Je reviens à Gombrowicz. Longtemps il ne m’a « rien dit », ou seulement ici et là, dans le Journal ou par le théâtre, mais jamais de manière sérieuse et suivie, tandis que j’y reviens comme à une confrontation décisive, ici et maintenant, dont l’apport dépend, je crois, de ma propre évolution. Jusqu’à maintenant je n’étais pas vraiment attiré, pas plus que, des années durant, je n’ai été attiré par Kafka, alors qu’à présent je me ses réellement attiré par Gombrowicz (et par Kafka), comme par un aimant psychique et physique à la fois. Jusque-là ce type de transposition ne convenait pas vraiment à ma complexion. J’entrais tout naturellement, très directement et très intensément, chez Witkacy, tandis que mes essais de lecture de Bakakaï ou de Ferdydurke ont toujours tourné court — je ne sais trop pourquoi.
La base de l’oeuvre littéraire de Gombrowicz n’a pas été fragilisée mais au contraire stimulée par l’exil. Ce qu’il dit de la polonitude, et sa façon de s’en débarrasser en la vivant jusqu’à la folie, et ce qu’il dit du monde littéraire, sa façon de forger sa légende en réinventant une forme et une langue qui lui soient propres, sont à mes yeux de précieux exemples.
En jetant un coup d’oeil dans l’Histoire de la littérature polonaise de Czeslaw Milosz, je suis stupéfié (mais à vrai dire pas stupéfié du tout) par la façon du grand prof nobélisé de réduire Gombrowicz aux dimensions d’un provocateur paradoxal, comme il rogne les ailes de tous ses contemporains, de Ladislas Reymont, traité avec une morgue dédaigneuse réellement déplaisante, à Mrozek ou Witkiewicz. Vraiment le pontife qui se « penche » sur ses pairs, qui a tout compris certes mais ne semble rien aimer. Mais peut-être est-ce le genre de ces histoires littéraires monumentales qui veut ça?
Je relève un nouvel emballement médiatique, ces jours, à propos des ignobles sévices infligés à certains prisonniers irakiens par une poignée de gardiens américains ou anglais. La correspondante aux Etats-Unis du Matin-Dimanche compare cette péripétie à Hiroshima et Nagasaki. C’est de la pure imbécillité, mais ça passe comme une lettre à la poste.
En lisant Le danseur de maître Kraykowski, la première nouvelle de Bakakaï, de Gombrowicz, je regimbe d’abord devant ce genre de bouffonnerie, assez proche de Kafka en plus burlesque, puis je me rappelle l’âge de l’auteur (22 ans) pour conclure enfin à l’évidence du génie. La même évidence s’accentue dans Le banquet et crève les yeux dans Ferdydurke puis dans Trans-Atlantique.
En y songeant, je me dis qu’il n’y a pas plus, à mes yeux, d’absolu de l’amitié qu’il n’y a d’absolu de l’amour. Il y a des amitiés et des amours qui résistent plus ou moins à l’épreuve du temps et aux circonstances de la vie, et tout le reste est de la rhétorique.
Achevé tout à l’heure ma lecture des Grands moments du XIXe siècle français de Ramuz, qui m’a impressionné par sa hauteur de vue et sa pénétration critique de toutes les oeuvres approchées, qu’elles soient littéraires ou artistiques, de Chateaubriand à Cézanne ou de Balzac à Verlaine, de Flaubert à Debussy.
En reprenant tout à l’heure la lecture du Journal (1954) de Gombrowicz, à propos du Mariage, je suis saisi par le fait qu’il dit exactement ce que je ressens, par rapport à la réalité et à la forme, et bien plus encore puisqu’il s’agit, dans son cas, de la forme actuelle du monde et de la forme de l’art à venir. A propos encore de Gombrowicz, j’ai également été frappé, l’autre jour, par la lecture du texte de Napoléon Murat consacré au Retiro, qui me renvoie à tout ce que j’y ai personnellement recherché et observé, à savoir une espèce de sauvagerie juvénile à l’état d’innocence, à la fois grisante et toujours plus ou moins entachée de culpabilité ou d’abjection — tout cela qu’il décrit de manière burlesque et pénétrante à la fois dans Trans-Atlantique, et sur quoi je reviendrai moi aussi d’une façon ou de l’autre.
Czapski, témoignant à propos de Gombrowicz, dit exactement ce que je disais avant de celui-ci et ce que je dis à présent, mélange d’agacement de surface et puis d’intérêt profond, de croissante tendresse aussi au fur et à mesure qu’on apprend à le mieux connaître, notamment par le Journal.
Plus j’avance dans la lecture intégrale de Ramuz et plus je suis impressionné par la tenue de cette oeuvre, dont Le règne de l’esprit malin me semble cependant marqué par certain artifice. Il y a là-dedans quelque chose d’une fable moralisante qui ne me convainc pas tout à fait, pas plus que l’élément fantastique qui déroge à sa ligne réaliste. Certaines de ses nouvelles m’avaient déjà paru plus faibles que d’autres de ce fait même, mais la dimension du roman rend la chose beaucoup plus perceptible et, à mon sens, réellement pénible.
Jeté, cet après-midi, les premières notes utiles à l’élaboration de mes Dames de coeur, dont je ne sais si elles s’incarneront sous forme de roman ou dans le théâtre. Il s’agit donc de trois femme âgées, qui ont traversé le siècle. Il y a Marieke, 88 ans, Clara, 86 ans et Lena, 83 ans. Marieke a été bousculée par l’Histoire mais est restée très éveillée et avide d’en savoir toujours plus. Clara s’est réalisée dans un cercle plus étroit, avec son conjoint qui l’a quittée vingt ans plus tôt, sans qu’elle ne s’en remette jamais. Lena, pour sa part, n’a fait que compenser des manques, dans le service, un peu comme une Lina Bögli. Marieke est une espèce de philosophe, Clara plutôt une moraliste et Lena une soignante. Toutes ont, à leur façon, des idées de réparation.
Grand vent de mer par ciel de traîne. Je viens d’achever la lecture de La guérison des maladies, qui ne m’a pas du tout convaincu. Je trouve ce roman laborieux et plus encore: téléphoné. Son symbolisme « métaphysique » me semble artificiel et vieilli. Une partie est bonne tout de même, qui a trait à la petite martyre, et puis l’auteur connaît son métier. Pourtant on le sent tirer à la ligne, on a l’impression qu’il se force, on a le sentiment pénible parfois qu’il « fait du Ramuz » ses images et ses métaphores tournent même au kitsch ici et là. Bref, et comme il en va du Règne de l’esprit malin, ce roman me semble marquer une évolution fâcheuse dans l’évolution de cette oeuvre si remarquable jusque-là, et si régulièrement en expansion, alors qu’il me semble qu’elle recule plutôt en l’occurrence. (Cap d’Agde, en mai)
Je viens d’achever la lecture du deuxième volume des Oeuvres complètes de C.F. Ramuz, sur un sentiment à vrai dire mitigé. Après les sommets de Vie de Samuel Belet et de La Guerre dans le Haut-Pays, l’inspiration du romancier me semble tourner à vide dans Le règne de l’esprit malin et La guérison des maladies, et le texte de l’ Histoire du soldat me paraît assez platement moralisant.
On n’est juste en aquarelle qu’en étant libre d’esprit et léger, comme en poésie je crois.
Repris ce soir le Journal de Gombrowicz. A chaque page, presque à chaque paragraphe une réflexion et une observation qui m’intéressent. Les thèmes (Moi, La Pologne, Moi et la Pologne) sont parfois un peu répétitifs en ces années, mais leur modulation est passionnante. Très ému en outre, cet après-midi, par la lecture de J’ai saigné de Blaise Cendrars. Enfin j’ai lu la moitié de Devenir Cendrars, l’intéressante thèse de notre amie Christine Le Quellec, qui amène une quantité d’informations inédites sur les débuts de ce cher affabulateur, et se distingue par son respect de l’écrivain, contrairement à tant de savantasses persuadés d’en savoir plus que l’auteur qu’ils honorent de leur Commentaire. Cela restant plutôt scolaire par ailleurs, très encadré et ne décollant jamais. La petite bonne femme qui range ses pots de confiture.
Ce que relève Gombrowicz à propos de la critique (1954, VIII, p. 137) recoupe exactement ce que j’ai vécu récemment: à savoir que, sous couvert de liberté de parole et de démocratie, n’importe qui se croit habilité à se prononcer sur des matières dont il n’a aucune connaissance. Il note les mots d’arrogance et d’incurie hâtive, qui correspondent exactement au constat que j’ai fait moi-même avec mes foutriquets.
Dernière aube au soleil levant sur la mer, après quoi nous gagnons la Provence où nous passerons encore trois jours. Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.
Magnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me disconvient. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques écoeurantes, dégageant les mêmes effluves Typiquement Provence, à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.
Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’apercevant. Mais EUX sont déjà là-dedans jusqu’au cou tout en croyant surnager.
Je me demande, en parcourant la Provence, à quoi rime aujourd’hui ce que nous appelons la culture. D’un village à l’autre on retrouve tous les clichés de la Provence typique, à quoi participent événements culturels et gastronomiques, expositions et défilés de mode ou concerts de claquettes. En passant dans les rues de Gordes, nous entendons telle tenancière de boutique soupirer qu’en ces lieux le rêve est désormais hors de propos, sous-entendu: rien que le commerce, point barre. Du moins certaine beauté survit-elle en ces lieux, de l’architecture des villages et plus encore des paysages. (Cette fin d’après-midi, face à la colline de Bonnieux)
Il est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’ Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du petit déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).
Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est cette Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres poussées, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Cette histoire, lue en ce lieu, me fait penser à ma propre soeur aînée, qui tient dans les Asturies une maison d’hôtes aussi Parfaite que le Mas du Loriot, mais la controverse qui oppose les deux soeurs, incarnant d’une part la source grecque et d’autre la Vérité Unique du christianisme, ne risque pas de nous opposer… (Au Mas du Loriot, ce 30 mai)
Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la Littérature Vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines qui montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se Posent des Questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, laquelle souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques « gâteries » en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres romans de J.M. Coetze.
La question que se pose Coetzee dans Le problème du mal touche au risque encouru, par le romancier, de se trouver contaminé par le mal qu’il décrit — en l’occurrence, la reconstitution panique de l’exécution des conjurés réunis par Stauffenberg. Or ce qui me semble original et significatif, en l’occurrence, c’est que la question soit posée par une femme vieillissante et non par un auteur en pleine possession de ses moyens.
me laisser engluer au moment où je me sens rebondir dans l’écriture.
Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux. (Ce 2 juin)
En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.
Je redécouvre bonnement Ulysse grâce à la médiation de Frank Budgen, et ça tombe pile. Je n’avais jamais entendu parler de ce livre qui est à la fois une approche de Joyce au naturel (l’auteur, peintre, l’a fréquenté presque tous les jours entre 1918 et 1919, à Zurich, avant de le revoir plus tard à Paris) et une véritable exploration, tout à fait éclairante, du fameux roman.
Ce que dit Frank Budgen à propos de l’autoportrait, qu’il prétend d’essence picturale, et non sculpturale comme le sera le portrait complet, m’intéresse énormément. Le portrait de Stephen Dedalus serait ainsi un portrait pictural, tandis que celui de Bloom seul serait sculptural, en ronde-bosse en quelque sorte.
Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite Fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère Protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte Responsable de la Formation d’Adultes Responsables.
Jean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de « vraie crapule », mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui pourrait s’il voulait — bref. Malgré tout cela l’impression qu’il se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble. Autant dire: pas tout à fait mon genre, trop Franco-Français tout de même, mais plutôt agréable compère pour une heure de tchatche. A propos de Dimitri, regrette sa dureté croissante. A propos de Claude Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Etc.
Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.
De Notre musique de Jean-Luc Godard, la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent par trop « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le cinéma est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce. (Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés)
A la télévision cette jeune actrice qui dit comme ça que les metteurs en scène la « transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »
Dans le rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face cuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genoux sur Libération comme Bloom qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre… ça ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens, nouvelle pratique de la cloche.
A la TV ce matin, deux présentateurs blets à faces sans relief (faces de sans fesses) et costumes bleus qu’on dirait sortis de la penderie (on les pend la nuit dans un placard réfrigéré), évoquent avec dégoût-amusement ce journal underground chic où il n’est plus question que de morpions, de merde et de déchets. Et les hommes-tronc (on les pose la nuit sur un placard) de souligner que ça fait quand même « prendre conscience », mais foutre de quoi?
Le mythe d’Ulysse est lié à sa quête d’une totalité. Comme il en va de La Divine Comédie ou de Don Quichotte.
Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.
Celui qui fait tous les colloques / celle qui gère les émotions de sa fille / ceux qui rêvent de passer à Tout le monde en parle.
Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vu tant qui restaient en plan. A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square. Le jardin sera fermé en cas de tempête. (Square Boucicaut)
Ezra Pound me semble manquer de sens commun. Mais Nabokov a-t-il raison de le taxer de charlatan? Pour ma part ne suis jamais entré vraiment dans ses Cantos, et son essai sur l’usure me semblait nébuleux.
Le parti de l’intelligence ne devrait jamais oublier le sens commun, la sensation, tout le saint-frusquin corporel et tripal. Or voici précisément le mérite d’Ulysse : tout cela rassemblé, compacté et resservi.
Note que Joyce jouait au Labyrinthe avec sa fille Julia, un jeu qu’il avait acheté au magasin Franz Carl Weber de la Bahnhofstrasse.
Ulysse est en somme le premier roman virtuel du siècle.
Michaux parle (dans Ecuador) de ces Indiens qui, lorsqu’il se saoulent, le font à fond, de sorte à devenir complètement noirs, pas pendant une ou trois nuits mais pendant trois semaines, et ce sont leurs femmes qui les bourrent, l’essentiel étant qu’ils se retrouvent finalement sur le carreau: vaincus. Michaux est un bon viatique à trois heures du matin.
Le bon usage de Joyce ne signifie pas sa vénération passive à genoux. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite. L’oeuvre de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle.
On n’est plus à l’heure de la montée de l’insignifiance, selon le mot de Castoriadis, mais bien à son étalage dans toutes les largeurs.
Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri primal monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres! Ce qui m’a, aussitôt, rempli de force, alors qu’au réveil je me sentais pantelant de faiblesse. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat ppour nous encourager tous deux contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Bounine et nous en avons bien ri. (Dans le train de Genève, ce jeudi 17 juin).
Je resongeais hier à ma lecture d’Ulysse et je me demandais ce qui tout de même me manque là-dedans, pour constater: l’émotion et la simplicité. Le Livre Total est une espèce de Tour de Babel où l’on risque de prendre froid.
de médiocrité ou de bassesse, sans manifester pour autant aucun mépris.
Marcher plus régulièrement, pour se préparer à mieux bondir.
Faire place nette. Ordre dans l’Atelier.
Copier les Maîtres pour mieux devenir son propre maître.
Trier les interlocuteurs. Ne garder que les bons. Fuir les médiocres et les futiles.
Se forcer (s’efforcer) d’être toujours juste.
Compenser la hideur générale par la beauté.
Ne plus bavarder.
La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.
La préface de Jacques Aubert à l’édition de la Pléiade d’Ulysse est vraiment magistrale. Avec autant d’érudition que de hauteur de vue, le préfacier rappelle l’origine du projet de Joyce, son expérience fondamentale de l’épiphanie et son ancrage dans la vie. Ulysse est préféré à Faust, et Homère à Dante, pour leur humanité. Joyce disait que le « soleil » de Dante l’éblouissait. Tout à fait ce que je ressens aussi. Et Faust n’est pas l’homme complet, ni Don Quichotte non plus, contrairement à Ulysse qui est à la fois fils et père, époux et amant, soldat et artiste, revenu de tout et roi d’Ithaque.
Les réactions aux défaites de l’Euro-Foot, en Italie et en Allemagne, participent d’une véritable hystérie collective, qui se traduit par des termes tels que « deuil national » ou de « tragédie des tirs au but » C’est l’envers du chauvinisme délirant qui se manifeste dans les rues à coups d’avertisseurs, qui font accroire que chaque conducteur de voiture « en a » au moins autant que les buteurs de « son » équipe. Ce qui est rigolo, c’est que lesdits buteurs gagnent des millions à longueur d’années, au service d’autres nations dont il sont les mercenaires. Cela étant, c’est un bien beau match qu’ont joué ce soir les Portugais contre les Anglais.
Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.
William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.
Mon roman Dames de coeur sera placé sous le signe de l’énonciation très douce d’énoncés très durs, à savoir du côté de Tchékhov et de Trevor. Autrement dit: du côté de l’émotion, du côté de la parole incarnée et donc de la vie et du parler des gens. Je vais mener ce livre tout tranquillement et surtout lucidement, en soignant chaque phrase et chaque mot.
Le tronc de mon activité est dans mes carnets. Mes livres en sont les grosses branches. Mes articles les rameaux et ramures.
Lecture de Michaux. Le tonique qu’il me fallait ce matin. Curieux que je ne le cite pas plus souvent, alors qu’il m’accompagne depuis l’époque du gymnase. Je lis ce matin la transcription de sa conférence de 1936 sur la poésie et j’y trouve exactement les griefs que je fais aux sectes poétiques du moment, entre autres discours prétentieux et ampoulés. Il y a chez Michaux l’humour dont manquent tant nos mages et nos abbesses de la Poësie, et cette langue, cette découpe, ce tonus et ce jarret, cette rosée enfin de la parole qui fait tant de bien à la bête.
Très cuité ce soir après les libations offertes par nos amis grecs fêtant la victoire de leur équipe en demi-finale de l’Eurofoot. J’ai néanmoins assuré l’édition de trois pages plus l’hommage à Marlon Brando (un édito) plus deux autres articles. Bref j’ai payé de ma personne et me réjouis d’autant plus de me retrouver, dès lundi, dans ma position de franc-tireur. (A la rédaction)
Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.
J’ai lu ce soir, dans le Cahier de L’Herne consacré à Joyce, le terrible portrait qu’en fait André Suarès, qui voit en lui un pédant infatué et mal élevé, une sorte de monstre de vanité dont la visite ne lui a pas fait grande impression mais auquel il reconnaît pourtant du génie. De la même façon, il réduit Ulysse à un ouvrage essentiellement pédantesque, sans rien de la santé ni de la bonté qu’on trouve chez un Rabelais. Or curieusement, j’éprouve moi aussi quelque chose de cet ordre, tout en restant intéressé et parfois saisi par la prouesse littéraire de ce diable d’homme.
Cela étant, il est également certain que Suarès exagère en donnant d’Ulysse une image aussi dégradée, presque aussi sévère que le jugement sans appel du catholique Claudel, pour lequel ce livre est une abomination blasphématoire. En fait, Suarès est lui aussi une espèce d’agité du bocal, qui pratique avec véhémence la loi restrictive de « mon verbe contre le tien ».
Vu ce soir The Force of Evil d’Abraham Polonsky, avec John Garfield. Très belle fable sociale relançant le thème de Caïn et Abel dans l’univers de la spéculation bancaire, à la fin des années 3o. Remarquable scénario, beaux personnages et superbes acteurs. Le cinéma américain de cette époque relève décidément du grand art.
Je me suis bien amusé, hier soir et ce matin, à lire L’indiscrétion des frères Goncourt de Roger Kempf, qui raconte en détail les réactions suscitées de leur vivant par les deux concierges de la République des lettres, selon lui plus dignes de reconnaissance que de mépris pour le document sans pareil qu’ils nous ont laissé sur la société de l’époque, autant que pour leurs romans. La matière du Journal est certes faite de beaucoup de clabaudage, mais cela reflète bien ce qu’est la société artistique ou littéraire — ce qu’on appelle justement la foire aux vanités. Au passage, j’ai relevé ce qui est dit des pillages systématiques de Zola, qui me rendent le personnage encore moins sympathique que je ne l’ai jamais trouvé, et des quantités d’observations restent pertinentes et intéressantes un siècle après leur notation. Bref, et fût-ce avec un grain de sel, je refuse de me ranger à l’avis des Rinaldi et consorts qui pensent que les Goncourt ne sont que d’indignes bousiers de la littérature…