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Livre - Page 19

  • Allègement de l'absence

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    (Pour Florent et Gary)
     
    Plus le jour s’avance, et son ombre,
    plus je sens ma pénombre
    se fondre dans l’air allégé
    de la pure présence
    où s’avive ton absence...
     
    Le Dieu muet s’est éloigné,
    et le goût de la mort
    plus que jamais m’est étranger -
    il n’y avait que nous,
    et rien que la terre dessous...
     
    Au jardin d’enfance du monde,
    à la belle entreprise,
    à la ronde des illusions
    fécondes et aux mises
    de toutes les explorations
    nous aurons parié,
    brûlant gaiement tous nos vaisseaux...
     
    À présent il s’agit de vivre
    encore un peu sans toi,
    et notre foi qui nous délivre
    te rapproche de moi;
    enfin, juste que je te rassure:
    qu’en ce monde là-bas
    où toujours tout est branlebas,
    avec notre smala
    nous sourions dans nos masures...
     
    (Peinture: Lady L. alias Lucia K.)

  • Musiques du silence

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    Morandi vu par Philippe Jaccottet

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

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    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

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    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

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    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet. Le bol du pèlerin (Morandi). Editions La Dogana, 83p. A relever la qualité de la présente édition, enrichie de dessins et d’illustrations polychromes.

  • Un soupçon d’humour noir peut aider à supporter le poids du monde

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    c_Arcphoto_-_Jean-Bernard_Sieber.jpegUnknown-1.jpegUne série anglaise de l’humoriste Ricky Gervais, After Life, évoquant le deuil de manière plutôt hilarante, et le premier roman d’Emmanuelle Robert, Malatraix, détaillant les méfaits d’un terroriste préalpin qui venge la Nature afin de préserver les hauteurs sublimes de l’invasion parasitaire des «traileurs», modulent les envies de tuer qui nous viennent parfois pour de plus ou moins nobles raisons, avec ou sans passage à l’acte…

    C’est d’abord l’histoire d’un quinqua déprimé, prénommé Tony, qui vient de perdre la Lisa de sa vie et se demande s’il va plutôt tuer son prochain qui ne lui a rien fait, pour se venger de la vie salope, ou plutôt se taillader les veines – ce à quoi il renonce devant le regard réprobateur de sa chienne Randy. 

    Tel est l’argument de départ de la série à succès After Life, délectable suite d’horribles petits épisodes écrits et interprétés par l’humoriste Ricky Gervais  et que, me sachant en grand deuil depuis décembre dernier, un ami né le jour de la mort de Che Guevara, en octobre 1947, a cru bon de me conseiller, à moi qui suis né le jour de la naissance du Che  et de Donald Trump, le 14 juin de cette même année.

    Or, allez comprendre la nature humaine : je sais gré à mon compère de  la découverte (tardive, puisqu’on en est à la troisième et dernier saison qui a drainé plus de 100 millions de spectateurs) de ce feuilleton ironisant à sa façon sur le « travail de deuil», quand bien même je n’ai pas été tenté, une seconde, de trucider mon entourage ni de me jeter dans la baye de Montreux avec une pierre au cou.  

    Par ailleurs, After Life m’a rappelé, aussi, ma carrière dans les diverses rédactions où j’ai sévi pendant cinquante ans - Tony collaborant à un «gratuit» qu’il trouve décidément minable depuis la mort de Lisa, alors que celle-ci, tous les jours, continue de  l’encourager à vivre par la truchement de l’ordi sur lequel elle a enregistré des messages à lire après sa mort, entre autres vidéos de leur joyeuse vie commune.

    C'est aussi parce qu’il y a bel et bien une vie après Lisa, qui le pousse à lui trouver une remplaçante, que tous ses proches s’efforcent de raisonner Tony dont la douleur lui fait croire qu’il peut tout se permettre: son beau-frère qui dirige le «gratuit» et la brave dame venant se recueillir devant la tombe de son défunt Stan, voisine de celle de Lisa; son psychiatre gentiment débile mais de bonne volonté qu’il traite de nul sans se gêner; une plantureuse courtisane qu’il remballe d’abord et qui lui propose de lui faire son ménage en tout bien tout honneur; d’autres encore; et peu à peu, malgré sa rage, lui apparaissent la gentillesse et pire: la bonté des braves gens, tandis que Lisa, sur son écran de laptop, lui répète qu’il est le roi des types – tout cela pimenté d’irrésistibles épisodes, au fil des «sujets» qu’il traite pour sa feuille locale, dont la rencontre avec une centenaire - fierté locale à citer  absolument en exemple pour sa probable sagesse , qui lui lance  que la vieillesse est une calamité et qu’elle se réjouit de clamser…

    Bref, et comme dans la série Mum, version féminine du même sujet, le succès phénoménal d’After life tient sans doute à l’immense tendresse que dissimule son apparent cynisme, faisant de tous ses personnages des sœurs et frères humains en somme dignes de sympathie…  

    Sympathie même avec les démon ? Chiche !

    Le terme qui convient le mieux à la nature des relations d’Emmanuelle Robert avec les nombreux personnages, de tous les âges, de son premier roman, est sans doute celui-ci : sympathie, et qui se communique illico à la lectrice et au lecteur.

    Ceux-ci, bien élevés ou sagement conformés aux traditions bienséantes de la paroisse littéraire romande, se formaliseront peut être à la lecture des quatre premières pages de Malatraix, intitulées Carnet et rédigées par un malappris agressif au langage grossier, visiblement talonné par «cette merde de virus», non moins cancéreux en rémission temporaire et tout décidé, avant le grand saut, de purger la Montagne, sacrée à ses yeux, de tous les « guignols en baskets» qui en polluent les flancs et les crêtes. On apprendra plus loin que cet ange exterminateur est un ancien guide à l’ego proportionné à ce qui lui reste de belle gueule, mais pas question de «spoiler  la story», n’est-ce pas, comme le recommandent les amateurs de séries.

    Or précisément, dans le même style des séries, l’on parodiera tout de même la mise en garde d’usage : langage grossier, violence, sexe, drogue, suicides, déconseillé au moins de 13 ans…

    Et la sympathie là-dedans ? Pas moins immédiate dans la mesure où le Carnet du type se posant en nouveau Farinet, «résistant» et chargé de mission par l’Alpe sublime, fait écho à quelque chose que tout Helvète ami de la nature de tous les sexes peut éprouver.

    Il me souvient, ainsi, qu’entre seize et vingt ans, fous de grimpe d’avant et après mai 68, nous aurons, à l’enseigne du FDA (Front de désintoxication alpine), imaginé de dynamiter moult pylônes et autres obscénités mécaniques souillant la pureté des hauteurs, quitte à user nous-mêmes de moyens artificiels pour passer un surplomb ou remonter une dalle ou une fissure de sixième degré supérieur, etc. 

    Donc «grave sympa» la Manu, comme le relèverait le joli Dani, le plus jeune de ses personnages, qui parle comme vos ados même  moins «chelous» que lui, et dont la «galère perso»   s’inscrit bien dans les zones d’ombre de la crise sanitaire, entre «teufs de oufs» et « plans culs » à voile et vapeur, sans parler de faits carrément « relous » (trafics de filles de l’Est et autres malversations liées au Covid), etc

    Cela surtout à souligner d'emblée: que la narration de Malatraix se fait dans le langage particulier de chaque personnage, sans que sa fluidité ou son naturel n’en pâtissent. Il est vrai que le parler actuel, jusque «par chez nous» où l’on dit «contour» pour virage et «là-bas en haut » pour là-haut, est aussi métissé que la société des temps qui courent…

     Purs et durs en dolce Riviera

    Après quelque pages d’anthologie sur l’argot des bagnards, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac fait cette remarque concernant les exagérations de la fiction par rapport aux données de la réalité : «Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque ». Puis le romancier dit, en substance, que la «nature sociale», notamment dans une grande ville, est devenue tellement «romanesque»  qu’elle dépasse tout ce qu’un écrivain peut imaginer. Et d’ajouter : «La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables et peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde , ne les châtre »…

    Or Balzac n’était pas du genre à « châtrer» la réalité, ni non plus à brider sa folle imagination. Cependant, rapportés à la Suisse actuelle, et à l’image qu’en donnent nos écrivains, que dire de leur souci du «vrai» ou de éventuelles exagérations de leurs fictions ? Je me suis posé la question en lisant naguère les premiers romans de Marc Voltenauer, qui ne se situaient ni à Paris ni à Los Angeles mais dans nos Préalpes où tel tueur en série rôdait entre marmottes et ruminants placides. Du moins Voltenauer achoppait-il bel et bien à une thématique sociale, économique ou psycho-pathologique  impliquant telle ou elle «affaire» à connotations criminelles, comme un Dürrenmatt ou un Glauser dans leurs récits «noirs» antérieurs.

    Cela noté pour en revenir à Malatraix,  qui emprunte les sentiers locaux à la manière de Voltenauer – au ravissement probable des randonneurs de notre classe moyenne gentiment encanaillée et redécouvrant la belle nature.

    Quant à la vraisemblance du «killeur» s’en prenant aux «traileurs» du Haut-lac, genre ex-beau mec grand baiseur et pervers narcissique quoique guide patenté, pourquoi ne pas y croire quand on sait ce qu’on sait et qu’on voit ce qu’on voit, comme le dirait l’adorable vieille Marie-Rose bientôt centenaire qui risque de s’exploser en fumant ses clopes trop près de ses bonbonnes à oxygènes ?

    Ce qui est sûr, au sens balzacien du «vrai», c’est qu’Emmanuelle Robert et ses personnages sont «en phase» avec notre présent récent (la pandémie, l’obsession sanitaire, la non moins obsédante courses aux «perfos», la crise climatique et ses dérives para-terroristes, l’errance affective et sensuelle d'un peu toutes et tous, la liberté des mœurs n’excluant pas les éthiques personnelles rigoureuses) et qu’il en ressort, conforme aux codes du genre très bien maîtrisés, un roman franc de collier et tendrement accordé au sens commun, narquois et débonnaire, dont le sentiment qui s’en dégage, excluant toute complaisance morbide ou malsaine, relève, une fois encore, d’une sympathie partagée qui ne s’aveugle pas, disposée cependant à «faire avec» l’impureté de notre putain d’espèce… 

    Emmanuelle Robert, dès son premier roman, sait faire parler notre terre et ses gens, démêler en nous la part des anges et des démons, célébrer aussi la bonne vie au bord du ciel splendide cerné d’orages, etc.

    Emmanuelle Robert, Malatraix, Editions Slatkine, 493 p. 2021.

    After Life, de Ricky Gervais, 3 saisons sur Netflix.

     

     

  • Mohamed Mbougar Sarr exorcise l’horreur du réel par le roman

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    Avant la consécration du Prix Goncourt 2021, l’auteur de La plus secrète mémoire des hommes avait publié deux romans témoignant d’un courage impressionnant: Terre ceinte et De Purs hommes.
    Le premier détaillait l’emprise d’une «Fraternité» islamiste imposant sa terreur aux habitants d’une petite ville imaginaire ; et le second s’en prenait à la persécution des homosexuels, au Sénégal d’aujourd’hui. D’abord célébré dans son pays, le jeune écrivain n’a pas tardé à être vilipendé par les intégristes et leurs ouailles…
    C’était à prévoir, me suis-je dit en lisant récemment De purs hommes, après avoir découvert le formidable roman de Mohamed Mbougar Sarr justement récompensé par le Prix Goncourt, et d’ailleurs les premières réactions avaient précédé le succès international du jeune auteur après la première édition du roman. De fait, au lendemain du salamalec présidentiel saluant l’honneur national que représentait, pour un auteur sénégalais, la consécration du prix littéraire le plus prestigieux de francophonie, l’on pouvait s’attendre, en fièvre virale sur les réseaux sociaux, à un retour de flamme de ceux qui se firent un devoir vertueux de rappeler que l’écrivain fêté n’était autre qu’un suppôt de la décadence occidentale appliqué à défendre cette maladie précisément importée d’Occident qu’est l’homosexualité.
    Mais qu’est-ce à dire ? Le roman De purs hommes fait-il l’apologie de l’homosexualité ? Nullement, mais encore faut-il le lire pour voir, de bonne foi, qu’il n’en est rien. Par ailleurs, faut-il s’affliger de cette réaction vive, quoique sans commune mesure avec la fureur assassine soulevée en 1988 par Les Versets sataniques de Salman Rushdie, correspondant au choc de deux cultures ? Je ne le crois pas du tout, car cette réaction prouve que la littérature peut encore, aujourd’hui, non pas choquer gratuitement mais exposer une situation complexe et faire réfléchir sur la base de situations vécues, incarnées par des personnages de chair et de sang parfois déchirés entre plusieurs « fidélités »…
     
    Le prof, l’infâme vidéo et Verlaine censuré…
    Lorsque Ndéné Gueye, le narrateur de De purs hommes, encore estourbi de volupté amoureuse partagée avec la superbe Rama, est prié par celle-ci de regarder une vidéo «virale» infectant tous les téléphones portables de la capitale sénégalaise et environs, où l’on voit deux forcenés, encouragés par une meute hurlante, déterrer le cadavre d’un jeune homme, sa seule réaction, devant son amante, est, quoique choqué, de ne pas trop «savoir qu’en penser», supposant du moins que le malheureux était un «góor-jigéen» (littéralement un homme-femme, un homosexuel en langue wolof), sans se douter que cette réaction mollement dilatoire provoquerait la colère la plus vive de sa compagne.
    Aussi bien est-ce avec une violente intransigeance que Rama, d’ «intelligence vive et sauvage», prend son apparente indifférence, lui lançant à la figure qu’il est «finalement semblable aux autres. Aussi con ». Puis d’ajouter que « les autres au moins ont parfois l’excuse des ne pas être des professeurs d’université, de supposés hommes de savoir, éclairés ». Et de conclure : « Ce n’était qu’un góor-jigéen, après tout, hein ? », avant de l’envoyer promener…
    Aussi secoué par cette admonestation que par la vidéo, le jeune prof va faire, peu après, un autre expérience qui achèvera de le déstabiliser, quand une note du ministère de l’enseignement ordonnera d’ «éviter l’étude d’écrivains dont l’homosexualité est avérée ou même soupçonnée», tel Verlaine dont il se fait un devoir et un plaisir de parler à ses étudiants.
    Au demeurant - et c’est tout l’art de Mohamed Mbougar Sarr de plonger dans la complexité humaine - , le jeune homme a été troublé par la vision du corps déterré et exposé d’obscène façon, et le mélange de la scène éminemment érotique qu’il vient de vivre avec Rama, d’un souvenir personnel mêlant désir et violence, et de l’effroyable souillure imposée à un défunt, sur fond d’interdit social (l’homosexualité reste punissable au Sénégal) et de préjugés omniprésents, vont l’amener à s’interroger sur l’identité et le vécu réel du déterré, avec des conséquences inimaginables pour lui et combien révélatrices pour nous autres lecteurs.
    Et vous qu’auriez-vous donc fait, Monsieur le pape, et vous Monsieur l’imam ?
    En 1555, au lendemain de la paix religieuse d’Augsbourg signée la même année, un certain Gian Pietro Carafa, devenu pape sous le nom de Paul IV, se signala par l’introduction du ghetto obligatoire pour les Juifs et par le rétablissement de bûchers destinés aux hérétiques (il fit exécuter vingt-quatre marranes deux mois après son intronisation), tout en instaurant l’Index des livres prohibés qui ne serait aboli que par un autre Paul, sixième de la série, en 1963…
    À relever que le charmant Paul IV s’illustra également par cette déclaration fameuse: «Même si mon propre père était hérétique, j’irais moi-même chercher le bois pour le brûler». Or ce sont les mêmes mots, inspirés par une violence de «droit divin» parallèle, que nous retrouvons dans la bouche des religieux musulmans de divers grades, qu’ils soient confrontés aux homosexuels, dans De purs homme, ou au couple de jeunes amants non mariés exécutés dès les premières pages, atroces, de Terre ceinte, par les « frères » islamistes jugeant leur conduite immorale…
    Quant à Ndéné Gueye, narrateur de De purs hommes, qui demande à son père, faisant office d’imam dans sa communauté , comment il réagirait s’il avait un fils homosexuel, et qui entend le même discours d’intolérance, à ses yeux intolérable - d’autant plus qu’il est tenu par un père respecté et aimé -, c’est bel et bien à partir de là qu’il va développer une véritable enquête à laquelle Rama, dont il a retrouvé la confiance, participera activement avec une autre amie non moins libre d’esprit.
    Comme on l’a vu dans La plus secrète mémoire des hommes, les femmes jouent un rôle majeur dans l’univers romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, et cela vaut tout autant pour Terre ceinte que pour De purs hommes où l’on trouve, plus précisément, quelques pages d’une saisissante intensité émotionnelle, d’une profondeur de réflexion bien rare chez un auteur trentenaire, et d’une rare beauté d’écriture, relatives au deuil de la mère dont on a injustement bafoué le fils défunt…
     
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    Le roman pour mieux comprendre, au lieu de juger
    Avec les moyens intellectuels dont il dispose, son éducation (fils de médecins), sa formation (en hautes études sociales) et sa culture personnelle (notamment littéraire) , Mohamed Mbougar Sarr aurait fort bien pu combattre l’homophobie et l’islamisme radical en intellectuel engagé, si tant est que ces deux «sujets» l’eussent mobilisé à ce point, mais nous toucherait-il autant qu’avec les deux romans qui abordent ces deux questions, dont chacun inscrit celles-ci dans un contexte social, familial et psychologique général, avec une foison de personnages illustrant les diverses perceptions de la liberté sexuelle et de la religion en dialogue ou en conflit dans la société sénégalaise actuelle – et a fortiori dans toute société ?
    Un peu comme les personnages «questionneurs» de Voltaire, Candide ou Zadig, le protagoniste de De purs hommes, type de l’intellectuel qui se croit ouvert plus que les autres, découvre peu à peu une réalité multiple qui ne se réduit pas à l’opposition du noir et du blanc, de l’hétéro garant de stabilité sociale et de l’homo «malade» ou «pervers», alors qu’un de ses collègues plus âgés (homo prudemment resté dans son placard) s’oppose à la provocation publique des gays fiers de l’être, ou qu’un travesti célèbre – et toléré dans la rue pour ses extravagances - lui révèle qu’il n’ «en est pas».
    Surtout, il va découvrir, et c’est valable partout, qu’un seul soupçon de manquement à la virilité suffit parfois à provoquer une rumeur, à nourrir l’opprobre et à déclencher la chasse au «différent» et à l’ «impur», la question fondamentale de la pureté ressurgissant alors en force dans les injonctions du patriarcat en mal de cohésion sociale, soucieux de surveillance et de punition – l’impureté sexuelle reliant évidemment la question de l’inversion et du transgressif amour libre, tout en renvoyant le protagoniste à ses propres pulsions et contradictions.
    S’il a une intelligente clarté qu’on pourrait dire voltairienne, Mohamed Mbougar Sarr, comme il l’a surabondamment illustré dans La plus secrète mémoire des hommes, écrit en français mais pense, perçoit, exprime aussi son ressenti en Africain fils de sa langue et rejeton de plusieurs cultures, mais aussi en mec puissant, sensuel et conscient des pulsions multiples qui cohabitent dans un corps d’homme ou de femme, enfin en romancier d’une porosité aussi exceptionnelle que sa grâce verbale.
    Henri James dit quelque part qu’un grand romancier donne raison à tous ses personnages, ce qui ne signifie pas pour autant que tous aient raison aux yeux du lecteur, mais le romancier, plus que le prédicateur ou que le défenseur d’une thèse, applique en somme la devise de Simenon qui était de «comprendre et ne pas juger», au dam de ceux qui tranchent, édictent, proclament, surveillent et punissent sans un début de compréhension, au nom des Bonnes Mœurs ou d’un Dieu vengeur justifiant bûchers et lapidations, etc.
    Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte, Présence africaine, 354p. 2017.
    De purs hommes. Editions Philippe Rey /Jimsaan, 190 p. Réédité en 2021.

  • Longue vie aux doux rêveurs

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    Pour tout dire (100)
     
    À propos de la démence collective et chaotique des temps qui courent, du sens commun et de l’humanisme sensible lui opposant le contrepoison du comique grinçant ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en troublante illustration. De même que Le rat de Venise de Patricia Highsmith...
    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?
    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention
    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.
    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre.
    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…
    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.
    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.
    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.
    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.
    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !
    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?
    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…
    Redites-moi des choses tendres…
    Ce qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.
    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.
    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.
    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…
    Parmi les animaux dénaturés
    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.
    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.
    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !
    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».
    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.
    Et les animaux là-dedans ?
    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.
    À l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.
    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…
     
    Yorgos Lanthimos. The Lobster.
    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

  • Hemingway sous nos fenêtres

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    Pour tout dire (98)
     
    Ernest Hemingway aurait eu 100 ans le 21 juillet 1999. Venaient alors de paraître toutes ses nouvelles en un volume. Merveilleux florilège de son art du bref ! Il avait achevé L’Adieu aux armes au vallon de Villard, sous nos fenêtres actuelles, entre narcisses et martres folâtres.
    Le cliché s'impose: sa vie fut un roman. Une suite de chapitres plus aventureux les uns que les autres, marqués par la guerre, dans laquelle il se lança à 19 ans, l'amour des femmes (il en épousa quatre), de rudes passions (la chasse et la pêche, la tauromachie et la boxe), une fringale de vivre et une énergie qui a pu le faire classer parmi les «durs» de la littérature.
    Or Hemingway n'est pas réductible aux images simplistes qu'on a forgées de lui, du «macho» primaire ou du «viscéral», dépourvu de vie intérieure. L'art de cet écrivain atteint au contraire des sommets de concentration et de mesure classique, de finesse et de valeur symbolique, où s'expriment clairement l'obscurité même du monde, le sentiment de l'absurde et du nada, et cette angoisse secrète qui ne l'a jamais lâché et finit par le terrasser, le premier dimanche de juillet 1961, lorsqu'il se tira une décharge de carabine à bout portant.
     
    Le génie du bref
    Du grand art d'Hemingway qui a marqué tant d'écrivains contemporains, témoignent certes ses romans célébrissimes (L'adieu aux armes, Le vieil homme et la mer) mais plus encore ses récits brefs, où son style touche à sa pointe de limpidité et de dépouillement, d'efficacité (génie du dialogue et du récit à multiples points de vue) et de charme plus diffus où perce une vieille mélancolie. À cet égard, le meilleur hommage qu'on pourrait lui rendre cet été serait de se replonger dans la lecture de ses Nouvelles complètes, rassemblées en un seul volume de plus de 1000 pages à l'enseigne de la collection Quarto.
    Incluant toutes les nouvelles publiées de son vivant (78 titres, ordonnés selon la volonté de l'écrivain), mais également les esquisses et fragments parus dans des revues ou retrouvés dans ses papiers, cet indispensable «portable» s'ouvre sur une émouvante photo de l'adolescent écrivant à plat ventre dans une prairie, annonçant la première gerbe de ses «juvenilia».
     
    Une vie quintessenciée
    «La seule écriture valable, notait Hemingway, c'est celle qu'on invente, celle qu'on imagine.» Or ce qui frappe à la lecture chronologique de ses nouvelles, c'est, bien plus que leur aspect anecdotique lié aux innombrables expériences vécues de l'écrivain, leur valeur de transposition, dans le cercle magique de la Hemingway fiction.
    Il y a bien sûr du reporter chez Hemingway, mais plus il va, surtout après sa période parisienne et plus il décante, plus il concentre, plus il tend à la quintessence de l'histoire, avec une simplicité et un naturel apparents qui dissimulent une maîtrise consommée.
     
    Écrire vrai
    «Ce qu'il faut, écrivait-il encore, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses.» Et c'est dans cette «vérité» cristallisée, sans doute, où se fondent l'émotion vécue et l'expression la plus aiguë, que réside le génie elliptique d'Hemingway, dont l'écriture qui tend à dire le plus de choses avec le moins de mots reste un modèle.
    Merveilleusement vivantes et brassant une substance émotionnelle inépuisable, mais également passionnantes par leur ancrage dramatique dans les tribulations de l'auteur et de ses semblables, très attachantes enfin par leur charge affective et personnelle gagnant en densité avec les années, les nouvelles d'Hemingway constituent un grand voyage mouvementé à travers le siècle ressaisi par l'imagination d'un conteur.
     
    Hemingway. Nouvelles complètes. Traductions originales reprises des publications antérieures. Avec un choix de lettres, 36 photos, un cahier biographique et bibliographique, un choix de lettres et une filmographie. Gallimard, collection Quarto, 1232 pp.
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    Bons baisers de Chamby...
    Les Vaudois se le rappellent: Hemingway fit plusieurs séjours chez eux au début des années 1920. C'est par ses lettres que nous en apprenons le plus. Après une première escale en 1921, le deuxième séjour du jeune Hemingway au «chic endroit» de Chamby-sur-Montreux, en mai 1922, en compagnie de sa première épouse Hadley «aussi rouge et brune qu'une Indienne», lui inspire une lettre épique à son toubib de père. Il raconte notamment son ascension de la Cape-au-Moine qu'il dit «très raide et très dangereuse», signale qu'il vu deux grosses martres en escaladant la Dent-de-Jaman (juste à côté des Rochers-de-Naye) et qu'il est allé boire onze bouteilles de bière aux Bains-de-L'Alliaz.
    Les jours suivants, le couple passera le col du Grand-Saint-Bernard (encore enneigé) à pied et descendra sur Milan malgré les pieds enflés de Mrs. Hemingway...
    De retour à Chamby en novembre 1922, au milieu de tout un joli monde anglo-saxon qui se passe le mot qu'on mange mieux au Grand Hôtel des Avants qu'à l'Hôtel des Narcisses, Hemingway écrit à une amie qu'il croit «que c'est le plus bel endroit du monde». Il participe aux «grandes courses de bob pour le canton de Vaud», qui se déroulent à Sonloup et le délassent de la conférence de la paix qu'il est censé «couvrir» à Lausanne et «qui est très ennuyeuse et bourrée de cachotteries», les Turcs étant «exactement comme des marmottes», qui se cachent dans leur trou quand on veut les voir...
    Ce qu'il faut rappeler, alors, c'est que le reporter Hemingway se trouvait Lausanne, en décembre 1922, pour suivre les pourparlers de paix entre Grecs et Turcs, après qu'il eut assisté aux terribles événements de septembre, marqué par d'énormes déplacements de population en Thrace...
     
    BIOS. Selon les spécialistes, la meilleures biographie d'Hemingway est celle de James R. Mellow, sous-intitulée Une vie sans conséquences et qui insiste sur la parenté de l'auteur avec la «génération perdue», plus précisément Scott Fitzgerald, et les années parisiennes d'Hemingway.
    La quête du «livre impossible» est également un des thèmes de cet ouvrage qui vient d'être réédité au Rocher. Parallèlement, les Editions Calmann-Lévy publient Papa Hemingway de A. E. Hotchner, qui fit connaissance de l'écrivain Cuba, en 1948, et devint un ami proche.
    L'éclairage sur la fin de la vie d'Hemingway, paradoxalement assombrie par la gloire mondiale du Nobel, et livrée aux démons intérieurs et aux déboires conjugaux de l'écrivain, est particulièrement révélateur, notamment par rapport à l'image édulcorée que préservait la dernière épouse.
     
    HOMMAGE. Il est toujours intéressant, voire émouvant, de lire l'éloge d'un écrivain par un pair qu'il a marqué. Ainsi de l'essai de Jérôme Charyn, dont le titre signale bien l'orientation non conventionnelle: Hemingway, portrait de l'artiste en guerrier blessé. Publié en Découvertes Gallimard, cet épatant petit livre vaut autant par son intérêt documentaire (notamment pour l'influence d'Hemingway sur plusieurs générations d'auteurs américains) que par la chaleur toute personnelle qui en émane.

  • Transes de Monsieur Transitif

     

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    De la cuistrerie obscure en matière poétique, et du rire qu’elle nous valut, tel jour au Yorkshire avec le sémillant Bona Mangangu, à la lecture d’un inénarrable recueil de Philippe Beck, chastement intitulé Dans de la nature…

     

    Nous aurons bien ri, cette année-là à Sheffield, avec mon ami Bona Mangagngu, compère de blog depuis des années et enfin rencontré en 3D, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié.

    Or un soir, pour stimuler pneumatiquement notre rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé Dans de la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de « l'impersonnage » par la critique de poësie poëtique en France française.

    Dès les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous aurons immédiatement été mis en joie avant d’y trouver le leitmotiv de notre hilare complicité.

     

    Et ces premiers vers les voici:

    « À la question du coquillage,

    je dois répliquer Non ».

     Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu du Projet du poète poëtique, les vers suivants doivent être cités dans la foulée « pour la route »: 

    « Les bergers musiqueurs

    qui peuplent la future Bucolie

    (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce

    Colorée Pure, pas plus.

    Le « Jardin Suspendu Spirituel ».

    Car Pièce fleurit

    le bouquet des essais

    piquants et décriveurs

    pour évoquer Muse (Effort

    =Muse)

    au milieu des animateurs ».

     

    Or donc, ces « animateurs » nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés:

    « Dignes paquets d'expression

    et universalité plaintive

    ont de la peine à faire Lac.

    Des groupistes se creusent,

    comme les « Viens » inarrêtables,

    Bruit entre feuilles, oiseaux,

    pailles générales, poutres

    exigent force d'être là

    encyclopédiquement »., etc.

     

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, la réprobation des amateurs avérés de la poësie poëtique de Philipe Beck, « impersonnage » fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous-section poëtique du CNL, faut-il préciser), autant dire : un ponte, voire un pontife, et comment en rire ?

    Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature:

    « Sa bouche est dans le paysage.

    Il est rupture idyllique. Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève,

    redresseur. C'est Monsieur Transitif ».

     

     J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ».

    La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel

    Or le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le verve naturelle de Bono le Congolais, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.

     

    Philippe Beck, Dans de la nature. Flammarion, 2003.

  • McMammon

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    … Ce temple, de construction récente, est celui des Mammonites, dont la particularité du culte tient à l’offre très diversifiée de menus eucharistiques en packages conditionnés à l’emporter - on dit d'ailleurs, plus précisément, que certains signes attesteraient la faveur spéciale de notre nouveau Président pour la formule Mammon Meal…


    Image : Philip Seelen

  • Mélancolie du rivage

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    Tu disais qu’on est peu de chose
    dans ta robe de lin:
    qu’il suffit de bénir les roses,
    et par les bons chemins
    faire le tour de ce grand jardin
    que le matin la lumière inonde:
    le monde, disais-tu -
    ne parlons pas de l’immonde...
     
    Nous passerons sans trace au ciel,
    disais tu sans fiel,
    tes colères étant terre à terre;
    nous passerons comme rivières
    légères et nécessaires,
    filant leur eau de pure laine,
    passant par les fontaines
    ou paressant dans les étangs,
    puis se coulant là-bas
    dans les bras du grand océan
    où bientôt tout s’en va...
     
    Cette année-là, c’était la nuit,
    nous y étions si bien,
    à penser comme ça
    sur le sable doux du rivage
    que le bel âge est infini...
     
    (Peinture: Edvard Munch)

  • De salubres emmerdeurs

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    Pour tout dire (93)
     
    (À propos de Michel Houellebecq et de Thomas Bernhard, imprécateurs et plus si affinités…)
    La dépersonnalisation et la violence absolue du monde contemporain sont à la base des imprécations de Thomas Bernhard et de Michel Houellebecq, polémistes virulents et résistant à ce qu’ils tiennent, chacun à sa façon, pour un effondrement.
    On peut leur reprocher de tout pousser au noir ou aux extrêmes, mais c’est ne pas voir la nostalgie de la lumière et de la vie bonne qu’il y a chez l’un et l’autre, et la tendresse sous la vocifération ou les jets d’acide.
    Le mot apocalypse signifie à la fois catastrophe et révélation. L’époque moderne, depuis les Lumières, la catastrophe révélatrice des révolutions, l’illusion romantique, la montée aux extrêmes des idéologies et leur déroute, est caractérisée à la fois par l’effondrement et les refondations simultanées, désastres et merveilles créatrices du terrible XXe siècle.
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    TB et MH, produits remarquables de celui-ci, sont à la fois des entrepreneurs de démolition, dans la lignée d’un Léon Bloy, et des hommes de bonne volonté porteurs de nouvelles énergies.
    Leur violence apparente se fonde sur une blessure à la fois intime et collective : blessure de l’Histoire avec une grande hache, et blessure personnelle aux occurrences distinctes. Et pour les deux : blessure éprouvée dans et par le langage lui-même, TB achoppant aux séquelles autrichiennes du langage nazi, et Michel Houellebecq à la novlangue de la société win-win.
    Ce qui distingue cependant, du moins en partie, les œuvres de TB et de MH et leur impact, tient à cela que le premier ressortit surtout au «monde d’avant», tandis que le second est à la bascule d’un monde passé et en devenir – d’ou peut-être sa mauvaise réception dans un certain milieu littéraire campant sur ses nostalgies.
    Dans une note bien insuffisante, mais significative des crispations et des énervements parisiens plus que de l’aveuglement pur, Pierre Assouline, dans son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature souvent passionnant au demeurant, condescend finalement, après trois pages où rien n’est dit du contenu détaillé de l’oeuvre de MH, à reconnaitre qu’ »au moins a-t-il le mérite de présenter un saisissant reflet des peurs, des fantasmes, des haines,des lâchetés, des dénis et du désarroi de la société française ». Or l’écho international, combien plus attentif et sérieux, suscité par les romans de Michel Houellebecq, prouve assez qu’il ne parle pas seulement de la «société française »...
    Michel Houellebecq est-il le Balzac de la France actuelle ? L’affirmer me semble très exagéré, même s’il y a des traits balzaciens dans le type d’observation et d’analyse de MH, dont le réalisme panique me semble en revanche tout à fait spécifique et propre à a société post-68.
    En lisant par exemple l’extraordinaire description des prisons où se retrouvent la faux prêtre Carlos Herrera (alias Colin-Vautrin) et Lucien de Rubempré, dans Spkendeurs et misères des courtisanes, puis celle du dédale architectural de Bercy dans lequel évoluent les protagonistes d’anéantir, on mesure à la fois la parenté et le décalage entre les deux auteurs, comme en comparant les retombées (atroces) du suicide de Lucien et celles (presque insignifiantes) de la pendaison d’Aurélien Raison. Autant dire qu’il, faut en revenir aux appréciations modulées par ce que Shakespeare appelait le degree, à savoir la mesure proportionnelle établie selon des échelles hiérarchiques...
    De la même façon, s’agissant du style de Michel Houellebecq, l’accusation portant sur son prétendu délabrement signale, au mieux, une juste réserve invoquant ce qu’on appelle la bonne littérature, mais le plus souvent un manque d’attention réelle, voire d’oreille musicale (alors qu’on a passé de Monteverdi à Schubert, et de Bartok au hard rock…) même si l’écriture de MH est de densité ou de beauté très variable selon qu’il compose des romans, bricole des poèmes volontairement boiteux, s’exprime sur des plateaux de télé, pose au mage ou se répand en interventions hasardeuses...
    Cela pour rappeler que la phrase «artiste» de Proust est inséparable de la société encore hiérarchisée dans laquelle a vécu l’écrivain le plus incroyablement «poreux» du XXe siècle, que la musique inouïe jusque, dans son chaos, de Céline, exprime son époque, et qu’en somme nous méritons Houellebecq jusque dans ses grimaces…

  • La bonne nouvelle, c’est que la terre explose avant la fin du monde...

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    Un film satirique déjanté au casting d’enfer (Meryl Streep en présidente des USA et Leonardo Di Caprio en astronome à chemise de coton à carreaux, Jennifer Lawrence en découvreuse de comète et Timothée Chalamet en skater angélique, notamment), intitulé Don’t look up et traitant de l’extinction de l’humanité avec une légèreté parfois un peu lourdingue mais un regard critique non moins acéré sur le monde actuel (politique, économique, médiatique, matérialiste ou transhumaniste), pétille ces jours au-dessus de la brume pandémique ou endémique, signé Netflix (pour la prod) et Adam McKay. À voir avant le Big Boum…
    Que diriez-vous si l’Autorité politique (un Alain Berset mondial) et sa Task Force d’experts scientifiques, vous annonçaient, en ces splendides journées de début d’année au ciel apparemment pur de toute pollution et de tout virus flottant, que les jours de notre terre « qui est parfois si jolie », comme disait le poète, sont comptés, ou plus précisément qu’avant trente jours toute vie animale ou végétale aura disparu de sa croûte après la percussion d’un astre fou d’un diamètre de 5 à 10 kilomètres lancé de là-haut vers notre ici-bas ?
    La question, qu’on pourrait rapporter à l’annonce, à chaque individu de tous les sexes, de sa mort prochaine, est celle qui plombe les 100 dernières pages assez déchirantes d’anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq, mais les deux points d’interrogation se conjuguent dans la formidable BD cinématographique que représente en somme Don’t look up d’Adam McKay, dont les cinémanes avertis se rappellent sûrement qu’il a déjà raconté « le casse du siècle » avec The Big short, en 2015.
     
    Le «problème» et sa gestion…
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    Lorsque l’éminent professeur d’astronomie Randall Mindy (alias Di Caprio) se pointe à la Maison-Blanche avec la jeune doctorante Kate Dibiaski (Jennifer Lawrence), la première lanceuse d’alerte, pour annoncer à la présidente Janie Orlean qu’ «on a un problème», selon l’expression en vogue dans les séries, et plus précisément qu’une comète se dirige droit sur la planète terre pour en bousiller les habitants, Meryl Streep, du haut de ses talons aiguilles, ne s’exclame pas « Oh my God ? », mais répond par une question : « Et qu’est-ce que ça va me coûter ? ». Il faut dire que le mi-mandat approche et que se prendre une comète dans les sondages n’est pas franchement une bonne nouvelle.
    Du moins le ton de l’affrontement entre Science et Politique est-il immédiatement donné, l’incrédulité de la présidente tenant aussi à la tenue vestimentaire flottante du Dr Mindy et à l’impétuosité alarmiste de la jeune Kate, et ce malgré la présence d’un général en uniforme et d’un représentant de la NASA.
    Pratiquement éconduit, le tandem scientifique décide d’alerter les médias (le boyfriend de Kate est journaliste) et se trouve «calé» dans le programme du soir de Feu sur l’info, émission d’impact national dont il partage la vedette avec une chanteuse hyper sexy qui vient de rompre avec son rappeur mais assure un max dans la promo de son nouveau tube virtuel.
    Quant à la terrible nouvelle annoncée par le beau Randall (qui tape tout de suite dans l’œil de la présentatrice blonde sur le retour d’âge) et une Kate réellement angoissée pour le genre humain : on la trouve originale quoique peu cool, vu qu'« ici on aime édulcorer les mauvaises nouvelles», et ladite Kate d’exploser, perdant toute crédibilité et se faisant ensuite flinguer par les réseaux sociaux déchaînés, au point d’être larguée par son boyfriend...
    Rebondissement cependant à la Maison-Blanche, où l’on a réfléchi, pensé que l’Amérique pouvait sauver la planète, et décidé qu’un Héros lancé dans une navette spatiale escorté d’une flotte de fusées tueuses de comètes pourrait redorer le blason de la nation, alors que, parallèlement, un certain Peter Isherwell (l’irrésistible Mark Rylance), prépare sa propre intervention à l’enseigne de son programme BASH de ponte mondial du numérique à visées transhumanistes, qui envisage de faire exploser l’astéroïde et d’en récolter, avec ses drones capteurs, les inestimables richesses de ses roches truffées de silicium et autres composants dont bénéficieront vos i-Phones de générations à venir – tout cela trop grossièrement résumé, s’agissant d’un film qui vaut surtout par la profusion de ses trouvailles comique, gorillages et parodies, clins d’yeux à n’en plus finir que le public américain saisira plius entièrement que nous autres - mais chaque abonné à Netflix n’est-il pas "in" à sa façon, qui a déjà vu la percutante série anglaise Black Mirror ?
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    Au pied du mur, du tragi-comique à la tendresse
     
    Lorsque le poète algérien Kateb Yacine, impatient de s’exprimer à propos de la tragédie vécue par son pays, s’en alla prendre conseil auprès de Bertolt Brecht, celui-ci lui répondit : écrivez une comédie ! Or bien plus qu’un paradoxe plus ou moins cynique, l’injonction du dramaturge allemand contenait un fond de sagesse dont l’humour des peuples, et particulièrement des peuples opprimés, témoigne depuis la nuit des temps et partout.
    C’est ainsi que, devant la pire situation imaginable, à savoir sa destruction collective imminente, ou la mort prochaine d’un individu particulier, notre espèce a pris, parfois, le parti d’en rire.
    Dans le cas de Dont’look up, le rire est évidemment «jaune», car tout de la situation, décrite à gros traits caricaturaux autant qu’à fines pointes faisant mouche, renvoie à une réalité que nous connaissons, catastrophique à bien des égards. Notre rire ne va donc pas sans malaise, et celui-ci est porteur de sens et vecteur de lucidité.
    Le sous-titre du film, «déni cosmique», se rapporte à de multiples situations actuelles, de la crise climatique à la pandémie, entre autres moments de l’histoire où nous n’aurons pas «voulu savoir». Entre les métaphores de la « danse sur le volcan » et de « la croisière s’amuse », la saga du déni devrait inciter au désabusement, mais en rire est peut-être plus sain…
    Ce qui est sûr en tout cas, si l’on s’efforce de prendre au sérieux le propos du film d’Adam McKay, et par exemple en focalisant son attention sur le personnage de la jeune Kate – qui incarne au plus haut point l’esprit de conséquence et l’honnêteté devant les faits établis – c’est que le rire déclenché par ce film n’a rien de gratuit.
    Et sil y a à rire, ne vous rassurez-pas : ce n’est pas qu’aux States: une heure avec l’immonde Cyril Hanouna et c’est notre monde aussi, le « déni cosmique » implique toutes les récupérations, la lutte contre le terrorisme devenant terreur d’Etat, tout le monde il est Charlie et si tu me dis que le ciel menace j’en fais un hashtag ou son contraire : mateleciel ou don't lookup.
    Le film a l’air de cogner genre karaté, mais regardez mieux : c’est du judo qui utilise le poids de l’autre pour lui faire toucher terre en douceur. Et suivez le regard de Kate: il est d’abord colère, folle rage face au déni de la Présidente, à l’imbécilité dilatoire des médias et à l’hystérie de masse des réseaux, puis elle « fait avec » comme au judo, et merde pour vous tant qu’à faire et les yeux au ciel avec le joli Yule: on s’envoie en l’air, après quoi ce sera, frères et sœur , une des scènes finales (il y en a une autre plus tard, délectable, où les transhumains goîtent aux délices ( !) d’une exoplanète édenique) que baigne une lumière adorablement douce où l’on se fait un dernier repas entre amis avec la bénédiction du Très haut invoqué par Timothée Chalamet – et ne croyez pas que c’est un blasphème !
    Pas plus que n’est obscène, à la fin d’anéantir de Michel Houellebecq, le dernier recours du couple principal à la baise d’amour, quand Paul, atteint d’une tumeur affreuse, exténué par les rayons et les chimios, bénit Prudence de le sucer et de le branler en prenant elle-même un pied géant dans un grand fondu enchaîné de tendresse - oui la comète et le cancer nous pendent au nez mais il nous reste, bordel, cette tendresse aux résonances (quasi) infinies...
     
    Adam McKay, Don’t look up, à voir sur Netflix.
    Michel Houellebecq, anéantir, Flammarion, 2002.

  • Pour tout dire (90)

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    Simenon le Russe
     
    À propos de la vraie nature du « père de Maigret », grand romancier appliquant à la lettre sa devise: « Comprendre et ne pas juger », et qui disait lui-même n'être pas de la même famille qu'un Balzac...
     
    Un double lieu commun, fondé sur une lecture superficielle, réduit tantôt Simenon à un auteur de romans policiers, et tantôt à un épigone actuel de Balzac. Il est vrai que Simenon créa le commissaire Maigret, d'ailleurs l'un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel il a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père, qu'il respectait profondément et dont il disait qu'il « aimait tout ».
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    Or, Maigret n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, et « les Maigret » ne constituent qu'une part de l'œuvre, où le génie du romancier se trouve un peu contraint par le canevas et les conventions du genre. La première série des Maigret, composée entre 1928 et 1931, marquait certes une progression de l'écrivain vers la littérature « pure », après une abondante production alimentaire de romans populaires de toutes les sortes, relevant de la fabrication, mais qui permirent au romancier d'acquérir son métier.
    Simenon lui-même considérait « les Maigret » comme des romans semi-littéraires. Au tournant de la trentaine, il se sentit assez maître de son instrument pour laisser de côté son « meneur de jeu » et ses intrigues, abordant alors ce qu'il appelle le « roman dur » ou le « roman de l'homme », avec Les fiançailles de Monsieur Hire. Par la suite, Simenon revint certes à Maigret de loin en loin, mais plutôt par jeu, tandis que se déployait une fresque romanesque prodigieusement vivante et variée, que sa dimension et la richesse de ses observations ont fait comparer à Balzac, auquel Simenon consacra d'ailleurs un très intéressant Portrait-souvenir.
    Dans les grandes largeurs, il est vrai que les deux écrivains sont comparables pour leur inépuisable empathie humaine et leur incroyable fécondité. Deux forçats de l'écriture. Deux grands vivants aussi. Deux nostalgiques de l'infini. Mais l'artisan Simenon est un tout autre « animal » littéraire que Balzac l'homme de lettres. Si Balzac est une sorte de Maître après Dieu convoquant comme le Roi-Soleil toute la société à son chevet, Simenon se contente d'endosser la peau de l'homme nu. Balzac peignait l'ancienne société française en train de se déglinguer. Simenon se met à l'écoute de pauvres destinées de partout. Balzac retrace des trajectoires sociales exemplaires, à Paris et en province. Simenon retrouve le même homme soudain visité par le Destin.
    Balzac est merveilleusement informé et intelligent, philosophe et poète, sociologue et pamphlétaire, moraliste et métaphysicien, idéologue réactionnaire aux étonnantes analyses prémarxistes. Simenon est tout instinct, toute sensibilité sensuelle, mais il se fiche des systèmes et des idées non incarnées. Ses intuitions n'en sont pas moins fulgurantes et pénétrante sa compréhension des hommes. Certains de ses romans sont certes balzaciens de tournure, comme Le bourgmestre de Furnes, tableau magistral d'une petite ville conquise par un parvenu de haut vol. Mais le noyau dur du roman, lié au drame personnel du maître de la ville (qui cache une fille débile qu'il chérit) est tout autre, nous rappelant plutôt les grands Russes, Dostoïevski et Tchekhov.
    Il y a chez Simenon, comme chez Dostoïevski, une connaissance du mal qui passe par la fascination. Dans Feux rouges par exemple, roman « américain », c'est le jeune Stève, qui s'ennuie un peu dans son couple, et que fascine le personnage de Sid Halligan, échappé de la prison de Sing-Sing et qui violera sa femme durant la même nuit. Comme Tchekhov, il y a du médecin humaniste chez Simenon, capable de comprendre la maladie autant que le malade. Dans la formidable Lettre à mon juge, il donne ainsi la parole à un médecin de famille, précisément, qui a étranglé la fille charmeuse qu'il aimait pour échapper à la routine que lui impose sa femme parfaite et sa mère doucement tyrannique. Parce qu'il a passé « de l'autre côté », ce médecin criminel est devenu d'une lucidité totale sur lui-même, mais aussi sur la justice des hommes et les mécanismes de la société. Or, le même personnage nous introduit à une dimension beaucoup plus profonde de l'univers de Simenon.
    Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train de la vie normale. Pas par révolte déclarée, existentielle, politique ou spirituelle: presque inconsciemment. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est l'échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes.
    Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'une pureté qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes.
    Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime réellement, le fils criminel essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton digne de Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal jusqu'au ventre, quelque chose, peut-être, que nous fixions, mon père et moi, ce soir où nous étions assis tous les deux au pied de la meule, les prunelles reflétant le ciel sans couleur. »
    A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus « purs » quittent alors le monde pour le « désert » du contemplatif, du mystique ou du saint. Dans l'univers foncièrement « neutre » de Simenon, qu'Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé dans un essai éclairant, ce sentiment du vide social stérile renvoie soudain à une autre sorte de « vide » dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu » de Pascal ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini « luit comme un brin de paille » dans les ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines du monde de Simenon.

  • Pour tout dire (89)

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    À propos de la sidérante beauté des Vivants d'Annie Dillard, l'anti-Trump absolu de la maison dans l'arbre. De la nécessité de passer d'une année à l'autre en marchant dans les bois ou le long des lacs. Que la fuite en avant peut être déjouée avant octobre 2017...


    Il y a des années que j'avais ce livre à portée de main, mais l'idée de me plonger dans la lecture de ses 738 pages ne s'est imposée à moi que ces derniers jours, lorsque la date de notre prochain voyage en Californie a été fixée par Lady L et Madame sa fille aînée, au 18 avril 2017.

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    Message clair de ma subconscience: c'est là un passage possible vers ta Garabagne américaine, et je poussai donc la porte, et je fus au jardin sauvage des premiers temps de la découverte du nouveau monde par les enfants humains à cheveux en broussailles et autres têtes d'Indiens.
    J'ai commencé de lire Les vivants au pieu, avant le lever du jour, et tout de suite j'en ai lu des phrases entières à Lady L. en train de pianoter sur l'écran de son smartphone, et cela me semblait aussi smart que les dernières nouvelles du monde: "Ada s'émerveillait de voir des rouge-gorges aussi gros que des canards, des feuilles de lierre grandes comme des assiettes, des feuilles d'érables aussi vastes que des plateaux "...

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    Ada, épouse de Rooney l’hirsute et mère de Clare le clair, porte encore au cœur la pierre froide de la mort du petit Charley, écrasé par la roue d'un des chariots qui ont porté les migrants sur trois mille kilomètres, jusqu'à cette côte forestière du lointain Ouest quasi nordique de ces abords de la frontière canadienne, où les pacifiques et industrieux Indiens Lummis se font régulièrement piller ou occire par les tribus descendues (armées par les Russes) de l'Alaska, et voilà ce que voit Ada: "C'était l'abrupt du monde, ou les arbres poussaient jusqu'aux pierres ".


    Le bras de mer qu'il y a là est celui du détroit de Puget, on voit là-bas des montagnes enneigées au-dessus du néant océanique, et Ada récite en silence :"Car nous sommes des étrangers devant toi, et des hôtes de passage, comme furent tous nos pères: nos jours terrestres ressemblent à une ombre et rien ne demeure". Et juste à ce moment passe un Indien à chapeau haut-de-forme dans une pirogue, dont le visage exprime "une subtile modestie".


    Le grand art est simplissime. Des mains nues de Lascaux ou Altamira aux doigts de rose de L'Iliade ou aux contemplations attentives du philosophe dans les bois, la ligne ne se brise pas ni ne se précipite.

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    Dans le premier livre qui l'a fait connaître , Pèlerinage à Tinker Creek, Annie Dillard continuait en somme l'attentive contemplation de Thoreau qui continuait lui-même la prière muette de la Première Personne voyant soudain, ce qui s'appelle voir, le bouvreuil pivoine ou le Colorado comme du haut du ciel quand le crépuscule flamboie à Derborence, et voici que le jeune Clare, mirifique adolescent, plus grand à quinze ans que tous les hommes et si mince qu'une poignée de pois secs lancée contre lui ne pourrait l'atteindre("lui-même disait qu'il prenait son bain dans le canon d'un fusil"), découvre un Indien mort dans un canoë coincé entre les branches d'un aulne, un rictus aux lèvres et les cheveux abritant un nid de souris.

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    La première intention de travail venue à Thoreau fut, on le sait, de créer et de commercialiser la meilleure sorte de crayon qui fût, puis il laissa tomber. Ensuite, son don prodigieux de calculer les distances et les intervalles en fit un arpenteur recherché. Mais sa vraie musique se ferait dans son Journal et ce qu'on dit son chef-d'œuvre, Walden, devenu le livre de chevet ou de chemin de kyrielles de jeunes filles et de jeunes gens purs, telle l'intense Annie dont la mère effrayée lui dit un jour qu'elle se demandait ce qu'on allait faire d'elle...

    Or que ferons nous de l'année 2017, sans attendre rien des célébrations grimacées d'un octobre de faux espoirs assassins ?
    Les vivants n'ont rien à attendre des sectateurs hideux du culte du dieu Dollar. Donald Trump plastronnera au barbecue de marshmallow, et les Indiens éternels se sentiront plus vifs que jamais sur leurs broncos célestes en voyant s'agiter là-bas ce pantin cousu d'or volé - et nous avons choisi notre camp.
    Notre Amérique nous attend au bord du fleuve et c'est tous les jours.

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    Tout à l'heure j'irai me royaumer par les bois ou le long du lac, mais à l'instant je lis ceci dans Les vivants: “Jeune homme, Clare déclarait volontiers qu’il adorait s’amuser. (...) Son visage était si allongé et anguleux, ses yeux si enfoncés dans leurs orbites et sa bouche si large qu’on disait qu’il ressemblait à Abraham Lincoln, les verrues en moins. (...) La génération de Clare fut la première à grandir parmi cette sauvagerie. Ainsi se croyait-il destiné à une gloire inéluctable, voué à un héroïsme encore mystérieux. On parlerait de lui, il allait accomplir de grandes choses, il allait secourir, conquérir, réussir. (...) Un hiver, il entreprit de lire des livres, un passe-temps qui devait ensuite l’occuper régulièrement, car la lecture le stimulait: il lut les essais de Carlyle, les pièces de Shakespeare et des récits de voyage”, etc.

  • Pour tout dire (88)

     

    dyn007_original_300_225_pjpeg_2535747_59bd5558f6885900abf24409cfe1adc5.jpgÀ propos du Journal berlinois (1973-1974) de Max Frisch et des Polonaises de Jacques Pilet. Comment j’ai failli foutre le feu à la forêt de la Désirade, avant de “circonscrire le sinistre” avec l’aide de Lady L., de prendre un bain nordique “au niveau du couple” et de découvrir L’Appartement de ma grand-mère d’Arnon Goldfinger...


    Le panopticon est ce lieu fictif d'où je poursuis sans discontinuer mes lectures du monde, dont j'emprunte le terme à ce poste d'observation qui permet au surveillant-chef, dans une prison, de voir tout son monde sans bouger. Le lecteur-chef que je ne suis guère (un tribunal militaire m’ayant d’ailleurs condamné pour refus de grader...), se sent plutôt veilleur que surveillant, et jamais, de ma vie, je n'ai eu la sensation physique d'être dans une prison , sauf en rêve dans le cauchemar classique de la cage de fer ou du boyau souterrain.

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    Dans son célèbre discours prononcé à Berne en présence de son collègue dramaturge Vaclav Havel devenu chef d'Etat, Friedrich Durrenmatt compare la Suisse à une prison sans barreaux dont les détenus feraient eux-mêmes office de gardiens. La métaphore est énorme et naturellement exagérée, mais elle dit quelque chose de vrai sur un pays dont les habitants des siècles passés furent souvent contraints à l’émigration, ce que leurs descendants ont tendance à oublier en se repliant sur eux-mêmes dans la crainte d'avoir à partager leur coin de paradis présumé ou leur cellule capitonnée de protégés privilégiés du Seigneur.

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    Dürrenmatt est cité dans le Journal que Max Frisch tint à Berlin au début des années 70 (1973-1974) comme exemple de l'écrivain totalement investi dans son travail alors que lui-même se sent “sans projet” et doute beaucoup de ses écrits du moment. À 62 ans, Frisch est pourtant connu dans le monde entier, ses livres "anciens" se vendent à des centaines de milliers d'exemplaires, et s'il a fui Zurich c'est qu'il en a assez d'être reconnu à tous les coins de rue; mais ça ne s'arrange pas à Berlin où le pharmacien et le banquier, le marchand de lampes ou l'apprenti tapissier ont tous lu l'un ou l'autre de ses livres, ce qui lui fait naturellement plaisir ("Je suis heureux de voir où vont mes livres") même s'il remarque que, peut-être, la non-reconnaissance le stimulerait plus que cette gloire qu'il n'est pas sûr de mériter; et le voici constater que le vol de sa machine à écrire lui serait plus dommageable que celui de sa Jaguar à 38.000 francs...
    À Berlin, Frisch pense assez peu à son pays, mais ses observations sont d'une espèce d'honnêteté méticuleuse qu'on pourrait dire typiquement suisse, et la préparation de son fameux Livret de service l'y ramène, entre un aller-retour nécessité par la remise d'un prix littéraire et la réponse hautaine d'un conseiller fédéral a une lettre ouverte d'écrivains critiquant la politique d'asile de la Confédération, sur fond de polémique où lui-même est qualifié d'écrivain-devenu-riche et même propriétaire d’une “villa au Tessin”...

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    Les pages les plus étonnantes du Journal de Frisch ne sont pas celles où il parle des grandes questions politiques du moment mais plutôt celles qui touchent à sa perception de la réalité quotidienne, du sort des jeunes Allemands de Berlin-Est (qui croient à l’époque qu'ils n'en sortiront jamais) à la façon de vivre avec ses nouveaux meubles ou avec ses amis. À ce propos , l'épisode lié à la fin de son amitié avec Alfred Andersch, autre écrivain célèbre qui habite dans le même village tessinois que lui, est à la fois savoureux et indicatif d'une situation à éviter. Deux grands littérateurs risquant de se croiser tous les matins à la boulangerie ou à la poste de Berzona ? Aber nein !


    On le sait aussi: le Journal de Frisch, même dans ses pages intimes, n'a rien du "cher Journal" des diaristes plus ou moins innocents ou candides: c'est un objet littéraire très construit, jusque dans ses ellipses parfois plus éloquentes qu'un long déballage . Exemple:"Parfois je m'étonne à l'idée d'avoir bientôt 62 ans. Aucune sensation corporelle. Je ne sens pas que d'ici quelques années ce sera la fin. Comme lorsqu'on jette un coup d'œil à sa montre: il est déjà si tard ?"


    Il n'est pas encore "si tard”, en revanche pour le narrateur de Polonaises, premier roman de Jacques Pilet, journaliste de renom et (ex) patron de presse qui a choisi la fiction pour évoquer un pays qu’il connaît bien et dont il a commenté l'inquiétante évolution dans ses récents éditos de L'Hebdo.
    Or le type en question, conseiller juridique dans une banque zurichoise, entre deux âges et divorcé d'une Juive américaine, possible lecteur de Frisch comme Pilet doit l'être à coup sûr, offre immédiatement à l'auteur une liberté de regard, de sensation et de sentiment, d'intime présence et de curiosité flottante dont le journaliste, si brillant fût-il, ne dispose jamais.


    Sans faire de littérature au sens affecté de l'expression, Jacques Pilet parvient cependant rapidement à concevoir un espace romanesque crédible et intéressant, avec des personnages finement dessinés et des points de vue différenciés sur le monde actuel, ou plus précisément sur la Pologne d'après la chute du rideau de fer, sans que l'aperçu tourne au reportage ou à l'exposé politique.
    Cela étant, passant d'Ischia (un salamalec à la mémoire de Visconti dont vous voyez la villa sur la hauteur) au Monte Cassino, ou l'emmène la Polonaise Karola dont il partagera la couche le temps d'une première nuit point trop romantique, le narrateur découvre la réalité historique de la participation des Polonais de l'armée Anders à la libération de l’Italie aux cotés des Alliés, qui impose un brin d'explication à l’auteur. Dans la foulée, celui-ci distille les notations comme les touches d'un tableau à la fois clair et vivant, phrases courtes et séquences bien distribuées dans le temps des personnages.
    Je suis allé en Pologne une première fois en 1966, et mes souvenirs de tel cabaret souterrain de Cracovie, de la fantomatique usine à tuer d'Auschwitz ou d'un stade rassemblant la jeunesse socialiste pour manifester contre la guerre au Vietnam, me restent en noir et blanc, mais illico j'avais remarqué le ton résolu des jeunes filles dans leur réclamation de plus de liberté.

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    Quand j'y suis retourné en 1984, pour une grande exposition consacrée au peintre Joseph Czapski (ancien officier de l'armée Anders, soit dit en passant) des couleurs plus clinquantes avaient fait leur apparition avec les boutiques de Cardin et les espérances liées à l'après-communisme. Or je retrouve, dans le roman (dont je n'ai lu jusque-là que les deux premiers chapitres) de Jacques Pilet, les traces de ce noir et blanc autant que les couleurs plus ou moins criardes de la nouvelle société polonaise dont j’ai effleuré la réalité plus récente au printemps dernier pour l’inauguration du musée Czapski de Cracovie.

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    J'en étais là de mes notes sur les deux livres de Max Frisch et Jacques Pilet quand j'ai vu de la fumée s'élever d'un tas de feuilles mortes jouxtant la terrasse de la Désirade, sous les premiers arbres de la forêt.
    "Le con !" me suis-je alors exclamé en me rappelant que je venais de balancer là-bas un plein seau de cendres encore tièdes de la cheminée, et me voici sauter sur un des trois extincteurs de la maison après avoir constaté que le tuyau d'arrosage récemment acquis pour le remplissage de notre nouveau bain nordique était trop court, et Lady L. de rappliquer en boitant sur sa jambe à peine remise de sa fracture, et les putains de flammes de s'élever du tas, et moi de courir au deuxième extincteur après avoir vidé le premier sans "circonscrire le sinistre", selon l'expression consacrée par les journaux, et l'eau sous pression du second extincteur de nous donner un peu de répit sans empêcher le fond du brasier de progresser, et ma bonne amie de trouver l'embout du tuyau d'arrosage permettant un jet à distance - ouf le louf ça finira par finir, et ça finit en effet, et nous aurons, au niveau du couple, fait œuvre pompière en moins de quinze minutes, évitant un feu de forêt qui se serait communiqué bientôt au chalet isolé sur sa hauteur, cramant 20.000 livres et une centaine de tableaux, mes 266 précieux carnets aquarelles en voie de transfert aux Archives littéraires de Berne, sans compter les innocentes bêtes de la forêt, etc.

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    Combien de lignes Max Frisch aurait il consacré à cet incident domestique virtuellement fauteur de désastre environnemental ? Je me le suis demandé après avoir retrouvé mon souffle - nous avons provoqué un feu de forêt en notre adolescence de sauvageons, dans notre quartier des hauts de Lausanne, et une vieille angoisse a ressurgi de ce souvenir avec son stress d'enfer - et l'eau chaude de notre bain nordique, trois heures plus tard, nous a fait oublier cette terreur momentanée.
    Enfin le soir, autre partage au niveau du couple: Lady L. a attiré mon attention sur un docu israélien qu'elle était en train de visionner sur son laptop, et que j'ai regardé à mon tour en me connectant au site de la télé romande affichant "plus qu'un jour en ligne"...

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    Et c'était reparti pour un nouvel épisode d’un Travail de Mémoire me ramenant au Berlin de Max Frisch et à la guerre mondiale évoquée par Jacques Pilet dans Polonaises, à suivre l'enquête têtue d'Arnon Goldfinger, dans L'appartement de ma grand-mère, sur l'incompréhensible amitié liant le couple de ses grands-parents juifs allemands à un autre couple dont le conjoint, le baron Leopoold von Mildenstein, fut l'un des pontes du ministère de l'intérieur nazi , aux ordres de Goebbels et supérieur d'un certain Eichmann, recyclé après la guerre à la direction de la firme Coca-Cola et resté en relations cordiales avec les aïeux du jeune Israélien...


    À préciser alors qu’en leurs belles années d’avant-guerre, les deux couples avaient voyagé ensemble en Palestine où le baron journaliste et pro-sioniste avait vu la terre d’accueil idéale de ces Juifs si encombrants en Allemagne...

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    Le Journal berlinois de Max Frisch relate les divers aléas de l’amitié de l'écrivain avec Günter Grass, suréminente figure de l'intelligentsia allemande, voire européenne, dont on se rappelle la soudaine disgrâce médiatique liée à son passé de jeune soldat de la Wehrmacht, exhumé de façon aussi peu glorieuse que lui-même l'avait caché.
    Mais à la fin qui sommes-nous pour en juger ? C'est la question qui se pose à la fin du très troublant documentaire d'Arnon Goldfinger, quand celui-ci produit, à la fille du baron von Mildenstein, les documents prouvant que son père fut bel et bien une éminence grise du pouvoir nazi, à la fois impliqué dans la solution finale et pro-sioniste, blanchi et recyclé dans la nouvelle société qui nous a vu naître, etc.

  • Pour tout dire (87)

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    À propos de la filiation et de l'avenir des bâtards, dans la vision de Shakespeare relancée par le dernier essai de Peter Sloterdijk. Sur le bourreau Sanson coupant la tête de son ancien employeur royal et sur Napoleon à son propre sacre. Sur les tenants guerriers et les aboutissants du mouvement Dada, et sur la récupération mercantile de l’avant-garde contemporaine.

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    Le dernier essai du penseur allemand Peter Sloterdijk, Après nous le déluge, s'ouvre sur une citation du Roi Lear de Shakespeare qui introduit une réflexion saisissante sur les ruptures de filiation historiques telles que la Révolution française, l'auto-sacre de Napoleon, la Première Guerre mondiale, la fondation du mouvement artistique Dada et l'avènement du communisme: "I grow, I prosper, now, gods, stand up for bastards !"
    Le bâtard, autant que le traître ou l'usurpateur, est une figure négative centrale de l'univers shakespearien et du monde dans lequel nous nous agitons depuis la fin d'un présumé Âge d'or: il marque la rupture d'une filiation et d'une légitimité - réelles ou prétendues telles en invoquant la divinité pour faire bon poids, etc.
    Les années Shakespeare de la bascule entre deux siècles, deux règnes et deux religions, font figure d'âge d'or théâtral avec d'immenses salles pleines de tous les publics et des pièces dont beaucoup font office de commentaires de l'actualité politique proche ou lointaine. Les rois s'étripent et les lignées s'emmêlent, mais l'on parle légitimité ou trahison avec l'assurance implicite qu'un ordre supérieur surplombe le désordre.

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    Shakespeare est ferré en matière de droit et ses pièces historiques, autant que ses tragédies, révèlent une pensée politique cohérente. La question de la légitimité et le dépassement de la violence par l'instauration d'un droit justifié et d'un ordre garant de paix ne sont pas traités par lui comme des thèmes abstraits mais s'ancrent dans la tragédie contemporaine et la mémoire des bons ou mauvais gouvernements antiques ou plus récents.
    La légitimité de Shakespeare lui-même , en tant qu'auteur de pièces extraordinairement informées de tout et brassant une langue d'une prodigieuse vitalité, du plus savant au plus trivial, a nourri toutes les suspicions, surtout académiques, et plus précisément oxfordiennes, au motif qu'un type issu de la classe moyenne, sans titre de noblesse ni diplôme académique, ne pouvait avoir conçu une oeuvre si magistrale et qu'il y avait donc de l'imposteur sous roche s'appropriant les pièces de quelque grand seigneur.


    Or une voix constitue le noyau de cette œuvre, reconnaissable et non comparable, et une vision du monde, certes multiple et même kaléidoscopique, mais tenue ensemble par une intelligence poétique fondée en unité, qui excluent l'hypothèse d'un grand littérateur à la Francis Bacon (hypothèse de certains) qui n'aurait pas pratiqué lui-même les planches et joué son rôle à tous les étages de la société, éventuel amant d'un prince et souvent absent de la maison...
    Les puritains ont mis fin à l'immense brassage du théâtre élisabéthain et jacobéen dont quelques auteurs seulement ont survécu, un vrai miracle fondant la transmission des 37 pièces du Barde dont le quatre centième anniversaire tombait en mars dernier.

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    Ce thème de la transmission est d’ailleurs l'une des lignes de force de l'essai de Sloterdijk, dont la première partie est consacrée à une série de Leçons d'histoire à la fois originales et très éclairantes sur les grands moments de rupture ou de césure, à commencer ici par l'exclamation symbolique d'une roturière du nom peu royal de Jeanne-Antoinette Poisson, devenue dame de Pompadour et réalisant le rêve de toute midinette avant qu'un certain bourreau du nom de Sanson, d'abord fonctionnaire royal, ne coupe la tête de son propre roi au nom d'une nouvelle légitimité: Après nous le déluge...
    L’épos napoléonien sort de nulle part et va dans le mur du temps, si l'on peut dire en raccourci, mais cet usurpateur de droit divin recyclé, figure shakespearienne à sa façon, va plus loin que quiconque en s'auto-sacrant avec l'aval d'un pape acquis de justesse, alors que pour la filiation légitime ce sera trop demander; et des empires survivants, peut-être plus légitimes mais non moins délétères, naîtra cette Grande Guerre consommant le chaos d'une Histoire sortie de ses gonds - pour citer Shakespeare une fois de plus.
    Le récit de la naissance, dans un Café zurichois, du mouvement Dada, complaisamment célèbré cette années par ceux qui n'en ont évalué ni le sens ni les limites, est un grand moment, par Sloterdijk, de "relecture" de l'histoire des idées et des expressions artistiques du XXe siècle, avec un zoom significatif sur la fin pathétique de ce mouvement tiraillé entre auto-dérision, nihilisme et pacifisme, avant la grande récupération mercantile des avant-gardes devenues répétition de l'insignifiant.
    "Les vrais problèmes de vrais philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent la vie " écrivait Paul Valéry dans ses Mauvaises pensées, où l'exercice enfantin de la pensée interrogative est revalorisé au dam des pédants titrés et des faiseurs de systèmes clos.

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    Il y a dans les pièces de Shakespeare un sage, issu du peuple comme le merveilleux Dogberry de Beaucoup de bruit pour rien, type du gardien de la paix loyal et débonnaire à la fois, ou plus élevé dans la hiérarchie sociale, comme l'Ulysse de Troilus et Cressida, qu'on pourrait dire le médiateur de la pacification également représenté par la mère de Coriolan.
    Une réflexion saine sur la démocratie actuelle, trahie par ceux qui s'en réclament pour en profiter à l'enseigne des nouvelles ploutocraties, devrait passer par la lecture de ceux qui "tourmentent et gênent la vie" en empêcheurs de tourner en rond, à savoir les poètes à la Shakespeare ou les artistes de la pensée à la Sloterdijk...

  • Pour tout dire (86)

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    À propos de tout ce qu'on ignore de Shakespeare et de ce que ça nous apprend. De la comédie des spécialistes et des détectives sauvages à la Bill Bryson. Du regard panoptique de Roberto Bolańo et de l’approche la plus pénétrante, signée René Girard.


    Il n'est probablement pas d'auteur au monde qui soit aussi connu que Shakespeare et dont on sache si peu de la personne réelle, à part Homère évidemment dont la figure mythique se confond avec celle des dieux ou demi-dieux antiques même si ses personnages inspirent encore une kyrielle de metteurs en scène plus ou moins stars et de jeux vidéo plus ou moins top.

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    Aucun spécialiste actuel n'aurait pourtant l'idée d'enquêter sur les préférences sexuelles du poète aux doigts de roses, comme s'il y avait prescription, alors que des bataillons de shakespeariens continuent de se chamailler à propos de l'identité réelle du destinataire des 126 premiers Sonnets qui feraient du chantre de l'amour hétéro un non moins éminent fondateur de la poésie gay, sans parler des innombrables questions relatives à son père John et à sa mère, aux sentiments qu'il éprouva pour son épouse ou pour son fils Hamnet (sic), aux royalties qu'il touchait sur ses pièces ( en principe du 6 %) et à la vraie raison qui le poussa à fuir Stratford en son jeune âge,etc.


    En notre époque de muflerie généralisée faisant fi de toute privacy, où tout un chacun s'improvise paparazzo, la seule idée qu'un auteur de génie n'ait pas de profil, comme on le dit sur Facebook, qui nous permette de l'identifier à un réac antisémite ou à un humaniste transgenre, a un visionnaire post-colonial avant la lettre ou à un imposteur se la jouant troll d'avant La Toile, semble à beaucoup intolérable.
    Or si nous ignorons tout de nombreuses périodes de la vie du Barde, nous apprenons énormément de choses sur nous-même en lisant les 37 pièces qui lui sont attribuées et qu'il a parfois écrites avec d'autres mains ou en pratiquant beaucoup le sampling d'époque consistant à relooker un canevas vieilli en fonction de la demande du moment et de sa fantaisie personnelle. On voit en outre la gradation des oeuvres, des comédies aux tragédies: le Shakespeare de Comme il vous plaira diffère du dramaturge sponsorisé par le roi Jacques, et ça nous en apprend autant sur l'âge du capitaine que sur l'époque. Or l’époque compte autant, chez Shakespeare et ses nombreux confrères élisabéthains plus ou moins tombés dans l’oubli, que l’individu William en son vécu personnel - comme on dit.

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    Le spécialisme ès Shakespeare est à la fois une discipline universitaire en soi, un sacerdoce ou une sorte de folie plus ou moins furieuse, selon les cas. La seule bibliothèque du Congrès de Washington possède quelque 7000 volumes consacrés à Shakespeare par autant de sourcilleux chercheurs, qui ont recensé 138 198 virgules dans ses écrits, 2259 occurrences du concept d'amour (contre 183 du concept de haine), pour un total de 884 647 mots répartis en 31 959 répliques et 118 406 lignes. Or on sait que le Barde n'a laissé que 14 mots de sa main...

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    Pour ma part, je n'ai rien appris de décisif en lisant la thèse d'un chercheur estonien d'origine malgache consacrée à L'entropie linguistique et informationnelle dans Othello, alors que le gai savoir dispensé par Bill Bryson dans son Antibiographie m'a non seulement été utile mais aussi agréable. Il me semble utile en effet de rappeler quels furent les codes vestimentaire ou alimentaires au temps d'Elisabeth the Firth où l'importation de la soie et la distribution du satin relevaient d'un contrôle économique royal, alors qu'avant Henri VIII , donc avant la rupture d'avec Rome, manger de la viande un vendredi était passible de pendaison. Est-il important de savoir qu'au temps où John Shakespeare, père du Big Will, qui fut amendé d'un shilling pour avoir laissé un tas de fumier devant sa porte, le fait de ne pas tenir ses canards à l'écart de la rue était également amendable ? Certes, autant que l'est l'inventaire effrayant des maladies du tournant de siècle dont la "sueur anglaise ", dite aussi “mal sans effroi”, vous tombait dessus le matin et vous faisait défunte le même soir.

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    Faire profession de foi catholique trop bruyamment, sous le règne d'Elisabeth, pouvait vous valoir d'être évisceré en public sans anesthésie, comme le subit le jeune Anthony Babington, par ailleurs soupçonné de complot régicide, mais cette effroyable époque avait d'autres bons côtés, comme toujours n'est-ce pas, et les comédies du Barde n’en finissent pas de l’illustrer avec une verve peu répandue chez les névrosés du XXIe siècle que nous sommes peu ou prou.

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    Les spécialistes manquent souvent d'imagination ou de vista panoptique, mais surtout les aveugle leur état même de spécialistes accrochés à leur sujet comme le goître à son goitreux. Dans le premier des cinq livres constituant le monumental roman-gigogne intitulé 2666 et paru après sa mort, Roberto Bolano, sous le titre de La partie des critiques, évoque quatre d’entre eux, de quatre nationalités différentes et réputés dans le monde entier pour leurs travaux sur l’oeuvre du plus grand auteur vivant de la planète - l’Allemand Archimboldo -, qui courent de séminaire en colloque et de communications en congrès, traquant par ailleurs l’invisible auteur, sans qu’on sache rien de précis de celui-ci ni moins encore du contenu de ses oeuvres, dont il n’est jamais question.


    Inutile de dire qu’un même roman pourrait s’écrire sur les spécialistes de Shakespeare et leurs innombrables intrigues universitaires ou médiatiques, leurs love stories personnelles amorcées à Cambridge et relancées à Osaka ou en Floride, au gré des tournées de tel théâtre académique, sans qu’on apprenne rien non plus de décisif sur les pièces de Shakespeare abordée sous l’angle des Maux d’oreille et pulsions de meurtre dans Hamlet ou traitant de la question de savoir s’il est exclu de penser que Shakespeare ait été une femme ou le fils morganatique d’une reine.


    Si le mérite de Bill Bryson, dans son antibiographie, est de s’en tenir très précisément au peu qu’on sait de la biographie du Barde, qui contraste évidemment avec tout ce qu’on sait de son entourage, qui renvoie aux pièces, lesquelles complètent le tableau, l’approche d’un René Girard, qui me semble l’un des meilleurs analystes du contenu de l’oeuvre sous l’angle d’une critique de nature à la fois anthropologique et littéraire, est évidemment tout autre et peut faire fi de toutes les questions anecdotiques se rapportant à la vie du Barde, pour se concentrer sur sa pensée et ses découvertes en matière de psychologie humaine ou de mécanismes sociaux et politiques.

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    À cet égard, et même si sa lecture des manifestations du mimétisme (selon lui fondamental dans la vision de Shakespeare lui-même) tend parfois au système voire à la réduction conceptuelle, la pénétration de son regard de lecteur, la qualité de son écoute et ses ressources de bon sens et d’humour restent inappréciables tout en laissant, au lecteur-spectateur, pleine liberté de juger, c’est le cas de dire, sur pièce...


    Bill Bryson, Shakespeare, antibiographie. Poche.
    René Girard. Les feux de l’envie. Grasset.
    Roberto Bolaño. 2666. Folio Gallimard.

     

  • Pour tout dire (83)

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    À propos de l'espérance en temps de cata annoncée. Ce que documente le film Demain sur des gens qui se bougent de par le monde. Que les bons sentiments nous sauverons des pavés de l'enfer du laisser-faire, du pillage des ressources terrestres et du cynisme.

    Il fait ce matin un brouillard à couper au couteau, visibilité nulle mais je navigue à l'étoile espérance en attendant l’embellie avec la vieille conviction juvénile que tout peut changer - et je ne suis pas seul.
    Ils sont en effet des milliers, des millions même, de par le monde, qui continuent de vivre et d'agir avec la même conviction que la rupture entre hier et maintenant n'est pas plus fatale qu'entre ce à quoi j'aspire ce matin en semant ce que j'ai à semer et ce qui poussera et fleurira demain.

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    Demain est un film de jeunes gens inquiets de constater que le monde dans lequel nous vivons est promis à la cata dans un bref avenir si nous laissons faire ceux qui le dirigent pour leur seul profit à court terme. Demain résulte du sentiment général, confus mais lancinant, que cela ne peut pas continuer.

     
    C'est de ce constat d'époque que partait le précédent essai du penseur allemand Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie, et c'est à la question quasi mythique aujourd'hui du Que faire ? - titre d'un roman de Tchernychevsky, paru à la fin du XIXe siècle et qui enflamma la jeunesse russe, préludant aux réponses d'un certain Lénine -, que le même Sloterdijk achoppe aujourd'hui avec son nouveau livre, prodigieux d'intelligence éclairante dans la masse touffue des savoirs, sous le titre non moins significatif d'Après nous le déluge.

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    Les jeunes enquêteurs du documentaire Demain récusent absolument cette formule hideuse de profiteurs égoïstes qui ne pensent qu'à piller les ressources de la planète sans considération de la survie de celle-ci.

     

    Or ce souci n'est pas d'hier. Je me rappelle plus précisément qu'au début des années 7o nous lancions, à l'enseigne du magazine dominical de La Tribune de Lausanne, une serie thématique intitulée S.O.S survie, dont l'un des premiers "lanceurs d'alerte, selon l'expression actuelle, était le biologiste et naturaliste visionnaire Jean Dorst, auteur d'un ouvrage prophétique paru en 1965 sous ce titre lui aussi bien explicite: Avant que nature meure, pour une écologie politique, faisant suite au Printemps silencieux.

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    À l'enseigne de cette série amorcée, notamment, par le procès des pesticides , j'ai eu l'occasion d'amorcer, piètre étudiant de la fac de lettres de Lausanne dont l'enseignement m'avait paru aussi terne que réducteur en ses débuts de pseudo-scientificité structuraliste ou siciologisante, ma fréquentation d'une université buissonnière de mon seul cru, avec moult lectures non académiques et autant de rencontres marquantes pour un jean-foutre dans la vingtaine - ainsi du moins devaient en juger mes anciens prof de lettres -, du polémologue Gaston Bouthoul évoquant les risques mortels pour l'espèce d'une démographie folle, ou du sociologue Edgar Morin devenu l'un des plus fins analystes de la complexité du monde, du physicien polémiste Leprince-Ringuet scrutant Le grand merdier, de l'africaniste Georges Balandier ou du commandant Cousteau, notamment.

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    L'expérience journalistique reste le plus souvent superficielle, mais je lui reconnais aujourd'hui l'inappréciable mérite d'avoir entretenu ma porosité à tous les aspects du vivant, de m’avoir ouvert à peu près toutes les portes et de m'exercer à un langage à peu près compréhensible sans atrophier ma poétique personnelle.
    Et voici que la session 2016 de mon université buissonnière s'achève avec la traversée intégrale des pièces de Shakespeare, un séminaire américain consacré à Dave Eggers et sa fresque d'une sorte de dictature numérique, dans Le cercle, le visionnement dans notre ciné club virtuel du film documentaire Demain et la reprise, en atelier séparé, d'une autre série consacrée à la peinture (acrylique et huile alternes) du cliché par excellence que figure en Suisse le Cervin, ces jours tout bleu.

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    Là traversée du monde actuel par les jeunes enquêteurs du film Demain est réellement intéressante et non moins encourageante à de multiples égards. Je craignais un peu les hymnes positifs façon New Age ou babas trop cools, mais passer des nouveau jardins communautaires cultivés sur les friches industrielles de Detroit aux exposés lucides d'alter-spécialistes à la Jeremy Rifkin, ou de multiples initiatives en rupture douce avec la brutalité des prétendus monopoles agro-alimentaires, à la prise en charge des citoyens par eux-mêmes dont les Islandais se sont fait champions contre la collusion des banques et des politiques, est bien plus qu'une leçon lénifiante d'idéalisme hors sol: c'est notre avenir.

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    L'avenir est notre affaire, affirmait Denis de Rougemont dans un livre datant de la fin des années 70, et je me rappelle que l'auteur inspiré de L'Amour et l'Occident, que Malraux considérait comme l'un des hommes les plus intelligents qu'il eût rencontrés, me dit, à propos d'un entretien qu'il m'avait accordé à propos du terrorisme de l'époque, que l'Europe serait celle des cultures ou ne serait pas, et quarante ans après la question que je lui avais alors posé me revient: mais quelle culture ? C'était l'époque des derniers feux de la culture des maisons lancées par Malraux , précisément, dans la tournure prise sous Jack Lang, je revenais du festival de théâtre de Nancy et le méli-mélo de la culture en voie de nivellement par la masse et l'argent s'annonçait pour le pire. Inutile de préciser ce n’était pas de ce sous-produit de consommation que parlait Denis de Rougemont.

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    Or il n'est guère question de cette question, à mon sens fondamentale, dans le film Demain, sinon dans sa partie consacrée à l'éducation , mais on pourrait dire aussi que ce qu'on relègue aujourd'hui dans les rubriques dites culturelles, évoquant de plus en plus un zapping de surface, relève moins de la culture que tous les aspects de la mutation des pratiques de survie documentées par le film Demain et que tout se tiendra en réapprenant à lire.

     

    De mon côté je me passe les 37 pièces de Shakespeare tandis que le brouillard se dissipe. J'essaie de rester attentif à la jeune littérature et au jeune cinéma en train de se faire et je me dis: peut vraiment mieux faire. Mais il y faudra du temps et l'obscure obstination de chacun, à l'écart de la meute hurlante.

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    Tu dois changer ta vie, dit Peter Sloterdijk. Tout peut changer, renchérit Naomi Klein dont ne parle pas le film Demain et qui fait cependant partie, elle aussi de la nébuleuse des lucides et des sensibles enragés à ne pas laisser faire les prédateurs. Jean Ziegler entrevoit pour sa part d’autres Chemins d'espérance et Jean-Claude Guillebaud nous fait dire qu'Une autre vie est possible.


    Tu dois, il faut, il ne faut pas, ils ne doivent plus: ce pourrait n’être que words, words, words, et voici qu'un nouveau jour se lève et que c'est dimanche. Alors on se bouge à La Désirade: Je me lève à l’instant où Lady L. se couche en Californie, où elle se royaume ces jours avec nos enfants dont on espère qu’ils changeront le monde...

     

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  • Pour tout dire (82)

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    À propos de l'auberge espagnole shakespearienne et des multiples entrées du Globe. L'éclatant fronton de Denis Podalydès et la dégaine de tartare du Macbeth d'Orson Welles. La chape des puritains et le recyclage du politiquement correct.


    Lire Shakespeare, à tous les sens du terme, autrement dit en déchiffrer les 37 pièces et les monter aussitôt imaginairement ou en 3D si l'on est Peter Brook, relève d'une expérience vitale qui échappe à toutes les écoles et tous les snobismes, à toute revendication nationale ou toute récupération politique ou idéologique, étant entendu (dixit Peter Brook lui-même) que le Barde déploie "une réalité faisant concurrence à notre réalité ", non pas en proposant un point de vue sur le monde mais en nous ouvrant un monde en lequel on voit mieux jusqu'à la plus impénétrable obscurité du monde, évoquée par une poésie à multiples voix.

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    Un acteur français peut-il comprendre cela ? Certes il le peut aussi bien qu'un savetier japonais ou qu'un pêcheur norvégien ou qu'une pharmacienne sarde: la preuve rutilante en est donnée par l'inapprecuable commentaire du comédien-auteur-lecteur Denis Podalydes, dont l'introduction au mirifique Album de la Pléiade paru en mars 2016, donc pile 400 ans et quelques minutes après la mort probablement certaine de Shakespeare, est à citer texto: "La lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen que seules permettent les très grandes œuvres. On y fait l'expérience de l'Histoire, du temps et de la diversité humaine, dans le sentiment exaltant de reconnaître l'un ou l'autre d'entre nous, soi-même enfin, d'exister et de se mouvoir dans une réalité objective dotée de toutes les contradictions, tant la vie de ces personnages, rois, princes, clowns, paysans, soldats, bourgeois, esprits, créatures mythologiques, hommes et femmes formant la plus hétéroclite des populations, nous point, nous déborde, nous bouleverse, nous emporte. Au détour d'une scène ou d'une réplique, à la Cour, sur un champ de bataille, dans une taverne, au Danemark, en Ecosse ou à Venise, dans la forêt d'Ardenne ou dans une île imaginaire, nous sommes saisis par un détail, une image, un trait qui ont à la fois la saveur immédiate du réel et là subtilité immatérielle de la poésie ".

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    C'est entendu: tout le monde aujourd'hui à une opinion et se croit obligé de la produire illico sur Twitter. Mais une opinion n'engage à rien sans examen patient et précis de l'objet. Parler de Shakespeare ou de Proust fait peut être chic dans les salons ou les réseaux sociaux qui en sont un nouvel avatar plus chaotique, mais cela n'a pas plus de sens que de n'en rien savoir et le dire tranquillement vu qu'on a déjà sa vie à vivre. Or Shakespeare est précisément la vie qu'on est en train de vivre ou plus exactement le miroir à la fois externe et intérieur que nous traînons depuis toujours le long de notre bonhomme de temps, de notre enfance ultrasensible et jusqu'à notre mort tout à l'heure.
    Tolstoi à proféré l'opinion la plus stupide, même pas digne d'un perroquet numérique, en affirmant qu'il donnerait tout Shakespeare pour une paire de bottes nécessaire à un moujik va- nu-pieds. C'est dire que le cher comte ignorait que les gueux qui assistaient à Londres aux spectacles gratuits des scènes ouvertes construites à côté des bordels et parfois avec passages communicants, comprenaient Shakespeare sans avoir appris le russe.

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    Ainsi que le rappelle encore Denis Podalydès dans cet indispensable Album, l'histoire des théâtres construits dans les quartiers populaires, au temps de Shakespeare & ci, est indissolublement liée à une production d'époque florissante, en concurrence-opposition directe avec l'Université et l'Eglise, et s'explique autant alors le pseudo mystère de l'immense savoir humain et juridique, moral ou politique, littéraire ou théâtral (au sens de l'artisanat) de Shakespeare, et son succès phénoménal d'auteur bientôt capable d'offrir à ses enfants des play stations dernier cri.


    Dans la version d'Orson Welles, Macbeth à la dégaine d'un cavalier tartare et le film semble russe à outrance, mais l'essentiel est là, contrairement à ce qu'ont prétendu les philistins américains ou français à la sortie de ce film "maudit" , et l'essentiel n'est pas moins totalement ressaisi par Akira Kurosawa dans Le château de l'araignée.

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    La réception de Shakespeare selon les époques en dit plus long sur celles-ci que sur celui-là. Je ne dirai pas que je donnerai tout le puritanisme anglais pour une pièce de Shakespeare, pas plus que celui-ci n'est anticlérical au sens des nouveaux réducteurs de têtes, mais le fait est qu'une terrible chape a pesé sur cette œuvre à mes yeux vitale et même "sainte" en sa profonde bonté, comme le calvinisme en nos régions, avec l'appui massif du Pasteur et du Pion, a congelé les imaginations et surveillé les conduites publiques et privées jusqu'à brûler des corps et traiter des âmes à l'électrochoc. Shakespeare, pas plus que Rabelais d'ailleurs, n'est pourtant obscène ni subversif sauf à s'opposer moralement et politiquement à l'obscénité et au terrorisme étatique des hypocrites et des imposteurs.

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    Il m'a fallu à peu près un demi-siècle, durant lequel j’aurai vu des quantités de versions de nombreuses pièces du Barde, pour découvrir la simplicité profonde d'une œuvre ressaisissant la complexité humaine dans un langage que ses multiples registres font parler à tous au gré de ses degrés, et sa communicative vitalité. Oui, comme le dit Denis Podalydès, “la lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen” et demain je passerai des tragédies aux comédies, à la rencontre à Venise de Shylock, tout en ne cessant de multiplier les regards latéraux sur le théâtre du monde...

  • Pour tout dire (81)

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    À propos d'un mot de la Pompadour qui nous plombe l'horizon et la mémoire, dont Peter Sloterdijk a fait le titre de son dernier livre, Après nous le déluge. Des tenants variables de la bâtardise, du fils de Dieu aux rejetons du ressentiment mondialisé, en passant par les traitres de Shakespeare...


    Plus on avance en âge et plus on est tenté de recourir à la formule traduisant par excellence le désenchantement ou le repli dans la seule jouissance du présent: après nous le déluge...
    Or plus j'y pense et plus l'expression me révulse, et particulièrement quand elle émane d'anciens progressistes idéalisant leur jeunesse et crachant sur le monde à venir, sans parler des cyniques pour lesquels le profit immédiat seul compte et qui par exemple, s'agissant de l'avenir de notre planète, se contentent de balancer à l'instar des Trump de tout acabit: après nous le déluge...

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    Le sentiment que traduit cette expression remonte sans doute à des temps anciens, mais c'est la marquise de Pompadour qui en a fait un mot quasiment historique après la défaite des troupes françaises à la la bataille de Rosbach, anticipant une bascule de la société française dont la maîtresse de Louis XV, bâtarde née Poisson et devenue l'incarnation de la parvenue aussi brillante que jalousée, aura peut-être pressenti la fin avant le déclin personnel de sa success story, et par conséquent carpe diem en attendant les soviets: après nous le déluge...

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    Peter Sloterdijk est l'un des penseurs contemporains les plus attentifs au monde tel qu'il est ( et non tel qu'on le fantasme à droite autant qu'à gauche), mais c'est souvent par des détours inattendus, voire par quatre Chemins, qu'il va droit au but.
    La réflexion marquant l'ouverture de son dernier essai , précisément intitulé Après nous le déluge, mais dont le contenu dit plutôt que c'est maintenant que ça se passe et qu'on ferait bien de se rafraîchir la mémoire avant de se retrousser les manches, porte précisément sur l'espèce de révolution privée vécue par la fille du peuple devenue "reinette" comme une voyante l'avait prédit à sa mère, quelque décennies avant le grand chambardement dont sortira la "révolution permanente" et la nouvelle représentation du progrès amnésique des "temps abyssaux " que nous vivons en attendant qu'un Donald Trump le répète à tous les ennemis de sa nouvelle nation de marshmallow contaminé : après nous le déluge.

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    Quand les sorcières prédisent à Macbeth qu'il va devenir roi, elles ne font en somme qu'exprimer un désir qu'il y a en lui, de même que la mère de la petite Jeanne-Antoinette Poisson, quand celle-ci entama sa neuvième année, ne demandait qu'à croire la prédiction de la diseuse de bonne aventure lui soufflant que la gamine conquerrait un jour le cœur du Roi.
    "Je grandis, je prospère / Allons dieux, tenez pour les batards !", s'exclame le fils illégitime de Gloucester dans Le Roi Lear, révolutionnaire "privé" à sa façon dont Sloterdijk cite d'ailleurs l'invective en exergue de son livre.
    On sait l'énigme à multiples couches qui entoure la personne réelle de Shakespeare, dont l'œuvre m'apparaît aujourd'hui comme la cristallisation d'une sorte de génie poétique collectif qu'il serait vain de réduire à la vanité d'un copyright strictement individuel. Comme Dante conclut le Moyen Âge dans sa Commedia à triple couche, Shakespeare y va à grandes louches sans loucher sur la Trinité bricolée, brassant tous les passés pour déchirer nos illusions paradisiaques à bon marché.
    Dans le chapitre vertigineux intitulé Le bâtard de Dieu, la césure de Jésus, Peter Sloterdijk pose la question que le bon Joseph, ouvrier du bâtiment, n'a cessé d'éluder, cela faisant de lui le premier croyant de la chrétienté à multiples couches et retouches.
    Or il y a du sage et du bouffon shakespearien chez l'extravagant penseur allemand s'interrogeant sur l'Europe et l'impôt, l'étrange relation du jeune Jeshua Ben Josef avec son père de substitution et l'exaltation picturale à multiples couches de la sainte famille, l'urgence de dépasser lentement Freud et Marx et Nietzsche et Deleuze et Guattari quitte à requalifuer la notion de Degree conçue et développée par Shakespeare dans ses tragédies politiques - avec des exemples toujours valables aujourd'hui, qu'on retrouvera dans Troïlus et Cressida autant que dans Coriolan -, et qui devrait nous aider à réfléchir hic et nunc sur l'abâtardissenent chaotique du monde où Nabilla relance, le génie en moins, le rêve de carton pâte de la Pompadour et du clown Donald...

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  • Houellebecq sérotonique

     

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    Comment Michel Houellebecq module son voyage au bout de la vie.

    Regard amont à l'instant d'aborder Anéantir ...

     
    Roman f… intéressant, à l’image de notre p… de société, Sérotonine distille une «petit musique » qui relance, en tout différent, celle de cet autre malappris controversé que fut Louis-Ferdinand Céline, avec autant d’émotion barbelée…

    L’effet de meute n’a pas manqué de se manifester, avant même la parution de Sérotonine, faisant dire tout et n’importe quoi aux laudateurs aveugles ou aux détracteurs automatiques d’un roman que nul n’est obligé, au demeurant, de lire – cela va de soi – et qu’on pourra trouver aussi déplaisant que son auteur si l’on est attaché au p… de beau style ou à la séduction suave d’un Jean d’Ormesson, mais qu’il faut lire bien attentivement pour s’en faire une idée personnelle et fondée, sinon fermez votre g…

    Trois petits points pour un f… de m…

    Le fameux truc des trois petits points, caractérisant la «petite musique» de Céline à son top, peut servir de façon parodique dans une présentation non ordurière d’un romancier peu soucieux pour sa part de censurer la b… de son protagoniste quand elle se lève au passage d’un c…, ou plus exactement en l’occurrence quand elle tombe en berne.

    Michel Houellebecq a été le premier auteur «culte» de sa génération à parler précisément comme celle-ci, n’hésitant pas à qualifier une femme de pét… ou le charmant Jacques Prévert de c... 

    Est-ce à dire que l’auteur des Particules élémentaires ait « libéré » le langage en appelant une chatte par son nom figuré ? Ce serait lui accorder trop de crédit, car de nombreux auteurs de langue française, depuis Rabelais et même avant, et après Céline, ont pratiqué la langue verte avant lui, mais Houellebecq, dès Extension de la lutte, alla plus loin que la dégoise verbale en montrant crûment, et somme toute honnêtement, sans se planquer sous sa capuche d’ado attardé, des gens qui en chient et baisent, ou se branlent, comme ils respirent ou rêvent à Byzance.

    Un réaliste agronomique à large spectre

    Louis-Ferdinand Céline n ‘est pas devenu écrivain sur les bancs d’une fac de lettres, mais d’abord au front de la Grande Guerre, sous l’uniforme du cuirassier Destouches, puis autour des tables de dissection de l’école de médecine, sa thèse de carabin étant consacrée à l’hygiéniste autrichien Semmelweiss et révélant illico un styliste hors pair.

    De son côté, Michel Houellebecq a fait des études d’ingénieur agronome, comme le narrateur de Sérotonine, lequel a travaillé «sur le terrain» pour Monsanto avant de rallier une task force de Basse-Normandie chargée de la revalorisation mondiale du fromage local, ensuite en mission à Bruxelles et jusqu’au ministère national de l’agriculture où ses compétences sont appréciées. Assassiné par les islamistes le 7 janvier 2015, le très regretté Bernard Maris, alias l’Oncle Bernard de Charlie-Hebdo, a révélé en outre, et commenté en expert, dans Michel Houellebecq économiste, les connaissance réelles de celui-ci en cette matière le plus souvent inconnue des littérateurs. De surcroît, dans un premier essai sur l’auteur américain de SF poétique, H.P. Lovecraft, Houellebecq a montré un goût prononcé pour une littérature conjecturale qui le situe, assez loin de ses compatriotes, dans la mouvance des observateurs « behaviouistes » à la manière anglo-saxonne dont un J.G. Ballard est un exemple qu’il cite d’ailleurs lui-même.

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    Or tous les romans de Michel Houellebecq, dont il faut souligner le fait qu’ils se constituent en œuvre cohérente et en expansion constante, développent la même observation réaliste hypersensible au «fantastique social» tragi-comique, qu’il s’agisse des premiers clubs d’échangistes de Cap d’Agde (dans Les Particules élémentaires) ou de la fonction abêtissante des humoristes de télé tournant tout en dérision (dans Plateforme), du clonage humain (dans La possibilité d’une île) ou du consentement des «élites» à l’acclimatation d’une idéologie mortifère (dans Soumission), enfin du double déclin personnel et collectif de la libido dans une société oscillant entre obsession sexuelle numérisée et néo-puritanisme, etc.

    Entre déprime personnelle et tragédie sociale

    Certains auteurs, même sans galons académiques, sont de véritables médiums en matière de pathologie sociétale, pour parler comme dans les administrations et les magazines, tels les Américains Patricia Highsmith ou Bret Easton Ellis, tel aussi Houellebecq. Chez ces trois auteurs cohabitent en effet ce qu’on pourrait dire l’implacable lucidité d’enfants blessés et l’esprit de conséquence qui les fait refuser de «dorer la pilule», alors que le mensonge ambiant tend à «positiver».

    Des reproches médiocres, voire nuls, ont été faits à Michel Houellebecq au motif que son personnage lâche au passage que « Niort est l'une des villes les plus laides qu'il m'ait été donné de voir », que le même narrateur baffe gentiment au passage cette tête à claques avérée que représente le bateleur médiatique Laurent Baffie, ou qu’il décrit la vidéo réalisée par un Allemand pédophile à dégaine d’universitaire qui s’en prend à une fillette de dix ans - comme si parler de l’abjection, en cette dernière occurrence, revenait à l’exalter. Mais que ne ferait-on pour ne pas voir la réalité de ce monde, même si celle-ci n’est certes pas «toute» la réalité, et même si Niort et le marais poitevin ne sont pour rien dans la méchante humeur passagère de Florent-Claude Labrouste… 

    L'auteur et son double, ou la confusion bien entretenue...

     Faut-il attribuer à Michel Houellebecq tout ce que ce Florent-Claude, qui se taxe lui-même d’ «inconsistante lopette» en voie de « flasque et douloureux effondrement », nous balance au long du roman, que ce soit sur Niort ou sur « ce vieil imbécile de Goethe », sur la domination féminine à tel moment ou les vaches normandes à tel autre, comme en interview l’amer Michel déclara bel et bien que «l’islam est quand même la religion la plus con » ? 

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    On le peut évidemment, et d’autant plus que l’écrivain joue de ces glissements, mais l’important est ailleurs, qui requiert la sensibilité fine de la lectrice et du lecteur point trop pressés de conclure.

    De fait, Sérotonine ne se borne pas à la déploration d’un mâle blanc en crise personnelle à l’approche de ses cinquante balais. Ce n’est ni un roman «nombriliste», comme on l’a écrit sans parler du contenu complexe de l’ouvrage, ni non plus la complainte d’un «décadent», voire d’un «réac», pour user du langage délateur au goût du jour. Le fond de Sérotonine est beaucoup plus ferme et sérieux que ne le dit le lecteur de surface: c’est le tableau plutôt comique des tribulations plus ou moins tragiques vécues par un type au «milieu du chemin», selon la formule de Dante. Labrouste a certes « foiré » toutes ses relations féminines, non sans connaître ce qu’on appelle le bonheur ici et là, et la plus belle amitié qu’il ait vécue, avec son compère d’études Aymeric, descendant de haute lignée normande passionné de musique et revenu à l’agriculture, lui laisse aussi des souvenirs lumineux soudain plombés par la terrible réalité: largué par sa femme fatiguée, convaincu que sa vie est foutue, ce fou de musique s’immole finalement au cours d’une scène déchirante, sur un barrage routier des agriculteurs confrontés aux CRS, qui fait écho immédiat à la détresse actuelle de toute une France dite d’en bas - la même d’ailleurs que Michel Houellebecq sillonnait dans La carte et le territoire. 

     Ce bon vieux Conan Doyle à la rescousse… 

     La valeur d’un livre se mesure à l’empreinte qu’il laisse en nous. Dans une scène « médicale » qui est du pur Houellebecq, le docteur Azote, un type plus sympa que le « con » méprisant qui a conseillé la première prise de Captorix au sieur Labrouste, explique à celui-ci que son problème ne se borne pas à une libido plombée par l’antidépresseur, alors que son taux alarmant de cortisol signale qu’il est en voie de mourir de chagrin. 

    Et comment cela se soigne-t-il, docteur ? En dosant mieux la sérotonine et en ayant recours à des «escorts» performantes ? Ou vaut-il mieux se jeter du haut de la tour où l’on a trouvé refuge après que sa piaule du Mercure a été déclarée 100% non-fumeurs ? Divers palliatifs se succéderont : les émissions culinaires de la télé, vite ennuyeuses; la lecture de La Montagne magique de Thomas Mann, pas vraiment la panacée non plus. Ou peut-être Conan Doyle, « une âme noble, un cœur sincère et bon » ? 

    Du coup, vous vous rappelez ce cher vieux Sherlock Holmes, sauvé de la coke par son ami le docteur Watson. Mais qui sauvera les gilets jaunes ? Bonne question... 

    Les trois dernières pages de Sérotonine ne donnent point de réponses mais une lumière en émane, qui n’a rien d’artificiel ou de convenu, et dont on se gardera de tirer des conclusions du genre «retour au Seigneur» de la brebis perdue. 

    Et voila ce que ça donne, sœurs et frères aux âmes nobles et aux cœurs sincères et bons : «J’aurais pu rendre une femme heureuse. Enfin, deux ; j’ai dit lesquelles. Tout était clair, extrêmement clair, dès le début ; mais nous n’en avons pas tenu compte. Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles ? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps ; nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions pas le goût ; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles ; et puis, très longuement, d’en souffrir. 

     Dieu s’occupe de nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs. Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? 

    Il semblerait que oui ».

    Michel Houellebecq. Sérotonine. Flammarion, 352p. 2019.

  • Pour tout dire (80)

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    À propos de l'influence de Shakespeare sur le cinéma et les séries anglaises. De l'horreur de Happy Valley et de l’irradiante bonté de la revêche sergente Cawood. De l’anti-biographie du délicieux Bill Bryson et du pétrole trouvé dans le jardin du chercheur shakespearien Charles Wallace...


    Il a fait cette nuit dernière nuit une tempête qui martelait nos monts dans un chaos de vent glacialement brûlant, sur fond de sourdes clameurs ou j'ai cru reconnaître les voix des trois sorcières à barbes annonçant à Macbeth son noir destin, et dans les vociférations de l'une d'elles surgissait soudain le nom d'Alep...

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    C'est dire que Shakespeare est partout quand on est attentif au monde tel qu'il est dans son apparence incessamment mouvante, à l'image d'un océan déchaîné, et tout à l'heure le roi fou balancera sa réplique fameuse où il est question du nonsense de la vie, qui ne rend compte à vrai dire que d'un aspect de la vision du Barde, lequel module aussi la bonté et la féerie, la douceur et la fantaisie.


    Shakespeare est resté omniprésent en Angleterre élargie (via les landes écossaises et les bordels des paroisses irlandaises, les pubs indiens pleins de vieux punks et la jungle malaise aux tigres rugissant avec l’accent cockney), comme le Brexit le rappelle à sa façon politiquement incorrecte et comme on le vérifie dans le cinéma et jusque dans les séries de l'univers shakespearien élargi (incluant les saisons terribles de Broadchurch ou de Vera et plus encore de Happy Valley, sans oublier les films de Ken Loach et Stephen Frears), lequel univers n'est que la réfraction panoptique de l'univers universel plein de bruit et de fureur au fond de la nuit duquel chante le rossignol.

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    Happy Valley atteint, dans sa 2e saison, un summum d'atroce beauté qui n'a d'égale, à mes yeux, que l'esthétique panique du cinéaste autrichien Ulrich Seidel, auquel il manque juste un zeste de bonté pour être vraiment shakespearien.
    La blonde sergente de Happy Valley, au contraire, est shakespearienne par la lumière de son sourire irradiant sa sale tronche de flic dont la fille s'est suicidée, et qui protège son petit-fils des atteintes encore possibles de son père psychopathe pour le moment en taule. Traversant les 6 épisodes de cette deuxième saison de Happy Valley, deux autres personnages illustrent la part d'ombre de l'univers shakespearien, sous les dehors effrayants du perpétuel souffre-douleurs devenu criminel maniaque à rituels répétitifs, et de l'inspecteur adultère étranglant sa maîtresse et faisant porter au tueur en série la responsabilité de son meurtre.

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    C'est entendu, Monsieur le pédant grave et Madame la docte pincée: les séries alignent les stéréotypes et les clichés, mais on pourrait le dire aussi des pièces de Shakespeare ou des romans de Dickens sans entrer dans le détail que se disputent le Diable et le bon Dieu comme chacun sait .
    Or le détail de Happy Valley, du point de vue plastique (un composé de brumes brunes traînant sur les landes grises à nuances vertes ou vieux rose, et d’intérieurs saturés de rouges sanglants et de verts non moins passionnels) autant que sous l’angle sociopathique ou métapsychique, est formidablement significatif quant au signifié et au signifiant, à cela s'ajoutant des dialogues d'un constant humour plus ou moins vache et une interprétation collective sans faille, là encore avec des acteurs shakespeariens, du môme génialement candide à la soeur poivrote de la sergente (la monumentale et hypersensitive Sarah Lancashire) , en passant par la déchirante figure de la mère du serial killer flinguant son propre fils...

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    Shakespeare n'en remet pas plus que la vie qui, à ses heures, est si jolie. Aux dernières nouvelles (détail privé), le vent fait une pause sur le tarmac de Genève Airport tandis que je reprends la lecture de l'anti-biographie de Shakespeare du délicieux marcheur américain Bill Bryson dont Lady L. se régalait ce printemps des récits d'arpenteur de l'Angleterre.
    S'agissant du Barde, Bill Bryson montre la même alacrité curieuse en relevant d'abord, pièces en mains ce que tout le monde sait par ouï-dire, à savoir qu'on sait très peu de chose de la vie du mystérieux "Willm Shaksp" dont on ne garde que quatorze mots écrits de sa main sur les neuf cent mille de ses écrits homologues, et qui a déjà rendu mabouls d'innombrables chercheurs , tels l'impayable prof américain Charles Wallace, flanqué de sa savante moitié Hulda qui passèrent à Londres des années à éplucher des milliers de documents pour en tirer deux ou trois information biographiques décisives.

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    Or comme une découverte peut en cacher une autre à venir, ainsi que le montre surabondamment le théâtre du Big Will et le rappelle malicieusement Bill Bryson, le chercheur Wallace, revenu au Nebraska, finit par trouver du pétrole dans son jardin au point de devenir "immensément riche et médiocrement heureux"...

  • Cinglantes malices et merveilles de Saki

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    Sous les dehors d’un dandy super snob au redoutable humour «very british», H.H. Munro (1870 - 1916), alias Saki, était un satiriste tendrement impitoyable, un moraliste apparemment amoral, un tigre de papier fait à tous les feux de la société anglaise puritaine et colonisatrice, à laquelle il tendait le miroir kaléidoscopique de ses féroces nouvelles. Que voici complètes, à quelques exceptions, traduites et présentées avec maestria par Gérard Joulié à l’enseigne de la Bibliothèque de Dimitri.
     
    Le regard terrible d’un enfant sur la société des gens comme il faut, le grain de sel qu’y ajouteraient tel chat doté de parole ou telle loutre aux palmes peu académiques, le dieu Pan moqueur dans son buisson, un dandy à la Oscar Wilde passant par là non sans se dédoubler en joyeux flandrins terreurs des familles, une flopée de tantes guindées comme des oies à binocles, quelques oncles gravement allurés, des militaires revenus des Indes ou en partance pour les tranchées, l’angélique et démoniaque Ariel de Shakespeare, les orphelins de Dickens au fond d’un poétique Jardin où les animaux de Kipling feraient la sieste au long des après-midi de l’enfance éternelle: telles sont les présences volatiles et multiformes qui hantent l’univers enchanteur quoique truffé de pièges et d’embûches d’un des plus réjouissants auteurs comiques qui soient, certes anglais et à outrance mais à la fois «universel» de portée, dans la lignée de Swift en plus smart et faisant en somme le joint entre celui-ci et les modernes Chesterton ou Evelyn Waugh - mais foin de références littéraires puisque c’est au bain moussant et gloussant de la bonne vie que Saki nous invite à nous plonger entre deux garden parties et autres chasses au lapin ou au mot d’esprit…
     
    Un punk à Downtown Abbey…
    Une société hautement organisée, structurée, codifiée à l’extrême dans ses rites et usages, où tout est prévu de la base au sommet, où la loi du groupe est enseignée à son moindre rejeton dès son premier rot: c’est le monde de Saki, qui aurait d’autres castes s’il était indien, d’autres étiquettes s’il était chinois ou français.
    Mais la Providence fantaisiste, et parfois même facétieuse, a fait naître Hector Hugh en Birmanie, troisième enfant d’un Inspecteur général de la police impériale indienne, du nom d’Augustus Munro , époux d’une aimante Mary Frances hélas décédée en 1872 à la suite de la charge brutale d’une bête à cornes – cette fin qu’on dirait inventée par son fils aboutissant à la mise en pension de celui-ci en Angleteree, chez une aïeule stricte et de non moins sourcilleuses tantes.
    Une éducation très puritaine suffit-elle à faire de vous un dynamiteur des familles et de la société (edwardienne, donc post-victorienne en pas plus cool) du moment ? Ce serait exagéré de le prétendre, mais la préfacière de ce volume, Nelly Kaprièlian, a raison de qualifier Saki de punk, pour autant qu’un tel rapprochement avec un mouvement culturel souvent délabré soit intégré à la filiation la plus radicale de l’extravagance anglaise, qui fait du Puck de Shakespeare un punk à la même enseigne que Reginald ou Clovis – deux figures emblématiques de l’insolence à la Saki, surgissant soudain dans un épisode de Downtown Abbey…
    L’auteur de Sredni Vashtar, chef-d’œuvre de six pages où s’accomplit la vengeance sacrée d’un petit garçon maladif en butte à la haine mesquine de sa cousine et tutrice, l’auteur de Laura, la mourante bien décidée à se réincarner dans une loutre pour ne cesser d’importuner ses proches survivants, l’auteur de La musique sur la colline décrivant ce qui arrive à une écervelée chrétienne se moquant du dieu Pan, relève bel et bien de cette «punkitude» aux paradoxes à la fois provocants et révélateurs, mais tout Saki n’est pas dans cette attaque du conformisme, car H.H. Munro, qui mourra dans les tranchées en 1916, est lui aussi un anglais à part entière, un grand voyageur familier de l’Europe autant que de l’Asie, un observateur à large spectre du monde politique dont il brocarde la langue de bois des «perroquets» dans un hommage charmant au Mowgli de Kipling (Une histoire de la jungle), un polémiste abordant d’innombrable autres thèmes et situations ressaisis et épurés par ses nouvelles – jusqu’à sa désopilante mise en boîte des «adultes responsables» offrant à Noël des jouets éducatifs à leurs mômes qui n’ont de cesse, évidemment de les transformer en armes de guerre…
    Bref, et si tout n’est pas du même niveau de densité dans cet immense corpus, sa (re)découverte ne cesse, au degré le plus immédiat, de nous divertir «au coin du feu», non sans nous révéler de multiples nouveaux aspects du talent du conteur et de son esprit critique à la fois débonnaire et impitoyable, défense manifeste d’une douleur remontant à l’enfance et que ravivent les faux semblants – et lire Saki peut alors nous servir, aujourd’hui, de salutaire contre-poison…
     
    Saki. Le parlement infernal. Nouvelles intégrales. Traduction et avant-propos de Gérard Joulié, préface de Nelly Kaprièlian. Les Editions Noir sur Blanc, collection La Bibliothèque de Dimitri, 842p.

  • Si tu étais là...

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    (Autres bribes du désarroi)
     
    Le silence advenu,
    juste le souffle de la nuit,
    et peut-être là-bas
    la rumeur d’une rue
    ou celle de la proche forêt...
     
    Ou là-haut, au rebord
    de notre balcon sur les eaux,
    l’autre silence du Haut Lac;
    et dormir et partir -
    demain nous ferions notre sac...
     
    Au-delà du sommeil
    nous attend un autre voyage;
    attends-moi donc que je m'éveille
    et reprenne courage...
     
    La nuit ne peut se taire ainsi:
    dans l’ombre je t’entends,
    j’entends la rumeur de la vie -
    dis-moi que tu m’attends...
     
    Je t’entends t’inquiéter, déjà,
    du temps qui se réveille;
    je t’entends respirer
    au tréfonds de ton grand sommeil -
    dis-moi que tu m'entends...
     
    (Peinture: Thierry Vernet)

  • Murmure de l'aube

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    (Ce que nous dit L. à l’éveil)
     
    Prends garde à la douceur:
    elle ne fait que passer;
    sans le bruit de la pluie,
    tu l’entendrais en toi
    comme la mélodie
    de ton cœur au fond de la nuit
    où toute douleur passe -
    prends garde à la couleur
    des choses de la vie...
     
    (Patchwork 2021: Sophie K.)

  • L'indicible secret

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    Vous pouvez vous dire, comme ça,
    que ce n’est qu’un moment:
    que bientôt cela passera,
    qu’après quelques instants
    dans la houle des galaxies
    vous aurez oublié
    cet effroi d’indicible émoi...
     
    Que ce qui est n’est pas:
    cette main qui n’est plus tenue,
    ce regard lentement perdu,
    cette voix qui répète
    - Je ne vois rien dans la tempête
    - Je ne vois rien dans le désert,
    et ce poids qui pèse sur tout,
    cette pierre du ciel,
    tout ce noir aux paupières,
    tout ce vide cerné de fiel...
     
    Mais au vrai vous ne pouvez rien:
    le tréfonds vous attend
    dans le dédale qu’il y a
    là-bas dans votre mémoire
    où tout se défera:
    tout ce que vous avez cru faire,
    vos bibles, vos savoirs
    vos commentaires absolus
    devenus indicibles...
     
    Tu ne trouveras pas les mots
    sans rappeler à toi
    cette âme qu’on t’a arrachée
    sans la nommer, la recréer,
    lui construire un palais,
    l’y accueillir et ne rien dire
    ni ne rien dévoiler
    qui trahirait votre secret...
     
    (Peinture: William Blake)

  • À la rencontre de Rimbaud par divers sentiers de traverse...

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    A l’opposé de toutes les formes de récupération du mythe, Sylvain Tesson et Frédéric Pajak, personnellement très impliqués, mais sans narcissisme pour autant, retracent, chacun, des parcours marqués par une commune intelligence du cœur et comme une prescience de ce qu’est vraiment la poésie. Deux livres qu’on peut dire «inspirés» par leur sujet, pour passer d’un millésime à l’autre…

    La poésie, ou ce qu’on désigne par ce terme à la fois précis et vague, englobe aujourd’hui tout et son contraire — et particulièrement dans la culture à dominante française —, à savoir l’émotion esthétique primesautière la plus largement partagée (poésie de l’aube, poésie de l’enfance, poésie des couchers de soleil, etc.), parfois limitée à des clichés fleurant le kitsch, ou la manifestation la plus élaborée, épurée et raffinée, du langage humain à sa pointe sensible affleurant l’indicible, aboutissant à des excès de sophistication qu’illustrent certains «poéticiens» et autres «poéticiennes» actuels qui eussent amusé Rabelais autant que Molière, et qu’un certain Arthur Rimbaud, malotru plus que ceux-ci, eût simplement conchiés comme il le fit, de son vivant, des bimbelotiers parnassiens, entre autres confrères plus ou moins éminents auxquels échappaient tout juste Hugo et Baudelaire, ou Verlaine son amant…

    Or Rimbaud lui-même, en son angélique et calamiteuse dualité, et par delà le cliché démago de l’ado révolté et les interprétations talmudiques de ses poèmes, illustre bel et bien cette réalité schizophrénique de ce qu’on dit la poésie, que ceux qui l’aiment savent tout ailleurs… 

    C’est cela: la poésie est ailleurs, et notamment celle-ci: «Lire Rimbaud vous condamne à partir un jour sur les chemins», écrit Sylvain Tesson au début d’un périple amorcé «sur le terrain», dans la foulée du jeune fugueur ralliant Bruxelles depuis Charleville. Signe du temps: le grand voyageur qu’est Tesson doit passer un test sanitaire avant de se mettre en route, remarquant que la «mise en batterie de l’humanité» est en passe de s’accomplir dans le monde sous le régime de la «congélation techno-sanitaire». 

    A sa première étape belge, il relève incidemment une enseigne qui signale la récupération locale de l’idole: «Rimbaud Tech, incubateur d’entreprises»… Puis c’est l’effigie du poète sur les murs de tel Hôtel de Paris ou de tel bistro. Le ton est donné: très attentif et non moins informé, chaleureux et souvent caustique pour couper court à toute jobardise. 

    Et quant à l’ailleurs, va-t-on donner dans le tourisme culturel? Absolument pas. Car ledit ailleurs sera, surtout, celui de la poésie, la présence de Rimbaud selon Tesson étant à chercher essentiellement dans ses poèmes. Or les citations de ceux-ci, brèves mais toujours parfaitement choisies (et reproduites en fine typographie bleue) seront comme les cailloux d’un Poucet fort avisé, les mains aux poches et la (dé)marche vive. En allons-nous!

    La crâne et tragique marche au réel

    Sylvain Tesson n’y va pas par les quatre chemins de la psychanalyse sourcilleuse, de la sociologie à pieds plats, de l’obsessionnelle politisation de tout et n’importe quoi, ni de l’explication explicative de la textualité du texte. C’est un lecteur de grande erre, qui sait le poids des mots et ne s’en paie pas à bon marché mais nous en régale quand il y a de quoi — et l’affreux Arthur est un geyser momentané qui crache des étoiles entre ses glaviots.

    Je dis bien: l’affreux Arthur, génial et qui le sait, avec un ange et un serpent en lui qui se mordent et s’emmêlent les ailes et les couilles. Entre seize et vingt ans, l’adolescent à dégaine dangereusement angélique, qui s’en défend par d’immondes grossièretés de défense, est habité par un génie qui ne visite pas tout le monde, au dam de ceux qui prétendent que chaque môme est un Rimbe qui s’ignore — et ses mots le prouvent. 

    Pas besoin d’avoir un diplôme pour voir que Le Bateau ivre est, dixit Tesson, l’«un des plus mystérieux poèmes» qui soient, jeté sur le papier par un enfant à grosses pognes et zyeux bleu glacier dans la brume. Or l'Arthur n'a jamais vu pouic d'océan...

    D’où vient le môme, le père absent, le frère aîné gommé de la photo de groupe, la «mother» à la fois «bouche d’ombre» et giron vers quoi retourner quand ça craint vraiment trop — Tesson l’aime bien quand même, la paysanne aux abois —, le Gavroche du temps de la Commune à Paname chez les zutiques, le fugueur de quinze ans et le fuyard de la vingtaine tardive aux ailes noircies qui voit son salut dans les choses et s’ennuie à crever en Arabie: tout cela, que chacune et chacun sait déjà plus ou moins, notre Sylvain marcheur le rappelle en insistant (exemple à l’appui «sur le terrain») sur l’importance de la marche, justement, éclairée par le génie et non moins contrariée par ce diabolique semeur de poux.

    Quant au génie, on «fait avec»…

    Qu’on menace Rimbaud du Panthéon ou qu’on en fasse, ce qui ne vaut guère mieux en somme, un «icône gay»; que Claudel le théophore le messianise à l’instar d’Isabelle la sœur cadette très catholique qui eut la charité dernière de l’assister dans son très dégoûtant martyre de Marseille: peu importe, n’est-ce pas? si la joie jaillie de la tragédie de vivre demeure et luit, comme disait l’autre, tel un brin d’espoir dans l’étable, une paille d’or dans le tout-venant, une fleur d’innocence sur le fumier dégôutant.

    Citons alors: «Je suis le piéton de la grand’roue par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant». Ou surgis de l’enfance rêveuse dans son trou d'ennui: «J’espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin». Ou se penchant sur Ophélie pour toujours endormie: «Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle /Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, /Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile:/ - un chant mystérieux tombe des astres d’or»… 

    Le génie poétique? Sylvain Tesson en propose, au passage, une esquisse de définition: «savoir avant de voir, connaître avant de goûter, entendre avant d’avoir écouté», etc. Compte tenu du fait, cela va sans dire, que le génie multiforme virevolte, comme son homonyme persan des Mille et une nuits, entre indéfini et défi à l’infini…

    Et l’envers du génie, la part d’ombre, voire d’abjection? Sylvain Tesson préfère ne pas trop s’y attarder, sans édulcorer du tout la période plombée par les «hommeries» de la fameuse saison en enfer; et ce qu’il dit de la longue marche finale du Rimbaud revenu à la «case réel», marqué au coin du sens commun et de la compassion non sentimentale, restitue parfaitement la dimension tragique de cette destinée.

    «Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées»…

    Nés à un siècle de distance, Arthur Rimbaud et Frédéric Pajak, entre autres points communs à détailler un soir autour d’un bock virtuel, ont partagé le goût et l’art (une façon d’art de vivre) de ce qu’on appelle la bohème, mais là encore gare au cliché recyclé: ces deux-là seraient les premiers à moquer le «bourgeois bohème» en sa fade «coolitude»...

    Le bon vieux cliché de la bohème parisienne artiste et littéraire, en revanche, comme Puccini l’a chantée, de la bamboche des artistes sous les toits à la mort de Mimi la beauté tubarde, convient parfaitement, pour le décor stylisé, à ce qu’auront vécu le jeune Arthur à l’aube de la Commune, ou Frédéric au temps des barricades de mai 68.

    Poésie tocarde que La Bohème chantée par Aznavour ou Léo Ferré dans Quartier latin ou Salut beatnik ? Pas plus que l’imagerie liée aux «vilains bonshommes» auxquels s’agrégea Rimbaud. Mais la réalité que stylise, idéalise ou masque le cliché est la seule chose intéressante. Et si la vraie poésie échappe aux clichés en sublimant «le réel» par la musique et les images ou le «sens augmenté», le poète reste un de nos «frères humains» jusques et y compris dans sa pire dèche, qu’on peut se passer d’exalter.

    Cent ans après Rimbaud, Pajak a (re)vécu la révolte dionysiaque de celui-ci en phase avec une génération, et c’est en somme cela qu’il raconte, avec autant de fortes intuitions que de savoir acquis d’expérience, en entremêlant, dans le roman-photo de sa propre histoire, les éléments biographiques reliant trois poètes dont chacun fut «bohème» à sa façon, à savoir Isidore Ducasse, statufié sous le nom de Lautréamont, Germain Nouveau, figure moins connue mais aux foucades et aux folies et repentirs significatifs, dont la quête existentielle et spirituelle tourmentée, parallèle à la marche inexorable de Rimbaud vers son propre «désert», est ressaisie avec autant d’émotion.

    Frédéric Pajak, pas plus que Sylvain Tesson, n’est ce qu’on dirait un «spécialiste», au sens technique actuel. Tous deux, cependant, en amateurs (au sens de ceux qui aiment) plus qu’éclairés, ont le mérite de nous ramener à la Poésie dans ce qu’elle de plus pur, en illustrant le «miracle Rimbaud», équivalent en plus foudroyant du «miracle Verlaine», sans jamais découpler ce qui surgit par le Verbe de ce qui se vit par la chair. 

    Tous deux, avec ce qu’on pourrait dire le sens du «milieu juste» cher à Montaigne, évitent autant la sacralisation que l’acclimatation du poète, lequel s’efface en somme, transmetteur, devant la poésie elle-même: «La main d’un maître anime la clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant»…


    «Un été avec Rimbaud», Sylvain Tesson, Equateurs/France Inter, 217 pages.

    «J’irai dans les sentiers», Frédéric Pajak, Editions Noir sur Blanc, 293 pages.

  • Deux ombres claires

     
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    Elle est là partout où il va,
    on pourrait dire son ombre
    à cela près que son air sombre
    ne lui ressemble pas...
     
    Songeuse au café du matin,
    dans le jour si léger
    qu’on le dirait fait de satin,
    elle se tient en retrait,
    accoudée au comptoir,
    invisible dans le miroir,
    mais lui la reconnaît
    et l’emmène bientôt la bas
    à la table que vous savez...
     
    Lui demandez-vous des nouvelles
    qu’il répond: elle repose,
    et l’on fait celui qui comprend,
    celle qui croit savoir les choses -
    on la croyait mortelle...
     
    Les apparences ont des ruses,
    et lorsque ces deux-là
    que toute évidence récuse
    sans raisons ni tracas,
    plaisantent au fond de ce café,
    l’on reste médusé...
     
    Le mystère n’est pas ailleurs
    que dans cette lumière
    étrange et pourtant familière,
    hors du bruit et des heures...
     
    (Peinture: Jacques Truphémus)

  • À sa douce présence

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    (Chanson de Noël)
     
    Elle est devenue ma gardienne,
    mon ange singulier;
    alors, plus de chagrin qui tienne:
    elle me tient éveillé...
     
    Elle ne craignait pas cette mort
    qui nous surprend parfois,
    s’annonce en si lointain trépas
    qui voudrait qu’on l’ignore...
     
    Elle la savait au coin du bois,
    ou plutôt en plein cœur:
    elle entendait de la tumeur
    ce bas bruit et sournois...
     
    Devant la Bête elle était brave
    comme si de rien n’était,
    et comme pour la défier
    elle disait: pas grave !
    Enfin je l’entends encore dire
    la veille de sa mort :
    que nous sommes heureux encore
    de pouvoir en sourire...
     
    Notre ange singulier nous garde
    dans sa douce présence,
    survivante qui nous regarde
    par delà toute absence...
     
    (À la Maison bleue, ce 25 décembre 2021)

  • Que notre joie demeure

     
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    (Pour Sophie et Julie)
     
    Et dès lors que tout nous désarme:
    plus rien que de la joie,
    comme à travers la pluie des larmes
    le son pur de ta voix...
     
    Ta voix est toute la musique
    de ce matin radieux,
    plus que le lamento lyrique:
    la douceur de tes yeux...
     
    Tes yeux défient tous les discours:
    tes yeux se sont fermés
    pour nous aider de bon secours
    à mieux voir ce qui est...
     
    (Ce 22 décembre 2021)

  • Cérémonie de lumière

     

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    En mémoire de la cérémonie des adieux à Lucienne, alias Lulu, alias Luke, alias Lady L., en présence de sa famille et de ses amis, à la chapelle de Montoie près Lausanne, le lundi 20 décembre 2021.

    Merci à toutes et tous qui nous ont rejoint pour ce que Sophie et Julie ont appelé une Cérémonie de lumière, et merci à ceux qui sont avec nous en pensée.

    Lucienne avait choisi le Kyrie de la Messe solennelle de Berlioz que nous venons d’entendre, dont elle aimait la gravité majestueuse et l’éclat. Elle m’avait dit l’importance, pour elle, de la signification du mot Kyrie, marquant l’imploration. La musique parle en deça ou au-delà des mots : elle est pure émotion. Mais c’est avec les mots – nos pauvres mots - que nous nous parlons, et je commencerai par en dire quelques-uns qui vous rappelleront, je l’espère, la présence de Lucienne au prénom de lumière.

    J’ai dit les mots LUMIÈRE et PRÉSENCE. Je dirai maintenant les mots que nous nous sommes répétés ces derniers mois, qui traduisaient son courage devant la Bête, comme elle appelait sa terrible maladie, et le regard qu’elle portait sur sa vie écoulée, et c’étaient les mots SÉRÉNITÉ et RECONNAISSANCE

    Lucienne se défiait des grands mots. Elle leur préférait ceux de la simple vie et des relations aussi chaleureuses que respectueuses. Le mot BIENVEILLANCE lui allait bien, qu’en enseignante spécialisée elle disait EMPATHIE. Si elle ne se payait pas de mots, c’est aussi qu’elle savait, d’expérience, les effets des mots qui font mal. C’est ainsi que le mot INDULGENCE me vient en pensant à sa façon d’accueillir les autres, et notamment tous les jeunes gens débarqués de pays en guerre ou en difficultés auxquels elle enseignait le français. Et pour sa détermination à résister à l’idée même du mal, je dirai le mot INTRANSIGEANCE.

    De fait, malgré sa générosité, sa gaieté naturelle et son humour, Lucienne ne s’aveuglait pas et le mot LUCIDITE m’a été répété maintes fois, à son propos, par celles et ceux qui l’ont assistée ces derniers mois, le mot COURAGE et le mot DÉTERMINATION.

    Pour celles et ceux qui l’ont aidée à affronter la Bête, le mot CONFIANCE convient le mieux, et c’est en son nom, qu’avec Sophie et Julie, Florent et Gary, nous tenons à les remercier sans pouvoir les citer tous : merci au docteur Alexandre Hobi, notre médecin de famille, et à la doctoresse Anna Dolcan, au service d’oncologie du CHUV, à Lionel Briquet pour ses bons soins de physiothérapeute et à Léonard Chabloz, qui a stimulé son énergie et l’a apaisée en praticien du shiatsu, merci à toutes les bonnes personnes de l’équipe mobile des soins palliatifs de Rennaz et du CMS de Montreux pour leur aide à celle qu’une voisine et amie a justement qualifiée de belle personne…