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Avec Fabrice...

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(Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
À La Désirade, ce vendredi 27 juin. – En fait je ne sais à peu près rien de lui, me disais-je hier soir en le voyant s’éloigner vers la gare avec le sac contenant l’énorme recueil florentin de dessins de Kokoschka qu’il avait acheté tout à l’heure pour 10 balles au musée Jenisch, je sais depuis hier qu’il a la phobie des ascenseurs, mais à part ça à peu près rien sinon qu’il reste toujours aussi coquet avec sa chemise à rayures multicolores ultrachic et ses pompes bleu clair limite ballerines, mais nous n’avons pas encore passé au tutoiement, pas plus que je n’ai passé au tutoiement avec mon ami Gérard rencontré il y a cinquante ans de ça – et c’est en somme parfait, comme l'a été notre après-midi à la terrasse du Major, sous le gingko, puis dans le dédale du musée où j’ai constaté, chose rare et merveilleuse, qu’il voyait la peinture comme je la vois : il a VU les Bocion, il a VU les Hodler et surtout il a vibré comme j’ai vibré devant les portraits de femmes de Kokoschka, et c’est rare, j’te dis pas, un écrivain, un crack de théorie philosophico-scientifique genre chercheur du CNRS invité de Brisbane à Malmö ou Singapour pour des colloques à la mords-moi, un Parisien de surcroît et qui VOIT la peinture…
 
Fabrice m’avait dit qu’il débarquerait à Vevey à 11h07, et je lui avais répondu que je l’attendrais sur le quai 2 dès 11h01 au cas où son train suisse aurait de l’avance, mais quand je m’y suis pointé : pas de Fabrice, vu qu’il avait pris l'omnibus précédent, pourtant nous avons fini par nous retrouver devant la gare et je lui ai proposé un café avant de filer dans les coteaux de Lavaux que j’avais l’intention de lui faire découvrir du chemin de la Dame en lui débitant comme un pédant que ce sont des moines au VIe siècle qui ont commencé le job, et qu’il ne faut pas dire «lac de Genève», mais « Léman » qui veut d’ailleurs dire lac en latin, mais le pléonasme n’empêche que c’est le plus grand d’Europe et environs, plus grand que le Balaton, et lui de m’épargner poliment le couplet de Schopenhauer comme quoi « das Leben ist kein Panorama », c’est vrai quoi, même à Lavaux, patrie du grand Ramuz, l’on ne saurait dire que la vie se réduise à un panorama…
Quant à Olinda, toujours aussi pétulante, elle revenait du Chili et du Pérou, mais surtout du Cambodge dont les paysages l’ont bottée, et du Vietnam aussi et de Singapour, elle a trouvé ses trois semaines de tour du monde avec son novinho un peu courtes, et je lui ai demandé ce qu’il en était des moustiques et de la cohabitation avec son bon ami – étant entendu à mes yeux que le voyage est THE test en matière de convivialité amoureuse -, et elle : m’en parlez pas, mais surtout les moustiques !, et de nous montrer des traces de morsures encore visibles sur ses tibias que Fabrice et moi, à la terrasse du Major où elle est redevenue la serveuse la plus cool qui soit, avons fait le constat de visu, sur quoi mon commensal a choisi la truite et moi les suprêmes de poulet comme à mon habitude – et la conversation de rouler en mode nature et culture, nos soucis de plumitifs face à la nouvelle « dissociété », la France qui va dissoudre son président et Paris que vont dissoudre les jeux olympiques, ou plus sérieusement : l’écriture de Cingria que je lui ai révélée et dont il raffole, et je ne sais plus à quel moment ni pourquoi : sa phobie des ascenseurs, un épisode traumatisant, le problème que ça posait à New York, ensuite : le dernier roman de Quentin Mouron dont je lui dis qu’il annonce quelque chose de notable en matière de lecture romanesque fine de la nouvelle société d’après les millenials et consorts, et Fabrice, qui n’est pas du genre morose à tirer l’échelle derrière lui, de noter le nom de Quentin comme il note le nom de Bona dont je lui parle du roman dédié à saint Maurice le Nubien, etc.
J’en reviens toujours, s’agissant de relations amicales vraies, à la distinction que fait René Girard entre médiation externe et médiation interne, la première restant ouverte et la seconde vouée au toxique. La médiation externe caractérise le lien de deux individus partageant une même admiration, voire une même passion, qui les sort de leur étroite personne et les fait se rencontrer sans qu’intervienne aucune rivalité. C’est Don Quichotte et le jeune Bachelier, tous deux férus de romans de chevalerie, comme ils pourraient l’être du FC Barcelona ou de la poésie de Garcia Lorca. C'est Fabrice et moi qui parlons de la postérité de Sollers et de la jobardise de l'intelligentsia parisienne en matière politique, de l'évolution prétentieuse des mises en scène de théâtre et d'opéra ou de l'invasion du discours sur l'art par le bavardage conceptuel. C'est l'intelligence généreuse contre la cérébralité close et l'écriture inclusive - c’est chaste et durable, alors que la médiation interne n’échappe pas à la rivalité mimétique, aux occurrences trop personnelles et autres embrouilles psychologiques, qui plombent notamment les relations entre le même Quichotte et son ami Sancho Pança. Comme le disait le chef scout Saint-Exupéry à propos de l’amour : c’est pas de se regarder béat l'un l'autre zyeux dans les zyeux mais de regarder ensemble dans la même direction – ce genre de jolies choses…
ImageJLK: Fabrice Pataut au Chemin de la Dame.

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