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Livre - Page 11

  • Credo quia absurdum

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    Une lecture de La Divine Comédie (37)

    Purgatoire. Chant III. Reprise du chemin. Inquiétude de Dante. Explication de Virgile sur la nature des corps. Rencontre des âmes lentes. Manfred. 

    (Dimanche de Pâques, vers 6 heures et demie du matin)

    On le sait depuis le premier chant de la Commedia, et cela se trouve répété avant même que les deux compères n’entament l’ascension de la montagne du Purgatoire : que Dante a failli se damner de son vivant, et que seule l’intercession de Béatrice, du plus haut des cieux, et d’un guide spirituel inspiré par le génie poétique, en la personne de Virgile, lui ont permis d’échapper au feu et aux glaces de l’Enfer. 

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    Or ce qui est assez cocasse,c’est que l’amour terrestre voué par Dante à Béatrice reste aussi hypothétique que celui qui inspira à Pétrarque , à travers la figure de Laure, les plus sublimes poèmes, alors que Virgile, né en l’an 19 d’avant notre ère, en vient ici à parler comme un Père de l’Eglise…

    Au regard du philistin contemporain, la représentation du monde selon La Commedia, et plus précisément la situation géographique du Purgatoire, île-montagne surgie de la mer sous la formidable poussée de bas en haut qu’a provoqué la chute, de haut en bas, de Lucifer, paraîtra aussi loufoque que la rencontre, au pied de ladite montagne, d’un mortel doté d’une ombre et d’un cortège d’ombres sans corps mais parlant de toutes leurs bouches. 

    Dante lui-même, d’ailleurs, ne sait plus trop où il en est, mais Virgile est là pour l’enjoindre à faire confiance à la « Vertu divine » au lieu de chercher à comprendre :

    « Matto è chi spera che nostra ragione

    possa trascorrere la infinita via

    che tiene una sustanza in tre persone ».

    Ce que Jacqueline Risset traduit ainsi dans la langue de Diderot :

    « Insensé qui espère que notre raison

    pourra parcourir la voie infinie

    que suit une substance en trois personnes ».

     Et dans la foulée, notre Virgile très pré-chrétien de se lancer, avec un siècle et demi d’avance,  dans une diatribe à la Tertullien, auquel on prête le fameux Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), en ces termes relevant de l’apologétique avant la lettre :

    « Contentez-vous, humains, du quia ;

    s’il vous avait été possible de tout voir, 

    il n’était pas besoin que Marie engendrât ;

    et vous avez vu désirer en vain des hommes

    si grands que leur désir pouvait être apaisé,

    alors qu’il les tourmente éternellement :

    je parle d’Aristote et de Platon »…   

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    Or cette défense de la foi contre la raison, quelques siècles avant Pascal et son pari, m’intéresse bien moins en l’occurrence que maintes observations, dans le même chant,relevant de l’affectivité (notamment le lien tendre de Virgile pour son protégé) ou de la complexe théologie des rétributions qui m’a, personnellement, toujours fait horreur.

    Dans la structure ternaire (véritable archétype) et ascensionnelle de la Commedia, ces premiers chants de l’Antépurgatoire localisent aussi bien un premier triage où le classement « au mérite » subdivise les candidats à la purifiante montée. 

    medium.jpgC’est ainsi que le beau Manfred, fils naturel de Frédéric II qui a été excommunié pour son opposition à la papauté, a dû patienter longtemps, ainsi qu’il le raconte aux deux poètes, avant d’accéder au rivage de l’île et conserver malgré tout une« espérance un peu verte ».

    Les exégètes et autres érudits feront leur miel de cet épisode à connotations historico-politiques, alors que j’en retiens, pour ma part, un trait d’émotion tout humain : à savoir que Manfred - mort noblement au champ de bataille et arraché de son tombeau par l’évêque de Cosenza qui le fit jeter dans le fleuve Garigliano de façon ignominieuse – demande à Dante d’aller trouver, à son retour dans le monde des vivants, sa fille Constance afin de  lui donner de ses (rassurantes) nouvelles…

    Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF Flammarion.

  • Le bonheur en passant

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    Une lecture de La Divine Comédie (36)

    Le Purgatoire. Chant II. Le jour se lève sur l’île. Arrivée de l’ange nocher débarquant une centaine d’âmes. Le chant de Casella. Remontrances de Caton le rabat-joie et débandade.

    L’île-montagne du Purgatoire est lieu de transition, de purification et de transmutation par excellence ; mais c’est aussi une sorte de préfiguration terrestre du Paradis et, comme l’écrivait Philippe Sollers, « une image continue de la condition poétique ». D'ailleurs, au chant XXXIII apparaîtra, comme un double moins éthéré de Béatrice, la belle dame au nom de Matelda, « chantant comme femme amoureuse » et passant, selon les dignes dantologues, pour une incarnation du bonheur terrestre.

    !B-(7p+QEGk~$(KGrHqIOKj!EzJreTcCpBM8k!jzdZQ~~0_35.JPGCelui-ci, dans le deuxième chant, est également évoqué dans une scène très émouvante, après les retrouvailles du poète et d’un sien ami au nom de Casella, poète et musicien défunt débarqué en cette même aube d’une barque contenant une centaine d’âmes et conduite par un ange à turbo-propulsion et aux ailes flamboyantes. 

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    Question décor et effets spéciaux, un Salvador Dali eût rendu à sa façon l’apparition quasi surréaliste de l’ange-nocher et de sa barque surfant pleine d’ « ombres vaines » sauvées des eaux infernales de l’Achéron, mais ensuite l’atmosphère se transforme quand le troubadour Casella, sur la demande de son ami, se met à chanter un poème de Dante lui-même, tiré du Convivio et commençant par les mots « Amor che ne la mente mi ragiona – Amour qui raisonne en mon cœur » … 

    Et Dante de commenter : « Mon maître et moi, et tous ces gens / qui étaient avec lui semblaient ravis / comme si rien d’autre ne leur touchait l’esprit ».

    Sur quoi le vieux Caton, rabat-joie en sa fonction de gardien des lieux, s'en vient interrompre le délicieux récital en rappelant à la compagnie qu’elle n’est pas là pour se divertir :

    « Nous étions tous fixes et attentifs

    à son chant, quand tout à coup l’honnête vieillard

    s’écria : « Qu’est-ce là, âmes lentes ?

    quelle négligence, quelle halte est ceci ?

    Courez à la montagne y dépouiller l’écorce

    Qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous ! »

    Un Romain suicidé qui se la joue fonctionnaire de Dieu : il faut être Dante pour nous faire avaler ça !

    Mais la troupe se débande bel et bien, « laisse le chant » et court « vers la côte comme un homme qui va et ne sait où »…

    L'on n'en est, alors qu'à l'Antépurgatoire, mais déjà la promesse du Paradis arrache les pèlerins aux bonnes choses d'ici-bas ! Est-ce vraiment le meilleur choix ? La lectrice et  lecteur en verront bien d'autres !

     

    DivCo.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • Retour à la poésie

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    Une lecture de La Divine Comédie (35)

    Le Purgatoire. Chant I. Invocation aux Muses. Dante contemple les quatre étoiles du pôle Sud. Apparition de Caton, gardien du Purgatoire. Rite de purification sur la plage.

    (Dimanche de Pâques, 10 avril 1300, à l’aube).

    Le premier chant du Purgatoire représente, à la lettre, un retour à la vie, auquel la poésie préside immédiatement. Pour chanter le « second royaume où l’esprit se purifie », Dante va passer du registre de l’expressionnisme visionnaire à celui d’un réalisme poétique plus limpide, marqué par l’irradiation de la bonté, sur un pied plus léger.

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    Après une première invocation à la poésie (« Mais qu’ici la morte poésie ressurgisse, ô saintes Muses, puisque je suis à vous »), le poète arrime pour ainsi dire son chant à l’espace nouveau, entre mer et ciel, dont la montagne du Purgatoire figure le lien visible et le lieu de l’épreuve purificatrice.


    On l’a constaté maintes fois durant la traversée de l’Enfer : la Commedia est un poème métaphysique relevant à la fois de la théologie catholique et de la poésie mystique, dont l’incarnation physique n’est pas moins perceptible à tout moment, on pourrait presque dire :à fleur de peau.

    Il n’y avait pas de ciel en enfer, mais c’est vers les constellations célestes que se dresse aussitôt le regard du poète arraché aux infernales ténèbres, et c’est une perception réellement physique du cosmos qui se communique alors au lecteur, comme sous une voûte céleste contemplée d’un navire ou d’une arête de montagne.

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    De surcroît, c’est en un lieu physiquement et géographiquement situé qu’ont débarqué les pèlerins, à proximité de l’embouchure du Tibre, du côté donc d’Ostie où un grand artiste, poète et cinéaste, du nom de Pier Paolo Pasolini, fut retrouvé assassiné en 1975…

    Mais à l’infernale abjection succède, en cette matinée du dimanche de Pâques, une lumière lustrale qui va baigner ce premier chant, à commencer par la rencontre du digne vieillard posté à l’entrée du Purgatoire, qui n’est autre que le fameux Caton d’Utique, grand défenseur de la république qui s’est suicidé au nom de la liberté en l’an 46 avant Jésus-Christ, après le triomphe de César.

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    Or, s’étonnant de l’apparition de ces deux voyageurs surgis de la « prison éternelle », Caton se fait expliquer, par Virgile, par quelle grâce particulière, liée à l’intercession de Béatrice, Dante se trouve en ces lieux. Et le noble« portier » d’indiquer alors, après une émouvante conversation où sa propre destinée est évoquée, à quel rite de purification Virgile devra soumettre son protégé, le ceignant d’un jonc symbole d’humilité.

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    Un suicidé à l’entrée du Purgatoire ? Voilà qui semble bien peu catholique, alors même que Dante réserve, dans son Inferno, un sort cruel à ceux qui se sont donné la mort. 

    Mais le poète a ses raisons échappant à la Raison théologique, et c’est avec une tendresse tout humaine qu’il évoque cette rencontre et le rituel purificateur qui s’ensuit, marqué par cet autre fait merveilleux qui voit, d’un geste, Virgile rendre, à son protégé, la vision des couleurs que Dante avait perdue en enfer…

    la-divine-comedie,-tome-2---le-purgatoire---purgatorio-54002-250-400.jpgDante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.

  • L'ombre du démon

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    Traversée de Shakespeare

    6. Othello


    Après Hamlet et avant Macbeth, Othello sonde la “nuit de l'âme” dont Victor Hugo affirmait qu'elle caractérise la figure terrifiante de Iago, meneur de jeu de la pièce. Plus essentiellement faux et surtout malfaisant que le Tartuffe de Molière, Iago est, au théâtre occidental, la plus insidieuse incarnation du ressentiment vengeur, qui exprime sa haine dès la première scène du premier acte, déjà ricanant comme il le sera sans un instant de répit jusque devant le bourreau de l'humaine justice.

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    L'envie et la jalousie tenaillent Iago, qui flatte les désirs avant de les manipuler par vengeance. Obsédé par l’idée quOthello ait pu le cocufier, et vexé par la nomination de Cassio au poste de lieutenant, il n’a de cesse de manipuler le médiocre Roderigo qui en pince pour Desdémone, se sert de l’amoureux transi comme d'un instrument lui permettant d'attaquer le jeune et beau, noble et loyal Cassio, et par celui-ci d'attiser la jalousie d'Othello auquel il sourit à l'instant même de le trahir.
    Ceci dit, et comme le souligne René Girard dans son décryptage des ressorts mimétiques de la pièce, le doute est déjà au coeur d’Othello, belluaire noir, pour ne pas dire “barbare”, dans la cour des nobles Vénitiens, lorsque Iago souligne insidieusement les deux traits négatifs de sa peau de Maure et de son âge. Pour ce qui touche à Desdémone, tombée amoureuse d’Othello à l’écoute de ses hauts faits et avant même de le voir, elle ne suscite la jalousie d’Othello que par les sous-entendus de celui que le Maure n’en finit pas d’appeler l’”honnête Iago”. Et la machine infernale du désir de mener les amants des ivresses d’Eros à l’orgie finale de Thanatos, et de la comédie de moeurs à la tragédie.


    Dante situe les traîtres au plus bas de son enfer , et Iago lui-même inscrit ses plans sous le signe d'une "théologie du diable " mais les juges tout humains que nous sommes remplacent ici le tribunal divin du poète catholique. Le Iago de Shakespeare n’est pas, en outre, tout d’une pièce, pas plus qu’Othello ni aucun des protagonistes de cette pièce dont la noirceur, proche de celle de Troïlus et Cressida, nous touche à vrai dire plus profondément, à proportion de notre identification.

    La représentation d'Othello produite en 1981 par la BBC, avec Anthony Hopkins dans le rôle titre, vaut aussi par la saisissante interprétation de Bob Hoskins en Iago supérieurement suave et sournois, double démoniaque à la trouble ressemblance (Hoskins est un Hopkins plus court sur pattes et grimaçant) et dont le ricanement atroce est à la fois d'un démon mesquin et d’un misérable égaré. De surcroît, cette réalisation de Colin Lowrey se trouve comme recadrée en huis-clos où le Mal murmure sa fausse parole en gros plan, comme sous une loupe aux multiples effets de miroir.

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    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. À consulter en outre: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Et bien plus captivant à vrai dire: Will le magnifique, de Stephen Greenblatt, aux éditions LibresChamps. 

  • Chef-d'oeuvre méconnu

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    Shakespeare en traversée


    5. Troïlus et Cressida

     


    Le théâtre de Shakespeare, autant que La Divine Comédie de Dante, a suscité la plus fantastique prolifération de commentaires, parfois aussi érudits que plats, voire à côté de la plaque. Rabelais, qui était à la fois savant et poète, savait mieux que personne que le seul savoir sec ne sait à peu près rien de la poésie qui est connaissance vivante, et c'est ainsi qu'il persifla si justement les sorbonnicoles et autres sorbonnagres.


    Or il faut comparer les vingt lignes indigentes consacrées à Troilus et Cressida par le professeur émérite François Laroque, dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare, et les 40 pages d'analyse que René Girard réserve à la même pièce dans Les feux du désir, pour mesurer l'abîme séparant une note professorale conventionnelle, à la limite du dédain, d'une nouvelle approche révélant la nature profonde d'un ouvrage apparemment secondaire.

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    La lecture traditionnelle de la pièce réduit celle-ci à l'opposition d'un amoureux fidèle et d'une amante inconstante, flattant la vision machiste du couple. Pour René Girard, "Shakespeare rejette l'opposition traditionnelle entre un Troïlus absolument fidèle et une Cressida parfaitement déloyale ", en éclairant une réalité du désir mimétique beaucoup plus complexe et valable autant pour le jeu érotique que pour la mêlée sociale et politique marquant l'affrontement des Troyens et des Grecs, traitée par Shakespeare avec une verve satirique endiablée.
    Éclairant la notion fondamentale de Degree, définie précisément dans cette pièce, dont il montre en outre le rôle central joué par Pandarus, entremetteur et meneur de jeu pervers, René Girard va jusqu'à qualifier cette tragi-comédie énhaurme de "gigantesque chef -d'ouvre méconnu ", et c'est à prendre au sérieux.

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    En lisant ce commentaire de René Girard sur Troïlus et Cressida, l'on pourrait presque se demander si Shakespeare n'a pas pris connaissance de la théorie mimétique en bûchant sur les livres de Girard avant d'écrire sa pièce, mais non, c’est le contraire qui est vrai et c’est une règle assez générale: que le génie poétique ressent les vérités humaines et les illustre avant que l'intelligence et la sensibilité critiques ne les reconnaisse à leur tour...


    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) 

  • Au bout de la nuit

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    Une lecture de La Divine comédie (34)

    Chant XXXIII. 9ecercle - 4e zone : La Giudecca. Traîtres envers leurs bienfaiteurs, l’autorité humaine ou divine. Première apparition de Lucifer. Les trois traîtres suprêmes de l’Eglise et de l’Empire : Judas, Brutus et Cassius, dévorés par les trois bouche de Lucifer. Descente au centre de la terre. Virgile explique la chute de Lucifer et l’origine de l’Enfer. Les poètes remontent en surface par le souterrain de la burella. 

    Don Quichotte, parti en guerre contre les moulins à vent, eût trouvé qui affronter au tréfonds de l’Enfer selon Dante, dès la première apparition de Lucifer signalée, dans un brouillard épais en train de se dissiper, par le terrible vent que provoquent les ailes tournoyantes de la monstrueuse créature à triple gueule reproduisant, sous forme évidemment blasphématoire, les instances de la Trinité chrétienne. 

     

    Par manière d’improbable allégeance, Virgile inaugure la séquence avec le fragment d’une hymne chrétienne affectée à la liturgie du vendredi saint,  en latin d’église dans le texte : « Vexilla regis prodeunt inferni », après quoi l’on découvre tout un chaos d’ombres éparses plus ou moins entièrement congelées dans la glace du Cocyte, non sans agiter ici tel pied et son jarret ou telle paire de bras; mais trois d’entre eux jouissent, si l’on peut dire, d’un traitement spécial de la part de Lucifer, qui les mâche tout vifs de ses trois gueules faites pour ça.

    Alors Virgile de décliner les noms et qualités des trois élus, en commençant par le plus mal loti dont on ne voit que les jambes gigoter hors de la bouche diabolique :

     

    « Cette âme là-haut qui a le pire supplice »,

    dit mon maître, « est Judas Iscariote ;

    sa tête est dans la gueule, dehors il rue des jambes.

    Des deux autres qui ont la tête en bas,

    Celui qui pend du museau noir, c’est Brutus ;

    Vois comme il se tord et ne dit mot !

    Et l’autre est Cassius , qui paraît si membru:

    Mais la nuit revient ; et à présent

    Il faut partir ; car nous avons tout vu »…   

     

    dante-10.jpgS’agissant de Lucifer et de Judas,  qui donne son nom au lieudit la Giudecca, l’on se dit que ces deux-là ne vont pas se régaler d’une éternité al dente. La tête dans la gueule de Lucifer, pour Judas, constitue décidément  un sort bien cruel réservé à un pauvre type qui s’est déjà suicidé de son vivant ; mais est-il plus enviable, pour Lucifer, d’avoir à mâcher du traître ad aeternum ?

     

    Sans doute les purs et durs de la paroisse catho rappelleront-ils que Lucifer a défié le Père, et que Judas a vendu le Fils, mais tout de même : on sait combien longue est l’éternité, surtout vers la fin...

     

    Quant aux deux autres super-héros du Mal, en les personnes de Brutus et Cassius, mêmement coupables d’avoir assassiné César, fondateur de l’Empire, leur traitement non moins infâme étonne d’autant plus qu’ils ne dépendent pas, en principe, de la juridiction catholique. Mais on a vu, déjà, et à maintes reprises, que l’auteur du De Monarchia n’hésitait pas à appliquer « sa » justice divine en zélateur de l’Empereur autant qu’en serviteur d’un Dieu bien éloigné de l’enseignement du rabbi Iéshouah, au point que l’on s’impatiente de changer d’air !

    La chose va se faire de façon plutôt acrobatique, au fil d’une dernière désescalade incognito, le long du corps très velu du « grand mal », Virgile s’accrochant carrément aux poils de Lucifer et Dante aux bretelles de son guide, jusqu’à la sortie de l’affreux puits quitté par son autre extrémité, d’où l’on débouche sous un ciel étoilé jouxtant l’élégante montagne du Purgatoire, prochaine étape de la rando.

    101321268_o.jpgLa topologie de l’Enfer correspondant, il faut le rappeler, à la vision géo-poétique du monde selon Dante, en cet an 1300, les deux voyageurs sont entrés en enfer à partir de l’hémisphère nord, pour descendre de cercle en cercle jusqu’au tréfonds du Cocyte glacé où gesticule l’Ange déchu, avant de se faufiler jusqu’à une manière de sortie des artistes au joli nom de burella, débouchant enfin dans l’hémisphère sud. Ainsi, de Lucifer découvert à l’aller de face et bien debout, toutes ailes déployées et mâchant furieusement, n’auront-ils vu finalement, comme d’un sablier qu’on retourne, que les pieds fourchus émergeant encore du puits maudit…

     

    Et le poète de retrouver sa douceur de style (on parle, n’est-ce pas, de dolce stil nuovo). Ce qui se module ainsi dans la langue de Dante :

     

    « Lo duca e io per quel cammino ascoso

    intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;

    e senza cura aver d’alcun riposo,

    salimmo sù, el primo e io secondo,

    tanto ch’i vidi de le cose belle

    che porta ‘l ciel, per un pertugio tondo.

    E quindi uscimmo a riveder le stelle »...

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer /Inferno.Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion.

      

     

     

  • Changer la vie

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    Du sens, aujourd’hui, de cette lecture. Réflexion au seuil du Purgatoire. 

    Quel sens cela a-t-il de lire, aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire.

    On est descendu très bas, jusqu’au tréfonds de l’abjection humaine, et ce fut un sacré spectacle dont se repaît, aujourd’hui plus que jamais, toute une imagerie plus ou moins satanique peuplée de monstres et de zombies, secoué de bruit et de fureur genre hard rock pour Hell’s Angels grimaçants et autres ados décérébrés. Mais qu’en sera-t-il de la suite du show ?

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    Victor Hugo traduisait un sentiment répandu en annonçant une baisse de tension :«Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poème devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les heureux ou emparadisez les âmes, c’est bon ; mais cherchez le drame ailleurs que là ».

    Hugo voit ça en dramaturge romantique, et c’est vrai qu’on en aura moins « plein la vue » sur les corniches ascendantes du Purgatoire que dans les bas étages du « théâtre total » de Lucifer, mais Hugo ne dit rien (ou n’entend rien ?) de la musique de Dante, qui sera l’élément dominant de cette remontée vers la lumière, en consonance avec toutes les formes d’art,et par la magie épurée de son stil nuovo.

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    La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. 

    Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse.

    Le Purgatoire que réinvente bonnement le poète, rompant avec les représentations méphitiques de l’époque, qui distinguaient mal ce lieu des contrées infernales, participe cependant d’un nouveau dogme catholique datant d’un concile de 1274. L’Eglise admet donc l’existence d’une zone-tampon entre l’Enfer et le Paradis,où les âmes pourront se purifier, mais Dante y ajoute une prodigieuse foison de détails « terrestre » où le récit se fera de plus en plus allègre alors que la substance de la langue du poète ne cessera de s’épurer.

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    George Duby a parlé de « dernière cathédrale » à propos de la Commedia, et de fait, les« ornements » découverts par les voyageurs le long des corniches du Purgatoire évoquent les fresques ou les bas-reliefs, les statues et autres figures sculptées des cathédrales romanes ou gothiques, alors même que le poème multiplie les allusions aux créateurs de toute espèce qui ont arpenté et embelli le champ de l’art. En outre, la composante du rêve sera très présente dans cette suite de chants où, par trois fois, le poète hantera l’univers des songes.

    Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre) ,Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie. 

     

    Le sentiment lancinant de beaucoup de gens, par les temps qui courent, que« tout ça » ne peut pas continuer « comme ça », trouve ici non pas une consolation à bon marché mais la réitération d’un éternel besoin humain de réparation. Le dernier essai, monumental, du philosophe allemand Peter Sloterdijk s’intitule Tu dois changer ta vie, et l’essayiste radicale américaine Naomi Klein vient également de publier un pavé au titre significatif de Tout peut changerdali-salvador-1904-1989-spain-les-princes-de-la-vallee-fleur-4949374.jpg

    Or c’est avec de tels biscuits, entre beaucoup d’autres, que je reprends pour ma part le trek, immédiatement attiré par la lumière du vers que Borges estimait« le plus beau de tous », treizième du premier chant du Purgatoire : Dolce color d’oriental zaffiro…

    Douce couleur du saphir oriental : un nouveau jour se lève, etc.

     

    41KEAN0XN5L._SX280_BO1,204,203,200_.jpgDante. La Divine Comédie, Le Purgatoire. Editions bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. Préface lumineuse de la traductrice. GF Flammarion.

    Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie. Libella / Maren Sell, 2012. 653p. 

    Naomi Klein.Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique. Lux / Actes Sud,  632p.

     

     

  • Larmes de glace

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    Une lecture de La Divine Comédie (33)

    Chant XXXII. 9ecercle : Traîtres, tous pris dans la glace. 1e zone (Caina) : traîtres à leurs parents. 2e zone (Antenora) Traîtres à leur partie et à leur parti

    La falsification et la trahison, on l’a vu - et leur condamnation va toucher, dans le 9e et dernier cercle de l’enfer, au summum de la damnation et des supplices -, sont dans La Commedia les plus graves fautes en cela qu’elles subvertissent, dans les relations proches autant que dans les liens sociaux ou politiques, tout ordre humain ou divin, toute forme d’organisation et d’harmonie. 

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    Or cette perversion, ou plus exactement : cette inversion totale des valeurs,excluant toute confiance et toute foi, est topologiquement représentée par l’entonnoir vertigineux de l’enfer dont le tréfonds offre l’aspect d’un étang gelé duquel émergent des têtes de damnés vivants et grelottants. Le monde à l'envers: on brûle de froid !

     

    « eran l’ombre dolenti nella ghiaccia

    mettendo i denti in nota di cicogna ».

    À relever alors que Dante n’a pas son pareil, en ciseleur de vers parfois hyperréalistes, dans l’évocation physique des faits, comme l’illustrent ces « ombres dolentes dans la glace « claquant les dents comme font les cigognes ». Un peu plus loin, il sera question des deux mêmes têtes, dont l’une à perdu ses oreilles à cause du froid, qui se heurtent l’une l’autre, le gel figeant leurs larmes de rage et de désespoir, comme deux boucs furieux...

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    Or,comme si le sort de ces malheureux n’était pas assez cruel, voici que Dante lui-même, tremblant lui aussi dans le froid éternel, heurte du pied une tête dépassant de la glace et se fait alors houspiller par le damné qu’il a blessé ! 

    S’ensuit, alors, une scène d'une cruauté... dantesque, avec la prise de bec véhémente du poète exigeant de connaître l’identité du damné et lui promettant, si tant est qu’il soit encore en veine de renommée, de parler de lui à son retour sur terre, s’attirant alors la réponse du tac au tac : « C’est du contraire que j’ai envie. / Va-t-en d’ici, ne me fatigue plus ; /tu sais bien mal séduire dans ce bas-fond »…

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    Si l’on se rappelle que les damnés sont, en l’occurrence, des personnages contemporains de Dante et fameux en Toscane, ce genre d’altercation prend un relief particulier frisant le règlement de comptes, sans parler du cynisme de notre champion de l'amour...

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    Mais ce qu’on en retient essentiellement, qui va se prolonger dans les deux derniers chants de L’Enfer, se rapporte une fois encore au motif moral et métaphysique dominant que constitue l’absolue damnation des traîtres, dont le dernier cité ici est le Ganelon de la Chanson de Roland, dûment écartelé sur terre avant de se retrouver au trente-deuxième dessous, tout à côté de deux autres damnés se mordant au cou…

     

     

  • Dans la main du géant

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    Une lecture de La Divine Comédie (32)

    Chant XXXI. Le puits des géants. Nemrod et Antée, qui dépose les voyageurs au fonds du puits. Samedi saint, 9 avril 1300 entre 3 et 4 heures de l’après-midi.

    Dans une espèce de brouillard fantastique qui n’est ni du jour ni de la nuit, la descente infernale se poursuit pour Dante et Virgile, qui entendent tout à coup le son d’un cor puissant, « si fort qu’il eût couvert le tonnerre même », aussitôt comparé au fameux olifant de Roland à Roncevaux, et qu’un géant tient en bouche avant d’accueillir les compères au bord du puits où la moitié de son corps disparaît.

    Et tout alentour, que de tours !

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    Plus précisément : autant de géants évoquant les tours de quelque cité médiévale (une allusion en passant est d’ailleurs faite à Montericcione, non loin de Sienne, mais aujourd’hui San Gimignano ferait meilleure image), et c’est du joueur de cor qu’il va s’agir d’abord, en lequel on identifie le très illustre Nemrod, dont les premiers mots adressés aux voyageurs laissent ceux-ci baba tant ils relèvent du volapück à bribes arabo-hébraïques de consonance :« Raphèl mai amecche zabi almi »…

    Rien de gratuit en cela pour autant, car ce géant-là, Nemrod donc de son nom, tout fort qu’il soit au cor, est désormais condamné à baragouiner: « Raphèl mai amecche zabi almi »…

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    Nemrod en effet, fils de Cham et donc petit-fils de Noé, mais également roi de Babylone et maître chasseur, est surtout l’initiateur du démentiel projet de la Tour de Babel, figure par excellence de l’humaine vanité défiant le divin orgueil.

    Pour avoir voulu toucher le ciel au pilote monoglotte, Nemrod a fâché celui-ci et préparé la fortune future des écoles de langues. Bref, on achoppe ici à l’un des plus grands mythes erratiques (à ne pas confondre avec les mythes errants) associés aux fondements du langage et des idiomes variés, espéranto compris, que l’humour de Dante résume en une formule dont aucun dantologue ni aucun imam talmudéen ne percera jamais le sens : Raphèl mai amècche zabi almi. Macché !
    Or passons vite sur le costaud suivant, genre bodybuilder d’enfer, au nom d’Ephialte et au passé de fort à bras abusant des stéroïdes au point de devenir à lui seul une arme de destruction massive, désormais enchaîné pour lui apprendre à rouler les mécaniques, pour atteindre un autre géant au nom plus familier et prestigieux d’Antée, fils de Neptune et de notre mère la Terre, donc un peu notre demi-frère en plus baraqué et qui va prendre les choses en main au figuré et au propre puisque c’est au creux de sa paume, « tout doucement », que les deux poètes vont descendre dans l’abîme qui dévore Lucifer et Judas…

    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Version bilingue, traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

     

     

  • Ces plaies qu'on gratte

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    Une lecture de
    La Divine Comédie (30)


    Chant XXIX. Les faussaires. Falsificateurs de métaux, ou alchimistes ; ils sont couverts de gale et de lèpre.

    On l’a vu à de multiples reprises. Dante n’a pas son pareil, en réaliste positivement trash, dans la description réaliste des tourments physiques endurés par les damnés de son Inferno, qui suscitent souvent ses propres pleurs. Vous avez dit sado-maso ? C’est un langage bien fade à vrai dire que celui des fantasmes actuels, appliqué au Mal et à la Douleur.

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    Avec Dante, le Mal incarne, au sens propre, tous les maux subis ou commis par la créature, et tous les temps, toutes les guerres et les catastrophes, toutes les pandémies et les plaies ouvertes exacerbent la vision du poète dont l’horreur visble et la puanteur, au milieu des cris et des gémissements, s’accentue crescendo au fur et à mesure qu’on descend vers la suprême brûlure du tréfonds de glace noire où Lucifer se les gèle ardemment…

    Or le poète s’arrachant à peine à la vision douloureuse d’une ombre de sa famille qu’il a cru reconnaître dans la neuvième bolgia, alors même que Virgile lui promet la vision de bien d’autres tourments et l’enjoint de presser le pas, voilà qu’on débouche sur les hauteurs d’une nouvelle fosse au fond de laquelle s’entassent et grouillent force grappes de corps emmêlés dans la pestilence.

    « La grande foule et les diverses plaies / avaient si fort enivré mes yeux / qu’ils avaient désir de se mettre à pleurer », vient d’avouer Dante, quand lui apparaissent deux ombres couvertes de la tête aux pieds de vilaines croûtes qu’ils s’arrachent mutuellement avec leurs griffes « comme le couteau gratte les écailles d’une carpe »…

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    Alors le Toscan d’apprendre, par le truchement de Virgile qui les a interrogés, qu’il se trouve en présence de deux compatriotes connus, en les personnes de Griffolino d’Arezzo et de Capocchio de Florence, compagnon d’études de Dante, tous deux accusés d’alchimie et de fabrication de fausse monnaie - le second ayant été brûlé vif à Sienne en 1293…

    Là encore, de subtiles nuances psychologiques, perceptibles au fil des vers, laissent entendre que Dante compatit au sort affreux des malheureux, qu’il « case » pourtant bel et bien dans les régions les plus basses de son Inferno, plus bas que les assassins et les violeurs.

    Mais là aussi, on aurait tort de croire que le poète défend l’ordre établi par la Banque ou l’Etat, seul habilité à user (et abuser) de la planche à billets. Non : ces faussaires, doublés de charlatans alchimistes, sont à considérer comme des falsificateurs de l’Ordre divin, plus coupables (théologiquement parlant, cela va sans dire) que les faussaires en paroles représentés par les athées ou les blasphémateurs…

    Et Victor Hugo de commenter : « Ce n’est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c’est le mal. Toutes les mauvaises actions possibles y sont au désespoir. Cette spiritualisation de la peine donne au poème une puissante portée morale »…

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer /Inferno.Edition bilingue. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF /Flammarion.

  • Faut-il interdire la Commedia ?

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    Une lecture de La Divine Comédie (29)

     

    Chant XXVIII.

    Fauteurs de schismes et de discordes, dépecés par l’épée d’un diable. Mahomet en enfer... 

    Des voix se sont élevées, il y a quelques années, pour dénoncer l’islamophobie, l’homophobie, l’antisémitisme et le caractère absolument rétrograde de La Divine Comédie de Dante Alighieri, qu’il semblait urgent de retirer des programmes scolaires et des bibliothèques ouvertes au progrès, des kiosque de gares et d’aérogares.

    Or que visait, plus précisément, le groupe de défense des droits humains, intitulé Gherush 92 et agissant comme conseiller des organes de l’ONU sur le racisme et la discrimination ? 

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    Ni plus ni moins, entre autres, que le contenu du Canto XXVIII de L’Enfer, dans lequel Mahomet se trouve, dans la neuvième bolgia du VIIIe cercle, au premier rang des semeurs de discorde, fendu « du menton jusque-là où l’on pète alors qu’entre ses jambes pendent les tripes et le sac sans beauté qui transforme en merde ce que l’on mange »…

    Le chevalier Artaud de Montor, dans sa traduction en prose illustrée par Gustave Doré, l’exprime de façon plus soft : « Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur ; et ce ventricule où la nature prépare ses sécrétions fétides »…

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    Mais le texte original formule la vision en termes plus hard, tels que les a transcrits Jacqueline Risset : 

    « Già veggia, per mezzul perdere o  lulla,

    com’io vidi un, cosi no si pertugia, 

    rotto del mento infin dove si trulla

     

    Tra le gambe pendeva le minugia ;

    La corata pareva e’l tristo sacco 

    Che merda fa di quel che si trangugia ».

     

    Les émules de CHARLIE n’auront pas eu d’ancêtre plus virulent, convenons-en, et voici pourquoi Valenti Sereni, présidente du groupe des indignés, taxe la Commedia d’ « offensante et discriminatoire et n’a pas sa place dans une salle de classe moderne ».

    À préciser alors que sur 100 Chants de la Divine Comédie, les censeurs en ont pointé une demi-douzaine comme « particulièrement problématiques », présentant donc Mahomet comme fauteur de schisme, les Juifs sous les traits de gens cupides et vouant les sodomites à une incessante pluie de feu pour leur comportement « contre nature »…  

    Selon le même groupe, les écoliers et les étudiants universitaires qui ont étudié cette œuvre n’ont pas eu les « filtres » requis pour la replacer dans son contexte historique et ont été nourris avec un régime empoisonné à l'antisémitisme et au racisme. Il demande que La Divine Comédie soit retirée des écoles et des universités ou, à tout le moins, que les parties les plus offensantes soient pleinement expliquées.

    Or que répondre à cela ? Que, bien entendu, nos contempteurs ont raison selon les codes du politiquement correct. Mais que si l’on interdit ou caviarde la Commedia, force sera de faire subir le même sort à La Bible et au Coran, pour commencer, et ensuite à tous les textes déplorablement enkystés dans l’esprit de leur temps : tous les textes terriblement antiques de l’Antiquité, les textes coupablement médiévaux du Moyen Âge, obscurantiste comme chacun sait, enfin tous les écrits dérogeant aux droits humains et au respect de l’animal et de l’environnement. Cela pour les contempteurs...

    Mais pour ceux qui, de 7 à 77 ans, et à part l’incontournable Tintin, seraient tentés, étudiants ou profs diligents, ménagères à la maison ou commerciaux en déplacement, de lire tout de même La Divine Comédie, et de mieux comprendre par exemple cette condamnation, par Dante, du pauvre Mahomet, cette première précision: qu’au Moyen Âge une opinion courante voulait que ledit Mahomet, chrétien insatisfait, avait provoqué sciemment, entre les mêmes adorateurs du Dieu d’Abraham, les luttes fratricides que furent les Croisades, alors qu’Ali, subissant ici le même sort infâme d’être fendu en deux, était considéré comme le fauteur de discorde entre sunnites et chiites… 

    Et ceci encore : que Dante, loin de n’être qu’un Rital catho réac ignorant de la culture musulmane, cite au contraire celle-ci à maintes reprise et fait au passage moult révérences aux grands esprits de cette tradition, d’Avverroès à Avicenne.  

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    Qu’en outre : loin de réserver les pires supplices aux zélateurs d’autres sectes, Dante se montre non moins impitoyable envers les princes de la supposée sainte Eglise, papes en tête. Et l’on a vu quelle tristesse il éprouvait de rencontrer tel ami cher (Brunetto Latini, son maître et  ami, qu’il retrouve parmi les sodomites) ou tel collègue, ici incarné par le troubadour Bertrand de Born, également taxé de semeur de discorde pour avoir dressé son pupille fils de roi (Henri II Plantagenêt) contre son paternel.

    Et voici Dante, poète, confronté à la figure de Bertrand, son homologue français, condamné à porter devant lui sa tête coupée. Scène hallucinante, à vrai dire, où la tête séparée du corps s’exprime en ces mots déchirants aux oreilles de Dante : 

    « Perch’io parti cosi giunte persone

    partito porto il mio cerebro, lasso !

    dal suo principio ch’è in questo troncone,

    Così s’osserva in me lo contrapasso. » 

     

    Ce que Jacqueline Risset traduit comme ça :

     

    « Pour avoir divisé deux personnes si proches

    Je porte,hélas, mon cerveau séparé

    De son principe, qui est dans ce tronc.

    Ainsi s’observe en moi la loi du talion ».

     

    Or à ce point, la traduction littérale de François Mégroz paraît plus juste, qui ne traduit pas le contrapasso par loi du talion, introduisant une nuance un peu différente de ce que signifie le contrapasso pour Dante, stipulant que la punition métaphysique de chaque pécheur est appropriée physiquement à sa faute : Mahomet, qui a provoqué un schisme, est fendu vivant, et derrière lui se trouve un diable qui le recolle et le refend ad aeternum, de même que Bertrand de Born, qui a séparé deux êtres unis, voit sa tête séparée de son tronc au siècle des siècles - amen…   

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction de Jacqueline Risset, édition bilingue. GF /Flammarion. 

    François Mégroz. Lire La Divine Comédie. L’Enfer. L’Âge d’Homme.

    La Divine comédie illustrée par Gustave Doré, traduite en prose par le Chevalier Artau de Montor. Texte intégral. Marabout. 

    Image: Canto XXVIII, par Sandro Botticelli.

  • Que le doute fait dater Dante

     

     

    Une lecture de La Divine Comédie (28)
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    Chant XXVII. Mauvais conseillers.

    Si tant est qu’on souscrive à la justice de la supposée sainte église apostolique et romaine, nul doute : la Commedia de Dante, devançant la non moins supposée sainte Inquisition, figure, en sa forme constituant la synthèse poétique de la théologie médiévale, l’expression absolue de la Vérité coïncidant, en parfaite intelligence avec la sagesse antique dépassée par la logique supposée inspirée des saints Pères en leurs supposées saintes manigances conciliaires, avec la Somme d’un saint Thomas ne doutant de rien. Si donc vous croyez que l’absolue Vérité est catholique et apostolique, nul doute : Dante reste au Top.

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    Sinon, malgré l’insurpassable beauté de la Commedia, une lecture non catholique de celle-ci peut faire conclure que, question vérité, Dante date et que sa vérité relève du pipeau pipé à plusieurs tuyaux. Disons pour nuancer : que le poème contient moult vérités mais qu’on n’en fera pas un absolu...
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    Le génial et druidique John Cowper Powys, fils de pasteur gallois et grand arpenteur de toutes les terres et de tous les livres, le disait tranquillement aussi bien : que Dante date.

    Que sa poésie, à la hauteur de celle d’Homère ou de Shakespeare, et plus pure en sa forme et sa pointe, que celles-là, est d’une insurpassable Beauté, mais que, pour ce qui est de la Vérité ou de la Bonté, Dante, décidément, date, contrairement à l’Evangile ou, littérairement parlant, à Rabelais. « Car il y a, précise Powys, pour tout esprit bien né – selon l’expression même de Dante - infiniment plus de magnanimité, d’humanité et de charité évangélique au sens fort du mot dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargantua ou de Pantagruel que dans toute la Divine comédie ! »

    Les véritables catholiques, « moyennant quelques modifications historique ou scientifiques », précise encore le païen pote du Christ, ne sauraient faire de distinction entre le Dante moraliste et le croyant, vu que Rome continue en principe (yes, sir) d’être dans Rome, mais nous autres mécréants potes du Nazaréen pouvons nous sentir plus libres de faire la part del’ayatollah catho figurant le supplice de Mahomet (ce sera fait dans le chant suivant) et du poète d’autant plus sublime qu’il est plus démoniaquement inventif en matière de « justice divine ».

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    « L’Inferno est une vision abominable, écrit encore John Cowper Powys,une vision choquante, une vision cruelle, un vision méchante, mais c’est une vision d’un stupéfiante beauté », tel étant le paradoxe, en effet, que c’est dans son Enfer, bien plus que dans Le Purgatoire ou Le Paradis, que l’art de Dante se déploie à son apogée.

    « Et ma foi, poursuit Powys, il serait bien fou celui qui rejetterait le « bello stil de Dante, avec sa tranchante et limpide beauté, avec son architecture verbale où l’effet est atteint sans aucune apparente force, par laseule grâce du vocabulaire et la place qu’il assigne à chaque mot dans sa phrase, sous prétexte que la réaction de ce formidable poète aux raffinements les plus exquis de l’esprit et des sens est contrebalancée par un aussi diabolique mélange d’orgueil et de cruauté ».

    Les raffinements cruels de Sade relèvent en somme de la rigolade, vu que Sade est CHARLIE en ses blasphèmes, tandis que Dante se réclame de son copilote divin (non tant le Christ que le Père Inquisiteur) et qu’il croit dur comme froid que la glace de Lucifer brûle vraiment.
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    Le Christ de Dante reste une figure conventionnelle de théologie sans rien de la personne que nous aimons chez le rabbi Iéshouah. « Tout ce que nous avons appris chez saint Paul concernant le secret spirituel de l’univers – qui est un secret detendresse – selon lequel les faibles, les fous, les humbles, les doux (…) estici contredit de bout en bout et de part en part. On peut dire que de la première à la dernière ligne la Divine comédie respire le mépris nietzschéen du vulgaire. Son mot favori est le mot dédain. Le dédain est, aux yeux de Dante, le trait le plus caractéristique de l’Empereur de l’Univers et de ses anges. » Comme on est loin, alors, de l’humilité caractérisant le christianisme de Dostoïevski !

    Poète de la vengeance de Dieu que Dante ? Oui, mais. Mais Dante nous offre aussi, à nous lecteurs supposés délivrés des terreurs, sinon des terrorismes (!!!), l’imagerie certes datée mais non moins saisissante que « tout est dans l’esprit humain ».
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    « Dante est le sublime et cruel porte-parole de notre misérable humanité aux nerfs exacerbés et dont trop souvent la juste indignation se tourne en cruauté sadique. Mais c’est justement à cause de cette poignante et humaine, trop humaine psychologie qui traverse tout L’Enfer que ce poème est infiniment supérieur au Purgatoire et au Paradis. Etant plus humain que les deux autres,il contient plus de cruauté, de vengeances, de sensations fortes, de drames et finalement d’horreurs ».

    Au seul vu de L’Enfer, John Cowper Powys décerne, à Dante, le brevet de « plus grand réaliste de toute la littérature au point qu’à côté de lui Pétrone ou Maupassant semblent être des polissons ». D’un point de vue purement esthétique, ajoute-t-il, Dante « demeure certainement le suprême poète de l’espèce humaine ».

    Cependant, à moins de souscrire à un catholicisme aussi sadique que daté, voir en Dante un« guide moral » relève du contresens absolu.
    À ceux qui demandaient, alors, à Powys de leur expliquer pourquoi la lecture de L’Enferreste légitime et même conseillée au dam des bien pensants outrés par ses représentations« inappropriées », il répondait : « Je le lis parce que je tire un pouvoir de son pouvoir. Je le lis parce que le spectacle de la douleur, quand elle est à son maximum, est le meilleur moyen de la supporter quand elle est loin d’avoir encore atteint ce stade »…


    Unknown.jpegJohn Cowper Powys. Les Plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Âge d’Homme, 1995.
    Dante. La Divine comédie. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF / Flammarion.

  • Malheureux qui comme Ulysse...

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    Une lecture de La Divine Comédie (27)

    Chant XXVI. Mauvais conseillers.

    Il en va de la lecture de la Commedia de Dante comme de la plupart des grands textes du passé fondés sur un mélange de vaste savoir et d’extrême densité poétique, dont beaucoup de composantes historico-politiques,  sociales ou littéraires nous échappent à moins d’un patient décryptage. 

    L’on pourrait évidemment se contenter de la « musique » des chants, pour peu qu’on possède un peu de la « langue de Dante », c’est le cas de dire, à la source bouillonnante et fraîche de l’italien bonnement fondé par le poète florentin, comme on peut se bercer à l’écoute de Shakespeare sans sous-titres ou de l’incompréhensible Finnegans Wake de Joyce que Michel Butor comparaît à une sorte de whisky pour l’oreille ( !), mais il est aussi permis d’éprouver, de loin en loin, de l’ennui pour cette lecture sur-saturée de références et d’allusions qui ne nous disent plus rien, ou se sentir réellement agacé, voire indigné par les jugements de celui qui, au nom de Dieu, punit nos « frères humains » de manière parfois si cruelle ou paradoxale.

     

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    Ainsi du sort qu’il réserve à Ulysse, qu’il fourre bonnement au four, dévoré à perpète, dans la huitième bolgia du Cercle réservé aux conseillers« perfides », par une flamme destinée à le punir de son propre feu – de sa propre ardeur à tout connaître du monde quitte à dépasser les limites fixées a posteriori par la théologie chrétienne. Or le moins qu’on puisse dire, en l’occurrence, est que ce cher Alighieri pousse bien loin le bouchon dans les eaux de la mauvaise foi tant il fut lui-même du grand voyage de la connaissance et de toutes les curiosités !

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    Du reste on sent qu’il n’est pas trop convaincu par la rigueur  extrême du châtiment appliqué à Ulysse, coupable d’avoir montré autant de ruse fieffée (le cheval de Troie) que d’excessive audace (sa navigation par delà les confins du monde connu), mais ce chant fumigène et quelque peu confus revêt un nouvel intérêt, à vrai dire inattendu – et c’est le propre de la vraie poésie que de susciter de telles surprises – puisque c’est en se remémorant l’aventure d’Ulysse, et le discours de celui-ci à ses compagnons, que Primo Levi, comme il le raconte dans Si c’est un homme, a pris conscience, à Auschwitz, du pouvoir libérateur de la parole poétique et de l'inaliénable dignité humaine, en plein enfer terrestre…

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    Ce rapprochement fonde une  réflexion tout à fait remarquable de Damien Prévost, qui en dit long sur les ressources de la littérature  en certaines circonstances apparemment désespérées, comme l’a illustré le Polonais Joseph Czapski, rescapé du massacre de Katyn et des camps de concentration soviétiques, dans Proust contre la déchéance.

    Damien Prévost : « Primo Levi se souvient donc d'un chant de la Divine Comédie, sans trop savoir pourquoi il se remémore ce chant en particulier et sans l'avoir consciemment choisi. Pourtant, ce choix - car au fond, il s'agit bien d'un choix - éclaire de manière inattendue l'expérience de Primo Levi. Se souvenir c'est se replonger dans ce qui reste à ceux à qui tout fut pris. En cela, il s'agit déjà d'un retour à l'humanité. Par ailleurs, se souvenir de la Divine Comédie, c'est recouvrer sa nature humaine dans ce qu'elle a de singulier : la culture, le beau, la langue, le sens.

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    C'est ainsi qu'il convient de considérer le discours de Primo Levi sur le sens et l'importance des mots utilisés par Dante. Les réflexions stylistiques et linguistiques sont, elles aussi, une attestation de l'humanité de Primo Levi : ce sont l'attrait et l'intérêt pour la connaissance.  Pour finir, ce moment est particulièrement signifiant car les vers dantesques prennent tout à coup un sens inattendu.

    « Consideratela vostra semenza

    fatti non foste aviver come bruti,

    ma per seguir virtute e conoscenza »

    D'une certaine manière, Auschwitz réinterprète totalement ce tercet sorti de son contexte qui interpelle profondément Primo Levi. »

    Damien Prévost: Éléments de réflexion sur "Le chant d'Ulysse" dans "Si c'est un homme" de Primo Levi. www. http://cle.ens-lyon.fr
     

    Dante. La Divine comédie. Version bilingue traduite et présentée par Jacqueline Risset. GF /Flammarion.

     

  • Métamorphoses du vide

     

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    Une lecture de La Divine Comédie (26)

    Chant XXV. Voleurs

     

    Pourquoi Dante relègue-t-il les voleurs  dans les basses fosses  de l’enfer et leur fait-il subir des supplices d’une particulière cruauté, si tant est qu’il y a ait des nuances imaginables dans la férocité punitive ? Est-ce à dire que le Florentin défende la propriété en laquelle le fils de tonnelier bisontin Joseph Proudhon, précurseur des anars, verra précisément le vol ? 

     

    À vrai dire, bien plus que la propriété privée, au sens moderne, capitaliste ou bourgeois du terme, c’est l’intégrité del’individu et du corps social que défend le poète métaphysicien, qui voit en le vol une altération fondamentale des relations humaines.

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    Notre bon maître François Mégroz, dans son commentaire bien étayé par la connaissance détaillée des réalités du siècle de Dante en Toscane, rappelle que « dans la société du XIVe siècle, qui n’avait pas nos moyens de lutte contre le vol (code pénal, police, etc.), cette forme de la fraude causait un désordre considérable ». L’on pourrait alors se demander comment Dante jugerait de l’Italie contemporaine, où ladite fraude atteint parfois des dimensions non moins vertigineuses sous couvert de démocratie néo-libérale ?

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    Mais une fois encore : la condamnation du vol est plus fondamentale, quasi ontologique et de-tous-les-temps, dans ce passage de L’Enfer, et c’est ainsi que le poète se réfère à d’antiques exemples de la latinité païenne, faisant apparaître le mythique Cacus, géant-centaure coupable d’avoir volé un troupeau de bœufs au fier Hercule passant par là.

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    Comme tout se chevauche et s’interpénètre dans le temps hors-du-temps des infernales régions, ledit Cacus, transformé en centaure, cohabite pour ainsi dire avec le susnommé Vanni Fucci, contemporain de Dante et voleur avéré en la cité de Pistoia, dont le geste obscène de « faire la figue » en désignant le ciel (doigt d’honneur au Très-Haut) ouvre ce Canto XXV non sans provoquer la réprobation du centaure tant il est sacrilège.

    L’on voit ainsi que tout fait pot-au-feu dans la marmite du génial touilleur - et que les exégètes s’empoignent à la queue leu-leu…

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    L’on peut ne pas s’attarder, au demeurant, sur ces multiples allusions et autres strates savantes constituant l’humus du « film » dantesque, pour mieux apprécier les trouvailles scénographiques et métaphoriques de cette méli-mêlée de serpents et de damnés s’enlaçant et se compénétrant comme autant de sangsues orgiaques, dans un chaos organique figurant précisément le contrapasso de la perversité des voleurs. 

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    Ainsi leurs corps grouillent-ils et s’embrouillent-ils, toutes identités perdues ou permutées, en un formidable et fulminant gang bang échangiste d’animaux humains dénaturés à pattes bifides  de chiens de mer et nageoires leur sortant de la gueule ou du cul, sexes en formes de pieds et autres fantaisies préfigurant le Jardin des délices de Hiéronymus Bosch, un siècle plus tard, et donc plus d'un demi-millénaire avant les plus ou moins habiles resucées du surréalisme…    
     

    Dante, La Divine Comédie. L'Enfer / Inferno. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion

    François Mégroz. Lire La Divine comédie. L'Enfer. L'Âge d'homme, 1992.

     

  • Suspends ton vol !

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    Une lecture de La Divine comédie (25)

     

    Chant XXIV. Voleurs.

     

    On a beau voir l’accablement écraser, de plus en plus, le pauvre poète descendant la roide pente accidentée des Malebolge, qu’il faut se représenter comme une suite de vires ou de corniches coupées de précipices et d’arches près de s’effondrer – et ça remonte et ça s’éboule :le poème n’en continue pas moins de tisser, sonorités à l’appui, sa tapisserie à la fois rugueuse et suave – le chant XXIV s’ouvre sur une vision pour ainsi dire virgilienne, avec son petit paysan s’impatientant de revoir le printemps -, physiquement  très suggestive et savante, multipliant les allusions littéraires ou historiques, politiques ou psychologiques, tout en ne perdant jamais le fil de la narration au premier degré de la périlleuse désescalade des deux compères ; ainsi Virgile profite-t-il de sa légèreté de pur esprit pour soutenir son protégé, quitte à le gourmander tout à l’heure quand celui-ci, bonnement vanné, se reposera trop indolemment : pas le moment de flancher, ragazzo, « Omai convien che tu cosi ti spoltre »,autrement dit : « ce n’est pas assis sous la plume ou la couette qu’on arrive à la gloire », et de lui rappeler qu’après la descente à pic jusque chez Lucifer il s’agira de remonter encore, sans escalator, la pente aride du Mont Purgatoire.

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    Dans l’immédiat, cependant, c’est à une nouvelle séquence de film gore que le poète va se trouver confronté non sans y intervenir personnellement en reconnaissant, dans la bolgia des voleurs, un certain Vanni Fucci de Pistoia qui s’est fait connaître par la violence de ses moeurs politiques, et plus particulièrement par le vol d’objets sacrés, dans une église de sa ville, dont il a accusé des innocents. 

    Fait intéressant alors : que Dante juge plus sévèrement le vol que la violence en cela que le vol est une manière de viol de la personnalité. La violence, de face, permet en effet à la victime de se défendre, tandis que le vol, commis à l’insu de celle-ci, tient de la fraude plus insidieuse et donc plus détestable.

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    Un supplice d’une atrocité particulière frappe ainsi ce vil voleur violeur violent qu’un serpent de feu transperce  et transforme en torche puis en cendres, bientôt recomposées en corps prêt à être torturé derechef et ainsi voué à l’éternel tourment d'un Phénix des basses fosses. 

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    Laissez donc toute espérance, vous qui avec volé le vélosolex de votre voisin valeureux Victorin le vannier…

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction par Jacqueline Risset- GF Flammarion.

     

    Peinture : William Blake, Salvador Dali, Gustave Doré.

     

  • D'or et de plomb

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    Une lecture de La Divine Comédie (24)

    L'Enfer. Chant XXIII. Hypocrites.

    La lecture de la Commedia de Dante peut être d’une saisissante actualité, pour peu qu’on y mette du sien.

    L'imagination dantesque est tissée d'actualité autant que de références érudites à autant d'"actualités" passées, mais notre actualité est tout autre et requiert alors un autre effort d'imagination. 

    Ainsi, dans ce Canto XXIII, traitant du sort des hypocrites, le lecteur passif ou en déficit d'imagination se perdra peut-être dans l'évocation des grands tricheurs du temps de Dante, après qu'il aura été saisi par la vision intemporelle des damnés tournant en rond sous de lourde capes dorées, vues de l'extérieur, dont la doublure est de plomb pesant, Dante faisant clairement allusion à l'invective de saint Matthieu dans son évangile: "Malheur à vous, hypocrites qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture"...  
    Or, les hypocrites d’Etat dont nous parle Dante dans ce chant nous sont un peu lointains, potentats supposés servir le bien public et se l’appropriant au contraire, comme on le voit aujourd’hui dans le monde mondialisé où rien n’a changé dans les grandes largeurs, mais l’appellation qu’il leur réserve, de « sépulcres blanchis », fait image et prend plus de sens si l’on se rappelle, précisément, les Tartuffe de tous bords politique ou religieux qui nous entourent.

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    Quant aux sépulcres blanchis à la manière helvète, nous les aurons vus dans les figure policées de ce pontes de la Banque justifiant à la télé leurs salaire pharaonique et nous rassurant en nous assurant que tout Bonus n’est que la sanction de la plus haute compétence reconnue selon les Lois du Marché, que tel est le prix de leur crédibilité et que de toute façon tout cet argent ne leur revient pas pour leur plaisir mais pour travailler, comprenez-vous Monsieur: mon argent travaille, lui, ce n’est pas comme celui des pauvres, mais ce n’est pas pour autant de l’usure, que non pas, à quel terme inapproprié alliez-vous recourir, Monsieur, vous me peinez, ne comprenez-vous donc pas qu’il nous en coûte d’être si plein aux as ?

    Et combien de riches de plus en plus riches, dont l'habit rutilant au dehors est cousu de plomb en dedans, au dam des damnés de la terre, etc. 

  • La salsa des démons

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    Une lecture de La Divine Comédie (23)

     

    Chant XXII. Prévaricateurs et concussionnaires.

    Dante a-t-il tué de sa main de poète combattant ? C’est fort probable et Giovanni Papini avance même le nom de sa victime possible en la personne de Buonconte di Montefeltro.

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    Ce qu’on sait en tout cas de source sûre, et confirmée par les écrits d’Alighieri lui-même en personne, c’est qu’il a guerroyé avec les Florentins et plus précisément à la bataille de Campaldino, le 11 juin 1289, où Guelfes et Gibelins se livrèrent un combat sanglant. Dante avait alors 24 ans et déclare qu’il n’était plus « novice en fait d’armes »;  le début du Chant XXII retentit encore de son allant guerrier. La bataille livrée lui inspira «une grande crainte et à la fin beaucoup d’allégresse en raison des événements variés ». Il fut du côté des Florentins vainqueurs, contre les Arétins, dont beaucoup furent massacrés sans pitié.

    Or il y a comme un écho de cette étripée dans ce chant consacré, principalement aux sévices détaillés qu’une dizaine de démons exercent sur de pauvres damnés bouillant déjà dans la poix brûlante pour expier leurs fautes de prévaricateurs et de concussionnaires. Pour ajouter du sel à la situation, si l’on peut dire, on peut rappeler que Dante fut précisément accusé, en tant que notable florentin, d’abus de biens sociaux (on s’accorde à taxer ces accusations de jugements fallacieux « de bonne guerre ») et condamné à la dépossession, à l’indignité civique et à l’exil…

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    Fort de son expérience dans les mêlées où il a vu le sang gicler de près, les lances percer les chairs et les harpons compliqués fouailler les entrailles et les mettre en lambeaux, Dante excelle à figurer les démons, identifiés par leurs noms et  littéralement acharnés à la torture des damnés comparés successivement à des grenouilles persécutées, à des dauphins sautant pour s’échapper du liquide en fusion et y replongeant par crainte des piques, alors que l’un d’eux est hameçonné et tiré de là comme une loutre affolée.

    Là comme ailleurs, la puissance de l’évocation tient au caractère très concret et, même, très physique du verbe dantesque,  qui nous fait ressentir « par la peau » l’effroi terrible des pécheurs incessamment confrontés à l’horrible alternative: se noyer bouillis tout vifs ou se faire dépecer à l'air libre…

    Quant aux questions arrachées, entre deux attaques sanglantes, aux malheureux que Dante identifie plus ou moins, elles ne nous apprennent rien de bien notable en l’occurrence, évoquant les malversations de personnages aujourd’hui retombés dans l’obscurité.

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    Beaucoup plus frappante évidemment: la sarabande endiablée des sicaires infernaux aux noms pittoresques de Cagnazzo et de Calcabrina, d’Alichino ou de Barbariccia, rivalisant de férocité et s’arrachant leurs proies à grands coups de dents et de crocs de fer.

    La prochaine étape nous conduira dans les cercle des hypocrites, dont le vice nous est plus familier que celui de la concussion, mais il devient difficile, au fur et à mesure de la terrible descente, d’imaginer plus raffinés et cruels supplices que ceux qui sont infligés dans ces Malebolge.

    C’est dire que la lecture de la Commedia stimule, aussi, notre imagination du pire, alors même que le spectacle du monde qui nous entoure devrait suffire à l'exercer…

     

    Dante. L'Enfer. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. G/F Flammarion, version bilingue.

  • Celles qui calment le jeu

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    Celui dont la seule présence apaise / Celle qui reste près de toi même quand elle n’est pas là / Ceux qui lèvent les yeux pour ne pas tomber / Celui qui se retire en forêt dont il sait le silence plein de cris des carnages continuels mais c’est la vie que voulez-vous / Celle qui a entendu parler de la Prière du Cœur sans trop savoir de quoi il s’agit alors qu’il y a Internet un peu partout non mais des fois / Ceux qui ne trouvent pas que la story de l’enfant Jésus soit très efficace au niveau développement personnel sauf à focaliser le message multiculturel des rois mages mais rois de quoi ça reste à discuter pour faire sens / Celui qu’émeut toujours le moindre geste d’abandon / Celle qui n’ouvre sa porte qu’aux colporteurs dont elle a vérifié la traçabilité personnelle du double point de vue du casier et des maladies sexuellement transmissibles / Ceux qui rayonnent même en cas de panne générale de secteur / Celui qui a établi le Top Ten des livres à conseiller aux Cadres de l’Entreprise sans oublier le Goncourt qui leur permette de dire deux trois mots dans leurs moments de représentation / Celle qui fréquente le confessionnal du Père Amédée qui a le don de la remettre en forme autant qu’une Piste Santé / Ceux qui se font à eux-mêmes des cadeaux dont ils ne manquant pas de se remercier par écrit / Celle qui fait toujours le signe de croix avant d’accomplir le sacrifice de son métier d’amour / Ceux qui disent (sans trop y croire) qu’il vaut mieux être piétiné que piétiner ceux qu’ils piétinent sans le vouloir (disent-ils) / Celui qui convoite la console Louis XIV de Maman pour se consoler de ce que sa sœur Edmée à mis à l’abri pendant sa retraite au couvent de Saint Frusquin / Celle qui se dit qu’elle sera comprise après comme il en fut de cet Henri Beyle dit Stendhal / Ceux qui affirment qu’ils n’ont pas que ça à faire à ceux qui leur demandent le chemin de la Concorde alors qu’on est du côté République, etc.

    Peinture : Georges de La Tour

  • L'avenir à reculons

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    Une lecture de La Divine Comédie (21)

    Chant XX. Devins et astromanes. Une imagination punitive frottée de sadisme.

    Plus on descend vers le bas-fond de l’enfer selon Dante, et plus on constate à quel point les critères de jugement du poète, inspirés par la morale et la métaphysique thomiste, différent de nos conceptions contemporaines.

     

    C’est ainsi que le châtiment qu’il réserve aux devins et autres faiseurs de prédictions, au VIIIe Cercle, est d’une cruauté qui peut nous sembler disproportionnée, et d’un sadisme assez caractérisé une fois encore.3040921249.jpg

     

    Conformément au principe dit du contrapasso, qui veut que le pécheur soit puni d’une manière qui mime pour ainsi dire sa faute - celle-ci consistant ici en la prétention de percer le secret du temps à venir -, les devins se trouvent littéralement distordus, physiquement, puisque leur tête est vissée à l’envers et qu’ils sont contraint d’avancer en arrière, pleurant sur leurs propres fesses. Et Dante de se fendre d’un commentaire candide en affirmant qu’on n’aura jamais vu ça dans l’harmonieuse nature conçue par le Très-Haut, à quoi l'on pourrait objecter qu’il est des malformations congénitales bien pires que celles-là, infligées par Dieu à des innocents avérés, mais passons…

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    Pour sa part, Dante est tout de même effleuré par la compassion, au point que Virgile son guide le rabroue en affirmant, lui le païen, que « la piété ici veut que toute pitié soit vaine ». C’est cela même : c’est la piété pieuse que les devins défient, étant établi que percer le secret du Temps relève de l’orgueil humain, voire du blasphème.

    Or il y a là de quoi méditer sur l’ordre naturel du temps humain, qui nous concerne évidemment jusqu’en notre XXIe siècle, à la fois impie et crédule jusqu’à l’imbécillité. De fait, que voit-on dès qu’on ouvre le premier tabloïd venu : que les prédictions font florès à l’enseigne des horoscopes et des sentences plus ou moins charlatanesques de tout acabit pseudo-scientifique ou sectaire, de Dame Soleil en Mage Astromane.

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    L’Avenir appartient à Dieu seul, sous-entend le poète sagement soumis à l’Ordre cosmique présumé, mais on verra plus loin, au Purgatoire et au Paradis, quelle énergie libératrice recèle cette apparente « soumission », en phase avec le potentiel poétique des zones supérieures.

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    Le lecteur d’aujourd’hui se sentira, comme souvent au fil de la Commedia, un peu perdu dans la foison des références historiques, mythologiques (ici avec l’apparition du bisexuel Tirésias) ou politiques du récit, et particulièrement dans un chant comme ce vingtième, saturé d’allusions et encore corsé par le discours explicatif de Virgile sur l’origine de Mantoue, en son pays natal. On se rappelle alors, une fois de plus, la formule de je ne sais plus quel critique contemporain parlant de « pléthore du signifié » dans La Divine Comédie, et l’on se contente alors de psalmodier les vers originaux dont la musique passe le sens. Avec un tambourin, ce peut être d'un chic effet...

    Image: un Nostradamus de jeu vidéo, diverses représentations de Tiresias, jusqu'à Pasolini.

  • Le Temps accordé

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    370551485_10232406244245538_35873101909038329_n.jpg(Lectures du monde, 2023)
     
    À La Désirade, ce vendredi 25 août. – La fraîcheur de l’aube en vif contraste avec la touffeur d’hier soir, même à 1111 mètres au-dessus des déchets marins, la vue du petit écureuil noir voltigeant dans les feuillages à l’arrière de La Désirade, un grand rapace tournoyant au-dessus des prairies où douze moutons trop en chair le narguent sans le vouloir, puis le téléphone très attendu de Michel Moret, qui m’annonce son départ pour l’autre bout du lac où il va charger le stock de mon nouveau livre: tout ça me fait oublier la lecture, ce matin, d’un long article d’Andrew Damon sur la catastrophique politique étrangère des States, dont on dirait qu’il veulent faire un nouveau Vietnam de l’Ukraine, puis les news du Guardian, du Washington Post et du Monde arabe où l’on détaille le nouveau rapprochement de l’Arabie saoudite et de l’Iran, bref le tout venant de ce très bas monde dont le cher Alighieri détaillait déjà les turpitudes en l’an 1300, avec les Prigogine de l’époque et autres canailles à la Dick Cheney (je regardais hier le DVD du film Vice) sans oublier les tsars à venir se réclamant du Très-Haut avec la même arrogance que les télévangélistes de Fox News…
    ***
    Comme en 1973, et c’était à Pontarlier avec Dimitri, aussi fou de joie que moi au moment de prendre livraison de mon premier livre postfacé par lui, c’est avec un bonheur renouvelé que j’ai découvert cet après-midi, sorti de ses cartons, le premier exemplaire de mon tout petit livre au très considérable contenu méditatif et poétique (n’est-ce pas), que j’ai immédiatement dédicacé à Michel Moret, sans l’enthousiasme duquel ce triptyque n’aurait pas vu le jour de manière si rapide, et à Sébastien son collaborateur aussi compétent que discret, déjà tellement apprécié à L’Âge d’Homme.
    Surprise en outre, et qui m’a tellement touché que je n’en ai rien montré : que l’éditeur ait fait imprimer un ravissant marque-pages à ma seule gloire cantonale et mondiale, annonçant mon essai sur Czapski (le contrat prévoit une parution en novembre) et mon roman panoptique, suite du Viol de l’ange que je suis en train de réviser. En d’autres termes : je suis non seulement accueilli par le timonier de L’Aire, mais défendu, et si j’ajoute le soutien promis d’Olivier Morattel à la publication de mes Lectures du monde, je serais un ingrat de ne pas rutiler de contentement...
    Magie du livre ! À tout moment on annonce sa fin et son remplacement d’objet obsolète par les supports immatériels du numérique, et puis non : l’objet affiche sa présence réelle - Alleluia…
     
    Images: au jour de la parution du premier livre de JLK, en 1973, avec Vladimir Dimitrijevic et Richard Aeschlimann, et le 25e opus d'aujourd'hui...

  • Simoniaques au supplice


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    Une lecture de La Divine Comédie (20)

    Chant XIX. Simoniaques & Co. Les terrifiantes punitions du Très-Haut. Un Jean XXIII en cache un autre…

    Plus le Jugement de Dieu, ou prétendu tel par l’auteur de la Commedia, se montre ingénieux dans la cruauté, et plus le poète s’en félicite, au dam de nos petites natures de lecteurs contemporains…
    Ainsi Dante applaudit-il à tout rompre en découvrant le sort des simoniaques du 8e cercle plongés la tête en bas dans ces étroites cavités creusées dans le rocher et d’où ne sortent que le bas de leurs jambes et leurs pieds cramés par les flammes d’alentour.


    Il y a là quelque chose de terrifiant et de presque comique à l’instant où s’élève la louange du visiteur : « Ô suprême sagesse, qu’elle est louable, la justice sévère que tu déploies dans le ciel, sur la terre et dans l’empire des crimes ! »

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    Il est vrai que les suppliciés ne sont pas traités ainsi pour des broutilles, et qu’un protestant devrait se réjouir de voir punis des actes qui provoqueront, justement, la colère des fidèles contre les princes de l’Eglise. La simonie, dont Simon le Magicien est le «patron», lui qui a tenté d’acheter les apôtres avec de l’argent, et qui s’applique à toute forme de prostitution des Biens de l’esprit, est en effet l’une des formes de la trahison cléricale de l’esprit évangélique, dont la gravité est telle aux yeux de Dante qu’elle légitime son intransigeance absolue, qui n’épargne pas les plus hautes autorités de la hiérarchie romaine où surabondent, à l’évidence, les plus fieffées canailles.
    La première ombre de ceux-là, les pieds gigotant sous les yeux de Dante, à qui Virgile apprend qu’il s’agit du pape Nicolas III, est un simoniaque parmi d’autres, dont son successeur Boniface VIII, rapace s’il en fut et assoiffé de pouvoir qu’il évoque lui-même du fond de son trou - tous coupables de s’être enrichis en monnayant leurs bénéfices ecclésiastiques.
    Par la suite, au fil de ce chant éminemment allusif en matière historique et politique, nécessitant alors le recours aux notes détaillées que fournit la version prosaïque de François Mégroz, Dante impliquera encore l’empereur Constantin lui-même pour sa prétendue « donation » au pape Sylvestre Ier, après sa conversion au christianisme, croyance médiévale en laquelle Dante voit l’origine de la confusion entre le temporel et le spirituel. Or cette prétendue donation était un faux, fabriqué au VIIIe siècle, auquel le poète a prêté foi par erreur d’époque…

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    Pour mémoire, et non sans ironie, l’on rappellera que la simonie fut l’un des péchés majeurs du redoutable Jean XXIII, non pas le bon pape débonnaire du XXe siècle (1958-1963) mais l’aventurier Baldassare Cossa (1410-1415), duquel celui-là a repris le nom (on se demande un peu pourquoi) et qui aurait acheté sa charge après un passé de piraterie et qui fut déchu pour indignité…


    François Mégroz. Lire la Divine comédie de Dante, L’Enfer. Traduction et commentaire. LAge d’Homme, 1992, 252p.

    Image: William Blake et Salvador Dali, cathédrale de St Lazare La chute de Simon le magicien.

  • Le cloaque des flatteurs


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    Une lecture de La Divine comédie (19)

    Chant XVIII. Fraudeurs du 8e cercle. Séducteurs et flagorneurs dans les fosses de caca.

    Si les damnés n’ont pas craint de se faire connaître ou reconnaître, jusque-là, du singulier vivant descendu en ces lieux, il en va différemment de ceux qui grouillent dans les fosses des Malebolge que les démons fouettent sans discontinuer en les invectivant.

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    De fait, voici que la honte s’empare des fraudeurs de ce « campo maligno » dont la topologie évoque un système de fossés reliés entre eux par des passerelles, du haut desquelles la vue sur les supplices se déploie en plongée et comme par plans cinématographiques. Il faudrait d’ailleurs détailler les variations constantes de points de vue et les mouvements de la « caméra » de Dante pour mieux saisir le vertige sensoriel qui nous saisit à la lecture.

    Or voici qu’un grand personnage est remarqué par Dante et qui baisse aussitôt les yeux, en lequel le poète reconnaît un notable de Bologne du nom de Caccianimico et qui s’accuse d’avoir vendu sa sœur à un seigneur de sa connaissance – raison de son châtiment. Mais déjà Virgile entraîne son disciple sur une des voûtes de roche du haut de laquelle il l’invite à voir le fameux Jason, conquérant de la Toison d’or et qui se rendit coupable, pour sa part, d’avoir abusé d’une vierge pour l’abandonner ensuite.

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    Sur quoi l’ignominie va toucher à son comble à l'approche des fosses suivantes, où sont plongés les flagorneurs, littéralement comblées de merde (ce que le traducteur Arnaud de Montor adapte à la sensibilité française par d’élégantes paraphrases évoquant un fumier et le « privé de l’univers ») et desquelles émerge, la tête ruisselante de caca, un personnage dont on comprend que Dante le méprise particulièrement pour son vice de flatteur impénitent. Et le damné merdeux, autre notable connu du poète, mais de Lucca celui-ci, de battre sa coulpe et de reconnaître - je cite la prose du chevalier de Montor : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche, m’ont plongé dans ce séjour immonde ».

    Au passage, le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas manqué d’associer le sort des flatteurs fienteux à celui de tel fieffé gigolo léchant le cul de telle milliardaire parfumée, dont parlent beaucoup ces temps magazines et tabloïds et auquel Dante eût sans doute réservé le même sort réservé aux flagorneurs, d’être noyé dans l’éternel caca…

    Dante. L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion

  • Fraudeurs et rapiats

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    Une lecture de La Divine Comédie  (18)

     

    Chant XVII. De la fraude. 

    Le passage par la prose, et par exemple dans la version du chevalier Artaud de Montor que la bonne vieille collection Marabout géant illustré propose avec les gravures de Gustave Doré, est un exercice intéressant, même éclairant, comme il est intéressant et éclairant de laisser de côté quelques temps la lecture de la Commedia, et de vivre des tas de choses dans l’intervalle, puis de la reprendre de plus belle.

    C’est cela même la lecture à mon goût : ce n’est pas de suivre un programme fixé une fois pour toutes, comme je m’étais fixé, sans y croire un instant, la tâche de lire un chant de La Divine Comédie par jour, jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais c’est de vivre une lecture en résonance avec les aléas de la vie, qui en modifient d’autant la perception prochaine.

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    Or la reprise d’une telle lecture, dont tous les points de la circonférence se relient à tout moment au noyau, qui est un moyeu de grande roue et un foyer de lumière, on le verra finalement après l’occultation des ténèbres et du ramdam infernal – cette reprise est un retour au plus-que-présent qui fait échec à la fuite en avant du temps perdu.

    Comme le dit Philippe Sollers dans sa Divine comédie à lui à laquelle on peut également revenir de loin en loin : « Le Mal travaille sans cesse, mais le Bien l’interrompt. Ainsi va le tourbillon des mortels ».

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    Donc j’en étais resté au bord du gouffre au fond duquel nos poètes vont descendre à califourchon sur une créature monstrueuse à tête de juste et à queue de scorpion, ce Géryon qui figure aux yeux de Dante la fraude : « Voici le monstre qui pourrit le monde entier »…

    Mais avant le terrifiant plongeon, Dante va pouvoir s’entretenir brièvement, encore, avec quelques damnés cuits au feu de sable sur le bord du 7e  cercle, qu’il identifie grâce aux bourses armoriées que chacun porte au cou, et qui ont pour point commun d’avoir péché « contre l’art », et par conséquent contre l’harmonie, en usuriers avares ou rapaces. Si Dante ne les reconnaît pas personnellement, il en cite les noms plus ou moins illustres avec certain dédain (le fameux dédain digne de Dante…) et ne s’attarde point.

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    Beaucoup plus digne alors d’attention, et sujet de quel effroi : la suite du périple sur le dos de Géryon, gardien du 8e Cercle aux allures de dragon ou de vouivre à tête humaine qui, en deux temps trois coups de queue, va transporter les deux pèlerins au fond du terrifiant précipice aboutissant aux Malebolge, littéralement les « mauvais fossés », au nombre de dix fosses circulaires où les supplices vont croissant et se multipliant…

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    Tout cela, en termes de prose, et si évocatrice que fût celle du chevalier de Montor, pourrait se réduire à une séquence de conte fantastique ou de film d’angoisse.

    Or, comme le rappelle très justement Benoît Chantre,l’interlocuteur avisé de Sollers, la version bilingue de Jacqueline Risset ne cesse de nous faire entendre la tonne musicale du texte, lugubre poésie encore mais non moins phénoménale.

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    De façon beaucoup plus radicale, mais j'y reviendrai, le poète russe Ossip Mandelstam, dans son Entretien avec Dante, caractérise le génie constamment inventif, métaphysique évidemment mais aussi très physique, à fleur de langue et dans le corps même de l'italien en formation, qui défie alors toute traduction dans l'absolu...

    Dante Alighieri. La Divine comédie. Traduction française en prose du Chevalier Artaud de Montor, avec les gravures de Gustave Doré. Marabout géant illustré, 473p.

    L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion.

    Ossip Mandelstam. Entretien avec Dante, L'Âge d'Homme ou, plus récemment, La Dogana.

  • Florence et le veau d'or

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    Une lecture de La Divine Comédie (17)

    L'Enfer, Chant XVI. 7e Cercle. Violents contre la nature (sodomites). Décadence de Florence consécutive à la cupidité du capitalisme naissant…

    L’extravagant culot de Philippe Sollers, consistant à signer de son seul nom un ouvrage intitulé La Divine Comédie, alors qu’il ne s’agit en somme que d’entretiens sur Dante avec Benoît Chantre, contraste de beaucoup avec l’humilité immédiatement affichée par Giovanni Papini au début de son admirable Dante vivant, où il s’excuse de n’être qu’un pou devant le poète.

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    Très intéressante aussitôt : la façon de l’écrivain italien de battre en brèche, comme l’a fait John Cowper Powys, l’image d’un Dante magnifié et glorifié jusqu’à l’idéalisation, avant d’être dénigré par contrecoup, pour en dégager le mélange de génie poétique incontestable et de probable misère humaine, avec le portrait d’un homme immensément orgueilleux, intransigeant à outrance, ombrageux et misanthrope, au moins dans son âge mûr, après avoir été un jeune homme dissipé et volage dont les frasques de jeunesse laissent à penser qu’il sait de quoi il parle quand il détaille les multiples penchants de la nature humaine.

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    On voit bien que Sollers est mal à l’aise devant le puritanisme de Dante, comme pourraient l’être une foultitude de sodomites de notre temps constatant le sort que le théologien-poète furieux leur réserve, les faisant courir affolés entre sables brûlants et fleuve de sang, sous un ciel d’où pleuvent les flammes du feu de Dieu…

    Dante fut-il une sorte d’homophobe à la sévérité exacerbée par ses propres désirs, comme on l’a dit de l’apôtre Paul à propos de ses fulminations de la lettre aux Romains ? C’est plus que douteux. Sa condamnation de la violence « contre la nature », que représentent les sodomites, est certainement d’ordre métaphysique plus que moral, même si sa conception de l’ordre communautaire, essentiel, participe de la morale sociale dont il va fustiger, dans ce Chant XVI, la décadence en sa chère Florence. Par ailleurs, on ne manquera une fois de plus de remettre les jugements de Dante « dans leur contexte », comme on dit.

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    De même que l’hérésie est condamnée par lui sans appel (à commencer par l’épicurisme…) pour des motifs essentiellement théologiques, sur fond de bûchers, la luxure en général (avec pas mal de nuances au demeurant) et la sodomie en particulier, autant que la simonie et la sorcellerie, sont jugées à l’aune de la présumée « justice divine » déclinée par Rome. Dès lors, on serait bien sot de lui en faire le reproche « politiquement correct », comme certaines lesbiennes anglaises ont reproché à Shakespeare de prôner la seule hétérosexualité en offrant une Juliette à Roméo et pas un partenaire bisexuel ou homo à option…

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    Ensuite, ce qu’on constate une fois de plus dans le fracas grandissant du Chant XVI (une cataracte d’abord mugissante comme un rucher d’abeilles, devenant ensuite tonitruante), c’est que les damnés du 3e « giron », jetés là pour le même péché « contre la nature », n’intéressent pas tant le poète pour ce détail que pour leur qualité de grands Florentins qu’il a parfois admirés de leur vivant et qui l’interrogent sur le sort actuel de leur cité.

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    Or l’un des grands thèmes de Dante, touchant à la vie organique de la communauté humaine et à son salut, ressurgit ici dans l’évocation par le poète de la décadence florentine liée à l’apparition du nouveau capitalisme, avec le « florin », qui lui fait répondre à ses concitoyens de la manière la plus claire : « La gent nouvelle et les gains trop soudains / ont engendré orgueil et démesure, / Florence, en toi, et déjà tu en pleures »…

    Giovanni Papini. Dante vivant. Bernard Grasset, 1934.

  • Le mentor damné

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    Une lecture de La Divine Comédie (16)
    L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.

    Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique.

    Et de viser plus précisément ses compatriotes: "À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais.

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    Car il y a pour tout "esprit bien né" - selon l'expression même de Dante -, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute La Divine Comédie".
    Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans, qui nous éloigne de l'Eglise pour nous rapprocher de l'Evangile...
    Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.

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    Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible « justice divine », ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il « case » en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand « humaniste » Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».

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    Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion.
    Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur /que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir.

    Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie ».

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    En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique.
    « Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse « pulsion sexuelle » qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

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    Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…

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    John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Age d’Homme, 1995.

     

     

  • Sous une pluie de feu

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    Une lecture de La Divine comédie (15)

     

    Chant XIV. Violents contre Dieu. Sable ardent et pluie de feu…

     

    Comme il en va de tout voyage, le parcours de Dante en enfer passe par des moments d’intensité variée, mais les sensations restent toujours à vif, activées par des images qu’on pourrait presque dire expressionnistes – Doré en tirera d’ailleurs parti.

    Après les griffes de la broussaille aux suicidés déchirant les flancs des dilapidateurs, c’est ainsi aux franges d’un désert incandescent qu’on parvient, où mille mains et mille membres de mille corps se contorsionnent à fleur de sable brûlant sur lequel choient lentement de gros flocons de feu.

    Dans la nuit « réelle » du poète, nous sommes alors à l’aube du 9 avril 1300, donc un samedi saint dont la nuit s’éclairera du feu pascal. Mais pour lors, c’est dans le 3e « giron » du 7e cercle qu’il crame tout vif, ou presque, avisant « plusieurs troupeaux » d’âmes nues torturées par le feu de Dieu, au milieu desquelles l’une semble défier crânement son sort, que Virgile identifie sous le nom de Capanée, l’un des sept rois qui assiégèrent Thèbes et se signala, plus particulièrement, par son mépris prométhéen de la divinité.

    Maints lecteurs actuels, dont je suis évidement, buteront sur les multiples allusions à des figures ou des thèmes mythologiques, et particulièrement dans ce chant où Dante se réfère aux anciennes représentations de l’Âge d’or, situé en Crête et symbolisé par tel vieillard à couronne d’or, torse d’argent et pieds de fer et de terre cuite, des blessures duquel ruissellent des larmes vouées à grossir les fleuves de l’enfer.

    Au passage, Jacqueline Risset précise utilement, en note, que les deux pieds du « vieillard de Crète » - lui-même ressurgi du songe biblique de Nabuchodonosor, et tournant le dos à l’Orient pour regarder « Rome comme son miroir » -, pied de fer et pied de terre, symbolisent respectivement l’Empire déchu de de son autorité, et le pape corrompu.

    Or, malgré tant de sens et de significations cachés, la force expressive du texte est telle – surtout si l’on revient souvent à la langue originale de la page de gauche, pour la garder bien « en bouche » -, que le lecteur perçoit sur son propre corps cet affrontement des ombres damnées et du feu à peine atténué par les vapeurs montant du ruisseau de sang promis à devenir fleuve roulant…

     

    Dante Alighieri. L’Enfer/Inferno. Traduit et commenté pat Jacqueline Risset. Editions G/F.

     

          

     

  • Suppliciés volontaires

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    Une lecture de La Divine Comédie (14)

    Chant XIII. Suicidés et dilapidateurs.

    Autant que celles de tout un chacun, les réactions de Dante sont très variables à la découverte du sort frappant certains damnés de sa connaissance. On l’a vu bouleversé de retrouver Francesca da Rimini en enfer (Chant V), autant que d’y approcher le vieux Cavalcante, père de son proche ami Guido, mais il s’est montré capable aussi de cruauté, voire de sadisme en assistant aux tribulations d’un Florentin qu’il détesta visiblement de son vivant. Or, ce qu’il va ressentir dans la terrifiante forêt des suicidés montre de nouveau de quelle compassion le poète est capable, tant du fait de l’horreur des peines subies par ceux qui ont attenté à leur propre vie, qu’en raison de la personnalité de l’un d’eux, Pier della Vigna, ce Pierre des Vignes (1190-1249) qui fut à la fois chancelier de l’empereur Frédéric II et poète lui-même, suicidé après avoir été aveuglé et emprisonné par son souverain sur de calomnieuses accusations.

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    Or, au sort misérable subi par le délicat poète de l’école sicilienne, précurseur du dolce stil nuovo cher à Dante, dont le corps a été transformé en tronc dans ce bois lugubre peuplé de repoussantes harpies mi-femmes mi-volatiles, s’ajoute la blessure soudaine faite par le poète lui-même en cassant une des branches de l’arbre en question, qui se met à gémir affreusement avant de raconter ses malheurs.

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    De fait, touché par la compassion de Dante, Pierre des Vignes va narrer, par le détail, comment telle « prostituée » enflamma contre lui tous les esprits  jusqu’à transformer la faveur du prince en malédiction, et comment par orgueil il préféra échapper à l’humiliation par la mort volontaire, faisant de lui, le juste, un injuste au regard de Dieu. Dans la foulée, Pier della Vigna évoque le sort définitivement horrible qui attend les suicidés après le dernier Jugement, voués à traîner leurs ombres et à être pendus aux arbres qui les symbolisent à jamais…

    Mais l’attention de Dante, tout ému qu’il soit par les paroles du malheureux, se reporte bientôt sur des ombres nues fuyant dans les broussailles et s’y déchirant, poursuivies par des chiennes noires. Après les suicidés, le même cercle accueille en effet les dilapidateurs qui ont été violents contre eux-mêmes en gaspillant leurs biens et se trouvent condamnés à se déchirer aux épines des buissons morts tout en blessant douloureusement ceux-ci au passage.dor_037.jpg

    Pour mémoire, on rappellera que le motif de l’arbre-humain est déjà présent dans L’Enéide de Virgile qui, au chant III, évoque le sang noir jaillissant des branches qu’Enée a coupées pour orner un autel de sacrifice, et les gémissements sortis des entrailles de la terre à l’endroit précis où un Troyen fut tué…

    Où l’on voit donc,  une fois de plus, que la Commedia fait sang de tout bois…

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)

    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante.

    C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

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    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

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    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard, en un siècle de massacres de masse…

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    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre.

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    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…



    La-divine-comedie.jpgDante. La Divine Comédie. L'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis.

  • Amis et autres ennemis

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    Une lecture de La Divine Comédie (11)

    Chant X. Hérétiques. Epicure & Co. Dante compatit avec un ennemi avant de navrer un ami.

    On néglige parfois, ou l'on ignore, une dimension importante de la Commedia de Dante, qu'on pourrait dire sa part affective. Le monumental Poème en impose, dont l'effet s'accentue par les gravures fameuses, de Botticelli à Salvador Dali, via Gustave Doré. Or, ces peintres ne montrent rien du drame intime vécu par Dante , qui prend au chant X de L'Enfer un relief particulier.

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    De quoi s'agit-il plus précisément ? Il s'agit de personnes : il s'agit d'un ennemi privilégié, si l'on ose dire, en la personne de Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef des gibelins de Florence qui a chassé de cette ville les guelfes, au nombre desquels Dante comptait, et d'amis aussi, tels Cavalcante Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti le « premier ami » de Dante, que leur philosophie personnelle a détourné de la « voie droite », adeptes qu'ils furent de l'épicurisme.

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    Or, en quelques vers prodigieusement concentrés et foisonnants de résonances sensibles, on va comprendre le trouble profond que va revivre le poète florentin au souvenir de tout ce qu'il a vécu durant ces années de conflits sanglants entre factions, où Farinata fut à la fois persécuteur des siens et protecteur de Florence que son clan vouait à la destruction.

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    La vraie lecture suppose un effort d'imagination que les grands textes stimulent évidemment par ce qu'on a appelé, à propos de la Commedia de Dante, la pléthore du signifié. Or il faut jouer avec cela, par exemple en alternant les vitesses et les intensités de son implication personnelle de lecteur, précisément.

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    En l'occurrence, chacun peut faire retour à soi pour imaginer ce que Dante, personnage très engagé dans la vie de la Cité, en exil au moment où il écrit ce chant, se raconte à lui-même et démêle pour la postérité ce qu'il ressent à l'approche de ces malheureux damnés qu'il a connus de leur vivant sur les terres ensanglantées de la douce Toscane, ennemis et amis admirés et honnis et maintenant condamnés par une Justice dont il est à la fois le témoin impuissant ( !), le scribe ( !!) et le juge embusqué ( !!!) lors même qu'il brasse et rebrasse ce magma pour le filtrer dans son poème purifié de tant de scories politiques ou psychologiques – et quelle émotion partagée, cependant, à l'instant où le vieux Cavalcante Cavalcanti demande des nouvelles de son fils, supposé vivant, à celui qui est son « premier ami »...

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    Et Virgile de rappeler, à son protégé de nouveau secoué (on  le serait à moins...), que toutes ces tribulations et turpitudes revisitées devant ces tombeaux lui apparaîtront tout autrement quand il sera « devant le doux regard de celle dont les beaux yeux voient toute chose » et grâce à laquelle il saura le sens de « tout le voyage de sa vie ».

    Ce qui se module ainsi nella lingua del Dante :

    «quando sarai dinanzi al dolce raggio

    Di quella il cui bell'occhio tutto vede,

    Da lei saprai di tua vita il viaggio »...



    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Présentation et traduction par Jacqueline Risset. GF Flammarion, édition bilingue.

  • À tombeaux ouverts

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    Une lecture de La Divine Comédie (10)

    Chant IX. Approche du Bas Enfer. Passage de l'Archange et premiers hérésiarques.

    Plus on approche du Bas Enfer, dont la Cité de Dité marque le seuil sommé de tours de flammes, et mieux apparaît la loi de l'Antimonde et de l'Antisystème de bruit et de fureur qui régit ces lieux.

    On a vu que même Virgile était paniqué par la fronde des démons s'opposant au passage du Vivant, et voici que surgissent les furies du monde antique familières au poète latin, des Erinnyes à la Gorgone en passant par Méduse. Dans la foulée, on aura noté que les récits antiques se prolongent dans le poème dantesque, avec leurs figures et leurs croyances reprises avec autant de variations. 

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    En outre, Virgile en a vu d'autres, qui aurait déjà fait le voyage au tréfonds du dernier cercle, à en croire Dante, pour sauver un damné jeté par erreur au milieu des traîtres. Et puis il se rappelle l'intercession de Béatrice, promesse de lumière prochaine, et l'on sent qu'il appelle  de ses voeux l'intervention de quelque autre puissance supérieure, qui se manifeste bientôt sous la forme d'un être puissant et lumineux  – peut-être Saint Michel archange, supposent les exégètes – qui déboule par là, clame sa colère aux démons puants de la Cité tout en ayant l'air d'être préoccupé par autre chose de plus important, sans un signe de connivence à l'adresse des deux pèlerins. Impénétrables décidément sont les voies du Très-Haut...

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    Or donc lesdits pèlerins, au pied des murailles de la Cité plongée dans les ténèbres et le boucan, longent à présent une espèce de lugubre terrain vague aux multiples tombes ouvertes dans lesquelles gémissent et se lamentent autant d'âmes d'hérésiarques. On se trouve alors en ce qu'on pourrait dire le vestibule du Bas Enfer, qui se creuse comme un formidable entonnoir d'où montent les mille rumeurs rageuses des fauteurs de malizia, grande notion  caractérisée par la violence contre autrui ou contre soi-même (7e cercle), la fraude défiant toute vie communautaire (8e cercle), et enfin la trahison (9e cercle) marquant, avec Judas, le tréfonds de l'infamie.    

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    Pourtant on en est encore loin avec les hérétiques, auxquels Dante accorde un statut spécial, comparable à celui des «tièdes» ignavi du premier vestibule, juste avant l'Achéron. Plus précisément, les hérétiques que nous allons rencontrer au Chant X sont essentiellement ceux qui ont vécu comme si Dieu n'existait pas, épicuriens ou athées. Autant dire que ça fera du monde, au milieu duquel apparaîtront de grandes figures, à commencer par celle du considérable  Farinata, qui a sauvé Florence de la destruction et prédit au poète son prochain exil, dans une de ces distorsions temporelles troublantes qui caractérisent la Commedia...

    Image : Farinata, vu par Gustave Doré, l'Archange Saint-Michel par Guido Reni. Farinata degli Uberti.