L’exclamation qui résume en somme l’égocentrisme de l’homme de lettres: et moi?
Ce qui pourrait n’être qu’un jeu (mon blog ouvert le 6 juin à l'enseigne de Carnets de JLK) est devenu pour moi une nouvelle stimulation, mais attention à l’obsession. Cela seul est néfaste: qu'on soit occupé et bientôt suroccupé au lieu de rester poreux. Cela est essentiel à mes yeux: rester poreux.
En surfant sur le blog du Stalker (Dissection du cadavre littérature) je constate tout ce qui me sépare aujourd'hui de ce genre de sainte frénésie. Je ne suis pas un réactionnaire: vraiment pas tu tout.
Donner en espérant une contrepartie n’est pas donner.
Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes les formes d’interprétation – je dirais: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories visant à s’approprier Cézanne. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu artiste en sa posture, me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi».
Une fois de plus émerveillé par le côté chinois embrumé des plans successifs qui se structurent autour des bras multiples du lac des Quatre-Cantons, suggérant tout un labyrinthe un peu nordique, genre fjords en plus forestier. Noté ça pour une aquarelle.
Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelait l’auto-limitation, si contraire à l’esprit du temps…
En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville sans pareille, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris.
Au Luxembourg ce matin. Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave de je ne sais qui se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement la souple, lente et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant en bois et au format une Silver Ghost, conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, des lierres, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles.
Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.
En flânant ensuite le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal dur. Mais de quoi s’agit-il au juste? Sont-ce des paratonnerres? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre? Non: finalement, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée ou peut-être inconnue), me vient l’idée que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons conchieurs. Oui, ce doit être cela: le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée.
On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature naturelle, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières de la Réaction.
Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer apparemment à l’élan général: en mon for intérieur le vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés…
Mais voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous continuons de flâner au Luco dans le soleil candide… (A Paris, en juillet)
Image: les dunes de Marseillan, aquarelle jlk, 2005.
Commentaires
Merci pour ce billet qui me donne la nostalgie de cette ville où j'ai vécu et que j'ai quitté pour fuir sa furieuse déliquescence. Le Luxembourg est un endroit particulièrement propice à la rêverie. J'ai vécu du côté des Tuileries où j'allais souvent lire et regarder les passants