignier, dont on a dit grand bien et qui a obtenu le Prix des libraires. Or je ne pourrai lire ça jusqu’au bout, même si le ton en est assez attachant. Mais les personnages, le contenu de ce livre me semblent très convenus, vus et revus. Un garçon un peu glandeur (vague à l’âme) est parti de chez les siens pour Paris, où il se suicide. On ne sait trop pourquoi, les voix alternent pour se le demander, c’est un peu confus et parfois mal rythmé, on ne comprend finalement pas trop l’enjeu de tout ça, et disons que c’est l’écriture qui devrait sauver la mise, qu’on a dite en phase avec la parole des gens sans écriture justement. Pour ma part, je sens cependant l’artifice à plein nez, et ne trouve pas que cette écriture soit vraie. Bref, c’est à mes yeux une fausse révélation comme il y en a eu tant et plus à travers les années.

    La lecture du Journal de Katherine Mansfield me fait un bien étrange, un peu comme la lecture de Rozanov, mais je ne sais plus où j’ai laissé Feuilles tombées et il y a chez Mansfield une dimension affective et artiste qui m’est plus proche que la psychologie parfois si tordue de Rozanov.

    Très impressionné par la fermeté intérieure qui se perçoit dans les petits récits (Le vent souffle) de Katherine Mansfield. «Il faut avoir un écran de fer devant le coeur», disait-elle, comme le rapporte Pitro Citati qui évoque la formidable haine dont était capable cette fée clochette...

    Tout est recentré dans l’équilibre. Ce que j’ai toujours dit par rapport à la voie médiane, bonnement la seule de celui qui parcourt les arêtes.

    En resongeant à mes dérives alcooliques, je me dis que peut-être j’ai besoin de cela comme Baudelaire avait besoin de la boue et du ruisseau. Je m’en détache progressivement et pourtant je constate, quoi qu’il se passe (et il ne se passe quasi rien) que je reste toujours tout sourire. C’est d’ailleurs ce que j’essaie d’exprimer avec Le maître des couleurs et
    Le violon du treizième.

    Au Buffet de la Gare, j’entends parler ce que je crois des psychologues d’entreprises. Ils parlent d’affects et de ressources. A un moment donné, j’ai le sentiment d’assister à une scène de séduction, de la part du plus ferré, qui flatte l’autre et lui explique combien il attend de lui. Tout ce que dissimule ce langage pseudo-technique.

    En reprenant la lecture de Lolita, je souris comme le loup dans le buisson qui voit trembloter la chevrette.

    Me trouve à l’instant au Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de son air un peu pute) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»... (Paris, ce 11 septembre)


    Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve aseptisée par les médias, à commencer par les Américains. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés graves ou de cadavres.
    Ce soir à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, dont procède immédiatement la réalité des inimaginables attentats de mardi dernier.

    medium_Chessex3.jpgUne page entière, dans Le Temps de ce week-end, est consacrée aux gens qui se font des ennemis dans le milieu littéraire. Je comprends maintenant pourquoi certaine consoeur a tenté de me joindre mercredi passé. Il y est en effet longuement question de la polémique qui m’a opposé à Maître Jacques, lequel s’étale de long en large sur les raisons qui lui valent, selon lui, des ennemis. Sa façon de plastronner, et de poser même au saint, me paraît du plus éminent ridicule, et je suis ravi de n’avoir pas été atteignable l’autre jour. Par ailleurs, la journaliste responsable de la page a bien choisi la citation de L’Ambassade du papillon où je rive son clou à Chessex, notant que le prétendu renard a une grave marque de collier au cou. Tout cela m’indiffère complètement cependant: ma bonne amie m’en a fait la lecture fragmentaire, mais je n’ai même pas regardé la page...


    Commencé la journée en lisant des pages des Caractères de la Bruyère, puis abordé les écrits de jeunesse de Flaubert. Le besoin de français qui me reprend, et de nouvelles expériences dans notre langue. Très peu de choses intéressantes aujourd’hui de ce point de vue-là. A peu près personne qui m’intéresse vraiment à cet égard.

    Le type, communiste dans les années 70 (même stalinien à ce qu’on m’a dit), actuellement rédacteur en chef d’un de nos grands quotidiens, et qui s’inquiète gravement, au petit écran, de ce que la majorité des journalistes actuels, en Suisse, soient de gauche, ne reflétant donc pas forcément l’opinion de la population. Mais quelle délicatesse... Or, ce qu’il faudrait préciser, pour le rassurer, c’est que la plupart de nos confrères ne sont pas de gauche, mais simplement bien pensants.

    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique...

    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

    Tout regarder sans discontinuer. Le poète-marcheur derrière le gommier, les lesbiennes soleuroises ou le jeune homme au regard de Fayoum.

    La littérature selon Robbe-Grillet me semble essentiellement un jeu basé sur de possibles combinatoires de formes, et toujours à côté de ce qui me paraît l’essentiel, à savoir l’émotion et le sens.

    Les jeunes gens d’affaires, dans le TGV, qui parlent entre eux sans quitter des yeux les colonnages de chiffres et de formules qu’ils font défiler sur leurs écrans respectifs. En seraient presque à communiquer par mails d’un bout de compartiment à l’autre...

    Grand beau sur Paris ce matin. La rencontre et l’entretien avec Jean-Claude Guillebaud, dans son bureau du Seuil, se sont passés au mieux, de même que l’heure et demie en compagnie du sémillant Jean d’Ormesson, à la fois flatteur et intéressant. Ce qui m’a le plus amusé, c’est de l’observer avant notre rencontre, à un carrefour de la rue Marceau où au feu, rouge, un conducteur handicapé bloquait toute une file. Or le plus excité était le petit homme en costard bleu dans sa Mercedes sport, que j’ai retrouvé quelques instants plus tard chez Laffont. A cela je ne m’attendais pas: que ce grand séducteur fût un si petit homme, disons 1,65m.
    (Paris, en octobre)

    Nouvelle possible: de ces rencontres à la manière de certaine short story de Kureishi, les corps la nuit et sans visages. Le sexe tout à fait à fleur de peau et même pas forcément de sexe. Peut-être juste un rituel simulacre. Me rappelle ce qu’en disait Jouhandeau, comme un hommage du corps au corps.

    Baiser les yeux ouverts sur l’admirable peau. Faire jouir est meilleur que jouir (sentiment de Pascal Ferret dans Le viol de l'ange
    )

    Aragon: «Au fur et à mesure que je perdais ma sauvagerie, le miracle s’étendait sur ma vie comme le pétrole sur l’eau».

    Rêvé, la nuit dernière, que je baisais une chèvre. Mon côté pâtre grec...

    C’est aujourd’hui que, jour pour jour, il y a un an, Bernard m’a annoncé que la petite était perdue. Il me l’a rappelé ce matin, en me racontant plus en détails par quels affres il a passé, m’avouant pour la première fois que, sans Line et François, il aurait sans doute mis fin à ses jours.
    (Lausanne, 8 novembre)

    Il n’y a rien de grand dans la littérature française contemporaine. Rien du tout de grand, si l’on se rappelle Proust, Claudel ou Bernanos, Céline ou Aragon.

    La traversée de Paris en métro, qui me rappelle mes premières observations de 1974, est toujours une épreuve salutaire en cela qu’elle relativise terriblement tout ce que nous pouvons nous représenter à propos de notre situation dans la monde. Nous sommes à peu près rien à la mesure de la foule, et chacun de nous est cependant quelqu’un et, comme l’écrivait Charles-Albert, «il suffit qu’il y ait quelqu’un ».

    medium_Gerber_kuffer_v1_.jpgAlain Gerber me dit qu’il n’a pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, «une pendule» qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge... Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie.

    Nous avons aussi parlé, avec Alain Gerber, des écrits de Paul Morand, qu’il a découvert récemment après l’avoir longtemps considéré comme infréquentable. Me dit qu’il serait content d’avoir écrit Venises ou New York, et ce n’est pas moi qui vais le contredire.

    Nous en parlions d’ailleurs ce matin avec Jacques Lassalle: il y a eu un miracle avec la littérature française, qui court à travers les siècle, éclate au XIXe et se déploie jusqu’à Proust et Céline, Claudel et Aragon, après quoi la vague retombe. Il me semble évident qu’une grande époque s’achève avec Julien Gracq et, un étage en dessous, François Nourissier et Jean Dutourd, Michel Déon et Jean d’Ormesson. Mais quelque chose est reparti avec le Nouveau Roman et s’affirme à travers Le Clézio ou Butor, plus récemment avec Michel Houellebecq et Maurice G. Dantec, quoique par les thèmes plus que par l’écriture.


    Très touché par le roman, sur son triple deuil, de Janine Massard, dont il émane une étonnante force morale et un humour pour le moins inattendu. Sacrée bonne femme!


    Deuxième visite à notre taulard, à la table voisine de celle d’un grand Noir radieux condamné pour génocide au Rwanda, qu’enlace longuement sa jeune femme et autour duquel dansent de très jeunes enfants. Mon regard croise parfois le sien, mais je ne sais ni ce que je ressens ni ce que je pense. A vrai dire je n’ai pas du tout l’impression d’être en face d’un assassin, et j’ai même quelque doute à ce sujet. Flop me dit que le type est très aimé de tous. Lui-même semble aussi bien accepté par la communauté des détenus, après un différend qui l’a opposé à un pédophile collant, et menacé par les autres, qu’il est parvenu à faire changer de bâtiment pour son propre bien.
    (Prison de Bellechasse, en novembre)

    medium_Guibert_kuffer_v2_.jpgLes Carnets d’Hervé Guibert ressemblent tout à fait à ce bel écrivain, le type du chéri de tout le monde que marque cependant une espèce de sceau, disons le sceau du don, du talent et d’une certaine grâce intérieure - d’une évidente pureté. Quelque chose là-dedans qui me rappelle aussi Le poids du monde de Peter Handke.

    Les auteurs vivants qui m’importent réellement ne sont pas très nombreux. Quels sont-ils ? Disons qu’un J.M. Coetzee ou qu’un V.S. Naipaul, un Philip Roth ou un Ismaïl Kadaré, m’importent à coup sûr, qui sont pourtant bien loin de ma langue. Dans ma langue, aujourd’hui, je crois bien qu’à part un Quignard ou un Modiano, un Le Clézio ou un Butor, un Maurice Chappaz plus près de nous, ou un Philipe Jaccottet, personne ne m’importe beaucoup. Une page de Cingria, de Léautaud, de Morand ou d’Aragon, et je sais à quoi m’en tenir.

    Le titre du dernier film de Kubrick, Eyes wide shut, me rappelle une préoccupation lancinante de ma jeunesse, liée à mon refus d’obtempérer. Toujours j’ai pensée que trop de gens vivaient ainsi eyes wide shut, les yeux largement fermés, avec une capacité prodigieuse de s’aveugler.

    La mesure de Léautaud est assurément nécessaire, et non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant gégorien, ainsi de suite...

    Le voyage d’automne de François Dufay relate très précisément le périple qui a conduit un groupe d’écrivains français (dont Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Ramon Fernandez), en 1941, sous la conduite d’un jeune Sonderführer dont Jouhandeau était toqué, à travers l’Allemagne hitlérienne, de Cologne à Weimar où ils étaient censés participer à un congrès d’écrivains européens. Dieu sait que je n’aime guère les procès à retardement, mais les faits sont tellement incroyables, en l’occurrence, qu’ils méritaient en effet d’être rappelés au lecteur. L’ouvrage fait la part du génie littéraire et de la vanité des gens de lettres. Or, ce sont les plus talentueux, en l’occurrence, Chardonne et Jouhandeau, qui méritent ici les plus grands blâmes. La capacité de Jouhandeau à tout magnifier atteint ici des sommets, qui touchent à la fois au sublime et au sordide. Icônes de chiottes.

    Remarqué hier, dans une vitrine (et ensuite vérifié au miroir) que le lard accumulé ces derniers temps (six kilos de trop) me fait ressembler à mon frère, ce qui m’incline à la fois à chagrin et tendresse. Mon frère que j’ai si mal rencontré, avec lequel je n’ai jamais vraiment parlé et qui s’en est allé bouche cousue, sans se confier à quiconque, même pas à son fils - surtout pas à son fils.

    De plus en plus conscient, et à tout moment, du côté néant de toutes nos petites entreprises. Mais là, précisément, dans la tension de cette conscience, que faire devient réellement intéressant et je dirai presque: facile. En tout cas sensé et motivant. Et cela compte à cette époque de démission et de consentement massif. Retrouver le sens de sa vie, ou plus exactement: retrouver le sens de LA vie en redonnant un sens à SA vie.

    medium_Jouhandeau2.jpgMarcel Jouhandeau à 89 ans, chez Jacques Chancel, il y a quelques années de ça. Murmure suave et péremptoire à la fois, qui nous affirme tranquillement que des écrivains tels Voltaire ou Rousseau ne s’élèvent pas à la hauteur de Racine, La Fontaine ou Pascal. Et comment ne pas être d’accord. Mais alors ? Que penser de la littérature du XXe siècle si celle du XVIIIe est ainsi mise au rebut ?

    Me replongeant dans L’Inassouvissement de mon cher Witkiewicz, je vois mieux, à présent, ce qu’il y a là-dedans de toujours intéressant pour nous, aujourd’hui, et ce qui me rebute au contraire. Je ressens toujours la folle acuité de tout ça, et j’en aime le mélange de vivacité et de beauté très étrange, de puissance créatrice et de révolte, tout en laissant à l’auteur ce qui n’est bon que pour lui. Dans cette optique, j’aime à me rappeler, en lisant Witkiewicz, que Cingria me touche tout autant, qu’on peut situer à son extrême opposé, et que nul des deux ne me fait douter de l’autre. Le chant du monde à l'opposé du poids du monde.

  • Le sel des jours

     Paint334.jpg

    Notes panoptiques, année 2000.

    En mémoire de Walter Benjamin

    «On dirait des marques de derrières», a relevé un employé sur le ton de la blague, puis un expert l’a confirmé devant la commission d’enquête: «Ce sont des marques de derrières». De derrières nus. De jeunes derrières peints. Pour parler clair: des traces de culs d’Indiens.
    Les registres du receveur de l’Etat furent les premiers touchés. Puis ceux de tous les dicastères de l’Administration. Les demoiselles poussaient des cris. Les chefs de service, sommés de sévir, étaient aux abois. Surtout il ne fallait pas que les médias s’en mêlassent.
    Mais les médias s’en mélassèrent. Alors les marques de derrières apparurent sur les morasses des journaux, sur les visages des présentateurs de téléjournaux, aux moments et aux lieux les plus inattendus: partout il y eut des traces de jeunes culs insolents, jusqu’au douzième coup de minuit marquant le changement de millésime, après quoi tout rentra dans l’ordre. (La Désirade, ce 1er janvier 2000)

    La leçon de Georges Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue: renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore: à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots.

    Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

    On voit partout, depuis quelque temps, des effigies de condamnés à mort rassemblés en série publicitaire par la firme Benetton. À vomir. Sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute le cynisme intolérable de la compassion lucrative.

    Carrère1.jpgÀ la fois intéressé et frustré par L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre dont «tout le monde parle» et qui me semble passer à côté de l’essentiel, faute d’engagement de la part de l’auteur, pas assez romancier à mon goût, je veux dire: pas assez médium. Au bout de la lecture, on a presque l’impression de mieux comprendre l’assassin que ses victimes ou plus exactement on sent l’auteur plus proche de celui-là que de celles-ci. Surtout: cela manque de détails, de chair et de folie. A un moment donné, un vieux routier des prétoires, au procès, recommande à Carrère de bien regarder Romand, qui présente selon lui la figure d’un fou comme il n’en a jamais rencontré - on pourrait dire atteint de cette folie ordinaire que prophétisait Witkiewicz. Or l’écrivain ne fait pas du tout sentir cette folie, ni n’en remonte même la piste. D’une certaine manière, aussi, l’admiration que Romand voue au romancier paraît troubler celui-ci. La complicité qui s’établit entre eux dès lors que le tueur reprend contact avec lui après avoir lu La Classe de neige, a quelque chose d’assez gênant. Bref, c’était un sujet pour Dostoïevski, et le moins qu’on puisse dire est que l’auteur en reste assez loin malgré le défi très louable de son ouvrage.

    Café des Abattoirs. A la fenêtre ce camion portant l’inscription: Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face: L’Art de la viande.

    Café des Abattoirs ce matin: cette femme qui célèbre le petit roi qu’est Monsieur son fils et le grand con Monsieur son ex, avant de lâcher comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. En tout cas elle, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

    Assez touché par le film American beauty, mais exagéré d’en faire un chef-d’oeuvre. Divers types représentatifs de la middle-class américaine, et un bon portrait d’un quidam de notre temps. Pourtant c’est surtout la poésie élémentaire de certaines séquences qui m’a ému, liée précisément à la révélation de la beauté. Ainsi de la scène où le fils, apparemment maniaque et allumé, du militaire nazi, fait voir sa «plus belle vidéo» à la jeune fille qu’il drague: la simple danse, au pied d’un mur de brique orange, d’un sachet de plastique animé par le vent.

    En fin de matinée à Karnak, très vaste site assez chaotique qui donne une forte idée de l’effacement successif des règnes les uns par les autres. Ce qu’on appelle un champ de ruines. Au passage, sous le soleil de plomb, je relève le spectacle de la jeune Japonaise déchiffrant les hiéroglyphes et les transcrivant dans sa langue au milieu de compatriotes a l’air studieux. Ensuite nous nous retrouvons dans le souk arabe où nous nous gorgeons d’images de la rue populeuses et de senteurs fortes, de criailleries et de musiques de toute sorte. Tandis que nous nous restaurons sur la terrasse de Chez Omar, nous voyons défiler une procession de calèches du haut desquelles des touristes filment la rue de loin. Ce qui s’appelle «faire le souk». Pour notre part, après une longue station Chez Omar agrémentée de chansons de Dalida en allemand, nous nous attardons plusieurs heures chez Ashraf Al-Bôni, qui est à la fois instituteur et marchand de tapis. (Louxor, en février 2000).

    Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.

    Repris ma lecture de Balzac. Dans La Fille aux yeux d’or, je trouve une analyse des deux sortes de jeunes gens parisiens en vue (ceux qui ont et donnent le ton, et ceux qui n’ont pas mais veulent avoir) qui reste tout à fait valable aujourd’hui.

    Comme disait je ne sais plus qui: on m’attaque, c’est donc que je commence à compter. Dérision, cependant, de tout ça.

    Seul à La Désirade. Le jardin réclame mes soins. Lui balance deux seaux de merde d’âne. Me suis plongé dans la nouvelle Anthologie de la poésie française de la Pléiade. Merveille immédiate du poème de Guillaume d’Aquitaine «sur le néant», écrit en dormant, à cheval.

    Fraîcheur du matin au parc Valency, jardin public au milieu de la ville, pleine de la rumeur de celle-ci, avec la tache orange du trolleybus qui file là-bas entre les massifs bien ordonnés.

    Passé cet après-midi chez Jean Pache, récemment opéré de son cancer de fumeur et de buveur, qui m’accueille assez gentiment dans sa vaste maison décatie sous les arbres, et ne cesse, après m’avoir offert son dernier livre, de tirer sur sa clope et de picoler.

    Cossery1.jpgC’est un drôle de vieux grigou à la mise élégante qu’Albert Cossery, que j’ai retrouvé au Louisiane à l’heure dite, et avec lequel j’ai entamé la conversation (pas facile, car il est pour ainsi dire aphone) en attendant de rejoindre l’Emporio Armani où il déjeune quotidiennement. Mélange de malice et de fureur contre un peu tout (contre l’américanisation de Saint Germain-des-Prés, contre la télévision, contre les gens de la rue, contre les garçons de chez Armani quand nous nous y sommes pointés), il ne m’a pas dit grand-chose de plus, me glissant tout de même un petit papier, à un moment donné, sur lequel il avait écrit: Peut-on écouter un ministre sans rire?

    Place de Clichy. Brasserie Wepler. Commencé de lire les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et les lendemains qui déchantent de l’humanisme.

    Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette, Pralines (10F le sachet), bonbons fins, nougats et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose mon ami Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement, il pleuvote. (Paris, en mai)

    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

    Plus jamais je ne subirai la condescendance de quiconque.

    Bloy.jpgReplongé ce matin dans Sueur de sang de Léon Bloy. Chaque phrase saturée d’énergie et de furieux amour. Très bonne introduction de Pierre Glaudes, à vrai dire indispensable aujourd’hui. De fait, comment un lecteur baignant dans le climat actuel d’humanitarisme pourrait-il tolérer, sans explication, le souhait de Bloy d’une guerre «exterminatrice» sans laquelle rien n’a de sens, ou comprendre que l’imprécateur soit à la fois du côté des sans-grades et contre la «populace» de la Commune?

    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusion des sentiments.

    Il faut prendre soin de la vie: de la sienne, de celle des autres, de la vie elle-même sous tous ses aspects.

    Revenir au Sujet. Revenir à La Chose. Revenir aux objets d’une réflexion incarnée. Voilà la base du roman à venir.

    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

    Dick1.jpgIl y a des hommes sans défense devant la femme. C’est ce que montre, en tout cas, dans Confessions d’un barjo. La femme en question (Faye Hume, femme du petit entrepreneur Charley Hume dont elle considère tous les biens pour siens, surtout sa maison dans l’arrière-pays de San Francisco) est le type de l’amazone américaine nouveau style, qui refuse toute tâche féminine (elle envoie Charley acheter ses Tampax, ce qui aboutit à leur première scène violente du livre) et transforme ses maris en esclaves en se traitant elle-même de salope - à la fois une intellectuelle progressiste et une hystérique. Charley et le jeune Nat (dont Faye convoite la chair dès qu’elle le voit) incarnent respectivement, quant à eux, l’homme d’entreprise proche de la nature (il aime son cheval, ses moutons et sa basse-cour) et l’intellectuel cultivé mais assez immature et très impatient de faire des expériences. Tous les deux tombent dans le piège de la mante religieuse. Quant à Jack, le frère de Faye, il développe une autre forme de folie où cohabitent la lucidité et une jobardise mystique qui fut celle-là même de l’écrivain. Détail significatif rapporté par le préfacier: que Dick a vécu avec le modèle de Faye pendant cinq ans après avoir achevé son livre, lequel est resté quinze ans sans éditeur…

    Retrouver la constance du faire, l’obsession du faire tout le temps.

    Attention de ne pas retomber dans certain catastrophisme qui était le propre de nos conversations, à L’Age d’Homme, à la fin de mes relations avec Dimitri, de 1992 à 1994. Le monde va mal, comme toujours, et la lucidité nous commande de réagir. Mais ce que je voudrais, pour ma part, c’est éviter le prône et le discours prophétique univoque, au profit d’opinions modulées par des personnages, peut-être très contrastées (très pour ou très contre) mais aussi incarnées. Là est à mes yeux l’intérêt du roman.

    Problème de la compétence. Un peu n’importe qui s’exprime désormais sur n’importe quoi. Vrai aussi dans la critique littéraire, où le bookchat devient une nouvelle norme.

    Fait ce rêve angoissant cette nuit, qui m’a communiqué le sentiment physique de la peur de mourir. C’était la guerre et je me trouvais enfermé avec un groupe d’homme dans une espèce de grange fermée autour de laquelle l’Ennemi avait pris position. A un moment donné, j’entendis distinctement l’ordre, donné d’une voix détachée, en français, d’abattre tel et tel, sans savoir exactement de qui il était question.

     La difficulté d’incorporer la réalité contemporaine dans un roman tient essentiellement, je crois, au type d’immersion que suppose celui-ci. L’échec (échec à mon sens) de beaucoup de romanciers tient à cela qu’ils en restent à une perception journalistique de la réalité. Aucun intérêt à mon sens. Plus intéressé, à vrai dire, par le journalisme honnête que par la romance documentée.

    Les squatters de Prélaz (dix pelés et un tondu) ont été délogés aujourd’hui par une véritable armada policière. Tout cela d’un ridicule achevé. Ridicule de l’Autorité, proportionnée au ridicule des prétendus révolutionnaires. (Lausanne, en juillet)

    Au début d’Ulysse, Stephen Dedalus parle de l’art irlandais comme d’«un miroir fêlé de bonne à tout faire.» Or ce que je me demande à l’instant, c’est à quoi l’on pourrait comparer l’art et la littérature romands d’aujourd’hui? A la morne rêverie d’un enseignant mal dans sa peau? Au reflet embué d’un(e) journaliste impatient de se bricoler un "plus" social ou existentiel ?

    J’ai lu Nietzsche pour la première fois vers dix-huit ans, puis je l’ai repris (Zarathoustra et Le Gai savoir) lors d’un voyage en Grèce, en 1970 je crois, en même temps qu’Au-dessous du volcan. Ne m’en restait rien à vrai dire. Et ce que j’y trouve à présent: tout nouveau pour moi, et gai comme le vrai savoir sensible, sensuel et spirituel.

    Le roman pratiqué comme un exercice constant de décentrage et de connaissance. La multiplication des points de vue comme enrichissement de la perception. Où les personnages seraient à la fois porteurs d’interrogations et de réponses contradictoires. Comme disait Henry James: dans un roman, tous les personnages devraient avoir raison.

    Me détache de toute ambition autre que la plus haute, au sens du roman à faire.

    La pensée du roman ne cesse de m’habiter, nourrie de tout ce que je vis au jour le jour et même si je n’ai pratiquement rien écrit depuis plus d’une semaine. Tout me devient «bon pour le roman» et ma vie s’est à la fois recentrée et comme égayée. C’est cela même: je suis de nouveau gai. Voici la bonne nouvelle qui me fait reprendre à la fois distance et contenance. Toutes mes lectures et autres rencontres de ces prochains temps (hier encore, une très longue conversation avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, bientôt mes rendez-vous à Paris avec Michael Ondaatje et Ahmadou Kourouma), plus la fréquentation quotidienne de l’Amigo, plus ma vie avec mes beautés, tout cela devrait alimenter la même bonne source et la faire bouillonner. (A La Désirade, en septembre)

    Ricard1.jpgJe suis impressionné, et même ému par la lecture de L’infini dans la paume de la main, le dialogue du moine bouddhiste Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Alors que les entretiens du catholique Jean Guitton et des frères Bogdanov m’avaient laissé perplexe, fleurant l’alliance contre nature, cet échange convainc au contraire de la proximité indéniable des intuitions du bouddhisme et des observations de la physique en ses derniers tâtons. Cette double approche de la réalité, de surcroît, m’aide à me libérer, personnellement, d’un long malentendu philosophico-religieux que je tâcherai d’élucider dans mon roman.

    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

    Le bouddhisme, selon Matthieu Ricard, tend d’une part à la recherche de la sérénité, par rapport à tout ce qui nous trouble et nous enténèbre, ainsi qu’à la pratique de la compassion, qui nous rappelle que le christianisme n’a rien inventé à cet égard. Je découvre en outre, ce matin, la nouvelle théorie des cordes, expliquée par Trinh Xuan Than et qui me parle aussitôt. Même si cela relève de la métaphysique, voire de la science fiction (rien ne peut en être vérifié expérimentalement, pour le moment, tant les dimensions des objets sont infinitésimaux, comparables à la taille d’un arbre par rapport à la taille de l’Univers), et pourtant quelque chose me séduit là, qui évoque une sorte de pure «musique» originelle.

    Je ne sais plus qui disait (je crois que c’est Enesco) que Jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

     La poésie saute une idée sur deux.

    Une fois de plus ma distinction de vieux bon sens terrien: ceux qui parlent et ceux qui font. Ma réponse à la rhétorique: cause toujours mon lapin, etc.

    Nietzsche.jpgCaptivé par la lecture de la biographie intellectuelle de Nietzsche par Rüdiger Safranski. Sa façon de raconter l’élaboration de l’œuvre en suivant l’évolution de la vie est la meilleure que je connaisse dans le genre, si délicat s’agissant d’un philosophe. Par ailleurs m’apparaît de mieux en mieux le génie tragique, profondément vécu, jusqu’au fond du corps et au tréfonds de l’esprit, au fond des corps (jusqu’au fond du corps du caillou ou de l’amibe, du léopard ou de la vierge) de ce grand contempteur de l’illusion et du mensonge - ce grand démaquilleur.

    Ce que Nietzsche dit du respect de soi: la base d’une vraie mesure de la qualité. Attention, à cet égard, de ne plus jamais manifester aucun mépris à quiconque. Respecter les autres par respect de soi.

    Perplexe en revanche à l’égard de sa défiance envers la compassion ou la charité. Pas convaincu par sa vision d’une compassion masquant un désir de vengeance. Sûrement vrai dans certains cas, mais pas absolu du tout. Pas sûr qu’il ait assez vécu et rencontré assez de grands hommes (Wagner pas du tout un grand homme à mes yeux; mesquinerie de Wagner à son endroit, qui refusait de lire Humain, trop humain par crainte de constater un égarement du pauvre ami philosophe; mesquinerie proportionnée à sa boursouflure, si sensible dans sa musique grandiloquente…) pour en parler avec les nuances requises.

    Celui (celle, souvent) qui refuse toute controverse. Qui conclut, impatient de voir une conversation s’enflammer, à la masturbation intellectuelle. Tout effort d’intelligence ramené à de l’onanisme.

    Frochaux3.jpgEntendu Claude Frochaux hier soir à la radio. Le type du bavard touche-à-tout. Son livre, le monumental Homme seul, m’a certes beaucoup intéressé, mais relève tout de même de l’autodidactisme branlant. En tout cas, pas d’accord avec sa conclusion, selon laquelle la culture occidentale s’achèverait dans les années 60. S’il y a là-dedans du vrai, et qu’on a besoin de Cassandre pour réagir, j’ai l’impression que le manque de curiosité et de vitalité de l’auteur compte aussi pour beaucoup là-dedans. Et puis en l’entendant parler, me revient le sentiment qu’il m’a toujours donné, de l’insatiable parleur.

    Heidegger ne m’a jamais parlé, tandis que Nietzsche me saisit immédiatement et me touche, me secoue, parfois me contrarie, jamais ne me laisse indifférent ou ennuyé.

    Ces gens qui magnifient l’amitié pour mieux en camoufler toutes les compromissions et la médiocrité.

    Salvayre.jpgLydie Salvayre me parlait, à juste titre, de ceux-là qui pillent, dans le domaine de la création romanesque, qui pillent la vie sans se laisser traverser par elle. Pareil partout. Ceux-là qui ne pensent qu’à prendre. Pour qui tout doit rapporter. Plus du tout la notion de service ou de plaisir gratuit. Plus que le souci de l’effet (par l’image diffusée de soi) et du profit. Mentalité de rapaces et de spéculateurs.

    Terrible scène à la radio. Un reporter, à Gaza, vient de parler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et être heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Trois minutes après, sous les yeux du même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif: et voici les dernières nouvelles de la route, rien à signaler, etc.

    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait en somme l’intellectuel toujours mal fichu.

    Repris la lecture, cette nuit, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Très intéressé par de nouveaux détails, et toujours impressionné par la solidité et la vitalité, la beauté de cette langue si dénuée apparemment de génie.

    Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

     Le personnage dont les fausses dents se font la malle (mauvaise colle). Me rappelle Miss Lonelyhearts (le personnage qui a tant de prothèses qu’il ne sera bientôt plus qu’un automate) et mon Grossvater (les dents reposant dans leur verre, à la salle de bain), mon père et mon dentiste antisémite que je ne pouvais contredire, cloué que j’étais à ma chaise et la bouche pleine de ses putains d’instruments.

    Très belle préface de Marc Fumaroli à L’Art de la pointe de Baltasar Gracian. Evoque notamment ces oeuvres qui nous ont l’air de disparates (tels Les Essais de Montaigne, La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, ou les Notizen de Ludwig Hohl) et qui sont en réalité des synthèses-éclair

    Plus je vois le caractère dérisoire de mes petits travaux par rapport au ballet des galaxies, et plus je me sens libre, responsable et soucieux de les accomplir au mieux.

    Je me dis in petto que je me trouve bien partout.

    Pense sans cesse à de nouveaux personnages et aux liaisons entre eux.

    Mes personnages comme autant de problèmes humains.

    Lire et relire Tchékhov.

    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

    Vermeer1.jpgIl y a à peu près trente ans que je suis venu à Amsterdam, dont je ne me souvenais d’à peu près rien sauf de l’ambiance enfumée (fumée de joints) du Paradiso et de l’aspect pittoresque des rues et des canaux. Je souris un peu en resongeant au garçon noué que j’étais alors, bourré de complexes et de préjugés, ne voyant guère les choses et souffrant de ne pas mieux vivre. En tout cas, quel chemin parcouru depuis lors… Et quel bonheur aussi de me retrouver ici avec mes beautés, quelle enrichissante présence aussitôt que celle du jeune Laurens, ami de Katia dont les diplômes en philosophie ne font pas un cuistre pour autant. Il m’effraie un peu, lors de notre première balade, par un début de monologue sur «sa» philosophie (il travaille sur les ruines de la métaphysique), puis je le sens plus proche en parcourant les salles du musée d’art moderne où je sens qu’il sent que je sens. Nous ressentons la même émotion devant un bœuf écorché de Soutine (il me parle de Rembrandt et je lui retrace la filière Goya-Soutine-Bacon) et le même rejet des œuvres tautologiques de la pauvre expo contemporaine de l’étage supérieur, avant la purification du regard que nous vaut le cher Van Gogh. Ensuite découvrons de vieux bistrots à la belle patine, où nous mangeons en continuant de parler dans le brouhaha des dîneurs (il me fait un tableau sans complaisance de la littérature néerlandaise), tandis que, de l’autre côté de la table, Julie et ma bonne amie forment une paire émouvante aux têtes reposant l’une contre l’autre, la mère et la fille au café brun à la flamande.

    Il pleut mouillé sur Amsterdam. Toute l’histoire de l’humanité résumée dans les autoportraits et les scènes gravées de Rembrandt. Très touché aussi par la musique tout intérieur de la Jeune fille à la lettre de Vermeer. L’incroyable matière de celui-ci, qu’on dirait la sublimation incarnée. Egalement remarqué le peu de motifs et l’infinité des reprises chez Rembrandt.

    Ne plus entretenir aucune agressivité non contrôlée, à l’égard de qui que ce soit. En revanche ne rien passer, ne rien jamais passer aux fâcheux.

    La télévision hollandaise aussi stupide que les autres. (Amsterdam, en octobre)

    Le Christ purifie et délivre, tandis que le diable disperse et défait.

    Voiler les miroirs.

    Il ne s’agit pas d’être sage ou pas sage: il s’agit de ne pas être dépendant.

    O'Connor.jpgTrès intéressé par Le dernier des Iroquois de Joseph O’Connor, qui a quelque chose d’un Werther punk. Toujours ce sens du détail et de l’humour des Irlandais, avec un mélange de détresse et d’humour gouailleur, de désespoir et d’énergie qui traverse les générations. Le petit héros (musicien accro des Sex Pistols débarquant à Londres avec l’intention de briller au ciel de la gloire) a vingt-cinq ans mais ses désarrois, ses phobies et ses élans sont tout pareils à ceux de n’importe quel individu à la dégaine moins branchée. La jeune fille sur laquelle il a vomi pendant la traversée, et qui l’engueule et le caresse en moins de deux («Elle le branla avant même de savoir son nom») est également un personnage de petite provinciale qui vibre de sensibilité sous son air un peu godiche.

    13h.30. Bulletin de France-Info: on attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert», +++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris. (A La Désirade, en novembre)

    Ce que j’abhorre: les gens de lettres.

    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez, surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils de bourgeois. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

    Ramuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.

    Repris, avec un bonheur immédiat, la lecture d’Alexis Zorba. Je ne me rappelais pas la profonde sagesse qui filtre de chaque ligne et donne leur résonance profonde à des tableaux si vivants, si savoureux et si sensuels - si sains de corps et d’esprit.

    Aube27.jpgL’aube pure, bleue et rose, que n’altère aucun nuage, se lève, du dernier jour de l’année, du siècle et du millénaire. Je me sens très serein, très au milieu de moi-même et de nouveau tout proche de ma bonne amie, au bord d’un nouveau cycle que j’espère fécond. (A La Désirade, ce 31 décembre)

  • Carnets de la Désirade

    Lucia44.jpg

    Panopticon763.jpgNotes de Janvier (extraits) 

     

     À la Désirade, ce dimanche 4 janvier 2009. – Une belle photo de Philippe, où l’on voit Lucienne et Florent, l’ami de Sophie, en train de faire ensemble un puzzle dans un rayon de soleil oblique traversant le clair-obscur, rend à merveille le climat familial dans lequel nous avons passé les fêtes et le tournant de l’année. Cette image me restera comme un emblème de l’affection qui nous relie les uns aux autres, de même que l’image de la flamme dont le reflet palpite dans l’arbre enneigé, que ma bonne amie a photographiée l’autre jour.

     

    À La Désirade, ce samedi 10 janvier. Me viennent, tous les matins, des pensées que j’aimerais inscrire de façon plus nette et régulière. Je les intitulerai Pensées de l’aube. En voici trois pour commencer…  

     

    DSCN1653.JPGDe la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

     

    De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

     

    Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux  projets.

     

    A La Désirade, ce lundi 12 janvier. – Je pense ce matin à mon père, qui aurait eu 93 ans aujourd’hui. Ensuite composé mes Pensées de l’aube, qui me sont venues d’une coulée. Je vais m’y employer chaque matin, comme à une sorte d’exercice spirituel et grammatical à la fois.

     

     

    Paint83.JPGDe l’offrande. – Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté, je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.

     

    De l’absence. – Je n’aime pas que tu ne sois pas là, je n’aime pas avoir pour écho que ton silence, je n’aime pas cet oreiller que ta tête n’a pas martelé du chaos de tes songes, je n’aime pas cet ordre froid de ton absence que nous sommes deux à ne pas aimer, me dit ton premier SMS de là-bas.

     

    De l’espérance. – Tu me dis, toi le désespéré, que mes pleurs sont inutiles, et tout est inutile alors, toute pensée comme l’aile d’un chant, toute esquisse d’un geste inutilement bon, toute ébauche d’un sourire inutilement offert, ne donnons plus rien, ne pleurons plus, soyons lucides, soyons froids, soyons utiles comme le couteau du bourreau. 

     

    A La Désirade, ce dimanche 18 janvier. – J’ai visionné hier soir Du bruit dans la tête, le dernier film de Vincent Plüss, film d’auteur romand  typique de la nouvelle génération des trentenaires, d’une vive sensibilité et d’une grande plasticité visuelle aussi, avec une jeune comédienne remarquable, du nom de Céline Bolomey.  Immédiatement après cela, nous avons encore regardé Séduction dangereuse, thriller américain à tout casser avec Bruce Willis et une fille canon, mais qui s’est éventé aussitôt après alors que Du bruit dans la tête me restait précisément « dans la tête »…

     

    Des mains amies. – J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur dit à la nuit que les morts respirent encore…

     

    De la vile lucidité. – Ils voient partout des alibis, toute pensée émue, tout geste ému, toute action émue ils les dénoncent comme nulles et non avenues, car ils voient plus loin, la Raison voit toujours plus loin que le cœur, jamais ils ne seront dupes, jamais on ne la leur fera, disent-ils en dénonçant les pleureuses, comme ils les appellent pour mieux les démasquer, mais ce ne sont pas des masques qu’ils arrachent : ce sont des visages.  

     

    De la compassion. – Mais aussi tu te dis : de ta pitié, qu’en ont-ils à faire ? Les chars se retirent des décombres en écrasant un peu plus ceux qui y sont ensevelis et tu devrais faire ton sac, départ immédiat pour là-bas, mais qui s’occupera du chien et des oiseaux ? Et que fera-t-elle sans toi ? Et toi qui ne sait même pas construire un mur, juste bon à aligner quelques mots, juste ces quelques mots pour ne pas désespérer: courage les vivants…

     

    A La Désirade, ce mercredi 21 janvier. – Il n’y a, pour L’Enfant prodigue, qu’une discipline à restaurer : l’écriture à l’encre verte, une ligne après l’autre. C’est ainsi que je recopie, à la main, toute la partie lancée à la machine, des quatrième et  cinquième chapitre, et tout le chapitre Veillée des silencieux, dont les premières quinze pages ne m’ont pas satisfait, faute de suite et d’attention.

    Même chose pour la peinture : c’est par l’odeur de l’huile que je vais y revenir, et la suite attentive, une couche après l’autre…

     

    A La Désirade, ce jeudi 22 janvier. – Très étonné, ce matin, de trouver plus de 900 visiteurs dans les stats de mon blog. Est-ce une erreur ou l’effet de je ne sais quelle annonce ? A vrai dire je n’en ai cure, plutôt inquiet du temps que je passe sur la Toile, au détriment de mon Enfant prodigue, auquel je n’ai pas avancé ces derniers temps.

     

    À La Désirade, ce dimanche 25 janvier. – Tôt levé ce matin. Tôt achevé mes Pensées de l’aube. Tôt relancé la machine. Grand beau temps. Bonne écriture en perspective. Bonne lecture. Bonne peinture. Et ce sentiment cuisant, cependant, que tout va à vau-l’eau. Pour ce qui me concerne alors : tout à relancer, tout à revivifier. Le sentiment d’une grande solitude, quoique je sois bien entouré par des proches très attentifs. Mais le sentiment de froid et de vide, s’agissant des autres, n’en est pas moins là. Seule réponse me concernant : mes livres, ma peinture, la présence d'L.

     

     

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    Se rappeler, à tout moment, que c’est le manuscrit qui commande – le manuscrit et la toile aussi. Faire compte seul. Ne faire que faire. Ne faire que ce qui me plaît. Or ce qui me plaît essentiellement, c’est tirer, de la matière, beauté et spiritualité. Ne penser ainsi qu’à donner. C’est cela même : ne penser qu’à donner.

     

    A La Désirade, ce lundi 26 janvier. – Très bonnes dispositions ce matin, après un éveil troublé par un cauchemar. Mon idée fixe : ne faire que faire, une chose après l’autre. Ne plus rien attendre de quiconque, hors de mes tout proches, et construire obstinément. Ceci constitue d’ailleurs ma force : l’obstination.

     

    Notre besoin lancinant de reconnaissance relève d’une espèce d’obsession d’époque qui nous impatiente et nous affole, proportionné sans doute au sentiment que nous avons d’être seuls et abandonnés

     

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    Renouer avec le texte et la matière picturale est essentiel. J’entends : le geste. Cela surtout compte : le geste.

     

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    Sheers1.jpgJe suis en train de découvrir, ces jours, trois nouveaux auteurs anglais de belle qualité : Owen Sheers, John Burnside et David Mitchell. Résistance d’Owen Sheers est immédiatement prenant, dans la foulée poétique d’Edna O’Brian ou de John McGahern. Il y a là une épaisseur humaine et une qualité poétique d’expression rares aujourd’hui. Ces auteurs ont en commun un sens de la société beaucoup plus affûté que leurs pairs français

      

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    L’allégresse vient en chantant.

     

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    Peut-on rester croyant en étudiant réellement les textes ? Je me le demande. Je me demande quelle sorte de foi reste possible… de bonne foi ? Je sais que l’amour reste et que l’inquiétude subsiste elle aussi, mais ce qu’on appelle la foi ? Je me le demande. Newman disait: « De même que dix mille poneys ne font pas un cheval, dix mille difficultés ne font pas un doute ». Or n’est-ce pas, justement une de ces pirouettes de théologiens qui relèvent d’une certaine mauvaise foi ?

     

    A La Désirade, ce jeudi 29 janvier. – Nouvelle surprise ce matin, à la lecture des stats de mon blog : plus de 1000 visites en un jour et 11.000 pages consultées. Et pourquoi cela ? Quel nom, quel thème ont suscité ce regain d’attention ? Quelle recommandation de qui ? Pas la moindre idée.

     

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    Assez intéressé par le nouveau livre de Danielle Sallenave, Nous, on ne lit pas, où elle raconte ses expériences dans une école de Toulon. Note au passage qu’elle considère l’écriture comme une joie qui contient sa propre rémunération. Tout à fait mon sentiment.

     

    Vif plaisir à lire Interventions 2 de Michel Houellebecq. Sacré lascar tout de même. Sa façon de traiter Prévert de con et de parler de Robbe-Grillet m’est plutôt sympathique ; sa façon de faire le mariole n’exclut pas des vues intéressantes et souvent originales.

    PaintJLK32.JPGDe la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est pourquoi je reste si longtemps à t’observer de loin, te souriant lorsque tu te penches vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…

     

    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien  peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier.

     

    Ascal2.jpgÀ La Désirade, ce samedi 31 janvier. – En apesanteur ces jours, ou peu s’en faut. Content d’un nouveau lien, avec Françoise Ascal, écrivain de Franche-Comté qui a suivi la composition de mon Enfant prodigue avec beaucoup d’attention. Ses propres mots et images, dans un très beau texte intitulé Noir-racine, paru sur Remue.net, m’ont immédiatement touché. L’ai signalé sur mon blog en lui dédiant mes dernières Pensées de l’aube. En outre recopié l’ensemble de celles-ci à ce jour : tout janvier 2009. Dix pages.

     

  • Pensées de l’aube

    Aube3.jpg
    A propos de Simone Weil et d’Albert Camus
    A La Désirade, ce lundi 8 décembre.
    - Il a fait ce matin une aube lustrale, limpide et tonique, toute belle et toute bonne à reprendre la lecture belle et bonne de deux ou trois livres non moins toniques et limpides, à commencer par L’Insoumise, bonne et belle défense et illustration de la personne et de l’œuvre de Simone Weil par Laure Adler.
    « Car, aujourd’hui, nous avons besoin de la pensée de Simone Weil, écrit Laure Adler, de sa clairvoyance, de son courage, de ses propositions pour réformer la société, de ses fulgurances, de ses questionnements, de son désir de réenchanter le monde ».
    Weil2.jpgC’est en cheminant « dans les pas » de Hannah Arendt que Laure Adler est revenue à Simone Weil dont elle avait lu, à l’adolescence, La pesanteur et la grâce. En 2007, pour documenter un hommage sur France Culture, elle se plongea dans l’immense chantier des Cahiers après avoir lu L’Enracinement, autre livre majeur.
    « Ce fut une véritable odyssée, un vertige.
    Cette fois-ci l’admiration se transformait en passion.
    Pourquoi est-elle si peu lue ?
    Pourquoi est-elle si peu connue ?
    Ce livre est un livre d’admiration qui se donne pour but d’agrandir le cercle des amoureux de Simone Weil ».

    Rien pour autant de l’hagiographie dans cet ouvrage immédiatement dense et passionnant, qui raconte Simone Weil en l’abordant par la fin, si l’on peut dire, dès la Noël 1942 où elle se retrouve à Londres, brûlant de se faire parachuter en France pour en découdre avec l’Ennemi, mais de plus en plus faible, malade et le cachant, approchant inexorablement cette grande vérité qu’elle sait à la mort. Mais c’est la formidable vitalité intérieure, et son goût aussi pour les bonnes choses de cette bonne femme drôlement allurée, niant apparemment sa féminité (c’est à vrai dire plus compliqué) pour mieux se donner à un amour total, que fait revivre Laure Adler en mêlant vie quotidienne et travail de fond, dans le monde et à sa table, à partir de L’Enracinement.
    A Simone Weil, avant d’ouvrir L’Insoumise, j’étais revenu derniers ces jours, par Albert Camus qui en a publié la première édition, à la redoutable Lettre à un religieux, livre du feu de Dieu qu’on pourrait dire le plus chrétien des livres conspuant l'Eglise.
    Rien de plus étranger au Christ, selon elle, que le catéchisme du Concile de Trente. « Car la vérité essentielle concernant Dieu, c’est qu’il est bon. Croire que Dieu peut ordonner aux hommes des actes atroces d’injustice et de cruauté, c’est la plus grande erreur qu’on puisse commettre à son égard ».
    Albert Camus, qui la cite souvent dans ses propres Carnets, devait boire du petit lait en lisant cette Lettre à un religieux, aussi sévère envers les Hébreux nationalistes et fermés à l’esprit de douceur, qui « ont eu pour idole, non du métal ou du bois, mais une race, une nation, chose tout aussi terrestre ».
    « Tout se passe comme si avec le temps on avait regardé non plus Jésus, mais l’Eglise comme étant Dieu incarné ici-bas. La métaphore du « Corps mystique » sert de pont entre les deux conceptions. Mais il y a une petite différence : c’est que le Christ était parfait, au lieu que l’Eglise est souillée de quantité de crimes ».
    Rien d’angélique là-dedans, pas plus que dans les appels de Camus à la « trêve civile » en Algérie, mais le seul et constant souci de revenir à une religion d’amour trahie par la conquête.
    C’est en quoi, notamment, je vois la réflexion de Simone Weil comme une pensée de l’aube, plus ardente, plus profonde, plus follement verticale que la « transcendance horizontale » de Camus. Mais de celui-ci, je viens de relire La Chute, qu’on pourrait dire la face sombre de l’homme contemporain, à laquelle Camus entreprit d’opposer la face matinale du Premier homme

    Weil1.jpgLaure Adler. L'Insoumise. Actes Sud, 271p.