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Livre - Page 16

  • Choses promises

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    À la fin tout va s'éclairer
    la lumière se fera
    au fond des villes et par les mers
    bientôt auréolées...
     
    Ce qu'on voyait était voilé
    par les mots du format,
    les mots du seul utilitaire
    et des us militaires,
    les mots de la seule fonction,
    les mots du seul profit,
    les mots du succès délétère,
    les mots des journaux -
    raisons ou déraisons
    des réseaux en surnuméraire,
    les mots gelés des cimetières...
     
    Mais les choses ont gardé le goût
    de ce qu'elles sont ici
    dans le silence de la vie:
    les choses délicieuses
    de saveurs et parfums,
    à jamais choses capricieuses,
    mêmes choses à jamais
    et chaque fois tout à fait autres,
    choses et gens allant de pair
    aux minutes heureuses...
     
    Ce que tu vois en revenant
    à toi chaque matin
    te regarde et te rend
    un peu mieux capable du ciel...
     
    Sans te payer de mots,
    très humble sera ton bonheur
    dans la beauté des heures
    et des mots écrits sur les eaux...
     
    Peinture: Pierre Bonnard.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXXV)
     
    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…
     
    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…
     
    Des petits gestes.– Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…
     
    De la rêverie. – C’est peut-être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…
     
    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…
    Aquarelle JLK: Tôt l'aube ce jour-là...

  • Mémoire de la rose

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    Lièvre fuyant, douce mémoire
    qui s’esquive là-bas
    entre les heures écoulées,
    passe le mot encore
    qui rappelle le nom des roses
    je dirai : baccara -
    la rose à l’éclat de diva...
     
    Ne pas oublier les bouquets
    quand finit l’opéra,
    aussi rappelle-toi le nom
    du parfum des allées,
    aux jardins de nos rendez-vous
    d’étudiants en amour -
    le rose aux pétales glamour
    est une mélodie,
    et dans le falbala final
    des salutations,
    lance les noms des couturiers:
    tous les noms déhanchés
    des mémorable défilés...
     
    A la fin de sa vie ma douce
    cherchait, dans le silence,
    les mots éparpillés,
    et les noms attachés aux danses;
    elle se rappelle: Isadora !
    et le théâtre, à l'infini,
    au seul grand nom de Nijinsky,
    ressuscite la transe...
     
    Les sentiers bleus des soirs d’été
    vont s’estompant un peu,
    après tant d’années écoulées
    comme aux épaules des collines
    les ruisseaux argentés -
    brassée de roses blanches
    aux soirées douces et divines
    où les dieux se déhanchent
    les yeux perdus aux origines...

  • Philippe Lafitte, en réaliste lyrique, traverse la banlieue en fusion

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    894304733.jpgÀ l’écart de tout  « discours sur l’immigration », le romancier nous confronte, dans une narration très visuelle et physique,  aux affrontements de jeune chefs de meute  issus de deux communautés – Tsiganes roumains  et banlieusards arabo-musulmans -  par le truchement de personnages ressaisis  entre soumission imposée (pour les femmes surtout) et tentatives d’y échapper, espérances d’une vie meilleure et déceptions amères. Avec le souffle épique d’une fable…   

    C’est un livre étrangement prenant et même envoûtant par sa beauté crépusculaire et son mélange de violence latente et d’âpre tendresse, que le dernier roman de Philippe Lafitte dont le seul titre de Périphéries, géolocalisable au bout de nulle part ou à côté de chez nous, s’étend aujourd’hui à une nébuleuse de banlieues planétaires rejetées par les centres homologués downtown -  ici Paris en pôle magnétique toujours hyper-attirant, et la banlieue parisienne devenue territoire excentré que se disputent certains des individus issus de communautés particulières, plus précisément encore en l’occurrence: Roms en clan d’une quarantaine planqués dans un bidonville naguère démantelé et reconstitué depuis un an, et fratrie arabo-musulmane élargie dont le lien est à la fois traditionnel et déliquescent, le territoire du roman étant à la fois celui des identités tribales et des trafics illicites - leur similitude réduite à la rage de survivre, où le commerce de la drogue reste une base commune et le premier motif de la guerre - le roman de Philippe Lafitte étant aussi bien d’amour et de guerre...

    Au présent de l’indicatif incarné

    L’incarnation romanesque de Périphéries est immédiate avec l’apparition, torse nu dans la froide nuit industrielle, du jeune Virgile en plein effort de musculation tandis qu’alentour vrombissent les moteurs et se percutent les éclairs de lumière - Virgile à fleur de vingtaine et dont on apprend dans la foulée qu’il nourrit le grand projet de ramener son clan des Monescu au pays après trop de galères partagées en la présumée Terre promise, et comme un souffle biblique à valeur de fable se dégage de ces premières pages au présent de l’indicatif  où planent déjà les ombres de diverses menaces.

    Au-delà des stéréotypes

    Autant par sa substance que par sa forme, sa narration très visuelle et le trait percutant de chaque mot, la suite de ses séquences suivant l’évolution des quatre personnages principaux - deux hommes et deux femmes entre vingt et trente ans -, son découpage temporel et ses dialogues à l’arraché, le roman évoque un film à possible extension en série, stéréotypes inclus.

    Mais ceux-ci ne figent pas la vie pour autant, et ce que le « discours sur les banlieues » peut avoir de convenu, voire de démagogique, se trouve ici en butte à une réalité tissée de violence et de contraintes qui font que dans chaque communauté chacune et chacun reste plus ou moins sous emprise, questions d’honneur pour la galerie et de raisons moins avouables en réalité.

    Puisqu’il y a du cinéma partout désormais, et que Virgile le Rom et Nuri son potentiel ennemi sur le terrain du deal, se balancent des amabilités en verlan dont le sujet est une Yasmine voilée de force par son frère et donc interdite au Manouche, on pense évidemment aux deux clans opposés se défiant dans West side story, donc aux petits amants de Vérone, même si l’on n’en est même pas ici aux préliminaires. N’empêche que la tension monte vite aux extrêmes, et d’abord au sein d’une des deux communautés, entre Yasmine qui se tape tout le job familial (la mère est morte, et le père grabataire) après avoir lâché ses études à regret, et son frère Nuri, chef de bande aux investissements quasi mafieux, et lui imposant soumission au nom de l’honneur, de foulard en hidjab.

    Que les exclus s’excluent entre eux et que l’ostracisme périphérique rime avec le racisme franchouille que Virgile et Nuri subiront forcément, chacun de son côté: voilà qui complique la situation, au risque de fâcher les simplificateurs - mais Lafitte montre sans démontrer, ce qui ne veut pas dire qu’il se débine, se dédouane ou renvoie tout le monde dos à dos. C’est plutôt face à face , dans l’emportement des violents et les tentatives d’échappées libres, que le drame se joue et se noue dans la lueur sinistre des brasiers.

    La paradoxale beauté du réel

    Une étrange aura de pureté, mélange de naïveté et d’aspiration vitale à se sortir du piège de la réalité, se dégage de ces Périphéries et cette « lumière » est ce qui nous attache particulièrement aux trois protagonistes positifs du roman et donne sa beauté à celui-ci.

    Beauté du rêve candide de Virgile, loup solitaire qui souffre de l’exclusion des siens et leur offre un avenir de rêve aussi splendide que chimérique - et le personnage s’incarne bel et bien en figure de héros romantique, alors même qu’il a été blessé dès sa tendre enfance.

    Beauté de la rage et du désarroi d’Yasmine, dont l’émancipation de femme intelligente est écrasée par la domination d’un frère aussi moralisant dans sa justification pseudo-religieuse que cynique dans ses menées de chef de gang; enfin beauté fragile de Léna la Roumaine à qui la maladie a interdit de suivre Virgile en France et dont le piège est la pauvreté - beauté de cette humanité fragile, sans rien de complaisant par évocation misérabiliste, mais qui garde quelque chose de sacré, comme dans la scène poignante et magnifique des funérailles nocturnes de la vieille Luana, aïeule et mère de substitution de Virgile dont la dépouille en feu est abandonnée au flux de la Seine, accompagnée par les chants et les prières du clan des Monescu...

    Tout cela, une fois encore, pourrait nourrir une belle fresque vidéo ou cinématographique, mais avec un « plus » qui tient au roman et à ce que la littérature imprime de mémorable à notre rétine psychique ou affective. À cet égard, tant par sa connaissance et ses intuitions liées à son « expérience » latérale de la banlieue, qu’il a côtoyée pendant des années, que par son travail littéraire d’observateur du réel contemporain, amorcé dans ses livres précédents – une plongée mémorable dans l’univers intime et méconnu d’un Andy Warhol transformiste -,  et surtout dans les précédents, Belleville Shanghai Express et sa communauté chinoise de Ménilmontant,  suivi de Celle qui s’enfuyait, portrait en courant d’une Black en quête de résilience , Philippe Lafitte reprend et développe, dans une écriture de plus en plus suggestive, le thème qui le passionne de la rupture, chez ses personnages, d’avec les déterminismes sociaux, politiques ou idéologiques, telle que le lui a inspiré L’Eloge de la fuite du biologiste Henri Laborit. Où le roman renoue donc, avec la touche sensible appropriée, avec les fondamentaux de la condition humaine…       

    Philippe Lafitte. Périphéries. Mercure de France, 174p. 2023.

     

     

  • Ceux qui vous rasent

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    Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à elles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Ce fut ainsi notre chance

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    Nous parlions la langue des dieux,
    enfin comme, tout comme,
    mais comment le dire un peu mieux:
    comme un léger murmure
    entre les ondes et les lieux
    importants de l'errance;
    nous étions toute danse ensemble
    par delà les ramures
    et les observances du temps -
    nous passion tous les murs...
     
    Nous n’étions pas tout à fait là,
    ni vraiment décidés
    à nous attarder sous le vent
    qui nous portait ailleurs
    qu’aux refuges des certitudes;
    nous poursuivions
    l’étude
    en tendre comité
    de ce grand langage oublié
    aux formules transmises
    par les sentiments messagers...
     
    Tu me parles et je te comprends:
    c’était miraculeux
    de t’entendre ainsi murmurer
    sans aucune intention,
    juste pour la simple raison
    qu’ensemble nous étions
    plus légers à ce qu’il semblait -
    nous nous étions trouvés
    comme ça, et pas autrement...

  • Ceux qui vous rasent

     
     
    a_6210_01-1-1193x1280.jpg
    Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à celles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIX)
     
    Des humbles. – Mais vous, et je vous en sais gré, vous ne direz rien de vos doutes : vous ne ferez que faire votre job du matin au soir, et vous en serez même reconnaissants vu que le job vous l’avez, vous plaindre vous paraîtrait indécent tant il est d’infortunés qui n’ont même pas ça ni point de toit ni rien de rien, ainsi passez-vous toute votre vie comme si tout allait bien – ça doit bien faire des siècles que ça va comme ça…
     
    De l’herbe.– Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…
     
    Del cammin di nostra vita.– Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…
     
    De l’attention. – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…
     
    Peinture: Albrecht Dürer, La grande touffe d'herbe.

  • Ceux qui disparaissent

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    Celui qui s’est retiré après le rapport / Celle qui ne l’a pas vu partir / Ceux qui n’ont pas laissé d’adresse ni la moindre note impayée / Celui qui n’a rien fait non plus pour ne pas être oublié / Celle qui a oublié les vidéos où elle leur dit ce qu’elle pense de la nouvelle ligne du Parti / Ceux qui eussent aimé marqué la décennie de leur empreinte mais ma foi tant pis / Celui qui a fait semblant de disparaître en le faisant savoir aux médias infoutus de lui consacrer même un entrefilet dans la rubrique Les Gens / Celle qui se retrouve dans la page des morts sans l’avoir cherché / Ceux qui reviennent sur Facebook sous le nom de l’amant de leur dernière ex / Celui qui demande au Destin de lui accorder une Seconde chance si possible croyante et vegan / Celle que ses intermittences sexuelles ont fait appeler l’éclipse du 29 février / Ceux qui reviennent avec l’haleine chargée des revenants , etc.
     
    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui ne sont pas (vraiment) reconnus

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    Celui qui se retourne dans la rue pour voir si il y en a un (ou une, va savoir), qui se retourne pour voir s'il (ou elle) l'a reconnu / Celle qui se reconnaît dans la photo de la foule anonyme sortant de la gare avec entrain / Ceux qui se reconnaissent à l'odeur / Celui qui goûte son quart d’heure de célébrité pendant la pause café / Celle qui gagne à être connue au sens biblique et plus si affinités / Ceux qui attendent un retour à la publication de leurs poèmes codés sur Facebook / Celui qui prétend n’en avoir rien à scier vu qu’il ne se chauffe pas à ce bois-là / Celle qui t’ayant vu à la télé te salue sur le palier / Ceux qui affirment que la reconnaissance du ventre n’est pas à négliger non plus / Celui qui demande juste le respect des autres conseillers de paroisse après son coming out courageux / Celle qui craint la mauvaise influence de son beau-frère macho dans le jury du concours de tango / Ceux qui feraient tout pour avoir leur statue de chat signée Gelück / Celui qui n’ose dire tout haut que Gelück à côté de Rodin c'est juste un bronze qu'on a coulé / Celle qui n'a pas été reconnue par son père biologique devenu représentante trans des femmes voilées du quartier des Mimosas / Ceux qui ont laissé pousser une barbe fournie sous leur moustache à la Nietzsche pour n'être pas reconnus de l'inspecteur Derrick, etc.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube XXVIII)
     
    De ton moi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ?...
     
    De la nature.– Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieillottes dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…
     
    Des allumées.– Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’illuminée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…
     
    De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons, petits, apprendre la lettre A et ce qui s’ensuit…
    Aquarelle JLK: vers Donneloye.

  • Ceux qui divaguent

     
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    Celui qui à l’instigation de l’excellent Julien Green (1900-1998) écrit n’importe quoi au motif que c’est en écrivant n’importe quoi que l’on va dire quelque chose / Celle qui vaticine en apnée / Ceux qui parlent en langue comme les prophète biblique mais sans la barbe / Celui qui pète les codes de la rationalité morose et fait un malheur chez Léa Salamé / Celle qui a connu Ménie Grégoire à la thalasso et n’hésite pas à la qualifier rétrospectivement d’assez belle personne / Ceux qui peignent la girafe dans le tunnel jaune à taches noires / Celui qui pratique la libre association verbale à la manière des émules bavarois de Sigmund Freud / Celle qui a posé pour Lucien Freud dans le plus simple appareil au ravissement de quelques veufs mal voyants /
    Ceux qui incarnent la libre expression de l’ère prélogique et ne se gênent pas de passer à l’acte / Celui qui s’exprime en octosyllabes parfois entrecoupés de pentamètres ïambiques appréciés des esthète mais pas que / Celle qui improvise volontiers ses sermons du culte dominical à la chapelle des Mal Lavés / Ceux qui émaillent leur discours de fin d’année de citationsdont chacune et chacun se plaît à identifier les auteurs à la séance de debriefing qui s'ensuit / Celui qui rêve tout haut même quand il parle tout bas / Celle qui a la parole si facile qu’on croirait que c'est emballé / Ceux qui délirent sur demande moyennant un grand cru en bouche et quelques fruits confits, etc.
     

  • Ceux qui vous parlent la nuit

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    Celui qui te dit que sa transition supposait votre rencontre / Celle qu’on appelait déjà Dominique / Ceux qui vous avouent leur amour immédiat quoique limité dans le temps de ce putain de rêve /Celui qui te rappelle les noms et qualités inscrits sur les tombes du petit cimetière chinois de la côte normande / Celle qui fait parler les pierres / Ceux que tu as appelé Ariel en les numérotant jusqu’au septième de la nuit dernière / Celui qui a les yeux bleu clair tirant au vert tendre selon l’heure de la nuit / Celle qui vous conseille l’étreinte à l’orientale dont parle aussi le conseiller thérapeute de la paroisse saint Philippe Neri / Ceux qui évoquent l’Ailleurs sans autre prévention contre l’Ici / Celui dont le chien témoigne de l’equanimite spirituelle de son maître à créole / Celle qui en tant que chienne ramène toujours un bout de nature à la maison et ce soir c’est une mâchoire de lynx nettoyée par Les éperviers et les fourmis / Ceux qui sont un peu jaloux des magnifiques jeunes gens flirtant devant le monument aux morts avant de se réjouir de les voir si réjouis / Celui qui t’a été arraché au réveil et qui se retrouve donc encore plus seul que toi / Celle qui rôde autour du petit cimetière chinois en fumant des Craven A comme la dernière fois / Ceux qui savent que la colombe est insatisfaite et en restent attristés quelque part, etc
     
    (Liste établie après le rêve d’Ariel VII et en marge de la lecture de Meadowlands de Louise Glück)

  • Contre la Poësie

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    Voici venir la Poësie
    toute à poétiser;
    de blanc vêtue, de daim gantée,
    digne, grave, elle se guinde,
    avisant de son haut la foule,
    elle a le cambré de la dinde;
    vêtue de blanc, sans ironie,
    elle entend nous laver,
    dans l'impétueux de la houle,
    de toute impureté
    relevant de la simple vie...
     
    Ou plutôt elle la sublime:
    elle se dit ouvrière,
    elle aime se la jouer minime -
    à frêles mots comptés
    dessus la page immaculée...
     
    Ou bien elle fulmine:
    tordons le cou à l’éloquence
    est alors son slogan,
    ou plus crânement elle enchaîne:
    Rimbaud est notre différence...
     
    Elle ose dire: osons !
    Comme toute publicité:
    osons le métro, la cité,
    osons les peuples opprimés !
    Osons donc dépouiller nos chaînes !
    dit-elle en sanglotant
    et les bas-bleus et les pédants
    à l'avenant la ramènent -
    mais où sont les bardes d'antan ?

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXVII)
     
    De la douce folie.– Et ce matin tu t’abandonnerais une fois de plus enfin à l’étreinte de ton vrai désir qu’annonçait le conditionnel de vos enfances, tu serais tout ce que tu aimerais, tu serais une chambre merveilleuse au milieu de la neige revenue ce matin avec une quantité de téléphones, tu aurais des bottes bleues et un banjo comme à sept ans et tu retomberais amoureux pour la énième fois, elle aurait les yeux bleu pervenche de la fille du shérif de tes dix ans et des poussières et de la femme de ta vie actuelle dont tu reprendrais tout à l’heure le portrait songeur, ce serait la journée incomparable de ce 5 mars 2009, tu jouerais de ta plume verte comme d’une harpe pincée sur les cordes des heures et tout à coups les téléphones frémiraient comme autant de jeunes filles impatientes, autant de douce ondines un peu dingues se dandinant sur leur fil comme autant de choristes de gospel dans la cathédrale de neige irradiant au lever du ciel…
     
    Des recoins. – Ce n’est que cela, comprenez-vous, ce n’est que cela qui m’attire chez vous, au milieu des rideaux grenats ou au fond de vos fauteuils crevés, ce sont les angles brisés à coups de marteau par le vieux Renoir endiablé, et votre lumière est bonne, votre bonne lumière de bar étudiant ou de virée le long de la rivière à quelques-uns qui aimaient Neil Young et Léo Ferré, ce ne serait que cette rêverie retrouvée de nos dix-huit ans adorablement accablés à nous aimer – leurs galas ne sont que ramas de vampires banquiers sur les banquises des médias, nous c’est dans les recoins de vos quartiers bohèmes que nous vivrons comme des chats baudelairiens…
     
    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère, laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…
     
    Peinture JLK: Lago delle streghe, al Devero.

  • Ceux qui ont opinion sur rue

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    Celui qui se prononce sur tout avec une autorité qui se veut très humble en son insondable prétention genre Michel Onfray sur les limites de la théorie des cordes ou l’application des ventouses à l’ancienne en cas de fluxion / Celle qui se veut influenceuse en matière de choix de lessives écoresponsables / Ceux qui citent Héraclite au saut du lit / Celui qui se dit en recherche d’une éthique du profit assumé / Celle qui formate les futurs cadres issus des cités / Ceux qui ont leur idée du pourquoi des séismes en terres islamistes / Celui qui pense que la race supérieure viendra d’en bas et l’affirme tout haut au risque d’énerver la classe moyenne usagère des réseaux / Celle qui milite pour le noir à lèvres de la marque Goudron / Ceux qui listent les noms des diffuseurs d’opinions inappropriées qui sont souvent des femmes seules il faut le relever / Celui qui se demande si un Adolf Hitler aurait sa chance sur Twitter même en raccourcissant ses discours / Celle qui ose dire sa différence aux milliers de followers qui partagent son ressenti / Ceux qui se disent exclus en langage inclusif / Celui qui en tant que garçon laitier sent la fille en lui quand il hume la première traite / Celle qui cite Heidegger avec les notes en bas de page / Ceux qui estiment qu’on peut tout dire moyennant l’accord tacite de Mark Zuckerberg et toute son équipe / Celui qui brait avec les loups / Celle qu’inquiètent les longs silences de son amie Rebecca si diserte naguère sur Facebook / Ceux qui tapent l’incruste sur TikTok pour reprendre l’expression d’une meuf grave branchée de la rédaction culturelle du journal de nos campagnes / Celui qui pense faire un tiré à part de ses bons mots sur Twitter / Celle qui trouve à Bezos un côté Musk et vice versa / Ceux qui s’abstiennent de tout commentaire en espérant que ça se remarque, etc.
     
    Peinture : Neil Rands, Falling man.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXVI)
     
     
    De l’innocence. - Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, l’autre soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser...
     
    Du respect.– Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…
     
    De notre complicité. – À peine vous êtes-vous retrouvés, les oiseaux et toi qui leur parles ta langue de fée, que retentissent leurs cris froids de calculateurs de points et de résultats réduisant tout à concours et performances du plus fort et du plus vite enrichi, mais de te regarder avec les oiseaux m’éloigne chaque jour un peu de leur bruit et nous voici dans la vraie société des êtres à nous parler de cette journée qui nous attend tous les deux…

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    À propos de Vivre (Ikiru), d’Akira Kurosawa 

    Akira Kurosawa considérait Ikiru (1952) comme son chef-d’œuvre. C’est en effet un film extraordinaire, dont le thème recoupe celui de La mort d’Ivan Illitch, nouvelle non moins inoubliable de Léon Tolstoï. De quoi s’agit-il plus précisément ? D’un homme soudain confronté à sa mort annoncée, qui fait un bilan tout négatif de la vie qu’il a menée jusque-là et qui essaie de se sauver in extremis.


    Le film de Kurosawa retrace d’abord le portrait du personnage surnommé « la momie » par ses collègues de l’Administration dont il dirige la Section des citoyens; c'est type même du bureaucrate sclérosé qui s’oppose à toute réforme et notamment aux requêtes des citoyennes en matière de jardins d’enfants. Apprenant qu’il est atteint d’un cancer inguérissable, il commence par se lancer dans une débauche compulsive qui ne le satisfait guère, puis ce début de récit finit abruptement, et tout recommence alors tout autrement. La suite se passe ainsi dans un local où se trouve réunie une assemblée de femmes et d’hommes, sous le portrait voilé de crêpe de « la momie ». On comprend que c’est une cérémonie du souvenir, après la mort du personnage, l’on y boit beaucoup et les langues se délient.
    Ikiru1.jpgComme dans Rashomon, du même Kurosawa, c’est « en creux », par les témoignages alternés de ceux qui ont vu le défunt se transformer, durant ses derniers mois, que se reconstruit son portrait tandis qu’on voit le vieil homme, seul sur une balançoire de jardin public, sous la neige, murmurer un chant lancinant et mélancolique d’une lugubre splendeur. À relever l’interprétation, à commencer par celle, formidable, de Takashi Shimura.

    Le film est disponible en DVD.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXV)
     
    De la forme. – Délivre-toi de ce besoin d’illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi, le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l’âme et le corps, et la fleur, et les forme douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un cœur de rose - tout cela forme ton âme et ta prose…
     
    De l’infinitésimal toi. – Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…
     
    De la réalité. – C’est parfois par le rêve que nous vient la perception physique, terrifiante, de la réalité : de ce qui est réellement réel, sans échappatoire aucune, à ramper dans cette galerie obscure menant Dieu sait où – et soudain le réveil sonne et c’est la nuit d’hiver, et personne on dirait avant que l’odeur du café ne dissipe la réalité du rêve…
     
    De l’autre côté du jour.– Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…
     
    Peinture: Floristella Stephani, Ostende.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIV)
     
    D’un autre chant.– Et si tu n’as pas de mots pour dire cette aube qu’il fait ce matin comme au désert ou sur la page blanche de la mer, chante-là en silence, tout à l’heure une main de lumière s’est posée à la crête des monts et tout ensuite, de l’ubac, une maison après l’autre, s’est allumé, mais comment le dire avec des mots ?
    De la juste mesure. – Ce que tu te demandes aussi en voyant le rideau se lever sur la scène du jour, c’est quelle pièce va se jouer dans les heures qui viennent, qui tu seras, dans quelle peau, quel autre rôle tu pourrais jouer, si tu pouvais être plus juste qu’hier soir après avoir goûté une fois de plus du Milk of Human Kindness du Big Will - trois heures durant, Mesure pour mesure, la poésie du Big Will t’a traversé et t’habite encore ce matin, or seras-tu ce matin l’intransigeance d’Angelo le taliban ou la clémence du bon gouvernement, seras-tu la vierge ou la catin, seras-tu glapissement de mauvaise langue ou parole de bienveillance ?
     
    Des matinaux.– Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain…
     
    Du fil des jours.– N’est-ce vraiment qu’une affaire de particules et de circuits électriques, te demandes-tu en remontant du souterrain où tu as passé la nuit, n’y aurait-il pas autre chose, te demandes-tu en te dirigeant vers les fenêtres encore aveugles, n’y a-t-il que ce tapage d’âmes mortes dans le silence des rues et des pages vides, n’y aura-t-il plus jamais que ces phénomènes et ces phénomènes, ou le jour va-t-il te surprendre une fois de plus et renouer le fil de ton souffle et de ton encre ?...
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Je me souviens de La Doulou

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    (Pour ceux qui savent ce qu'elle est, et surtout pour les autres))

    Je me souviens de ce qu’on m’a dit des cris de douleur de mon frère aîné, renversé par une voiture sur la Route d’En Haut et que j’étais trop petit pour visiter au pavillon de traumatologie avec notre mère « dans tous ses états »…

    °°°

    Je me souviens, plus encore que de la lecture du Petit Chose et des Lettres de mon moulin, de celle de La Doulou d’un Alphonse Daudet marquée au fer rouge de la torture quotidienne…

    °°°

    Je me souviens de l’air désolé de notre père, dans les périodes les plus dures de sa maladie, et de son air de s’excuser de « déranger »…

    °°°

    Je me souviens de la grande salle de l’hôpital cantonal aux vingt-cinq lits de petits lascars dont les plus mal en point étaient les moins bruyants…

    °°°

    Je me souviens de la douleur muette émanant du visage de cire fondue du petit Toupie, mon camarade de classe leucémique plus habile que moi au jeu du Mikado, auquel j’offris, lors de ma visite que je ne savais pas être la dernière, un Argus bleu ciel pour sa collection de papillons…

    °°°

    Je me souviens des rugissements de fureur et des hurlements de détresse quasi enfantine de mon vieux voisin de box, aux urgences du CHUV en je ne sais plus quelle année, auquel on venait d’apprendre en pleine nuit qu’on allait l’amputer de sa jambe déjà gagnée par la gangrène, et de son lit vide le lendemain matin.

    °°°

    Je me souviens, au lendemain de l’accident de moto qui m’amena inconscient au pavillon de traumatologie de l’ancien hôpital cantonal, de la douleur impuissante que j’éprouvai en découvrant l’état de mes jeunes voisins de chambre dont beaucoup ne marcheraient plus jamais – et la vision terrifiante de celui d’entre eux qui passait ses journées à plat ventre dont le dos nu sculpural était celui d’un athlète apprécié de sa société de gymnastique…

    °°°
    Je me souviens de la lecture de J’ai saigné, évoquant sous la plume de Blaise Cendrars la fin atoce de son jeune voisin de chambre, et du discours imbécile du gradé lui expliquant en passant que son martyre lui était offert par La France…

    °°°

    Je me souviens de la phase consternante de Ramuz, bien au cocon dans sa chambre de littérateur, au moment même où Cendrars se fait amputer, qui dit comme ça que oui, que c’est terrible, ces jeunes qui meurent de l’autre côté des frontières, mais qu’en somme savoir qu’ils meurent est presque aussi douloureux que mourir soi-même , n’est-ce pas…

    °°°
    Je me souviens de ce que je ne souvenais de rien quand mes camarades m’ont ramassé au pied des trente premiers mètres de la première longueur de l’arête W de l’Aiguille Purtscheller après un chute opportunément adoucie par la neige…

    °°°

    Je me souviens de l’effroi paralysant que j’éprouvai après le téléphone d’Hèlène m’apprenant, à mon bureau de chef de la culturelle du Matin, ce 16 août 1985, que mon ami Reynald n’était pas rentré de la course que nous devions faire ensemble au Mont Dolent et qu’il avait finalement décidé de faire seul…

    °°°

    Je me souviens du long silence et des larmes que nous avons partagés au sommet du Dolent, un mois près la mort de Reynald, avant que nous ne balancions ses cendres dans la face glaciaire par grand beau temps...

    °°°
    Je me souviens du corps prêt à être lavé de notre père, et de notre mère désignant ses multiples hématomes comme les stigmates d’un long martyre...

    °°°
    Je me souviens de la remarque de mon ami Dimitri, des mois après le grave accident qui lui valut des souffrances extrêmes, selon laquelle il lui avait fallu cette épreuve pour concevoir les douleurs du Christ sur la croix…

    °°°
    Je me souviens du regard un peu étonné de notre petite Sophie dans la nuit de son premier faux croup…

    °°°
    Je me souviens des éclats de rire argentins de la petite Louise à laquelle nous avions offert un Pégase bleu à crinière violette volant crânement au-dessus de son lit de douleurs à quelques semaines de sa mort annoncée…

    °°°
    Je me souviens que c’est grâce à l’immobiiisation forcée due à mon accident de moto que j’ai écrit mon premier livre en trois mois…

    °°°

    Je me souviens avec une extrême précision de chaque souffrance morale que j’ai pu infliger à ceux que j’aime, je me souviens aussi de leurs occasionnelles douleurs physiques, sans avoir rien retenu des miennes que le surcroît de lucidité et d’attention reconnaissante que mérite la bonne vie…

    °°°
    Je me souviens que nous aurons bien ri, certain soir à Cetona, au fin fond de la Toscane, quand Guido Ceronetti m’a lancé de sa voix aiguë et grave la fois : «La vie est vache !» , et que je lui ai répondu selon le code millénaire: «Mais rien ne vaut la vie !»…

    Sur La Doulou

    La Doulou d'Alphonse Daudet est l'un des rares ouvrages traitant directement et uniquement de la douleur physique. Le courage consiste à ne pas effrayer les autres.

    Du jour où la Douleur est entrée dans ma vie…

    A quoi ça sert, les mots ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenirs, impuissants ou menteurs...
    Douleur toujours nouvelle pour moi et qui se banalise pour eux. Ils s’y habituent, moi pas…

    Croissance morale et intellectuelle par la douleur, mais jusqu'à un certain point.

    Extraits
    Retour de la douche avec X, un malade de la tête, que je réconforte — que je « frictionne » en chemin, pour le plaisir si humain de me faire de la chaleur à moi-même.

    … du jour où la Douleur est entrée dans ma vie…

    Ce que j’ai souffert hier soir — le talon et les côtes ! La torture… pas de mots pour rendre ça, il faut des cris.
    D’abord, à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu’il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c’est fini, apaisé. Ils parlent de souvenir, impuissants ou menteurs.

    Pas d’idée générale sur la douleur. Chaque patient fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle.

    Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l’entourage. Tous s’y habitueront, excepté moi.

    Douleur qui se glisse partout, dans ma vision, mes sensations, mon jugement ; c’est une infiltration.

    Et j’imaginais une conversation de Jésus avec les deux larrons sur la Douleur.

    Dans ma pauvre carcasse creusée, vidée par l’anémie, la douleur retentit comme la voix dans un logis sans meubles ni tentures. Des jours, de longs jours où il n’y a plus rien de vivant en moi que le souffrir.

    Ecrit pendant l’une de ces crises.

    Croissance morale et intellectuelle par la douleur, mais jusqu'à un certain point.

    La lutte, ce qu’il y a de plus affreux. Au moins, le jour où il n’y a plus moyen de bouger…

    Mon sosie. L’homme dont le mal se rapproche le plus du vôtre. Comme on l’aime, comme on le fait parler. Moi, j’en ai deux : un peintre italien, un conseiller à la Cour d’appel, qui, à eux deux, sont ma souffrance.

    Des enfants malades. Causé avec un petit. Certaine fierté dans ses douleurs. (Fragilité des os).

    Mais je souffre, moi aussi, et en ce moment ; mais j’ai pris l’habitude de garder mes souffrances pour moi ; quand la crise est trop forte et que je me laisse aller à une plainte un peu vive, c’est un tel bouleversement autour de moi ! « Qu’est-ce que tu as ? D’où souffres-tu ? » Il faut avouer que c’est toujours la même chose et qu’on serait en droit de nous dire : « Oh ! alors, si ce n’est que ça ! »

    Car cette douleur, toujours nouvelle pour nous, notre entourage y est habitué, elle deviendrait vite une fatigue pour tout le monde, même pour ceux qui nous aiment le plus. La pitié s’émousse. Aussi, ne serait-ce par générosité, c’est par fierté que je retiendrais mes plaintes, pour ne jamais lire dans les yeux les plus chers la fatigue ou l’ennui.

  • Au scalpel, Jérémie André dissèque le corps sociétal...

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    Dans La Fabrique du corps humain, Jérémie André, médecin de métier et d’esprit, tant que de méthode, propose une approche clinique et behavioriste d’une partie de la réalité lausannoise actuelle, localisée au quartier du Flon à forte symbolique sociale, avec trois personnages typés de notre drôle de monde...
     
    Il manque un Zola au roman romand, affirmait en substance l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, directeur de L’Age d’Homme, dans un article paru à la fin des années 1970 dans la Gazette littéraire.
    Déplorant le manque d’ancrage social de notre littérature, et plus précisément depuis la mort de Ramuz, déjà confiné dans le monde rural, l'éditeur constatait que nos romanciers achoppent aux états d’âme de pasteurs ou de professeurs et autres intellectuels plus qu’aux multiples aspects de la société en mutation, dont notre littérature individualiste et plus ou moins spiritualisante, ou politiquement moralisante, ne garderait aucun témoignage significatif comparable aux romans d’un Zola, d’un Balzac ou, plus récemment, d’un Jules Romains ou d’un Georges Simenon.
    En macho balkanique bon teint, celui que nous appelions Dimitri faisait l’impasse sur l’implication sociale conséquente de plusieurs romancières, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Mireille Kuttel et Anne Cuneo (toutes deux issues de l’immigration italienne), mais le constat ouvrait bel et bien un débat quasi inexistant dans la critique littéraire du moment.
     
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    D’anamnèse en catamnèse…
    Or j’y ai repensé en lisant le premier roman de Jérémie André qui, sans la vigueur de perception et d’expression d’un Zola, surprend et intéresse par son regard « sociologique » sur le monde qui est le nôtre, ici et maintenant, avec trois personnages représentatifs d’une certaine génération (ceux qu’on appelle les millenials , dépolitisés et en quête de sens dans leur petite vie bien formatée), à savoir Dominique Mercier, jeune médecin issu d’une famille d’industriels lausannois illustres, Anna, « ex » du précédent que son bac de lettres n’a pas conduit en faculté mais à un poste de responsabilité dans les cuisines d'un fast food, et Jean-Pierre le manager de cette enseigne du Brother Burger, qui rêve de faire de chacun de ses employés un «entrepreneur» virtuel qui s’éclaterait au travail...
    Notre ami Dimitri déplorait que nos romanciers fissent si peu de cas des métiers de leurs personnages, par ailleurs si peu représentatifs de notre société, faute aussi de détails concrets dans leur observation, alors que c’est par là que Jérémie André impose sa patte et son originalité, à la fois ténues et tenues, dans une sorte de pointillisme hyperréaliste. Cela pourrait être assommant, et c'est au contraire captivant, et quasi fascinant que de (re) découvrir le monde en termes d'anatomie ou de physiologie appliquée, de s'initier à la gestion des friteuses d'un fast food dont les employés sont surveillés par vidéo, de revivre l'année Erasmus d'un étudiant en médecine s'efforçant de concilier ses rudes études et son désir d'Anna en 3 D, bref de voir le monde tel qu'il est, effrayant de réalité réelle, où l'ex Gianpietro, en sympathie avec son employé Samson responsable du nettoyage du Brother Burger, affiche une couleur de peau dite «compatible avec son origine africaine» . Plus woke tu rends ton tablier !
    La Fabrique du corps humain , dont le titre se rapporte à celui du fameux ouvrage d’anatomie descriptive d’André Vesale (1514-1564), se subdivise en trois parties intitulées Anamnèse familiale, Anamnèse actuelle et Catamnèse, dont le Flon est le fil conducteur.
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    Le Flon à travers les âges…
    À préciser alors, pour les « étrangers du dehors » , comme on les appelle chez nous, que le Flon est un agreste ruisseau sorti de la forêt des hauts de Lausanne, qui s’embourbe un peu à mi-pente citadine et, de géographique, est devenu historique grâce notamment à la diligence capitaliste de la famille Mercier, en tant que quartier industriel de tanneries spécialisées dans la production de veau ciré prisée des Américains, puis de zone d’entrepôts utilitaires où filles de joie et dealers se croisaient dans la pénombre, puis de réserve alternative à dégaine de mini-Soho, enfin de quartier branché en perte d’âme bohème.
    Industrie, culture et commerce marquent la progression trinitaire du Flon. Un restau autogéré, à l’enseigne du Cancrelat, refuge de squatteurs et désaffecté à la suite d’une rixe, symbolise ici l’évolution du Flon puisque en son lieu et place s’est implanté un restau de la chaîne Brother Burger où, cinq ans après leur rencontre et leur love story, Dominique Mercier et Anna se retrouvent... sans se retrouver vraiment.
    Il faut dire que ce Dominique-là est plus Mercier que nature, plus grave en fin de race studieux et un brin pédant et péremptoire, et l’on comprend qu’Anna ne lui saute pas au cou, mais elle non plus n’est pas du genre passionné, qui se soumet au formatage du Brother Burger avec une docilité qui n’a d’égale que la conformité fonctionnelle du manager Jean-Pierre...
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    La Fabrique du corps humain pourrait être une satire, voire un pamphlet contre la déshumanisation des relations humaines et du travail, mais là encore on est loin du Zola de Germinal ou du pamphlétaire dreyfusard de J’accuse: à ras les faits et les affects, dans une sorte de neutralité objective bien vaudoise et protestante.
    Du moins l’ironie sous-jacente de l’auteur, et comme une tristesse latente liée à l'adieu à la folle (?) jeunesse, donnent-elles au roman sa dimension critique frottée de mélancolie, qui incite à la réflexion.
    Est-ce ainsi que les hommes vivent ? interrogeait Aragon. Et le statut de la femme est intégré dans la question par le truchement d’une prof d’anatomie retraitée conspuant le patriarcat en termes « woke », ou par le rôle assigné à Anna qui, dans la foulée, dresse le réquisitoire de l’aliénation objective que représente l’idéologie et la pratique quotidienne de son manager.
     
    Par delà la dissection…
    Dans son Journal littéraire, Paul Léautaud se gaussait de la niaiserie d'un certain professeur de médecine, éminent chirurgien qui ouvrait les corps sans rien comprendre à ce qui se passait dans les coeurs et les âmes des ses patients, et c'est aussi l'expérience qu'est amené à faire, ici, le jeune Dominique, constatant que son désir d’Anna et la réalité de la vie ne sont en rien réductibles à la nomenclature de Vésale.
    Avec une honnêteté remarquable, qui est là encore celle du médecin, Jérémie André se garde de dorer la pilule du lecteur (et de la lectrice, n'est-ce pas?) en arrangeant un dénouement glamoureux à ce qui ressemble à un épisode de feuilleton, tout en traitant ses trois personnages avec une distance frottée d'ironie - surtout en ce qui concerne le self made man Jean-Pierre, ex-Gianpietro au prénom francisé sur le conseil de son coach de vie - sans aboutir à la satire du brave nouveau monde qui nous entoure.
    Limites et enjeux d'un premier roman
    Si l'écrivain Jérémie André doit beaucoup, en l'occurrence, au médecin, celui-ci limite sans doute, aussi, ce qui pourrait faire s'exprimer plus librement et plus amplement l'écrivain, dont plusieurs thèmes du roman mériteraient d'être plus développés. Autant que des grandes fresque em pleine pâte d'un Zola, l'on est loin ici des visions existentielles fusionnées des grands écrivains-médecins que furent un Tchekhov ou un Céline.
    Mais Jérémie André s'est doté, dès son premier roman, d'un appareil d'observation et de formulation qui pourrait s'étendre à toute la société - par delà les thèmes sociétaux - où l'on verrait l'écrivain, stéthoscope en bandoulière, sillonner toutes les strates du corps social, de tel club de femmes botanistes à telle salle d'attente d'un service d'oncologie, de telle conférence des maîtres de telle Haute Ecole à la buvette de tel camping, de tel open space de rédaction à telle réunion de tel ou tel parti, ainsi de suite.
    Pérorer sur l'impuissance sexuelle, déclarée la maladie de l'époque, en invoquant Georges Bataille, comme s'y emploie tel doyen de faculté en urologue retiré des touchers rectaux, est une chose, et tout autre chose d'approcher les corps en concurrence avec les machines, les médecins face aux ordinateurs, les caissières de fast food chronométrant leur prises de commande, la folie ordinaire devenue norme redimensionnée en séances de team coaching, en attendant les constats d'obsolescence du matériel humain et les approches de la date de péremption de nos pauvres vies, etc.
    Jérémie André. La Fabrique du corps humain. Olivier Morattel éditeur, 136p. Janvier 2023.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIII)
     
    De l’apaisement.– A présent laisse-toi faire par la vie, lâche prise le temps d’un jour en ne cessant de tenir au jour qui va, ne laisse pas les bruyants entamer ta confiance, ne laisse pas les violents entacher ta douceur, confiance petit, l’eau courante sait où elle va et c’est à sa source que tu te fies en suivant son cours…
    De la pauvreté.- Elles ont une nuit d’avance, ce matin comme les autres, donc c’est hier matin qu’elles dansaient le soir devant leur masure, toute grâce et gaîté, leur dure tâche achevée, les deux femmes, la jeune et la vieille, de ce haut plateau perdu du Zanskar où leur chant disait le bonheur parfait d’avoir tout…
     
    De l’abjection. – Pour plaire et se complaire dans son illusion d’être si bon il tire des traites sur la douleur du monde et cela fera, se dit-il, vendre ses livres - tel étant le démon de l’époque et qui grouille de vers aux minois d’innocence, c’est le péché des péchés que cette usure de la pitié feinte et de cela dès l’éveil, petit, refuse d’être contaminé…
     
    De la sérénité.– À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande la fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui ne fondra pas moins que leur pactole mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…
     
    Aquarelle JLK: la montagne Sainte-Victoire, 1998.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXII)
     
    De ces oasis.- Le mot CLAIRIÈRE me revient avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait, la neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit…
     
    De ce qu’on voit.- Une fois de plus, à l’instant, voici l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’hiver bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu neigeux, l’émouvante beauté de ce que ne voit pas l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
     
    Du retour.– Il fit tellement nuit cette nuit-là, tellement froid et tellement seul que l’éveil leur fut comme un rivage qu’ils atteignirent à genoux, puis il fallut se lever et ils se levèrent, il fallut paraître dans les villages et les villes et sourire, parler, travailler avec tous ceux-là qui s’étaient trouvés tellement seuls dans le froid de cette nuit-là…
     
    De la purification.– Le mot aliénation, du mot aliéné, évoquant la maison où l’on tourne en rond en gesticulant à cris terribles, t’était resté de la fin de soirée au zapping halluciné par tant d’imbécillité laide partout, et ce matin tu te purifies la mémoire dans l’eau froide de la fenêtre ouverte de cette page de poésie : « Vallée offerte comme un livre En elle je m’inscris, dans les failles du jour : la montagne y respire au revers de mes mots »…
    Peinture: Albert Bierstadt. Orage en montagne, vers 1870.

  • Juste faire le job

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde VII, 2023)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 4 février. – Masque de vieux ce matin. De nouvelles rides autour des yeux et ma vue altérée. Pas joli joli. La toux moins intense que ces derniers jours, mais pas moins présente par éclats spasmodiques. Pensé tout à l’heure : pas question d’hosto. Si c’est la fin, ce sera ici, comme il en a été de ma bonne amie qui avait dit : pas question de finir à l'hosto. Je sais que ça pourrait mal tourner du côté des bronches et des poumons, genre péricardite, mais je me soigne avec du Resyl plus et du paracetamol, lequel commence à manquer dans les pharmacies, ai-je entendu dire l’autre jour de la bouche du pharmacien-chef des HUG de Genève, qui évoquait les ruptures de stock de plus en plus nombreuses et les conséquences de tout ça. Nous devenons de plus en plus dépendants des économies émergentes, selon l’expression, et plus précisément de l’Inde et de la Chine, donc revenons aux fumigations et aux ventouses, etc.
     
    Hier soir assez déprimé par le débat, enregistré je ne sais quand, entre Slobodan Despot et Bernard-Henri Lévy. Ténors de la jactance. Très habiles tous les deux. Je sens moins le rance chez Slobodan que chez BHL mais c’est le langage lui-même du débat, commun aux deux beaux parleurs, qui me dégoûte, je dirai : physiquement. Bien entendu, le dernier mot revient au plus retors des deux, qui ne manque d’évoquer le retour de la peste brune en désignant son contradicteur - le coup de poignard du sempiternel Héros de la Bonne Cause que figure le «philosophe» à décolleté narcissique, véritable caricature de lui-même avec sa gueule de faux Greco artistement mal rasée, dont les arguments et les figures de style pourraient être reproduits par un logiciel et répétés par tous les petits robots de la guerre humanitaire à venir, mais moi : juste l’envie de vomir, et pas le coeur non plus de me rallier à la cause de Slobodan, qui reste à mes yeux un idéologue. Mon « camp » est ailleurs : il s’appelle Littérature.
     
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    Revenant l'autre soir au Leviathan de Julien Green, trop longtemps ignoré, je me suis dit: noyau, là est ton noyau, l'âme de notre âme incarnée. L'immédiate plongée dans la détresse d'un errant humain, sa folle passion timide, l'énorme présence de femmes terrifiantes et d'enfants de divers âges, la topologie de la bourgade où tout se sait sous le ciel qui se tait. Cette nouvelle lecture après celle de Périphéries et de La Fabrique du corps humain, et la Littérature fait pièce au discours et à la dialectique - Poésie vaincra...
     
    Merci à mon voleur. – Je me suis cru, hier soir, victime d’une hallucination, ou d’un miracle inexplicable, après avoir perdu, sur un premier constat évident, puis retrouvé ma sacoche contenant un carnet plein de notes de ces derniers mois, mon portefeuille et toutes ses cartes de crédit et autres papiers d’identité.
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    Cela s’est passé à mon retour de L’Oasis, où je m’étais régalé, autant que le chien, d’un demi-poulet arrosé de pinot noir, sur le parking en plein air où j’avais laissé ma Honda Jazz, le long de laquelle un van noir s’était parqué entretemps en me laissant à peine l’espace pour y entrer. Or ouvrant la porte arrière gauche sans pouvoir y introduire le cher Snoopy, j’ai dû laisser tomber la précieuse sacoche sans m’en rendre compte, dont j’ai constaté l’absence quelques instants plus tard après m’être garé une cinquantaine de mètres plus loin. Alors de là, ayant constaté son absence dans mon véhicule et revenant à la place que je venais de quitter, j’ai beau regarder partout : point de sacoche. Après quoi je reviens à la voiture parquée avec ses feux allumés, l’inspecte en détail, mais pas trace de putain de sacoche non plus, donc je reviens à la place au milieu de laquelle, posée bien droite et que je n’aurais pu ne pas voir la fois précédente, ma sacoche m’attend avec l’air de me dire : eh cloche !
    Mais non, cela ne se peut pas : en moins de cinq minutes chrono, une honnête sacoche ne peut disparaître et réapparaître comme ça. Du moins ma sacoche est-elle là et je la salue d’un alleluia.
    Sur quoi, racontant l’inexplicable prodige à Sophie qui m’a téléphoné entretemps, je l’entends me suggérer de vérifier le contenu de la sacoche où je constate alors que, non contente d’avoir disparu et réapparu, la foutue sacoche s’est délestée de tout son contenu d’argent sonnant et trébuchant, soit à peu près deux cents francs en billets et pièces d’argent - et voilà le mystère élucidé, la magie évaporée...
    Le voleur était-il aux aguets, dans le van mal parqué à dessein, ou juste de passage, profitant de mon éloignement momentané pour s’emparer de ma sacoche tombée de la voiture ? La rapidité du geste m’en impose, et le fait que le larron (ou la larronne, ne lésinons pas sur le genre) ait eu le scrupule de me rendre ma sacoche sans toucher à ses cartes de crédit et autres documents, dont le remplacement m’aurait coûté bien plus de peine que cette ponction de fric, m’a finalement fait remercier le petit malandrin ou la malandrine, qui aura juste « fait le job »…
    Quant à mon job à moi, c’est mon privilège royal. Et plus précisément, ce samedi nuageux à couvert à l’horizon neigeux : la mise au net finale de mon triptyque poétique, avec la copie complète du Chemin sur la mer, les notes non moins complètes relatives à la lecture de La Fabrique du corps humain et de Périphéries – sujets de ma prochain chronique -, sept piles de documents et journaux divers à trier et poubelliser, la reprise des finitions du roman, entre autres téléphonages amicaux pour se revigorer.
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    À fin février, voire fin mars, j’aurai quatre nouveaux livres prêts à l’édition : l’essai sur Czapski, le sixième volume de mes Lectures du monde, intitulé Mémoire vive, le triptyque de La Maison dans l’arbre, enfin mon roman panoptique faisant suite au Viol de l’ange, Les Tours d’illusions – tout cela représentant à peu près 1300 pages - et après ça ne me resteront plus à fignoler que le recueil de chroniques du Rêveur solidaire et les pensées de Prends garde à la douceur, la suite de mes Lectures du monde et tant d’autres sujets d’amusement dont mon cœur essoufflé ne voudra peut-être plus entendre parler pas plus tard que tout à l’heure…

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XIII)
     
    De l’allégresse. – Cela me reprend tous les matins, après le coup de noir de plus en plus noir, c’est plus fort que moi, c’est l’ivresse de retrouver tout ça qui va et qui ne va pas, non mais c’est pas vrai: j’y crois pas, ça pulse et ça ruisselle et ça chante - c’est pour ainsi dire l’opéra du monde au point qu’on se sent tout con d’être si joyeux…
     
    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…
     
    D'une fausse évidence.– Je ne suis bien qu’avec toi, mais la plupart du temps je n’y pense même pas, je me crois seul, je crains ton indifférence, je n’ose te déranger, tu as beau dire que tu t’impatientais de me retrouver : je me suis fait à tant d’absence de tous et à tant de distance de tous entre eux, loin des places et des conversations – et dans l’oubli de tant d’heures partagées j’allais me faire, sans toi, à cette prétendue fatalité de la foule esseulée…
     
    Peinture: Fabienne Verdier.

  • La fièvre au corps du texte

     
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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2023)
     
    A la Maison bleue, ce jeudi 2 février.C’est cela, me suis-je souvent dit à propos de la littérature de langue française, et autant sinon plus des lettres romandes: que cela manque de corps...
    « Faut que ça bande ! », nous lança un soir l’ancien chef d’orchestre Victor Desarzens que nos amis Dimitrijevic avaient accueilli pour passer d’une année à l’autre. Trônant dans un fauteuil comme un nain dans un nuage, tenant de chacune de ses mains celles de nos adorables compagnes (ma Lady L. d’un côté et la douce de Dimitri de l’autre), il en était venu à cette exclamation phallique sans craindre de choquer nos anges aux pieds ancrés dans la réalité glébeuse, après un tour d’horizon de notre littérature manquant selon lui - et nous en étions pleinement d’accord - de « fruit » et de « bête », ou plus largement dit : de « tonne musicale » et de génie vocal, sauf chez un Cingria qu’il avait en affection admirative - Charle Albert dont chaque phrase exulte d’érotisme verbal sans qu’il ne soit jamais question chez lui de cul ou de cœur à la manière des feuilletons...
     
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    Je repensais hier soir à ce fameux réveillon en lisant le dernier roman de Philippe Lafitte, immédiatement physique et à tous les sens du terme: descriptif illico avec le jeune protagoniste, torse nu en plein hiver, s’imposant son exercice culturiste solitaire dans un décor nocturne de périphériques zébrant la nuit de phares, et tout de suite on y est, tout de suite on est dans la Zone avec ce Virgile de vingt ans et sa tribu de Roms en constants déplacements et en butte à tous les rejets , autant qu’aux conflits internes ou externes liés, notamment, aux divers trafics qui font survivre les uns et les autres par la bande.
    Un lieu symbolique du roman est la Salle, ou les corps s’exercent en commun, sans larguer leurs dissensions, devenant parfois chasse gardée ou zone interdite. Le corps y est roi.
    Mais le corps est aussi et surtout, ici, musique mélodique et rythmique de la langue, source aussi d’immédiate beauté dans sa chatoyante et percutante plasticité visuelle.
    Oui, cela bande, sans qu’il y soit question de sexe explicite : les mots caracolent et s’accolent, scintillent et détonent, se font tour à tour caresses et bastons, tendresses et percussions de baffes ou de battes.
    Or revenant ce matin au récit de Virgile et de Nuri son rival teigneux, lequel tient sa sœur Yasmine sous sa férule tyrannique, je retrouve aussi mon corps de lecteur décati effroyablement tousseux ces jours, scié en deux par d’irrépressibles quintes sans pouvoir cracher tout ça : expectorer cette boule spasmodique de nerfs et de glaires alors que nos jeunes zonards se font les pires crosses, comme partout où il y a de l’hommerie, pendant que Yasmine, par la bande - c’est le mot juste là encore -, va chercher sa propre liberté loin de son frère phallo-bigot, etc

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube XII)
     
    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier...
     
    De la Qualité.– C’est en effet à toi de choisir entre ne pas savoir et savoir, rester dans le vague ou donner aux choses un nom et un nouveau souffle, les colorier ou leur demander ce qu’elles ont à te dire, les humer et les renvoyer au ciel comme des oiseaux bagués, enfin tu sais bien, quoi, tu n’en ferais pas une affaire douteuse s’il s’agissait de course chronométrée ou de progrès au Nintendo, tu sais très bien enfin que c’est bon pour tout le monde…
     
    De la page blanche.– Et maintenant vous allez cesser de me bassiner avec votre semblant d’angoisse, il n’y a qu’à vous secouer, ce n’est pas plus compliqué : secouez l’Arbre qu’il y a en vous et le monde tombera à vos pieds comme une pluie de fruits mûrs que vous n’aurez qu’à ramasser - une dame poète dit quelque part que «les mots ont des dorures de cétoine, des pigments de truite arc-en–ciel », elle dit aussi que «sous leurs masses immobiles vibre la vie», et aussi qu’«il suffit de les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait», alors basta…
     
    Des parfums.– Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…
     
    Photo: Robert Doisneau.

  • Roses de l'exil

     
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    La maison s’était refermée
    et l’ombre sans un mot
    avait ravalé tout sanglot,
    refoulant durement sa douceur
    et ne leur laissant là-bas
    que ces douleurs d’un temps
    que le temps fait passer,
    comme la trace de pas effacés...
     
    Mais tant d’années et de lieux plus tard,
    seuls dans la nuit des villes
    Ils restent à sourire
    à ces îles et ces gares
    qu’ils ont trouvées et perdues
    De bars en avenues
    au fil de tant d’autres exils ...
     
    Et parfois, le parfum des roses
    affleurant leurs nuits solitaires,
    ils revoient sous le lierre
    la maison fermée, éperdue
    de regrets revenus,
    par leurs souvenirs étoilés,
    dans la douce lumière des choses...
     
    Aquarelle: Thierry Vernet
     

  • Pourquoi Davel l'illuminé reste un irrécupérable

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    Seul contre le Souverain bernois dont il taxe l’occupation d’injustice et d’oppression, Davel reste aujourd’hui une figure sacrificielle quasi christique, en principe irrécupérable, et qui l’est presque forcément, sauf par l’art et la poésie, la beauté,l’émotion et la réflexion en phase avec la recherche historique. L’opéra de Christian Favre , sur un livret de René Zahnd et dans une mise en scène de Gianni Schneider, qui célèbre la destinée tragique du visionnaire, a suscité l’immédiat enthousiasme du public , à la fois par ses qualités musicales propres, sa réalisation scénique magistrale et l’aura du personnage.
     
    Seul. C’est le premier mot que Jean David Abraham Davel, enchaîné, adresse à l’inquisiteur de Wattenwyl venu l’interroger dans son cachot : j’ai agi seul, je suis seul responsable. Et cela, plus que tout, est insupportable au représentant du Souverain impatient d’identifier des complices et toute une sédition cantonale ou peut-être plus générale. Mais rien à faire, et même sous la torture, forçant le respect de celui qui le soumet à la question, le major débarqué à Lausanne le 31 mars 1723 a la tête de six cents hommes armés de fusils sans munitions (!) et ne se doutant pas de la teneur réelle de l’opération, revendique la seule responsabilité de son acte à la fois inspiré et insensé qu’on pourrait dire le contraire d’une agression terroriste puisque lui seul, invoquant bel et bien son Dieu, sera l’unique victime expiatoire.
     
    Avec la candeur d’une âme pure, Davel a pensé que ce qui le révoltait, qui provoquait autour de lui la colère des gens, allait rallier ceux-ci en nombre avec l’aval des autorités de souche vaudoise, lesquelles commencent par le flatter avant de le lâcher. Le major de Crousaz, notable soucieux de son seul intérêt et parfait collabo avant la lettre, sera le Judas de l’affaire en ne cessant de jouer l’homme raisonnable à la façon suavement débonnaire des faux-culs à la vaudoise...
    Dans la foulée, quelques mots hautement significatifs de sa morgue aristocratique (et qu’on pourrait évidemment entendre dans la bouche des dirigeants de partout à travers les siècles) expriment son mépris paternaliste du bon peuple : « Les Vaudois ne sont -Ils pas plus heureux soumis ? Peuple de chuchoteurs, de petits comploteurs, d’experts en médisance » déclare De Crousaz après l’arrestation de son compagnon d’armes .
    «Ce peuple mérite -t-il la liberté que tu tenais tant à lui offrir ? »
    Et le librettiste d’entrouvrir un abîme dans le personnage qui se défend d’être un félon : « Et ne me dis pas traître ! Je sais ma juste place : au service d’un maître. Le pouvoir et la fortune sont de bons médecins pour les plaies qui béent tout au fond de moi »...
    Tout cela étant chanté par le superbe ténor Christophe Berry, qui n’en sera pas moins hué au rappel final pour son rôle évidemment très ingrat...
    À ses côtés, l’on ne manque ra de saluer, dans la grand et bel équipage local et international réuni par le capitaine de vaisseau Éric Vigier, le puissant et non moins émouvant Davel de Regis Mengus, le non moins excellent De Wattenwyl de François Lis modulant en acteur deux scènes relevant de l’humour noir, et la belle inconnue d’Alexandra Dobros-Rodriguez, notamment - et n’oublions pas les musiciens de l’OCL galvanisé par Daniel Kawka et les choristes grands et petits...
     
    Réhabiliter Davel ? Autant refaire le procès du Christ...
    Des voix bien intentionnées, à la veille du tricentenaire de la mort de Davel, se sont fait entendre afin que celui-ci soit réhabilité. Nos bonnes consciences en seraient dorlotées, mais comment ne pas voir que la condamnation du major n’est pas que le fait des autorités de l’époque mais de tout un peuple consentant ?
    « Nous avons laissé faire », écrira Ramuz. Et c’est un moment fort de l’opéra que celui de la profération du chœur, aux costumes mêlant les époques et aux chanteuses et chanteurs faisant front sur scène et martelant: "Le poing tranché, la tête coupée !"
    Cela dit , taxer de récupération opportuniste ceux qui voudraient réhabiliter Davel relève d’un autre forme de récupération, alors que le sacrifice de Davel participe d'un réalité échappant à toute logique judiciaire ou bonnement humaine. On est ici du coté des fols en Christ qui prennent les injonctions de l'Evangile au pied de la lettre, au dam de toutes les cléricatures.
    Davel, au demeurant, est conscient du conflit de fidélités auquel il est confronté, sachant qu’il est lui-même nourri et honoré par l’occupant bernois qui oppresse les siens.
    «Où est ta vraie loyauté ? » se demande-t-il avant de conclure en wokiste avant la lettre: « Mais n’est-ce pas le devoir de celui qui voit clair d’ouvrir les yeux de ceux qui dorment ou qui se cachent ? Assez d’hypocrisie, de mauvaises habitudes ! Assez de scandales et d’injustices honteuses ! L’heure du réveil à sonné ! »
    Le cher homme a-t-il vraiment tenu ces mots que lui prête le librettiste ? Disons que la substance y est.Et le caractère angélique de la Belle inconnue a-t-il le moindre fondement historique ? Question de pieds-plats, qu’on trouve ailleurs que chez les Vaudois, à propos de la Béatrice de Dante ou des monologues de sainte Jeanne au cinéma...
    Ce qui nous ramène à ce thème équivoque de la récupération morale ou politique, propre à toutes les idéologies, de la figure du bouc émissaire.
    Davel fut-il un révolutionnaire au sens où nous l’entendons aujourd’hui, englobant Robespierre, Lénine et Che Guevara ? Évidemment pas, même si les termes , extrêmement fermes et sévères de son Manifeste lu par lui seul aux conseillers lausannois, pendant que ses hommes faisaient le pied de grue autour de la cathédrale, relèvent d’un défi bonnement révolutionnaire.
    Le hic, c’est que cet officier de haut rang, supposé en connaître un bout en matière de tactique et de stratégie, n’a rien fait pour assurer ses arrières et bénéficier du soutien de quiconque, seul une fois encore à rêver debout tout en montrant un extraordinaire courage.
    Or ce même dissident se fait, jusque sur l’échafaud, le défenseur ardent d’un ordre, sinon établi, du moins rétabli, soumis aux valeurs fondamentales; et les historiens nous ont appris depuis lors qu’il n’était pas sans alliés potentiels, jusqu’ à l’avoyer bernois Steiger trouvant, dans le fameux Manifeste, bien des arguments recevables. Pourtant l'essentiel est là, qui le distingue des sans-culotte: malgré la pertinence de son intransigeance, Davel refuse le moindre acte de violence.
    Le vert Raphaël Mahaim, dans sa défense d’une réhabilitation, compare sa révolte à celle d’Antigone devant Créon, et Félicien Monnier, président de la Ligue Vaudois, de conclure son plaidoyer contre la réhabilitation en ces termes aussi défendables que ceux de son contradicteur : « Se dégage ainsi une étrange combinaison entre la puissance de l’affirmation politique de Davel et l’immense retenue humaine et personnelle de son geste »...
    Je tire ces citations de l’indispensable numéro spécial de la revue historique Passé simple, distribuée à la sortie de l’opéra en renfort du programme déjà bien étoffé, et l’on passe alors de l’interprétation artistique aux lumières croisées éclairant la destinée du Major , incessamment récupéré par les uns et les autres et leur échappant en fin de compte- comme tout récit consacré à la figure du bouc émissaire (un René Girard a tout dit à ce propos) et à ses avatars historiques ou mythiques.
    Reste aussi l’échappée vers le haut, de l’interprétation. Reste ici cette très belle œuvre collective en mémoire d’un homme seul...
    Christian Favre. Davel. Opéra de Lausanne, jusqu'au dimanche 5 février.