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Livre - Page 13

  • De la folie ordinaire

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 24 janvier.- À en croire le visionnaire génial qu’était Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), ce qui caractériserait le XXe siècle et ses suites actuelles consisterait en une acclimatation graduelle et généralisée - comme on parle d’un cancer généralisé par métastases - de la folie, qui deviendrait la norme collective malgré les sursauts sporadiques de résistance personnelle ou autres mouvements de rejet.
    Witkacy (son surnom familier) s’est suicidé en 1939 alors que la Pologne allait subir les conséquences du déchaînement des deux folies collectives pas du tout ordinaires qu’étaient le nazisme et le communisme, non sans nous laisser un prodigieux héritage d’écrits (romans, pièces de théâtre, essais philosophiques,etc) redécouverts depuis les années 60 et dont les constats sont plus pertinents aujourd’hui que jamais, à commencer par son aperçu de la folie ordinaire et de ce qu’il appelle, lus particulièrement, le nivellisme, sur lequel se fondera un nouveau parti - et comment ne pas voir que les nivellistes sont aujourd’hui partout ?
     
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    Avant Orwell, mais après Dostoievski et Nietzsche , Witkacy a vécu dans sa chair la bascule d'un monde à l’autre en vivant de près la violence physique et métaphysique, et plus encore verbale et même érotique de la Révolution bolchevique.
    Sa folie personnelle qui était à la fois d’un artiste et d’un penseur puissamment sexué, d’un acteur en scène à mille masques et d’un farceur, était naturellement incompatible avec les idéologies communiste ou fasciste relevant de la démence la plus ordinaire, au même titre que le taylorisme à l’américaine ou les techniques actuelles de maintien du Bien-Être, comme il l’avait aussi pressenti en prophète du wellness nihiliste - et c’est sa propre folie, choisie comme un destin, et follement inventive parce que mimétique, qui lui aura permis de percevoir la montée en insignifiance de la folie acclimatée, notamment par la publicité normative et la monétisation d’un bonheur obligatoire , et de figurer les grands thèmes du nouveau fantastique social.
    La folie acclimatée est notre bain quotidien, dans lequel un jeune écrivain de tous les sexes - ce qui signifie inclusivement tous les genres - n’a qu’à puiser pour y trouver les ressources d’une représentation à fonction décapante, selon l’expression des médias.
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    Un bon exemple de cette démarche se trouve dans les premières pages, fondatrices à mes yeux, d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dont le titre même singe le langage de la nouvelle idéologie gestionnaire - et le public l’a bien vu, surtout hors de France où l’on reste assez conventionnel en matière de critique panique et rétif à la franche singerie, pédantisme littéraire hexagonal oblige...
    Le problème évidemment, pour un jeune auteur multisexe, est de ne pas tomber dans le travers de la moquerie condescendante dans sa ressaisie phénoménologique des donnés de la folie ordinaire - Il lui faut aller au charbon: ne pas se contenter de dire des choses mais s’efforcer de les raconter.
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    Houellebecq en est là encore un bon exemple, de même que Martin Amis dans Lionel Asbo ou, plus près de nous, l’insolent Quentin Mouron dans un roman encore inédit traitant d’un jeune couple d’influenceurs vivant leur double vie sans bien savoir laquelle est réelle et laquelle virtuelle- ce qui n’a plus la moindre importance à l’époque où nos webcams baisent entre elles sans nous demander de mettre la main à la croupe, n’est-ce pas ?

  • Quoi de neuf les paumés ?

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
    Ce lundi 23 janvier.- Pendant que l’ami Claude Frochaux n’en finit plus de ressasser son constat selon lequel plus rien de significatif ne se ferait en matière de culture, d'arts et de littérature dans nos pays , et ce depuis 68 à peu près, que la fête est finie et qu’il n’y a plus d’œuvres conséquentes à découvrir, je continue pour ma part à parier pour la surprise et mon inextinguible curiosité me vaut toujours quelques découvertes ici et là même si, relisant ces jours Le docteur Faustus de Thomas Mann et les Portraits de femmes de Pietro Citati, je mesure lucidement l’abîme qui sépare un grand roman ou une approche critique créatrice du magma de productions moyennes proliférant dans la « dissociété » actuelle où tout le monde écrit et applaudit à ce qui est écrit, que n’importe qui pourrait écrire, robots y compris...
    Il y a de la Schadenfreude dans le lamento de l’ami Frochaux, autant que dans l’empressement de tant de beaux esprits à conclure à la décadence, et ce n’est pas par aveuglement ou béant optimisme que je m’inscris en faux contre cette idéologie de l’Après-nous-le-déluge : c’est au vu des faits et de manière égotiste et clinique à la fois, après deux accidents sur la route et en montagne, sept opérations qui m’ont valu autant de bonnes heures de lecture à l’hosto ou a casa, un cancer momentanément sous contrôle après 155 séances d’accélérateur linéaire, deux infarctus et j’en passe même si je tousse beaucoup ces jours - et fuck the desease : contre ceux qui pensaient il y a des décennies déjà que le roman était mort, je reprends la crâne réponse de Soljenitsyne qui leur balançait que tant que l’homme vivrait le roman vivra lui aussi !
    Dimitri aussi avait tendance à tirer l’échelle derrière lui, comme Régis Debray ou Godard et tous ceux qui ont connu et vécu de grandes heures grâce aux arts ou à la littérature, soudain confrontés à la platitude satisfaite de la culture de masse, mais c’est justement à l’insatisfaction chronique de Dimitri que je pensais hier soir après avoir achevé la lecture de La Fabrique du corps humain de Jérémie André, quand le patron de L'Âge d'Homme écrivait, dans La Gazette littéraire de je ne sais plus quelle année (disons entre 1977 et 1979) qu’il manquait, au roman romand, un Zola.
    En d’autres termes : que la littérature romande ne disait à peu près rien de la vie réelle, banalement matérielle des gens, de la société réelle avec ses conflits de classes, de la réalité quotidienne des métiers, des gens au travail ou des gens à l’hôpital - alors même que nos écrivains dissertaient sur les question de l’engagement et du rapport de la littérature avec les masses, surtout soucieux des états d'âme (Ah, l'Âme romande !) de tel prof névrosé ou de tel pasteur frustré.
    C’est Dimitri lui-même, au mitan de ma vingtaine , qui m’a conseillé de lire la série des Hommes de bonne volonté de Jules Romains et les romans « durs » de Simenon - deux auteurs particulièrement mal vus des littéraires en ces années 60-70 où l’on passait du Nouveau Roman littérairement correct à la déconstruction structuralisante puis au postmodernisme sociologisant.
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    Mais quoi de Zola dans le petit roman de Jérémie André ? Je dirais : le regard du médecin, au premier et au second degré. Je dirais aussi : l’attention aux aspects variés d’un métier, comme elle est omniprésente chez un Simenon et absolument absente des soucis de Dostoievski (chacun son job), et aux choses elles-mêmes que nous font côtoyer ledit métier, et l’attention non moins vive aux mots, tournures de langage et autres expressions propres aux personnages observés, ici dans une nouvelle société déjà quadrillée par le regard et l’écriture mimétique de Michel Houellebecq.
    C’est entendu : comparer la fine analyse des comportements de trois semi-paumés de la société actuelle évoquant l’hospice occidental de Limonov, et la machinerie énorme des romans de Zola, n’a qu’un sens indicatif, comme le regard de médecin de Jérémie André, soucieusement clinique, peut rappeler le réalisme conséquent d’un Tchekhov ou d’un Céline, autres docteurs avérés et plumitifs de haute volée.
    Jérémie André enfile ses gants d’écrivain débutant avec cette sorte de réserve un peu cérémonieuse que nous savons au chirurgien et qui va se transformer en gestes plus hardis et plus précis au moment de l’action; et la même précision maniaque, le même formalisme, le même souci des processus et des protocoles se retrouvent chez les trois protagonistes de La Fabrication du corps humain, à savoir: Dominique le jeune médecin, Anna l’employée-formatrice de la franchise de fast-food Brother Burger, et Jean-Pierre le gérant local de celle-ci qu’on pourrait dire l’entrepreneur type en train de théoriser le-top de l’entrepreneuriat épanouissant pour tous, carrément tip-top.
    Jérémie André ne pratique pas la satire, enfin pas tout à fait. Son ironie n’en est pas moins proche du sarcasme, comme lorsque Dominique constate que, désormais, à l’hôpital, on soigne les ordinateurs avec plus d’application que les patients, comme Anna constate que les friteuses de son restau demandent autant sinon plus de soins que les clients. Et Jean-Pierre de penser et d’agir comme un robot de gestion, enfin presque, puisque son humanité subsiste en lui sous forme de jalousie archaïque ou de compulsion woke quand il considère son employé noir...
    Je suis curieux de découvrir les commentaires marquant la réception publique et critique de ce premier roman , qui pourrait se limiter au brillant exercice de fabrication ou fonder une œuvre à plus grandes largeurs - on verra bien si la folie indispensable à l’écrivain authentique bouscule demain la sage technique du praticien ...

  • Prends garde à la douceur (5)

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    (Pensées de l'aube, V)
     
    De cette réminiscence. – Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.
     
    De la survie.– J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur éveillé dit à la nuit que les morts survivent…
     
    De la vile lucidité.– Ils dénoncent ce qu'ils disent des alibis, toute pensée émue, tout geste ému, toute action émue ils les dénoncent comme nuls et non avenus, car ils voient plus loin, la Raison voit toujours plus loin que le cœur, jamais ils ne seront dupes, jamais on ne la leur fera, disent-ils en dénonçant les pleureuses, comme ils les appellent pour mieux les démasquer - mais ce ne sont pas des masques qu’ils arrachent : ce sont des visages...
     
    De nos pauvres mots. – Mais aussi tu te dis: de ta pitié, qu’en ont-ils à faire ? Les chars se retirent des décombres en écrasant un peu plus ceux qui y sont ensevelis et tu devrais faire ton sac, départ immédiat pour là-bas, mais qui s’occupera du chien et des oiseaux ? Et que fera-t-elle sans toi ? Et toi qui ne sait même pas construire un mur, juste bon à aligner quelques mots - juste ces quelques mots pour ne pas désespérer: courage aux survivants…
    Peinture: Edvard Munch.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, IV)
     
    De l’offrande. – Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté, je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.
     
    De l’absence.– Je n’aime pas que tu ne sois pas là, je n’aime pas avoir pour écho que ton silence, je n’aime pas cet oreiller que ta tête n’a pas martelé du chaos de tes songes, je n’aime pas cet ordre froid de ton absence que nous sommes deux à ne pas aimer, me dit ton premier SMS de là-bas.
     
    De l’espérance.– Tu me dis, toi le désespéré, que mes pleurs sont inutiles, et tout est inutile alors, toute pensée comme l’aile d’un chant, tout esquisse d’un geste inutilement bon, toute ébauche d’un sourire inutilement offert, ne donnons plus rien, ne pleurons plus, soyons lucides, soyons froids, soyons utiles comme le couteau du bourreau.

  • Pour mieux comprendre le wokisme, tâchons donc de le « déconstruire »...

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    Un essai très documenté à coloration polémique, La religion woke, de Jean François Braunstein ; Dysphoria mundi, le nouveau pavé du « trans » Paul B. Preciado, figure en vue du wokisme ; et Bienvenue au Wokistan, recueil à dominante néoféministe rassemblant les textes d’une trentaine d’activistes multisexes: autant d’approches d’une mouvance idéologique jugée délétère par les uns, vécue par d’autres comme une protestation libératrice.    

     

    Jean-Louis KUFFER

     

    « Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d’un premier oiseau mort dans notre jardin, de même que je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et de partout : « Reste éveillé ! »

    Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de telle série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait « l’hommerie » se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : «reste éveillé ! »

    Serais-je donc un wokiste  ? Mais de quel droit pourrais-je m’approprier cette appellation, issue des mouvements de protestation noirs tels les BlackLiveMatters ? Et vous qui rejetez le wokisme, comment l’entendez-vous ? Êtes-vous raciste, sexiste, défenseur acharné du patriarcat ? De quoi parlons-nous ? Ne serait-ce pas le moment de «déconstruire» les  discours relatifs au wokisme ?

    C’est entendu : le verbe « déconstruire » fait un peu langue de bois universitaire, mais en l’occurrence le procédé serait bien celui-là : à savoir décortiquer les éléments d’un discours qui prête à confusion et tâcher d’en reconstituer un énoncé plus intelligible. Autrement dit: écouter ou lire ce que disent les wokistes au lieu de couper court (genre pauvre-mec-casse-toi-point-barre) comme pas mal d’entre eux procèdent d’ailleurs avec le mâle blanc violeur potentiel et increvablement colonialiste, donc raciste et quelque part crypto-fasciste, etc.

    Cette idée conciliatrice m’est venue à la lecture, surtout, de deux livres également intéressants quoique opposés dans beaucoup de leurs positions, qui pratiquent chacun à sa façon ladite « déconstruction ». À savoir : Dysphoria mundi de Paul B. Praciado, et La religion woke de Jean-François Braunstein.

     

    Un « trans » à deux faces

    De la « déconstruction », le nouveau pavé de Paul B. Preciado, disciple d’ailleurs de l’inventeur du concept littéraire que fut Jacques Derrida, est à l'évidence un parangon, voué qu’il se veut, entre autres, à l'analyse critique des faits et discours liés à la gestion « biopolitique »des crises sanitaires les plus caractéristiques de notre temps, des années sida aux années covid.

    Se défendant du complotisme, autant que de l’esprit binaire, Preciado ne voit pas moins, à la suite de Michel Foucault, ou de Susan Sontag pour le cancer, un lien direct voire « logique » entre maladie et société, virus et pouvoir ou, plus précisément, entre la pandémie récente et le système capitaliste qu’il qualifie de pétro-sexo-raciste. Cela pour le cadre idéologique de son discours majoritairement « trans », de visé quasi dystopique. Mais l’ouvrage de Preciado se module aussi en « poème » beaucoup plus personnel, où celui qui a vécu le confinement, comme nous tous, multiplie les observations par-delà les généralisations de l’idéologue impatient de voir les trans, queer, femmes violée et autres victimes accomplir une nouvelle révolution mondiale, etc.  D’où la nécessité, pour le lecteur ou la « lecteurice » (ce néologisme  est de Preciado lui-même), de «déconstruire» à son tour sa réception du texte aux niveaux de discours contrastés disons: du militant hyperdocumenté aux argumentations aussi sophistiquées que tendancieuses,  et de l’écrivain tripalement impliqué, punkoïde de ton et de style, et non sans réel attrait.

    De son côté, le prof de philo émérite de la Sorbonne Jean-Francois Braunstein s’emploie lui aussi à « déconstruire » les discours même du wokisme dont il scrute les tenants blacks américains, liés à la rue,  et les aboutissants idéologiques largement relayés par l’université américaine, dont les théories font figure de nouveaux dogmes et suscitent passions et scissions, exclusions et excisions de langage.

    Qui a raison et qui a tort ? A qui le Bonus et le Malus, pour parler binaire, alors que Preciado autant que Braunstein prétendent chacun dépasser le binarisme ? Loin de moi l’idée de les renvoyer dos à dos ni non plus de concilier ce que je sais inconciliable. Mais briser là ou choisir ? Sûrement pas : mon expérience personnelle m’en empêche, et ce sera ma façon là encore de « déconstruire » ma lecture de ces deux «frères humains» que de confronter leurs écrits  à la complexité de la vie, à commencer par la mienne (je parle au nom de tout lecteur de bonne foi et de bon sens), en oubliant ( !) que je suis une sorte de résidu vieillissant de mâle blanc portant sur lui «l’arme du viol »...

     

    Colères contre colères, mais après ?

    Souvenir perso : ce soir de 1979 où, revenant bouleversé d’une réunion de son groupe révolutionnaire LGBT avant la lettre, mon ami Ted me raconte comment filles et garçons, lesbiennes et gays, en sont venus aux cris et aux mains après que Léa (prénom fictif) eut lancé à Théo que toute discussion était impossible avec un mec portant sur lui « l’arme du viol »...

    C’était il y a plus de quarante ans, et voici, peu avant son suicide, ce que me répondit mon ami Roland Jaccard lorsque j’évoquai, seul à sa table, la détresse d’une jeune fille de mon entourage séquestrée et violée par le compagnon dont elle était décidée à se séparer: que bien entendu elle l’avait voulu... Alors chacune et chacun d’y aller de son anecdote, entre le « tous violeurs » et le « toutes menteuses »…

    Or c’est justement à la table de Roland Jaccard, au restau japonais Chez Yushi, à Paris, que j’ai rencontré Jean-Francois Braunstein, avant de lire La philosophie devenue folle, saisissant aperçu des nouvelles théories du genre et de la race dans les universités américaines,  où il aussi question, en termes vifs, de Beatriz Preciado devenue Paul, déjà très répandu dans les médias parisiens en nouvel apôtre du wokisme, et signant aujourd’hui  Dysphoria mundi.

    Le terme de wokisme, au moment de ma rencontre avec Braunstein, en 2018, n'était pas encore courant, mais La religion wokiste s'inscrit dans le droit fil de l'ouvrage précédent, avec le même souffle polémique explicite.

    Car la colère des wokistes, que Braunstein reconnaît d'ailleurs légitime « à la base », soulève la sienne aussi par ses excès, voire ses délires, quitte à lui faire voir parfois du wokisme partout; et de même suis-je disposé à partager pas mal des colères de Preciado, en déplorant ses généralisations souvent abusives.

     

    Une religion, vraiment ?

    J’ai quelques réserves, à vrai dire,  par rapport au terme de religion appliqué au wokisme par Braunstein, mais c’est lui-même qui nous apprend  que la notion a été introduite par le prof de linguistique John McWorther, un de ces Noirs opposés au wokisme dans l’antiracisme aveugle duquel ils voient une menace d’infantilisation des Blacks – le titre du dernier ouvrage de McWorther étant d’ailleurs explicite: Le racisme woke. Comment une nouvelle religion a trahi l’Amérique noire...

    Si le wokisme relève de la mouvance idéologique, comme avant lui le politiquement correct, ou le New Age «vintage », plus que de la religion – faute de toute transcendance invoquée et de tout pardon accordé -, il a bel et bien des aspects religieux dans ses rites et ses codes verbaux, son moralisme et son esprit grégaire, mais avec un refus des données naturelles qui le distingue pour le moins des grandes traditions spirituelles. Refus de la filiation, refus de la différenciation biologique des sexes, refus de la simple réalité « tombant sous le sens »…

    « Religion des fragiles » marquée par l’effacement du corps et la neutralisation des femmes en tant que telles  (trans en bisbille avec les lesbiennes et les féministes « classiques », comme on le voit chez Preciado), mais aussi par la dénonciation essentialiste  du racisme blanc, la lutte contre la Science « viriliste » et la mise en doute des Lumières, le wokisme, comme le premier christianisme selon Tertullien (« Je crois parce que c’est absurde ») a cela de particulier qu’il échappe à tout débat rationnel et séduit même les pontes universitaires ou politiques. 

    Jean-François Braunstein accumule ainsi les exemples de consentement aberrants aux thèses wokistes les plus extrêmes, jusqu’aux plus hautes autorités (il cite la Royal Society de Nouvelle-Zélande cautionnant des thèses créationnistes pour des motifs strictement opportunistes), dans un contexte rappelant évidemment l’opposition de l’Église romaine aux avancées de la Science...

    Son indignation de professeur spécialiste de la philosophie  des sciences et de l’histoire de  la médecine, inquiet de voir les thèses les plus farfelues défendues par certains de ses collègues  (en matière de biologie mais aussi de mathématiques), fait écho aux plus vives réactions, notamment de scientifiques venus des pays de l’Est qui se rappellent les ravages de l’idéologie dans le champ de la Science. Marx parlait de la religion comme de l’opium du peuple ? Mais si c’était plutôt, ici, la drogue de certaines «élites» et de leurs disciples ignares ? 

    Pour détendre un peu l’atmosphère, après mes lectures de Braunstein et Preciado, je me suis amusé à lire aussi les textes, où la débilité démagogique jouxte des arguments parfois recevables, du recueil très militant intitulé Bienvenue au Wokistan, où l’on trouve notamment l’injonction d’une certaine Pauline Harmange, qualifiée de « globe-trotteuse des masculinités fragiles», à détester les hommes en leur opposant la plus totale misandrie. Prête à considérer désormais les hommes comme un groupe homogène ou une classe sociale, elle y va de son appel à l’épuration de cette infâme créature qu'est le mâle blanc selon elle.

    « Rien, rien ne vous est dû ! », nous balance-t-elle sans une once d'humour, « il va falloir commencer à mériter »... Et ce que je me demande, alors, c'est si nos amies féministes ont vraiment mérité d'être représentées par une agitée sexiste de cet acabit ?

     

    L’éveil reste à « déconstruire »…

    Déconstruire l’idéologie woke ? Voyez alors, aussi, par où elle passe comment elles se répand, et le recueil de Bienvenue au Wokistan, édition sur papier de podcasts, en est un bon exemple. Dès le début du wokisme, la rue et le rap, mais surtout les réseaux sociaux, nouveaux moyens de diffusion des opinions de meute, ont proliféré. Y a-t-il de quoi s’en inquiéter ? Jean-François Braunstein l’affirme, quitte parfois à pousser le bouchon trop loin en affirmant que Facebbok ou Netflix de viennent des vecteurs du wokisme…

    Du moins restons éveillés, mais sans esprit de vengeance et sans cette propension actuelle à se réclamer de la souffrance des autres pour établir sa vertu à bon compte. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres n’est-il pas, en fin de compte,  la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.

     

    Jean-François Braunstein. La religion woke. Grasset, 280p.

    Paul B. Preciado. Dysphoria mundi. Grasset, 590p.

    Bienvenue au Wokistan. Collectif. Binge Audio Editions, 2022, 175p.

     

     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, I)
     
    De la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.
     
    De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.
     
    Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux projets.
    Peinture JLK: Toscane rêvée.

  • Ceux qui desservent leur cause

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde VII, 2023)
    A la Maison bleue, ce dimanche 15 janvier .- Je me suis imposé la lecture de centaines de pages, ces derniers temps, relatives à cette nouvelle mouvance idéologique sectaire qu’on appelle le wokisme, sans cesser de lire des livres de plus naturelle prédilection (le magnifique recueil des Portraits de femmes de Pietro Citati, son autre formidable essai intitulé Le mal absolu, La mort d’Elise de Marcel Jouhandeau et Le pas de la demi-lune de David Bosc), tout en peinant chaque jour une heure sur mon apprentissage du hangueul - comme on appelle la langue coréenne - et en regardant diverses séries parfois plus intéressantes qu’un tas de livres-qui-cartonnent, et je me dis ce matin que c’est ma paresse naturelle, ma débonnaireté et mon increvable curiosité qui m’empêchent de prendre tout ça trop au sérieux et de conserver mon équilibre personnel et mon indépendance d'esprit.
    Je lisais hier soir, dans La religion woke de Jean-François Braunstein, les pages très détaillées consacrées au rejet de la science « viriliste» par ceux et celles qui jettent le discrédit sur la biologie et même sur les mathématiques, estimées intrinsèquement androcentristes, et je me suis rappelé les méfaits du biologiste soviétique Lyssenko dans les années 30 du siècle passé, en guerre contre la science bourgeoise au nom de la science prolétarienne (sic) et promettant quatre récoltes par an au camarade Staline qui fit déporter ou fusilier les scientifiques doutant de ces absurdités.
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    Jean-François Braunstein a le mérite d’accumuler beaucoup d’exemples de nouveaux consentement aberrants aux thèses wokistes les plus extrêmes, jusqu’aux plus hautes autorités politiques ou académiques (il cite l’incroyable soumission de la Royal Society de Nouvelle Zélande cautionnant des thèses créationnistes pour des motifs strictement opportunistes) dans un contexte rappelant évidemment l’opposition de l’Eglise romaine aux avancées de la Science...
    Moi qui ne connais rien à celle -ci, nul en maths mais peu fier de l’être (alors que devrais l’être au contraire selon celles et ceux qui estiment que l’exigence d’une réponse unique à un problème est une preuve de condescendance...), et qui défends les délires révélateurs de la poésie, je ne puis qu’être humilié par la stupidité des attaque visant la rationalité en tant que telle, la rigueur scientifique, le respect des preuves et la considération honnête du réel et des lois de la nature.
    J’ai quelques réserves par rapport au terme de religion appliqué au wokisme par Braunstein, mais c’est grâce à celui-ci que nous apprenons que la notion a été introduite par le prof de linguistique John McWorther, un de ces Noirs opposés au wokisme dans l’antiracisme aveugle duquel ils voient une menace d’infantilisation des Blacks. Titre du dernier ouvrage de McWorther: Le racisme woke. Comment une nouvelle religion a trahi l’Amérique noire...
    Pour détendre l’atmosphère, je me suis amusé à lire aussi les textes, où la débilité démagogique jouxte des arguments tout à fait recevables, du recueil très militant intitulé Bienvenue au Wokistan, ou l’on trouve notamment l’injonction d’une certaine Pauline Harmange, qualifiée de globe-trotteuse des masculinités fragiles (sic), à détester les hommes en leur opposant la plus totale misandrie.
    Toute prête à considérer désormais les hommes comme un groupe homogène ou une classe sociale, elle y va de son appel à l’épuration de cette infâme créature qu'est l'homme selon elle.
    « Rien, rien ne vous est dû ! », nous balance-t-elle sans une once d'humour, « il va falloir commencer à mériter »... et ce que je me demande alors, c'est si nos amies féministes ont vraiment mérité d'être représentées par une idiote sexiste de cet acabit ?

  • Transes verbicides

     
    (Le Temps accordé - lectures du monde 2023)
     
    Ce vendredi 13 janvier.- Nous avons passé de la langue de bois à la langue de coton, me disait la romancière Cookie Allez il y a une vingtaine d’années de ça, quand un balayeur de rue était devenu un technicien de surface et qu’un cul-de-jatte se retrouvait identifié en tant que personne à mobilité réduite.
    Chère Cookie ! Se doutait-elle qu’un prénom comme le sien, aujourd’hui , serait convoité par maintes « personnes avec utérus», selon la nouvelle terminologie qui estime le terme de «femme» discriminant voire transphobe, alors que les personnes dotées d’un membre à « tissu érectile mâle » opteraient plutôt pour les prénoms d’Océan ou de Fluide...
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    Non je ne délire pas: je continue de lire, sans rire, les pages de La religion woke, de Jean-François Braunstein, consacrées à la disparition du terme restrictif de «femme» et à la guerre sororicide des féministes et des lesbiennes contre les trans, où l’on touche au fond de la question par ce qu’on pourrait dire l’excision de la langue courante visant à un nouveau négationnisme : à savoir le déni de la réalité par l’imaginaire et la seule autorité en la matière qu’est la conscience. Celle-ci me dit que je suis femme au dam de ma paire de couilles, donc je suis femme - point barre.
    Aucun problème n’est-ce pas ? Sauf si les femmes fières de l’être ou préférant leurs semblables aux mecs couillus et aux trans qui le restent dans les vestiaires et sur les stades de la Performance, voire dans les prisons de femmes, faussent le jeu en cumulant les atouts.
    Braunstein ne polémique pas dans le vide : il multiplie les exemples, surtout anglo-saxons, de cette nouvelle guerre picrocholine (au secours Rabelais !) où l’on voit des autorités sanitaires ou politiques réviser le langage courant pour ne pas discriminer telle ou telle minorité, à commencer par les trans.
    Le pénis rebaptisé « tissu érectile mâle » n’est pas une invention malveillante: c’est l’expression de remplacement proposé par le doyen d’une faculté de médecine américaine à une urologue , laquelle l’envoya heureusement paître, alors qu’à l’université de Californie telle campagne de prévention du cancer du col de l’utérus ne s’adresse pas explicitement aux femmes (nos sœurs dites women) mais aux « personne ayant un col de l’utérus »)...
    Ce qui m’amène ce matin à éviter de penser à notre seconde fille comme à une « mère » en voie prochaine d’accoucher d’une petite fille (l’échographie n’est qu’un détail de l’histoire) , mais à une « parente donnant naissance » et peut-être en mesure de nourrir le nouveau «sujet neutre» au « lait parental », avant l'assignation d'un sexe ouvert à toute révision.
    Vous vous inquiétez, comme la romancière mal pensante Joanne Rowling, mère présumée du petit Harry Potter, de ce qu’on enferme désormais certains ex-violeurs devenus trans tout en gardant sur eux «l’outil du viol» dans des prisons de femmes, au point de tweeter à la manière d’Orwell: « La guerre c’est la paix. La Liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. L’individu avec pénis qui vous a violée est un femme» ? Inquiétude justifiée, vu le haro vengeur de la meute sur Rowling !
    Et ça ira si loin qu’aux tweets de celle-ci un trans homme devenu femme et accepté en tant que telle dans une compétition d’arts martiaux mixtes, se vante d’avoir massacré deux femmes, déclarées transphobes, au moment même où les fédérations sportives ouvrent les compétitions sportives féminines aux hommes s’auto-identifiant comme femmes sans aucun critère physiologique.
    Ce qui fait dire à Linda Blade, ancienne championne et entraîneuse: « La recommandation d’ouvrir le sport féminin à des mâles est sans doute, quelque soit l’intention, la décision la plus misogyne dans l'histoire du sport. En effet statistiquement, les athlètes masculins sont 40 o/o plus lourds, 15 o/o plus rapides, 30 o/o plus puissants, et 25 a 50 o/o plus forts que leurs homologues féminins indépendamment de quelque intervention hormonale».
    De la langue de coton, l’on aura passé ainsi à l’algorithme inclusif de la novlangue des zombies sympas, fusionnés en système binaire numérique par le dernier avatar autoproclamé scientifique de la théorie des fluides, etc.
    Jean-François Braunstein, La religion woke. Grasset, 2022.

  • Retournez les fusils !

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
     
    A la Maison bleue, ce jeudi 12 janvier. - À vingt ans, l’injonction me semblait aller de soi, et tous mes camarades progressistes le répétaient en meute au nom des damnés de la terre: que c’était l’heure des brasiers et le moment de retourner les fusils.
    La vision des chiens de garde de la pensée bourgeoise incarnée par les mandarins de l’Université ne faisait qu’exacerber notre rage d’anges exterminateurs. Le camarade Paul Nizan, auteur précisément du pamphlet intitulé Les chiens de garde, avait écrit ces mots qui me semblaient l’expression même de ma conscience malheureuse: « J’avais 20 ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ».
     
    Puis ce fut Mai 68 et les fusils retournés, le même genre de sentences solennelles émaillant les murs de nos chambres d’étudiants angéliques se prenant pour des démons, et telle nuit, à la Sorbonne occupée, dans le tourbillon des discours enflammés comme des torchères de rhétorique, les groupes de discussion se transformant bientôt en sous-groupes divisés annonçant toutes les scissions, les divisions et les révisions, les cris des militants et des militantes déjà furieuses de n’être pas entendues, il m'a semblé que tout ce qui était vociféré se détachait déjà de la réalité, avec, dans la bouche, le poids de cette langue de bois qui n’était que la grimace du langage bourgeoi; j’avais vingt ans et un an et comme un premier dégoût physique de toute idéologie m’était venu cette nuit-là à la Sorbonne où les anges se déchaînaient.
    Des anges de ce temps-là et des années qui ont suivi, un mâle blanc venu de l’Est, un certain Milan Kundera, une espèce de dissident, avait brossé le portrait dans son Livre du rire et de l’oubli, et le relisant je me suis retrouvé aujourd’hui au milieu des mêmes anges, plus désincarnés encore que leurs aînés et non moins péremptoires.
    Un demi-siècle après nos vingt ans, à treize jours de la naissance d’une petite fille dont l’avenir ne sera pas pire, je le crois, que celui d’un enfant de 1923, j’essaie de me représenter ce que ressens « la mère », « notre fille » , sans y parvenir évidemment faute de la moindre incarnation, mon seul droit étant de me taire.
    Et de même ai-je envie de dire ce matin, à toutes les femmes qui n’ont pas enfanté , de mesurer ce qu’elles disent à ce propos.
    Et qu’on ne me chante pas que c’est un « petit ange » qui nous viendra...
    Ces réflexions paraîtront d’une banalité affligeante aux sachants qui travaillent les sujets de l’identité maternitaire, mais je les emmerde, ou plus exactement : je vais les écouter et déconstruire leurs théories pour retourner mon fusil de la manière la plus tranquille et souriante en mon pacifisme de vieil ange aux articulations grinçantes et à peu près à bout de souffle : je vous aime et vous emmerde.
    Vous croyez me tenir, ou même me blesser (vous allez me sortir la freudaine de la « blessure narcissique ») en me traitant de mâle blanc forcément raciste et colonialiste quelque part, mais vous tombez mal car je le pense aussi : je suis quelque part tout ça et bien pire: je l’écris autant que je m’obstine à lire toutes sortes de livres juste bons à brûler sur vos bûchers virtuels ou réels.
    Retourner les fusils , en fin de compte, me semble une démarche à relancer de manière pacifique en continuant de «déconstruire» les systèmes par le jeu du décentrage ironique ou mieux: de l’humour.
    Lorsque le marquis de Sade retourne les fusils du dogmatisme catholique dans son théâtre évoquant une messe sodomite, comme Jean Genet a sa façon, ils inspirent évidemment des activistes plus directs et moins géniaux, mais pour ma part je trouve plus de hardiesse non conformiste chez un Marcel Aymé et plus d’humanité lucide chez un Tchekhov qu’il serait évidemment grotesque de réduire au statut de mâle blanc alors qu’il s’est montré plus réellement actif, en termes d’enseignement ou de liberté d’esprit, que tant de révolutionnaires prêcheurs, entre rues et salons.
    A propos de fusil , l’ange que j’étais a vingt ans, s’efforçant de manier cet engin à l’exercice militaire, n’a jamais pensé qu’il pourrait tuer réellement quelqu’un, ne trouvant pas plus réel l’Ennemi supposé et désigné de l’époque - le Rouge.
    Or notre problème est sûrement là dans les grandes largeurs occidentales, alors même que les armes parlent « a côté de chez nous »: ce déni de réalité qui est le propre des anges excluant «cela simplement qui est », sexes floutés et genres indifférenciés dans le transhumain voué au compost...
    Par conséquent ce matin je retourne mon fusil de papier et tire un coup de bonne humeur en apprenant que mes petits-fils ont repris l’école et s’en réjouissent - où l’on voit que la chair est faible...
    Dessin: Matthias Rihs.

  • Lecture de White, de Bret Easton Ellis - feuilleton.

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    L'exergue:

    « La société sert d’intermédiaire entre, d’une part, une moralité intolérablement stricte et, d’autre part, une permissivité dangereusement anarchique, en vertu d’un accord tacite grâce auquel nous sommes autorisés à enfreindre les règles de la moralité la plus stricte, à condition de le faire calmement, discrètement. L’hypocrisie est le lubrifiant qui permet à la société de fonctionner de façon agréable… »

    Janet Malcolm Le Journaliste et l’Assassin.

     

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    1. J’aborde ce matin (2 mai 2019, 8h.) la lecture de White, dernier livre paru ce jour même en langue française mais déjà pas mal conchié par les médias américains, de Bret Easton Ellis. Je m’y colle sans le moindre préjugé et lui consacrerai une heure de lecture par jour, pas une de plus. Je viens de relire Moins que zéro, premier roman de BEE paru en 1985, et c’est sous l’éclairage californien - entre atonie psychique et anorexie physique, déprime de surface et détresse plus profonde, sexe sans amour et surf existentiel – marquant ce tableau d’époque d’une fraction de la «dissociété» nord-américaine, que j’entreprends, à l’autre bout de cette œuvre-symptôme comparable à celle d’un Michel Houellebecq, la lecture de cette espèce de confession morcelée, marquée illico par une sorte de dégoût latent envers l’environnement actuel et plus précisément les réseaux sociaux où l’auteur, soit dit en passant, s’est énormément répandu cette dernière décennie, n’écrivant plus que sous la forme de podcasts et de tweets…

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    2. C’est ainsi un zombie, mais combien lucide, parmi d’autres qui attaque lesdits réseaux sociaux multipliant à n’en plus finir «leurs opinions et leurs jugements inconsidérés, leurs préoccupations insensées, avec la certitude inébranlable d’avoir raison». BEE dit aussitôt sa colère et son angoisse à l’idée d’être attaqué à la moindre formulation d’une opinion non conforme, déclarée WRONG par la meute et qu’il estime «impensable dix ans plus tôt.

    3. En témoin de l’époque il parle du présent à l’imparfait : «Les peureux prétendaient capter instantanément la complexion entière d’un individu dans un tweet insolent, déplaisant, et ils en étaient indignés ; des gens étaient attaqués et virés des « listes d’amis » (…) La culture dans son ensemble paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s’étaient transformés en piège, et ce qu’ils voulaient, véritablement, c’était se débarrasser de l’individu.

     

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    4. Or ces premières lignes me rappellent aussitôt la censure brutale subie récemment par mon ami Roland Jaccard de la part de GOOGLE, appliquée à toutes ses vidéos postée sur YOUTUBE, supprimées d’un jour à l’autre sans la moindre explication. Ce que Bret Easton Ellis résume à sa façon en affirmant, à la fin de son préambule qu’ «en fin de compte le silence et la soumission étaient ce que voulait la machine».

     

    5. Le début du récit de White, lu hier soir en alternance avec les premiers chapitres de Tumulte et spectres du peintre polonais Joseph Czapski, me revient ce matin (vendredi 3 mai, 9h 37) en me rappelant à la fois le premier épisode de la série Under the Dome de Stephen King vu l’autre soir sur Netflix. Le même Stephen King a d’ailleurs marqué le jeune BEE lecteur, autant que les films d’horreur dans lesquels il a trouvé la force compulsive d’affronter son esseulement de jeune garçon laissé à lui-même par des parents aussi absents que ceux du protagoniste de Moins que zéro.

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    Des morts-vivants, pas loin des figures effrayantes de nos contes pour enfants, afin de mieux s’acclimater à l’angoisse latente planant sur les collines et canyons de Hollywood, avant de passer à l’âge adulte avec American gigolo, reflet d’une nouvelle forme de narcissisme plus ou moins gay avec l’apparition de l’homme-objet sous les traits de Richard Gere : tel est, notamment, la courbe du transit existentiel du jeune auteur qui, entre seize et vingt ans, va donner une forme littéraire à ses désarrois sous le titre de Less than zero.

     

    6. Lire en même temps White, de l’auteur-culte vieillissant mais hypermnésique et toujours d’attaque, et le témoignage de Czapski sur la sortie de l’armée Anders et de milliers de civils polonais de l’Union soviétique, en 1945, avant l’exode de ceux-ci en Afrique ou en Inde, constitue un excellent exercice de grand écart , tout à fait approprié au temps schizoïde que nous vivons...

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    7. En 1985, donc quarante ans après que Czapski traversait les déserts d’Iran, d’Irak et de Cisjordanie, dont il détailles merveilleusement les couleurs très changeantes, paraît donc Moins que zéro, qui devient best-seller en quelques mois à la surprise de l’auteur (qui a à peine passé la vingtaine) et de son éditeur Simon & Schuster qui n’a fait un premier tirage « que » de 5000 exemplaires. Or à quoi tient le succès de ce tableau plutôt déprimant de la jeunesse dorée et plus ou moins camée du L.A. des années 70-80 ? Probablement au décalque avarié, mais toujours glamour, d’un rêve américain continuant de nourrir les fantasmes…

    8. D’autant plus intéressante, alors, la suite de White, où l’auteur se rappelle la cuisante épreuve qu’a été la découverte de ce que les studios de Hollywood ont fait de son livre, en édulcorant et caviardant tous les aspects jugés déplaisants des personnages et de situations, jugés trop «durs» ou carrément «inappropriés», comme la déprime récurrente et la bisexualité de Clay, le protagoniste, et les relations souvent glauques liant les autres personnages. Résultat : un produit lisse et flatteur, belle image tissée de clichés, mais sans rapport avec le roman.

    9. L’empreinte du faux, titre éloquent d’un roman de Patricia Highsmith, autre observatrice acérée du cauchemar climatisé à l’américaine, conviendrait parfaitement, aussi, au récit de BEE, et notamment, dès la parution de son premier roman, par une expérience qu’il rapporte plus de trente ans après….

    Sa notoriété soudaine lui vaut, en effet, d’attirer l’attention de Tina Brown, patronne du fameux Vanity fair , qui lui propose de tirer le portrait, si possible au vitriol, du jeune acteur Judd Nelson qui l’a horripilée dans le dernier film de Joel Schumacher, St Elmo's fire. Un jeune auteur taillant un costard à un non moins jeune comédien jugé trop arrogant : le scoop.b4f0ce6a6ebb0d6f211b7b36dda87c31.jpg

    Or faisant connaissance avec Judd Nelson, Bret le trouve à la fois intelligent et très sympathique, au point que les deux compères imaginent une parade au portrait «assassin » espéré. Ainsi BEE propose-t-il à Vanity fair, en complicité avec l’acteur, un panorama des lieux supposés hyper-branchés où traîne la jeune garde hollywoodienne, de quoi snober les snobs new yorkais. Mais le tableau est hyper-bidon, la rédactrice en chef tombe dans le panneau et en voudra plus tard au méchant BEE… C’est du moins du Bret Easton Ellis tout craché, qui, dans American Psycho, se retournera de la même façon contre «son» milieu, lequel le maudira pour cela même.

    10. Bret Easton Ellis n’a rien d’un intellectuel académique, pas plus politiquement correct avant la lettre qu’après, mais il a l’intelligence vive de l’instinctif hypersensible et la rage de l’enfant déçu. Très tôt, en outre, il va vivre avec les acteurs (être acteur est le sous-titre d’un de ses chapitres) d’abord en spectateur puis en professionnel concerné, tant par son implication dans le milieu du cinéma que, plus récemment, en tant que réalisateur de podcasts à succès, où ses rapports avec les acteurs et autres célébrités qu’il interroge font l’objet de nouvelles réflexions pertinentes. Comme il le relève, notamment, les réseaux sociaux ont fait de nous tous des «acteurs» virtuels, avec une relance narcissique qui vire souvent au délire ou à l’agressivité.

     

    11. Mondanité à l’américaine que ce récit coupant court à toute fiction conventionnelle, ou commentaire de has been comparable aux «dictées» du Simenon retiré de toute création romanesque ? Ni l’un ni l’autre, ou alors la comparaison serait plus opportune avec les propos d’un Gore Vidal, dans Faits et fictions, entre autres observations d’un «enfant terrible» de deux générations antérieures…

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    12. Dès son installation à New York, dans un immeuble où crèche aussi un certain Tom Cruise, le nouvel auteur à succès BEE pense sérieusement à s’«insérer» dans le milieu des gens qui «comptent» de la Grande Pomme, et c’est à la même époque qu’il commence à prendre des notes pour un roman dont le protagoniste serait un yuppie de Manhattan, vivant dans ce même monde que Bret lui-même découvre non sans fascination.
    Or ce que nous apprenons dans la foulée, c’est qu’un dîner dans un restau chic, avec quelques jeunes loups de son âge dont l’hystérie matérialiste et l’esprit de compétition lui paraissent de véritables tueurs, est à l’origine de sa décision de faire de son protagoniste un serial killer sans savoir si celui-ci tuera « pour de vrai » ou seulement en imagination.
     
    13. En lisant American psycho, j’avais évidemment remarqué, comme tout lecteur (ou lectrice) attentifs, qu’après avoir massacré une (ou plusieurs ?) femme(s) dans sa chambre à coucher, Pat Bateman, le lendemain, apporte ses draps supposément encore trempés de sang dans une laverie dont les employés (Chinois il me semble) ne font pas mine de remarquer quoi que ce soit. L’explication reste elle-même ambivalente et pour ainsi dire «à choix», soit que Bateman n’ait assassiné qu’en imagination, et que ses draps sont restés plus immaculés que sa conscience; soit que les employés de la laverie en aient vu d’autres en ce drôle de monde et que des draps trempés de sang fassent partie du «décor»…
     
    14. La (re) lecture attentive de Moins que zéro, un peu plus de trente ans après sa parution, illustre mieux, à la lumière des observations rétrospectives de White, les tenants émotionnels et «nerveux» du regard de BEE (l’auteur) modulé par la sensibilité catastrophique de Clay (son personnages principal), beaucoup plus poreux et fragile, mais aussi plus «personnel» que sa mère et ses sœurs, dont l’indifférence blasée ou la curiosité vorace de pures consommatrices, devant le «spectacle» du monde, en disent long sur le désert affectif et intellectuel dans lequel «tout ça » se passe. Ainsi de l’effet produit, sur Clay seulement, par la vision nocturne d’une voiture en feu, flanquée de la conductrice mexicaine et de ses enfants, qui fait saliver ses sœurs de curiosité malsaine alors que lui-même, hanté par cette vision, va s’imaginer toute la nuit durant qu’un môme est resté dans les flammes.
     
    15. Sous son apparence glacée et plus ou moins glamour, évoquant parfois la peinture apparemment si superficielle d’un David Hockney, Moins que zéro vibre de sensibilité exacerbée - parfois secouée de sarcasmes assourdis -, et touche à une forme de poésie lancinante, notamment dans ses séquences en italique marquant le contrepoint du récit en «à-plats», pour investir réellement la profondeur des sentiments.
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    16. Cette notion d’investissement - non du tout au sens économique courant supposant un «retour» lucratif, mais en tant qu’implication réelle d’un sujet pensant et souffrant au milieu des objets accumulés en chaos – fonde une réflexion conséquente de Bret Easton Ellis sur la disparition, au passage (notamment) de l’analogique au numérique, des obstacles à surmonter que représentaient, pour satisfaire un désir ou un plaisir, la difficulté d’accès ou la rareté, l’attente et l’effort, aujourd’hui supprimés d’un clic, qu’il s’agisse d’un livre qu’on allait chercher en musardant en librairie, désormais accessible en moins d’une minute par Amazon et Kindle, ou d’une image érotique dans un magazine trouvé sous le lit du grand frère, aujourd’hui multipliée par des millions de scènes pornographiques dont l’industrie, soit dit en passant, constitue un fleuron de l’économie californienne.
    Est-ce dire que BEE «dénonce» Amazon ou la porno banalisée ? Pas même : il constate. Il constate l’effondrement de la notion même de désir et la disparition du charme de l’attente, le déficit « humain» qui découle de la vaporisation des relations en 3D au profit des prétendues «amitiés» nouées sur Facebook – pour ne prendre que cet exemple -, le plus souvent factices ou même toxiques, etc.

    17. Plus on avance dans la lecture de White, comme ce matin sous la neige à 1111m au-dessus de la mer (5 mai, 11h.16), et plus on perçoit le malaise de l’écrivain, qui a toujours refusé d’être classé en fonction de ses préférences sexuelles, sans les cacher pour autant, mais excédé par la victimisation de plus en plus insistante, et de plus en plus hypocrite selon lui, qui entoure, notamment, les homos et les noirs. Qu’une star du sport black& male fasse son coming out au dam de l’image qu’on se fait des cracks de son espèce, et voici que les médias, pleins de compréhension simulée, d’empathie ostentatoire voire de sympathie du style « on compatit », se penchent sur son cas manifestant quel courage, et s’adressent à lui comme s’il s’agissait d’un petit garçon de six ans que la vilaine sorcière Homophobia menace, n’est-ce pas…

    18. BEE parle beaucoup de cinéma dans White, et avec une pertinence de vrai connaisseur à qui on ne la fait pas, qui sait faire la part du contenu latent d’un film et de sa qualité artistique. Ainsi compare-t-il, à propos de la façon d’aborder, à Hollywood, les thèmes de l’homosexualité et du racisme, le film Moonlight, qui a fait un tabac en tant que portrait « poignant » d’un jeune homo noir malmené par tous et dont l’image finale gomme complètement les éventuels défauts personnels et, ô horreur, ses désirs réels.

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    Comme toute prise en compte sérieuse du contenu réel de Moins que zéro dans son adaptation au cinéma, évoquant une société complètement pourrie par l’argent et un protagoniste flottant entre les sexes et les substances, Moonlight évacue toute complexité , chez son pauvre noir homo forcément victime de la méchante société, pour faire mieux pleurer dans les chaumières vertueuses. A contrario, BEE cite un film un peu moins élaboré, du point de vue formel, intitulé King Cobra (visible sur Netflix) et qui met en scène deux bandes rivales de «hardeurs» gays vedettes de films pornos, dans une ambiance sexy au possible, avant que leur rapacité ne les pousse au crime – au risque de jeter une ombre « inappropriée sur la communauté LGBT. Et BEE de relever l’évidence : que cette violence n’est pas le fait de l’homosexualité mais de la très banale application de la loi de la jungle capitaliste.

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    19. Très intéressantes, aussi, les observations de Bret Easton Ellis sur son dédoublement, à un moment donné, quand il est devenu célèbre et qu’il découvrait jour après jour dans les médias, les faits et gestes rapportés de son personnage public. On voit cela aussi dans Moins que Zero, quand telle jeune fille prend des nouvelles de sa mère, actrice hollywoodienne au amants nomades, par les paparazzi. Ainsi le Bret «privé» se découvre-t-il un double «public», comme il y a un Tom « jeune » et un Cruise «adulte », avec les images de soi renvoyées à l’expéditeur plus ou moins capable d’humour. En choisissant de s’« insérer », BEE devait savoir qu’il prendrait des risques, et il les a pris parfois à son corps défendant, comme lorsqu’il tombe amoureux de tel ou tel acteur «casté» pour le film tiré de Zombies, alors même qu’on lui a dit que ce genre de « plans » était déconseillé.


    20. Bien entendu, les milieux concernés (les médias, le cinéma, les influenceurs littéraires, etc.) estimeront vertueusement que Bret Easton Ellis, dans White, crache dans la soupe. Encore heureux qu’il «pèse» plus, économiquement parlant, qu’un Roland Jaccard postant ses vidéos jugées inappropriées sur YOUTUBE, pour ne pas se faire virer de TWITTER ou de FACEBOOK. Mais il n’en raconte pas moins ses tribulations avec une association de défense des gays au sigle de GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation), dont il fait d’ailleurs partie, qui renonce à l’inviter à une de ses rencontres après qu’il a lancé deux ou trois tweets jugés « inappropriés »...

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    21. Je lis White en même temps que le PDF d’un livre en préparation de mon ami congolais Bona Mangangu, artiste et écrivain établi à Sheffield, que j’ai rencontré par le truchement de mon blog et dont le récit évoque, dans sa première partie, les sentiments éprouvés par son double «romanesque» débarquant, à Munich, dans une auberge où, au petit déjeuner, se déploie un véritable festin rabelaisien, qui le met mal à l’aise. Le livre est intitulé Maurice porteur de foi, allusion à la peinture de Grünewald figurant la rencontre de saint Erasme et de Saint Maurice le «moricaud» de la légion thébaine.

    Or le narrateur, noir et hypersensible, observe les bâfreurs bavarois et leurs hôtes nordiques en se rappelant les banquets des peintres flamands, tout en évaluant ce qui fait différer les bons vivants de la Renaissance des petits-bourgeois «libéraux» en goguette, sans se poser en juge pour autant. Artiste et témoin: c'est ce qu'on pourrait dire, aussi, de Bret Easton Ellis...

    1. Lorsque Bret Easton Ellis a fait lire, à son amant de l’époque (un brillant avocat sorti de Princeton et qui n’avait pas encore fait son coming out, pas plus que BEE d’ailleurs) le premier état de son nouveau roman achevé, American psycho, pour s’entendre dire cela simplement : « Tu vas avoir des ennuis ». Et quand il lui demanda un peu naïvement : « Avec qui ? », son ami lui répondit : « Tout le monde ». Et de fait, après que Simon & Schuster eut annoncé la parution du livre, prêt à l’édition, pour la fin de l’année, le scandale provoqué à l’interne dans la grande maison new yorkaise, la fit renoncer à la publication du roman, reprise peu après par un autre grand éditeur. Or ce qu’il y avait de nouveau dans cette autocensure éditoriale annonçait, selon BEE, un tournant « idéologique » qui allait plomber la société américaine entière, et dont on a ou voir l’effet collatéral récent quand la maison Gallimard a renoncé à publier le dernier roman de Martin Amis jugé «choquant» dans son approche d’un camp de la mort nazi. Pour ma part, j’ai lu ces deux romans et n’y trouve rien à censurer, et je me demande alors si je devrais «consulter», et puis non, et puis flûte.
    2. Ce que raconte BEE à propos de ses démêlés avec le GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation),alors même que la défense des gays cointre l’homophobie lui semble aller de soi, c’est un glissement vers la pensée unique qu’il taxe, maladroitement me semble-t-il, de tentation « fasciste ».

    «Ce que GLAAD contribue à renforcer, c’est la réduction des gays à des bébés hypersensibles, ostensiblement couvés et protégés – pas très loin des attaques hideuses contre les gays en Russie, dans le monde musulman, en Chine ou en Inde, pour ne nommer que quelques pays, mais pour rester à l’intérieur de la même sensibilité culturelle. GLAAD était au centre incandescent de la création de l’elfe magique, modèle gentillet d’une absurde élévation morale – une victime avec de gros pectoraux, on espère – et avait souvent applaudi aux stéréotypes que nous avions vu défiler dans des films homos embarrassants et des séries rétro dégradantes, en les déclarant « positifs » simplement parce qu’ils étaient, euh, gay ».

    Ceci dit, le terme de « fasciste », appliqué au nouveau conformisme de la political correctness,me semble inadéquat et reproduire, symétriquement, la même accusation faite à ceux qui refusent d’obtempérer. Le « fascisme » est évidemment autre chose, et le vocabulaire doit être révisé sous peine de confusion à n’en plus finir.

    1. Breat Easton Ellis a parfaitement raison, en revanche, de pointer une nouvelle tendance à dénoncer le « crime de pensée », qui va désormais s’appliquer à la littérature en général dès lors qu’elle menace l’intégrité angélique de chaque « elfe » lecteur (ou lectrice). L’Index est une vieille institution, qui permettait, dans l’optique catholique, de séparer le bon grain et l’ivraie en matière de lecture, et sans doute American psycho l’eût-il mérité. Mais quand la société dite «civile», supposée libérale et démocratique, flottant aux States entre bigoterie et cynisme mercantile, haute civilité et semi-barbarie consumériste, se prend pour la Nouvelle Eglise, quelque chose, euh, cloche, pour parler comme BEE…
    2. Nous n’avons pas attendu White,sans doute,  pour nous mettre  à réfléchir sur les méfaits du nouveau conformisme plus ou moins «totalitaire» dans sa prétendue « radicalité », sinon «fasciste», et le Juif homo conservateur Allan Bloom a montré le chemin, avec L’Âme désarmée, qui vient d’ailleurs de reparaître, autant qu’en France un Philippe Muray qu’on pourrait dire un  gauchiste de droite ou un anarchiste frotté de culture classique, et dont je relis Moderne contre moderneavec reconnaissance rétrospective. Mais ce qui est intéressant, avec BEE, c’est qu’il est immergé dans le monstre numérique, et que c’est de là qu’il parle. Bret l’ironiste n’est pas un grand intellectuel ni un profond moraliste, mais c’est un type qui aime la liberté et les nuances de la vie, qui ne se définit pas a priori par ses goûts sexuels ou culinaires, et que l’obsession nouvelle de l’évaluation, à coups de « like », inquiète à juste titre. De fait, la nouvelle «culture» du like est à considérer sérieusement. Qu’est ce que cette société de caniches attendant à tout moment un biscuit ? Ne vous transforme-vous pas en abruti en attendant qu’on vous « like », pour ne pas dire qu’on vous « lick », au sens du léchage de cul le plus trivial ? Et qu’est-ce que cette société qui vous demande votre avis dès que vous achetez une boussole par Amazon ou le dernier roman de Michael Connelly par Kindle ? Notre identité nouvelle, à part le fait que nous soyons blanc ou jaune, beur ou black, se réduira-t-elle bientôt à nos goûts caractérisés, classés et jugés, de clients potentiels du Grand Marché ? La question se pose aux Ricains autant qu’aux Chinetoques, aux lecteurs de Simone de Beauvoir autant qu’aux couturières vegan, etc.         

     

    (À suivre…)

    ELLIS, Bret Easton. White - édition française (French Edition) . Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.

     

     
  • Comme il pleure en notre coeur

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    Je sais que tu es dans mes larmes,
    mais je fais comme si
    rien ne pouvait me désarmer -
    tu es ma force aussi…
     
    Je ne sais où tu es parti,
    me disait-elle parfois
    quand j’allais seul là-bas dans la nuit
    à l’écoute de je ne sais quoi
    qu’elle aimait lire entre les mots -
    les mots indéfinis
    que je lui murmurais ensuite…
     
    Tu es la vague qui me soulève,
    dans l’air comme allégé
    et toi la mer où je me perds,
    aux rives oubliées,
    disiez-vous en écho…
     
    Dis-moi quelque chose ce soir,
    que j’entende ta voix
    juste ta voix des beaux matins,
    dans le noir du chagrin…
     
    (Peinture: Edvard Munch)

  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XI)
     
    De l’envie.- Ne sachant pas qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait, cependant ils restent aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être…
     
    De la prétention.- Tu es France en ton nombril parisien, tu te prends toujours pour la référence au milieu de ta cour de pédants bien peignés, et je t’aime bien, mais on manque un peu chez toi d’Irlande des champs et d’opéra villageois, on manque de paysans siciliens et de furieux autrichiens, on manque de saine colère et de mélos indiens, tu gardes tes gants jusque dans les mauvais lieux de tes romans, tu es pincée et tu prétends désigner seule ce qui mérite de te mériter, sans voir que tu te fais seule et que tu te fais ennuyeuse à ne pas laisser la vie te surprendre…
     
    De la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…
     
    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est pourquoi je reste si longtemps à t’observer de loin, te souriant lorsque tu te penches vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Au profond Aujourd'hui

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    « Nous ne sommes pas désespérés: nous sommes dans la perplexité » (Emmanuel Berl)
     
    Pages de journal d’un cardiopathe, au tournant de l’année...
     
    Ce vendredi 30 décembre.- Je constate ce matin que j’ai oublié hier de prendre mes médicaments, ce dont mon corps et mon sommeil de la nuit dernière ont peut-être pâti ? Je n’en suis pas sûr, mais ce qui est certain est que les trois formules qui me sont venues ce matin découlent d’un mélange de fatigue et de lucidité qui marque une réaction naturelle à ma sempiternelle dispersion et à ma paresse surnaturelle...
    Je me suis dit : «Plus le temps», «Trop tard» et «Pas envie», pour m’inciter en somme à plus de rigueur dans la distribution de mes énergies.
    De fait, qu’il me reste trois mois à vivre, trois ou trente ans - que l’Éternel m’en préserve ! -, Le temps de bien faire ce qu’il me reste à accomplir se raccourcit avec les jours qui passent, dont il me semble parfois que je n’ai rien fait de bon, et j’ai beau me dire que j’en fait encore pas mal, jusqu'à apprendre le coréen (!) mais non: ce n’est pas assez !
    Quant à penser que c’est trop tard pour bien faire, la formule concerne le monde actuel tel que je le perçois, autant sinon plus que mon activité. Ou disons que celle-ci n’est plus vraiment en phase avec la société à laquelle je pourrais être relié, devenue atomisée voire inexistante même s’il existe encore des lecteurs et que des tas de livres paraissent.
    Enfin de vives envies demeurent , mais plus celle de me forcer à quoi que ce soit, et la simple envie de vivre se réduit en somme à l’envie de voir mes enfants, mes petits enfants et quelques amis, l’envie d’écrire et l’envie de lire, peut-être de publier encore quelques livres - trois sont prêts l'édition et sept autres suivent - et de voyager très loin (peut-être la Corée) ou en quelques villes aimées (Sienne, Cracovie ou Paris), et c’est à peu près tout il me semble...
    J’ai regardé hier soir un film genre sitcom évoquant la Playlist idéale d’un lycéen américain brillant à force de travail forcé sous l’impulsion de parents obsédés par son accession à la meilleure université - liste de tout ce qu’il n’a pu faire en ses jeunes années, tout occupé qu’il était à ses révisions, et qu’il ferait aujourd’hui après avoir tout envoyé promener.
    Or, en dépit de la fausse originalité de cette fantasmagorie «dissidente », cela m’a rappelé ce que pour ma part, j’ai évité de m’imposer dès mon rejet viscéral du monde universitaire, et tout ce que j’ai fait par plaisir, à commencer par tout le travail que j’aurai fait par seul plaisir ou presque...
    Mon manque total d’ambition sociale, mon goût du pouvoir à peu près inexistant, accordés à mon indépendance sans partage, et cependant partagée avec les mêmes dispositions personnelles de ma bonne amie, ont fait que je n’en ai fait qu’à ma tête jusqu’à notre rencontre, à 35 ans, ma seule concession (l’intégration régulière dans une rédaction) n’empêchant pas mon vrai travail de se poursuivre en élargissant par ailleurs mon expérience en société, parfois pour le pire mais plus souvent pour le meilleur.
    Ainsi ma propre playlist des envies inassouvies relève-t-elle de la fantaisie imaginative d’un enfant gâté regrettant de n’avoir pas été Rimbaud à quinze ans, Proust ou Mozart à la vingtaine, ni vécu à l’époque de Leonard de Vinci ou fait du vélo en Argovie avec Einstein, etc.
    Je lis ces jours le monstrueux Dysphoria mundi de Paul B. Preciado, représentant à peu près tout ce que je vomis des idéologies contemporaines fondées sur le ressentiment et la quête d’une espèce mutante illusoirement libérée, mais le monstre en question m’intéresse à proportion de son intelligence critique et de sa folie esthétique réellement singulière, il y a chez lui / elle un personnage qui aurait sans doute retenu l’attention de Witkiewicz ou même de Dostoïevski dans leur repérage respectif des démons significatifs de leur époque; enfin affronter le wokisme sans connaître la pensée précise des ses inspirateurs me semble insuffisant - et d’ailleurs tout n’est pas à jeter de l’observation sociale et politique pléthorique de ce cinglé...
    En alternance avec la lecture de Preciado, celle des essais de Pietro Citati me ramène à ma chambre haute et à ce qui m’a aidé à tenir debout depuis mes quinze-seize ans, à savoir la Littérature avec une grande aile et un seul tenant, une seule étoffe pour envelopper tous les avatars de l’humaine engeance, et ces jours, après la plongée proustienne de La colombe poignardée, c’est Le mal absolu qui brasse beaucoup plus large, de Robinson Crusoe a Potocki et Goethe, en prélude, avant un immense voyage dans les lettres de Jane Austen et les mystère d’Edgar Poe, les vertiges de Thomas de Quincey et les secrets de Pinocchio ou de Bovary, la surface profonde de Dickens et les profondeurs insondées de Freud, etc.
    Vous croyez avoir beaucoup lu et vous découvrez, ici, l’étendue enthousiasmante de votre ignorance ...

  • La Noël des poètes

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    Robert Walser et Fleur Jaeggy sont des enfants de cœur dont les écrits candides et cernés d'abîmes nous empêchent de vieillir, gages d’immunité contre la violence du monde et les Noëls de pacotille. Le dernier recueil de brefs récits de la prosatrice italo-suisse, Je suis le frère de XX, est un livre magique d'atmosphère et de style étincelant, il nous ramène dans la Suisse farouche et pure de Walser tout en ouvrant de plus larges perspectives sur le monde, du Bronx aux camps de la mort. 

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    Des enfants furent les premiers à découvrir ce vieux Monsieur gisant dans la neige face au ciel, et son chapeau tout à côté, en ce jour de Noël de l'an 1956. Quelqu’un prit ensuite une photo, mais  probablement le photographe ignorait-il que le type qui gisait là, après une longue virée depuis l’asile psychiatrique d'Herisau, était un poète du nom de Robert Walser qui avait connu la notoriété quelques décennies  plus tôt entre Zurich et Berlin, Vienne ou Prague, admiré par ces grandes figures de la littérature européenne qu'étaient Hermann Hesse et Robert Musil, Walter Benjamin  ou Franz Kafka - mais quelle importance à ce moment-là ?

    L’important, sur fond d’hiver glacial durant lequel nous arriveraient les premiers  réfugiés hongrois sauvés de l’enfer communiste (langage de l’époque), reste cette image du poète oublié reposant dans la neige de nos enfances et de l’adolescence d’une blonde jeune fille un peu fée et un peu sorcière dont l’internat où elle avait passé ses plus belles années de rêveuse incarcérée se trouvait dans le même canton que l’asile de Walser, entre Herisau et Teufen, en Appenzell de mélancolique idylle.

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    Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours le dernier livre de Fleur Jaeggy après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser,  découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom du gisant de l’hiver 56 ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine. 

     Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite.

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    La première page des Années bienheureuses du châtiment , premier joyau scintillant de la constellation poétique de Fleur Jaeggy, fait d'ailleurs référence explicite à la mort de Walser dans la neige, et la jeune Fleur, aussi teigneuse que tendrement amoureuse, aura sans doute retrouvé un  frère occulte dans le Jakob von Gunten de L’institut Benjamenta,confronté à la même splendide autorité directoriale qu’elle a connue à l’institut Bausler pour jeunes filles riches tenu par le couple classique de la femme capitaine et de son conjoint falot.

    Ce qui est important à l’école de la vie

    get_image.php.jpegL’enfance selon Robert Walser et Fleur Jaeggy n’a rien de sucré ni de rassurant, pas plus que les contes de Grimm où l’ogre et la fée font partie de l’enchantement. Bernanos opposait justement l’infantilisme et l’esprit d’enfance. Or celui-ci, de tous les âges, tire sa force de sa fragilité. La douleur enfantine est source de bonheur, nous suggère Fleur Jaeggy, et ce n’est pas un paradoxe morbide. De son côté, comme l’a bien vu Kafka, qui l’admirait et le continuait à sa façon, Walser poursuivait l’exploration de la forêt magique, mélange d’émerveillement et de terreur, des contes de Grimm transposés dans la réalité quotidienne où l’enfant est supposé faire l’apprentissage de la vie en distinguant - première leçon -, ce qui est important de ce qui ne l’est pas.

    Ce qui est important dans la vie, grosso modo, c’est de réussir. Voilà ce qui est recommandé au petit garçon de huit ans par sa sœur aînée, dans Je suis le frère de XX, alors qu’il a décidé de mourir quand il serait grand. Et c’est le même projet, on dirait aujourd’hui le même plan de carrière, qui est proposé aux pensionnaires de l’institut Benjamenta , imaginé par Robert Walser, et aux jeunes filles de la pension Bausler décrite par Fleur Jaeggy.

    Mais la réponse de Jakob von Gunten, double poétique de Walser dans L’institut Benjamenta, est clairement formulée : «À l’idée que je pourrais avoir du succès dans la vie, je suis épouvanté»,  à quoi il ajoute: «Je me fous du monde d’en haut, car là, en bas, j’ai tout ce dont on a besoin, les beaux vices et les belles vertus, le sel et le pain». Et la narratrice des Années bienheureuses du châtiment, plus portée aux rêveries solitaires sur les alpages cristallins d’Appenzell qu’à la réalisation des ambitions de sa mère, laquelle  lui dicte sa conduite dans ses lettres envoyées du Brésil, manifeste la même résistance douce et têtue au drill et au formatage. 

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    Tout cela par molle paresse ou je m’en foutisme anarchisant ? Nullement. Alors pourquoi ? La réponse est la même que donnait Blaise Cendrars quand on lui demandait pourquoi il écrivait: parce que. Parce que j’aime chanter. Parce que j’aime dessiner. Parce que j’aime écrire. Parce que j’aime aimer et que ça m’importe plus que de réussir selon vos codes. 

    Ainsi Jakob von Gunten envisage-t-il la fortune: « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or».

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    Robert Walser considérait le fait d'écrire comme un acte sacré, et de même y a-t-il, dans l'écriture de Fleur Jaeggy, comme une aura de pureté. Mais est-ce à dire, là encore, qu'on flotte dans le vague ou le flou ? Au contraire: la poésie de Walser et de Fleur Jaeggy capte la réalité avec une simplicité et une précision extrêmes. Aussi allergiques l'un que l'autre aux idéologies politiques ou religieuses, ils n'en sont pas moins attentifs au monde, chacun à sa façon..

     Unknown-1.jpegDes anges dans nos campagnes 

    Celles et ceux qui ne connaissent pas Robert Walser feraient bien, avant que de lire la première ligne des vingt volumes de son œuvre parue chez le grand éditeur allemand Suhrkamp (dont seule une partie est traduite en français), de consacrer quelques heures à la lecture des Promenades avec Robert Walser publié par son ami et tuteur Carl Seelig, journaliste et éditeur zurichois qui, de l’été 1936 à la Noël 1955, a parcouru avec lui les monts et vaux d’Appenzell, avec moult étapes revigorantes dans les auberges et les cafés de campagne, avant de noter chaque soir les propos tenus par son compagnon aussi vaillant marcheur que passionnant causeur, dont la formidable mémoire et la pertinence des vues sur un peu tout – la guerre, le peuple, le socialisme, les élites prétentieuses, sa propre nullité revendiquée, la vie simple, les best-sellers (déjà !), la famille, sa vénération sans faille pour Gottfried Keller - stupéfie chez un supposé malade mental. Carl Seelig n’avait rien de l’ange ailé, mais c’était le plus zêlé des admirateurs, à qui l’on doit précisément la «résurrection» de l’œuvre de Walser, dans les années 60, et le plus fraternel témoignage humain. 

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     La promenade, soit dit en passant, est pour ainsi dire un genre littéraire de notre littérature vagabonde, de Rousseau aux deux adorables compères Baur et Binschedler de Gerhard Meier, ou de Gustave Roud à Philippe Jaccottet, sans parler des écrivains nomades à la Cendrars, Ella Maillart ou Nicolas Bouvier. Ramuz prétendait que la littérature suisse n’existe pas, et il avait en partie raison, quoique la Suisse multiculturelle, buveuse de kirsch et d’Ovomaltine (ou de grappa) ait bel et bien nourri des tas de livres relevant d’un habitus commun dont ceux de Fleur Jaeggy, polyglotte et chez elle partout, sont un autre exemple, montrant combien le jugement de Ramuz est en somme borné. 

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    Avec Fleur Jaeggy, nous retrouvons aussi bien les anges de Catherine Colomb, romancière vaudoise familière des gouffres affectifs en milieu bourgeois, mais aussi les enfants humiliés de Bernanos ou de Flannery O’Connor, avec des coups d’ailes tous azimuts qui ponctuent les vingt récits à la fois très personnels et non moins universels de Je suis le frère de XX

    L’on y croise ainsi, de nuit, le grand poète russe Iossif Brodsky en sa «ville mentale» appelée Negde, qui signifie nulle part en russe, sur cette promenade new yorkaise d’où un certain jour on vit s’effondrer les tours; ou c’est chez le psychiatre Oliver Sacks qu’on se retrouve en plein Bronx, ou voici la jeune Polonaise Basia qui a conduit son amie Anja à la porte d’Auschwitz mais qui n’entrera pas, tandis que les touristes miment «l’ostentation de la douleur», prostrée au seuil du camp de la mort surmontée de l’atroce inscription ARBEIT MACHT FREI et ne voulant plus voir de visages humains. «Si tu veux en savoir davantage, alors va et deviens toi-même – disent ses yeux fermés – deviens toi-même la victime»... 

    Soutine15.jpg La Noël des enfants perdus 

    «Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël ». 

    Ainsi commence le récit de Fleur Jaeggy intitulé L’Ange suspendu, dont la féerie noire est à la fois ancrée dans un temps et un lieu (les souvenirs et lendemains de la DDR), et qui m’a semblé rejoindre, par delà les années, le récit, par Carl Seelig, de la mort de Robert Walser dans la neige du Rosenberg, sur les hauts de Herisau, quand le coeur du poète le lâcha dans la lumière étincelante de ce début d’après-midi de Noël. 

    Robert Walser, cet original souvent mal luné, était il un ange ? Les services administratifs du Ciel, dont il ne parle guère, se tâtent à ce propos, mais ce fragment de L’Ange suspendu de Fleur Jaeggy me parle de lui : «L’enfant est accompagné par un vieillard. Le patron, son maître. D’aspect, il ressemble à un moine et à un joueur de poker, comme ceux que l’on voit dans les films. Il a instruit l’enfant. Il l’a habillé et nourri. Il lui a donné un endroit où dormir. Le vieillard a échappé aux prisons, aux bûchers et aux écoles. En échange, l’enfant doit prêcher et demander l’aumône. L’obole. Une haine fraternelle les unissait. L’enfant sent autour de son cou la corde qui le lie à cet homme. Il sentait dans tous ses os et son sang un besoin primordial de haine. Et c’est ainsi que l’enfant parvenait à émouvoir, quand il lisait ses sermons. « Et maintenant, chante », lui disait le vieillard. L’enfant hurle en suivant le Livre des Hymnes. Les femmes l’entouraient. Chacune d’elles lui donne l’obole. Elles caressent sa tête, le capuchon pointu en laine noire. Elles veulent le toucher. L’enfant les regarde avec amour, comme le vieillard le lui a suggéré. C’est Noël. Le butin est consistant »… 

    Fleur Jaeggy. Je suis le frère de XX. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, 2017. 

    Carl Seelig. Promenades avec Robert Walser. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Rivages, 1989.

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    Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de JLK parue sur le média indocile Bon Pour La Tête.

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  • Drôles d'époques...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2022)
     
    A la Désirade, ce mercredi 21 décembre. – Je relisais hier soir La mort d’Élise de Marcel Jouhandeau, dont je ne me rappelais pas l’atrocité de la relation qui s’y trouve évoquée, mélange de haine implacable (du côté d’Elise) et de résignation « royale » pour Marcel qui d’une main tient sa plume (supposément divine) et de l’autre celle du petit Marc, sept ans, dont il recueille les jolis mots d'enfant impertinent et sagace.
    Cela m’amuse pas mal, revivant ces jours les derniers mois, les dernières semaines et les dernières heures que nous avons passés ensemble, avec ma bonne amie, de penser à la tendresse qui nous a unis jusqu’à la toute fin, alors que ces deux-là se seront affrontés jusqu’à la complète décrépitude de la pauvre Caryathis, danseuse éblouissante à vingt ans et quasi cadavre continuant de maudire « celui-ci », comme elle l’appelle devant des tiers, qu’elle sait un grand écrivain et taxe de monstre – non sans raison d’ailleurs puisque Jouhandeau, fils de boucher et d’une mère adorée autant que celle de Proust, auteur de l’immortel portrait de groupe des habitants de Guéret devenus les Pincengrain de Chaminadour, retraité du professorat que ses lycéens respectaient et chérissaient même pour certains, grand seigneur des lettres parisiennes auquel Céline un soir avait balancé le plus beau compliment (« Quand on écrit comme vous, on peut être tranquille »), siégeant dans le salon de Florence Gould entre Charles-Albert Cingria et Paul Léautaud, reçu tous les jours par Dieu en conversations particulières, était à la fois Monsieur Godeau le mystique et le client régulier de Madame Made, en sa maison particulière, qui lui réservait les bons soins de ses plus beaux employés, dont il magnifie les prouesses dans les extravagantes Pages égarée, mélange de célébration érotique et de récit de parties fines dont le ton et le style « à l’antique » frise à vrai dire le ridicule autant que le sublime. Mais quelle époque !
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    Or celle-ci aura vu cohabiter, entre rats des villes et rats des champs, un Gustave Roud dont je lis ces jours le passionnant (et parfois désolant) Journal, pour qui l’effleurement d’une main ou d’un torse de jeune paysan constituait l’orgie du jour, un Julien Green se flagellant à proportion de ses surabondants débordements charnels, un Gide courant après les petits garçons berlinois ou tunisiens (comme le relève le même Green, qui associe Klaus Mann aux mêmes manies pédophiles) ou un Ramuz aussi cravaté que son ami Gustave et aussi farouchement discret en matière de vie privée que son ami Charles-Albert, etc.
    Nous en sommes, ces temps, à l’irradiation idéologique du mouvement « woke », dont l’éveil tient du somnambulisme moralisant et d’une sorte de négationisme « contre nature », bien plus désolant à mes yeux que les moeurs les plus débridées - qui voudrait que la femme et l’homme ne fussent plus ce qu’ils sont mais des entités sociales voire politiques, les pays dilués, tout conflit régulé par ce nouveau prêtre qu’est la ou le psy, etc.
    Certaines de mes connaissances « de droite » s’en inquiètent, alors que j’en ris autant que Lady L. et que certaines de mes connaissances « de gauche », il faudra un de ces quatre que je lise le nouveau lirve de Jean-François Braunstein consacré au wokisme, dont j’espère me régaler autant que de La philosophie devenue folle visant à peu près la même mouvance, mais pour l’instant j’ai trop de choses plus sérieuses à faire : faire trotter Snoopy dans la forêt et mettre de l’ordre à La Désirade avant de regagner mes pénates lacustres, parachever Les Tours d’illusion que j’aimerai publier de mon vivant encore avec Mémoire vive et mon triptyque poétique, poursuivre mon initiation ludique à la langue coréenne et revoir demain mes petits-enfants en abominable ressortissant du patriarcat et enfin tâcher de ne pas trop décevoir les attentes de mon ange gardien dont les ailes n'auront jamais été que deux bras bien en chair non moins qu'aimants...

  • Du côté de la vie

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    Pour Sophie et Julie, et par manière de remerciement à toutes celles et tous ceux qui nous ont témoigné leur affection ou leur soutien...
     
    À la Maison bleue, ce 15 décembre 2022. – Le chagrin ne se dit pas, croit-on parfois, et la tristesse n’a pas de mots non plus pour s’exprimer, et pourtant c’est juste ça qui nous reste à ces moments-là, même si ce n’étaient que des balbutiements ou des platitudes, c’est entendu : on ne trouve pas les mots ni la façon de les dire, mais je vais quand même essayer d’exprimer, comme elle m’avait demandé de le faire, ce que nous avons vécu, mes filles et moi, et leurs compagnons, cette nuit où elle nous a quitté - il n’y a pas d’autre verbe pour le dire, je ne dirai pas « où elle s’est envolée », car elle n’aurait pas aimé ça, n’étant pas de ceux qui se paient de mots, et je vais même être trop dur pour me rappeler mieux sa douceur : je vais livrer deux détails éprouvants de cette dernière nuit que je me rappelle parce qu’ils font partie de la vie, le premier lié à une blessure momentanée et le second à un moment d’effroi.
    Nous étions deux à la veiller, dans la soirée de la première partie de cette nuit-là, plusieurs soignants s’étaient succédé pour l’assister, alors même qu’elle était déjà plongée dans un coma profond et irréversible depuis l’avant-veille du dimanche, et peu après la dernière visite notre grand fille aînée, qui restera toujours ma petite, vint me dire doucement qu’elle pensait que la mourante avait cessé de respirer, et c’est en effet cela la mort : c’est quand tu cesses de respirer.
    Et c’est là que tu es perdu, et là qu’il faut éviter de se laisser aller. Là que je me suis rappelé les gestes que nous avons enchaînés quand notre père a cessé de respirer, et là que nous avons commencé à téléphoner en nous retenant de trop pleurer, là que nous avons pensé formalités et que j’ai appelé le service compétent à sa permanence, là que j’ai appris que le médecin de garde allait passer pour le constat, comme on dit, et là qu’après un peu moins d’une heure un quadra barbu, visiblement contrarié, s’est pointé, nous saluant à peine, s’est dirigé vers le lit de la défunte, s’est penché sur elle comme un fonctionnaire du service des automobiles examinerait l’état d’un véhicule, s’est relevé et m’a grommelé quelque chose, non pas la moindre condoléance ni le moindre signe de compassion, mais quelque chose en rapport avec la procédure à suivre, alors moi, tellement abasourdi et choqué, blessé par ce manque effrayant de sensibilité ou de simple égard, de prier ma fille de le « gérer », comme on dit, avant que je ne le foute dehors, sur quoi je me suis replié sur mon chagrin tandis que le technicien sanitaire s’occupait, avec les instruments adéquats, de retirer son pacemaker du corps martyrisé par la maladie...
    Or c’est avec ce corps, ensuite, que j’ai passé la nuit. Et c’est devant le visage de pierre, le visage fermé de ma bonne amie que je me suis réveillé, le lendemain matin, toujours exténué mais étrangement apaisé, et si tu trouves d’autres mots pour le dire…
    Mais plus étrange encore : que ce soir du même 15 décembre, fête de Ninon (ou Nina, esclave chrétienne qui convertit par ses miracles le roi et la reine de Géorgie orientale, au IVe siècle) et date de la mort de Sitting Bull à Fort Yates, dans le Dakota du Nord, une année donc après nos adieux, Lady L. reste à ce point avec nous, un mois avant la naissance attendue d’une petite fille qu’elle ne tiendra jamais dans ses bras, que tout ce qui nous a fait souffrir ensemble pendant les huit derniers mois de notre partage de vivants, et jusqu’au souvenir du médecin indélicat de ce soir-là, jusqu’à l’effroi que j’éprouvai en me réveillant auprès de la gisante, me font mieux que jamais nous sentir, elle et nous tous qui l’avons aimée, du côté de la vie…
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  • À la vie à la mort

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    Le Temps accordé, lectures du monde VII, 2022-2021
     
    À la Maison bleue, ce samedi 1o décembre 2022.- La neige et le froid me font ressentir, ce matin, ma solitude de toujours, sans qu’elle ne me pèse pour autant plus qu’à quinze ou vingt -cinq ans. Le pauvre Gustave Roud, dont je lis ces jours le journal souvent effrayant d’esseulement, en souffrait comme d’une sorte de mort vivante, affreusement séparé de l’obsédante et omniprésente présence de l’Autre aussi désiré qu'inatteignable, mais j’ai eu la chance d’être doté d’une nature plus débonnaire et d’être né en un temps et une société moins austère et tenue ensemble qu’un village paysan du début du XXe siècle où il était peu concevable pour un jeune poète intégré à sa communauté de s'alanguir devant son voisin paysan revenant de faucher...
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    Quant à moi, qui ai eu deux grands-mères probablement aussi attentionnées, sages et soucieuses de la pureté de l’enfance, méfiantes à l'égard de toute sensualité ravageuse et même de toute sensibilité exagérée, j’ai eu la chance de cohabiter sans trop de heurts avec les diverses personnes et autres personnages que j’ai dû trimballer à travers les années, avant que ma propre obsession de l’Ami unique ne s’apaise auprès de ma bonne amie.
    Pauvre Gustave Roud, et sa chance pourtant à lui d’être poète dans les champs, sa douleur d’être séparé mais a la fois sa rédemption dans sa quête absolue de beauté et sa folie lyrique...
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    Au téléphone, malgré le léger voile comme ridé de sa voix , l’ami Jean le fou me revigore une fois de plus par la chaleureuse attention avec laquelle il me demande des nouvelles de mes écrits et de nos enfants , puis me donne des siennes en me disant sa frustration de n’être, plus que jamais, que spectateur des horreurs qui se passent en Ukraine et ailleurs, et de la faim sans fin dans le triste monde.
    C’est le matin des téléphonages, comme l’Abbe m’appelle juste après que j’ai promis à Jean de me pointer à Genève en début d’année prochaine - pour autant que mon palpitant et le Seigneur ne me lâchent pas avant le nouveau millésime - et lui de se récrier du haut de ses 85 ans, et l’increvable Gilbert ne le lui cède en rien, avec lequel je me réjouis de parler une heure de plus.
    C’est après la parution du Bonheur d’être suisse que je me suis lié d’amitié avec Jean Ziegler, sans autre connivence que notre amour commun de la sainte vie et des braves gens, de la littérature et de la poésie, et qu’il se dise toujours communiste et catholique mordicus ajoute du sel à cette relation pure de toute idéologie - du moins est-ce comme ça que je l’ai toujours entendu après lui avoir ri au nez quand il a évoqué ma «fonctionnalité marchande dans le groupe Edipresse »...
     
    J’ai eu beau, le provoquant un peu, lui assener que j’avais cessé de croire au gauchisme en mai 68, et plus précisément à Paris, dans la Sorbonne occupée : il s’obstine à voir chez moi du léniniste poétique autant que je vois surtout en lui un petit paysan de l’Oberland accroché à son idée de liberté et de solidarité...
    Quant à l’Abbé, c’est sur la très belle lettre qu’il m’a envoyée après la parution de mon premier livre que se fonde notre juvénile vieille amitié et je souris, ce soir, tout en relevant les multiples apparitions de son nom dans le journal de Gustave Roud, de me rappeler notre visite au vieux poète, vers 1974 ou 75, en compagnie du cher Émile qui, lui-même, soigna Charles-Albert en fin de cirrhose...
    En somme l’Abbé aura été, fils de paysan calviniste vaudois passé au papisme paroissial, le plus proche témoin « laïc » de nos écrivains, aussi attentif à Georges Haldas qu’à Gustave Roud et Jacques Mercanton, récitant les poèmes de Crisinel par cœur et lisant toujours (il y a trois semaines de ça) Leopardi ou encore (la semaine dernière) le Maharabatha ...
    Sacré compère, qui me disait tout à l’heure qu’il avait lu mes feuillets shakespeariens avec autant d’attention que d’intérêt, et dont je me rappelle à l’instant qu’il me disait être devenu vieux le jour où il avait trouvé nos amis Rémy et Daniel « dans la joie », tendrement allongés l’un à côté de l’autre, en chemises blanches, après s’être perfusés ensemble, le premier en phase finale de la Maladie, et le second le suivant par amour...
     
    A la Maison bleue, ce dimanche 13 décembre 2021. - On n’entend plus que ce seul souffle, et c’est la vie encore...

  • En toute incertitude

     
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    "The time is out of joint..." (Shakespeare, Hamlet)
     
    Les heures ont été séparées,
    on ne sait pas comment:
    ce n’était pas prémédité
    dans le monde d’avant -
    on n’avait pas anticipé
    cette dissociation...
     
    Certaines heures sont restées là,
    fidèles et bornées
    dans les maisons de l’ancien temps,
    mais la plupart s’en sont allées
    pour échapper au poids
    de l’horloge qu’il y a là,
    suspicieuse en ses lois...
     
    Nous sommes les irréguliers,
    me suis-je dit parfois,
    me consolant d’avoir failli
    à la règle établie
    aux cadrans des bureaux
    et des familles alignées;
    mais cette trahison
    que je croyais libération
    me pesait sans raison...
     
    Les tribus défaites dérogent
    aux lois de l’apesanteur
    qui les faisaient braver jadis
    les choses certaines;
    à présent tout n’est que présent -
    tout est pareil au même
    et l’ennui règne à l’avenant ...
     
    Pourtant tout s’éclaire à cette heure,
    avant la confusion
    des désirs et des leurres,
    car dans le même espace alors
    où tout est incertain,
    tous les temps soudain cohabitent,
    me dis-je ce matin...
     
    Peinture: Robert Indermaur

  • Au bord de la nuit

     
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    (Le Temps accordé, en contrepoint diachronique, 2022-2021)
     
    À la Maison bleue, ce vendredi 9 décembre 2022.- Tout à la fin Monsieur Berchtold lisait à son épouse mourante des poèmes, et je l’imaginais toute petite, plus encore que lorsqu’elle nous servait du thé comme à deux écoliers interrompant leur studieuse occupation - nous composions ensemble un livre d’entretiens où Pingouin, comme les enfants de sa classe de Montmartre appelaient le grand dadais qu’il était déjà, me racontait sa longue et bonne vie de lettré généreux amoureux de littérature et de peinture comme je l’étais moi aussi qui eût pu être son fils...
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    Ma bonne amie aimait aussi revenir au poème que j’ai écrit « à la mer », comme on dit, quand je voyais là-bas nos deux petites filles très menues sous le haut ciel méditerranéen; elle aimait entendre encore et encore ce poème de rien du tout qui m’avait été pour ainsi dire dicté et que j’avais juste noté comme ça au vol de l’instant...
    Et ce matin ce sont ces mots qui me sont venus à l’éveil:
     
    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
     
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
     
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses ...
     
    Ce dimanche 13 décembre 2021.- Comme je l’avais craint hier soir après avoir quitté son cousin d’Amerique juste débarqué de Florence et descendu au Majestic d’à côté, notre chérie ne pourra lui parler d’où elle se trouve désormais, et moi je ne trouve plus les mots pour le dire...
     
    Ses derniers mots à la première de nos filles veillant auprès d’elle, auront été, après avoir repoussé le verre qui lui était offert avec une infime dose de morphine: « Lady veut dormir... »

  • Quand la neige sera

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    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses .
     
    Image: Philip Seelen

  • Au miroir de Shakespeare (30)

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    30. Henry VI / 3
    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.
    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.


    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.
    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.
    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type  » au milieu de ses brebis.

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    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.
    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

  • Au miroir de Shakespeare (29)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde
     
    Les drames historiques
     
    29. Henry VI / 2
     
    La première tétralogie des drames historiques de Shakespeare, où la guerre fratricide des Deux Roses succède à la défaite des Anglais sur sol français, est marquée par une inexorable montée aux extrêmes sur le fond de laquelle se détachent les figures de trois monstres particulièrement sanguinaires en les personnes de la reine Marguerite, du tribun populiste Jack Cade et du roi Richard III le boiteux scélérat.
    Du point de vue de la structure et de la tension dramatiques, les trois parties d’Henry VI tirent un peu en longueur entre intrigues de clans et sanglantes étripées , qui devaient surexciter le public de l’époque mais ne nous parlent pas avec la même intensité.
    N’empêche que de formidables personnages ne se profilent pas moins, à commencer, dans la deuxième partie, par le lord protecteur Glocester, tuteur fidèle du jeune roi encore flageolant et dont la nature faible ne cessera de s’accentuer, alors que lui-même est à la fois aimé du peuple et détesté par les grands du royaume, tel le très retors Cardinal Beaufort qui participera à son assassinat.
    Avant d’être étranglé sur son oreiller, Glocester s’opposera virulemment aux suggestions criminelles de sa femme Eléonore, sorte de Lady Macbeth avant l’heure qui prend ses conseils chez les sorciers et sera bannie par le roi, bon comme le scout mais pas poire pour autant.
    Dans le genre garce de haut vol, la nouvelle reine Marguerite, importée du continent par le duc de Suffolk, qui la baise avant de l’offrir au roi consentant, s’impose bientôt en cheffe de projet aussi résolue que la pucelle d’Orléans, fantastique en son numéro d’hystérie (merci Julia Foster !) où elle jure allégeance au roi tout en le rabaissant, pestant comme une damnée au moment où le bon Henry montre les dents et bannit Suffolk, dont la tête coupée reviendra à sa maîtresse jurant alors vengeance absolue.
    Sur quoi l’ambiance monte encore d’un cran avec l’apparition du terrifiant Jack Cade, variation léniniste du héros Talbot de la première partie ( et d’ailleurs incarné par le même Trevor Peacock) qui promet la semaine des quatre jeudis au peuple avant de lui offrir ses premières tête coupées.
    Le jeune Shakespeare décrivait les turpitudes de la guerre civile avec un siècle d’écart, mais le règne d’Elisabeth sort de cet affreux magma et l’on présume que les zooms du dramaturge, ses arrêts sur image souvent bouleversants, les états d’âme exprimés par ses héros comme en confidence directe au bonhomme public, ou les commentaires supérieurement éclairés de ses sages devaient parler à ses contemporains puisqu’ils nous stupéfient toujours par leur fond de lucidité, d’intelligence politique, de bonté sous jacente et de tendresse – de réelle actualité…

  • Au miroir de Shakespeare (26)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    26. Le Conte d’hiver
     
    À la plus extrême violence s’oppose, dans Le conte d’hiver, une douceur infinie qui se module de façon très nuancée entre tous les personnages de cette romance des dernières années du Barde, où la jalousie délirante, la pureté lustrale d’un premier amour et le retournement du pardon sous-tendent un poème dramatique à la fois déchirant et libérateur, en prélude à La Tempête finale.
    La jalousie folle qui s’empare soudain de Leontès, roi de Sicile, à l’instant même où son inséparable ami d’enfance Polixène, devenu roi de Bohême et son hôte depuis quelque temps, s’apprête à le quitter, est pour ainsi dire déclenchée par lui-même puisque c’est à sa demande insistante que sa femme, la très douce et fidèle Hermione, prie leur ami de rester encore un peu.
    Or l’affectueuse façon que la reine met à retenir Polixène, assortie d’un tendre geste amical, cristallise soudain l’affreux doute de Leontès qui s’ombrage aussitôt et se met à fulminer, à déraisonner d’abord tout bas et bientôt tout haut au point d’épouvanter et de faire fuir son ami, de sidérer ses conseillers éclairés s’ils ne le suivent pas dans son délire, de condamner l’innocente Hermione au noir cachot et de traiter l’Oracle de Delphes de pur mensonge quand il apprend, devant la cour supposée condamner l’abominable adultère, qu’Apollon lui-même blanchit Hermione et Polixène.
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    Mais voici que sa monstrueuse injustice se retourne contre lui puisque, en deux temps trois mouvements, son fils chéri meurt de chagrin et qu’Hermione est également donnée pour morte.
    C’est alors que la furieuse montée aux extrêmes de la jalousie se transforme, chez Leontès, en descente au tréfonds de la déploration et du désespoir coupable. Tout cela à quoi la sage-femme Pauline, qui est également la plus sage des femmes, a assisté en défendant l’innocence de la reine comme une furie, crachant ses quatre vérités au monarque jaloux, sans parvenir à lui arracher la prétendu bâtarde qu’Hermione vient de mettre au monde dans sa cellule et que le roi ordonne à l’un de ses conseillers d’abandonner loin de sa vue, ce que fait aussi bien le fidèle Antigonus avant d’être dévoré tout cru par un ours. Que d’horreurs !
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    Mais ce qu’il faut se rappeler à tout moment, avec Shakespeare, c’est que nous sommes au théâtre, et nul besoin de V-Effekt (la fameuse et un peu lourdingue distanciation brechtienne) pour en constater l’évidence. Ainsi l’extravagante colère de Leontès, dont la dégaine à quelque chose d’Ivan le terrible dans la version de la BBC, est-elle à le fois d’un irrésistible comique sans cesser d’être tragique.
    Le Grand Will savait d’expérience ce que représente la mort d’un enfant et ce qu’une jeune fille espère au printemps de la vie. C’est ainsi qu’à seize ans d’intervalle, dans Le conte d’hiver, la plus merveilleuse histoire d’amour fleurit-elle, au propre et au figuré, au seuil d’un printemps renaissant après la descente au tombeau des mauvais sentiments.
    Rhétorique de bluette que tout ça ? Cela pourrait être si Barbara Cartland tenait la chandelle, alors qu’on est ici, dans la prairie de la bergère et du prince déguisé en berger, à l’antipode malicieux de tout kitsch mièvre.
    La poésie du Big Will ruisselle et charrie tous les affects. Parlant à tous les publics il ne se fait aucun scrupule de recycler une love story fleurant aussi bien l’antique que le postmoderne, avec un filou faisant les poches des villageois à la fête où le roi de Bohême lui-même s’est déguisé pour confondre son fiston amoureux d’une gueuse, laquelle est incidemment fille de reine – vous suivez au fond de la classe ?
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    Quant au Grand Pardon du dénouement , il ressortit lui aussi au théâtre et à la magie des masques – au conditionnel évangélique de la bonté.
    La comédie finit bien parce qu’il y a au monde de la bonté incarnée, qui se nomme ici Pauline ou Camilo, et que ceux-ci rayonnent et donnent envie au public d’être bon. De fait la bonté shakespearienne, tissée de mélancolie et de savoir noir, instaure en nous un printemps possible qui fera l’hiver reverdir, ainsi de suite…

  • Nos derniers jours ensemble

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    Au café de La Rotonde, à la Sallaz, ce 1er décembre. - Après un sommeil irrégulier et le bouclage de ma 160e Chronique sur les pessimistes tonifiants, un peu meilleure que je ne le craignais, j’ai rallié mon quartier natal lausannois de la Sallaz pour ma première leçon de coréen dont je ne sais encore si elle aura beaucoup de suite vu mon état de santé, mais on verra bien, en tout cas je suis curieux de retrouver le jeune Gyuhee Lee et de m’initier à sa langue en sa compagnie, au troisième étage de l’immeuble des années 20-30 au rez duquel se trouvait Le Colisée, le cinéma dans lequel j’ai officié en tant que placeur vers mes seize, dix-sept ans et où j’ai vu 3o fois Les cœurs verts d’Edouard Luntz et 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire les Vitelloni dont le personnage mélancolique de Moraldo m’était comme un frère en imper gris muraille

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    NOËL.- Je craignais le retour de décembre, dont le froid m’a rappelé ce matin nos dernières séances de chimiothérapie au CHUV, il y a une année de ça, quand ma bonne amie ne se déplaçait plus qu’avec son rollator, n’avait plus qu’une peau de papier fripé sur ses os fragiles et s’efforçait de sourire en espérant encore fêter Noël avec nous. Noël ! Noël de nos enfances au temple de Vennes dont la sévérité protestante de l’architecture se trouvait un peu radoucie et enluminée par les décorations et l’odeur des oranges que nous recevions, les enfants, après le culte où nous chantions les cantiques réservés à cette fête que je préférais, alors, à Pâques,avant que je ne trouve plus de vraie joie, à l’adolescence,  à cette remémoration de la seconde naissance du Christ .

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    NOTRE QUARTIER. - La Sallaz, comme je l’explique à Gyuhee Lee, au temps du Colisée dont je lui ai trouvé une photo des années 50 sur Internet , n’a plus rien aujourd’hui de la place de village qu’elle était au terminus du 6, avec ses trois auberges dont l’une avait une terrasse sous un arbre immense, comme à la campagne, et l’actuel café de la Rotonde n’était alors qu’un tea-room attenant à la boulangerie Schori où les dames de la paroisse protestante venaient acheter la tresse dominicale ou quelque pâtisserie après le culte de dix heures, puis les dames catholiques (« les catholiques sont que des bourriques ! », chantonnaient les chenapans) sorties de la messe à la chapelle de Saint-joseph où mon ami l’abbé Vincent a exercé son dernier ministère - le cher Gilbert dont j’ai retrouvé hier soir le nom dans le Journal de Gustave Roud que j’ai acquis l’autre jour avec le package de la méthode Assimil de Coréen...

    Annyong hassibnika ! ai-je lancé à Gyuhee quand il m’a ouvert la porte tout à l’heure - ce qui signifie à peu près la paix soit avec toi en coréen, et de fait c’est une heure et demie paisible que j’ai passé avec ce garçon qui pourrait être mon petit-fils, ne parle bien qu’anglais après plusieurs années en pays francophones et à qui, après qu’il m’a demandé pourquoi je désirais apprendre sa langue, j’ai expliqué que c’était essentiellement à cause de sa musique entendue sur les séries coréennes dont quelques-unes m’ont beaucoup intéressé, humainement ému voire bouleversée, alors même qu’il est peu probable que je me pointe jamais à Séoul...

     

    Notre heure de langue coréenne s’est agréablement passée. J’ai exercé l’écriture des consonnes et des voyelles, j’ai appris quelques mots et Gyuhee m’a parlé de son travail de biologiste étudiant les oiseaux et les poissons en laboratoire. Il a de très fines mains -comme celles du jeune chirurgien autiste dans la série coréenne Good Doctor - et un sourire de chat. Sa compagne est Farsi. Non pas farcie comme je l’ai entendu mais Farsi. Je lui ai donné 50 francs pour cette première séance au lieu des 40 requis, tel étant mon plaisir d’arrondir les chiffres plus que les fins de mois...

    Ce soir je suis revenu au Journal de Gustave Roud, dont le volume complet compte 1028 pages. Les premières entrées, datées de 1916 (il a donc 19 ans)  en sont immédiatement trempées de larmes quasi adolescentes ou même enfantines, marquées parson funeste sentiment d’être séparé, parlant des autres gars et des filles autour desquelles tournent ceux-là comme d’une autre espèce à la fois inatteignable et désirée - et c’est le début de son obsessionnel voyeurisme esthète dont les évocations érotiques des beaux paysans de son entoutage, sublimées par la poésie relèveront toujours du fantasme aussi peu incarné que ceux de Thomas Mann lorgnant les jolis serveurs ou les « lifts » à la Proust…

    Cette façon de magnifier, dans un lyrisme rappelant un peu l’Antiquité des pâtres, les corps, les épaules, les torses entrevus dans l’échancure de la chemise rude, les croupes ou les mollets des beaux et braves paysans de nos hautes terres, m’a souvent agacé, et parfois m’a fait rire en me rappelant la non moins grossière vanne du peintre Auberjonioois (« Mais enfin, Gustave, qu’il aille se faire mettre une bonne fois ! »), mais à présent j’y reviens autrement et suis réellement touché, à la lecture du journal intégral (riern à voir avec celuide Julien Green au demeurant), par la proximité réelle du poète avec sa terre et ses gens, sa connaissance approfondie des travaux et des saisons,  sa quotidienne et fervente observation de sa campagne perdue.   

    À la Brasserie de Montbenon, ce 2 jeudi décembre 2021.- La consultation de tout à l’heure, au CHUV, m’a valu un nouveau coup d’assommoir, avec l'examen au scanner de ma bonne ame, qui montre une progeression fatale du Mal sur son foie, sans parade spécifique, et l’on va donc interrompre la chimio. L. espérait survivre jusqu’à Noël, mais j’ai vu l’oncologue roumaine hésiter sans exclure verbalement cette éventualité, lui prenant ensuite la main dans un geste qui en disait plus long.

    Noël ! À peine plus de vingt jours alors que nous espérions fêter, en juin prochain, nos quarante ans de vie partagée avec nos enfants, mais la Bête ne l’entendait pas ainsi. My heart is broken.

    I can’t realize : that’s the only way to tell it. The vision of her body is such a pity, such a terrible incarnation of desincarnation and weakness – she compares herself with the poor bodies of the prisoners discovered at the end of the  war in Treblinka or Dachau, etc. and that’s it, exactly, now.  

     

     

     

  • Au miroir de Shakespeare (25)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde
     
    Les Comédies
     
    25. Cymbeline
     
    Shakespeare eût-il sacrifié à la pratique des séries télévisées telles qu’elles prolifèrent aujourd’hui, et dans les pays anglo-saxons avec des qualités parfois comparables au cinéma ou au théâtre, s’il était né en notre époque ? C’est plus que probable, se dit-on souvent à voir et revoir ses pièces visant tous les publics, et notamment les romances aux intrigues bousculées de sa dernière période, dont Cymbeline est un exemple éclatant après Périclès et avant Le conte d’hiver.
     
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    La merveilleuse figure féminine d’Imogene, incarnée ici par une Helen Mirren irradiante de douceur et de douleur sublimée, représente le moyeu fixe et fidèle de la folle roue des trois intrigues combinées de cette pièce semblant de toutes les époques, mêlant Rome antique et matière de Bretagne, féodalité farouche et déliquescence de cour sous la Renaissance, épisodes à la Boccace (la référence au Decameron est explicite), sensualité à l’italienne (la scène du quasi viol d’Imogene endormie par le perfide Rital est d’un érotisme intense) portraits de quasi monstres régnants (la reine marâtre surtout, et son fils dégénéré) et, en contraste vigoureux, de noble cœurs mal blindés contre la jalousie (tel Posthumus, bénéficiant lui aussi d’une interprétation magistrale de Michael Pennington), dans un branle-bas général de guerre qui embrouille tout avant un dénouement dramatique démêlant les écheveaux entortillés.
    Tout cela est d’une ligne moins pure, avec des abrupts moins vertigineux que dans les grandes tragédies, mais le genre de la comédie facilite certains raccourcis que le génie de Shakespeare préserve de l’artifice ou du feuilleton rose, n’excluant ni la verve picaresque d’une espèce de western entre landes et montagnes aux ours, ni les excès gore propres à ravir le public avide de sang frais (la tête à claques du fils de la reine coupée par le prince en légitime défense) ou les apparitions onirico-mythologiques de fantômes humains ou divins…
     
    Quant au leitmotiv shakespearien de l’appel à la clémence et au pardon , il n’a rien, là non plus, de l’artifice exigé par le happy end propre à la comédie, même s’il en participe. Il apparaît plus comme un vœu incarné qu’une leçon de morale: il illustre la possibilité de la bonté inspirant ce que Peter Brook appelle la qualité du pardon.

  • Au miroir de Shakespeare (24)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    24. Périclès, prince de Tyr
     
    Si les romans d’aventures ont enchanté notre enfance et notre adolescence, c’est le même dépaysement épique, ponctué de moments de réelle émotion, avec pirates et lupanars pour épices, que nous propose un auteur bicéphale avec Périclès, prince de Tyr, qu’on pourrait dire alors un poème d’aventures, entre fable morale et feuilleton picaresque.
    Si la patte lyrique du Barde y est perceptible sans discontinuité , la première partie de cette pièce aurait été co-écrite par George Wilkins, mais peu importe: l’on est ici dans une machine théâtrale constituant un canevas parfait de téléfilm, que le réalisateur David Jones a d’ailleurs conçu dans cette optique, avec tempêtes marines spectaculaires et scènes en plein air (ou au bordel) plus vraies que nature.
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    Un souffle bel et bien shakespearien porte cependant cette romance dramatique, où s’opposent le vice meurtrier du roi Antiochus, amant de sa propre fille qui voue les prétendants de celle-ci à la mort, et la vertu du noble Périclès – rien à voir avec son homonyme du siècle de Platon -, d’abord amoureux de la belle princesse et ensuite forcé de fuir après avoir percé l’énigme de l’incestueux monarque.
    Malgré l’abondance des épisodes mélodramatiques, la pièce atteint une intensité émotionnelle d’une indéniable pureté, culminant dans ses dernières scènes où, après moult épreuves cruelles, le héros éponyme, magnifiquement campé par Mike Gwilym, retrouve sa femme et sa fille supposées mortes à la suite d’un naufrage et devenues, respectivement, prêtresse du culte de Diane et captive d’une très vilaine maquerelle…
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    Charge féroce contre les tyrans corrompus, la pièce joue sur les antinomies carabinées du bien et du mal, sur fond de truculente peinture gréco-orientaliste joliment figurée par la mise en scène.

  • Au miroir de Shakespeare (21)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde
     
    Les Comédies
     
    21. Le Songe d’une nuit d’été
    Dire que Le Songe d’une nuit d’été est la première pure merveille signée Shakespeare relève du pléonasme, vu que le merveilleux constitue la substance même de ce chef-d’œuvre de fusion formelle et d’effusions amoureuses transfigurées par la poésie.
    L’excellent René Girard y voit un summum de mimétisme, mais pour une fois le système du cher homme semble par trop systématique (!) voire artificiel, s’agissant d’une œuvre qui se rit de toute explication (à commencer par celle du Duc Thésee quand il s’efforce de définir l’imagination du poète, à la fin de la pièce) dans le mouvement fou de celle-ci auquel préside la trinité gracieuse et aussi active qu’invisible de Titania, d’Obéron et de Puck…
    Plutôt que d’expliquer le Songe – ce qui se peut faire naturellement sans recourir aux instruments conventionnels ou néo-convenus de la critique académique ou freudienne, entre autres -, il convient d’abord de s’y impliquer avec la candeur et le reste de sensualité sauvage qui reste à chacune et chacun en notre monde lisse et formaté.
    L’esprit du conte et le génie poétique, à la fois dyonisiaque et apollinien, président en effet à cette féerie apparemment surréaliste et plus fondamentalement réaliste, voire hyperréaliste en ce sens que toute la réalité humaine, légendaire et tout actuelle, mythique et magique, mais aussi pulsionnelle et affective, mais encore sociale et morale (avec le père de la libre Hermia qui freine des quatre fers), mais encore légale et politique (le Duc rappelle à Hermia qu’elle risque la mort si elle brave la loi athénienne en n’obéissant point à son paternel) se trouve modulée, et non pas sous l’égide d’une anarchie romantico-bordélique mais conformément à une très subtile redistribution des valeurs soumises au très shakespearien Degree, où la Renaissance à pas mal à voir même si Shakespeare la dépasse à sa façon.
    Le grand metteur en scène Peter Brook tremblotait un peu à l’idée de monter le Songe, comme il le raconte dans La qualité du pardon, superbe recueil de réflexions sur le Barde, et l’on regrette évidemment de ne pouvoir se référer à sa version, mais celle d’Elijah Moshinsky , à l’enseigne de la BBC, sûrement moins novatrice formellement que celle de Brook, n’en est pas moins formidable, et par son interprétation – dominée par la lumineuse Titania d’Helen Mirren et pimentée par l’adorable Puck de Phil Daniels – et par l’esthétique onirico-raphaélite – de la féerie nocturne poussant le baroquisme délirant (les petits elfes rivalisant de cajoleries sur le lit d’une Titania enlacée à l’âne couillu de ses rêves !) sans verser dans le kitsch…
    Mais aussi, relire Le Songe d’une nuit d’été en version bilingue rénovée (celle de Jean-Michel Déprats, en Pléiade, convient parfaitement) s’impose à qui désire replonger son rêve dans la substance verbale du mot à mot poétique, comme s’y emploient les comédiens savoureusement patauds et fraternels au milieu desquels le Big Will se projette lui-même en humble serviteur du Démiurge…

  • Les mots "jamais" et "toujours"

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    On répète des mots d’amour
    sans savoir ce qu’ils disent.
    Les mots ne seront-ils toujours
    qu’idées imprécises ?
     
    On ne sait pas, et va savoir
    si ce n’est pas mieux comme ça ?
    On se parle, et parfois une voix
    résonne par hasard…
     
    On a lancé le mot hasard !
    On se retient de croire
    à la magie de tout cela ;
    on se refait la belle
    dans l’ombre essaimée de Babel…
     
    Amour, je ne sais que te dire
    plus qu’au présent passé,
    mais tu es là et tu respires
    « toujours » et « à jamais »…
     
     
    Image JLK: Lady L. à Paris, en 1982.

  • Dolce cantabile

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    Parfois je cessais de chanter,
    au point de l’inquiéter
    elle, toute fragile,
    que mon bel canto ravissait
    jusques aux airs débiles
    que pour elle j’improvisais,
    tout à coup me voyait
    triste devant la vérité...
     
    Le trou noir ne s’explique que
    par les calculs savants
    de savants restés ignorants
    en matière d’opéra;
    or c’était cet obscur
    abîme que j’avais au cœur
    qui me paralysait
    au dam de toute loi,
    sans qu’aucune autre explication
    ne nous fût accordée...
     
    Ceux qui ont mal sont seuls au monde ,
    et soudain la déprime
    s’est coulée avec la douleur
    en toi autant qu’en elle,
    au point de vous couper les ailes...
    Mais tu le sais de source sûre
    et pour elle si pure,
    cela seul adviendra:
    que le chant vous délivrera...
     
    Peinture: Matisse.