Pascal Quignard est sûrement l’un des plus grands «musiciens» contemporains de la langue française, dont l’oeuvre polyphonique se déploie dans tous les registres de la sensibilité et de l’intelligence, de l’érudition et de la sensualité verbale. Pas moins de cinquante livres constituent cette oeuvre majeure, récompensée en 2002 par le Prix Goncourt aux Ombres errantes, premier tome de l’ensemble de proses digressives intitulé Le Dernier royaume, riche de six titres et marquant une sorte d’archipel central.
Parlant de lui-même (dans Le Dictionnaire de Jérôme Garcin) , l’écrivain notait un jour: «Il aime les papillons qui ne voudraient pas redevenir chenille. Il croit à la métamorphose ou plutôt à la transmigration des formes. Il met plus haut que tout l’image qu’employait Jean Buridan au début du XIVe siècle, selon laquelle les récits des hommes sont les gouttes de vin tombées sur une nappe sèche qui restent en boule et reflètent la salle, les fruits, les ustensiles de cuisine qui y sont déposés et l’invraisemblable beauté des mains, des seins et des visages des femmes qui sont sur le point de débarrasser la table et qui se penchent sur elle».
Oscillant entre le roman déployé en amples rêveries (Le salon du Wurtemberg,Les escaliers de Chambord ou Tous les matins du monde), l’érudition «antique», avec les huit tomes de ses fameux Petits traités, les essais monographiques (sur le poète Maurice Scève ou le peintre du silence Georges de La Tour), les études aux sources du langage ou de l’érotisme (La nuit sexuelle), l’oeuvre de Pascal Quignard, si diverse en apparence, est tenue ensemble par une langue d’une vive clarté et ce qu’on pourrait dire plus précisément sa «lumière dans les mots». Or cette «lumière» est à la fois une «musique».
Les Solidarités mystérieuses, roman comme monté des profondeurs de la vie à travers la mémoire d’une femme, relayée par diverses autres voix, est ainsi une pure merveille de musicalité sensible. Cette plongée dans le temps, qui interroge nos liens avec nos proches parfois si lointains, mais aussi nos attaches avec la Nature, fait écho à un autre mémorable roman récent, intitulé Villa Amalia et marqué par un autre portrait de femme.
Or ce nouveau roman à la fois dur et tendre, comme la vie et les gens, tragique et doux, fait apparaître d’abord une femme affirmée, nette et forte en apparence, claire comme son prénom dont elle fête la patronne, sainte Claire, le 11 août, avec son frère homosexuel Paul, qui fête avec elle la saint Paul le 29 juin.
Fragile et solide à la fois, le lien qui unit Claire et Paul, est une des ces «solidarités mystérieuses». L’ouverture du roman, avec le retour de Claire dans la Bretagne de son enfance, où elle retrouve sa vieille maîtresse de piano et la nature peuplée de petits animaux chers à sa mémoire, est d’une exceptionnelle qualité de présence, picturale et musicale à la fois. Puis tout se passe comme si Claire se fondait dans ce tableau, et c’est alors que les voix des autres (son frère Paul, Simon l’ami perdu, sa fille Juliette) relaient pour ainsi dire celle de Claire pour compléter son portrait et moduler le roman dans le temps retrouvé des mots - ce temps de tous dont nous n’habitons que quelques instants et que reflètent les gouttes de vin sur la table du monde...
Pascal Quignard. Les solidarités mystérieuses. Gallimard, 251p.