(Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
À la Maison bleue, ce mardi 24 janvier.- À en croire le visionnaire génial qu’était Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), ce qui caractériserait le XXe siècle et ses suites actuelles consisterait en une acclimatation graduelle et généralisée - comme on parle d’un cancer généralisé par métastases - de la folie, qui deviendrait la norme collective malgré les sursauts sporadiques de résistance personnelle ou autres mouvements de rejet.
Witkacy (son surnom familier) s’est suicidé en 1939 alors que la Pologne allait subir les conséquences du déchaînement des deux folies collectives pas du tout ordinaires qu’étaient le nazisme et le communisme, non sans nous laisser un prodigieux héritage d’écrits (romans, pièces de théâtre, essais philosophiques,etc) redécouverts depuis les années 60 et dont les constats sont plus pertinents aujourd’hui que jamais, à commencer par son aperçu de la folie ordinaire et de ce qu’il appelle, lus particulièrement, le nivellisme, sur lequel se fondera un nouveau parti - et comment ne pas voir que les nivellistes sont aujourd’hui partout ?
Avant Orwell, mais après Dostoievski et Nietzsche , Witkacy a vécu dans sa chair la bascule d'un monde à l’autre en vivant de près la violence physique et métaphysique, et plus encore verbale et même érotique de la Révolution bolchevique.
Sa folie personnelle qui était à la fois d’un artiste et d’un penseur puissamment sexué, d’un acteur en scène à mille masques et d’un farceur, était naturellement incompatible avec les idéologies communiste ou fasciste relevant de la démence la plus ordinaire, au même titre que le taylorisme à l’américaine ou les techniques actuelles de maintien du Bien-Être, comme il l’avait aussi pressenti en prophète du wellness nihiliste - et c’est sa propre folie, choisie comme un destin, et follement inventive parce que mimétique, qui lui aura permis de percevoir la montée en insignifiance de la folie acclimatée, notamment par la publicité normative et la monétisation d’un bonheur obligatoire , et de figurer les grands thèmes du nouveau fantastique social.
La folie acclimatée est notre bain quotidien, dans lequel un jeune écrivain de tous les sexes - ce qui signifie inclusivement tous les genres - n’a qu’à puiser pour y trouver les ressources d’une représentation à fonction décapante, selon l’expression des médias.
Un bon exemple de cette démarche se trouve dans les premières pages, fondatrices à mes yeux, d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dont le titre même singe le langage de la nouvelle idéologie gestionnaire - et le public l’a bien vu, surtout hors de France où l’on reste assez conventionnel en matière de critique panique et rétif à la franche singerie, pédantisme littéraire hexagonal oblige...
Le problème évidemment, pour un jeune auteur multisexe, est de ne pas tomber dans le travers de la moquerie condescendante dans sa ressaisie phénoménologique des donnés de la folie ordinaire - Il lui faut aller au charbon: ne pas se contenter de dire des choses mais s’efforcer de les raconter.
Houellebecq en est là encore un bon exemple, de même que Martin Amis dans Lionel Asbo ou, plus près de nous, l’insolent Quentin Mouron dans un roman encore inédit traitant d’un jeune couple d’influenceurs vivant leur double vie sans bien savoir laquelle est réelle et laquelle virtuelle- ce qui n’a plus la moindre importance à l’époque où nos webcams baisent entre elles sans nous demander de mettre la main à la croupe, n’est-ce pas ?