(Lectures du monde VII, 2023)
À La Désirade, ce samedi 28 octobre. – Une étrange lumière laiteuse m’a réveillé cette nuit peu après 3 heures du matin, je me suis levé et suis monté à l’étage, sur le balcon de la Désirade donnant sur le grand large du lac et des montagnes d’en face au semis scintillant de lumières du côté de Saint-Gingolph et de Novel, le ciel était à la fois très noir et gris cendré à strates comme éclairées par derrière, et de fait il y avait derrière les couches sombres un luminaire éclairant quasi a giorno mais sans forme distincte, et j’ai pensé à ce que voyait le ciel au même moment au-dessus de la terre ensanglantée, en Ukraine et au Proche-orient, puis j’ai relancé le feu et me suis fait un café en songeant au brahmane qui estime que penser au malheur inatteignable de ses semblables est une souillure…
C’est dans Faire parler le ciel que j’ai trouvé cette mention de la pieuse réserve du brahmane, si différente de nos feintes compassions, et c’est le même livre de Sloterdijk, avec La Folie de Dieu, que je me suis proposé d’annoter en priorité ces prochains temps à côté de ma lecture de l’Entretien sur Dante de Mandelstam et de la Commedia, abandonnée quelque temps au Canto XXV du Purgatoire où il sera question des luxurieux repentis…
La Folie de Dieu et Faire parler le ciel : deux grandes méditations, érudites et inspirées à la fois, sur le combat combien actuel que se livrent les trois monothéismes, et ensuite sur ce que l’auteur apelle la « théopoésie » associant, par delà les assertions assurées de la théologie, toutes les formes données par l’homme de partout aux communications « célestes ».
Avec un René Girard, qui démèle les instances du sacré en observateur de toutes les formes de mimétisme, Sloterdijk me semble, en véritable artiste de la pensée, le plus stimulant des compagnons de route.
« GRANDEUR » ET « DEGREE ». - J’ai suggéré l’autre jour au cher Olivier Morattel de ne pas abuser des trop grands mots, à propos de l’expression « grand roman européen » qu’il applique au livre de Jean-François Fournier, comme on parle de « grand écrivain » à propos d’auteurs qu’on dira simplement excellents ou de premier ordre comme il n’en pullule d'ailleurs pas tant que ça...
Lorsque Jean Ziegler, dans la postface à mes Chemins de traverse, m’a donné comme ça du « grand écrivain », je n'ai pas osé lui demander de corriger le tir mais je n’en ai pas moins été gêné, puis je me suis dit que c’était la façon généreuse d’exagérer de celui que j'appelle Jean le fou, et l’usage actuel de l’expression, sans vrai rapport avec la chose, est peut-être une autre façon d’accentuer la qualité particulière de tel ou tel auteur par contraste avec la moyenne des littérateurs flottant plus ou moins gracieusement dans les eaux basses de la littérature contemporaine.
Mais sérieusement : quel écrivain contemporain, dans notre pays, autant qu'en France, en Italie ou en Allemagne, quel auteur homme ou femme, voire non binaire (!) est aujourd’hui à la hauteur d’un Nabokov ou d’un Faulkner, d’un Joyce ou d’un Proust ? Milan Kundera y était encore à peu près, me semble-t-il, et Garcia Marquez ou Soljenitsyne, et peut-être même Ismaïl Kadaré dont on ne parle plus et qui semble désormais faire le mort, mais encore ?
En Suisse nous avons eu un Ramuz, de stature au moins européenne sinon plus, et un Charles-Albert Cingria en ce qu’on pourrait dire un « grand écrivain mineur », sans doute aussi le tandem Frisch & Dürrenmatt du côté des Alémaniques, mais après ?
J’ai certes donné du « grand écrivain » à Georges Haldas, Maurice Chappaz et même Jacques Chessex, mais la Postérité me donnera-t-elle raison ? On s’en fiche évidemment, mais c’est juste pour dire et réviser nos jugements en fonction de ce que Shakespeare appelait le « degree », à savoir la juste hiérarchie des qualités et mérites dont on perd le sens aujourd’hui où tout est nivelé par le bas…
TORE. – J’ai remercié le poulet, hier soir, en séparant sa chair consommable et sa carcasse osseuse, j’ai chassé les mouches et même écrasé une guêpe de fin de saison, puis je me suis attablé avec un accompagnement de nouilles papillon et j’ai dégusté tout ça, sans oublier mon frère le chien aux aguets sous ma table, en regardant sur mon laptop une nouvelle série suédoise dont le protagoniste est un jeune gay employé dans une entreprise de pompes funèbres et qui, après la mort accidentelle de son père, lequel l’enjoignait de vivre enfin sa vie (lui se plaisant bien avec papa comme les enfants zèbres avec leurs géniteurs), se retrouve en effet face à lui-même comme nous tous, quand la mort nous confronte à la vie...
C’est en somme le thème sempiternel de l’amour qui n’est pas aimé que développe cette série brève dont le jeune protagoniste - qui doit beaucoup, en sa présence intense et candide à la fois, à la formidable interprétation de William Spetz - est en quête éperdue de l’Ami unique, comme je l’ai été entre quinze et trente-cinq ans, avec toutes les claques que la vie et les gens – les comme il faut et les autres – réservent à un cœur sensible…