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Livre - Page 9

  • Une féerie d'aujourd'hui

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    Premier des échos à la lecture de La Fée Valse, après Sergio Belluz: celui de Francis Richard, observateur des plus attentifs de la vie littéraire en pays romand, notamment, qui a l'art de détailler les ouvrages qu'il lit avec autant de bienveillance que de précision dans la citation.

     

    Avec ce recueil de poèmes en prose, Jean-Louis Kuffer invite à une féerie d'aujourd'hui sous la baguette de La fée Valse, qui est le sourire de la lune, dans la lumière tutélaire de François Rabelais:

    Rabelais est le premier saint poète de la langue française, laquelle ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline...

    Ce livre est joyeux: Quand elle me roule dans la farine et qu'elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l'un contre l'autre suffisent à ma paix.

    Il est grave: En vérité, la marge de liberté s'amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre, les bras levés comme des membres.

    Il est allègre: Il n'est pas inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l'habit n'a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieure - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.

    Il est pensif: Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s'il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même: le détail du menu.

    Il est tendre: Ta mère nous offre un thé de menthe et l'une des jeunes filles fait admirer son admirable paire de colombes aux jeunes gens qui l'entourent.

    Il est mélancolique: Quand j'étais môme je voyais le monde comme ça: j'avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j'ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j'te dis, et c'est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde.

    Il est sérieux: ... Il n'est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n'est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n'est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir, vois donc: il n'est que d'ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer...

    Il est ludique: Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n'est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c'est pile ce que c'est: le ventre de Marelle est rond comme un ballon d'enfant, tiens j'ai envie de le palper et d'écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie [...].

    Bref Jean-Louis Kuffer ne mentait pas quand il annonçait d'entrée de jeu que son livre était tout cela à la fois. Car il est la Fantaisie même, laquelle ne se laisse pas intimider par les états d'âme contraires, laquelle est pour les uns et les autres, l'ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre...

    Jean-Louis Kuffer réserve pourtant à ses lecteurs quelques surprises à son goût: des mots de passe littéraires ou picturaux pour connaisseurs, des pas de mots qui dansent sans retenue, comme la fée Valse, et qui s'insinuent partout comme le fait l'amour, dans les corps et les esprits, pour leur plus grande jouissance...

    Francis Richard

    La fée Valse, Jean-Louis Kuffer, 156 pages Editions de l'Aire (à paraître)

    Livres précédents:

    Riches heures Poche suisse (2009)
    Personne déplacée Poche suisse (2010)
    L'enfant prodigue Éditions d'Autre Part (2011)
    Chemins de traverse Olivier Morattel Éditeur (2012)
    L'échappée libre L'Âge d'Homme (2014)

     

    Francis-3-copie-1.jpgBlog de Francis Richard:www.francisrichard.net/

  • Fugues helvètes (1)

    105177a83ddc701483a2738e5d91f854.jpgDu Valais de Rilke aux mythiques tunnels transalpins. Du Niesen de Hodler et de deux jeunes nageuses se racontant leurs amours.

    De Montreux à Spiez, ce mardi 5 juin. - J’entame ce matin un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je vais consigner ici, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendront comme je les attends ou ne les attends pas, au bonheur la chance. Je suis parti ce matin en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays. J’ai donc quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’élargit et verdoie au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion me sont bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’ai salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence. Puis, à Sierre, mon regard se déployant sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je me suis rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, tout jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelle que la toute vieille dame me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.

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    Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât le moins du monde de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…

    Mais voici qu’on arrive au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivons à Brigue, station terminus. Et de fait, c’est bien un verrou que représente ce lieu, au-delà duquel il faut franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans.
    Mais c’est au nord que L’Intercity à destination de Zurich et Romanshorn m’emmène à présent à travers toute une théorie de tunnels. Une dernière lucarne me permet juste d’apercevoir, en bas, la plaine industrieuse, puis en haut un dernier glacier (les journaux parlent ce matin de leur disparition en 2050), sur quoi le train s’enfonce littéralement au cœur de la terre.


    Un bas-relief discret, à Goppenstein, rend hommage à ceux qui ont laissé leur peau dans la construction de cet indispensable ouvrage nous reliant ingénieusement à l'Europe qui se bricole. Or la proximité du Simplon et du Lötschberg, lignes ferroviaires mythiques, me fait soudain penser à deux de mes arrières-grands-pères, l’un Alémanique et l’autre Romand, qui furent conducteurs de trains au début du siècle, l’un faisant même partie de l’historique équipe à inaugurer la voie du Gothard. Il me reste d’eux des photos de fringants moustachus à rutilants uniformes, mais je ne sais rien d’autre jusque-là de leur histoire précise, et je m’en veux à l’instant. Que d’incuriosité dans notre génération de jeans et de longs cheveux !
    4ccc7acb68b90e91027f002c0eda8ad2.jpgNiesen06.JPGPassons : car nous voici sur l’aire alpestre de Kandersteg où divers jolis cars multicolores pleins de sages touristes se trouvent comiquement juchés sur divers wagons de transport, au titre du moderne ferroutage.
    Par delà Kandersteg le train glisse doucement sur l’autre versant de la montagne, vers un agreste pays de lacs, et c’est bientôt le rivage de Spiez qui s’alanguit, autre haut-lieu de ma mythologie personnelle puisque s’y dresse la pyramide parfaite du Niesen, maintes fois représentée par les peintres, Hodler le tout premier. Justement, un Hodler vient d’être adjugé en Amérique 15 millions de dollars, mais cela ne signifie rien à mes yeux, sauf qu’un Hodler risque d’échapper à notre regard pour se retrouver dans un coffre-fort. Tant pis : il nous reste le Niesen, que les Américains n’ont pas encore acheté, et je sais au musée de Berne quelques Hodler que je retrouverai cette après-midi même.
    En attendant, comme je suis descendu de train avec l’idée de laver une aquarelle du fameux Niesen, je déchante en constatant que la montagne s’est drapée dans une épaisse étole de brume. Peste de diva à caprices. Mais je passe ma rage  à ma façon, à la piscine voisine d’un bleu californien et d’une eau glaciale, où je peine la moindre à tenir le rythme de deux Gretchen à fortes épaules qui se racontent leur semaine amoureuse. On n’imagine pas la vitalité galante des Gretchen de l’Oberland bernois, non plus que la vigueur de leur brasse coulée. Cependant le prochain train de Berne m’attend déjà, et là-bas un ami cinéaste qui doit me raconter ses trois dernières années de vie et son prochain film… (A suivre)

    Ferdinand Hodler, Lac des Quatre-Cantons et Niesen. Rainer Maria Rilke à Soglio.

  • Ceux qui fêtent Noël

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    Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr les gars / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou partout ailleurs si ça se trouve / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est emprunté à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.
    Peinture: La Tour.

  • Aux enfants du sommeil

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    (Pour Olivier M.)
     
    L’esprit se repose la nuit:
    il dort le cœur ouvert,
    au milieu des bois il sourit
    aux ombres endormies…
     
    Je t’attends là-bas au revers
    des lunes du secret
    où se trament les drames
    et se dénouent parfois, ou pas,
    les faits et les méfaits,
    dit-il à l’enfant qui lui dit:
    entendez-vous le ciel qui parle,
    les yeux clos en ces heures
    où personne n’a moindre garde
    de braver la camarde
    ou d’ajouter à d’autres peurs ?
     
    Et toi qui fais parler le ciel ,
    les yeux à fleur de terre,
    en solitaire ardent,
    n’attends de nous que la prière
    que nous inspirent les dormants…
     
    (En lisant Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk)
     
    Peinture au doigt: Louis Soutter

  • Au bord du ciel

     
     
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    (En mémoire de Lady L., deux ans après...)
     
    Tu l’ignorais, mais ce beau jour
    du quatorze décembre,
    il y aura deux ans de ca,
    serait ton tout dernier,
    mais je le dis surtout pour nous,
    car tu flottais,déjà,
    sur la barque de ton coma,
    le souffle ralenti,
    et la main ne tenant plus rien...
     
    Plus rien alors que cette Absence
    comme une mer aux seuls reflets;
    ce n’est pas Dieu qui l’a voulu,
    disait l’enfant en toi,
    dont l’enfant à venir dirait,
    en vous fixant aux yeux
    et le prénom de Dieu, c’est quoi?
    À leur Très-Haut tu opposais
    le Très-Bas un peu las
    qui dit-on parlait aux oiseaux,
    ou ta mère aux vieilles sagesses,
    ou ton frère ce parfait vaurien,
    ou ton poète en sa faiblesse,
    et tes enfants et autres chiens...
     
    À de tels moments, à la fin,
    tout sourit dans le temps
    dont les eaux comme en un soupir
    se retirent lentement
    et la nuit t’engloutit,
    et vous voici sur l'autre rive
    de ce ciel au bord de la terre,
    où tout n'est plus rien que lumière...
     
    (À La Maison Bleue, ce 14 décembre 2023)
    Image: Lucia K. alias Lady L.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2023)
    409674818_10233145868735688_4937778386321438577_n-2.jpgALL THAT BLUES. - Le rire sardonique de Keith Richards, en veste de peau de serpent et pianotant un blues en disant comme ça que le clavier horizontal du piano lui évoque un jeu d’échecs, m’a fait me rappeler ce soir - deux soirs avant l’anniversaire du dernier soir de Lady L., il y a deux ans de ça dans la nuit du 14 au 15 décembre – au goût qu’elle avait pour la musique country (elle a voulu du Willie Nelson pour les derniers adieux de notre Cérémonie de lumière posthume), Dolly Parton et Bonnie Raitt que nous étions allés écouter au Jazz festival, Johnny Cash évidemment et Frankie Lane, et j’aimais bien la chahuter à ce propos avant de découvrir les liens de cette musique avec le blues noir dont je raffolais, le rock blanc et l’Amérique profonde qu’elle avait fréquentée bien avant moi en teenager séjournant dans sa famille de là-bas dont les filles blondes de sa tante continuent de m’envoyer des selfies sur Instagram ou Facebook…
    C’était le temps de Kennedy et de la guerre au Vietnam, le temps des Doors à propos desquels je regardais hier soir le docu consacré à la saga rimbaldienne de Jim Morrison, à vingt ans Lucy n’était guère militante ni supposée se pointer nue à Woodstock – ce n’est que plus tard qu’elle a rejoint le Groupe Afrique et s’est retrouvée au Mozambique avec une coupe de cheveux à la Angela Davis -, j’étais à vrai dire bien plus fan qu’elle des Stones et de Muddy Waters ou de Buddy Guy auxquels Keith Richards rend hommage en se posant en King de tout ça, et le pire est qu’il a raison même si le very King reste Elvis - ou BB. King dans sa foulée…
     
    EPOUSER MON FRERE ? NON MERCI ! – Ma journée avait commencé, avant même le lever du jour, par une cogitation comique suscitée par une vidéo chinoise vue hier soir sur Youtube, évoquant les amours de deux frères de sang aboutissant à une demande en mariage et, avec l’assentiment de parents, à la régularisation d’une union maritale en bonne et due forme.
    Inutile de préciser que ce mariage entre jolis messieurs n’eût pas été toléré en Chine communiste, et que son projet susciterait maintes mises à mort de par le monde actuel, mais le clip en question, réalisé par des acteurs professionnels et scénarisé dans le pur esprit d’acclimatation de la nouvelle mouvance LGBT, m’a fait imaginer les situations les plus folles en les rapportant à nos vies tranquilles.
    Dame ! mais je n’y avais jamais pensé : et si mon frère aîné (cinq ans de plus que moi et vraiment de goûts différents sinon opposés) en avait pincé pour moi ? Si ce bel athlète blond de type nettement aryen avait manifesté la moindre attention à ce frère excessivement adonné à la lecture et d’une sensibilité presque inquiétante ?
    Dans le clip chinois, les deux garçons ne diffèrent pas moins mais cela se passe aujourd’hui et la question est posée sur une plateforme accueillant des millions d’internautes peut-être interloqués ou peut-être pas du tout ? Je ne sais : mon pauvre frère est mort, jamais notre mariage n’aurait tenu la route et d’ailleurs ni lui ni moi n’aurions vraiment été partants malgré l’esprit du temps…
     
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    NOTRE BON NATUREL. – Ni ma bonne amie ni moi n’étions de vrais intellectuels, malgré nos activités et passions respectives, ni elle ni moi n’avions la moindre ambition sociale, juste intéressés par les gens et fidèles à quelques amis, mais l’essentiel était ailleurs, du côté de sa mère survivante et de nos filles, au côté de son frère jusqu’à son crash cardiaque et au téléphone avec deux ou trois bonnes personnes, mais encore ? demandais-je ce matin à dame Viviane ma coiffeuse vaudoise, riant aux éclats comme rit Keith Richards ou mon ami Jean Ziegler quand il se lâche, riant comme nous avons ri ce dernier samedi, deux jours avant la nuit, quand elle m’a dit comme ça : «Et dire, mon bon ami, que nous pouvons encore rire de tout ça ! »
    (À la Maison bleue, ce mardi 12 décembre 2023)

  • À la vie à la mort

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde 2021)
     
    ESSAYÉ, PAS PU. – Ma bonne amie se disant tout à l’heure «au fond du trou » - et je vois bien à son air et son teint que ce n’est pas une image en l’air mais la phase de dépression de nos dimanches post-chimio -, je lui dis quelques mots tendres que je crois insuffisants, puis je me rappelle que ce matin, à l’éveil, j’ai résolu de «positiver» en restant sur la partie ensoleillée du jour, et j’aimerais lui proposer une grande balade en calèche dans les Préalpes, mais il pleut de cordes, sur quoi me vient l’idée que nous pourrions nous installer un Home Cinema qui nous permettrait de partager au niveau du couple, comme on dit aujourd’hui, et voir ensemble de ses séries policières anglaises ou de mes séries coréennes , ou de nous refaire, comme au bon temps de Locarno, des rétrospectives Douglas Sirk ou Cassavetes, Carné ou Fellini, et je le lui propose avec un début d’enthousiasme sincère, mais l’air non moins sincèrement désolé je la vois décliner l’offre avec un pauvre sourire et me dire qu’elle va s’en tenir, ce jour du Jeûne Fédéral (fête que j’ai toujours trouvé dénuée de la moindre aura) au minimum en attendant que l’énergie lui revienne, et comme je ne me porte pas très bien sur mes jambes, moi non plus, qu’il pleut à faire remonter les eaux du lac et que le chien en oublie son horaire de sortie, nous en restons là, elle sur son canapé grenat de souveraine mongole et moi dans mon antre à lire les nouvelles de la Jamaïcaine Zadie Smith dont l’une d’elles me rappelle notre séjour à La Guadeloupe et, par son sujet, me donne soudain l’envie d’en faire lecture à ma bonne amie - et là pas question qu’elle refuse vu que le récit en question ne compte que trois pages, sur le dialogue d’une jeune femme avec sa mère défunte lui revenant juste un moment le temps d’en fumer une et d’évoquer le monde perdu des tribus et des manières sauvages dont tous deux partagent la nostalgie…
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    FIN DE SAISON A LA PISCINE. – Le Marquis m’ayant dit samedi qu’il avait pris son dernier bain à la plage de Pully où il a vu Roland Jaccard cet été, à plusieurs reprises, se démantibuler au ping-pong avec un allant étonnant pour un octogénaire, puis ajoutant que ce serait fini lundi, j’ai pensé que la vie serait plus dure pour notre ami en son soft goulag du Lausanne-Palace, et voilà que, m’interrompant dans mon travail de classement des archives de Caraco où le suicide est évoqué à tout moment, Lady L. m’apprend, le tenant à l’instant du site du tabloïd Vingt Minutes, que notre ami Roland a fini ce matin par tenir sa promesse en avalant le «sirop mexicain» qu’il m’avait dit, tout récemment encore, tenir à son chevet.
    Dont acte, et je me surprends à n’être pas plus ému que surpris. Je devrais être, n’était-ce qu’ «humainement» parlant, triste et même bouleversé comme je l’ai été en apprenant la mort de Pierre-Guillaume que j’avais retrouvé grâce à Roland, mais non: je l’ai pris comme si je le savais et qu’en toute logique, piscine fermée et tintin pour le ping-pong égale : je me tue…
    Du même coup, la vie de Roland Jaccard devient, par cette espèce de paraphe, son destin, et c’est avec un sentiment nouveau de respect que je me suis attelé à un hommage dont j’espérais qu’il sourirait en le lisant…
    Il y a une semaine de ça, sachant ce que Lady L. et moi nous vivons depuis quelques mois, il m’avait envoyé un message où il me disait que ma ténacité l’impressionnait, alors que lui aurait fui, or je ne vois pas ce soir en son dernier geste de ce matin une fuite mais… je ne sais quoi, et nul ne sait quoi, et lui-même ne le savait peut-être pas en dépit de sa résolution lucide - de fait je lui laisse finalement la dernière chance, et fût-ce contre son gré, d’une sorte de mystère, dont je ne dirai rien, au demeurant, dans l’hommage que je lui rendrai (À la Maison bleue, ce lundi 20 septembre 2021).
     
    QUESTIONS DE GOÛT. – Roland Jaccard était-il sensible à la musique ? Il me semble que non, et lui-même se disait absolument incapable d’apprécier la poésie, alors même qu’il reconnaissait en William Cliff un poète de qualité, et c’est lui qui m’a fait découvrir Ishikawa Takuboku, qu’il appréciait peut-être à cause de son « côté Cioran » à la japonaise ?
    Mais la musique ? Nous n’en avons jamais parlé, et jamais il n’y fait allusion dans son journal, à ma connaissance en tout cas. Et la peinture ? Là, c’est Egon Schiele qu’il cite, donc l’Autriche, l’expressionnisme et le sexe ; et d’Egon Schiele il passe au photographe de charme David Hamilton, donc on a envie de lui trouver un goût d’esthète décavé, ou alors il ne voit de la peinture que la «littérature» plus ou moins psychotique à la Louis Soutter, et là encore le sexe et la psychopathologie décortiquée par son ami Thévoz – affaire d’intellectuels théoriciens freudo-marxisants…
    Roland m’a envoyé l’autre jour un commentaire, sur Facebook, à propos d’un texte consacré à Albert Caraco, disant : Caraco et Jaccard, même combat. Ce que j’ai trouvé présomptueux de sa part, donc j’ai viré le commentaire, ce que je ne ferais plus aujourd’hui que Roland s’est enfin montré conséquent, même si je persiste à croire que leurs œuvres sont incomparables…
    Or Caraco, devant la poésie, me semble aussi peu réceptif que Jaccard, parlant de Rimbaud comme d’un «pornographe» et prenant Claudel de très haut, ne reconnaissant en somme que Valéry, poète-philosophe.
    Caraco et la peinture ou la musique ? Il crache sur Rouault et sur Messiaen, comme il vomit toute forme de romantisme, en classique en somme guindé, d’immense érudition mais de porosité limitée.
    Bref, j’ai le sentiment que ces deux-là jugent avec leur seul intellect ou leur seule culture de référence…
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    CAPRICES. - Ce que je me disais l’autre jour à propos de la façon, chez un Roland Jaccard ou un Albert Caraco, de percevoir ou de recevoir la musique et la peinture, m’est revenu ce soir pendant et après la première partie du concert du Septembre musical consacré à l’une des dernières compositions de Richard Dubugnon, intitulée Caprice et dans laquelle je me suis immédiatement senti pris au corps et à l’âme, comme hissé hors de moi par l’injonction des cuivres et plongé dans une constellation sonore d’ou émergeaient tantôt une « voix » instrumentale seule ou l’autre, et notamment celle d’un violoncelle admirablement tenu par une blonde à lunettes et visage irradiant - mais diable si je saurai trouver les mots pour dire mon émoi physique et psychique devant, ou plus exactement « dans » autant de beauté tenue, tendue, battue et relancée, drossée comme un esquif dans le flot puissant aux vagues retombant parfois en douces moires...
    Et qu’en eussent donc dit mes voisins Caraco et Jaccard à supposer qu’ils se fussent trouvés de part et d’autre du fauteuil 11 du huitième rang que m’avait réservé Aliocha (le compositeur lui-même, tel que je le surnomme affectueusement en souvenir de notre passé commun), notre ami passé chez nous hier soir avec son pull rouge marqué CCCP de l’époque soviétique pour déguster le frichti de Lady L...
    Ce Caprice n'eût-il pas paru pire que du Messiaen à Caraco, et les tripes physico-affectives de Roland auraient-elle vibré comme lorsqu’il voyait sur l’écran Nathalie Wood en chemise de nuit ? – Jaccard ayant indéniablement une fibre de cinéphile ultrasensible…
    Musicalement, je risque la comparaison sans la moindre rigueur ni la moindre autorité, la musique de Richard, par sa complexité apparente et sa «tonne» expressive, lyrique et dramatique à la fois, ses mélodies éparses et ses alternances de véhémence et de douceur, m’évoque les «classiques » du début du XXe siècle, à commencer par Debussy et Honegger, Szymanowki ou Dutilleux, ou Messiaen décrié par Caraco et Benjamin Britten, enfin c’est mon impression flottante de non-spécialiste… Mais celle d'Albert et de Roland ? Mystère...
    Caraco eût-il toussoté ? L’ami Jaccard aurait-il apprécié la puissance et la grâce de ce Caprice comme il aimait la prose intense/acide de la mère du compositeur (Gemma Salem), après avoir lu Thomas Bernhard avec délices ?
    Questions incongrues voire loufoques, que je me suis amusé à remuer, en fin de soirée, en reprenant à pied le chemin de la maison bleue, clignant de l’œil en passant à la hauteur de la statue de bronze de Vladimir Nabokov... (Ce lundi 27 septembre)
     
    JLK EN HIDALGO. – Je reçois ce soir, du jeune senhor Mario Martin Gijon, poète et professeur de littérature à l’université de Caceres, en Estramadure, la traduction de trois des sept poèmes que je lui ai envoyés à sa demande, et les découvrant je découvre à la fois mon insoupçonnée mais très indéniable «fibre espagnole» tant leur musique, leur rythme et la « sonorité » de leurs images, dans la version de Mario Martin, me semblent se fondre à ma perception sensible et à ma conception de la plasticité.
    Je lis ainsi ceci :
     
    Como un sueño despierto
    He visto pasar el lento cortejo
    de almas de labios grises,
    estaba con ellas y sin ellas:
    llevaba maletas
    llenas de mis vidas diversas;
    miraba el desfile
    de una multitud de rostros largos
    pasando y en seguida superados
    por sus sombras sin edad...
    Inmóvil me aferraba
    a las manos ya tenues
    de los vivos,
    que reconocía
    sin llegar a poder nombrarlos
    de tanto que eran los mismos,
    de tantas máscaras como llevaban,
    de tanto cómo me rehuían la mirada...
    No nos olvides jamás,
    juventud siempre caprichosa,
    parecían cantar en una litanía
    afligida pero muy pura
    sus voces como salidas de los muros
    de mi sueño despierto -
    no olvides jamás tu dulce infancia,
    tu mortal inocencia...
     
    Et ensuite je reviens à l’original, que je n’ose dire meilleur…
     
    Comme un rêve éveillé
    J’ai vu passer le lent cortège
    des âmes aux lèvres grises,
    j'étais avec elles et sans elles:
    je portais des valises
    pleines de mes diverses vies;
    je regardais le défilé
    des foules aux longs visages
    passant et bientôt dépassés
    par leurs ombres sans âge...
    Immobile je me tenais
    aux mains déjà tenues
    des vivants qui ne l’étaient plus,
    que je reconnaissais
    sans parvenir à les nommer
    tant ils étaient les mêmes,
    tant ils étaient sous tant de masques,
    tant ils me fuyaient du regard...
    Ne nous oublie jamais,
    jeunesse à jamais fantasque,
    semblaient chanter en litanie
    affligée et très pure
    leurs voix comme sorties des murs
    de mon rêve éveillé -
    n’oublie jamais ta douce enfance,
    ta mortelle innocence...
     
    NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie.

  • Candide à Tôkyo

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    À propos de Perfect days de Wim Wenders
    Lorsque l’Ange a replié les ailes de son Désir et posé son trench coat à la Columbo (paix à l’âme de feu Peter Falk) ou son manteau d'intello à la Bruno Ganz, c’est pour se retrouver en tenue propre-en-ordre de technicien de surface des lieux d'aisance de la ville-monde de Tôkyo d’où surgit l’arbre céleste de sa plus haute tour (le skytree de 601 mètres), lui-même (son nom est Hirayama) créchant dans une humble masure où il serre ses livres (Les palmiers sauvages de Faulkner et un recueil de nouvelles de Patricia Highsmith, notamment) et sa collection de cassettes de rockers américains (The Animals et Van Morrison, Patti Smith ou Lou Reed), alors qu’il n’a en rien la dégaine du «mec à la coule» mais fait son job de grand taiseux avec la plus stricte application entre un passage aux bains et une halte méditative sous les grands arbres dont il photographie les frondaisons et les frémissements délicats de la canopée.
    Cela commence tout en douceur et plutôt lentement, au point qu’on se demande si cela ne va pas languir d’ennui sur la durée, et pourtant non : le rituel répétitif du nettoyeur de cabinets s’inscrit d’emblée dans l’esthétique épurée d’une activité humaine dégagée des préjugés - les chiottes japonaises ont à vrai dire le chic architectural de véritables petits temples de l'Hygiène -, et tout de suite la vision s’élargit au ciel, aux arbres très grands ou tout petits (le protagoniste en cultive genre bonsaïs dans son logis de célibataire) à tel petit garçon qui a échappé à sa maman et chiale dans une cabine entre autres humains sympathiques, aux rues qui filent de tous côtés entre les murailles des buildings, bref aux choses écrasantes ou touchantes de la vie de la cité géante, parfois cocasses (son jeune collègue amène sa touche comique de lascar déjanté) et parfois émouvantes, notamment avec l’arrivée de la nièce du protagoniste qui rêve de vivre aussi libre que lui et dont sa mère, bourgeoise à grosse voiture, interrompt la fugue sur fond de querelle familiale juste évoquée mais qu'on pressent décisive pour Hirayama…
    Une des plus belles scènes du film, à cet égard, en forme de leçon de sagesse mais avec la légèreté qui sied à deux cyclistes zigzaguant en chantonnant, arrime le récit à son fonds méditatif d’où émane la beauté et ce qu’on peut dire la bonté illustrée par ce film, dont tous les personnages (même la sœur guindée) sont liés par ce qu’on pourrait appeler la ressemblance humaine.
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    L’on a parlé, déjà, de la parenté du dernier film de Wim Wenders avec ceux d’un Ozu, et le climat poétique, la quête contemplative du protagoniste, la douceur générale du ton et l’hymne sous-jacent à la nature m’ont rappelé, aussi, dans un contexte évidemment tout différent, le Voyage de Bashô de Richard Dindo.
    La grande originalité, cependant, de Perfect days, tient à son mélange, qui pourrait sembler flatter la mode, d’éléments culturels nippons et de blues-rocks américains, et pourtant non : tout semble cohérent et naturel dans ce poème si vivant et foisonnant de trouvailles surprenantes (le jeune garçon amoureux des oreilles de son compère, ou le message secret rédigé dans les toilettes par des mains inconnues), et d’ailleurs l’acteur (Koji Yakusho, déjà gratifié à Cannes d’un prix d’interprétation masculine) a quelque chose d’américain dans son beau visage quasi hollywoodien mais sans rien de léché – c’est plutôt le Prix du Naturel qu’il eût mérité…
    Bref, et c’est le plus important : l’on rompt ici avec la platitude bruyante et avec la vacuité violente de tant de productions actuelles, pour renouer avec le cinéma d’un poète…

  • Prends garde à la douceur

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    Ce que m'en écrit Jacques Perrin, pur bonheur du matin...
    Prends garde à la douceur est un merveilleux livre de sapience ouvert à tous les vents, tous les signes et les sources sûres, quelque chose de très joyeux, de spinoziste : un dédale où sous l'arche des mots qui la disent, la magnifient, pulse la vie, sa beauté, sa lenteur et son urgence – des pensées dans lesquelles on entre où l'on veut, dans l'attention rare à ce qui nous est offert, la rose du présent.
    A chaque pensée son jaillissement, sa clairière, son souffle. Une phrase par thème : parfois, c'est une liane fluide et étirée ; parfois, une concision, un monde lové à l'intérieur de lui-même, à la manière d'un apophtegme.
    La douceur nous met en prise avec l'ouvert. Elle est, comme l'écrit Anne Dufourmantelle "ce qui nous permet d'aller au-devant de cet étranger qui s'adresse à nous, en nous."
    Dès les premiers rais de lumière au vesper peuplé de rêves, Prends garde à la douceur est une invitation à faire hospitalité au monde, à l'autre, aux rêves comme aux souvenirs. A cet instant qui ne reviendra pas, ce primultime qui, telle l'ombre portée évoquée par Quignard, "consacre ce qui va être perdu."

  • De si tendres regrets

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    Nous aimons voir le ciel, le soir,

    aux élans dramatiques,

    quand les amants sur les écrans

    cinématographiques,

    se la jouent James et Nathalie:

    elle tout Ophélie

    et lui Roméo de ruisseau…

     

    Nous aimons rêver à voix haute

    au lever des rideaux,

    quand nos héros des dieux les hôtes

    nous accueillent là-bas,

    dans l’au-delà de nos bureaux

    au vivant Opéra…

     

    Nous avons aimé l’embellie.

    ici et là, parfois,

    que nous avons imaginée,

    et que nous revivons

    les yeux sur les écrans

    de la mélancolie...

     

    (Contrerimes advenues après la énième vision de La Fureur de vivre de Nicholas Ray, découvert en 1961 au cinéma lausannois Le Colisée, interdit aux moins de 16 ans alors que j''en avais 14 l'année de la mort de Louis-Ferdinand Céline et d'Ernest Hemingway)

  • Chacune pour l'autre

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    (À deux filles, deux soeurs, deux amies)
     
    Chacune est la moitié de l’autre :
    l'une est prune de dos,
    l’autre plutôt pruneau,
    pour le cerveau c’est tantôt l’une
    qui fait des étincelles
    quand l’autre finit la vaisselle,
    mais ça dépend des jours
    et des couleurs et des détours
    des saisons et des lunes…
     
    Le ciel est comme un grand miroir
    où toutes deux la nuit
    se parlent dans le noir,
    ou dans le jour qui resplendit;
    les voici qui se taisent:
    cela aussi dépend du vent
    ou du sang selon les périodes -
    elles auront parfois des humeurs
    a prédit la Gitane
    à l’échange des anneaux d’or,
    elle seront ce qu’elles sont :
    deux chipies que les dieux adorent…
     
    Tu es mon ombre, dit la Belle
    à la Bête endormie.
    et pourtant quand tout sombre,
    c’est toi qui me retiens en vie,
    dit la blonde à la brune,
    et c’est comme une écume
    qui divague aux lèvres unies…
     
    Au jeu des rôles elles se dérobent,
    et cela fait scandale:
    l’une ni l’autre n’est que fille,
    ou garçon mascarade;
    elles ne sont que ce qu’elles sont,
    plus encore que la vie
    que la mort aurait su ravir :
    deux amies à bon port…
     
    Chacune est grâce et fantaisie :
    c’est le couple idéal,
    la rondeur du jour et la quille,
    l’envol du cheval pie…
     
    Ou bien elles partagent des peurs
    de misères ou de guerres –
    ce serait un autre roman,
    de chacune écrit à l'envers…

  • Faits d'hiver

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    (Le Temps accordé, lecture du monde 2023)
     
    EXORCISME. - Le désespoir au cul décharné et aux paupières traînant jusque par terre comme celles du démon russe te reluque à l'éveil avec son air de flatteur suave, il sait que tu l’emmerdes mais il s’accroche, il compte sur ta faiblesse du bout de la nuit et des relents de mauvais rêves – il ne peut imaginer la douceur angélique d’un songe récurrent qui te visite entre deux cauchemars -, il te tourne autour comme un serpent torve ou une flottante âme morte à la Gogol – et tu te rappelles aussi le démon mesquin de Sologoub -, puis il sursaute en flairant une odeur ennemie au moment où ce poème te vient, il sait qu’il ne peut rien contre cette énergie soudaine, et les contrerimes t’arrivent à la vitesse de la lumière, tu ne sais pas d’où ni comment mais c’est comme ça et le Désespoir, alors, désespère une fois de plus de ne pouvoir te séduire, alors que le poème advient :
     
    Comme Lao Tseu
     
    Ne te retourne pas, l’enfant:
    ton âge est du présent,
    tes vieux pieds te portent encore
    sous la neige du port...
    Tu ne sais si l’hiver qui vient
    te suivra jusqu’au bout:
    la neige est comme un voile blanc
    qui t’éloigne de tout…
    Ne te détourne pas :
    ceux qui t’attendent sont des ombres,
    ne les écoute pas,
    mais pur de tout remords,
    serein, léger, reconnaissant
    par delà le sommeil,
    souris au vieil enfant qui veille…
     
    TONIO. – Son dernier livre, Moi cet autre, ne m’avait pas tout à fait convaincu, après les quinze autres que j’ai tous aimés et souvent défendus, mais il faudra que j’y revienne tantôt en attendant ses prochains écrits persos maintenant qu’il s’est un peu éloigné de Ludwig Hohl qui l’a occupé à outrance (diverses traductions et la dernière de la bio du même troglodyte) et a tenu lieu de second conjoint fantôme à la pauvre Jackie, or les petits textes qu’il m’envoie pour Le Passe-Muraille, et, plus encore, ses listes récentes de « Je me souviens » à la Perec, dont nous parlions justement l’autre jour au Major de Bourg-en-Lavaux, laissent augurer d’un nouvelle razzia de mémoire plus ouverte et moins « littéraire », riche de ces détails qui font la saveur et la musique d’une langue tirée de l’enfance – il faut qu’un écrivain tire la langue comme en enfance – et voilà de l’échantillon copié/collé de ce dimanche matin avant que nous montions ce midi tous les trois au restau de la Demi-Lune de Chardonne dont le frangin de Nicolas Verdan (encore un écrivain, misère !) a fait un lieu fréquentable : «Je me souviens de la banane que maman glissait gentiment dans une petite valise en plastique rouge, banane que je mangerais au milieu des filles de diplomates fréquentant la même école que moi à Mexico...
    Je me souviens du Danois qui prenait quotidiennement sa douche à poil sur le pont supérieur de l’Andrea Gritti, navire mi-cargo mi passagers qui nous ramenait en Europe...
    Je me souviens des sauterelles que j’attrapais pour mon grand-père qui en avait besoin pour pêcher la truite dans un canal du Rheintal...
    Je me souviens d’une histoire qui m’a longtemps fait rêver: «Ali Baba et les quarante voleurs»...
    Je me souviens du bruit des petits cailloux que mon père, venant me réveiller pour aller à la pêche à 4 heures du matin, lançait contre la fenêtre de la chambre où je dormais dans un village des Grisons...
    Je me souviens du cercueil contenant le corps de mon grand-père et posé au bout d’un temple protestant à l’atmosphère triste
    Je me souviens du fils de violoniste qui m’aida à faire mes devoirs de français, d’allemand et de latin...
    Je me souviens du long parcours en Solex à travers une campagne florissante pour aller rejoindre la maison où vivait le fils de violoniste...
    Il m’arrivait, lors de ce trajet en Solex, de lâcher le guidon, ce qui était source d’une immense fierté pour moi...
    Je me souviens de l’odeur des mandarines que ma grand-mère déposait chaque année en abondance autour du sapin de Noël
    Je me souviens des roues à rayons du taxi qui venait me chercher pour me conduire à l’école lorsque nous habitions à Mexico...
    Je me souviens de la petite moustache de Paul Chaudet qui rappelait celle d’un homme sanguinaire...
    Je me souviens du pêcheur qui fournissait à mes parents le poisson du vendredi qu’il allait attraper au milieu du lac et qui ne savait pas nager...
    Je me souviens d’une revue intitulée «L’avant-scène Cinéma» que papa recevait chaque mois et dans laquelle j’ai découpé une photo de Gérard Philippe...
    Je me souviens que ma mère préférait les homos aux hétéros...
    Je me souviens des gros mots que j’osais prononcer devant elle, ce que je n’aurais jamais osé faire devant mio padre...
    Je me souviens que ce dernier détestait la présence des bourgeois bien assis, qu’il préférait de loin celle des installateurs sanitaires, des pêcheurs et des agriculteurs », etc. (Ce dimanche 3 décembre)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    BLOODY CHRISTMAS. - Les communaux récuraient ce matin la Grand Rue à renfort de jets d’eau et de machines bruyantes, avant même que le jour ne se lève, donc avant ma première veille de l’aube et avant le temps à venir qu’on appelle l’Avent et que falsfie désormais l’anticipation intempestive de l’odieuse fête commerciale qu’est devenue la Noël marquant , après le sinistre Halloween, l’apothéose du vieillard imbécile que nous allons voir se déplacer tous les soirs sur un fil surplombant les quais de Montreux, vociférant ses inepties avec son faux air bonhomme, sa fausse barbe et son bonnet répliqué jusqu’à en gerber sur les boîtes de chocolat et les sites pornos.
    Georges Haldas me disait un jour qu’il n’aimait guère Noël, à la date originairement trafiquée (resucée du culte de Mithra), figurant la naissance biologique du Christ, lui préférant de loin la seconde naissance spirituelle de Pâques, et je trouvais cette vue quelque peu discutable au ressouvenir des Noëls familiers et familiaux de notre enfance non encore submergée par la pacotille des cadeaux et des représentations de plus en plus kitsch - à l’américaine et à la ploutocrate -, de cette fête et de ses marchés que l’iconoclaste de Nazareth traiterait comme il a traité les marchands du temple, à grands coups de lattes ou de battes, etc. Or aujourd’hui, mon cher Haldas, Pâques a succombé à son tour à la crétinerie consumériste et à son imagerie débile invoquant les « émerveillements de l’enfance » les plus frelatés…
    Sur quoi je pourrais fort bien, demain, sans me contredire aucunement, sortir de sa malle sympa ma tenue et ma barbe postiche sympas de vieux salopard supersympa tout prêt à ravir mes petites-enfants après avoir sévi une premières fois avec nos deux infantes en bas âge. (Ce vendredi 24 novembre)
     
    POÉSIE. - Retour à la Dichtung. Je ne dis pas : à la poésie, trop étroite dans sa conception à la française, alors que Dichtung voit plus large et plus haut, plus loin et plus simple surtout, plus simple et plus direct, plus direct et plus vrai.
    La Poésie, avec majuscule, ou la poësie, avec trémas, me fait sourire quand elle ne me fait pas rire, car je vois ces têtes de Poètes & Poétesses, ces majuscule et ces trémas. C’est toute un société, ou plutôt c’était. Cela déclamait dans les salons, cela pérorait et pavoisait, cela pontifiait et cela raffinait au point de faire fuir illico le jeune Arthur, et Rimbaud se tirait ; et moi je reviens ce matin à Une Saison en enfer et à tel autre affreux en la personne de D.H. Lawrence dont le non moins affreux Dimitri a publié l’édition intégrale de ses Poèmes en 2007, donc peu avant sa mort.
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    J’aborde les 917 pages des Poèmes de DHL comme une sorte de repoussoir. La Dichtung qu’il y a là-dedans m’est à la fois proche et étrangère, mais la Voix que j’entends y est bel et bien, si rare aujourd’hui. C’est cela que je cherche en « poésie », c’est la Voix. Voix de Rimbaud. Voix de Proust. Voix de Charles-Albert. Voix de Witkacy. Voix de TB. Voix de PQ. Ma voix. Ma voie.
    DHL est né au Pays Noir. Son père perçu comme l’Ennemi, sa mère comme l’Amie amante. Son adolescence livrée aux Troubles. On n’en sortira pas. Sauf par la poésie...
     
    LES AMIS. - Bons moments hier avec les M. au Major. Leur immédiate inquiétude devant l’absence de mon frère le chien. Mes explications: la pénible nuit dernière durant laquelle il s’est lâché un peu partout en lancinant parfois des plaintes à réveiller les voisins, mes récurage de trois heures du matin, ma résolution de mieux contrôler son transit intestinal et le poème qui m’est venu à la faveur de l’insomnie forcée, etc.
    Trois heures à parler d’un peu tout : du désastre mondial, de la « ficelle » au collège de Saint-Maurice, de l’aversion des uns (Tonio) et de la faveur des autres (Jackie et moi) pour les longs téléphones, de Dürrenmatt pétomane et du projet de Tonio de parler de son enfance dans un prochain livre, entre tant d'autres choses et en dégustant de bons plats arrosés de Coup de Sang.
     
    PAS GRAVE ! – Un peu perdu ce matin, mais ma bonne amie dirait : « Pas grave ! », et de fait, ces jours, auprès de mon frère le chien en évidente fin de vie, et me trouvant moi aussi au bout du rouleau ou peu s’en faut, j’ai besoin de dédramatiser ce qui advient qui n’est rien par rapport à ce qui écrase, oppresse et anéantit tant de mes chers semblables; rien que pour Gaza je notais hier dans le journal : plus de 15.000 morts en moins de cinquante jours, dont 5000 enfants et plus de 10.000 mille disparus mais ce ne sont, il est vrai, que de négligeables «animaux humains », comme l’a proclamé je ne sais quel sinistre ministre israélien, etc.
     
    Ce matin avant l'aube, d'une seule coulée les yeux fermés, ce poème m’est venu, je dirais plutôt : m’est advenu :
     
    Acclamation
    Supposé par delà l’éloge,
    Il est le tout-qui-sait,
    l’œil ouvert avant toute tombe,
    le pur savoir du souffle
    qui s’entend chanter quand il parle
    et rêve tout agir
    et rayonne de son sabir
    sur les eaux à poissons
    et jusques au nadir
    dit la vie qui va toute bonne…
    La Genèse du vrai début,
    juste après Babylone
    et son obscur combat,
    vous ouvre grand son beau jardin :
    salve à l’Entête !
    Mais timides et tout interdits
    vous n’oserez rien dire :
    seul un ciel juste
    pourrait s’exclamer : juste Ciel !
    Et sur la terre à foison
    tout salut se salue…
    (Ce lundi 27 novembre.)
     
    MON CAMARADE LE DOG. – Je craignais un peu, ces derniers jours, que mon frère le chien ne s’affaiblisse et dépérisse faute de s’alimenter (il n’a presque rien mangé hier, avant de me refaire le coup de la petite diarrhée en chambre, tard le soir…), mais j’ai trouvé la bonne ruse ce matin en le nourrissant à la main de boulettes de viande hâchée, après quoi, l’appétit lui revenant, il a gloutonné toute sa gamelle, charbon compris.
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    « FAIRE FICELLE À SAINT-MAURICE». – Les médias locaux ont exulté ces derniers jours de sainte indignation, pour le moins douteuse à mes yeux, à propos de « terribles révélations » faites sur le comportement de certains chanoines « abuseurs » et des souffrances irréparables endurées par les « victimes », à l’abbaye de Saint-Maurice estimée jusque-là au-dessus de tout soupçon par toutes et tous, et ce n’était pas assez qu’un représentant de la notable institution vînt battre sa coulpe en tâchant de relativiser, à juste titre, la gravité des « crimes » en question (attouchements traumatisants signalant quelle funeste « emprise », ou relations charnelles avérées dans de rares cas), il en fallait plus aux procureurs de la nouvelle justice médiatique : il fallait un procès vite ficelé à propos de ce que beaucoup connaissaient déjà depuis longtemps sous l’appellation de «ficelle ».
    « Faire ficelle » dans les collèges catholiques, comme on le voit déjà dans Les Deux étendards de Lucien Rebatet, en région lyonnaise et au dlébut du XXe siècle, désigne les « amitiés particulières » évoquées par un Roger Peyrefitte et qui fleurissent dans les établissements de garçons entre jolis bruns et mignons blonds, minoritaires évidemment sinon moqués.
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    Plus près de nous, et s’agissant précisément du collège de Saint-Maurice, dans les années 60 du « siècle passé », je me rappelle les multiples allusions de mon ami l’écrivain valaisan Germain Clavien, dans sa Lettre à l’imaginaire tenant du journal « extime », relatives aux penchants connus de tel ou tel chanoine accueillant volontiers les têtes brunes ou blondes dans son bureau, et divers autres témoignages d’anciens collégiens passés par Saint-Maurice m’ont confirmé ce fait indignant vertueusement aujourd’hui nos rédactions : qu’il y avait de la «ficelle » en ce lieu dont on aimerait faire un sanctuaire et qu’il faudrait aujourd’hui exorciser.
    Or, constatant le déchaînement opportuniste de la nouvelle cléricature (la même piétaille plumitive qui hurle au crime contre l’humanité au moindre soupçon d’homophobie), je me rappelle qu’un Charles-Albert Cingria et qu’un Georges Borgeaud, merveilleux écrivains, avant un Maurice Chappaz et un Germain Clavien, ont passé par là et ont dit, chacun à sa façon, leur reconnaissance à leurs bons maîtres de Saint-Maurice, chanoines ou pas, comme des centaines et des milliers de collégiens passés par là, avec ou sans « ficelage ».
    Mon ami Germain, en confidence hilare, me résuma un soir en son mayen des hauts de Savièse, tout en sirotant la plus fine Arvine, sa propre parade préparée de beau jeune homme confronté aux éventuelles avances de tel de ses camarades ou de tel prof par trop imprudemmen entreprenant : au copain je pince le nez ou, dans le pire des cas, mon pied dans les roustes du pion platonisant, et la messe est dite !
    Quant à moi: rien de tout ça, en dépit d'un fol amour secret à dix ans, à l'insu du blondin sosie des fripons de la collection Signe de Piste dont j'étais friand, pas de ficelle au collège mixte, point non plus de ficelage sous les tentes de nos camps d'été à cinquante chenapans à moitié nus, mais plus que chastes: occupés ailleurs à ramper, grimper, lire dans les arbres, nous aimer d'amitié avant la confusion des sentiments et du sexe, etc. (Ce mardi 28 novembre)

  • Le Temps selon Pascal Quignard est comme un grand jardin de mots

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    Unknown-9.jpegLier le proche et l’universel, le détail et tout le toutim, au gré de nos pauvres ou riches heures, est le propre du génie poétique. Celui-ci surabonde au fil des pages des Heures heureuses, constituant le douzième volume du Dernier royaume, grand voyage autour de la chambre d’échos du monde où musiques et pensées, présent immédiat et passés mêlés vont de pair face à la merveille du vivant et au silence intemporel de la mer – poids du monde et chant du monde…
    Lorsqu’on lui demandait l’heure, la voyageuse étonnante (non moins qu’étonnée, cela va sans dire) qu’était Ella Maillart répondait : « il est maintenant », mais que voulait elle dire ? Je n’en sais trop rien, n’ayant jamais rencontré la fumeuse de pipe en question ni d’ailleurs beaucoup lu de ses récits de voyage « cultes » qui me semblaient manquer de charme et de chair et auxquels je préférais celui de Lina Bogli intitulé En avant ! dans sa traduction française d’Anne Cuneo, mais cette réponse péremptoire et d’une apparente sagesse stoïcienne, ou peut-être zen, m’est restée sans que je sois sûr de sa signification ni de la sincérité de sa locutrice. Parce que maintenant c’est quoi et c’est quand ? Célébrer l’ici et le maintenant vaut-il mieux que sonder le naguère et le jadis ? Et qui, n’en déplaise à notre regretté compère Roland Jaccard, voudrait se cantonner dans le « monde d’avant » au motif que le présent devient inhabitable et non seulement à Bakhmout ou à Gaza ?
    Sur quoi, relevant d’un deuil, en rémission d’une maladie mortelle ou au bord de l’abîme du temps, vous lisez : « Il est l’heur ».
    Dans la profusion des nouveaux livres, l’autre jour, entre prix littéraires de l’automne et autres romans à succès « incontournable » voués à un oubli prochain, ce discret ouvrage blanc à titre bleu vous a fait signe et l’ouvrant vous êtes tombé sur ces lignes relevant de l’ici et du partout, du jadis et du maintenant de tout le temps : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapporte directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux qu’il l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis. »
    Aux infos le même soir il était question de l’enfer de Gaza. Après celui de l’atroce razzia du 7 octobre (une date qu’on a dit « historique » le jour même), la vengeance invoquant les temps bibliques et la mort infligée de «droit divin», Yaweh jetant l’anathème sur la tribu et l’exclusion engendant l’exclusion, puis revenant à votre tout petit « moi » vous vous êtes rappelé La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou le film Vivre de Kurosawa : la story de celui (ou de celle) qui apprend qu’il (elle) est condamné (e) par « la faculté » et qui se demande comment vivre le reste de son temps accordé ?
    Alors Pascal Quignard d’enchaîner les mots qui délivrent, les mots qui exorcisent les maux : « L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe», et c’est évidemment pour nous toutes et tous, même loin de la guerre, « délimite soudain l’ombre du paradis ». Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait resplendir. Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre. Il est curieux qu’on puisse dire de ce décompte qu’il s’agit d’une sorte d’Eden. La ligne que porte cette ombre inscrit la frontière d’un monde perdu dans le réel, déposant cette ombre sur l’étendue de plus en plus diminuée des jours, la mort apporte aussi un lieu ou du moins met en place un rivage ; un espace qu’on ne peut plus franchir ; une espèce de lumière pâle, faible, s’élève sur cette étendue sublime où vient se concentrer le plus beau, du moins le préféré de ce qui fut vécu. Quelques morceaux de paysages, dans cette menace qui soudain gagne tout, supplient particulièrement le ciel ».
    Entre minutes heureuses et Riches Heures
    Quant au « maintenant » d’Ella Maillart, il est daté ce matin, et c’est un paysage à ma fenêtre donnant sur les hauts du Grammont et leur première neige. Nous sommes le 23 novembre 2023, jour dédié à Sainte Catherine, dite « la pisseuse » parce qu’il pleut souvent à la fin novembre, et l’Almanach cite quelques dictons en ribambelle : « Pour la sainte Catherine tout arbre prend racine, le feu est à la cuisine, l’hiver s’achemine, l’hiver s’aberline, il faut faire la farine, le cochon couine, les sardines tournent l’échine », etc.
    Sainte Catherine est la patronne des jeunes filles, mais aussi des étudiants et des philosophes, donc il y en a pour tout le monde, autant que dans le jardin de mots de Pascal Quignard dont une série (le romancier-essayiste est un story tailor et plus encore un serial poète) intitulée Dernier royaume, amorcée en 2001 avec Les Ombres errantes, représente à mes yeux l’un des plus fabuleuses lectures du monde que nous offre un auteur contemporain de langue française.
    L’on pense immédiatement aux « minutes heureuses » de Baudelaire, dont notre cher Georges Haldas a relancé la formule dans ses épiphanies familières, en pénétrant dans cette nouvelle donne de l’immense dédale cartographié par l’Auteur, sur une scène comique mettant en scène les courtisans de Napoléon III qui dansent le soir comme de petits automates autour d’un piano actionné à la manivelle par le chambellan de l’empereur, dont l’ennui s’exprime par la question fameuse (« Quelle heure est-il ? ») en attendant onze heures pile ou le couple impérial ira, l’heure c’est l’heure, se pieuter.
    Romancier à jet continu, autant qu’il est philologue érudit ès humanités classiques et maître de son archet au violoncelle, mémorialiste de tous les siècles (l’Antiquité mutiple, le Moyen Âge, Montaigne, Bahmout et Gaza annoncés par la saint Barthélémy et la Shoah, sans oublier le Japon ou la Chine et les oiseaux d’Emily Dickinson) et confident tout personnel de ses lecteurs invités dans le jardin de mots et de maux de son enfance, Pascal Quignard peuple son « royaume » d’innombrables « pipoles » historiquement crédités (badge vérifiable sur wikipedia) dont il extrait autant de biographèmes significatifs.
    Et c’est la passion vertigineuse de La Rochefoucauld, les transes du psychanalyste hongrois Thomas Ferenczi aboutissant à la publication de Thalassa, « le plus beau des livres que la psychanalyse a suscités », amorcé en 1914 et composé « à l’intérieur de la guerre » , dont le titre hongrois plus explicite de « Catastrophes au cours de l’évolution de la vie sexuelle » nous relie à « ce qui existe en nous obscurément depuis la nuit des temps », laquelle renvoie plus en douceur au sommeil de Cendrillon qui ne comprend plus rien quand elle se réveille, cent ans plus tard, dans son corps de vingt ans…
    Donc Cendrillon « la fille des cendres », Jacques Esprit et Giordano Bruno dont le corps est devenu flamme au Campo de’ Fiori pour avoir dit que l’histoire humaine n’occupait plus le centre du temps, et plus que toutes et tous cette amie, cette Emmanuelle de malheur qui a fait son bonheur secret sans partage sexuel mais en fusion et en effusion tenant là aussi de la merveille – bref le roman de la vie avec son putain de cancer de merde, tranfigurée par la poésie.
    Si l’enluminure domine la phrase et les images, les liaisons sémantiques ou plastiques inouïes de la prose éminemment poétique de Pascal Quignard – et le rapprochement avec les Riches Heures du Duc de Berry se fait d’ailleurs explicitement dans un chapitre -, la part de l’ombre n’en est pas moins constante, une fois encore, sous les moires de l’étincelante surface océanique.
    Le grand Ramuz écrivait un jour « Laissez venir l’immensité des choses ». Et le non moins épatant Charles-Albert Cingria de nuancer : «Ça a beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue ». Et Pascal Quignard à propos des extases et de la mort de sainte Thérèse d’Avila : « Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps. Il faut laisser des espaces vierges dans les forêts, le long des barbelés des champs, sur les flancs des collines, sur les plateaux des falaises »…
    Et encore : « Soustraire l’existence à la logorrhée, au baratin, à la circulation sans fin des voix et des préceptes, à la meute, au verbum, au fourrage. Il faut laisser au bout des labours des déserts, des bouquets d’arbres, des taillis, des buissons, des touffes de chardons, des plages blanches, des bords de mer ou de lacs sauvages. Il faut s’écarter du pogrom »…
    Et enfin : « La Nature est peut-être la plus belle forme du temps, plus profonde que la langue et plus vaste que l’Être »…
    Pascal Quignard. Les Heures heureuses. Dernier royaume XII, 230p. 2023.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Le Tour du jardin (7)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Au Luxembourg ce matin
    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…
    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…
    °°°
    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout frais Occidental glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...
    °°°
    Ensuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…
    °°°
    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…
     
    °°°
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    Et voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

  • Par-dessus les murs (20)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.
     
    Cher Pascal,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage.
    Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout.
    Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    Il n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »
     
    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...
    Caro JLs,
    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête.
    Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.
     
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
     
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

  • Le Tour du jardin (6)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Rue de la Félicité
    Moi j’aime Paris, je veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : je veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que je veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…
    Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais je file le train du chien Macaire jusqu’à ceux de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, je te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois...

  • Commune présence

     
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    Mais qu’avons-nous fait à la vie
    pour que, comme une brute,
    elle ait osé nous séparer ?
    Hélas nous étions nés...
     
    Cependant ni vos dieux méchants,
    lumineux ou moroses
    à vrai dire ne nous en imposent,
    tant nous restons vivants...
     
    Ouvrant les yeux c’est par les tiens
    que je vois ce matin
    le monde alentour agrandi
    par la mélancolie...
     
    (Peinture: Lucia K., Vue de La Désirade)

  • Les années Rimbaud

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    J’aime ces vieilles et tendres pierres friables.

    Maintenant c’est en étranger que j’y passe.

    Sur l’escalier de bois je me suis arrêté,

    ce matin d’hiver,

    tant d’années après.

    C’est ici qu’à seize ans je me croyais Verlaine.

    Je fumais des Gitanes,

    ou parfois des Gauloises,

    et plus tard des Boyards.

    Au Barbare, Brel ou Brassens,

    Léo Ferré ou Barbara,

    ou Paco Ibanez,

    ou Miles ou Chet Baker,

    ou Violeta Parra

    coloraient nos brouillards

    drogués au petit noir.

    J’étais si malheureux,

    si tendre, si salaud.

    Je croyais que jamais

    tout ça ne finirait :

    le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.

     

    Maintenant que je sais je me tais en songeant.

    Et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.

     

     

    (10 décembre 1987)

     

    Richard Aeschlimann, Le rêve de l'escalier, 1973.

     

     

     

     

     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
    Ce dimanche 29 octobre. – Je me lève ce matin (un peu avant 7 heures sous un ciel gris soyeux aux nuages en fuseaux roses au- dessus des Dents du Midi et bleutés de l’autre côté où la lampe sourde de la lune disparaît à l'aplomb du lac pâle vers l’ouest jurassien) et me dis, après avoir relancé le feu, que le seul vrai travail est celui qui, mine de rien, fonde le dépassement modeste (« je reste dans mon modeste coin et consens à la vue de mes pieds noirs du matin », murmure Illia Illitch Oblomov) dont parle Nietzsche (1844-1900) en prônant le surhumain dont on a fait le contraire caricatural avec les gesticulations du super-héros en mission impossible.
    Mais en quoi Tom Cruise dépasse-t-il le moindre brahmane en caleçon simple, et comment accueillir, vivre et honorer ce que le Hegel des Leçons d’esthétique appelle, en référence à la peinture hollandaise, les « dimanches de la vie » ?
    Ainsi le travail serait-il relation continue avec l’avant et l’après, les fêtes de Brueghel et les musiques de demain qui évoqueront toujours et encore la mer où se purifient nos eaux sales…
     
    °°°
    Le transhumanisme est pire que la caricature du surhumain selonn Nietzsche: c’est une régression à la machine de l’ingénieur enrichi, le winner de l’époque , le battant de la cloche sans âme qui explique tout sans comprendre rien...
    °°°
    Quant « au retour à la terre », je lui préfère le retour par la terre, qui se fera tantôt par les villes et tantôt par les îles, spontané et en somme facile devant la splendeur des feuillages d’automne au balcon de La Désirade, ou plus exigeant, plus difficile dans le ruissellement souillé (ce matin, les dernières nouvelles des massacres souterrains de la bande de Gaza, mais aussi toute humeur morose ou tout rejet de l’enfan) du flot malodorant des heures.
     
    °°°
    Mon travail (au sens entendu de la poésie-Dichtung) doit s’ancrer dans la continuité et la collaboration, notions chères à l’Artiste de la pensée (je pense surtout à Peter Sloeterdijk après le filosofo ignoto de Ceronetti et Charles-Albert le vélocipédiste céleste) que je pratique plus ou moins sciemment (consciemment) depuis mes quinze- seize ans où ont commencé les annotations de mes lectures du monde, et même dès l’apprentissage (par cœur) des poètes Verlaine et Rimbaud (naturellement en couple à mes yeux candides) ou Baudelaire et Musset, Apollinaire et Victor Hugo, les chansons d’Aragon, la pensée éthique des pacifistes de mes quatorze ans (Henri Lecoin et Jérôme Gauthier du Canard enchaîné), quelques barbus (Bachelard et Lavelle) et toute la bande ensuite qui m’a fait bander au sens le plus sublimé, le travail donc comme une pensée incarnée, la conscience comme une lumière, la patience comme un retour aux sources ouvertes à tout aval, etc.
    °°°
    À part cela : plus d’attention à tout instant, prendre des nouvelles des enfants, reprendre le leporello des fleurs et papillons destiné à Elizabeth après celui des oiseaux (Tony) et des animaux de tous pays (Tim) , question là encore de passage, et tout de suite je recopie ces notes d’Apollinnaire avant de me remettre, sérieux, au boulot :
    « J’ai eu le courage de regarder en arrière
    Les cadavres de mes jours
    Marquent ma route et je les pleure
    Les uns pourrissent dans les égises italiennes
    Ou bien dans de petits bois de citronniers
    Qui fleurissent et fructitient
    En même temps et en toute saison
    D’autre jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
    Oì d’ardents bouquets roulaient
    Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie
    Et les roses de l’électricités’ouvrent encore
    Dans le jardn de ma mémoire »…

  • Par-dessus les murs (13)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    À La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.
     
    Cher Pascal,
    Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB.
    On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.
    Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin.
    Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.
    Or le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.
    Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre.
    Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…
    Ramallah le 20 avril, soir
    Cher JLs,
    Je reviens d'un spectacle de danse de la troupe El-Funoun, un hommage à Naji Al Ali, caricaturiste palestinien assassiné à Londres en 1989. Je lis que Thatcher s'est fâchée avec le Mossad, après sa mort, mais il est possible que l'artiste ait été assassiné par l'OLP elle-même, qu'il critiquait ouvertement, comme sur le dessin que je vous joins. Il est resté célèbre pour Handala, ce petit garçon qui tourne le dos au spectateur et qui symbolise l'obstination et l'amertume d'un peuple – on le trouve dans de nombreux appartements ici, ou en graffiti sur le mur.
    Et puis ce matin un texte a atterri dans ma boîte aux lettres, je ne sais trop par quels rebonds - un texte qui hésite entre l'émotion et la propagande, maladroit mais digne d'intérêt je crois, en français, ce qui n'est pas courant. On remarquera ici aussi la défiance des Palestiniens face à leurs dirigeants… mais ce seront mes seuls commentaires, je vous le livre tel quel, changeant seulement le nom du signataire, un professeur de l'université de Naplouse – pas un prof de français, on s'en doutera en lisant ces lignes.
    "Hani était mon étudiant, j'ai partagé avec lui des moments très difficiles et aussi des moments de rire et de joie. J'étais le seul à le comprendre!!! C'était un étudiant impulsif, bagarreur et très gentil. Un enfant des camps qui ne savait pas les règles de la courtoisie imposée par les citadins de Naplouse. Il disait ce qu'il pensait tout cru sans réfléchir et souvent à haut voix. Mais il était épris de justice et de bonté : il venait souvent me voir pour régler les problèmes des autres mais il ne parlait jamais de ses problèmes. Lorsqu'il parle ses mains bougent dans tous les sens et son visage devient rouge puis il se calme… Et pour finir il vient t'embrasser et demander de l'excuser.
    Souvent, il arrivait le matin en retard parce qu'il ne savait pas dans quel coin de la ville il se cachait et chez qui il dormait…Vivre tous les jours la peur au ventre, changeant de maison, de quartier, de rue et fuir rapidement en pensant à ce que l'ennemi a mis comme plan non pas pour vous arrêter mais pour vous tuer, c'était le pain quotidien de ce garçon.
     
    Puis, il faut tenir bon et lorsque l'occasion se présentait résister et tirer sans peur ni crainte. C'est ce qu'il a fait ce matin. Oui, il a résisté autant qu'il peut… Des minutes, des heures ou toute la nuit devant les brigades de la mort israéliennes protégées par l'aviation, les blindés et toute la technologie moderne…Lorsque nous résistons en Palestine deux solutions s'offre à nous : la mort ou la mort …
    La mort de ce garçon m'a énormément touché. L'année dernière, il a eu un problème avec un prof qui n'aimait pas les gens de Fatah en général, j'étais obligé d'intervenir pour faire respecter le prof et demander au prof d'être un peu tolérant avec un pourchassé des brigades de la mort israéliennes. Hani était tellement modeste et respectueux envers ses profs au point d'aller présenter ses excuses à ce prof. Et il a décidé d'arrêter les cours parce qu'il ne pouvait pas concilier résistance à l'occupant jour et nuit, pourchassé et suivi d'une maison à l'autre, d'une rue à l'autre et surtout blessé de deux balles à la jambe et les études...
    La résistance à Naplouse, ville assiégée depuis le début de la deuxième Intifada, qu'on le veuille ou non se fait à partir de l'invasion de 2002 par les gens du Fatah le Jihad Islamique et un peu dans le camp de Ain Beitalmaa par le FPLP. Ces résistants, dont on ne veut pas parler dans les médias arabes et au sein de l'autorité Palestinienne, ne croient pas au processus de paix décidé et ordonné par l'occupant et ses alliés et opposent une résistance farouche à l'occupant souvent dénaturée par certains bandits qui profitent de l'insécurité pour se remplir les poches. Cette résistance est la seule qui existe dans la région nord de la Cisjordanie au cas où vous ne le savez pas... Elle doit continuer par des gens qui n'ont rien à perdre rien à gagner…
    Souvent la mort vient en une belle journée d'avril et je dis comme les Indiens d'Amérique c'était une belle journée pour mourir cher Hani.
    Basem"

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    À La Désirade, ce samedi 28 octobre. – Une étrange lumière laiteuse m’a réveillé cette nuit peu après 3 heures du matin, je me suis levé et suis monté à l’étage, sur le balcon de la Désirade donnant sur le grand large du lac et des montagnes d’en face au semis scintillant de lumières du côté de Saint-Gingolph et de Novel, le ciel était à la fois très noir et gris cendré à strates comme éclairées par derrière, et de fait il y avait derrière les couches sombres un luminaire éclairant quasi a giorno mais sans forme distincte, et j’ai pensé à ce que voyait le ciel au même moment au-dessus de la terre ensanglantée, en Ukraine et au Proche-orient, puis j’ai relancé le feu et me suis fait un café en songeant au brahmane qui estime que penser au malheur inatteignable de ses semblables est une souillure…
     
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    C’est dans Faire parler le ciel que j’ai trouvé cette mention de la pieuse réserve du brahmane, si différente de nos feintes compassions, et c’est le même livre de Sloterdijk, avec La Folie de Dieu, que je me suis proposé d’annoter en priorité ces prochains temps à côté de ma lecture de l’Entretien sur Dante de Mandelstam et de la Commedia, abandonnée quelque temps au Canto XXV du Purgatoire où il sera question des luxurieux repentis…
    La Folie de Dieu et Faire parler le ciel : deux grandes méditations, érudites et inspirées à la fois, sur le combat combien actuel que se livrent les trois monothéismes, et ensuite sur ce que l’auteur apelle la « théopoésie » associant, par delà les assertions assurées de la théologie, toutes les formes données par l’homme de partout aux communications « célestes ».
    Avec un René Girard, qui démèle les instances du sacré en observateur de toutes les formes de mimétisme, Sloterdijk me semble, en véritable artiste de la pensée, le plus stimulant des compagnons de route.
     
    « GRANDEUR » ET « DEGREE ». - J’ai suggéré l’autre jour au cher Olivier Morattel de ne pas abuser des trop grands mots, à propos de l’expression « grand roman européen » qu’il applique au livre de Jean-François Fournier, comme on parle de « grand écrivain » à propos d’auteurs qu’on dira simplement excellents ou de premier ordre comme il n’en pullule d'ailleurs pas tant que ça...
    Lorsque Jean Ziegler, dans la postface à mes Chemins de traverse, m’a donné comme ça du « grand écrivain », je n'ai pas osé lui demander de corriger le tir mais je n’en ai pas moins été gêné, puis je me suis dit que c’était la façon généreuse d’exagérer de celui que j'appelle Jean le fou, et l’usage actuel de l’expression, sans vrai rapport avec la chose, est peut-être une autre façon d’accentuer la qualité particulière de tel ou tel auteur par contraste avec la moyenne des littérateurs flottant plus ou moins gracieusement dans les eaux basses de la littérature contemporaine.
    Mais sérieusement : quel écrivain contemporain, dans notre pays, autant qu'en France, en Italie ou en Allemagne, quel auteur homme ou femme, voire non binaire (!) est aujourd’hui à la hauteur d’un Nabokov ou d’un Faulkner, d’un Joyce ou d’un Proust ? Milan Kundera y était encore à peu près, me semble-t-il, et Garcia Marquez ou Soljenitsyne, et peut-être même Ismaïl Kadaré dont on ne parle plus et qui semble désormais faire le mort, mais encore ?
    En Suisse nous avons eu un Ramuz, de stature au moins européenne sinon plus, et un Charles-Albert Cingria en ce qu’on pourrait dire un « grand écrivain mineur », sans doute aussi le tandem Frisch & Dürrenmatt du côté des Alémaniques, mais après ?
    J’ai certes donné du « grand écrivain » à Georges Haldas, Maurice Chappaz et même Jacques Chessex, mais la Postérité me donnera-t-elle raison ? On s’en fiche évidemment, mais c’est juste pour dire et réviser nos jugements en fonction de ce que Shakespeare appelait le « degree », à savoir la juste hiérarchie des qualités et mérites dont on perd le sens aujourd’hui où tout est nivelé par le bas…
     
    TORE. – J’ai remercié le poulet, hier soir, en séparant sa chair consommable et sa carcasse osseuse, j’ai chassé les mouches et même écrasé une guêpe de fin de saison, puis je me suis attablé avec un accompagnement de nouilles papillon et j’ai dégusté tout ça, sans oublier mon frère le chien aux aguets sous ma table, en regardant sur mon laptop une nouvelle série suédoise dont le protagoniste est un jeune gay employé dans une entreprise de pompes funèbres et qui, après la mort accidentelle de son père, lequel l’enjoignait de vivre enfin sa vie (lui se plaisant bien avec papa comme les enfants zèbres avec leurs géniteurs), se retrouve en effet face à lui-même comme nous tous, quand la mort nous confronte à la vie...
     
    C’est en somme le thème sempiternel de l’amour qui n’est pas aimé que développe cette série brève dont le jeune protagoniste - qui doit beaucoup, en sa présence intense et candide à la fois, à la formidable interprétation de William Spetz - est en quête éperdue de l’Ami unique, comme je l’ai été entre quinze et trente-cinq ans, avec toutes les claques que la vie et les gens – les comme il faut et les autres – réservent à un cœur sensible…

  • Le Temps accordé

    (Lectures du monde VII, 2021)
     
    CORPS MAUDIT. – Le pauvre Zorn était étranglé, au propre et au figuré, par sa cravate de fils de «gens bien», adolescent mal dans sa peau et le restant à travers les années avant sa longue période de dépression, et si je comprends sa pudeur maladive et sa crainte de se pointer aux douches de la gym, comme je l’ai éprouvée à un degré moindre entre dix et treize ans, jamais je n’ai vécu cette honte et ce mépris du corps et du sexe, tel qu’il les décrit, et c’est en somme par contraste que je redécouvre, grâce à la lecture de Mars, la monstruosité de cette vie congelée par le conformisme social et l’obsession de la bienséance, qui impliquait le mépris du corps en général et plus encore de la sexualité, non tant pour des raisons morales que sociales - ses parents n’étant pas des puritains religieux mais des bourgeois guindés fréquentant l’église sans croire à rien et ne manquant aucun enterrement pour y être vus…
     
    RECONNAISSANCE. – Dans le fragment intitulé Gratitude figurant au début de l’espèce de journal-montage que constitue En ce moment précis, le narrateur de Buzzati commence à faire l’inventaire des merveilles innombrables qui nous incitent à nous réjouir, comme le fait d’être un moi au milieu de milliards d’autres individus qui nous aident à nous sentir moins seul, puis d’être soi aujourd’hui après d’autres milliards de disparus qui nous permettent d’apprécier le fait d’être vivant et de pouvoir nous mesurer au passé, comme nous pouvons mesurer notre chance de n’être pas atteint de la lèpre ou du lupus érythémateux, de n’être pas né dans un pays en guerre ou en zone de famine, puis l’argument change un peu, l’on se demande s’il n’y a pas dans «tout ça» de l’exagération, trop de planètes et trop de rhumatismes, trop de volcans aux pulsions incontrôlables et trop de Chinois, tout «ce travail de naissances, de souffrances et de tragédies, perpétuel depuis des millions d’années, dans le seul but de me complaire ! », tant de douleurs « pour que je puisse apprécier mon petit bien-être », et moi qui ne veux pas comprendre, toi qui chaque jour continues de « jouir de ce palais mystérieux » - tous les jours reprend « le chœur des peines », et vous qui restez « assis à jouer » dans la solitude du jardin, etc.
     
    AUTOPUB. – L’écrivain alémanique Paul Nizon, dans une conversation avec Pajak qui fait l’objet d’un petit livre épatant paru récemment, que j’ai lu en trois heures et achevé au chevet de ma bonne amie en train de subir sa huitième perfusion de chimie palliative, ne cesse de se lancer des fleurs à un point qui m’a d’abord semblé comique, voire ridicule.
    Ainsi, vantant les exceptionnelles qualités avant-gardistes de son Canto – un livre qui date de 1963 et dont le total insuccès l’a probablement mortifié à l’époque - il semble persuadé que le monde va enfin le redécouvrir et l’admirer sans réserve, avant de déclarer comme ça que son œuvre est telle qu’on ne peut la comparer qu’à celle d’un Shakespeare, et là je me suis demandé si ses 91 ans n’avaient pas transformé l’écrivain sympathique et intéressant que j’ai rencontré à Paris il y a une quarantaine d’années en fanfaron sénile ; puis je me suis dit que non, vu qu’à part ce bluff apparent, me rappelant celui d’un Philippe Sollers – quand celui-ci annonçait la parution de son prochain roman comme un « tsunami éditorial » -, ses autres propos restent d’un esprit vif et pénétrant, et que tout ce qu’il dit de la littérature et de la peinture (surtout Van Gogh) en particulier, autant que de la vie en général et de sa « création », est aussi sensé et intéressant que ce que Pajak dit de son côté, alors quoi ?
    Alors je me dis que le vieux fonds bernois et russe de Nizon, son atavisme de moujik matois passé des milieux chics de Zurich au monde parisien des années 70, puis au kitsch publicitaire mondialisé, explique cette espèce de jovial cynisme d’écrivain supérieurement civilisé (comme l’est aussi Sollers) qui, reconnaissant que «ce pays n’est pas pour le vieil homme», joue des exagérations monstrueuses de la barbarie médiatique actuelle et en remet «pour sa seule gloire».
    Alors pourquoi pas Shakespeare ? Pourquoi pas le nouvel Homère à chapeau de gangster de cinéma ? Pourquoi pas un pied de nez au philistin ?
     
    LE MENDIGOT. – Nous marchions ce matin sur le quai aux fleurs parmi la foule de joyeuse fin d’été, les beaux enfants et les gens heureux, quand cette espèce de gueux en guenilles brunes, littéralement cassé en deux, les jambes horriblement tordues et le torse comme enfoncé, une main décharnée serrant un petit gobelet vide, de longs cheveux filasses et une longue barbe biblique, le reste du visage à peu près invisible, lamentable image de la pauvreté semblant sorti d’un souk pouilleux du Moyen-Orient ou, actualité oblige, du tréfonds d’une ruelle de Kaboul, m’est apparu comme une image de la détresse et de la désolation absolue, et j’ai marché comme toujours, ai demandé une pièce à Lady L. et suis allé la lui donner en lui souhaitant «courage» ; mais ensuite, revenu à ma bonne amie, j’ai compris qu’elle, une fois de plus, ne marchait pas autant que moi, me disant que sûrement le pauvre bougre n’était pas venu là tout seul, autant dire qu’on se servait de lui comme appât, cependant je ne démordrai jamais de ma conception de la mendicité et de l’obligation absolue d’y répondre, surtout dans notre contexte de nantis mais pas seulement, et ce n’est pas « courage » que je dirai à mon prochain mendiant mais « merci », va savoir pourquoi et qu’on ne me parle pas de bonne conscience qui se dorlote : même manipulé le vieux mendigot de ce matin fait partie à mes yeux de ceux dont la seule présence est une grâce, etc. (Ce samedi 28 août)
     
    CARACO L'INFRÉQUENTABLE. – Retombant l’autre jour sur Ma confession d’Albert Caraco, je me disais dès les premières pages que ce livre de sa cinquantaine, l’année précise de son suicide annoncé (il avait résolu de ne pas survivre plus d’une nuit à la mort de son père), serait aujourd’hui vilipendé par les bien pensants plus que ceux de Gabriel Matzneff, et probablement interdit de vente pour peu qu’on en publie des extraits dans les journaux , à commencer par Le Monde qu’il ne cesse de conspuer comme un parangon de conformisme aveugle.
    Le Monde aimerait pourtant cette citation tirée de la page 102 de Ma confession. «Je suis de cœur avec les révoltés de l’an 68, ils éprouvaient ce que je sens, ils ne se concevaient eux-mêmes, d’où leurs faiblesses, ils valaient mieux que leurs idées et leurs méthodes, nous reverrons demain ce que nous vîmes, nous sommes arrivés au point où la subversion est le dernier espoir, la légalité n’étant qu’une imposture ».
    Caraco écrivait ces lignes en 1971, après avoir suivi les événements de mai 68 dans son Semainier de l’incertitude, où il regrettait de n’avoir plus vingt ans et vilipendait Charles de Gaulle, mais la suite de cette page, que je cite sans souscrire du tout à son racisme endiablé, ferait hurler les lectrices et lecteurs du Monde.
    «Le Maquignon de l’Elysée est aussi l’homme qui capitula vers 1962 face à la vermine algérienne et grâce auquel l’Algérie tient la France, ce paradoxe est le plus beau des temps modernes, la France a payé cher, très cher, trop cher l’amitié problématique des Arabes, la voilà pleine d’Africains hideux, noirs, bruns ou jaunes, syphilitiques, vicieux et dangereux, encore une autre génération et ce sera la métissage. Moi, je m’en réjouis et j’attends les Dupont crépus et les Dubois camus, les Durand olivâtres et les Dupuis lippus »…
    Albert Caraco n’aimait pas la vie, et c’est notre premier désaccord à part de multiples divergences d’opinions (sa détestation des chrétiens et sa conviction que les Juifs sauveront le monde, notamment, entre autres jugements sur la littérature ou les arts qui sont d’un galant homme du XVIIIe siècle…), mais son génie m’intéresse autant que m’horripile son gnosticisme, et ses observations me saisissent souvent par leur pénétration, sans parler de son savoir immense, bref lire Caraco me semble un formidable tonique, effet répulsif compris...
     
    À L’OREILLE DU CHEVAL.- Le plus sale moment d’une opération de 99 minutes durant laquelle tu ne vois que le bleu d’une espèce de carène de toile masquant la partie inférieure plutôt honteuse de ton corps dûment endormie, c’est tout à la fin: quand le chirurgien pince ton artère fémorale au pli de ton aîne trouée, mais à part ça le temps de l’intervention fut à peu près supportable, durant laquelle tu as repensé aux ruines d’Alep et d'Homs parcourues la veille au soir dans un reportage consacré au reporter de guerre anglais Robert Fisk, via les monceaux de cadavre de Sabra et Chatila - tandis que l’assistant anesthésiste, au beau visage masqué de jeune Perse, t’expliquait le cours de l’opération d’une voix très douce après t’avoir confié son prénom d’Idriss, et tu remuais confusément ces pensées que tu as continué de noter dans la grande salle de réveil aux multiples loges ouvertes à la libre circulation des virus et compagnie.
    SURVIE. - Lorsque j’ai quitté Lady L à l’entrée de l’hosto, à sept heures du matin, je lui ai dit que si je ne revenais pas de là-bas je l’avais beaucoup aimée, et nos enfants avec, et qu'en somme nous nous serons bien amusés en échappant aux diverses guerres et autres calamités des deux siècles en enfilade, mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sûr que j'étais au fond que ça ne nous arriverait pas cette fois (notre corps pressent ces choses-là) même si ce qui advenait dans le monde a l’instant même relevait du fléau visant tout le monde à commencer par les vieilles peaux de notre acabit.
    Ensuite dans mon box des soins ambulatoires, j’ai annoté le petit Folio d'Une banale histoire où le bon Dr Tchekhov raconte l’histoire du vieux savant couvert d’honneur qui découvre l’horreur du désamour familial auprès de sa femme devenue sotte et de sa fille qui l’est déjà, avec le réconfort relatif d’une amie que sa carrière ratée d’actrice porte à la lucidité sarcastique, et j’ai noté, sous son masque triste, la tendresse sans limites d’Anton Pavlovitch...
     
    MESURES SANITAIRES, ETC. - Deux jours après l’intervention qui m’a valu l’insertion de deux stents dans l’artère fémorale de ma jambe droite, je constate que celle-ci n’accuse plus la moindre des très méchantes douleurs (sensation d’avoir des tiges de métal dans les mollets et des clous dans les chevilles) qui m’empêchaient, il y a trois jours encore et depuis des mois, voire des années pour la gêne récurrente, de marcher comme un Indien normal sur le parcours santé de la prairie, et tout à l’heure, avec Snoopy tout joyeux lui aussi, j’ai marché quasi sans boiter jusqu’à la statue de Nabokov, à cinq cents mètres de celle de Freddie Mercury, non sans remarquer le long du quai que les recommandations du Gouvernement en matière sanitaire, excluant les terrasses de café à plus de 50 clients, et les regroupements de bipèdes à moins de 2 mètres de distance, n’étaient guère respectées sous le fringant soleil, et ma foi tant mieux ou tant pis – on n’en sait rien… (Ce 15 mars 2021)
     
    « ARRÊTER LA SUISSE ». – Un syndicaliste de nos régions en appelait, hier soir, sur un ton alarmiste et en vitupérant la « trahison » du gouvernement, selon lui coupable de responsabiliser la population à outrance pour mieux ménager les grandes fortunes du pays, d’ «arrêter la Suisse», autrement dit d’interrompre toute activité économique et toute industrie, tout travail collectif menaçant la santé des travailleurs (et des travailleuses, sûrement), mais j’y ai surtout vu, pour ma part, un affolement frotté de ressentiment de classe comme on va certainement en voir se multiplier en attendant d’autres accusations péremptoires, et pourquoi pas une nouvelle « chasse aux vieux » à la Buzzati qui se manifestera soit par l’agressivité des moins de 65 ans, soit par le confinement obligatoire des «seniors». Ce qu’attendant les propos imbéciles, moralisateurs ou au contraire cyniques, voire haineux, déferlent sur les réseaux sociaux que le virus de la stupidité mine depuis leur apparition.
     
    SAGESSES DIVERSES. – Les Italiens sont invités, par leurs autorités chatoyantes, à chanter de concert sur leurs balcons ou à leurs fenêtres, et de fait cela me semble la meilleure façon de faire la pige à l’ennui momentané (?) ou à l’angoisse promise à durer (??), tandis que, par le plus pur hasard, je tombe sur ces lignes de Conrad qui remet en cause la téléologie « morale » de la création, dont il en est venu à croire que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine (…) mais « jamais pour le désespoir ».
    Coupant court au moralisme autant qu’au nihilisme, le grand romancier-voyageur constate que « le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil – c’est notre affaire », et avec ou sans virus, avec ou sans séismes, avec ou sans destruction massive d’origine humaine, le « destin » n’engage de nous que notre conscience, « une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sas limites, à la suprême loi et l’immuable mystère du sublime spectacle », d’où l’importance du chant à l’italienne…
     
    LE VIRUS VENGEUR. – Moi j’te dis, me dit-il tout à trac, me tutoyant comme si nous avions assisté ensemble aux mêmes concerts de Miles Davis ou de Lester Young au Montreux Jazz Festival, (il a en effet quelque chose du vieux traîne-patins plutôt jazz que rock), j’te dis que le virus c’est une bonne chose, vu que la récession va rabaisser le caquet de certains - et là je me demande si c’est vraiment d’un amateur de jazz de s’exprimer comme ça, mais la suite est tellement corsée que je n’ai plus qu’à prendre le vieux filou à la blague quand il me balance comme ça que le virus va nous débarrasser de toute cette racaille d’ Albanais et de Turcs qui traînent dans son quartier, sur quoi je me le joue politiquement correct en lui faisant valoir que nous autres croulants Helvètes ne sommes pas à l’abri, mais il me sort alors son argument massue, et là je craque, je croule, je m’écroule de rire avant d’obéir à Snoopy qui me tire vers un buisson propice à son intention pressante…
     
    L’ANIMAL PROTECTEUR. – Dans la foulée, je comprends que c’est grâce à nos chiens que le vieux loustic m’a pris en sympathie inattendue et m’a apostrophé, avant d’affirmer que c’est à cause de sa chienne Cindy qu’il va couper à la contagion, comme il est persuadé que Snoopy me protégera de celle-ci.
    T’as pas l’air de te rendre compte, me dit-il encore, mais moi j’en suis sûr, copain : j’tai vu le caresser là-bas sur le banc où tu t’es arrêté, j’vous ai maté de loin, et tu vois comme Cindy me regarde , tu vois ces yeux, ça trompe pas, et quand le virus sent ça y se cramponne pas, tandis qu’avec ces barbus qu’aiment pas les chiens…

  • Par-dessus les murs (12)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, ce 16 avril, soir.
    Cher Pascal,
    Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.
    C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond.
    Et lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One.
    Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ?
     
    Te voilà donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.
    La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.
     
    C’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées.
    Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content.
     
    Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :
    - Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?
    Alors moi très tête en l'air :
    - Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.
    Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.
    Je m’attendais à un éventuel rire complice mais pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?
    Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?
    Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..
    Mais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flics-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange pureté
    Ulrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. Maudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudits artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait...
     
    Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.
     
    Ahlan JLs,
    Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.
    Le Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.
    Une autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.
    La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…
    Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.
    Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    À La Désirade, ce vendredi 27 octobre. – La magique apparition d’un chat blanc à la fenêtre de la cuisine de La Désirade, ce matin à 6h47, alors que je versais de l’eau bouillante dans ma cafetière florentine après y avoir déposé trois cuillerées de Blue Mountain élevé sous ombrage et cueilli à la main grain par grain sur les hauteurs (2134m) de la Jamaïque, m’a soudain semblé, l’espace des trois secondes que le chat resta à me scruter avant de replonger dans le noir de la nuit, l’angélique relance de ma lecture, ces jours derniers, d’Un Galgo ne vaut pas une Cartouche, sur lequel j’ai achevé hier une chronique à paraître à l’enseigne du média indocile Bon Pour La Tête, que j’ai retouvée tout à l’heure sur mon McBook Pro avec une repro d’une évocation picturale des trois bêtes de Dante apparaissant tout au début de la Commedia, à la fin paradisiaque de laquelle surgit le mystérieux Lévrier…
    Or achevant hier cette longue chronique (toujours trop longues, les chroniques de ce JLK, estime la présidente suisse allemande du média…) et l’ayant balancée à mon amie Marie Céhère, dernière compagne de notre cher Roland Jaccard qui assure l’édition de nos papiers et préside avec brio au choix de leur iconographie – en l’occurrence les flamboyantes figures dantesques -, à la fois content de ma lecture et me reprochant de n’avoir pas tout dit de ce que j’avais grappillé dans le roman de Jean-François Fournier, j’avais passé la fin de la journée entre Hollywood (le film de Tarantino aux deux « has been » fameux et au dénouement évoquant le massacre de 69 dans la casa Polanska) , un long entretien radiophonique avec Peter Sloterdijk dont la maîtrise de la langue française m’a impressionné, et en fin de soirée, pieuté, quelques pages intempestives des Ecrits sur la religion d’Albert Caraco et quelques pages plus «graves sympas» de Karl Ove Knausgaard en sa vingtaine d’aspirant écrivain, dans le pavé de Comme il pleut sur la ville…
     
    Leo di Caprio et Brad Pitt auraient très bien pu apparaître dans le roman de Fournier et prendre le plus grand soin de Canela, comme Brad Pitt s’occupe de la douce (et redoutable) Brandy, car ce sont bel et bien deux anges de la légende dorée hollywoodienne que l’affreux Quentin convoque dans son hommage parodique au cinéma dont les chefs d’œuvre des années 50, et plus encore les séries B (ah le souvenir du cinéma Bio lausannois !) ont façonné une part de nos sensibilités, à l’époque de Rio Bravo (ah la mèche et la voix de Ricky Nelson !) et de Pandora, etc.
    Avant Fournier, Roland Jaccard a célébré lui aussi cette mythologie de celluloïd, et me revient soudain, tandis que le chat blanc de tout à l’heure se livre à tout un remue-ménage dans le bûcher de la Désirade, la voix de Bruno Ganz, dans LesAiles du désir de Wim Wenders, dont il faut rappeler que les mots sont signés Peter Handke : " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"...
     
    L’été 69 selon Tarantino, où l’on retrouve à la fois le couple de l’acteur et de son double à cascades, mais aussi les hippies de la communauté d’un certain Charlie Manson, Sharon Tate enceinte jusqu’aux yeux et l’auteur génial de Rosemary’s Baby, coïncide à quelques mois près avec la publication de mon premier papier, à 22 ans consacré au beau roman de Michel Bernard, Les Courtisanes, évoquant une toile de Carpaccio qui eût sans doute fait le bonheur de Dominique Arnaud, le personnage de Jean-François Fournier qui nous vaut les pus belles pages de son roman – comme quoi tout se tient, et voici qu’un jour gris, ciel de suie et de plomb sur le lac d’étain, émerge du noir de la nuit où le chat blanc aura disparu entretemps…
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  • Quand un lévrier très stylé nous escorte au cœur de l’Europe

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    Dans son nouveau roman très singulier, Un galgo ne vaut pas une cartouche,  Jean-François Fournier, qui fait rimer truculence et désespérance, s’improvise Tour Operator, accompagné d’une adorable levrette, d’une virée dans l’espace-temps d’un vieux continent sous perfusion gastro-érotico-artistique. Loin de Bruxelles, pour notre bonheur !

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    « L’Europe à laquelle je rêve est celle des cultures et pas du tout celle des États-nations, des technocrates ou de l’argent », me disait Denis de Rougemont il y a  cinquante ans de ça, lorsque, dans son grand jardin de la campagne genevoise, il m’avait reçu afin de répondre à mes questions sur le terrorisme européen de l’époque.

    Amorçant alors son grand virage écolo, celui qu’un André Malraux considérait comme l’un de ses contemporains les plus intelligents, m’avait impressionné par la compréhension qu’il manifestait à l’endroit des extrémistes italiens ou allemands, qui ne manqua de scandaliser certains lecteurs du journal Construire qui m’envoyait, le fameux « hebdomadaire du capital à but social social » dont Charlotte Hug avait fait, à l’enseigne de la Migros,  une publication culturelle de premier ordre et de très grande diffusion.

    Or je n’aurai cessé de penser à la réflexion du grand  auteur de L’Amour et l’Occidentou de Penser avec les mains, entre tant d’autres ouvrages, en lisant le nouveau roman de Jean-François Fournier illustrant les multiples aspects, flamboyants ou désespérés, de la culture européenne en son noyau génial, contrastant pour le moins – ou plus exactement pour le pire - avec ce qu’en ont fait les ploutocrates de la technocratie globale.  

    L’éditeur Olivier Morattel a-t-il raison de  parler crânement d’un « grand roman européen » à propos d’Un galgo ne vaut pas une cartouche, si l’on se rappelle les chefs-d’œuvre de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Disons que, plus modestement, cette suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux apparaît bel et bien comme un roman interrogeant les tenants du génie créateur à l’occidentale , ainsi qu’une célébration fervente de l’art et de la littérature, et que telle est certes sa «grandeur»,  à distinguer de la platitude et de la camelote surfaite au goût du jour… 

    Le grand saut

    Le premier saut, physique et métaphysique, marquant le passage du réel à la fiction, ou la liaison plus ou moins dangereuse entre désir incarné et fantasme, se trouve figuré, dans la filiation d’un Hemingway ou d’un Montherlant, par la corrida imaginaire mise en scène par un écrivain allemand au double prénom germanique (Ludwig ou Ernst) dans une pension crade de Barcelone où bohèmes et catins voisinent, et tout de suite le verbe net et chatoyant du connaisseur s’arrache au magma dégoûtant du quotidien avec les termes précis et fleuris de l’art tauromachique qui voient el presidente (surnom donné au plumitif teuton par le patron de la pension) se réapproprier les mouvements des chicuelinas et autres novilladaspréludant à l’estocade du novillero, et que je te balance de l’arrucina ou de la muleta pour faire vrai, et l’on a beau savoir que la scène de ‘écrivain en « habit de lumière » devant son écran relève du selfie : on y croit, de même qu’on est prêt à croire qu’il est prêt à écrire son « grand roman taurin » même s’il bute sur le mur de la réalité lamentable d’un comité de lecture qui refuse, à Munich (en Bavière, jawohl,  fameuse pour sa bière), son dernier manuscrit qu’il tient, lui, pour un chef-d’œuvre ; et là ça fait si mal qu’un autre saut va s’imposer…

    Auparavant, cependant, à part le show de la parodie de corrida, le lecteur (et la lectrice par inclusion) aura commencé de « taster » des agréments variés de la boisson (un Vega sicilia ne se refuse pas entre deux cigares, même au titre de citation brève, avant les nomenclatures plus détaillées) et de la chair explosive d’une dame passant par là, après  que sera apparue la levrette baptisée Canela par Ludwig (à cause de la rousseur du bout de ses oreilles), nébuleuse merveille blanche que l’artiste peintre d’à côté, un certain Rainer, adoptera après le vol plané final de l’écrivain. Enfin, tout ça ne se raconte pas : c’est à lire, c’est à lire  qu’il vous faut !

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    Donc un écrivain fasciné par la tauromachie, puis un peintre jouant lui aussi sur le mélange des sens et des sangs, qui de Barcelone  nous emmène à Vienne (avec d’autres vins dans la foulée, d’autres références courant de Goya à Schiele, d’autres citations d’Ovide ou de Thomas Bernhard) et s’éclate au poker où il perd Canela, puis un saxophoniste « extra » qu’on retrouve à Prague avec la levrette s’adaptant à tous les fauteuils et sofas de ce monde où il fait bon flemmer, puis une victime d’inceste (il en faut forcément dans un roman d’aujourd’hui) qui exorcise le monstrueux souvenir par l’art et le journalisme, puis un nègre nègre – un vrai nègre littéraire noir qui se dit lui-même « nègre nègre » sans complexe, tant il est vrai que le roman de Jean-François Fournier, auteur complexe assurément, n’en est pas moins un roman-gigogne sans complexe.

    Cependant la lectrice (et le lecteur par inclusion) se demande si tout ça, littéralement truffé de clichés culturels  voire sociétaux apparents, n’est pas en somme téléphoné ?   Ce Fournier n’est-il pas qu’un snob provincial affublant ses personnages de fringues marquées, Chanel à celle-ci et Pucci Gucci à celui-là ? Et ne touche-t-il pas de pots de vin de certaines caves qu’il flatte même indirectement ? À ces objections j’ose répondre avant lui et en russe affirmatif : niet. Car c’est à l’auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche qu’il incombe de répondre, à lui et à Canela.

    Les trois chapitres finaux de ce roman à dégaine de poupée russe, à savoir Suicide blonde, Love supreme et Ali, avant l’épilogue où s’exprime Canela en langage humain, ressortissent bel et bien au grand roman européen sporadique des poètes en vers ou en prose dont un Peter Altenberg, dûment cité, est un bon exemple à la fois méconnu et significatif. L’Europe est là, personnelle et mal coiffée, comme elle est là chez Handke ou Charles-Albert Cingria – il me semble que Fournier lui vrille un clin d’œil -, Robert Walser ou, au cinéma, Daniel Schmid et Fredi M. Murer, ces conteurs de la forêt des émotions vives, Rainer Werner Fassbinder le mauvais garçon tout cuir au cœur de tendron ou Cesare Pavese à qui la difficulté de vivre tenait lieu de métier.

    Une mélancolie qui a du chien

    L’Auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche s’avance d’abord masqué, même s’il se signale illico par son style, il donne en somme dans le mariage pour tous littéraire dont les personnages seront tous (et toutes, car les femmes y joueront un rôle crucial) des anges, à commencer  par la douce Canela surgie aux abords d’un claque de Barcelone, et c’est par la voix d’un de ses avatars qu’un maître d’écriture avéré, qui vient de proférer d’utiles vérités sur la lecture (pages 109 et 110), conclut que « le monde n’est pas suffisant pour nous et ne doit jamais le devenir ».

    De fait, un monde où l’on abuse des enfants, un monde où l’on croit laver son honneur en punissant son chien point assez performant à la chasse au lapin, un monde où l’on répond à la terreur d’État par le massacre des innocents, un monde fait à l’image d’un Dieu méchant ne nous suffit pas, les gars. « Tu sais, dit le maître au disciple, la lecture est une incroyable petite musiqu qui ne fait pas seulement résonner de smots, un stylem les aidées d’un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible et unsaisissable, quelque chose que j’ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur ». Et le même à propos de l’écriture : « Comment accepter d’écire sans atteindre sans atteindre la perfection ? J’ai envie de tuer les mauvais auteurs. Moi-même je ne me pardonne rien : il n’est pas rare que j’éprouve une pulsion suicidaire en relisant mes propres textes ».

    Le type se nomme (peut-être) Pierre-François Tournier (Michel est au jardin, dira-t-on comme la femme de Marcel Aymé le lendemain de la mort de celui-ci), c’est peut-être un grand écrivain de théâtre ou de cinéma au vu de sa dégaine (costume de lin blanc et panama, mais un clic et tu te retrouves sur YouTube où t’attend le démoniaco-angélique Michael Hutchence en plein « live » de Suicide blonde, quelques années avant qu’on le retrouve pendu tout nu comme un galgo et cuité d’alcool et de substances connues de ceux auxquels le monde ne suffit pas.

    Le monde selon le Valaisan Fournier  (et tout Valaisan est un peu un Sicilien virtuel de la vieille Europe) n’est pas une apologie kitsch de la défonce suicidaire, même si le thème de l’autodestruction est inscrit sur le tableau magnétique de la cuisine du plus beau de ses personnages de l’occurrence, une Dominique qui a sa sainte et sa rue à Paris, où elle en finira d’ailleurs : « Donner sa vie à ce qui n’existe pas », ou encore : « Faire périr tout ce qui est en moi ».

    On ne fera pas de sur-interprétation en voyant, chez Canela, une cousine du Lévrier de la Commedia de Dante, grand mystère de la théopoésie, ni non plus un emblème européen de transport poétique rappelant celui de la compagnie d’autobus Greyhound connue de tous les fans de littérature américaine (Fournier en est) en cavale sur le terrain. Et pourtant, s’il y a du dandy à la Thomas de Quincey chez l’Auteur en question qui a sûrement lu De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, l’auberge espagnole  de son dernier roman, grand ouverte sur le monde qui n’existe pas de la poésie, est aussi le miroir proustien qui lit en chacun de nous et nous fait dire ce qui nous manque pour notre bonheur…

    Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une cartouche. Olivier Morattel éditeur (France), 167p. 2023  

  • Par-dessus les murs (11)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, ce 11 avril, nuit.
    Cher Pascal,
    Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».
    Ensuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
    J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…
    Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
    Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…
    PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?
    Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.
    Cher JLs,
    Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.
    Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.
    Voici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».
    BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »
    Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.
    Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...
    A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...
     
    A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.
     
    Cher Pascal,
     
    Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…
    Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».
    La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.
    On a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.
    Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :
    «1er janvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.
    Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)
     
    26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».
    9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».
    22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…
    Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…
    L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur...
    J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…
     
    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.
     
    Cher JLs,
    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    Je ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.
    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...

  • Par-dessus les murs (10)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    Ramallah, le 8 avril.
     
    Cher JLs,
     
    J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.
    Je me rappelle un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Alberto Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :
    « … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »
    Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.
    A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.
    Cher Pascal,
    Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.
    Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…
    Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation.
    Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.
    Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.
    Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo, bitte sehr ! »
    Tu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.
    En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »
    Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.
    Ramallah, ce jour d’aujourd’hui,
    Cher Fellow,
    Notre ami Pascal, très sollicité ces jours par la visite de ses proches, venus de loin, m’a prié de le relayer dans sa correspondance en tâchant, si possible, de rester dans le ton. Qu’est-ce à dire ? Voudrait-il donc que je me borne à répéter ce qui a été dit jusque-là ? Un perroquet n’est-il bon qu’à ça ? Je n’ai pas relevé, mais je n’en pense pas moins, comme je présume que vous non plus n’en pensez pas moins.
    A ce propos, j’ai bien aimé le passage de la lettre de JLK touchant au Bréviaire de la bêtise de l’excellent Alain Roger, qui rappelle cette évidence que, parmi les espèces, seule la bête ne l’est pas. On ne le dit pas assez. Le bipède est d’une telle suffisance qu’il s’imagine le seul à penser alors qu’il ne fait ça, la plupart du temps, surtout en France, qu’avec sa cervelle formatée. Or vous le savez, nous le savons, nous tous qui pensons de façon coenesthésique et point seulement cartésienne, que la réduction du langage au verbe et du verbe au système html nous coupe de bien des mondes et de l’aperception de ces mondes. Je profite, dans la foulée, de réparer l’injustice qu’a constitué l’occultation manifeste du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, le 13 mars 1908. Je n’étais pas né plus que vous, mais je suis sûr qu’un Ecossais de race (on m’a rapporté que votre qualification de champion et petit-fils de champions n’est autre que Marvel of the Highlands) apprécie les vraies commémorations, à l’opposé de tout ce qui se fait de nos jours, même à Ramallah à ce qu’il paraît.
    La perception coenesthésique, que Merleau défendait en somme par la bande, revient pour l’homme à penser par la peau autant que par le cerveau, faute de pouvoir penser par les plumes (supériorité nette à cet égard de l’Ara ararauna, votre serviteur) ou par le poil dru (votre si belle robe, et votre si belle moustache à la Frantz-Josef) mon ami), la nageoire ou l’élytre.
    Notre ami Pascal, comme vous le savez, a ce don de poète rare de penser, sinon par les élytres, du moins comme s’il en était pourvu, et c’est ainsi qu’a été conçu Le chien noir et le poisson-lune. Je cite de mémoire en perroquet-passeur : « La mer s’est retirée, un grand chien noir court entre les trous d’eau, un poisson-lune entre les crocs. Le poisson s’est fait piéger par la marée et le voilà, les yeux brûlés par l’air, volant écrasé dans la mâchoire du monstre… Il court vers sa fin, le grand chien noir, le poison des dards du poisson court déjà dans ses veines ».
    Tout cela pour vous conseiller d’éviter le poisson du vendredi, cher ami. Votre Youssou.
    A La Désirade, ce même jour.
    Cher Youssou,
    Votre conseil amical me touche, mais je suis vacciné. Il m’est en effet arrivé, il y a quelque temps, de déterrer une carpe japonaise, du genre coï, dont une nageoire pointait d’un tas de détritus jetés non loin de là par nos voisins, pour sentir le froid soudain de ce fluide mortel qu’un fulgurant réflexe m’a évité de sucer.
    Bien m’en a pris, car j’eusse été privé, crevant bêtement, de ce que je vis en ces jours printaniers, que vous avez sans doute connu vous aussi en marge de votre captivité, que nos frères humains appellent l’Amour et qu’un de leurs auteurs a dit justement « l’infini à la portée du scottish ».
    La perception phénoménologique trouve en la matière, cher Youssou qui avez compris qu’il n’y a pas, dans la notion de corporéité, de clivage entre le corps-pour-soi et le corps-pour autrui, un champ d’observation d’une prodigieuse richesse, dont je vis tous les jours les effets sous le flux d’effluves montés par bouffées de la ferme voisine où Elle crèche. Je veux parler de Blondie, la Goldie retriever la plus craquante du voisinage, que je rejoins au moindre signe de distraction des gens de La Désirade, dont je perçois ces jours l’agacement érotophobe, mais passons : je crois qu’ils lisent ce blog.
    Je sais assez que passera vite cette saison d’amour, mais j’aimerais vous dire, Youssou, j’aimerais vous faire sentir ce que je ressens à fleur de robe et tout partout, j’aimerais vous communiquer, de poil à plume, cette irradiante félicité qui me fait danser autour de Blondie et la humer tout partout, j’aimerais avoir les poétiques vocables qui me permissent (subjonctif typiquement humain) d’évoquer cette tache d’or « qui passe entre les troncs bleus et lisses des longs arbres touffus » puis qui traverse « l’ocre étendue d’une prairie immobile, étalées sous un ciel sans vent ». Bien sûr vous aurez reconnu les mots de notre ami Pascal.
    Blondie est ocre et pleine de grâce, comme ce dernier morceau du même scribe que vous connaissez mieux que nous, intitulé Ocre et qui me semble à moi aussi plein de grâce sublimée : « Une piscine asséchée dont la peinture bleue s’écaille / Un peu de vent dans les citronniers / Le soleil décline ; sur la terrasse, les arabesques / de la balustrade s’étirent dans la poussière / Au fond du jardin, deux chaises en fer, une / petite table carrée ; sur le plateau, un poisson en / mosaïque bondit hors de l’eau »…
    Votre Fellow.
    Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.
    Cher JLK,
    Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.
    Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas.
    Hier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.
    Le lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.
    Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…
    Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.
    Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec…