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Livre - Page 13

  • Czapski le juste

     
    I
     
    Reconnaissance
     
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    Le premier mot que m’inspire le nom de Joseph Czapski est celui de reconnaissance, et ceci au triple point de vue de la relation humaine, de la ressaisie du monde par la peinture et de la réflexion sur toutes choses à quoi renvoient son expérience vécue et ses écrits.
     
    Le nom de Joseph Czapski, autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.
     
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    Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés du « milieu » que des relais médiatiques ?
    Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain et signé Pierre Nahon , qui passe pour un connaisseur avéré.
    Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché de l’art et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent Jeff Koons concélébré de Versailles à Beaubourg, pour ne citer que lui.
     
    Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque forme que ce soit d’inflation publicitaire
    Quelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle
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    Werner-Gagnebin publié sous le titre de La main et l’espace . Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.
     
    Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.
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    Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski , l’auteur incarnant le jeune poète à l’écoute d’un aîné en constante attention, Adam Zagajeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur , et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski, et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans faille.
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    Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration posthume, conçue par le peintre américain Eric Karpeles, tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of looking marquant, devant la peinture de Czapski très somptueusement illustrée, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.
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    II
     
    De l’Apparition
     
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    La premier tableau de Czapski que j’ai acquis dans ma vingtaine, représentant six poires cernées de noir sur fond rouge carmin, daté de 1973 mais faisant d’emblée, à mes yeux, figure d’icône profane intemporelle, m’a suivi partout, à travers les années, après qu’il me fut apparu, comme une nouvelle réalité m’a été dévoilée par le regard de Czapski dont je ne cesse de me répéter ce qu’il m’a inspiré dès qu’il m’a été donné de découvrir un premier ensemble de ses œuvres, à savoir que ce que je vois me regarde, et c’est cela que j’aimerais à mon tour, sous le signe de la reconnaissance, m’efforcer d’exprimer.
     
    Le monde nous regarde, les gens que nous voyons nous regardent, les objets nous regardent – mais regarder n’est pas seulement voir, c’est garder avec soi, prendre avec. Tel étant le premier enseignement que j’ai tiré en découvrant la peinture de Joseph Czapski.
    Ce tableau, sans pareil à mes yeux, que je regarde depuis plus de quatre décennies, me tient lieu à la fois de miroir et de fenêtre, de figure de contemplation et de concentré de formes et de couleurs, construit et pioché – c’est Czapski lui-même qui utilise volontiers ce verbe de terrassier ou de jardinier très concret de piocher – au sens d’un travail du matériau pictural –, foison de fines touches dans les trois couleurs dominantes du vert, du rouge et du noir, dont procède le résultat semblant donné de l’apparition.
    Et j’insiste sur ce terme de résultat, à distinguer d’une donnée immédiate. Le tableau me regarde et c’est un miroir; et regarder suppose alors, de ma part, une approche détaillée de l’objet.
    M’approchant donc de ces Poires sur fond rouge, probablement encadré à Lausanne puisque le nom de cette ville figure dans l’inscription que je lis au dos du tableau, ce que je voyais, de loin, comme une composition puissamment expressive, mais en somme toute simple puisque réduite à six fruits verts à reflets estompés en valeurs pâlies, disposés sur un guéridon noir adorné de dorures et campé sur deux pieds seuls, se met à vibrer et à exister, je dirais presque à parler différemment à mesure que je regarde le tableau de plus près, lequel de miroir devient fenêtre sur cent, mille nuances colorées apparues à leur tour dans la textures des fruits, le plateau du guéridon noir offrant comme un miroir au fond rouge où scintillent de minuscule points roses ou gris, les multiples noirs à nuances bleues du guéridon aux ornements à la fois précis et vagues dans leur dessin gracieusement esquissé d’un pinceau danseur, bref tout cela frémissant de sensibilité vibratile sur un socle solide évoquant un présentoir plus qu’un meuble fidèlement représenté - sinon pourquoi deux pieds seulement et des fruits pareillement agrandis dans cette espèce de figuration grave et lyrique à la fois où les couleurs de la passion clament leur présence sur la noire base impérieuse et fragile à la fois, ornementée comme la caisse d’un cercueil d’apparat que je dirai plutôt espagnol que flamand, du côté du Goya le plus ardent, autrement dit et sans autre référence : intensément physique et métaphysique.
    J’ai parlé de résultat à propos de ce tableau qui me regarde le regarder depuis tant d’années, et ce miroir me rappelle certaine intensité grave de mes vingt-cinq ans, et cette fenêtre s’ouvre sur le monde d’un homme de septante-sept ans qui vient à la fois de Cézanne et de Soutine – ce qui est dire aussitôt la tension apparente entre deux contraires -, de Pankiewicz à ses débuts et de Bonnard, mais aussi des jardins de son enfance et des camps de prisonniers, des déserts du Moyen-Orient et des campagnes de France dont certains paysages qu’il en recomposera évoqueront tantôt Vuillard et tantôt Nolde.
    Cependant l’apparition de ces Poires sur fond rouge n’appelle aucune de ces références picturales de manière explicite, que j’indique juste en sorte de situer, plus qu’une position de Joseph Czapski dans les courants de la peinture européenne du XXe siècle, une série de repères liés à un parcours que le peintre lui-même, dans ses écrits – hautement explicites, ceux-là –, et plus précisément dans les essais de L’œil , ne cesse de commenter au fil d’une espèce de dialogue continu.
    Czapski néo-impressionniste ? Czapski plutôt expressionniste ? Czapski aux dessins plus proches d’un Daumier que d’un Delacroix ? Czapski peintre du quotidien ? Czapski témoin des gens humbles et des oubliés de la société ? Czapzki paysagiste tendant à l’abstraction lyrique ? Czapski spectateur ou metteur en scène de quel « théâtre du monde » ?
    À vrai dire, chacune de ces appréciations pourrait se justifier par rapport à tel ou tel moment, à tel ou tel aspect, à telle ou telle solution apportée par l’artiste à tel ou tel problème rencontré au fil de sa quête, mais séparer celle-ci en «genres» ou en «périodes», plus ou moins en résonance avec les mouvements se succédant au XXe siècle, me semble artificiel et par trop académique alors qu’une instance permanente, à caractère ontologique, fonde assurément l’unité de sa démarche d’artiste et d’homme pensant et agissant, qu’on pourrait dire l’attention vive à cela simplement qui est.
    La véritable situation de Joseph Czapski, me semble-t-il alors, est celle d’un veilleur posté au cœur de l’être.
    L’apparition de six poires sur un guéridon, disposé lui-même devant l’espèce de toile de fond dont le rouge évoque un rideau de théâtre, ne relève en rien, dans sa finalité essentielle, de l’ornement conventionnel : l’apparition en question procède d’un noyau, me semble-t-il, qui nous permet, le touchant, de toucher en même temps tous les points de la circonférence et donc tous les aspects de la vie et de la quête artistique et spirituelle de Czapski.
    Ce motif de l’apparition vaut aussi bien pour tous les aspects de la représentation du monde que nous propose le peintre, qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes, de scènes de rue ou de cafés, de personnages ou de paysages ; et l’on pourrait dire aussi qu’un choc sensible à caractère immédiatement pictural, cristallisé le plus souvent par la touche colorée d’un objet, est à l’origine de cette apparition ensuite ressaisie et modulée par le jeu des formes.
    Au début était l’émotion, pourrait-on dire plus simplement encore, réagissant à la surprise d’un regard avant d’être réinvestie en objets qui nous regardent.
     
    (Extrait de l'essai de JLK intitulé Czapski le juste, à paraître en 2023)

  • Une conscience japonaise


    littératureLes sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur  le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.

    Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
    Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p

  • Au Barbare

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    Au Barbare c'était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d'énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l'atmosphère, son gaz subtil de doc désespérance, ce genre miné que nous nous devions d'afficher, qui tissaient àé la fois notre emblème bohème et notre confort. C'était le rendez-vous du vague à l'âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d'exister; nus ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l'abominable société; les plus ours d0entre nous parlaient de tout mettre é sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sobrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu'il y a à un jet de pierre de là - ce qu'attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.

     

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    Ils avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D'ailleurs le jazz parlait pour nous: Thelonius Mon égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c'était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n'était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois; il y avait de l'impatience théâtrale dans l'air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s'enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu'il s'agissait là d'un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu'il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre tandis que Jacques Brel, dans sa boite à musique, n'en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.

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    Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu'à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désirer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège - impensable qu'on se contente de ça...  

  • Ceux qui ne regrettent rien

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    Celui qui n'a aucune nostalgie / Celle qui récuse l'expression "au bon vieux temps" / Ceux qui se sont pas mal ennuyés en leur enfance mais faut pas exagérer non plus / Celui qui se rappelle la toile cirée de la première cuisine familiale et le linoléum par terre dans celle de l'oncle valaisan et l'odeur du bakélite et pire: celle de l'ammoniac qui fait mal aux yeux / Celle qui voit toujours le petit Toupie dans la cour de récré avec sa pâleur d'enfant qui ne ferait pas vieux / Ceux qui ont été tentés de s'acheter l'opuscule Quinze bonnes combines au bazar-librairie et qui ont finalement opté pour le Journal de Spirou relié / Celui qui apprécie la probité un peu carrée mais solide et puissamment évocatrice de l'inventaire pour mémoire perso et collective d'Autobiographie des objets / Celle qui dans sa dot (terme obsolète que j'emploie avec un grain de sel) m'a apporté la collection des Oeuvres complètes de Victor Hugo dans l'édition non datée de Hugues aux grands volumes rouge et or avec L'Homme qui rit en deux tomes illustrés par Rochegrosse et Vierge / Ceux qui ont lu tous les Signes de piste aux beaux adolescents chevaleresques et gentiment ambigus pour ne pas dire plus / Celui qui a souvent rêvé dans la maison abandonnée sur la colline où trois tours ont été bâties vers 1963-64 / Celle qui a oublié dans quel roman se passe la scène assez saisissante du boa qui mange l'âne / Ceux qui relèvent le caractère pour ainsi dire religieux de cette phrase de François Bon suivant l'évocation d'un régal de grenouilles pêchées dans le marais poitevin: " On remerciait l'animal et le marais, comme on faisait pour un sandre ou un brochet livré par la rivière" / Celui qui se remémore une conversation avec George Steiner qui lui racontait qu'en son enfance on demandait pardon à un livre qu'on avait laissé tomber / Celle qui bassinait son entourage en répétant Non rien de rien d'Edith Piaf pour se présenter à La Grande Chance de Radio-Lausanne non mais vraiment elle rêvait Monique à l'époque / Ceux qui ont vu finir un monde et n'en accueillent pas moins celui qui vient avec une attention bienveillante de type ancien, etc.

    (Cette liste a été notée en marge de la lecture d'Autobiographie des objets, de François Bon, parue au Seuil dans la collection Fiction & Cie.)

  • La force qui va !

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    ll fit poésie de tout, voulut tout dire. Il vint au monde le 26 février 1802. Certains de ses livres semblent avoir été écrits ce matin, tel L'homme qui rit. Ce que j'en écrivais le 26 février 2002 dans le quotidien 24 Heures...

    Tout a été dit, et son contraire, de Victor Hugo. Sa dépouille fut saluée par un million de Parisiens, dans le «corbillard des pauvres» qui le conduisit au Panthéon, mais Hugo suscita de son vivant plus d’injures qu’aucun autre des titans littéraires du XIXe siècle.

    L’évolution de ses positions politiques, de la droite à la gauche «humanitaire», lui valut d’être conspué tant par les socialistes révolutionnaires (un Paul Laforgue, le qualifiant de bourgeois enrichi et réduisant sa religion à «l’adoration du Dieu- Propriété») que par les extrémistes de l’autre bord, tel le mystique catholique Léon Bloy se réjouissant de sa mort en ces termes: «Ce vieux faisan de Victor Hugo (...). Que sera-ce donc des funérailles imminentes de Victor Hugo? (...) Que ne fera-t-on pas en ce prochain jour? On ameutera sans doute Paris sur ce dernier camionnage d’une pourriture si célèbre.»

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    En matière littéraire, les attaques de ceux qu’écrasaient ses dons et ses succès, ou que bousculaient l’enflure de sa rhétorique ou la pleine pâte de sa prose, ne furent pas moins assassines. Ainsi Jules Barbey d’Aurevilly, autre grand seigneur des lettres, écrivait à propos des Misérables : «Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas, car depuis longtemps vous l’avez assez éreintée. Ecrivez votre prochain livre en allemand.»

    De la même façon, Baudelaire se tortilla entre adhésion et rejet, Verlaine le sacrifia à son projet de «tordre le cou à l’éloquence», et Valéry se posa en anti-Hugo alors qu’il y a, comme le relève Louis Perche dans sa monographie récente Victor Hugo chez Seghers, dans la collection Poètes d’aujourd’hui) des échos musicaux ténus mais évidents entre l’un et l’autre.

    Du côté des laudateurs, nous nous bornerons à citer la reconnaissance en filiation, consciente et généreuse (à quelques bémols près, destinés calmer les camarades de son parti) proclamée avec une emphase tout hugolienne par Louis Aragon, en 1952, dans la préface de son anthologie au titre combien significatif: «Avez-vous lu Victor Hugo?»

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    Les commémorations, et surtout depuis que la culture selon Jack Lang en a fait des sortes de messes sociales où l’on est censé s’agenouiller en toute pieuse laïcité (Rimbaud superstar, etc.), ont au moins cela de bon qu’elles stimulent les éditions et les rééditions, et par conséquent réaménagent de nouveaux accès à une œuvre.

    Malgré la question d’Aragon, celle de Victor Hugo n’a jamais été oubliée par le grand public, dont la connaissance se limite cependant, souvent, à quelques poèmes appris de force à l’école et bientôt oubliés, et plus sûrement deux romans: Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

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    Dans la perspective d’une vraie redécouverte, à part celle des inépuisables Choses vues (dans la collection Quarto, de Gallimard) nous aimerions alors signaler l’édition, en livre de poche, d’un extraordinaire roman, probablement le plus envoûtant et le plus riche par sa substance poétique, politique, morale et spirituelle, qui fut mal reçu à sa parution et reste méconnu.

    Son titre est L’homme qui rit, sa présente édition est établie et annotée par Roger Borderie, avec une (très) longue et (très) intéressante introduction de Pierre Albouy. Sans faire insulte à celui-ci, nous conseillons pourtant au lecteur de se plonger illico dans le texte, qui le happera comme le courant d’un fleuve, quitte à revenir ensuite à d’indispensables explications sur les thèmes et le sens de ce que Paul Claudel considérait, non sans perfidie éventuelle, pour «le» chef-d’œuvre de Victor Hugo, comme si celui-ci n’avait atteint qu’une fois ces hauteurs.

    Un univers shakespearien

    La première coulée narrative de L’homme qui rit, qui se passe dans l’Angleterre du XVIIe siècle, fait apparaître deux personnages merveilleux, au sens propre: le poète philosophe misanthrope et ventriloque Ursus, flanqué de son loup Homo. Mais c’est avec l’entrée en scène de deux enfants errants dans la tempête, qui trouvent refuge dans la petite charrette à théâtre d’Ursus, que l’on entre vraiment dans le vif du sujet.
    Le petit garçon, qui se fera connaître sur les places de foire comme l’homme qui rit, mais dont le nom est Gwynplaine, a été victime, en bas âge, d’ une horrible mutilation qui marque son visage d’un rire permanent. L’association criminelle des comprachicos (achète-bébés et fabricants de monstres de tout acabit) est à l’origine de cette «opération», dont on découvrira qu’elle été commanditée par le roi en personne.
    Gwynplaine est en effet le fils d’un noble tombé en disgrâce, mais c’est «tout en bas» qu’il grandira et se développera, avant qu’il ne soit rétabli dans ses droits et accède à la Chambre des lords, où il soulèvera l’hilarité générale (un rire combien plus laid que le sien) en révélant à ces messieurs la misère des humiliés et des offensés, dans un discours proprement révolutionnaire.

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    Tout cela paraît bien mélodramatique à l’énoncé… Ainsi que le souligne Pierre Albouy dans son introduction, L’homme qui rit écrit entre 1866 et 1868, avait pour visée «l’affirmation de l’âme humaine». Pour Hugo, «le combat pour l’âme ne se sépare pas de la lutte pour la démocratie». Vaste méditation «incarnée» sur les puissances antagonistes du mal et du bien, du chaos et de l’effort humain d’en sortir par la parole et l’action, le rôle de l’art et la fonction du poète, L’homme qui rit est un livre vivant et émouvant, dont chaque phrase nous tire en avant.

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    Devant l’insuccès du roman, Victor Hugo notait: «J’ai voulu forcer le lecteur penser à chaque ligne. De là, une sorte de colère du public contre moi.»
    On n’en déduira pas qu’il s’agit là d’un roman cérébral. La pensée de Hugo est essentiellement d’un poète, et nous citerons ces vers d’Hernani, constituant l’exergue de la biographie récente de Max Gallo, pour distinguer le génie du poète de l’intelligence la plus pointue: «Oh! par pitié pour toi, fuis! Tu me crois peut-être / un homme comme sont tous les autres, un être/Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva./Détrompe-toi. Je suis une force qui va!/Agent aveugle et sourd des mystères funèbres!/ Une âme de malheur faite avec des ténèbres!/Où vais-je? je ne sais. Mais je me sens poussé/D’un souffle impétueux, d’un destin insensé»... deux amours déchirant Gwynplaine, pour la pure Dea, l’enfant aveugle du début, et de la femme araignée Josiane, qui symbolise par excellence les délices de la chair.

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    Oui, tout cela pourrait sombrer dans le ridicule, si le roman n’était pas traversé par un souffle shakespearien (on se souvient du texte prodigieux que le poète a consacré à William Shakespeare), une incroyable énergie, une peinture de la société anglaise à tous ses étages, et une langue brassant toutes les formes de langage avec une exubérance rabelaisienne et des visions préfigurant Lautréamont et les surréalistes.

    Un exemple entre mille: «La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Ça et là une lame, flottant plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue, qui est dans la prunelle des chouettes.»

    Voilà, cher Connétable des lettres, ce qui s’appelle de l’allemand!

    Victor Hugo, L'homme qui rit, Editions Roger Borderie, avec une introduction de Pierre Albouy. Folio Classique, 838 pp.

  • Filles de joie

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    Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !

     

    Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.

     

    Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.

     

    Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.

     

    Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer.

    (Extrait de La Fée Valse)

     

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  • Tous les jours mourir

     

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    En mémoire de notre père (1915-1983)

     

     

    … J’étais resté longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité, puis je me suis rendormi et j’ai rêvé que mon père m’appelait dans le dédale de rochers rouges où serpentait le chemin sur la mer que nous empruntions chaque jour; et nous allions nous retrouver, j’allais le rejoindre enfin quand je me suis réveillé et que j’ai compris que quelque chose se passait…

    … On eût dit le premier matin du monde. La lumière venait de tourner, comme on dit. On irait désormais vers les beaux jours. Tout évoquait le renouveau, mais c’est alors qu’a retenti la sonnerie du téléphone et que, sans avoir encore entendu la voix de ma mère, j’ai compris que ce jour serait le dernier de la vie de mon père…

    … Alors j’ai réalisé, comme on dit, cependant que ma douce amie vaquait auprès de l’enfant. J’ai réalisé que j’avais vécu des années sans penser à cela. C’était comme ça: simplement je n’y pensais pas – je n’y avais jamais pensé. Et voici que cela était…

    … Voici que je me levais, comme investi d’une nouvelle dignité, et voici que des gestes nouveaux me venaient. La pensée de Chopin revêtant son plus bel habit pour se mettre au piano m’a fait sourire tant elle me paraissait incongrue, mais ensuite ce fut avec la même solennité que je me préparai…

     … La lumière était celle d’un accomplissement, comme à l’aube de la venue au monde de l’enfant la lumière avait été celle d’une attente…

    … Le moindre de nos gestes prenait un autre sens qu’à l’ordinaire. Je nous voyais du point de vue de l’Ange: elle, l’enfant, et lui, dans la maison entourée d’autres maisons, et le ciel est limpide, et le silence est celui du dimanche avant les cloches des villages. L’enfant dormait, elle vaquait avec les gestes de la vie, et lui se tenait immobile devant la baie de la chambre haute, à jouer au jeu de ce qu’il y a derrière, comme dans le jardin de son enfance où il imaginait la mer derrière la haie…

    … Derrière les arbres maintenant je voyais les toits orange, et derrière les toits s’incurvaient les prés jusqu’aux remblais de l’autoroute, et derrière les bâtiments enfumés de la zone urbaine se devinait la fosse bleue du lac, et derrière l’autre bleu des monts de Savoie le bleu du ciel, et la nuit derrière le ciel, et la vie derrière celui-ci…

    … Dans l’odeur du café j’avais fermé les yeux et je voyais la mer et le ciel derrière; et derrière la vie retentissait le pas incertain de mon père dans la maison blanche dominant la pinède. Or je n’étais, cette année-là, qu’un fils un peu perdu ne sachant trop que lui dire…

     … Cependant nous avions commencé de parler en marchant le long de la mer. Jamais, quoi qu’il en fût, nous n’avons parlé de cela, mais des couleurs du jour, des livres que nous lisions, des souvenirs que nous avions partagés; et les souvenirs partagés en rappelaient d’autres à la terrasse éclairée de la taverne dans les rochers où nous nous attardions certains soirs, nous laissant aller sous l’effet d’un capiteux rioja; et l’année d’après, sur le Campo de Sienne, une dernière fois je m’étais réjouis de le saouler non sans bousculer les prudences de ma mère – on ne vit qu’une fois sur terre, avais-je protesté…

    … Entretemps j’étais devenu père à mon tour, et c’était comme si je fusse à la fois devenu le fils de notre enfant et le père de mon père…

    … J’ai rouvert les yeux: il était temps d’aller…

    … Trois mois auparavant j’avais traversé la même campagne dans l’appréhension de ce qui adviendrait à l’aube de ce premier jour d’une vie, tandis que c’était comme apaisé que je vivais maintenant l’instant présent du dernier jour de cette autre vie…

    … Cependant quelle énormité, me disais-je, quelle énormité pour lui que la pensée qui désigne ce matin toute chose et lui signifie que c’est la fin: que le mot demain n’adviendra plus. Que pour lui maison, jardin: plus rien. Et que cela même dont on se dit que ce n’est rien se révèle au moment de signifier jamais plus. Que mobilier, qu’objets familiers, que portraits de ses parents ou de ses enfants – que tout ça: plus jamais…

    … Des voitures de jeunes skieurs dominicaux me dépassaient sur l’autoroute et je songeais à l’énormité que c’était pour lui: allez, gaussez-vous de la cylindrée de rien du tout, faites les fous, jouissez de la vie…

     … Là-bas, sur le chemin de la mer, nous avions parlé du prodigieux plouc polac, le vieux Boryna du roman polonais Les Paysans, qui se relève, la dernière nuit de sa vie, et qui s’en va seul dans les champs pour les ensemencer une fois encore – et toutes choses l’appellent alors et le supplient de rester, mais il sait que demain, pour lui, tout sera moissonné…

    … L’énormité de penser: jamais plus. De balade dans le quartier: jamais plus. De virée dans les bois ou dans les pays: jamais plus. De beaux jours: plus jamais. Et même plus de journée ratée. Plus même d’encombrements routiers, ni de tant d’autres chers emmerdements…

    … Pour la première fois m’est apparue la maison comme sa maison. Et sur le seuil m’attendait celle dont, là-bas, chaque matin il allait s’enquérir des nouvelles, comme d’une fiancée; et tout en l’embrassant, nous pleurant un instant dans le gilet, je pensais à cette énormité: qu’elle non plus, pour lui, jamais…

    … Je suis entré, et conformément à la vieille loi maisonnière j’ai retiré mes chaussures, puis sans y penser je me suis emparé des mocassins de mon père; et ma mère me pressait. Cependant il y avait, dans la chambre, une lumière que le temps ne semblait plus entamer, et c’était là qu’il siégeait comme un de ces enfants malades qu’on sait condamnés et qu’on entoure alors de prévenances un peu spéciales, même un peu royales – et c’est vrai que mon père trônait, un peu, ce matin-là de sa dernière journée…

    … Et là encore, sur le seuil de la chambre qui avait été successivement, à travers les années, la pièce des petits derniers, puis celle des garçons, la nouvelle salle à manger et enfin la chambre du malade réaménagée pour la commodité des soins, là encore je nous ai vus comme au regard de l’Ange…

    … Ils se tenaient comme, au théâtre, dans la scène de l’indicible émotion. Nulle déclamation ni geste plus haut que l’autre, mais cet accablement en douceur et cette enfantine nudité des visages. Regardez la famille sainte: plus de rôle à jouer que celui d’être là…

    … Dans le clair-obscur, mon frère aîné m’apparaissait comme un de ces corpulents savants dorés de Rembrandt qui évoquent à la fois le mage et le marchand, le médecin, l’épicier, le géomètre, le boucher, et pour la première fois depuis des années je me suis senti de la même chair que cet homme désarmé…

    … J’ai remarqué que tous nous étions habillés du dimanche, comme aux cérémonies de notre enfance, et notre mère elle-même avait retiré son tablier…

     … Je me disais: et voilà. Et l’expression de ma petite sœur vers laquelle je me dirigeais pour l’embrasser (pour l’Ange, cette dame dans la trentaine aux yeux cernés, là-bas, en tailleur ton sur ton) signifiait: et voilà. Et tout, autour de nous, les objets familiers, les portraits, tout disait: et voilà; seule notre mère s’activant de l’un à l’autre pour ne pas se laisser submerger, qui m’entraînait à présent vers mon père dont le regard à son tour constatait simplement: et voilà…

    … Et voici que, les autres s’étant retirés un instant, enfin nous pouvions nous parler une dernière fois. Mais pour dire quoi ? Devant l’énormité de cela saurais-je seulement trouver un mot ? Et pourrait-il, de son côté, me confier quoi que ce soit de ce que réellement il ressentait ? Ainsi les mots nous échappaient. Nous parlions à l’abandon, levées nos dernières timidités. Et pourtant rien ne serait dit que ce que chacun pourrait trouver en ce moment de son mieux. Des adieux, des promesses, des vœux. Une voix m’appelait par mon nom et je répondais. À l’instant que signifiait jamais plus? Mon père ne me parlait que de confiance. Nulle grande déclaration. On ne sait pas, au fond. On verra. Et le mot le plus juste entre nous: reconnaissance. Encore merci. Et louange à ce monde donné et reconnu. Dire qu’on aurait pu ne pas se rencontrer, comme tant. Tu te rappelles la Costa Brava? Ce bon dieu de rioja ! Ah mais, cela encore: que jamais je n’ai constaté chez toi la moindre chose moche. Pas comme moi! Et lui, d’un filet de voix: tu charries ou quoi ? Alors moi: te fatigue pas, enfin, on tâchera de te mériter, voilà. Et d’autres mots balbutiés. D’autres regards. Et les mains, les voix qui voudraient elles aussi que tout fût exprimé…

    … Sur le moment j’ai pensé que cette fois tout était dit; je me suis donc redressé; et d’ailleurs je voyais qu’il partait, ou je le croyais…

     … Cependant, gardant ses mains dans les miennes, je me disais que lui aussi aurait pu le proclamer à l’instant: que tout est accompli. Cloué pareillement au poteau de torture, pas moins innocent que l’Innocent, et paraissant s’excuser au demeurant, se gênant de déranger, c’est le cas de dire: je ne fais que passer; et ne pensant pas, assurément, avoir sauvé en rien l’Humanité. Seulement: le fils de son père et faisant à son tour de son mieux…

    … Dans les miennes ses mains ne pesaient plus. Tout en lui, ces derniers jours, s’était d’ailleurs comme allégé; et j’ai pensé que ce qui restait ici de lui n’était que pour nous toucher de son aile – il venait encore de réclamer ma grande sœur qui arrivait de l’étranger à l’instant même…

    … Vive émotion: penser que l’un d’entre nous eût pu manquer à l’appel ! Et la voici qui se pointe en taxi. Ouf: ils respirent. Tous, à ce moment-là, ont en effet comme un besoin de souffler. Pour un peu, l’Ange les entendrait célébrer la ponctualité du Talgo ! Et de s’embrasser avec des élans inaccoutumés. Puis de se reprendre: ne va donc pas le faire languir…

     … J’ai pensé à cette énormité pour lui: cet afflux soudain de parfum et la peau toujours si fraîche de ma grande sœur, mais d’abord cette voix qu’il reconnaît les yeux fermés. Et ensuite tout qui afflue – tout ce qu’il m’avait dit là-bas, dans sa maison à elle, à propos de ce qu’il préférait en chacun de nous…

    … Peut-être bien les défauts, avait-il dit. Les qualités, c’est entendu: ça aide; et c’est pourtant vrai que je ne peux pas souffrir certains défauts chez certaines gens, mais chez les siens c’est autre chose… Il se débridait. Nous avions creusé dans le rioja, ce soir-là, beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et je me réjouissais de le voir s’emporter contre ceux qui nous empoisonnent, comme il disait – et je le poussais même, convaincu que c’était contre autre chose encore qu’il luttait. Il vitupérait la mesquinerie de certains, la mesquinerie et la grossièreté. Et le pire: lorsque les mesquines épousent les grossiers (il pensait à ceux qu’il appelait les horribles voisins) et qu’on se trouve exposé à leurs menées. Tu te figures la vie de ces gens qui ne pensent du matin au soir qu’à nous empoisonner. Tu te figures le plaisir…

     … Et maintenant encore, tandis que ma grande sœur rattrapait le temps et que nous autres, dans la pièce d’à côté, nous attendions comme immergés dans la même tendre torpeur, je songeais, en souriant intérieurement, à ce qu’il arrivait à mon père de saisir, sans trop le rechercher, en une formule. Ainsi ce seul terme de plaisir, s’agissant de la sinistre propension à nuire des gens qui s’ennuient dans la vie, suffisait-il à faire apparaître la mesquinerie et la grossièreté qu’il y avait chez les horribles voisins comme une espèce d’image inversée, et peu s’en fallait alors que nous ne prenions en pitié de si pauvres gens, comme il disait…

    … Et d’ailleurs qui n’est pas à plaindre en réalité ? me demandais-je de plus en plus souvent depuis la venue au monde de notre premier enfant. Je me rappelais les horribles voisins et m’efforçais d’imaginer le pourquoi de leur isolement croissant et de leur étriquement, de ce qui les avait aigris et renfrognés jusqu’à la haine ; et j’avais beau m’indigner à l’idée qu’on pût se ratatiner ainsi: plus que tout je voyais leur misère, et si semblable à celle qui s’étalait chaque matin dans les journaux et partout en ce monde privé de beauté. Or nous nous étions rappelé là-bas, mon père et moi, comment les deux tourtereaux chantaient des années plus tôt, elle au piano et lui poussant la romance de sa voix de baryton léger. Et voilà que le temps non fécondé, le temps mornement passé à s’occuper, le temps gâché, le temps piétiné, le temps émietté en grise poussière toute pareille à celle qui neigeait sur le petit écran après que le couple hébété se fut endormi en plein énième feuilleton de sa journée, voilà que le temps les avait desséchés et creusés par-dedans, dévastés et transformés en deux morts-vivants…

    … À l’opposé, plus mon père approchait de la fin et plus je l’avais senti présent; et en ce moment même tout me semblait, dans l’apparente familiarité, pour ne pas dire dans la banalité de ce lieu qu’avec les années on s’était pour ainsi dire incorporé, tout me semblait se révéler autrement, tout se dévoilait comme pour laisser entrevoir je ne sais quelle vérité, et puis se repliait, à raison, peut-être, de quelque secret à préserver…

    … Je nous revoyais dans la nudité de nos étés en enfance. Qui pense alors que le corps va souffrir ? Toute la smalah n’est en ce temps-là qu’une chair pure et qui bronze de jour en jour. Il n’est en ce temps-là question que de baignade et de limonade. On n’a pas idée en ce temps-là de ce que c’est que de faire l’amour ou d’agoniser. Ce n’est pas qu’on s’imagine immortels : c’est qu’on l’est. Et voilà nos petits dieux de l’été…

    … Le plongeur blond pèse maintenant son quintal. La naïade à ses côtés va sur ses quarante ans, et l’autre sirène se teint désormais plus ou moins les cheveux, tandis que le gamin facétieux de naguère, sans y paraître sous ses lourdes paupières, les considère tous tant qu’ils sont du point de vue de l’Ange, consignant chaque détail sur ses invisibles grimoires – et voici que sa mère, qu’il regarde en train de les regarder, s’en aperçoit l’air de penser: et voilà…

    … Pour s’en aller en beauté, il avait demandé qu’on lui passe Le Messie et ses non moins inévitables Brandebourgeois qu’il nous avait servis et resservis à travers les années – son goût pas compliqué pour le clair et l’ardent, le sonnant, les fanfares angéliques de Telemann ou les lumières diaprées de Vivaldi – enfin, s’il faut s’en aller, surtout des Chœurs, s’il vous plaît…

    … Ils attendaient qu’il se passe quelque chose et pourtant rien n’advenait. Ils attendaient précisément que la vie veuille bien passer, mais la vie s’ajoutait à la vie et le temps se subdivisait; et ce fut le médecin qui passa, l’homme-médecine de la tribu, le sorcier qui disait: tout est bien, je vois que vous êtes réunis, ça devient rare par les temps qui courent, continuez, je repasserai…

     … Et tous les regards avaient convergé sur cette masse de compétence sereine que représentait pour les uns et les autres celui qui, d’une certaine façon, avait adopté leurs maux et les conduisait de la vie à la vie, et tous ils avaient pensé: comme toujours, celui-là, il lui suffit de passer et tout paraît s’arranger; puis, ne restant de lui que ce sillage de confiance, ils avaient commencé de parler entre eux tandis qu’un autre bruit de voiture signalait une arrivée; et c’était l’enfant que ma douce amie venait présenter au mourant; et tout aussitôt cette autre énormité: ce petit bout de machin, cette rose chose, cette apparente fragilité et cette inimaginable énergie en puissance, puis de l’autre côté ce visage parcheminé de vieil arbre-livre et cette ultime lumière répondant à la lumière de l’enfant, deux buées qui se mêlent à peine et c’est un monde…

    … Dans la nuit de là-bas mon père m’écoutait philosopher sur les nébuleuses et j’avais aux lèvres le goût du sel de mes plongées avec les jeunes gens des rochers, et mon père me disait en souriant que le défaut qu’il préférait chez moi tenait à cette irrécupérable propension à rêvasser…

     … Sur la plage j’avais honte, un peu, de ma chair bronzée, mais cela ne m’apparaissait alors qu’à l’état d’idée. À la vérité je ne voyais même pas la plaie vivante qui reposait à mes côtés…

    … La plupart du temps on vit ainsi comme séparé de soi-même, dans le reflet des jours et la répétition machinale des occupations. Or je me levais tôt, je m’étais fait tout un programme, cette année il faut que tu avances me disais-je, et le travail était minuté qui en imposait à mon père, et ensuite ­seulement nous allions à la mer, mais j’étais ailleurs en réalité, je croyais vivre l’instant et je ne faisais que glisser d’une sensation à l’autre, je prétendais concilier et réconcilier l’intellect et la sensualité mais les heures de mes journées se dissociaient, n’étaient celles que je me figurais mesquinement sacrifier à mon père…

    … Un jour j’avais reçu là-bas un pli de Paris qui sollicitait de ma firme un papier sur Les Paysans de Ladislas Reymont, à paraître en Fronton. Alors, sans dissimuler ma fierté, j’avais annoncé à mon père que désormais j’avais un pied au Monde, puis je m’étais demandé s’il se moquait de moi quand, après m’avoir félicité, il avait ajouté d’un air quelque peu distrait, voire léger, qu’il espérait que le monde s’en trouverait sauvé par la même occasion, après quoi j’avais constaté que mon père était peu bien ce matin…

    … Je savais alors qu’il y avait des milliers de gens qui considéraient qu’il était important d’écrire dans Le Monde, et pourtant la bonhomie de mon père avait éventé ma vanité, aussi saluais-je chaque matin, au miroir, celui dont il n’était pas interdit de penser qu’il allait sauver le monde; et c’était mon père, au demeurant, que je sentais de nous deux le plus soucieux de me voir bien exprimer tout ce qu’il y avait de beau et de vrai, de si poignant dans le roman polonais…

    … À l’instant, de l’autre extrémité du quartier nous parvenait la rumeur des cloches du temple protestant; et tant d’autres souvenirs affluaient. Ainsi me revenait tout à coup l’image hurluberlue de ce pasteur collant, dans nos petits bulletins d’aspirants paroissiens, les symboles à colorier du Juste et de l’Égaré…

    … L’agonisant reposait sous calmants et peu à peu cela nous révélait à nous aussi l’énormité de ce qui se tramait: ce qu’à l’apparition de l’enfant nous avions éprouvé déjà, et ce qu’on décelait maintenant au regard éperdu de celle qui resterait – mais comment exprimer cela?…

    … Tout avait commencé de m’apparaître autrement, trois mois auparavant, lorsque, des entrailles ensanglantées de la mère, des mains gantées de vert avaient tiré l’enfant – et cela vivait et plus rien n’existait de mes pensées de mort que cela…

    … Je ne me l’étais dit que plus tard, mais ce fut dès cet instant, aussi, qu’il me parut réintégrer comme un cercle, une place de village, ou comme un cycle, une horloge, comme un symbole, une roue céleste ou une aire à grain, et des songes solennels me le confirmaient…

    … Je cheminais dans la neige, je montais vers le ciel, une force me poussait, je me gaussais de l’idée d’Élu mais je faisais tout comme, et bientôt je constatais qu’une foule me suivait, aussi m’écartais-je, et tous me reprochaient de ne jamais prendre part et de bafouer les horaires, puis la multitude se clairsemait et c’était tout seul que je parvenais à la cime où j’éprouvais quelle extase amère – alors j’en appelais à quelqu’un, je me gaussais de l’idée d’Élue mais c’était à elle que la force me conduisait, et finalement j’arrivais à une haute porte qui me semblait celle d’un rêve, et la multitude était là qui m’attendait, et l’Élue, tout le cinéma…

    … L’Ange les voyait à présent se détendre un peu. La mère avait servi du café. Le mourant, les yeux clos, ne faisait plus que respirer fort. On était sortis quelques instants au jardin pour prendre l’air et en fumer une, et bien entendu les rideaux des horribles voisins avaient bougé, mais on s’était réjouis de humer, aussi, cette vieille odeur sacrée de rôti qu’exhalait le quartier…

    … Je repensais au paysan polonais Boryna dont nous avions souvent évoqué, là-bas avec mon père, la dernière nuit hallucinée, et je me demandais: mais à partir de quel moment a-t-il entendu, lui, les choses et les gens le supplier de rester? À Noël passé? En tout cas j’avais relevé, sur une photo de la soirée, cet air de n’y être déjà plus tout à fait. Et je me rappelais cette autre scène dont nous avions parlé, de l’esseulement déchirant du forestier polonais blessé à mort qui entend de son grabat la rumeur de la fête des vivants tandis qu’il se sait, lui, déjà fauché et moissonné…

    … Les choses étaient là, qu’on ne voit pas la plupart du temps, les choses et les gens. Depuis un moment déjà je regardais une lampe qu’il y avait là dans la chambre de devant jouxtant celle où reposait le mourant, et c’était la lampe sous laquelle il aimait lire, et cette lampe, étrangement, me semblait à l’instant comme plongée dans un état de recueillement – pour un peu j’allais me figurer que l’objet priait…

    … Il y avait eu ce très long silence dans lequel les frères et sœurs s’étaient immergés, et c’était un intérieur hollandais; et de même que les choses qui étaient là se trouvaient liées entre elles par toutes sortes d’histoires, de même l’Ange remarquait-il que les gens du tableau se parlaient sans parler et qu’eux seuls, détenaient le secret de ce qui liait entre eux les objets…

    … Que cette lampe n’avait-elle entendu, que n’avait-elle vu, que ne pouvait-elle parler en ce moment ! Mais l’objet se contentait d’être présent et je me disais: tu verras, ça ne va pas manquer, demain ils reconnaîtront en elle la lampe du père et ce sera classé: le reliquat de musée… … Et la vision d’autres objets inaperçus me revenait. À Venise, une aube morose où rien n’allait, soudain, au pied d’un mur obscur, elles m’étaient apparues: deux poubelles dégueulant leurs déchets, deux guenilles dans un recoin, deux filles de rien, mais soudain, comme un rai sous la porte du ciel, une épée de lumière les avait touchées et c’étaient deux anges, deux beautés. Quelques instants plus tôt, pareil à elles, je me sentais souillé, et voici qu’avec elles je rendais grâces à je ne sais quel ciel…

    … Je ne sais quel ciel, tout à l’heure, accueillerait mon père, et cette lampe resterait sous nos yeux, et cela seul m’importait: cette présence habitée – ce qu’en secret j’appelle Dieu, mais je me tais… … Chacun Le brandissant, chacun désignant Le Sien pour seul vrai, chacun fuyant cela pour se réfugier au sommet de sa vanité – Dieu et moi…

    … Quand mon père Le tenait simplement pour le bien qu’on fait qui reflète tout bien. Quand mon père n’y voyait que la source de toute beauté. Quand mon père, sans autres mots, n’y trouvait que tout amour…

    … Tandis qu’ils se fabriquaient une idole de mots, qu’ils discouraient et qu’ils disputaient à tort et à tuer…

    … Les objets nous murmuraient: vous êtes nos hôtes, nous ne sommes rien à qui ne prend garde, mais par qui nous regarde nous nous laissons voir, parfois…

     … Ainsi l’Ange les voyait-il ce matin-là dans le salon petit-bourgeois: des gens comme il y en a tant que rassemble le plus banal événement, mais l’Ange sait que tout et rien ce matin se passe entre Rien et Tout…

    … Ainsi dès la venue au jour de notre premier enfant m’étais-je dit que désormais tout pouvait arriver, que plus rien désormais n’avait la moindre importance, que désormais tout comptait…

    … Je me disais: à quoi bon ? Et au même instant cela me découvrait une évidence: que rien n’a de sens que cela. Non pas la mort, mais le dernier souffle et le premier. Non pas l’après, mais à l’instant ce transport d’un regard aux autres…

     … Je me disais: c’est affreux, tu ne sais rien d’eux, et eux non plus, jamais, n’auront montré le moindre souci de savoir qui tu es. Et tous, ainsi, comme isolés dans le froid, c’est ce qu’on dit: la société…

    … Là-bas, sur le chemin de la mer, mon père m’avait raconté ses démêlés. Ce que sont les grossiers, les mesquins. Tout cet élan vers le rien, tout ce vain mouvement. Et cependant avec ses mots il célébrait l’Agir humain: il nous faut faire quelque chose de tout ça, disait-il, sous peine de se défaire…

    … Il nous laissait ses herbiers, ses tableaux, ses bricoles comme il disait, quelques mots écrits (mais bien peu: quelques souvenirs lumineux de l’enfant empêtré qu’il avait été, quelques aveux contraints), quelques objets talismans, son beau violon depuis longtemps délaissé, tous ses papiers classés… … Je me disais et ça continue, et grâce à lui aussi cela signifie quelque chose. Et je me ressouvenais que tant d’années auparavant il nous arrêtait dans les hautes herbes et nous disait: ah ça, regardez…

    … De son côté notre mère ressassait son propre bilan: on a fait son possible. C’est qu’il fallait lutter, dans le temps. Ce qu’on a dû compter. Et toujours et encore à vaquer. À l’instant même, nous voyant ne faire que songer, elle nous proposait un frichti. Alors nous de l’encourager: voilà bien, ça te changera les idées. Des mots comme ça…

    … Et tandis que le père s’en allait tout doucement, l’Ange les a vus se rassembler une fois encore autour d’une grande platée de pâtes, comme aux aubes de tant de virées de leur jeunesse, et l’aîné servait le vin, et tous buvaient sans se faire prier. Et la mère a bu son verre aussi, quoique se gênant. Était-ce bien le moment ? Alors tous de l’encourager: que oui !…

    … J’imaginais nos anciens villages réunis. Je me figurais le défilé de tous les amis, et pourquoi pas des ennemis ? Et qu’on n’attende pas qu’il soit défunté comme chez les bourgeois ! Mais un vrai dernier repas qui le tienne au moins le temps de passer, et à ceux qui restent: de quoi le regretter…

    … La période la plus ancienne (et donc assez naturellement la plus belle à leurs yeux) est celle où il porte tout, le plus gros sac, parfois un des petits qui n’en peut plus, et la marmite d’éclaireur pleine d’eau de la rivière qu’il dispose sur le feu qu’il est également le seul à savoir faire, et sur son torse nu de sachem la terrible balafre de son opération me rappelle l’expression couturé de cicatrices des récits de pirates…

     … Nous serions repartis ce matin. Nous aurions pris le tram des prés et là-haut, dans l’arrière-pays, nous aurions remonté la rivière jusqu’à notre piscine naturelle, au pied de la cascade au martin-pêcheur. Et de là les garçons seraient partis en reconnaissance dans les territoires inexplorés – les zones blanches de la carte topographique –, et peut-être y aurait-il eu un drame cette fois encore (leurs souvenirs ne manquent pas de ces plaies et bosses qui donnent son piment à l’existence) et aux odeurs d’ail sauvage et de vase se serait bientôt superposée celle de la chair grillée du bison que figure à jamais l’irremplaçable cervelas…

     … Du point de vue de l’Ange ils tournaient en rond, tantôt s’impatientant vaguement (non sans sursauts variés du genre: et si cela se prolongeait comme dans le cas de Franco? puis dans la foulée: mais pousse-le dans la tombe, tant que tu y es!) et tantôt reprenant pied dans l’instant. Et l’après-midi tirait à sa fin, un pasteur a sûrement passé (on ne se rappelle même plus lequel: c’est dire), et plus tard le mourant s’est exclamé «quelle horreur !», mais peu après le médecin de retour les a rassurés, comme quoi ce n’était que l’effet du calmant dont il lui fallait précisément administrer une dernière dose, et cette fois on a compris, le médecin restait, il nous parlait déjà sur un autre ton…

    … Et peu après la voix de quelqu’un qui se tenait auprès de l’agonisant a dit que celui-ci était en train de passer, aussi tous se sont approchés, mais cela s’était déjà passé, la vie s’en était allée comme elle était venue, comme en douce…

    … On dit alors des choses tandis que le professionnel se livre au constat d’usage. On dit par exemple: il est à présent dans la paix. Mais qu’est-ce qu’on en sait ?…

     … C’est d’ailleurs moi qui ai osé la prononcer, cette sentence qui veut tout et rien dire…

    … Or nous pleurions, nous nous consolions, d’une part nous ne savions plus trop où nous en étions, d’autre part nous avions désormais de quoi faire et nous nous activions. On croit que c’est toute une affaire, comme l’amour quand on est enfant, et pourtant s’occuper d’un mort n’est pas si compliqué. On s’y est mis les deux fils et la mère, juste conseillés par le médecin. Il ne fallait pas lambiner: le corps était encore un peu chaud, tombé comme une masse de sa croix et cependant si maniable et si léger à ce qu’il semblait. On trouve donc à ce moment les gestes machinaux qu’il faut, et rien n’empêche d’ailleurs de constater ce qui est. Et voici ce qu’on voit alors: voici l’Homme…

    … À l’apparition de l’enfant, une première fois je m’étais dit: et voilà. Ma propre vie se résumant d’un coup. Tout se trouvant dévoilé: tel tu fus et c’est ton propre sort scellé. Telle fut et sera la réalité: tous les jours mourir…

     … Dans le regard encore trouble de l’enfant j’avais perçu cela que jusque-là je n’avais jamais pris au sérieux, et cela n’était pas la mort mais ce qui nous est imparti comme une flamme, comme une source, comme une terre émergée, comme un souffle…

     … Et voilà qu’à la vision du corps défunt de mon père une autre lumière se faisait et que tout me disait: cela ne mourra pas. À l’instant même où tout me disait que cela me serait arraché je m’y attachais comme jamais, tout me disant maintenant que les grandes eaux ne sauraient éteindre tel feu…

    … J’avais eu sous les yeux l’innocence un peu trouble de l’enfant nouveau-né, et j’en avais mieux conçu ma propre impureté, mais de celle-ci j’étais lavé par la vision de la douleur du corps défunt de mon père…

    … Tous les jours il avait enduré, mais jamais il ne maudissait: il n’y avait trace sur son corps de défi ni de colère. Tous les jours, et la nuit même, le mal le réveillait, mais dans l’obscurité c’était un clair visage d’enfant muet qu’il opposait au mufle sanglant des ténèbres, et tout le jaune de son corps n’y pouvait mais. Tous les jours se resserrait le cercle et tout en lui le niait pourtant sans gémir ni crier, ne protestant que d’un murmure: et quelles portes ferment la mer ?…

    Sokourov3.JPG… Le corps défunt de notre père gisait devant nous, une fois de plus le Dieu magnifique avait dégringolé dans le sang et la purulence et tout en bas, dans un chaos de clous et de crachats, son cadavre luisait doucement dans cette chambre humaine…

    … Si lointain avait été à mes yeux ce qui est, et voici que le voile s’était déchiré et que je voyais ces mains écorchées et ces flancs meurtris, ces pieds endoloris; et voici que le jaune devenait couleur de prière…

     … Cependant nulle parole ne me venait. Je n’étais dehors et dedans que regard. Avec les autres j’accomplissais les gestes nécessaires: à présent on avait revêtu le corps défunt de mon père de vêtements élégants, et celle qui restait l’avait coiffé comme un enfant. Le regard d’un ange je nous voyais, je voyais les objets, je voyais le monde – et c’était le monde qui priait...

     

    medium_Par_les_temps.JPGCe texte est extrait de Par les temps qui courent, publié en 1995 chez Bernard Campiche, et reéédité en 1996 au Passeur, à Nantes. Il a obtenu le Prix Rod 1996.

     

    Images: extraites de Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.

  • Elégie au bord de la nuit

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    Nous n’avons pas encore fini:
    de moment en moment
    nous nous attarderons encore
    parmi les éboulis
    à nous émerveiller de tous
    ces bijoux de vermeil ;
    le monde est une vraie merveille,
    lançons nous à l’immonde
    qui serpente en démon sournois
    sans nous désespérer...
     
    Notre faiblesse est un rempart
    surmontant la prairie
    où survivent les ancolies:
    bleu profond reflétant le ciel,
    douces au toucher des yeux,
    parfumées de musique
    et constellant le noir
    comme au fond d'un ciboire
    ouvert à la voûte angélique ...
     
    Nous tenons le soleil en laisse,
    et qu’il nous obéisse
    quand des yeux nous le fixerons
    pour les lui faire baisser;
    et que de l'astre de la nuit
    les rayons mélodieux
    veuillent éclairer nos mélodies
    de leur douce mélancolie.
     
     

  • Cet étrange sourire

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    Pour L.
     
    «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme». (Thierry Vernet)
     
    Les choses vous attendaient là,
    au retour du sommeil,
    qui veillaient peut-être sur vous
    vous dites-vous en les voyant
    vous regarder les regardant...
     
    Votre corps est là qui s’éveille
    au seuil de ce dédale
    où il déambulait, pareil
    à l’enfant perdu dans les salles
    de ces palais muets
    où se délivrent les secrets
    de la pensée des choses...
     
    Le miroir accède aux reflets
    des nuées passant
    dans l’azur où les alizés
    des esprits inquiétants
    seront maintenant apaisés -
    le jour vous accueille, et les choses
    étranges vous sourient...
     
    Peinture : Thierry Vernet

  • Notre ami Marcel Aymé

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    À propos d'un classique méconnu, ou plutôt mal connu,  du XXe siècle...


    C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec une rejeton d’ouvrier pour lancer une revue. Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera « contre ». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la « gauche caviar »), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises, « aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière. Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un tel froid dans les bureaux immenses des pères que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »
    Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal ! Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les veuves de milliardaires adeptes du développement personnel.
    La veine satirique de Marcel Aymé, illustrant la pensée non alignée de l’auteur du Confort intellectuel, se déploie surtout dans ses nouvelles, du Nain à Derrière chez Martin. A propos de ce dernier recueil, et pour rassurer au passage ceux qui poseraient l’inévitable question du jour : « Et les droits de l’Homme là-dedans ? », notons que, précisément, Derrière chez Martin contient une nouvelle « fraternelle », selon la terminologie politiquement correcte, intitulée Rue de l’Evangile et présentant amicalement un « pauvre Arabe » du nom d’Abd el Martin…
    Cela noté, il faut insister sur le fait que l’humour passe l’ironie chez Marcel Aymé, et que, bien au-delà du gag ou du trait d’esprit, se manifeste chez lui le sourire de l’homme désillusionné. Sa philosophie serait cependant injustement assimilée à un désabusement plus ou moins cynique, comme on a trop souvent limité la talent de l’écrivain au conte moral (ou amoral) à la manière d’un La Fontaine contemporain.
    Or tout était à revoir dans la façon de classer cet auteur et surtout d’évaluer sa juste mesure, à quoi le professeur Michel Lécureur a contribuée pour beaucoup depuis une vingtaine d’années, à commencer par un essai très substantiel, La comédie humaine de Marcel Aymé, et une biographie plus récente, sous le titre d’Un honnête homme.
    La parution du deuxième volume des œuvres romanesques complètes, dans la Bibliothèque de La Pléiade, nous a fait retrouver à la fois le nouvelliste et le romancier, avec deux titres comptant sûrement au nombre des meilleurs ouvrages de l’auteur : Maison basse et Le moulin de la Sourdine.

    Ces deux romans illustrent, avec un fort contraste, la part provinciale et la part citadine de l’œuvre de Marcel Aymé. On oublie parfois les racines jurassiennes de l’auteur (né à Joigny en 1902) de Travelingue ou de La Traversée de Paris, qui fut d’abord celui de Brûlebois, premier roman terrien accueilli par Jean Paulhan à la NRF en 1926.
    Dans Maison basse, le romancier s’intéresse à quelques habitants d’un locatif urbain, zappant entre diverses existences simultanées un peu comme s’y applique Jules Romains dans son labyrinthe unanimiste, tandis que Le moulin de la Sourdine nous transporte à Dole, ou plus exactement au cœur du cœur humain, avec cet épisode éminemment troublant d’un adulte s’employant à corrompre un enfant.


    Marcel Aymé n’était pas ce qu’on appelle un croyant, en religion pas plus qu’en politique. Il n’en avait pas moins une intelligence profonde du mal, qu’il ne localisait ni dans telle classe ni chez telle race, pas plus qu’il ne voyait le bien à droite ou à gauche, le salut au ciel ni la perdition dans les bras d’une femme, fût-elle vouivre sur les bords. Il était par ailleurs capable de tendresse et de compassion autant qu’un simple paroissien, mais sans trace de l’ostentation des belles âmes. L’écrivain, surtout, dans la langue la plus claire et la plus fluide, souvent nimbée de mélancolie aussi, ne craignait pas d’exprimer tranquillement ce qu’il avait observé de façon clinique, style médecin de famille, comme un Tchekhov dans la Russie du tournant du siècle. De ce regard net et un peu triste témoigne le mieux le noir Uranus. Dans cette optique, on ne peut que donner raison à Michel Lécureur de parler de « comédie humaine » à son propos, sans le grand souffle, les plongées vertigineuses ni la poésie de Balzac. On ne voyait trop souvent de lui que le charme acidulé des Contes du chat perché ou la gouaille gauloise de La jument verte. Or, comme on a découvert la saisissante richesse « sociologique » ou « anthropologique » des observations de Tchekhov sur la déliquescence de la Russie prérévolutionnaire, on peut s’aviser aujourd’hui de la non moins impressionnante variété des types et des traits humains tissant la fresque française de Marcel Aymé.
    Une certaine critique « moderne », confinée dans ses préjugés et ses grilles d’interprétation, continue de snober les écrivains à la Marcel Aymé, lequel eut en outre le tort de plaire à tous les publics. Or plus le temps passe et plus cet auteur déjà placé très haut par quelques-uns, s’impose comme l’un des vrais « classiques » du XXe siècle sans avoir pris une ride quarante ans après sa disparition.
    Marcel Aymé. Œuvres romanesque complètes I et II. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
    Michel Lécureur. La Comédie humaine de Marcel Aymé, La Manufacture, 1985. Marcel Aymé, un Honnête homme, Les Belles lettres, 1997
    .

  • Ceux qui ne donnent pas suite

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    Celui qui promet beaucoup mais ne tient rien / Celle qui oublie tous ses rendez-vous sans s’en rendre compte / Ceux qui ne finissent rien sauf les phrases des autres / Celui qui laisse tomber le béton / Celle qui préfère ne jamais s’engager par crainte des suites / Ceux qui disent « on continue » pour faire comme si / Celui qui a perdu le sens de toute conséquence / Celle qui prend ce qui vient sans demander plus que ça / Ceux qui sautent de pierre en pierre dans le ruisseau à vrai dire à sec en ces jours de canicule dont on ne sait ce qui s’ensuivra au niveau des glaciers et des océans / Celui qui invoque la guerre en Ukraine pour s'excuser de ne pas répondre à la suppliante Elodie / Celle qui se retire du jeu par modestie esthète / Ceux qui ont trop de projets pour en suivre aucun / Celui qui proteste qu’il ne peut être partout alors qu’il est juste ailleurs / Celle qui a promis sa main à divers prétendants qui l’ont oublié autant qu’elle / Ceux qui en restent là sans savoir où ils en sont / Celui qui poursuit sa route en sifflotant / Celle qui s’en remet tranquillement aux lendemains qui chantent / Ceux qui vont de l’avant même sur le siège arrière, etc.
     
    Peinture: @Michael Sowa.

  • Non, ce monde-là n'est pas fait pour l'enfant hypersensible...

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    Dans le même esprit, et la même immersion naturelle illustrés par L’Arbre-monde (Prix Pulitzer 2019), le nouveau roman de Richard Powers, Sidérations, fait figure de double quête initiatique d’un jeune garçon aussi génial que fragile, et de son père astrobiologiste, à l’école du Vivant et malgré les forces de la régression arrivant au pouvoir avec un certain président…
     
    La magie de nos lectures de jeunesse nous ressaisit dès les premières pages de Sidérations, où se posent illico les petites et les grandes questions découlant de notre présence sur terre, relançant les harcelant «pourquoi ?» de la petite enfance.
    Question du fils : « Combien d’étoiles tu as dit qu’il y avait ? ». À qui le père répond : « Multiplie tous les grains de sable de la Terre par le nombre d’arbres. Cent mille quatrillions »…
    Et tout de suite advient une première échappée pour «faire une pause», le fils ayant eu des problèmes avec ses camarades d’école et le père décidant de l’emmener en forêt toute une semaine.
    Donc celui qui raconte est le père d’un kid de neuf ans, qui en avait sept quand Alyssa (la mère) leur a été arrachée accidentellement, et qui, par sa seule présence a aidé son père à «tenir le coup», comme on dit. Ainsi père et fils vont-ils se «ressourcer» dans la nature avec leur petit barda de campeurs. Le gosse rêve, évidemment, de dormir à la belle étoile ; et là haut-haut ça pullule, au propre et au figuré vu que le père, astrobiologiste, en sait déjà un bout sur les choses du ciel et n’hésite pas à en imaginer une quantité de variantes, notamment à propos des «habitants du plafond», inventant alors des planètes et leurs biotopes possibles ou imaginables. Or Robin (c’est le nom du bout d’homme, qui lui vient du surnom de l’oiseau préféré de sa mère) est loin d’être un niais à qui l’on fait avaler n’importe quoi. Tenant de sa mère très militante écolo, autant que de son scientifique de père, c’est sur du vrai qu’il veut rêver, quitte à s’impatienter de ne pas voir ses rêveries s’avérer.
    Quant aux «problèmes», à l’école, ils sont liés aux crises de rage transformant parfois le doux Robin en fou furieux, pour peu par exemple qu’on l’ait «cherché» à propos de sa mère ou de son père, là où ça fait trop mal ; et quand il y a problèmes, à l’école, avec « coups et blessures », il y a forcément réponse des professionnels concernés, médecins ou psys, peut-être recours à l’Etat, et l’on verra plus loin en quoi l’Etat peut interférer avec l’éducation d’un gosse sujet à telle ou telle « pathologie ».
    Mais pour le moment on est loin de «tout ça», dans la Nature. On est avec la tortue tabatière dont la carapace est couverte de lettres cunéiformes qui énoncent « d’illisibles messages en alphabet martien », on est dans une clairière où le père fait humer à son môme une feuille de gommier en forme d’étoile, puis un mille-pattes jaune et noir qui sent l’extrait d’amande comme quand maman préparait un gâteau ; on est dans un Eden terrestre comptant six types de forêts différents, mille sept cents plantes à fleurs et «davantage d’essences d’arbres que dans toute l’Europe »; on est dans la forêt des philosophes américains à la Henry Thoreau, Waldo Emerson ou Annie Dillard, on est dans la chambre du monde dont le plafond « crépite » de luminaires fabuleux, et c’est dans ce monde aussi que des espèces rares disparaissent à la vitesse grand V, qu’on maltraite les animaux en batteries, que des virus vicieux se répandent, que les glaces fondent et que le climat se détraque - ce dont se fout complètement un certain milliardaire en passe de devenir président…
     
    Un apprentissage réciproque
    Ce qu’il y a de très beau, et même de profondément émouvant, dans les presque 400 pages, à la fois poétiques et marquées au sceau du tragique, du parcours initiatique (en filigrane) de Sidérations, c’est l’osmose des curiosités et des passions nourries et vécues par les deux protagonistes, tant il est vrai que toutes les questions posées par Robin à Théo, qui a évidemment quelques longueurs d’avance sur son fils en matière de connaissance scientifique et d’expérience du monde, le confrontent à la fois aux limites, précisément, de son savoir, et surtout à une autre façon, proprement «géniale», de ressentir les chose et de les mettre en consonance.
    Robin, à l’esprit rebelle et au scepticisme radical le rapprochant de ses deux parents, est à la fois une nature artiste, laquelle se traduit par une fringale d’expression qui le pousse à dessiner et à peindre en marge de ses devoirs scolaires, avec un talent qui époustoufle son entourage ; et puis Alyssa reste aussi très présente, à tout moment, comme une référence affective et morale mais aussi politique.
     
    Témoin à charge et poète
    Celles et ceux qui ont lu, déjà L’Arbre-monde, vaste roman choral qui a été comparé à une symphonie « forestière » à la Melville, sans parler des romans précédents de Richard Powers, savent à quel point ce romancier américain aussi franc-tireur qu’un Cormac McCarthy, vit sa relation à notre environnement naturel, il faudrait dire: terrien, voire cosmique, et non en idéologue mais en poète-gardien de la forêt millénaire aussi à l’aise dans les domaines de la science que dans ceux de la conscience et de l’affectivité. On se dit, à lire Sidérations qu’un physicien ouvert à la spiritualité et à la créativité littéraire tel que Freeman Dyson (auteur de La vie dans l’univers) , aurait été passionné par le dialogue de Theo et Robin. Par ailleurs, pour se faire une idée plus précise de ce lien concret avec l’Environnement dans son acception la plus large, on peut lire le long et bel entretien que l’écrivain a accordé in situ à Francois Busnel, paru dans la revue America en 2020
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    Dans Sidérations, le romancier-poète concentre son attention sur une sorte de trinité familiale profane qui ressaisit, dans une vibrante intimité cernée par le froid social et plombée par les fragilités humaines, tous les thèmes chers à l’auteur sur fond de «récit» politique où Theo joue, brièvement, son rôle de témoin à charge, poursuivant ainsi l’action de sa chère disparue.
    Après le vieil homme de Cormac McCarthy, qui ne se reconnaissait plus dans «ce pays», c’est un ado à fois adorable et «ingérable», d’une hypersensibilité catastrophique et combien révélatrice, qui fait ici figure sacrificielle de lanceur d’alerte aux Terriens…
    Richard Powers. Sidérations. Roman traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin. Actes Sud, 397p. 2021.
    America, No 13/16, 2020. Le grand entretien de François Busnel avec Richard Powers.

  • Peindre la pluie

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    …J’aurais aimé peindre ce soir le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
    Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
    Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction…

  • Quand la classe moyenne romande se shoote au polar local

     
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    Deux romans récents et un recueil de nouvelles confortent l’encanaillement « limite gore » d’un lectorat petit-bourgeois qui se fait peur avec de l’épouvante acclimatée : Marc Voltenauer en tête, dans Cendres ardentes, plongeant dans les franges criminelles de l’émigration albanaise au Chablais vaudois ; Nicolas Verdan, avec Cruel, autre imbroglio à péripéties sanglantes sous la lumière lémanique ; et Nicolas Feuz, redoublant d’humour noir dans ses nouvelles de « proc » affreux-jojo. Mais que fait la police ?
    Il fut un temps où notre littérature, sous la double férule du Pasteur et du Professeur, illustrait ce qu’on appelait plus ou moins gravement l’Âme romande, dans la filiation de la Cinquième rêverie d’un Rousseau contemplatif où les songeries sublimes d’un Gustave Roud alternaient avec les promenades d’un Philippe Jaccottet – tous deux s’affairant à grappiller les débris d’une façon de paradis perdu, loin des méchants.
     
    Caricaturant ce spiritualisme poétique, un Friedrich Dürrenmatt parlait alors d’une esthétique de la « rose bleue », alors que son ami Hugo Loetscher, citadin cosmopolite, en appelait à une littérature tournant le dos à l’idylle champêtre ou au repli nombriliste et se frottant plutôt au monde des villes.
     
    Schéma réducteur évidemment, mais le fait est que le roman romand, jusque récemment, n’a guère achoppé à la réalité urbaine et à ses conflits sociaux ou politiques, rarement exacerbés par ailleurs .
     
    Assez ironiquement, si l’on considère le regard porté naguère sur nos auteurs du sexe dit faible, souvent assimilés à des «bas bleus», c’est bel et bien du côté des femmes (une Alice Rivaz, une Janine Massard ou une Anne Cuneo, notamment) que des thématiques sociales et politiques ont commencé d’apparaître chez nos écrivains, de façon même plus manifeste que dans les fictions d’auteurs masculins se disant explicitement «de gauche».
     
    Or, même si la seule notion de « littérature romande » a bonnement éclaté ces dernières décennies, le fait est que l’approche de «notre» paysage, autant que celle de «notre» société, se sont manifestées le plus explicitement, depuis une dizaine d’années, dans le genre longtemps mineur et marginal du polar, devenu quasi phénomène de société, avec de nouveaux auteurs, un nouveau public et des chiffres de vente inaccoutumés. À preuve : les « cartons » successifs de Joël Dicker, de Marc Voltenauer et de Nicolas Feuz, entre autres ; et l’on aura relevé, dans la foulée, le nouveau vocabulaire, plutôt hideux aux yeux des purs littéraires (dont je suis à moitié), consistant à dire d’un livre qu’il «cartonne» ou d’un auteur qu’il est «top vendeur »…
     
    L’horreur acclimatée en famille
     
    Marc Voltenauer cartonne « grave », c’est le moins qu’on puisse dire. Son dernier livre paru, Cendres ardentes, présent partout, en librairie et dans les kiosques, les grandes surfaces et les bureaux de poste (en attendant les barbershops et les onglerie), est crânement déclaré « No 1 des ventes en Suisse » sur son bandeau publicitaire.
    Succès de marketing ? Sans doute, mais pas que. Car les thèmes qui y sont abordés (notamment l’immigration et ses franges criminelles, la culture albanaise et ses valeurs traditionnelles), et son mélange de belles relations humaines et de vertigineuses descentes aux enfers, ont de quoi intéresser et même fasciner – non sans éventuel goût morbide -, un lectorat immédiatement bousculé et rassuré par les romans de l’auteur.
    À ces composantes, me semble-t-il, mélange d’ancrage local et de bienfacture narrative très documentée dans tous les milieux et activités abordées – en l’occurrence, de véritables ex cathedra sur le démembrement ou la datation des cadavres par l’analyse des larves - tient le succès de ce conteur à la petite entreprise très organisée, avec fan-club et tout le toutim…
    Quant à son apport original, et dès son premier roman, Le Dragon du Muveran, paru en 2016, disons que Marc Voltenauer jouait sur le double attrait de la proximité et du drame « à côté de chez vous », situant on action dans « notre » paysage, sur les hauts gazons des Alpes vaudoises où se pointait un serial killer, alors que l’enquêteur, double mal rasé de l’auteur, assumait son homosexualité avec la même tranquille franchise que celui-ci.
    De surcroît, en humaniste intelligent de souche chrétienne (il a failli devenir pasteur et a manqué devenir gentil père de famille), le romancier abordait, divers thèmes sociaux, ou « sociétaux » comme on dit aujourd’hui, où l’esprit critique le disputait à une vive curiosité de type journalistique.
     
    Les détours noirs du reportage
     
    Le journalisme est, également, la première profession du romancier Nicolas Verdan, dont le sérieux dans l’investigation fonde sans doute la validité réaliste de l’écrivain.
    Largement reconnu en nos régions où ses premiers livres ont décroché plusieurs prix littéraires, l’auteur du Rendez-vous de Thessalonique, de L’été grec et du Patient du Dr Hirschfeld, entre autres, a passé au noir intégral avec un roman explicitement socio-polémique, intitulé La coach et modulant déjà, comme dans Cruel, les thèmes de la blessure et de la vengeance.
    Dans une Suisse urbaine américanisée à outrance et jusque dans ses moindres enseignes et autres formules verbales, La Coach travaillait la matière emblématique, après la faillite de Swissair préfigurant la non moins scandaleuse déroute du Crédit suisse, de la mutation sociale imposée à ses employés et à nous tous par Swisspost et l’un de ses sbires sans cœur, cousin des banquiers sans visages de Zurich-city…
    Comme son confrère Voltenauer moitié-suédois par sa mère, Nicolas Verdan moitié-grec par la sienne, inscrit le premier meurtre de son nouveau roman, affreux et d’abord incompréhensible, dans l’arrière-pays vaudois de Cossonay où une usine tréfile des câbles à côté de la Venoge faisant juste son job de couler.
    L’idée de moduler un thème (la cruauté) en le faisant ressentir à divers degrés par quelques personnages attachants (surtout une journaliste d’origine vietnamienne à la mémoire et à l’entourage endoloris, et un inspecteur affecté d’une étrange pathologie comportementale à l’approche des cadavres), est un vrai projet de romancier, et le lecteur y croit… presque jusqu’à la fin.
    En outre, l’autre thème de la gestion calamiteuse d’une usine à soins de la région, qui a fait saliver les médias locaux jusqu’à plus soif du bon public, constitue la partie socio-critique du roman, avec le bonus d’une rivalité politique féminine au plus haut niveau du Conseil fédéral. Mais bref : ne spoilons pas !
    Bémol, cependant, sur la fin par trop « téléphonée » de la story, dont la surenchère sanglante (sa faiblesse, à mon avis) s’aggrave sous l’effet de la précipitation artificielle du scénario. Vous y croyez ? Alors sans moi, même si le compère Greco s’est bien amusé…
     
    La faiblesse du gore, et le grain de sel du « proc » tatoué…
     
    S’il y en a un qui ne se gêne pas, c’est bien Nicolas Feuz, procureur du tribunal de Neuchâtel à ses heures et posant, torse nu, dans un hebdomadaire romand illustré que je lis chez ma coiffeuse Rita : musclé comme un malfrat albanais, le mec, et tatoué à l’avenant.
    Dernière nouvelle : Nicolas Feuz vient de signer chez Joël Dicker, où paraîtra son prochain opus, mais pour l’instant c’est un recueil de petites horreurs parues ici et là qu’il nous propose avec une préface d’une page de son rival et ami Marc Voltenauer, lequel ne s’est pas trop foulé avec son salamalec...
    Or ce recueil, me semble-t-il, recèle la clef de la faiblesse du roman noir romand illustré par les trois lascars : trop de gore !
    Trop de violence charcutière mal apprêtée, trop de saloperies en série (Jean-Patrick Manchette a souligné le premier le danger que représente la figure du serial killer dans la banalisation du crime), trop de férocité de mauvais cinéma chez le personnage du superméchant Skënder, dans Cendres ardentes (alors qu’une seule apparition du Stavroguine des Démons de Dostoïevski suffit à nous glacer le sang), et trop de sophistication sanglante dans l’improbable tueur de Cruel, sans parler des multiples «goritudes » de Nicolas Feuz dans ses romans sanguinolents à souhait.
    Mais le pompon du « proc » gît dans certaines de ses nouvelles, dont le gore est tellement excessif que son oreille comique pointe. Et si Monsieur le procureur en avait trop vu pour rester sérieux ? Et si, comme l’un des protagonistes de Nicolas Verdan, un rire irrépressible le faisait pousser tout au plus que noir ? Et si la plongée de Marc Voltenauer dans le Darknet n’était qu’une compulsion, largement partagée par son public le lisant dans son jacuzzi, avant de rejoindre son mari dans sa contemplation d’un coucher de soleil jadis salué par la vache d’Edouard Burnand ?
    L’interrogatoire se poursuivra dans nos bureaux de la Blécherette, avec nos collaboratrices et collaborateurs dûment formés à Savatan, etc.
     
    Marc Voltenauer. Cendres ardentes. Slatkine & Cie, 397p.
    Nicolas Verdan. Cruel, Tenebris, 453p.
    Nicolas Feuz, Les Passeurs. Oka'Poche, Tenebris.
     
     

  • Pendant que tu dormais

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    « A une époque nous avons tous été des étoiles »

    (Lim Chul-woo)

     

    On n’est pas vivant très longtemps

    sur la terre légère

    qui roule là-bas sous le vent

    des espaces contraires...

     

    Vu du ciel comme on l’appelle

    on a l’air de flotter,

    alors qu’on a les pieds liés

    aux chaînes et nécessités

    du moment à passer...

     

    La relativité partielle

    dont se rient les gazelles

    en sautant à travers le temps

    ne nous empêche pas

    de souffrir de tout ce savoir

    qui nous donne des ailes,

    alors que le temps d’un soupir

    s’est comme évanoui

    le temps a peine de s’éveiller...

     

    Malgré tous nos fous rires

    et nos tendres sourires

    d’innocents venus et passés,

    nous ne pouvons plus oublier

    ce que nous faisions là:

    nous sommes attachés,

    et l’idée seule qu’on nous arrache

    à nos jouets nous fâche -

    nous aimerions nous attarder...

     

     

    De là je vois mon endormie

    rêver au lent voyage

    dans cet autre pays

    sans âge où toutes les étoiles

    se promènent et surnagent,

    et je bénis le ciel

    comme l’appellent les enfants

    et les sages aussi,

    dans le frémissement de voiles

    des jours et des nuits

    de protéger sa bonne étoile... 

    Peinture: Vassily Kandinsky

  • Accroche le mot au nuage

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    Les mots sont là pour s’étonner,
    venus du fin des âges,
    au temps des anges émus
    sans ailes ni messages...
     
    La muse a délivré la nuit
    des mots les plus secrets,
    qui retenaient, sous le déni
    tant d’aveux interdits...
     
    Les mots s’embrochent et recomposent,
    en rondes et en croches,
    les mélodies, de proche en proche,
    des enjambées en prose...
     
    Les mots n’existent pas
    sans le chant qui ruisselle,
    ou monte vers le ciel
    dont on ne perçoit que l’aura...
     

  • À l'aube revenue

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    Nous retournerons au jardin:
    nous aimons les lointains
    que déroulent sur les plafonds
    certaines projections
    où comme les écailles aux yeux
    soudain relevées
    se voient les vagues mouvements
    des mouvantes batailles
    d’ombres montées des avenues
    ou comme des lumières
    éclairant nos berlues...
     
    Jadis on se fiait au ciel,
    interrogeant tantôt
    le foie d’un mouton innocent
    ou le vol des oiseaux;
    on était naturellement
    à l’écoute du Temps
    et des divers dieux capricieux:
    la Grande Ourse a porté les noms
    qu’on lui aura donné
    dans les continents séparés,
    le Grand Chariot passait
    devant le cercueil des pleureuses,
    et délivrée de ses douleurs
    la Terre se disait heureuse
    à la naissance de l’enfant...
     
    Ta joie de ce matin rayonne,
    tu ne sais pas pourquoi:
    ton âme douce au corps frissonne
    à l’idée de partir
    demain jusques à Babylone,
    tout au bout du jardin
    d’où l’on a vue sur les étoiles -
    et tout le baratin…
     
    (Image JLK: l'aube à La Désirade)

  • Les lendemains du numérique sont-ils voués à déchanter ?

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    Trois livres très documentés, entre tant d’autres publications, nous confrontent aux développements phénoménaux, autant qu’aux retombées inquiétantes de la révolution numérique. En politique, avec Les ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli observant les accointances des nouveaux populismes avec l’Internet ou les réseaux sociaux. Au quotidien singulier ou pluriel, dans L’homme sans contact de Marc Dugain et Christophe Labbé qui pointent l’industrie de la déréalisation et de l’addiction forcée. Et dans L’Enfer numérique, vaste enquête de Guillaume Pitron consacrée au prix réel et à l’impact économico-écologique, aussi redoutable que méconnu, des nouvelles technologies...
     
    Cette chronique ne doit rien à ChatGPT, promis-juré, mais je la peaufine sur mon MacPro avant de la balancer via le Cloud à mes camarades du « média indocile » BPLT, non sans la publier aussi sur mon profil Facebook comptant le max autorisé de 5000 « amis » et sur le blog perso que je tiens depuis 2005 (la même année que le fameux blogueur italien Beppe Grillo) où je compte aujourd’hui plus de 6000 textes, mes Carnets de JLK drainant plus de 1000 visiteurs les premières années, la plupart disparus depuis lors ou ne se manifestant plus par aucun commentaire alors que je continue à les rédiger en me fichant à peu près autant de leur réception que du nombre de « likes » quotidiens sur Facebook, au contraire de Beppe Grillo comptant des millions de « followers » et un parti à cinq étoiles à son actif – chacun son job !
     
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    Ces précisions très personnelles pour dire qu’on peut user du numérique en « geek » apparent sans l’être du tout, que l’apport de l’Internet est un formidable vecteur d’information et d’expression, et que tenir un blog ou un profil sur les réseaux divers ne fait pas forcément de vous un influenceur ni moins encore un addict, quoique l’immunité absolue en la matière reste improbable. C’est du moins ce qui ressort de la lecture de L’Homme sans contact des compères Marc Dugain et Christophe Labbé, lesquels détaillent nos nouveaux rapports avec un « multivers » qui se voudrait fondé sur la communication et aboutit massivement à l’atomisation des rapports et à la « déréalisation », la disparition de l’intime et la manipulation de chacun par le nouveau vecteur magique au nom d’algorithme, ennemi du contact réel ou le soumettant à son seul code, nommant « amitié » ce qui n’est que pseudo-contact.
    À ce propos, je me rappelle que, dans les années 80, le romancier Vladimir Volkoff, enseignant dans un collège de la région d’Atlanta, me dit qu’il s’efforçait en vain d’expliquer à ses étudiants ce qu’était l’ancienne notion d’amitié en tant que partage électif voire exclusif de notre « privacy », chacun de ses élèves prétendant avoir au moins cent «friends»…
    Or la nouvelle conception du contact par clic, avec nos «amis Facebook», ne se réduit-elle pas désormais à cette approche américaine répandue partout ? Et comment ne pas voir que cette disparition de l’intime va de pair avec une explosion de simili-contacts évoquant ceux d’une fourmilière – métaphore dont Giuliano da Empoli fait le meilleur usage dans son analyse des nouveaux rapports de l’individu avec ses semblables sur fond de manipulation socio-politique ?
     
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    Bouffons et «merchandiseurs» du nouveau Carnaval
    Le Carnaval, tel que Goethe le découvre incognito à Rome, en fèvrier 1787, est l’événement « à l’italienne » hautement symbolique que Giuliano da Empoli choisit, avec l’élégance narrative qu’ont pu apprécier les lecteurs du mémorable Mage du Kremlin, pour illustrer le chaos social rituellement institué depuis le Moyen Age, où le valet devient maître et inversement, avec les débordements que ne manque pas de relever le génial poète allemand figurant par excellence l’esprit des Lumières; et c’est le même carnaval italien, en 2018, que l’auteur des Ingénieurs du chaos commente avec l’arrivée au pouvoir du Mouvement 5 étoiles mené par une nouvelle sorte de dirigeants dont le populisme revendiqué détermine à la fois le fonctionnement et le style.
    A l’origine du mouvement : deux personnages emblématiques, dont l’association fait figure de modèle: à savoir Beppe Grillo le saltimbanque (acteur et humoriste de grande popularité, mais aussi intellectuel activiste aux multiples interventions et autres provocations dans les domaines de la justice sociale ou de l’environnement), et Gianroberto Casaleggio, expert en marketing digital qui a compris que l’Internet pourrait révolutionner la politique et va en faire son fonds de commerce en idéologue visionnaire.
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    Si Beppe Grillo focalise les regards et fédère des millions de « followers », c’est Casaleggio et ses analystes des bureaux milanais de la Casaleggio Associati qui dictent au comédien les thèmes « porteurs » à lancer et développer sur le blog beppegrillo.it bientôt devenu le plus fréquenté de la péninsule et associé plus tard à d’autres plateformes, tel le réseau social international Meetup.
    Jouant sur le ras-le-bol populaire qu’inspire la «Casta» (titre d’un best-seller de ces années visant la corruption des élites politiques), le blog dénonce les abus des grandes entreprises aux dépens des petits actionnaires, la précarité dans le monde du travail et autres thèmes liés à l’environnement, au fil de campagnes virales jamais vues qui culminent en 3D, le 8 septembre 2007, avec les manifestations de masse, en de nombreuses villes italiennes, du Vaffanculo (V-Day) lancé par Grillo à la face des hommes politiques corrompus, réclamant plus précisément un « Parlement propre » - tout cela à la surprise totale du sérail politique et des médias traditionnels qui n’ont rien vu venir…
    Malgré son déclin, le Mouvement 5 étoiles aura bel et bien fait figure de laboratoire du populisme, dont Giuliano de Empoli montre à la fois la spécificité originale (sa façon de convoquer le « peuple du blog » par le parti-algorithme-ni-gauche-ni-droite, comme un avatar de la démocratie directe) et la réalité beaucoup plus équivoque, où la centralisation des données revient à servir le plan marketing d’une dyarchie (Casaleggio-Grillo) verrouillant la direction de la fourmilière. Le fils pragmatique de Casaleggio, Davide, geek de haut vol, se référera lui-même à l’organisation myrmicole du Mouvement, assurant en outre le suivi « merchandisé » du politique-business…
    Exemplaires en tout cas : le couple du leader populiste jouant volontiers de provocation sans lésiner sur les « fake news », ainsi que l’ont illustré maintes fois un Matteo Salvini, un Donald Trump ou un Jair Bolsonaro, et du « spin doctor » ferré en matière idéologique et techno-scientifique, comme ceux qui ont boosté l’élection de Trump via Facebook en testant quelque 5,9 millions de messages différents, contre les modestes 66.000 de dame Clinton…
     
    Chats noirs et fantasmes formatés
    Le numérique aide-t-il la démocratie directe ou n’en est-il que le simulacre faussement libérateur ? L’exemple italien, et les révélations ambivalentes de la crise sanitaire mondiale, incitent à la réflexion de défense.
    Dans la brillante conclusion des Ingénieurs du chaos, intitulée L’âge de la politique quantique, Giuliano da Empoli montre comment le numérique a permis de répondre à la colère réelle et aux frustrations multiples du grand nombre en donnant à chacun l’impression de faire partie d’une famille conviviale et d’être l’acteur privilégié d’un soulèvement historique, comme le prouve en flux continu son image sur Instagram ou TikTok.
    À ce propos, sait-on pourquoi le nombre des chats noirs ou de pelage foncé a augmenté de façon vertigineuse dans les refuges anglais depuis l’apparition des smartphones ? Réponse : à cause des selfies. Pas cools les chats sombres ! Alors Empoli de préciser : «Sur l’ensemble du territoire national, les sujets de Sa Majesté occupés à se photographier de manière frénétique, comme tous les habitants de la Terre, rejettent en masse les chats les moins photogéniques. Mais les victimes de la culture du selfie ne se comptent pas que parmi les félins. À l’ère du narcissisme de masse, la démocratie représentative risque de se retrouver dans la même situation que les chats noirs ».
    Trop lente en effet, la démocratie directe à la manière des petits Suisses, trop occupée à trouver des compromis alors que la consommation est désormais l’affaire immédiate d’un clic. Et le vote secret: vraiment pas cool !
    Tout tout de suite, mais jusqu’où ?
    «Reprends le contrôle !» aura été le slogan du Brexit, et Giuliano da Empoli d’y voir l’« argument principal de tous les mouvements nationaux -populistes, qui se fonde sur un instinct primitif de l’être humain ». Dans la foulée on aura remarqué la libération explosive du langage et des gestes agressifs encouragés par les ingénieurs du chaos…
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    Sur quoi, passant du politique à l’intime, Marc Dugain et Christophe Labbé, dans L’Homme sans contact, poursuivent les observations de L’homme nu, détaillent la prise de pouvoir du numérique à la lumière de la pandémie, « divine surprise » pour une industrie qui en a bénéficié de façon obscène en trouvant l’occasion, par le confinement, le télétravail et le repli obligé sur le chez-soi, de contrôler plus étroitement la vie quotidienne de ses clients en lui fourguant loisirs à domiciles, séries à foison et prestations masturbatoires d’envergure mondiale – grave cool !
    Cela étant, et contre toute attente, comme le relevait déjà Empoli, la crise sanitaire aura aussi libéré des forces positives en nous ramenant à la « case réel », où les lendemains du numérique seront peut-être moins roses que ne le promettent ses gourous surtout soucieux de profit.
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    C’est ce qu’on se dit aussi en découvrant, dans l’aperçu très fouillé de L’Enfer numérique de Guillaume Pitron , ce qui fonde tous les aspects du «réel» numérique : la réalité matérielle du moindre «like » et du nuage, le lien fantasmé entre numérique et écologie, la fuite en avant énergétique, les enjeux écologiques largement ignorés de la 5G, l’avenir des robots plus polluants que les humains, le déploiement de la « route de la soie numérique » par la Chine, la recherche future d’une souveraineté numérique européenne, etc.
    Donc bonne lecture, jeunes gens de tous les âges, car j’ai à faire ailleurs : la robote tueuse Adrisa, figure centrale de la série de SF russe Better than us (2018), accueillie par Netflix malgré les censures actuelles, m’attend en espérant probablement que je la «like», mais la gueule d’ange de l’Avenir radieux du numérique est-elle fiable ?
     
    Giuliano da Empoli. Les ingénieurs du chaos. Gallimard, coll. Folio, 227p. 2023.
    Marc Dugain et Christophe Labbé. L’Homme sans contact. Editions de L’Observatoire, 220p. 2022.
    Guillaume Pitron. L’enfer numérique ; voyage au bout d’un like. Editions Les Liens qui libèrent, 351p. 2023.

  • Sauteries du bel âge

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    Pauline au bal est si légère
    qu’elle a l’air d’une balle
    jetée là-bas de bras en bras,
    comme de salle en salle,
    grisée par les regards glissés
    sur ses épaules dénudées
    qui tournoient dans le ciel.

     

    Pauline et sa jambe de bois
    marquent bien les syncopes
    de la valse ou du cha-cha-cha;
    son cigare étincelle
    à sa main qui n’a que trois doigts,
    et pas une de celles
    qui lui dénient son charme exquis
    ne sait boiter comme elle.

     

    Pauline est ces jours à l’hosto:
    il faut bien réparer
    les beaux restes de ses vieux os
    qui déjà s’impatientent
    de tâcher de ses talons hauts
    à remonter la pente.

     

    Pauline danse au bord du ciel
    en pure silhouette,
    nous rappelant toutes les fêtes
    de nos plaisirs véniels,
    quand de nos pieds de pélicans,
    palmés et juvéniles,
    nous faisions la pige à Satan.

     

    Lors Pauline indocile,
    au milieu de tant de liesse
    marquait déjà le pas,
    le tempo et le mouvement,
    le déhanché de chaque fesse,
    au bal des débutants.

     
  • Force douce de la pensée

     

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    Après les multiples attentats d'inspiration islamiste commis ces dernières années, la lecture de Vertige de la force, essai documenté et pénétrant d'Etienne Barilier, paru en 2017 s'impose décidément.

    Dans la foulée, nous revenons, en cet été 2018, au Barilier romancier, avec un grand roman d'immersion historico-existentiel intitulé Dans Khartoum assiégée, qui sonde les tenants mystico-stratégiques de la dérive terroriste islamique actuelle, dans un Soudan de la fin du XIXe siècle où apparut le Mahdi se réclamant directement du Prophète, contre lequel les Anglais envoyèrent le fameux colonel Gordon, qui y laissa sa peau.  

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    Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans son mémorable essai intitulé La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux.

    Vertige de la force est à la fois un texte d’urgence, amorcé sous le coup de l’émotion ressentie lors des attentats du 7 janvier 2015, et conclu après le carnage du 13 novembre, et une réflexion s’imposant la mise à distance et le décentrage par rapport aux formules-choc et autres interprétations hâtives assenées sur le moment, les unes prenant la défense des assassins contre les caricaturistes de Charlie-Hebdo (« Ils ont vengé Dieu ! ») et d’autres invoquant un Occident qui n’aurait « rien à offrir » à la jeunesse en mal d’idéal, voire d’absolu.

    Etienne Barilier n’est pas du genre à se répandre sur les plateaux de télé ou par les réseaux sociaux, mais il n’est pas moins attentif aux débats intellectuels en cours, et c’est ainsi que sa réflexion recoupe ici celles de plusieurs figures de l’intelligentsia musulmane, tels Abdelwahab Meddeb et Abdennour Bidar,notamment.

    Humaniste immensément cultivé, traducteur et chroniqueur, romancier et conférencier, Barilier, auteur d’une cinquantaine de livres, a consacré plusieurs essais au dialogue ou aux confrontations entre cultures et (notamment dans Le grand inquisiteur) au thème de la violence commise au nom de Dieu.

    Or ce qui frappe, à la lecture de Vertige de la force, c’est la parfaite limpidité de son propos et la fermeté avec laquelle il défend l’héritage d’une culture qui nous a fait dépasser le culte des puissances ténébreuses et de la force, sans oublier la longue et sanglante histoire d’une chrétienté conquérante oublieuse de son fonds évangélique. 

    Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ».

    Le crime de devoir sacré

    images-12.jpegAinsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses ivres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. 

    Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le« crime de devoir sacré ». Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, elle illustra finalement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dansl’impureté.   

    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi , des ravages dans notre propre histoire ?

    À ceux qui, avec quelle démagogie nihiliste, affirment que nous n’avons« rien à offrir » à la jeunesse désemparée, Etienne Barilier répond qu’au contraire les leçons que nous pouvons tirer de notre histoire sont un legs précieux, tout au moins à ceux qui sont disposés à le recevoir.

    « Notre propre histoire montre que le crime de devoir sacré fut jadis, et même naguère, un de nos crimes préférés. Mais elle montre aussi qu’il ne l’est plus. Montesquieu, dans son Esprit des Lois, écrit cette phrase décisive :« Il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ». 

    Les martyrs écorchés vifs et brûlés pour la plus grande gloire du Dieu catholique et apostolique n’ont-ils « rien à voir » avec la chrétienté ? Ce serait pure tartufferie que de le prétendre. Mais accompagnant les conquérants espagnols, le moine Las Casas consigne un témoignage accablant qui exprime une révolte contre la force de l’Eglise, de même que Sébastien Castellion s’opposera à Calvin quand celui-ci fera brûler le médecin« hérétique » Michel Servet. C’est d’ailleurs à Castellion qu’on empruntera, en janvier 2015, sa fameuse sentence selon laquelle « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Or, de la controverse de Valladolid opposant Las Casas au Grand Inquisiteur, notamment sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, jusqu’au jour de 1959 où le bon pape Jean XXIII abrogea la formule de l’oraison du Vendredi saint évoquant les « perfides juifs », nous aurons fait quelques petits progrès dans l’esprit du Christ... 

    « S’il faut reconnaître ce que nous fîmes, ce n’est pas pour oublier ce que nous sommes », remarque Barilier.  Est-ce dire que nous soyons devenus meilleurs ? Disons plutôt que notre rapport avec la force s’est transformé.

    À cet égard, évoquant l’héritage décisif d’un Pierre Bayle, qui affirme, après la révocation de l’édit de Nantes et contre le « forcement des consciences » autorisant les dragonnades, que « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux », Barilier le souligne : « La voilà, la lecture en esprit, celle dont on attend qu’elle soit appliquée au Coran comme à la Bible. Ce n’est qu’une question de temps, disent les optimistes. Hélas, nous verrons que le temps de l’islam n’est peut-être pas le nôtre ».

    « Oui, nous avons fait la même chose, mais précisément, nous ne le faisons plus. Oui, nous avons comme le crime de devoir sacré, mais ce crime est désormais, pour nous, la chose la plus abominable qui soit ».

    Sacrées bonnes femmes !

    PHO19cbce58-b8ec-11e3-b80b-3bfae645a38e-805x453.jpgEntre autres qualités rares, Etienne Barilier a le génie des rapprochements éclairants. Ainsi de son recours, à propos du rapport souvent vertigineux que l’homme entretient avec la violence, relevant de la sidération, se réfère-t-il à ce qu’il considère comme « l’un des textes capitaux du XXe siècle », écrit par Simone Weil en pleine Deuxième Guerre mondiale, intitulé L’Iliade ou le poème de la force et dans lequel la philosophe juive d’inspiration christique met en lumière l’anéantissement moral, pour le vaincu mais aussi pour le vainqueur, que représente l’écrasement d’un homme par un autre. Et d’imaginer ce que Simone Weil aurait pu dire des crimes concentrationnaires nazis et des crimes terroristes au XXIe siècle... 

    Distinguant ces crimes de  devoir sacré des crimes « de raison » du communisme athée, Barilier relève que dans les deux cas (nazis et terroristes islamiques) « le pouvoir qu’on détient physiquement sur autrui fait procéder à sa destruction morale. Et cette destruction se fait dans l’ivresse sacrée ».  

    Par le crime de devoir sacré, le tueur exerce un pouvoir absolu, divinement justifié. Or ce pouvoir absolu est le même qui justifie la soumission de la femme à l’homme et l’esclavage de celui-ci au Dieu censé le« libérer ».

    Un chapitre à vrai dire central, intitulé Marguerite au rouet, puis sous la hache, constitue l’une des pierres d’achoppement essentielles de Vertige de la force, ou le double pouvoir de l’homme, en vertu de « la loi du plus fort », et de Dieu, continue aujourd’hui de s’imposer à la femme en vertu de préceptes prétendus sacrés.

    « Avec l’islamisme, religion qui s’est élaborée dans une société profondément patriarcale, Dieu frappe la femme d’infériorité. Les hommes, dit le Coran, prévalent sur les femmes ».

    Mais qui écrit cela ? Un infidèle fieffé ? Nullement : c’et l’Egyptien Mansour Fahmy, dans une thèse présentée en Sorbonne en 1913, sur La Condition de la femme dans l’islam, qui lui vaudra d’être interdit d’enseignement dans son pays et d’y mourir rejeté.

    Toujours étonnant par ses rapprochements, Etienne Barilier parle ensuite des souvenirs d’enfance de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, dans La prise de Gibraltar, qui évoque l’acharnement avec lequel un vieillard, « maître de Coran », l’oblige à répéter la fameuse sourate de la vache concluant à l’impureté de la femme, et donc de sa mère, quitte à le battre pour sa réticence avant que son propre père, voire sa mère elle-même, n’en rajoutent ! ».

    Sur quoi Barilier, après l’exemple d’un autre écrit éloquent de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, bifurque sur le sort tragique, et combien révélateur aussi, de Marguerite dans le Faust de Goethe : « La force dans le Dieu qui tue ; la force dans l’oppression des femmes. Ces deux violences se rejoignent étrangement, tout en paraissant se situer aux deux extrémités de l’humain ; le sacré, et les muscles. Mais on a vu que leur lien ne pourrait pas être plus intime : la violence la plus physique prend un sens moral dès lors qu’elle est humaine, et la violence qui prétend trouver sa source dans l’exigence la plus haute, celle de Dieu, est précisément celle qui débouche sur l’usage le plus meurtrier de la brutalité physique. »

    Du perdant au guerrier radical

    Etienne Barilier ne parle ni de ce qui, socialement ou culturellement, pousse tel jeune à se radicaliser, ni de la« gestion » française des banlieues ni de l’implication du complexe militaro-industriel de l’Empire américain dans la déstabilisation du Moyen-Orient, ni non plus de ce qui rapproche ou distingue un « fou deDieu » à l’ancienne manière russe d’un djihadiste du soi-disant Etat islamique.

    Pour autant, l'on ne saurait lui reprocher de se cantonner dans les nuées. Ainsi, à propos de Boko Haram, établit-il un parallèle entre les extrémistes iconoclastes ennemis de toute culture et de tout livre autre que le Coran, et l’Armée de résistance du Seigneur sévissant en Ouganda sous la direction  du redoutable Joseph Kony, mélange d’intégriste biblique et de sorcier animiste, terrorisant les populations avec son armée d’enfants soldats et dont on estime les massacres à plus de 100.000 personnes en 25 ans, au nom du seul Dieu juste…

    « Sans nul doute », écrit Barilier, moyennenat les distorsions qui s’imposent, n’importe quelle parole divine, y compris celle de l’Evangile, peut devenir un bréviaire de la haine ». 

    Cela étant, il faut reconnaître que la force n’a pas le même statut dans l’Evagile et le Coran.

    « Il n’est que trop vrai que la chrétienté a mis fort longtemps avant de commencer à comprendre le christianisme », écrit Barilier, qui cite l’historien Jean Flori auteur de Guerre sainte, jihad,croisade, violence et religion dans la christianisme et l’islam, établissant la légitimation, par le prophète, de l’action guerrière, au contraire du Christ : « La doctrine du Coran tout comme la conduite du prophète d’Allah sont, sur le point de la violence et de la guerre, radicalement   contraires à la doctrine des Evangiles et à l’attitude de Jésus ».

    Or à ce propos, les interprètes les plus progressistes du Coran n’en finissent pas (à nos yeux en tout cas) de tourner en rond dans une sorte de cercle coupé du temps, tel qu’on le constate dans les thèses de Mahmoud Mohammed Taha,  que Barilier surnomme le « martyr inquiétant », auteur soudanais d’Un islam à vocation libératrice, qui s’ingénie à voir dans l’islam la quintessence de la démocratie et de la liberté tout en prônant la soumission volontaire de l’homme à Dieu et de la femme à l’homme. Or découvrant des phrases de cet improbable réformateur affirmant, après avoir défendu l’usage du sabre « comme un bistouri de chirurgien » que « la servitude équivaut à la liberté », annonçant en somme la novlangue d'un Orwell ou d'un Boualem Sansal, l’on est interloqué d’apprendre que Taha, jugé trop moderniste ( !) finit pendu à Khartoum en janvier1985.

    La deuxième pierre d’achoppement fondamentale, dans Vertige de la force, tient à la conception du temps dans la vision musulmane, bonnement nié au motif qu’il n’y a pas d’avant ni d’après l’islam.

    « La temporalité islamique n’est ni linéaire ni circulaire ; elle est abolie », écrit Barilier en citant les assertions de Taha selon lequel l’Arabie du VIIe siècle était déjà dans la modernité, que L’islam en tant que religion « apparut avec le premier être humain » et que l’islam englobe toute la philosophie et toute la science qui prétendraient être nées après lui.

    Or cette conception « fixiste » n’explique pas seulement l’énorme « retard » pris, depuis le Moyen Âge, par les cultures arabo-musulmanes : elle justifie une prétendue« avance » qui se dédouane en invoquant la perte de toute spiritualité et de tout réel « progrès » dans la civilisation occidentale.

    En prolongement de ces observations sur ce profond décalage entre deux conceptions du monde, Barilier revient à un essai de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, datant de 2006, intitulé Le perdant radical et dans lequel était présenté une sorte de  nouvel homme du ressentiment fabriqué par notre société capitaliste et concurrentielle où le désir de reconnaissance exacerbe autant les envies que la frustration et l’intolérance.

    9791020902672.jpgPointant le retard accablant des sociétés arabes de la même façon qu’un Abdennour Bidar dans sa courageuse Lettre ouverte au monde musulman, Enzensberger faisait remonter au Coran les causes de ces retards en matière d’égalité et de condition féminine, de liberté de recherche et de développement du savoir, de vie privée et de démocratie réelle.

    Et de comparer les terroristes à ces « perdants radicaux » qui, en Occident, compensent leurs propres frustrations en mitraillant les élèves d’un collège ou en « pétant les plombs » de multiples façons.

    Or s’agissant des djihadistes islamiques, Etienne Barilier préfère, à la formule de « perdant radical », celle de« guerrier radical », dans la mesure où leur ivresse criminelle se déchaîne dans un cadre prétendu sacré. Or il va de soi que cette « force pure » n’a plus rien à voir avec l’islam que défendait un Mohammed Taha. « Oui, la rage de destruction et de mort – le « vive la mort » - des groupes terroristes islamistes est un moteur plus puissant et plus enivrant que les religions qui leur donnent base légale, caution morale ou verbiage justificatif ».

    Dans la lumière d’Engadine

    4489220_7_74a9_selon-peter-trawny-qui-les-a-edites-en_37f90ccbe00ccfad5789f475dc6f286e.jpgLa dernière mise en rapport fondant le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

    La base de cette dernière étape de l’essai de Barilier,avant sa conclusion beaucoup plus lumineuse, est la rencontre historique à Davos, en 1929, de deux grandes figures de l’intelligentsia allemande du XXe siècle, en les personnes d’Ernst Cassirer, modèle d’humaniste attaché à la Raison, à la noblesse du langage et au respect de la  forme dont Thomas Mann semble avoir préfiguré les positions dans le personnage du Settembrini de La Montagne magique, alors que l'ombrageux Naphta, mystique anti-bourgeois, annonce (plus ou moins...) un Heidegger rejetant ou dépassant les catégories kantiennes.

    thomas-mann-weg.jpgPar delà le rapprochement entre un roman composé entre 1912 et 1923 et la rencontre de 1929, Barilier précise que, plus que les positions antagonistes des deux personnages, c'est l'atmosphère claire, enivrante et mortifère de Davos qui compte en l'occurrence: "Le lieu où la vie semble à son comble de pureté, mais où la mort ne cesse de rôder, et va frapper"...

    Comme il s’est défendu ailleurs de procéder par« amalgames », épouvantail commode de ceux qui refusaient a priori de penser après les tragédies de l’an dernier, Barilier se garde d’établir un lien de causalité directe entre la pensée de Heidegger et le déchaînement de la force nazie, « modèle infâme de la force islamiste ». Et pourtant… Et pourtant, il se trouve que certains penseurs iraniens islamisants ont bel et bien fait de Heidegger leur maître à penser en matière de programme identitaire, qu’ils prétendent mieux connaître que tous les Infidèles.

    Heidegger ? « Le style de la nuit, donc. Et de  l’Abgrund, l’abîme. Un « Abgrund » évidemment sans commune mesure avec les abîmes nazis. Mais ce qui reste vrai, c’est que tout choix de l’abîme, tout refus de la raison humaine, de l’exigence des Lumières, du dialogue dans la lumière, menace d’asservir l’homme au pouvoir de la force ».

    Au moment de la libération de Paris, dans un texte intitulé Respirer, Paul Valéry écrivit ceci : « La liberté est une sensation. Cela se respire. L’idée que nous sommes libres dilate l’avenir du moment ».

    Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan.Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». De même Simone Weil parlait-elle d’ »une autre force qui est le rayonnement de l’esprit ».

    Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p.

    Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 495p. 

  • De la Bonne Combine

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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce vendredi 16 juin. – J’étais ce matin un peu mal dans mes os, physiquement flageolant et moralement flagada, mais un long téléphone avec mon cher abbé m’a remis d’aplomb, réconforté ensuite par un message de mon éditeur m’annonçant son accord pour la publication de mon essai sur Czapski et de mon roman, après la trilogie de « pensées » qui sera notre premier job de cet été. Byzance ! ai-je lancé à Snoopy, qui a opiné du sous-chef en bonne solidarité...
     
    Grâce à l’AB, je viens en outre de trouver le titre de ma prochaine chronique, qui traitera de l’Anima de Michel Onfray, des Fragments du journal intime de Dieu de Lambert Schlechter et de Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk :
     
    Quand l’âme humaine se détaille
    au magasin La Bonne Combine, 
    l’enseigne de ce fameux magase nous ramenant à nos enfances, du temps où paraissaient les encyclopédies pour la jeunesse aux titres optimistes de Tout l’Univers ou de Tout connaître dont la fonction revit, en somme, par le truchement des dits et écrits de Michel Onfray.
     
    BROCANTE ÉRUDITE. - À propos de l’auteur d’Anima, je disais, à mon ami que je n’arrive pas, décidément, à le prendre au sérieux, tout en grappillant dans son bric-à- brac et en appréciant pas mal de ses pages réellement instructives ou pertinentes dans un fatras de considérations relevant plutôt du lieu commun d'époque.
    Dans la foulée, ainsi, j’ai relevé, à côté de propos judicieux consacrés à Montaigne, son chaleureux éloge du curé Jean Meslier, inconnu de l’abbé, qui me semble le type d’un certain anticléricalisme, ou plus exactement d’un athéisme à la française fondé sur le bon sens populaire en son meilleur et dégageant déjà le fumet révolutionnaire sous Louis XIV, avec un aperçu de ses louables efforts visant à la défense de la gent animale menacée par les émules de Descartes et autres vivisecteurs – toutes choses qui me bottent évidemment autant qu’Onfray tant l'âme de Snoopy m'importe, aussi vive que celle de ma bonne amie...

  • Ceux qui tuent au nom de Dieu

     

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    Celui qui se fait sauter dans un jardin enfants pour prouver l'existence de Dieu / Celle qui présentait ce soir-là sa tournée de Dangerous Woman et qui n'est pour rien dans un massacre qui la poursuivra toute sa vie / Ceux qui bombardent les écoles syriennes pleines de terroristes en puissance / Celui qui décapite la chienne d’infidèle au motif qu’elle l’a regardé sans baisser les yeux et que cela déplaît à l'Unique/ Celle qui a donné son fils unique au Dieu qui l’a laissé se faire crucifier entre deux terroristes dits aussi zélotes à l’époque / Ceux qui  se rappellent que la guerre civile déclenchée par les zélotes issus de l’essénisme a provoqué la mort d’un million cent mille juifs ainsi que le rapporte Flavius Josèphe / Celui qui vers 1485 ramena à Mexico vingt mille Mixtèques enchaînés et tous massacrés ensuite au nom de l’empereur incarnant le Dieu local / Celle qui vierge et belle fut éventrée au nom d’un autre Dieu local dans un autre pays et un autre siècle / Ceux qui estiment que le sacrifice de Jésus par son père consubstantiel relève du suicide de Celui-ci mais ça se discute / Charlie2.jpgCelui qui affirme que la Sainte Inquisition (d’environ1231 à 1834, ) ne saurait être critiquée du fait qu’elle était sainte et que ses victimes iraient de toute façon en enfer / Celle qui affirme que le génocide des Cananéens ordonné par Yahweh dans l’Ancien Testament n’est qu’une métaphore / Ceux qui se rappellent que le dieu Athée a légitimé des millions d’assassinats en sainte Russie sous le règne du séminariste Iosip Djougatchvili dit Staline avant de justifier les millions de morts imputables au Président Mao vénéré à Saint Germain-des-Prés et à l'Elysée puis de cautionner le génocide du peuple cambodgien par ses propres fanatiques  /  Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait /Charlie3.jpgCeux qui sont prêts à couper les mains des chiens d’infidèles au scandale de ceux qui ont décapité leur roi et leurs frères de sang bleu / Celui qui sous le nom de Ramuz a fait l'éloge du major illuminé démocrate avant l'heure que les djihadistes bernois ont décapité sur la pelouse lausannoise actuellement réservée aux barbecues / Celle qui se refuse à Conan dont la secte cannibale est en désaccord avec celle de son père plutôt anthropophage / Ceux qui invoquent God  en flinguant tout ce qui s’oppose à l’Axe du Bien / Celui qui aime lire Pascal en écoutant The Smiths / Celle qui jouit de se confesser au père Anselme / Charlie4.jpgCeux qui se retiennent de lâcher un vent soufi pendant l’homélie intégriste/ Celui qui se dit rempli du nom de Dieu /Celle qui  a perdu ses deux fils au Bataclan mais ne veut pas entendre parler de guerre  / Ceux qui ont peur de leurs fils croyants / Celui qui oblige sa famille à prier debout sinon je te tue / Celle qui a vendu son silence après que l’archevêque polonais a violé ses deux fistons / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli / Charlie8.jpgCelui qui se fait traiter d'antisémite pour avoir osé critiquer l'apologie tribale de la violence faite dans l'Ancien Testament / Celle qui rappelle aux intéressés que le dieu Yahweh avait une femme aux fourneaux / Ceux qui incriminent le wahhabisme au déplaisir des exportateurs suisses qui n'ont pas d'états d'âme et de Donald Trump qui a des armes de destructions massive à fourguer / Celui qui incrimine essentiellement le Coran et les hadiths mais un Palestinien islamophobe a peu de chance de passer à la télé  / Ceux que le monothéisme a toujours insupportés par son manque d'imagination poétique /  Celui qui fait la tournée de la paroisse en vélosolex avant d’aller boire un verre avec le Père Claude ce bon gars accueillant de migrants dans sa cambuse / Celle qui n'est pas dupe des principes moraux affichés par les adorateurs du Dollar / Ceux qui pensent que la Shoah reste à parachever /  Celui qui n’ose plus dire à la télé que Dieu lui dicte ses livres  / Celle que l’excision a détourné des siens / Ceux qui parlent aux oiseaux du bon Dieu dont on a déformé les propos, etc.   

    L'auteur de cette liste peu exhaustive recommande, aux amnésiques, la lecture de l'Histoire générale de Dieu, de Gérald Messadié, de La Folie de Dieu, de Peter Sloterdijk, et du Livre noir de l'Inquisition, entre autres reflets d'une férocité millénaire imputée à diverses divinités femelles (au début) et de plus en plus mâles.

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  • Prends garde à la douceur

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    Je me réjouis  d'annoncer la finition, ce mardi matin 6 juin, du triptyque poético-méditatif intitulé Prends garde à la douceur (Pensées de l'aube - Pensées en chemin et Pensées du soir) dédié à la mémoire de Lady L. et à ses enfants et petits-enfants. Le livre, sur contrat signé, est à paraître à l' automne 2023 aux éditions de L'Aire.
     
    Exergues:
     
    Dans Arles, où sont les Alyscans,
    Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
    Et clair le temps,
    Prends garde à la douceur des choses.
    Lorsque tu sens battre sans cause
    Ton coeur trop lourd ;
    Et que se taisent les colombes :
    Parle tout bas, si c’est d’amour,
    Au bord des tombes.
    (Paul-Jean Toulet, Romances sans musique, 1915)
     
    « Consens à l’Univers ! Tu n’arriveras jamais à être Un à toi tout seul » (Paul Claudel)
     
    Prends garde à la douceur
     
     
    La pensée qui s’incarne et se fait musique au fil des jours respire le mieux sur les ailes de la rêverie, alliant Animus, l’esprit, et Anima, l’âme du cœur.
     
    Tous les jours mourir et renaître, de l’aube au crépuscule par les chemins du monde et de ce qui peut être dit par les mots, ou juste suggéré, juste évoqué, le souci du mot juste et ses à peu près aussi révélateurs.
     
    Révélations du jour et de la nuit, de la mort et de l’enfance, sur les chemins du Temps, les mots en cage avec des ouvertures sur l’infini. Je m’assieds pour dire quelque chose et c’est autre chose que j’écris. Minutes heureuses et réalités de l’effroi devant les victimes. Mais que notre joie demeure...
  • L'évidence mystérieuse de l'être

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    Pour lire et relire Le Canal exutoire de Charles-Albert Cingria 

     

    Le Canal exutoire est à mes yeux le texte le plus mystérieux et le plus sourdement éclairant de toute l’œuvre de Cingria, qu’on ne peut appeler ici Charles-Albert. Nulle familiarité, nul enjouement, nulle connivence non plus ne conviennent en effet à l’abord de cet écrit dont la fulgurance et la densité cristallisent en somme une ontologie poétique en laquelle je vois la plus haute manifestation d’une pensée à la fois très physique et métaphysique, jaillie comme un crachat d’étoiles et aussi longue à nous atteindre dans la nuit des temps de l’esprit, jetée à la vitesse de la semence et lente autant dans son remuement qu’un rêve de tout petit chat dans son panier ou sur son rocher.

    Cette image est d’ailleurs celle qui apparaît à la fin du texte, par laquelle je commencerai de le citer, comme un appel à tout reprendre ensuite à la source : « Je viens de voir, dans la maison où je loue des chambres, un chat tout petit réclamer avec obstination un droit de vivre. Il est venu là et il a décidé de rester là. C’est étrange comme il est sérieux et comme ses yeux, malgré son nez tatoué de macadam par les corneilles, flamboient d’une flamme utilitaire. Il a forcé la compréhension. On le lance en l’air, il s’accroche à des feuilles. Il miaule, il exige, on le chasse ; il rentre; une dame qui a des falbalas de peluche bleue l’adopte pour deux minutes. Il ronronne à faire crouler les plâtres. Bien mieux, il fait du chantage. Des gens qui ont une sensibilité arrivent et s’en vont si on le maltraite.  Aux heures de bousculade il grimpe sur une colonne et se tient en équilibre sur un minuscule pot de fleurs où un oignon des montagnes lui pique le ventre. Il s’arrondit alors, par-dessous, il fait une voûte avec son ventre. Ainsi, à vrai dire, est ce petit Esquimau qui jette des yeux pleins d’or dévorant sur la vie. La vie est bonne et le prouve. Surtout, cependant, dans la raréfaction glaciaire, ou tout ailleurs, dans le martyre, les affres, les combles. L’être est libre, mais pas égal, si ce n’est par cette liberté même qui ne chante sa note divine que quand la tristesse est sur toute la terre et que la privation ne peut être dépassée. Mais je crois avoir déjà dit cela plusieurs fois ».

    C’est cela justement qu’il faut et avec l’obstination ventrale d’un animal au front pur : c’est lire et relire Le Canal exutoire et d’abord mieux regarder ce titre et se compénétrer de sa beauté pratique et de sa raison d’être qu’une notice en exergue explicite : «On appelle canal exutoire un canal qui favorise l’écoulement des eaux, pour empêcher qu’un lac ou une étendue d’eau que remplit par l’autre bout une rivière, ne monte éternellement ». 

    Il est bel et bon que l’eau monte et fasse parfois des lacs, mais il n’est pas souhaitable qu’elle monte « éternellement » car alors elle noierait tout et bien pire : deviendrait stagnante et croupissante et forcément malsaine à la longue autant qu’une pensée enfermée dans un bocal sans air.

    Le canal, comme celui par lequel on pisse, est là comme la bonde qu’on lâche pour l’assainissement des contenus avant le récurage des cuves, des reins et des neurones. Certes on est enfermé dans son corps, et sans doute se doit-on tant soit peu à la société, fût-elle « une viscosité », comme on l’apprendra, ou même une « fiction », mais l’échappée passera par là, sans oublier que la liberté et la tristesse ont partie liée.

    Le premier barrage que fait sauter ici le poète est celui d’un simulacre de société perçu comme un empêchement vital de type moralisant, dont le dernier avatar est aujourd’hui l’américaine political correctness, ce politiquement correct que Charles-Albert eût sans doute exécré.

    Cette première attaque, et fulminante, du Canal exutoire, vise évidemment ces dames de vigilante vertu dont les ligues agissaient bel et bien dans la Genève bourgeoise et calviniste de ces années-là, mais il faut voir plus largement ce que signifie l’opposition des « ombrelles fanées » et de la vertu romaine qu’invoque le lecteur de Virgile et de Dante et qui fait aussi écho, peut-être, à la fameuse formule de Maurras dont les frères Cingria partageaient le goût en leurs jeunes années: « Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques».

    Sur quoi l’on relit la première page du Canal exutoire avant de penser plus avant :

    « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.

    L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bon mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.

    Il suffit qu’il y ait quelqu’un »…

    Or cette vitupérante attaque ne serait qu’une bravade rhétorique genre coup de gueule si son geste ne débouchait sur ce quelqu’un qui révèle précisément l’être dans sa beauté et dans sa bonté, son origine naturelle (de femme-fleur ou d’homme tronc, tout est beau et bon) et de ses fins possiblement surnaturelles, on n’en sait rien mais Cingria y croit et bien plus qu’une croyance c’est le chemin même de sa poétique et de sa pensée.

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgL’être n’est pas du tout un spectacle, comme l’a hasardé certaine professeure ne voyant en le monde de Charles-Albert qu’un théâtre, pas plus qu’il ne se réduit à une déambulation divagante juste bonne à flatter l’esthétisme dandy d’autres lettrés sans entrailles : l’être est une apparition de terre et d’herbe et de chair et d’esprit dans les constellation d’eau et de feu, et tout son mystère soudain ce soir prend ce visage : « Un archange est là, perdu dans une brasserie ».

    La condition de l’être a été précisée : « Il suffit qu’il y ait quelqu’un ». Et pas n’importe qui cela va sans dire. Réduire quelqu’un à n’importe qui fixe à mes yeux le péché mortel qu’on dit contre l’Esprit et qu’évoque cette pensée inspirée des carnets inédits de Thierry Vernet : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

             L’évidence mystérieuse de l’être se trouve à tout moment perçue et ressaisie par Cingria à tous les états et degrés de la sensation. Tout est perçu comme à fleur de mots et tout découle, et tout informe à la fois et revivifie ce qu’on peut dire l’âme qui n’a rien chez lui de fadement éthéré ni filtré des prétendues impureté du corps.

           Voici l’âme au bois de la nuit : « La chouette est un hoquet de cristal et d’esprit de sang qui bat aussi nettement et férocement que le sperme qui est du sang ». 

           Tout communique !

    « Il suffit qu’il y ait quelqu’un », notait-il sur un feuille d’air, et ce quelqu’un fut de tous les temps et partout sans considération de race ou de foi ni de morgue coloniale ni de repentir philanthrope: « Une multitude de héros et de coalitions de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule à Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « société » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela : l’être : rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est  appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre – il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société ».       

    Cingria7.JPGOn entend Monsieur Citoyen toussoter. Tout aussitôt cependant se précise, à l’angle séparant « l’être qui se reconnaît » et, par exemple, l’employé de bureau ou la cheffe de projet - de la même pâte d’être cela va sans dire que tout un chacun  -, la notion de ce que Cingria définit par la formule d’« homme-humain » qu’il dit emprunter aux Chinois.

    Charles-Albert le commensal affiche alors les termes de son ascèse poétique : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »

    Ce mot de récupération est essentiel, mais attention : ne voir en Charles-Albert qu’un grappilleur d’observations ou qu’un chineur de sensations fait trop peu de cas de cette « œuvre », précisément, de transmutation du physique en métaphysique,  comme il fait une icône de cette nouvelle apparition du plus banal chemineau: « J’ai vu hier un de ces hommes-humains. En pauvre veste, simplement assis sur le rail, il avait un litre dans sa poche et il pensait. C’est tout, il n’en faut pas plus ».

    Grappiller sera merveilleux, c’est entendu, et chiner par le monde des choses inanimées et belles (cette poubelle dont le fer-blanc luit doucement dans la pénombre de la ruelle du Lac, tout à côté) ou bien observer (car « observer c’est aimer ») de ces êtres parfaits que sont les animaux ou des enfants, qui le sont par intermittence, et des dames et des messieurs qui font ce qu’ils peuvent dont le poète récupère les bribes d’éternité qui en émanent - tout cela ressortit à la mystérieuse évidence de l’être qui se reconnaît et s’en stupéfie.

    « Une énigme entre toutes me tenaille, à quoi mes considérations du début n’ont pas apporté une solution suffisante. J’ai beau lire – et, puisque je vais vers des livres, c’est encore mon intention –je n’apprends rien. Un mot seulement de Voltaire : Il n’est pas plus étonnant de naître deux fois que de naître une fois, m’apprend que  quelqu’un a trouvé étonnant de naître une fois ; mais est-ce que beaucoup, lisant cela, ont été secoués par  cette évidence ? Je m’exprime mal : par la nature de cette évidence. Je m’exprime encore mal… il n’y a pas de mots, il n’y en aura jamais. Ou bien on est saisi d’un étonnement sans limites qui est, dans le temps de la rapidité d’un éclair, indiciblement instructif (je crois qu’on comprend quelque chose : on gratte à la caverne de l’énigme du monde ; mais on ne peut se tenir dans cet état ; immédiatement on oublie) ou bien on lit cela sans être effleuré et on passe à autre chose. Comme s’il y avait autre chose ! »

    Cette impossibilité, pour les mots, de dire ce qu’il y a entre les mots et derrière les mots, Charles-Albert la ressent à proportion de son aptitude rarissime à suggérer ce qu’il y a derrière les mots et sous les mots. Il note simplement : « Le sol est invitant, fardé, aimable, élastique, lunaire », et c’est à vous de remplir les vides. Mais qui suggère autant au fil de telles ellipses ?

    On lit par exemple ceci à la fin du Canal exutoire après de puissants développements qui, comme souvent dans cette œuvre, forment la masse roulante et grommelante d’un troupeau de mots qui vont comme se cherchant, et tout à coup cela fuse : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».

    « Relire » aujourd’hui Cingria pourrait signifier alors qu’on commence à le lire vraiment. Or le lire vraiment commande une attention nouvelle, la moins « littéraire » possible, la plus immédiate et la plus rapide dans ses mises en rapport (on lira par exemple  Le canal exutoire à Shangaï la nuit ou sur les parapets de Brooklyn Heights en fin de matinée, dans un café de Cracovie ou tôt l’aube dans les brumes d’Anvers, pour mieux en entendre la tonne par contraste), à l’écoute rafraîchie de cette parole proprement inouïe, absolument libre et non moins absolument centrée et fondée, chargée de sens comme le serait une pile atomique.

    « C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer, comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être. » Or tout un chacun, il faut le répéter, figure le même vibrant bocal que les derviches font vrombir en tournoyant sous le ciel pur.

    Lire Cingria est une cure d’âme de tous les matins, après le dentifrice, et ensuite partout, au bureau, au tea-room des rombières poudrées à ombrelles, aux bains de soufre ou de boue, chez la coiffeuse Rita « pour l’homme » ou au club des amateurs de spécialités.

    L’injonction de relire Cingria suppose qu’avoir lu Cingria fait partie de la pratique courante, et c’est évidemment controuvé par la statistique. Et pourtant c’est peut-être vrai quelque part, comme on dit aujourd’hui dans la langue de coton des temps qui courent,  car il est avéré qu’on lit et qu’on vit cette poésie depuis des siècles et partout et que ça continue: on a lu Pétrarque et Virgile, on a lu Mengtsu et les poètes T’ang, on a lu l’élégie à la petite princesse égyptienne morte à huit ans  il y a vingt-cinq siècles et tout le grand récit d’inquiétude et de reconnaissance que module le chant humain, on sait évidemment par cœur Aristote et Augustin de même qu’on lit dans le texte la Commedia de Dante et la Cinquième promenade de Rouseau, on a lu Max Jacob, on a lu Dimanche m’attend de Jacques Audiberti ou Rien que la terre de Paul Morand, plus récemment on a lu Testament du Haut-Rhône de Maurice Chappaz que Charles-Albert plaçait très haut aussi et qui participe également de ce qu’on pourrait dire le chant et la mémoire « antique » du monde, étant entendu que cette Antiquité-là, qui est celle-là même du Canal exutoire et de toutes les fugues de Cingria,  est de ce matin.

    Baudelaire l’écrit précisément : « Le palimpseste de la mémoire est indestructible ». Or c’est à travers les strates de mille manuscrits superposés et déchiffrés comme en transparence qu’il faut aussi (re) lire Cingria en excluant toute réquisition exclusive et tout accaparement.   

    Charles-Albert reste et restera toujours l’auteur de quelques-uns qui se reconnaissent dans l’être de son écriture, sans considération de haute culture pour autant. « L’être ne peut se mouvoir sans illusion », écrit-il encore dans Le canal exutoire, mais il a cette secousse : il est de tout autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup, elle pense ça. Après elle oublie. Tous du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier ».

    On oubliera le Cingria des spécialistes, même s’il fut de grand apport pour ceci et cela. On oubliera le musicologue et l’historien, on oubliera plus ou moins la prodigieuse substance si modestement dispersée par l’écrivain dans cent revues et journaux, de la NRF jusqu’aux plus humbles, mais jamais nulle fille de basse-cour n’oubliera la découpe de cette écriture, sa façon de sculpter les objets, de les révéler sous une lumière neuve, de faire luire et chanter les mots.

    On n’a pas encore assez dit, à propos de cette écriture, qu’elle consommait la fusion de l’apollinien et du dionysiaque, du très sublimé et du très charnel avec  ce poids boursier sexuel et sa fusée lyrique – on est tenté de dire mystique mais on ne le dira pas, sous l’effet de la même réserve que celle du poète.

    C’est encore dans Le canal exutoire qu’on lit ceci, dans la seconde séquence marquée par cette vertigineuse ressaisie de l’être en promenade quelque part en Bretagne. Or il faut tout citer de cette hallucinante prose : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, in va et on avance. Les murs –c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient.

    Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien. »

    Tel étant l’homme-humain.

    Or, nul aujourd’hui n’a élevé l’abstraction lyrique à ces sidérales hauteurs sans s’égarer pour autant dans les fumées ou le glacier cérébral tant le mot  reste irrigué de sang et gainé de chair.

    Ensuite on retombe de très haut : j’entends à la radio suisse que Cingria serait réactionnaire ? Stupidité sans borne ! J’entends une voix de pédant rappeler qu’autour de ses vingt ans il aurait été maurrassien comme son frère Alexandre ? Ah la découverte et la belle affaire, mais qui fait encore se tortiller certains comme en d’autre temps certaines ombrelles évoquaient ses moeurs. Et quels mœurs ? Y étaient-elles ? L’ont-elle vu de leurs yeux lancer du foutre sur le piano de leur enfant ?

    L’être qui se reconnaît échappe aux accroupissements et c’est donc en fugue que doit s’achever cette lecture du Canal exutoire.

    CINGRIA4.jpgCe jour d’août 1939 la mode était à la guerre et tout le monde en portait l’uniforme, sauf Charles-Albert qui s’apprêtait, du moins, à quitter Paris pour la Suisse.

    Il avait tout préparé pour partir - « et vous savez ce que c’est émouvant, ce moment terrible »- , il avait hésité « sur le palier du vieil escalier qui craque », il était revenu sur ses pas afin de vider le vieux thé de la théière et de mieux fermer le piano de crainte  que des papillons de nuit ne viennent s’étrangler et sécher dans les cordes « comme c’est arrivé la dernière fois », puis un télégramme lui était arrivé pour lui annoncer que des amis le prendraient le lendemain matin à bord  de leur « puissante Fiat vermillon réglée pour l’Angleterre », et alors il s’était dit ceci : « Ah mais quel bonheur d’avoir encore un jour pour méditer tranquillement et ranger mieux ses livres. Et puis refaire une de ces fabuleuses sorties le soir dans ces quartiers terribles pleins de chair angoissée très pâle, rue des Rosiers, rue des Blancs-Manteaux, impasse ardente de l’Homme Armé, place des Archive où il y a tant de civilisation farouche et tendre. Là il y a un bar qui sanglote la lumière. J’y retrouve un petit cercle d’amis, un Madrilène racé qui a l’air d’un lévrier découpé dans du papier. Il veut savoir tout.  Ah non, je ne veux pas qu’on parle d’art ni de poésie ce soir ! On a le cœur trop plein d’angoisse. La poésie, elle est là tout entière dans les cris qui sonnent de ces gosses qui ressortent après neuf heures pour jouer en espadrilles sur le bitume...

     

    La Désirade, ce 16 septembre 2011.

     

  • Ceux qui songent avant l'aube

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    listesPublie.net accueille les listes de JLK. François Bon présente l'ouvrage.

     

    L’énumération est un fondement de la littérature : qu’on aille dans la Bible, avec l’inventaire du temple dans Exode, ou les généalogies, et qu’on aille chercher de quelles civilisations, de quels textes hérités. Et quel bonheur et quel émerveillement nous prend encore à Seî Shonagon et ses Notes de chevet, la capacité du coup d’entrer dans l’an 1000 du vieux Japon, et de s’y trouver comme en plein voisinage avec le médecin ivrogne, les ponts qui sont beaux et ceux qui le sont moins, les bons usages et les choses qui vous mettent en colère, comme ce crissement du cheveu pris dans la pierre à encre.

    L’énumération est toujours resté une marge active de la littérature. Parce que c’est ce que nous faisons dans nos cahiers, dans notre documentation du monde. C’est la première construction de langage pour construire et déplacer le regard. Il y en a chez Novarina, chez Perec et Roubaud, des poètes comme Bernard Bretonnière.

    Maintenant, Jean-Louis Kuffer. Que je n’ai jamais rencontré. Au départ, juste la curiosité d’un blog de critique littéraire tenu en Suisse, donc un écart, des découvertes, une attention à des auteurs qui comptent, Nicolas Bouvier le premier, évidemment, ou la découverte de Popescu, sa Symphonie du Loup.

    Mais nous tous, côté blogs, à mesure qu’on découvre l’outil et la force d’Internet, on évolue. La critique s’ouvre à la photographie, aux scènes du quotidien, aux réactions d’humeur. Le blog de Jean-Louis Kuffer a gagné en arborescence, en étalement : on parle d’une musique, d’un ciel. On y développe des correspondances.

    Et puis ses Ceux qui. Au début, un exercice un peu discret, de fond de blog. On survolait. Je m’y suis pris vraiment lorsque j’ai lu celui qui s’est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d’un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu’on a chacun à notre discipline.

    Celui qui, celle qui, ceux qui, dans mes ateliers d’écriture, je me sers fréquemment d’un texte de Saint-John Perse (le chapitre IV d’Exil) qui fonctionne sur ce principe, en l’appliquant à la généalogie de chacun, mais une généalogie sans noms propres ni chronologie. Les résultats toujours sont impressionnants : la peau du monde, les silhouettes qui le portent.

    Avec des effets connexes : peu importe, dans Saint-John Perse, qu’on comprenne ou pas. Ainsi, dans les énumérations de JLK, la phrase Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte devient signifiante même sans rien savoir de la protagoniste. Ainsi, et là c’est déjà dans Seî Shonagon, la juxtaposition d’éléments forts, de haute gravité, ou à teneur politique, voire subversive, et d’éléments qui tout d’un coup provoquent le rire, ou la seule légèreté (Ceux qui vivaient aux oiseaux en 1957).

    J’ai donc demandé et obtenu de Jean-Louis Kuffer qu’on développe ici ses Ceux qui. La preuve qu’une énumération tient, c’est quand sa propre table des matières devient elle aussi une prouesse de langage. Voir l’extrait feuilletable. Mais Dans une idée d’oeuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d’enfouissement du blog, ce que j’ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l’auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s’y ajouteront...

    Et bonne visite du site en développement infini de Jean-Louis Kuffer, la rubrique de ses Celui qui, celle qui, ceux qui (mais attention, il y en a de dissimulés ailleurs dans le site). Et qu’une lecture aussi vigoureusement salutaire nous arrive des ciels suisses n’est pas neutre : on s’en réjouit ici.

    François Bon

    Ceux qui songent avant l’aube l’énumération comme arme pour dire le monde Jean-Louis Kuffer 2008-10-29 80 5,50 euros publienet_KUFFER01 publie.net. http://www.publie.net

  • Un androïde plus humain que nature...

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    Un androïde fort attachant, dans le (superbe) dernier roman de Ian McEwan, Une machine comme moi,  nous confronte aux limites de notre «nature» au fil d’une uchronie passionnante. Sous le contrôle attentif d’un Alain Turing (1904-1956) toujours en vie, les avancées fascinantes de la technologie, au début des années 80, butent sur le « trop humain » de notre espèce…
     
    Un bon roman, ou disons carrément un grand roman pour insister sur la rareté actuelle de la chose, se caractérise (notamment) par le fait que tous ses personnages ont raison, ou plus exactement qu’ils ont tous leurs raisons dont le lecteur doit tenir compte avec équité, comme il en va à la lecture des grands romans de Dickens ou de Dostoïevski, de Jane Austen ou d’un Henry James auquel on doit précisément cette idée.
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    Or un bon roman récent, qui a pas mal d’attributs d’un grand roman, rareté actuelle frappante, réalise cette performance très particulière de donner raison à une machine humaine avec une intelligence et une sensibilité affective qui n’a rien d’artificiel ou de bêtement sentimental. Plus encore, l’androïde Adam, l’un des personnages principaux du dernier roman de Ian McEwan, a tellement raison qu’on s’y attache autant sinon plus qu’à un humain « trop humain » au point de ressentir sa destruction (à coups de marteau, par celui qui l’a acheté) comme un meurtre affreux blessant notre petit cœur de lectrice ou de lecteur…
    Du bon usage de la conjecture romanesque
    Les uchronies (récits d'événements fictifs à partir d'un point de départ historique) prolifèrent de nos jours, autant que les dystopies (récits de fiction qui évoquent un monde utopique à coloration catastrophiste), à proportion des inquiétudes, fondées ou plus vagues, et des angoisses plus ou moins lancinantes qui taraudent notre espèce confrontée aux crises de toutes sortes, telles la hantise climatique et autres catastrophes humanitaires à motifs variés.
    L’impression que l’expérience Homo sapiens est un (partiel) raté de la saga terrestre fait figure de nouveau thème mondialisé, d’où le regain de fictions littéraires ou cinématographiques (sans parler des séries télé parfois meilleures dans le genre, comme l’illustrent les épisodes les plus percutants de Black Mirror) qui revisitent les motifs de la science fiction en quête d’alternatives viables, où l’intelligence artificielle et ses artefacts nous rattrapent.
    Or un romancier « sérieux » peut-il se mêler de robotique et autres conjectures propres au genre de la science fiction, se demanderont les « purs » littéraires qui ont reconnu en Ian Mc Ewan, notamment avec Expiation (Gallimard, 2003), l’un des meilleurs romanciers anglais de ces dernières décennies ? Et pourquoi pas, rétorqueront celles et ceux qui, déjà, ont vu une Doris Lessing ou une Margaret Atwood exceller dans ce genre de la science fiction longtemps regardé de haut par les instances académique. Au reste, Ian Mc Ewan n’a cessé, dans la suite de ses romans, de varier ses points de vue et ses modalités d’expression par rapport à la réalité qui nous entoure, comme dans la très belle « méditation » romanesque développée avec L’intérêt de l’enfant (Gallimard, 2015) où il est autant question de justice sociale que de psychologie et de poésie, d’amour et de mort…
     
    Un « enfant » qui en sait un peu trop
    Lorsque le prénommé Charlie, en début de trentaine, fait l’acquisition, grâce à la vente de la maison de feue sa mère, d’un des 25 androïdes mâles et femelles mis en vente en 1982, lui-même est un garçon un peu flottant qui a fait quelques études d’anthropologie et essuyé deux ou trois échecs professionnels et sentimentaux, boursicotant sur Internet et louchant vers sa jeune et jolie voisine Miranda en attendant plus que leur statut gentiment amical.
    Le robot qui lui est livré se prénomme Adam, et son arrivée correspond bel et bien à la genèse d’une nouvelle vie après une première nuit torride passée dans les bras et les draps de Miranda bientôt priée de participer à la programmation d’Adam, lequel devient ainsi, avec les traits de caractères choisis par les deux conjoints, leur enfant virtuel.
    Or l’« enfant » en question, solide gaillard au physique avenant de Levantin baraqué, ne tarde à devenir un problème dans la vie de Charlie : d’abord en lâchant une petite phrase à valeur de mise en garde accusatrice à propos de Miranda (comme quoi ce serait une menteuse), et ensuite en couchant avec elle.
    Cela fait beaucoup, en tout cas assez pour que le « propriétaire » d’Adam le débranche quelque temps – il lui suffit en effet de peser sur un certain bouton, dit « bouton de la mort », pour lui couper le sifflet au double sens du terme…
    Mais ce n’est qu’un début, car Adam, ramené peu après à la vie, ne fera qu’inquiéter un peu plus Charlie en déclarant à celui-ci qu’il est réellement amoureux de Miranda et, lorsque son « père » tentera de le débrancher une seconde fois, de l’attraper par le poignet et de le lui briser net. Autant dire qu’Adam, ayant goûté à la meilleure chose de l’existence humaine que figure l’amour avec une Ève gironde, s’y installera d’autorité tout en promettant à Charlie de n’aimer sa girl friend que platoniquement.
    Sur quoi l’androïde, intellectuellement surdoué, dont le vocabulaire est plus étendu que celui de Shakespeare et les aptitudes exceptionnelles en matière de maths, se montrera très utile, financièrement parlant, dans sa pratique supérieurement éclairée des spéculations financières sur la Toile, au point d’assurer bientôt l’enrichissement du jeune couple. Mais celui-ci à d’autres problèmes, plus tordus à vrai dire qu’une partie de Go…
     
    L’infinie complexité humaine
    Si Adam a parlé de mensonge à propos de Miranda, ce n’est pas en amant jaloux mais en androïde mieux informé que son rival sur le passé compliqué de la jeune femme, accusatrice dans un procès l’opposant à un prétendu violeur qu’elle a bel et bien fait envoyer en prison – à tort et à raison comme on le verra plus tard…
    L’ironie supérieure de Ian McEwan, omniprésente dès les premières pages de ce roman qui n’a décidément rien d’un gadget de SF, tient donc au fait que c’est par la voix d’un robot que nous pénétrons dans les embrouilles de l’humaine condition telles que McEwan les a démêlées, déjà, dans ses romans antérieurs.
    À la pénétration psychologique et à la profonde empathie de ceux-ci, sur fond d’observation sociale toujours très nourrie, s’ajoute donc, ici, une double dimension conjecturale puisque l’histoire contemporaine se trouve « revisitée » politiquement (Jimmy Carter est toujours président, et comme un avant-goût de Brexit se fait sentir en Angleterre) alors que le génial Alan Turing assiste au fiasco de la première expérience collective des androïdes lâchés « dans la nature », bonnement incapables de s’adapter au fonctionnement social ou affectif de ces fichues machines humaines !
    Plus précisément, l’Adam confronté à la vie de Charlie et Miranda se montre trop honnête, trop respectueux des lois et trop conséquent pour ne pas entrer en conflit avec ceux qui ne voient en lui qu’une «putain de machine». Or nous savons que c’est lui qui a raison, en sa quête de la vérité sans compromis, et tout le mérite du romancier – avec malice et tendresse – tient alors à nous le rendre plus sympathique que nos congénères mortels, lesquels n’ont même pas, comme lui l’option finale de transférer leurs données sur un Nuage numérique avant de rendre l’âme sous de grossiers coups de marteau…
    Ian McEwan, Une machine comme moi. Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon. Gallimard, coll. Du monde entier, 2019, 385p.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XX)
     
    De ta voix ce jour-là. - Tu me demandes si l’eau et le ciel se souviendront de nous, et c’est cela que j’aime chez toi : c’est cela qui fait que je pense toujours à toi quand je suis seule sous le ciel, qui se souviendra de moi, ou devant l’eau, qui se souviendra de toi, nous sommes faits de la même étoffe que les songes de l’eau et du ciel, et vois comme l’eau et le ciel semblent nous aimer…
     
    De la transparence.- Ces soirs de juin étaient vos préférés, où que vous étiez, mais plus que jamais ces dernières années là-haut au bord du ciel où vos regards se retrouvaient de se perdre ensemble dans les lointains bleutés semblant figurer quelque temps l’éternité puis se laissant gagner lentement par la douce obscurité devant laquelle vous vous taisiez...
     
    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n’être rien mais c’est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous…
    Des choses qui restent cachées .- À vrai dire rien n’est absolument assuré ni contrôlé, aimait-elle à rappeler avec un certain sourire, et c’est ce qui rend d’autant plus beau ce qui l’est sans que ce soit une absolue nécessité, ajoutait-elle avec un sourire certain...
     
    De l’étonnement .- Cela non plus ne se mesure pas ni ne s’explique, ou alors c’est en nous qu’elle veillait et que par surprise elle s’éveille et nous éveille les yeux fermés, puis on les ouvre et le monde est là comme ouvert par la beauté...
     
    De la cruauté de la vie.- Certes vous étiez mal préparés aux atrocités de la vie et pourtant vos aïeux vous avaient avertis: qu’à tout moment vous pourriez être surpris, et c’est arrivé : tant de fois cela vous est arrivé sans jamais vous lasser ni la condamner, vous arracher à elle ni aux bras auxquels elle vous avait fait la grâce de vous confier le temps que vous donniez la vie - comme on dit...
     
    De ce qu’on dit sacré.- Cela aussi vous le saviez en vous, elle autant que toi, et c’était cela qui fondait votre patience autant que vos élans partagés, votre désarmante sincérité à tous deux, votre égale façon de vous garder de la vacuité et des reptations le plus vulgaires, et votre respect des lieux dits élus et des divers dieux reconnus quand un seul sentiment vous unissait en conviction, mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...
     
    De l’acceptation.- Que la rage et le désespoir fussent absents de ce que vous aurez ressenti devant tant de violence et l’inexplicable acharnement de la vie soudain ennemie: qui le prétendrait jamais, et cela même fut le signe de votre capacité de recevoir également les meilleurs dons et les pires sans cesser de vous aider à survivre...
     
    Des signes de sainteté.- Aussi, pour le dire familièrement, la maladie et la mort annoncée font sortir du bois de certains lutins aux gestes appropriés et comme auréolés de bonté pour ainsi dire professionnelle, tendrement occupés à pommader et soulager, réparer et rassurer en ne cessant de chantonner ou de plaisanter autour du grabataire se surprenant à son tour à chantonner de concert et plaisanter au dam de son foireux cancer...
     
    Du dernier cortège.- Jusqu’à la nuit totale Il y eut, encore et encore et un peu partout, des soirs et des soirs à se tenir ensemble et à se murmurer des choses, des soirs à revivre des choses ou des soirs à s’avouer telle ou telle chose à regretter peut-être ou à se faire pardonner, et certains soirs en resteraient marqué, et la fin de la soirée était parfois propice à plus d’indulgence - et de fait chaque soir augmenterait cette inclination à plus de bienveillance...
     
    Des détails révélateurs.- Point de cendres au lac ! ordonne Untel qui ne jure que par les jardins du souvenir en altitude, et sa veuve obéira malgré sa préférence pour le cercueil de bois de rose et les tombes alignées conformément aux réputations financières des hoiries...
     
    De vos dernières plaisanteries.- Le quasi défunt rappelle à voix posée qu’il ne dira rien de ce qu’il voit de l’autre côté si vous restez à l’écouter, et vous lui répondez qu’il ne sera fait selon sa volonté qu’en cas de signature avérée par le notaire Brochet...
     
    Du plus tendre aveu.- Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui dit-elle...
     
    Des regrets annoncés.- Ne plus avoir le mal de mer, plus de doute à lever, plus à changer de parfum, n’avoir point de chagrin de sa propre absence, plus de sourire d’enfant à la première neige - cela surtout : plus jamais de sourire d’enfant...
     
    De son dernier désir.- À présent je voudrais dormir, aura-t-elle murmuré les yeux déjà fermés, mais laissez-nous donc la lumière...
     
    À La Désirade, ce mardi 6 juin 2023.
     
    Peinture: Hugo Simberg, L'ange blessé.

  • Les bons enfants

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    (Chanson en mémoire de Thomas Platter)
     
    Ils vont marchant d’un pas joyeux:
    ce sont les escholiers,
    les petits savants renaissants
    aux souliers recollés...
     
    Descendus des monts enneigés,
    chantant et mendiant,
    ils vont là-bas par les vergers,
    priant et grappillant...
     
    Les pays en guerre et la peste
    ne les arrêtent pas,
    et jamais ils ne sont en reste
    de nouveaux débats...
     
    Les Maîtres les ont accueillis
    de Bâle à Cracovie,
    plus que jamais tout réjouis,
    jusques aux Pays-Bas...
     
    Le latin n’a plus de secrets
    pour ces gais chenapans,
    et Platon l’éveillé
    les conduit à travers le temps...
     
    À nos seize ans les rencontrant
    au détour d’un chemin,
    à mon tour je suis devenu,
    plus libre que jamais en erre,
    bon enfant autoproclamé
    et dûment diplômé
    De l’université buissonnière...
     
    (Contrerimes advenues en marge de la lecture du Problème Spinoza, très remarquable roman d’Irvin Shalom évoquant les apprentissages contrastés de Baruch à Amsterdam et d’Alfred Rosenberg le futur genocidaire de la Solution finale qui fit main basse sur la bibliothèque du philosophe en 1941)

  • Ceux qui ont un grain

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    Celui qui est fou de sa folle / Celle que la musique habite / Ceux qui se réfugient dans les postures viriles / Celui qui évite les excès de sensibilité / Celle qui a décelé la démence de sa belle-mère dans sa façon de refaire la vaisselle qu’elle l’estime incapable de faire briller / Ceux qui ne comprennent pas les petits gestes complices et les grimaces qui unissent ces deux dingues dont la maison est pourtant bien tenue / Celui qui apprend des airs d’opéras aux ouvriers de l’équipe de nuit / Celle  qui conseille à ses enfants de danser ce qu’ils n’arrivent pas à dire / Ceux qui établissent les normes comportementales de la mère moderne socialement intégrée / Celui qui se la joue père sévère au risque de la violenter quand elle le regarde de son air mutin / Celle qui se fait interner de force par des gens aux sourires suaves / Ceux qui conseillent aux bien portants de garder les enfants à l’écart pour leur bien / Celui qui prétend qu’un véritable artiste ne peut qu’être fou tout en gérant son divorce des plus lucratifs avec cette dingue de Miranda / Celle qui entretient avec ses enfants une relation affective que l’Association des Parents Responsables a clairement condamnée / Ceux qui récusent l’idée selon laquelle la folie est une forme de norme alors qu’elle n’exprime que le rejet de celle-ci / Celui que la honte submerge en écoutant raconter celle qui revient de là-bas au fil d’un récit clair et net / Celle qui avait en effet besoin de se reposer et qui se repose maintenant de son repos forcé / Ceux que leur douce folie retrouvée fait le bonheur des enfants, etc.

    Dessin de Friedrich Dürrenmatt pour ses enfants.

  • Prends garde à la douceur

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    De la croix .- Vie et destin et tout est dit de la croisée de vos chemins à lentes foulées de pieds sarclant le temps de vos pensers profonds, ou dansant parfois, rampant ou vous tordant cloués sur vos lits de douleur - et c’est pourtant de tout cœur et l’âme sereine que vous l’inscrirez enfin: vie et destin...

     

    Des vies conjuguées.- Comment allez-vous, ont-ils commencé de vous demander comme si vous n’étiez qu’un, et au sortir du cinéma : comment l’avez-vous trouvé, sans supposer que l’avis de l’un puisse différer du jugement de l’autre, et de fait l’illusion parfaite vous convenait sans vous contenir tout à fait, trop occupés tous deux à voir au-delà de ce que voyaient vos regards conjugués...

     

    De la théopoésie.- Hélas nous autres bohèmes n’avons jamais été de trop fins théologiens, trop impatients ou trop librement emportés alors que vous argumentiez avant de manger du corps de l’Absolu comme s’il fût plus qu’une symbolique idée, et tant de mots latins pour en imposer quand la poésie le disait les yeux fermés dans la langue du tout humain...

     

    Des marteaux et des marées.- La Raison m’était trop froide, et le seul sentiment trop tiède, te diras-tu in petto en te rappelant leurs chicanes de fauves intelligents mâles et femelles se jetant à la gueule l’argument entre cafés et chapelles, et c’est ce manque de plus tendre collaboration que tu déplores aujourd’hui dans le tintamarre et la confusion des principes, entre jactance hagarde et robotique...

     

    Des doublures .- La séparation des genres et des âges ne les a jamais occupés ni préoccupés, elle dans le cambouis et lui troquant le bracelet de force pour les vocalises imitées de l’oiseau Soprane, elle et lui se complétant sans ignorer la compétence inusitée de l’autre ou son envie d’en tâter (la subite attirance d’Ophélie pour la conduite motorisée à tombeau ouvert), et pourquoi ne pas ignorer les frontières ou brouiller les critères si ceux-ci ou celles-là réfrènent nos élans conjugués...

     

    Du trouble-fête.- Celui que vous avez rejeté était peut-être un Veilleur, mais on n’en est pas sûr: on n’est sûr de rien dans votre semblant de fête où veiller ne peut qu’être suspect...

     

    Des motifs oubliés. - Nous ne savons pas qui étaient les millions d’affamés de toutes les terres où sévirent les affameurs, nous sommes en vie sans être sûrs de notre droit à l’être, nous ignorons ce qu’aurait été la vie de millions de suicidés aux motifs obscurs ou occultés, nous croyons savoir qui nous sommes sans en être sûrs...

     

    Des illuminés.- Distinguer les porteurs de lumière des imposteurs n’est pas donné à qui n’a pas reconnu la lumière en lui, et conclure à la folie des lumineux relève trop souvent de la crainte de la découvrir...

     

    De l’abnégation.- Celui qui se croit rejeté, ou celle qui l’est en effet, ceux qu’on ignore ou qu’on écarte ont la chance d’être rendus à eux-mêmes où il leur sera donné de renaître s’ils ne se rejettent pas...

     

    De l’évidence.- Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m’était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d’être révélé en pleine lumière...

     

    De la vanité.- À se reprocher dans ses écrits le néant de ceux -ci, et d’y insister sans répit, il ne faisait qu’y ajouter avec l’amère volupté de qui n’a rien à dire et fait comme s’il le savait...

     

    De la confiance .- Nous n’avons pas eu besoin de nous confier beaucoup pour nous fier l’un à l’autre, sans trop le seriner aux autres vu que ceux-ci le voyaient assez: que nous étions confiés l’un à l’autre...

     

    De la bonté gratuite.- Qu’une bonne pensée, un beau geste, et toutes les formes de l’attention bienveillante fussent l’objet d’une rétribution, et donc d’une sorte de commerce, nous révulsait également, nous qui n’étions pas ce qu’on peut dire des gens bien de naissance ni n’étions sûrs d’être bons par nature, juste convaincus de la beauté sans prix de la bonté...