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Livre - Page 23

  • Pour tout dire (82)

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    À propos de l'auberge espagnole shakespearienne et des multiples entrées du Globe. L'éclatant fronton de Denis Podalydès et la dégaine de tartare du Macbeth d'Orson Welles. La chape des puritains et le recyclage du politiquement correct.


    Lire Shakespeare, à tous les sens du terme, autrement dit en déchiffrer les 37 pièces et les monter aussitôt imaginairement ou en 3D si l'on est Peter Brook, relève d'une expérience vitale qui échappe à toutes les écoles et tous les snobismes, à toute revendication nationale ou toute récupération politique ou idéologique, étant entendu (dixit Peter Brook lui-même) que le Barde déploie "une réalité faisant concurrence à notre réalité ", non pas en proposant un point de vue sur le monde mais en nous ouvrant un monde en lequel on voit mieux jusqu'à la plus impénétrable obscurité du monde, évoquée par une poésie à multiples voix.

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    Un acteur français peut-il comprendre cela ? Certes il le peut aussi bien qu'un savetier japonais ou qu'un pêcheur norvégien ou qu'une pharmacienne sarde: la preuve rutilante en est donnée par l'inapprecuable commentaire du comédien-auteur-lecteur Denis Podalydes, dont l'introduction au mirifique Album de la Pléiade paru en mars 2016, donc pile 400 ans et quelques minutes après la mort probablement certaine de Shakespeare, est à citer texto: "La lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen que seules permettent les très grandes œuvres. On y fait l'expérience de l'Histoire, du temps et de la diversité humaine, dans le sentiment exaltant de reconnaître l'un ou l'autre d'entre nous, soi-même enfin, d'exister et de se mouvoir dans une réalité objective dotée de toutes les contradictions, tant la vie de ces personnages, rois, princes, clowns, paysans, soldats, bourgeois, esprits, créatures mythologiques, hommes et femmes formant la plus hétéroclite des populations, nous point, nous déborde, nous bouleverse, nous emporte. Au détour d'une scène ou d'une réplique, à la Cour, sur un champ de bataille, dans une taverne, au Danemark, en Ecosse ou à Venise, dans la forêt d'Ardenne ou dans une île imaginaire, nous sommes saisis par un détail, une image, un trait qui ont à la fois la saveur immédiate du réel et là subtilité immatérielle de la poésie ".

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    C'est entendu: tout le monde aujourd'hui à une opinion et se croit obligé de la produire illico sur Twitter. Mais une opinion n'engage à rien sans examen patient et précis de l'objet. Parler de Shakespeare ou de Proust fait peut être chic dans les salons ou les réseaux sociaux qui en sont un nouvel avatar plus chaotique, mais cela n'a pas plus de sens que de n'en rien savoir et le dire tranquillement vu qu'on a déjà sa vie à vivre. Or Shakespeare est précisément la vie qu'on est en train de vivre ou plus exactement le miroir à la fois externe et intérieur que nous traînons depuis toujours le long de notre bonhomme de temps, de notre enfance ultrasensible et jusqu'à notre mort tout à l'heure.
    Tolstoi à proféré l'opinion la plus stupide, même pas digne d'un perroquet numérique, en affirmant qu'il donnerait tout Shakespeare pour une paire de bottes nécessaire à un moujik va- nu-pieds. C'est dire que le cher comte ignorait que les gueux qui assistaient à Londres aux spectacles gratuits des scènes ouvertes construites à côté des bordels et parfois avec passages communicants, comprenaient Shakespeare sans avoir appris le russe.

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    Ainsi que le rappelle encore Denis Podalydès dans cet indispensable Album, l'histoire des théâtres construits dans les quartiers populaires, au temps de Shakespeare & ci, est indissolublement liée à une production d'époque florissante, en concurrence-opposition directe avec l'Université et l'Eglise, et s'explique autant alors le pseudo mystère de l'immense savoir humain et juridique, moral ou politique, littéraire ou théâtral (au sens de l'artisanat) de Shakespeare, et son succès phénoménal d'auteur bientôt capable d'offrir à ses enfants des play stations dernier cri.


    Dans la version d'Orson Welles, Macbeth à la dégaine d'un cavalier tartare et le film semble russe à outrance, mais l'essentiel est là, contrairement à ce qu'ont prétendu les philistins américains ou français à la sortie de ce film "maudit" , et l'essentiel n'est pas moins totalement ressaisi par Akira Kurosawa dans Le château de l'araignée.

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    La réception de Shakespeare selon les époques en dit plus long sur celles-ci que sur celui-là. Je ne dirai pas que je donnerai tout le puritanisme anglais pour une pièce de Shakespeare, pas plus que celui-ci n'est anticlérical au sens des nouveaux réducteurs de têtes, mais le fait est qu'une terrible chape a pesé sur cette œuvre à mes yeux vitale et même "sainte" en sa profonde bonté, comme le calvinisme en nos régions, avec l'appui massif du Pasteur et du Pion, a congelé les imaginations et surveillé les conduites publiques et privées jusqu'à brûler des corps et traiter des âmes à l'électrochoc. Shakespeare, pas plus que Rabelais d'ailleurs, n'est pourtant obscène ni subversif sauf à s'opposer moralement et politiquement à l'obscénité et au terrorisme étatique des hypocrites et des imposteurs.

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    Il m'a fallu à peu près un demi-siècle, durant lequel j’aurai vu des quantités de versions de nombreuses pièces du Barde, pour découvrir la simplicité profonde d'une œuvre ressaisissant la complexité humaine dans un langage que ses multiples registres font parler à tous au gré de ses degrés, et sa communicative vitalité. Oui, comme le dit Denis Podalydès, “la lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen” et demain je passerai des tragédies aux comédies, à la rencontre à Venise de Shylock, tout en ne cessant de multiplier les regards latéraux sur le théâtre du monde...

  • Pour tout dire (81)

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    À propos d'un mot de la Pompadour qui nous plombe l'horizon et la mémoire, dont Peter Sloterdijk a fait le titre de son dernier livre, Après nous le déluge. Des tenants variables de la bâtardise, du fils de Dieu aux rejetons du ressentiment mondialisé, en passant par les traitres de Shakespeare...


    Plus on avance en âge et plus on est tenté de recourir à la formule traduisant par excellence le désenchantement ou le repli dans la seule jouissance du présent: après nous le déluge...
    Or plus j'y pense et plus l'expression me révulse, et particulièrement quand elle émane d'anciens progressistes idéalisant leur jeunesse et crachant sur le monde à venir, sans parler des cyniques pour lesquels le profit immédiat seul compte et qui par exemple, s'agissant de l'avenir de notre planète, se contentent de balancer à l'instar des Trump de tout acabit: après nous le déluge...

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    Le sentiment que traduit cette expression remonte sans doute à des temps anciens, mais c'est la marquise de Pompadour qui en a fait un mot quasiment historique après la défaite des troupes françaises à la la bataille de Rosbach, anticipant une bascule de la société française dont la maîtresse de Louis XV, bâtarde née Poisson et devenue l'incarnation de la parvenue aussi brillante que jalousée, aura peut-être pressenti la fin avant le déclin personnel de sa success story, et par conséquent carpe diem en attendant les soviets: après nous le déluge...

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    Peter Sloterdijk est l'un des penseurs contemporains les plus attentifs au monde tel qu'il est ( et non tel qu'on le fantasme à droite autant qu'à gauche), mais c'est souvent par des détours inattendus, voire par quatre Chemins, qu'il va droit au but.
    La réflexion marquant l'ouverture de son dernier essai , précisément intitulé Après nous le déluge, mais dont le contenu dit plutôt que c'est maintenant que ça se passe et qu'on ferait bien de se rafraîchir la mémoire avant de se retrousser les manches, porte précisément sur l'espèce de révolution privée vécue par la fille du peuple devenue "reinette" comme une voyante l'avait prédit à sa mère, quelque décennies avant le grand chambardement dont sortira la "révolution permanente" et la nouvelle représentation du progrès amnésique des "temps abyssaux " que nous vivons en attendant qu'un Donald Trump le répète à tous les ennemis de sa nouvelle nation de marshmallow contaminé : après nous le déluge.

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    Quand les sorcières prédisent à Macbeth qu'il va devenir roi, elles ne font en somme qu'exprimer un désir qu'il y a en lui, de même que la mère de la petite Jeanne-Antoinette Poisson, quand celle-ci entama sa neuvième année, ne demandait qu'à croire la prédiction de la diseuse de bonne aventure lui soufflant que la gamine conquerrait un jour le cœur du Roi.
    "Je grandis, je prospère / Allons dieux, tenez pour les batards !", s'exclame le fils illégitime de Gloucester dans Le Roi Lear, révolutionnaire "privé" à sa façon dont Sloterdijk cite d'ailleurs l'invective en exergue de son livre.
    On sait l'énigme à multiples couches qui entoure la personne réelle de Shakespeare, dont l'œuvre m'apparaît aujourd'hui comme la cristallisation d'une sorte de génie poétique collectif qu'il serait vain de réduire à la vanité d'un copyright strictement individuel. Comme Dante conclut le Moyen Âge dans sa Commedia à triple couche, Shakespeare y va à grandes louches sans loucher sur la Trinité bricolée, brassant tous les passés pour déchirer nos illusions paradisiaques à bon marché.
    Dans le chapitre vertigineux intitulé Le bâtard de Dieu, la césure de Jésus, Peter Sloterdijk pose la question que le bon Joseph, ouvrier du bâtiment, n'a cessé d'éluder, cela faisant de lui le premier croyant de la chrétienté à multiples couches et retouches.
    Or il y a du sage et du bouffon shakespearien chez l'extravagant penseur allemand s'interrogeant sur l'Europe et l'impôt, l'étrange relation du jeune Jeshua Ben Josef avec son père de substitution et l'exaltation picturale à multiples couches de la sainte famille, l'urgence de dépasser lentement Freud et Marx et Nietzsche et Deleuze et Guattari quitte à requalifuer la notion de Degree conçue et développée par Shakespeare dans ses tragédies politiques - avec des exemples toujours valables aujourd'hui, qu'on retrouvera dans Troïlus et Cressida autant que dans Coriolan -, et qui devrait nous aider à réfléchir hic et nunc sur l'abâtardissenent chaotique du monde où Nabilla relance, le génie en moins, le rêve de carton pâte de la Pompadour et du clown Donald...

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  • Pour tout dire (80)

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    À propos de l'influence de Shakespeare sur le cinéma et les séries anglaises. De l'horreur de Happy Valley et de l’irradiante bonté de la revêche sergente Cawood. De l’anti-biographie du délicieux Bill Bryson et du pétrole trouvé dans le jardin du chercheur shakespearien Charles Wallace...


    Il a fait cette nuit dernière nuit une tempête qui martelait nos monts dans un chaos de vent glacialement brûlant, sur fond de sourdes clameurs ou j'ai cru reconnaître les voix des trois sorcières à barbes annonçant à Macbeth son noir destin, et dans les vociférations de l'une d'elles surgissait soudain le nom d'Alep...

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    C'est dire que Shakespeare est partout quand on est attentif au monde tel qu'il est dans son apparence incessamment mouvante, à l'image d'un océan déchaîné, et tout à l'heure le roi fou balancera sa réplique fameuse où il est question du nonsense de la vie, qui ne rend compte à vrai dire que d'un aspect de la vision du Barde, lequel module aussi la bonté et la féerie, la douceur et la fantaisie.


    Shakespeare est resté omniprésent en Angleterre élargie (via les landes écossaises et les bordels des paroisses irlandaises, les pubs indiens pleins de vieux punks et la jungle malaise aux tigres rugissant avec l’accent cockney), comme le Brexit le rappelle à sa façon politiquement incorrecte et comme on le vérifie dans le cinéma et jusque dans les séries de l'univers shakespearien élargi (incluant les saisons terribles de Broadchurch ou de Vera et plus encore de Happy Valley, sans oublier les films de Ken Loach et Stephen Frears), lequel univers n'est que la réfraction panoptique de l'univers universel plein de bruit et de fureur au fond de la nuit duquel chante le rossignol.

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    Happy Valley atteint, dans sa 2e saison, un summum d'atroce beauté qui n'a d'égale, à mes yeux, que l'esthétique panique du cinéaste autrichien Ulrich Seidel, auquel il manque juste un zeste de bonté pour être vraiment shakespearien.
    La blonde sergente de Happy Valley, au contraire, est shakespearienne par la lumière de son sourire irradiant sa sale tronche de flic dont la fille s'est suicidée, et qui protège son petit-fils des atteintes encore possibles de son père psychopathe pour le moment en taule. Traversant les 6 épisodes de cette deuxième saison de Happy Valley, deux autres personnages illustrent la part d'ombre de l'univers shakespearien, sous les dehors effrayants du perpétuel souffre-douleurs devenu criminel maniaque à rituels répétitifs, et de l'inspecteur adultère étranglant sa maîtresse et faisant porter au tueur en série la responsabilité de son meurtre.

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    C'est entendu, Monsieur le pédant grave et Madame la docte pincée: les séries alignent les stéréotypes et les clichés, mais on pourrait le dire aussi des pièces de Shakespeare ou des romans de Dickens sans entrer dans le détail que se disputent le Diable et le bon Dieu comme chacun sait .
    Or le détail de Happy Valley, du point de vue plastique (un composé de brumes brunes traînant sur les landes grises à nuances vertes ou vieux rose, et d’intérieurs saturés de rouges sanglants et de verts non moins passionnels) autant que sous l’angle sociopathique ou métapsychique, est formidablement significatif quant au signifié et au signifiant, à cela s'ajoutant des dialogues d'un constant humour plus ou moins vache et une interprétation collective sans faille, là encore avec des acteurs shakespeariens, du môme génialement candide à la soeur poivrote de la sergente (la monumentale et hypersensitive Sarah Lancashire) , en passant par la déchirante figure de la mère du serial killer flinguant son propre fils...

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    Shakespeare n'en remet pas plus que la vie qui, à ses heures, est si jolie. Aux dernières nouvelles (détail privé), le vent fait une pause sur le tarmac de Genève Airport tandis que je reprends la lecture de l'anti-biographie de Shakespeare du délicieux marcheur américain Bill Bryson dont Lady L. se régalait ce printemps des récits d'arpenteur de l'Angleterre.
    S'agissant du Barde, Bill Bryson montre la même alacrité curieuse en relevant d'abord, pièces en mains ce que tout le monde sait par ouï-dire, à savoir qu'on sait très peu de chose de la vie du mystérieux "Willm Shaksp" dont on ne garde que quatorze mots écrits de sa main sur les neuf cent mille de ses écrits homologues, et qui a déjà rendu mabouls d'innombrables chercheurs , tels l'impayable prof américain Charles Wallace, flanqué de sa savante moitié Hulda qui passèrent à Londres des années à éplucher des milliers de documents pour en tirer deux ou trois information biographiques décisives.

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    Or comme une découverte peut en cacher une autre à venir, ainsi que le montre surabondamment le théâtre du Big Will et le rappelle malicieusement Bill Bryson, le chercheur Wallace, revenu au Nebraska, finit par trouver du pétrole dans son jardin au point de devenir "immensément riche et médiocrement heureux"...

  • Cinglantes malices et merveilles de Saki

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    Sous les dehors d’un dandy super snob au redoutable humour «very british», H.H. Munro (1870 - 1916), alias Saki, était un satiriste tendrement impitoyable, un moraliste apparemment amoral, un tigre de papier fait à tous les feux de la société anglaise puritaine et colonisatrice, à laquelle il tendait le miroir kaléidoscopique de ses féroces nouvelles. Que voici complètes, à quelques exceptions, traduites et présentées avec maestria par Gérard Joulié à l’enseigne de la Bibliothèque de Dimitri.
     
    Le regard terrible d’un enfant sur la société des gens comme il faut, le grain de sel qu’y ajouteraient tel chat doté de parole ou telle loutre aux palmes peu académiques, le dieu Pan moqueur dans son buisson, un dandy à la Oscar Wilde passant par là non sans se dédoubler en joyeux flandrins terreurs des familles, une flopée de tantes guindées comme des oies à binocles, quelques oncles gravement allurés, des militaires revenus des Indes ou en partance pour les tranchées, l’angélique et démoniaque Ariel de Shakespeare, les orphelins de Dickens au fond d’un poétique Jardin où les animaux de Kipling feraient la sieste au long des après-midi de l’enfance éternelle: telles sont les présences volatiles et multiformes qui hantent l’univers enchanteur quoique truffé de pièges et d’embûches d’un des plus réjouissants auteurs comiques qui soient, certes anglais et à outrance mais à la fois «universel» de portée, dans la lignée de Swift en plus smart et faisant en somme le joint entre celui-ci et les modernes Chesterton ou Evelyn Waugh - mais foin de références littéraires puisque c’est au bain moussant et gloussant de la bonne vie que Saki nous invite à nous plonger entre deux garden parties et autres chasses au lapin ou au mot d’esprit…
     
    Un punk à Downtown Abbey…
    Une société hautement organisée, structurée, codifiée à l’extrême dans ses rites et usages, où tout est prévu de la base au sommet, où la loi du groupe est enseignée à son moindre rejeton dès son premier rot: c’est le monde de Saki, qui aurait d’autres castes s’il était indien, d’autres étiquettes s’il était chinois ou français.
    Mais la Providence fantaisiste, et parfois même facétieuse, a fait naître Hector Hugh en Birmanie, troisième enfant d’un Inspecteur général de la police impériale indienne, du nom d’Augustus Munro , époux d’une aimante Mary Frances hélas décédée en 1872 à la suite de la charge brutale d’une bête à cornes – cette fin qu’on dirait inventée par son fils aboutissant à la mise en pension de celui-ci en Angleteree, chez une aïeule stricte et de non moins sourcilleuses tantes.
    Une éducation très puritaine suffit-elle à faire de vous un dynamiteur des familles et de la société (edwardienne, donc post-victorienne en pas plus cool) du moment ? Ce serait exagéré de le prétendre, mais la préfacière de ce volume, Nelly Kaprièlian, a raison de qualifier Saki de punk, pour autant qu’un tel rapprochement avec un mouvement culturel souvent délabré soit intégré à la filiation la plus radicale de l’extravagance anglaise, qui fait du Puck de Shakespeare un punk à la même enseigne que Reginald ou Clovis – deux figures emblématiques de l’insolence à la Saki, surgissant soudain dans un épisode de Downtown Abbey…
    L’auteur de Sredni Vashtar, chef-d’œuvre de six pages où s’accomplit la vengeance sacrée d’un petit garçon maladif en butte à la haine mesquine de sa cousine et tutrice, l’auteur de Laura, la mourante bien décidée à se réincarner dans une loutre pour ne cesser d’importuner ses proches survivants, l’auteur de La musique sur la colline décrivant ce qui arrive à une écervelée chrétienne se moquant du dieu Pan, relève bel et bien de cette «punkitude» aux paradoxes à la fois provocants et révélateurs, mais tout Saki n’est pas dans cette attaque du conformisme, car H.H. Munro, qui mourra dans les tranchées en 1916, est lui aussi un anglais à part entière, un grand voyageur familier de l’Europe autant que de l’Asie, un observateur à large spectre du monde politique dont il brocarde la langue de bois des «perroquets» dans un hommage charmant au Mowgli de Kipling (Une histoire de la jungle), un polémiste abordant d’innombrable autres thèmes et situations ressaisis et épurés par ses nouvelles – jusqu’à sa désopilante mise en boîte des «adultes responsables» offrant à Noël des jouets éducatifs à leurs mômes qui n’ont de cesse, évidemment de les transformer en armes de guerre…
    Bref, et si tout n’est pas du même niveau de densité dans cet immense corpus, sa (re)découverte ne cesse, au degré le plus immédiat, de nous divertir «au coin du feu», non sans nous révéler de multiples nouveaux aspects du talent du conteur et de son esprit critique à la fois débonnaire et impitoyable, défense manifeste d’une douleur remontant à l’enfance et que ravivent les faux semblants – et lire Saki peut alors nous servir, aujourd’hui, de salutaire contre-poison…
     
    Saki. Le parlement infernal. Nouvelles intégrales. Traduction et avant-propos de Gérard Joulié, préface de Nelly Kaprièlian. Les Editions Noir sur Blanc, collection La Bibliothèque de Dimitri, 842p.

  • Murmure de l'aube

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    (Ce que nous dit L. à l’éveil)
     
    Prends garde à la douceur:
    elle ne fait que passer;
    sans le bruit de la pluie,
    tu l’entendrais en toi
    comme la mélodie
    de ton cœur au fond de la nuit
    où toute douleur passe -
    prends garde à la couleur
    des choses de la vie...
     
    (Patchwork 2021: Sophie K.)

  • L'indicible secret

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    Vous pouvez vous dire, comme ça,
    que ce n’est qu’un moment:
    que bientôt cela passera,
    qu’après quelques instants
    dans la houle des galaxies
    vous aurez oublié
    cet effroi d’indicible émoi...
     
    Que ce qui est n’est pas:
    cette main qui n’est plus tenue,
    ce regard lentement perdu,
    cette voix qui répète
    - Je ne vois rien dans la tempête
    - Je ne vois rien dans le désert,
    et ce poids qui pèse sur tout,
    cette pierre du ciel,
    tout ce noir aux paupières,
    tout ce vide cerné de fiel...
     
    Mais au vrai vous ne pouvez rien:
    le tréfonds vous attend
    dans le dédale qu’il y a
    là-bas dans votre mémoire
    où tout se défera:
    tout ce que vous avez cru faire,
    vos bibles, vos savoirs
    vos commentaires absolus
    devenus indicibles...
     
    Tu ne trouveras pas les mots
    sans rappeler à toi
    cette âme qu’on t’a arrachée
    sans la nommer, la recréer,
    lui construire un palais,
    l’y accueillir et ne rien dire
    ni ne rien dévoiler
    qui trahirait votre secret...
     
    (Peinture: William Blake)

  • Deux ombres claires

     
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    Elle est là partout où il va,
    on pourrait dire son ombre
    à cela près que son air sombre
    ne lui ressemble pas...
     
    Songeuse au café du matin,
    dans le jour si léger
    qu’on le dirait fait de satin,
    elle se tient en retrait,
    accoudée au comptoir,
    invisible dans le miroir,
    mais lui la reconnaît
    et l’emmène bientôt la bas
    à la table que vous savez...
     
    Lui demandez-vous des nouvelles
    qu’il répond: elle repose,
    et l’on fait celui qui comprend,
    celle qui croit savoir les choses -
    on la croyait mortelle...
     
    Les apparences ont des ruses,
    et lorsque ces deux-là
    que toute évidence récuse
    sans raisons ni tracas,
    plaisantent au fond de ce café,
    l’on reste médusé...
     
    Le mystère n’est pas ailleurs
    que dans cette lumière
    étrange et pourtant familière,
    hors du bruit et des heures...
     
    (Peinture: Jacques Truphémus)

  • À sa douce présence

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    (Chanson de Noël)
     
    Elle est devenue ma gardienne,
    mon ange singulier;
    alors, plus de chagrin qui tienne:
    elle me tient éveillé...
     
    Elle ne craignait pas cette mort
    qui nous surprend parfois,
    s’annonce en si lointain trépas
    qui voudrait qu’on l’ignore...
     
    Elle la savait au coin du bois,
    ou plutôt en plein cœur:
    elle entendait de la tumeur
    ce bas bruit et sournois...
     
    Devant la Bête elle était brave
    comme si de rien n’était,
    et comme pour la défier
    elle disait: pas grave !
    Enfin je l’entends encore dire
    la veille de sa mort :
    que nous sommes heureux encore
    de pouvoir en sourire...
     
    Notre ange singulier nous garde
    dans sa douce présence,
    survivante qui nous regarde
    par delà toute absence...
     
    (À la Maison bleue, ce 25 décembre 2021)

  • Que notre joie demeure

     
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    (Pour Sophie et Julie)
     
    Et dès lors que tout nous désarme:
    plus rien que de la joie,
    comme à travers la pluie des larmes
    le son pur de ta voix...
     
    Ta voix est toute la musique
    de ce matin radieux,
    plus que le lamento lyrique:
    la douceur de tes yeux...
     
    Tes yeux défient tous les discours:
    tes yeux se sont fermés
    pour nous aider de bon secours
    à mieux voir ce qui est...
     
    (Ce 22 décembre 2021)

  • Cérémonie de lumière

     

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    En mémoire de la cérémonie des adieux à Lucienne, alias Lulu, alias Luke, alias Lady L., en présence de sa famille et de ses amis, à la chapelle de Montoie près Lausanne, le lundi 20 décembre 2021.

    Merci à toutes et tous qui nous ont rejoint pour ce que Sophie et Julie ont appelé une Cérémonie de lumière, et merci à ceux qui sont avec nous en pensée.

    Lucienne avait choisi le Kyrie de la Messe solennelle de Berlioz que nous venons d’entendre, dont elle aimait la gravité majestueuse et l’éclat. Elle m’avait dit l’importance, pour elle, de la signification du mot Kyrie, marquant l’imploration. La musique parle en deça ou au-delà des mots : elle est pure émotion. Mais c’est avec les mots – nos pauvres mots - que nous nous parlons, et je commencerai par en dire quelques-uns qui vous rappelleront, je l’espère, la présence de Lucienne au prénom de lumière.

    J’ai dit les mots LUMIÈRE et PRÉSENCE. Je dirai maintenant les mots que nous nous sommes répétés ces derniers mois, qui traduisaient son courage devant la Bête, comme elle appelait sa terrible maladie, et le regard qu’elle portait sur sa vie écoulée, et c’étaient les mots SÉRÉNITÉ et RECONNAISSANCE

    Lucienne se défiait des grands mots. Elle leur préférait ceux de la simple vie et des relations aussi chaleureuses que respectueuses. Le mot BIENVEILLANCE lui allait bien, qu’en enseignante spécialisée elle disait EMPATHIE. Si elle ne se payait pas de mots, c’est aussi qu’elle savait, d’expérience, les effets des mots qui font mal. C’est ainsi que le mot INDULGENCE me vient en pensant à sa façon d’accueillir les autres, et notamment tous les jeunes gens débarqués de pays en guerre ou en difficultés auxquels elle enseignait le français. Et pour sa détermination à résister à l’idée même du mal, je dirai le mot INTRANSIGEANCE.

    De fait, malgré sa générosité, sa gaieté naturelle et son humour, Lucienne ne s’aveuglait pas et le mot LUCIDITE m’a été répété maintes fois, à son propos, par celles et ceux qui l’ont assistée ces derniers mois, le mot COURAGE et le mot DÉTERMINATION.

    Pour celles et ceux qui l’ont aidée à affronter la Bête, le mot CONFIANCE convient le mieux, et c’est en son nom, qu’avec Sophie et Julie, Florent et Gary, nous tenons à les remercier sans pouvoir les citer tous : merci au docteur Alexandre Hobi, notre médecin de famille, et à la doctoresse Anna Dolcan, au service d’oncologie du CHUV, à Lionel Briquet pour ses bons soins de physiothérapeute et à Léonard Chabloz, qui a stimulé son énergie et l’a apaisée en praticien du shiatsu, merci à toutes les bonnes personnes de l’équipe mobile des soins palliatifs de Rennaz et du CMS de Montreux pour leur aide à celle qu’une voisine et amie a justement qualifiée de belle personne…

  • Matinale

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    À l’aquarelle le matin
    tes yeux dans les miens diluent
    des dunes, des lunes, des lointains...
     
    Des bribes de rêves entre nous
    font comme des ombres bleues
    dans les yeux des enfants qui jouent...
     
    Je voudrais rester dans tes bras,
    que longtemps s’écoulent les heures,
    que le temps ne se brise pas
    aux arêtes de la douleur...
     
    Dessin JLK: Portrait de Lucienne, à Vienne, en 1995.

  • La peur du loup

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    Où il est question d’un rite matinal au niveau du couple. D’une vieille angoisse et des moyens de l’exorciser. Qu’il est plus doux qu’on ne croirait de se retrouver avec qui l’on aime dans le ventre du loup.

    Pour L.


    Quand je me réveille j’ai peur du loup, me dit-elle et ça signifie qu’elle aimerait bien son café grande tasse, alors du coup je la prends dans mes bras un moment puis je me lève comme un automate bien remonté.

    Je prends garde à tout. Le café passé, tandis que je pense à autre chose, je me dis: pas le jeter, pas oublier de chauffer le lait, pas oublier qu’elle est sans sucre, pas oublier qu’elle l’aime bien chaud mais pas trop.

    Je ne sais comment font les autres. Se font-ils plutôt servir ? Me trouveront-ils en rupture d’observance des lois non écrites de la confrérie des mecs ? Je ne sais et d’ailleurs n’en ai cure, mais je précise qu’il n’entre aucune espèce d’asservissement dans cette coutume que nous perpétuons chaque matin avec un sourire partagé. Ce n’est pas pour arranger la paix des familles que je fais ça, pas du tout le style répartition des tâches au sein du couple et consorts.
    La seule chose qui compte à mes yeux, c’est rapport au loup. Cette histoire de loup me fait toucher à sa nuit. Il y a là quelque chose qui me donne naturellement l’élan des chevaliers de l’aube, et voilà tout: je lui fais donc son café, ensuite de quoi nous nous préparons à nous disperser dans la forêt.

    Mon amour a peur du loup, et ça lui fait une tête d’angoisse, mais c’est aussi l’un des secrets de notre vie enchantée en ces temps moroses où d’invisibles panneaux proclament à peu près partout que le loup n’y est pas, n’y est plus, si jamais il y fut.
    Mon amour est une petite fille perdue dans la forêt, et comme alors tout devient grand à la mesure de sa peur: tout retentit et tout signifie dans le bois de la ville. C’est immense comme l’univers, et le quelque chose de mystérieux qu’il y a là-dedans peut se transformer à tout moment en quelque chose de menaçant. Mais aussi la présence du loup nous fait nous prendre au jeu. Dans la pénombre des fourrés, sous le drap, je mime volontiers le loup qui guette, et mon amour prend alors sa petite voix, et de savoir déjà la suite du conte nous rapproche un peu plus encore.

    Nous voyons la chose comme en réalité: la ville est un bois, les rues sont les allées de notre existence et à tout moment se distinguent des chemins de traverse et des raccourcis parfois encombrés d’obstacles que nous devons surmonter à tout prix.
    Le conte dit en effet, tout le monde le prend pour soi, que nous avons une mission précise à accomplir. Nous nous représentons le panier de victuailles avec la galette et la bouteille de vin. C’est dans ces obscurités, là-bas, que se trouve une masure dans laquelle nous attend notre innocente mère-grand au bonnet de dentelle.
    Nous ne nous demandons même pas pourquoi cette sacrée mère-grand a choisi ce logis. Nous y allons et plus encore: nous nous réjouissons. La présence du loup nous fait nous serrer l’un contre l’autre. Parfois je mordille le cou de mon amour pour lui faire bien sentir que ce n’est pas de la blague. Elle prend alors sa voix toute menue, comme elle prendra tout à l’heure la voix éraillée de mère-grand, tandis que j’énonce le conte et me prépare à lâcher la phrase la plus fameuse:
    - C’est pour mieux te manger mon enfant !
    C’est une sorte de formule de magie qu’il me suffit de dire pour que se rejoue la scène la plus attendue avant que tout, ensuite, nous paraisse de nouveau soumis à l’ordre des choses.

    Le loup nous recommande de nous attarder en chemin, et c’est pourquoi nous le considérons comme une espèce de cousin de bon conseil. Ensuite, si nous y resongeons sur les lieux de notre tâche quotidienne, nous nous disons que le séjour dans le ventre du loup n’était point tant inconfortable; et nous nous revoyons sous le drap: lovés l’un contre l’autre, dans cette espèce de sweet home qu’est le ventre du loup.

    La journée, ensuite, devrait être purgée de toute angoisse. Dehors, tout semble aussi bien retrouver un air plus familier. Pour un peu nous goûterions au biscuit chocolaté des buildings, si nous n’étions pas si pressés. En attendant nous sommes rassurés, mon amour et moi: tout ce qu’il fallait dire et faire l’a été. Le jeu voulait que je me dresse devant elle, et je me suis dressé. Le jeu voulait qu’elle déjouât la menace, et elle l’a déjouée. Nous nous sommes pris au jeu et cela nous a donné la force de nous relever. Et même si le fin mot de tout cela nous échappe encore, nous pressentons déjà que demain nous jouerons de nouveau à nous faire peur.

  • Nos adieux entre chagrin, sérénité et reconnaissance

     
     
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    « Je te cherche par-delà l’attente
    Par-delà moi-même
    Et je ne sais plus tant je t’aime
    Lequel de nous deux est absent ».
     
    (Paul Éluard)
     
    Son bon ami, Jean-Louis ;
    Ses filles :
    Sophie et son conjoint Florent;
    Julie et son conjoint Gary ;
    Ses petits-enfants, Anthony et Timothy ;
    Son frère †Philippe, sa tante †Simone et sa famille américaine ;
    Ses belles-sœurs, Annette, Liselotte, Ruth et leurs familles ;
    Ses amies et amis,
    ont le profond chagrin d’annoncer le décès de
     
    Lucienne Kuffer-Lambelet
    qui s’est éteinte paisiblement dans la nuit du 14 au 15 décembre, à l’âge de 74 ans, des suites d'une très cruelle maladie affrontée avec grand courage et lumineuse sérénité.
     
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    La cérémonie aura lieu lundi 20 décembre à 11h à la chapelle B de Montoie à Lausanne.
    L’accès à la cérémonie nécessitera le pass sanitaire et une pièce d’identité. Jusqu'à dimanche, Lucienne repose dans la chapelle mortuaire du cimetière de Clarens. Le Funerarium est ouvert de 9h à 19h. 30.
    Domicile de la famille : Grand-Rue 22, 1820 Montreux.

  • En cette nuit de larmes

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    Son bon ami Jean-Louis, ses filles Sophie et Julie et leurs conjoints Florent et Gary ont l'immense chagrin d'annoncer à leurs amies et leurs amis la mort de leur Lucienne chérie au prénom de lumière, cette nuit du 14 au 15 décembre 2021. Selon son voeu et le nôtre, puissent les mots de Sérénité et de Reconnaissance nous éclairer et nous la rendre présente chaque jour à venir malgré notre peine.
     
    "Je te cherche par delà l'attente
    Par delà moi-même
    Et je ne sais plus tant je t'aime
    Lequel de nous est absent".
    (Paul Eluard)

  • Élégie de la nuit

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    (Pour L. entre deux lumières)
     
    Où es-tu douce et comme absente,
    tes yeux semblant ailleurs,
    vers cette vie sans heures
    où va la barque lente ?
    Tu me disais attendre,
    pour te délivrer de ton mal,
    la Dame en noir te prendre
    en douceur dans ses voiles…
     
    En attendant dans le silence,
    tu me manques déjà,
    me parlant de ce que tu vois
    dans ta neuve innocence…
     
    Ecoute-moi, me diras-tu,
    tu me diras: dis à la vie
    que je ne l’ai pas oubliée
    et partage ma rêverie…
     
    (À la Maison bleue, ce 14 décembre 2021)

  • Au silence du ciel

     
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    Les larmes de ceux qui t’implorent
    te font -Ils exister ?
    se demande l’enfant qui dort
    sans rien te reprocher...
     
    Tout le mal serait d’être né
    disent certains,
    déçus d’avoir peut-être cru
    que tu avais parlé
    en ton nom jamais prononcé -
    mais l’enfant n’en sait rien...
     
    Je ne suis que reconnaissance,
    répond-il au silence
    de celui qu’ils vont suppliant
    de se faire consolant
    et dont pèse en lui la souffrance ...
     
    Vous accueillez l’enfant vivant
    sachant qu’en lui la mort sommeille,
    avec la même joie parfaite
    du sage inconnu en sa veille ...
     
    Le ciel se tait pour nous parler,
    et notre mélodie
    seule permet de l’écouter…
     
    Image Lady L.: oiseaux du soir.

  • Pour tout dire (79)

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    À propos du rêve américain selon Philip Roth devenu fantasme de pacotille, et de l'intéressante réalité américaine documentée par les séries télé. De ce qui rapproche et sépare Donald Trump et le jeune imposteur de la série Suits (Avocats sur mesure). De ce qui rapproche et sépare Donald Trump et le populiste suisse Christop Blocher sous le regard de Shakespeare...


    Il faut lire ou relire Pastorale américaine, premier volet de la trilogie romanesque de Philip Roth, pour se rappeler ce qu'a été la renaissance du rêve américain, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, incarné par un héros blond et juif, champion sportif et loyal à la patrie. Le génie du plus grand romancier américain vivant, outrageusement "oublié " par les jobards de l'Academie de Stockholm, à toujours été de prendre le contrepied du conformisme de son pays, à commencer par celui de son milieu de Juifs de Newark, dans Portnoy et son complexe; mais c'est avec autant de tendre loyauté que d'esprit critique qu'il a rendu justice à son père dans Patrimoine, et autant de verve qu'il a pourfendu la nouvelle posture du politiquement correct dans La Tache, troisième volet de sa trilogie américaine.

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    Soixante ans après, l'on voudrait nous faire croire que l'élection de Donald Trump marque le renouveau du rêve américain contre, précisément, le politiquement correct. Double imposture évidemment, puisque le rêve d'une société plus juste et plus ouverte s'est transformé en fantasme de pacotille frotté de racisme sélectif, alors que le politiquement correct - disons le nouveau conformisme de gauche - cristallise l'indignation vertueuse des "réalistes" et des profiteurs cyniques.

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    Réagissant à l'élection de Donald Trump à la présidence américaine, qui ne l'a pas étonné, le philosophe allemand Peter Sloterdijk, à mes yeux l'un des "poètes" les plus originaux de la pensée contemporaine, redéfinit la mouvance populiste comme une "croyance dans la faculté salvatrice des incompétents, dans l'innocence de l'incompétence ".
    Or comment faut-il l'entendre ? La campagne de dame Clinton a-t-elle manifesté plus de compétence que celle du sieur Trump ? Et le fait que celui-ci n'ait aucune expérience politique caractérise-t-il son incompétence ?
    Comme j'ai visionné cette nuit la 5e saison de la très addictives série Suits (Avocats sur mesure), l'idée de comparer l'ascension sociale fulgurante du jeune Mike dans l'un des meilleurs cabinets d'avocats new yorkais, où il s'est introduit sans avoir passé par Harvard, en jouant de son seul talent, à la carrière guère plus conformiste de Donald Trump, m'a paru éclairante par l'analogie apparente de ces success stories et leur antinomie profonde.

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    De fait, le jeune pseudo-avocat non titré de la série, quoique prodigieusement doué et s'élevant bientôt au niveau des meilleurs, ne se vante jamais de son manque de toute formation universitaire. Compétent "sur le terrain" il reste un fraudeur sur le papier et craint à tout instant qu'on le démasque, et plus encore que ses amis du célèbre cabinet, devenus complices, n'en pâtissent avec lui.

     

    À deux heures du matin, la nuit dernière, Mike se présentait à la porte de la prison après avoir "pris sur lui" pour sauver ses confrères, et c'est parti pour la 6e saison. Quant à Trump, il est au contraire fier de ses fraudes et fait de son incompétence en matière politique un argument en sa faveur. Double escroquerie qui se moque également des diplômes et des lois, puisque le fric est à la fois juge et partie.

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    Les "poètes", comme un Philip Roth ou un Peter Sloterdijk, le Dürrenmatt de La visite de la vieille dame ou l'universel Shakespeare, font toujours du plus simple avec du très compliqué, sans vider la réalité de sa substance.
    De très compétents universitaires jettent, sur le genre combien populaire des séries télévisées, un regard dignement condescendant, sans y aller voir, et j’estime qu'ils ont tort. Je pensais comme eux il y a encore deux ans de ça, sans me prévaloir d'aucun autre titre universitaire que celui de Docteur Honoris causa de l'Academie mondiale des rues et clairières. Voir Lady L regarder Les experts me faisait presque honte, sanglier que j'étais. Puis j'ai découvert The Wire (A l'écoute) et sa fresque incroyablement vivante et intelligente, humainement richissime et sociologiquement révélatrice, des dessous et des coulisses de la ville de Baltimore; et dans la foulée de cette docu-fiction exemplaire j'ai vu plus d'une centaine de séries américaines, anglaises, nordiques ou d'autres provenances - mais pas une ne trouvant grâce à mes yeux en langue française ou suisse allemande - , qui m'ont souvent plus appris ou touché que nombre de romans à prétention plus "littéraire ".
    La faiblesse majeure du cinéma suisse, et plus précisément romand, autant que de la littérature romande et suisse, à quelques exceptions près, tient à leur manque de sérieux en matière de scénarios et de naturel et de vraie poésie en matière de dialogues. De même les séries françaises restent-elles terriblement "théâtrales", emphatiques quant à l'interprétation et sans comparaison, du point de vue de la perception des réalités sociales , avec leurs homologues anglo-saxonnes ou nordiques. Les purs littéraires nos régions peuvent dauber tant qu’ils veulent sur les artifices techniques auxquels se réduirait selon eux la littérature américaine, et a fortiori le cinéma hollywoodien. C’est ignorer que celui-ci s’est construit avec de grands écrivains et que les séries télévisées (notamment à l’enseigne de HBO) fédèrent des réalisateurs de premiers rang, des scénaristes hors pair et des comédiens à l’avenant.

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    Quoi de commun entre l’état de la narration dans notre littérature ou notre cinéma et l’avènement de Trump, le loyauté du jeune Mike Ross et la duplicité du populiste suisse Christoph Blocher se réclamant de noble valeurs et refusant d'accueillir les migrants sur la pelouse sécurisée de son château de milliardaire ? Je dirai tout à trac: Shakespeare.
    En version Disneyworld , Donald va nous la jouer 5e saison de House or cards, mais on attend un scénar plus détaillé, idéalement inspiré par l'auteur de La Tempête, pour les saisons suivantes,etc.
    Ce qu'attendant je vais balancer ces notes de mon TOUT DIRE matinal sur Cloud avant de lancer sur mon Top Computer le DVD de Macbeth genre série gore, voire Gomorrha, à l'écossaise ...
    À la fenêtre le blanc de la neige reflète pour l’instant notre conscience immaculée de Suisses au-dessus de tout soupçon. Snoopy me scrute avec l’air de se demander si l’existence précède bien l’essence, puis soupire avant de retourner à son propre roman...

  • La plus douce alliance

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    (À nos enfants, et pour L.)
     
    Prends garde à la lumière,
    ne laisse pas l’ombre gagner:
    elle est en toi, elle est en vous
    qui restez éveillés
    au secret de votre clairière...
     
    Gardez en vous ce don précieux
    des larmes et de ce lent courage
    que vous avez en partage
    en ce jour lumineux,
    malgré l’ombre au sombre visage...
     
    Le temps accordé vous advient,
    que vous vivrez ensemble,
    liés par le plus tendre lien
    que rien ne désassemble...
     
    Portrait de Lucienne, en 1987: P. Omcikous,
    qui lui trouvait un air de madone rhénane...

  • Pour tout dire (78)

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    À propos de la morosité désabusée et de l'optimisme béat voire béant. De l'hédonisme morose et des raisons déraisonnables d'espérer. Qu'une autre vie est possible et que ce n'est pas une rêverie creuse. Quand Toni Morrison et Hölderlin la ramènent. De l'expérience humaine et de la vraie nouveauté documentée par le film Demain...


    Pour Sophie et Florent, Julie et Gary, Lady L. et les autres...

     

    "Au milieu des pires saloperies humaines perdurent leurs contraires: entraide, détermination, vitalité, projets, courage, douceur", écrit Jean-Claude Guillebaud dans un grand petit livre datant de 2012 et réédité récemment, dont le titre proclame tranquillement qu'Une autre vie est possible et qui relance notre indignation contre la morosité désabusée de ceux qui ne croient plus à rien, sans donner pour autant dans un optimisme que Georges Bernanos qualifiait de "fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles ".

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    Avant d'être l'auteur d'une série d'essais très éclairants sur notre époque et un passeur d'idées nourri des meilleurs esprits de la France intellectuelle non inféodée aux idéologies mortifères ou aux modes volatiles (de Jacques Ellul à Edgar Morin en passant par Michel Serres et René Girard), Jean-Guillebaud fut le témoin, sur le terrain, des "pires saloperies humaines", du Vietnam au Liban ou du Biafra à Sarajevo, notamment.
    "Le cynisme me fait horreur", poursuit -il. "Et la désillusion m'apparaîtrait comme une trahison. Mon optimisme n'a pas "survécu" aux famines éthiopiennes , aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au contraire, il leur doit d'exister, il s'est nourri et fortifié de ce que j'ai vécu là-bas."


    Ce grand reporter qui ne se la joue pas star du scoop mais accorde autant d'attention aux "pires saloperies humaines" qu'aux gestes moins spectaculaires de la solidarité et de la survie obstinée, fonde sa réflexion sur l'observation de ce qu'il y a de meilleur dans notre espèce à double face d'ombre et de lumière: "De façon très concrète, cette espérance correspond à des maisons dix fois détruites et dix fois reconstruites, à des répressions policières mille fois défiées, à des iniquités dénoncées, à des familles endeuillées mais à nouveau debout, à des joies collectives toujours renaissantes après l'horreur ".

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    Or une autre forme d'horreur m'apparaît ces jours, devant l'annonce hideuse de nouveaux prétendus lendemains qui chantent, sous les dehors d'un retour au "réalisme " dont Bernanos, encore lui, disait qu'il fondait "la bonne conscience des salauds". Ainsi Donald Trump sera-t-il enfin plus "réaliste" que le rêveur Obama, à la pleine satisfaction de ceux qui voient en les Lois du Marché un dogme "réaliste " par excellence , en Europe autant qu'aux States et en Suisse autant qu'en Europe - en Suisse où le "réalisme " consiste à sécuriser le territoire et les jardins privatifs quitte à flinguer vite fait tel jeune Congolais agité ou à pousser les jeunes réfugiés au désespoir, au dam de ceux qui défendent une tradition généreuse non moins réelle.


    Jean-Claude Guillebaud plaide contre la peur, rejoignant la romancière noire Toni Morrison qui parle elle aussi d'expérience. Ainsi tweetait-elle le jour même de l'élection du nouveau président aux idées rances: "C’est précisément maintenant que les artistes doivent se remettre au travail. Il n’y pas de place pour le désespoir, l’auto-apitoiement, le silence ou la peur”...

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    Après l'effondrement du Mur de Berlin, le poète Claude Roy (de quoi je me mêle ?) détona sur l'euphorie ambiante en s'exclamant: "C'est très bien , mais qui va faire peur aux riches maintenant ?" Et sans doute, avec l'avènement des cyniques au sommet des Etats, les riches auront-ils de moins en moins peur. Mais un autre poète, visionnaire politique à ses heures, du nom de Friedrich Hölderlin, fait écho à son tour à l’ancien communiste et à la négresse: “La où est le danger croît aussi ce qui sauve”. Ou encore: “Que serait la vie sans espérance ?”


    128876_couverture_Hres_0.jpgRetour alors, précisément, à l'espérance qui ne soit pas que vaine parlote, alors, avec cette autre réalité, dont parlent autant Jean-Claude Guillebaud que Jean Ziegler dans son dernier livre, de la myriade d'associations non institutionnelles se développant dans le monde au nom d'un autre réalisme, et défiant toute peur.


    Contre la prétendue nouveauté des alternances binaires, un autre demain se prépare peut-être, dit-on. On verra ça demain même si tout se trame dès aujourd'hui et depuis des lustres. Ah mais ça tombe bien, demain c'est lundi et je passerai, comme promis, chez Karloff ou m'attend le DVD de Demain...

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  • Charles-Albert le grand incendiaire carbonisait les éteignoirs

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    Un album splendidement documenté et enluminé, intitulé Cingria, l’extincteur et l’incendiaire, célèbre la mémoire du génial vélocipédiste, dont paraîtra l’an prochain, à L’Âge d’Homme, le 7e volume de la 2e édition de ses Œuvres complètes mondialement méconnues et plus que jamais à (re)découvrir par quelques-un(e)s…
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    Le 16 octobre 1942 paraissait la 5e livraison du « plus grand tirage du plus petit journal paraissant irrégulièrement à Saint-Saphorin », dont le responsable était l’artiste vaudois Géa Augsbourg et le rédacteur en chef Charles-Albert Cingria.
    À la première page de ce numéro dit « Spécial » figurait un texte de Cingria intitulé Éloge simplement de ce qui existe, exposant des vues pour ainsi dire « programmatiques » sur l’art en relation avec la vie, les gens dans la société, le rapport des visages et des âmes et les relations particulières entretenues par la province romande avec Paris, notamment.
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    Un peu moins de trente ans plus tôt, Charles Ferdinand Ramuz, ami de Cingria de longue date, publiait un essai à valeur explicite de manifeste, sous le titre de Raison d’être, qui célébrait précisément ce coin de terre lacustre à la douce courbe des vignobles de Lavaux, entre Cully et Vevey, y situant le « timbre-poste » terrestre dont parle Faulkner en désignant son « Sud profond », à partir duquel développer un récit à valeur universelle, avec ou sans la reconnaissance de Paris ou de New York.
    « Les gens sont si braves chez nous et le pays est si beau que l’on se demande pourquoi serait requise en plus une prévalence dans l’art », écrivait Cingria, avant de préciser: «L’art, il existe déjà. Ce qui est art,c’est d’être comme on est, de vivre comme on vit. Il n’y a qu’à se promener,L’art est dans la rue tout le temps ».
    Après quoi, l’auteur de Notre terre et ses gens (autre collaboration avec Géa Augsbourg, en 1937) qui n’a jamais donné dans le régionalisme complaisant ni la vaudoiserie de cantine, faisait l’éloge, à sa façon singulière, du peuple « véritablement superbe. Et si gentil, si bien disposé ! », amorçant une de ces envolées lyriques alliant fantaisie et géniales mises en rapport.
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    En octobre 1942, c’était la guerre, l’Europe à feu à sang, et Charles-Albert parlait comme si de rien n’était de la société locale à laquelle il trouvait quelque chose d’à la fois celtique et d’ « un peu américain ou anglo-américain – en bref quelque chose de racé à bon marché qui s’accorde admirablement avec ce français par exprès un peu hoqueté et déginguenandé (sic) qu’on parle », ajoutant (alors que la VIIIe armée britannique, commandée par le général Montgomery lançait une grande offensive à l’enseigne de la 2e bataille d’El Alamein) que « nulle part on ne voit de si beaux bas ni de si beaux golfs. Nulle part les hommes d’âge ne portent de si beaux chapeaux »... Telle étant l’actualité de «cela simplement qui existe »…
    La vertueuse (et malencontreuse) accusation de «pédérastie» et de « fascisme »…
    Lorsque Charles-Albert, en nage, se pointait à Saint-Saphorin ou à Cully en vélocipède, les gamins du coin l’acclamaient en reconnaissant celui qu’ils appelaient Cachou au motif que le cycliste leur offrait à tout coup de ces petits losanges noir bons pour la toux et les relations de la diplomatie enfantine sans frontières.
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    De fait, Charles-Albert était pour l’essentiel une façon d’enfant éternel, déclarant une fois pour toutes son âge : « Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre »…
    Cachou cherchait-il, avec ses bonbons, à s’attirer les grâces douteuse des petits garçons, comme le laissaient entendre certaines dames vertueuses des beaux quartiers genevois, craignant pour leur progéniture ? Certainement pas. On sait que Gide (qui le dégommait à la NRF) ou Montherlant, couraient l’impubère, et parfois même le mioche de dix ans, à Berlin ou en Afrique du nord, mais de Cingria on ne sait rien de ce genre, et l’accusation (par Cendrars) de pédérastie – renvoyés d’ailleurs par Charles-Albert à l’expéditeur pour d’aussi futiles motifs - ne correspond probablement à rien d’autre qu’à un goût vécu charnellement en sa jeunesse (on l’espère pour lui), au point d’ailleurs d’avoir été jeté dans les prisons de Mussolini après qu’on l’eut pincé avec quelques chenapans sur la plage d’Ostie.
    Et après ? Après il clamera, notamment en réponse à Cendrars, qu’il a la pédérastie et tout ce qui s’y rapporte en horreur, et rien dans son œuvre ne relève pour autant de l’homosexualité refoulée, moins encore revendiquée.
    Parler d’un Cingria crypto-pédophile ou gay serait donc un contresens grossier, comme de voir en lui un «fasciste», alors que la seule accointance qu’il ait eu avec l’extrême-droite française maurassienne remonte à ses jeunes années et ne se réduit à aucune espèce de position partisane déclarée.
    Et pourtant, voyez-les se tortiller ! Voyez ses commentateurs virant nitouches dès qu’ils effleurent la question « politique ». Même un Jacques Réda, le plus ardent de ses défenseurs français vivants, même Nicolas Bouvier, se démarquaient prudemment d’un Charles-Albert «politiquement suspect».
    Et même Valère Novarina, dans le présent album, pour en revenir aux supposées « mœurs » de Charles-Albert, qui affirme que Charles-Albert prend tout «à rebours», avant de se racheter, il est vrai, de façon bien plus inspirée et généreuse…
    Charles-Albert LGBTQ ? Cingria «facho» ? Et quoi encore ? Accro grave à la dive bouteille ? Pour sûr et la belle affaire ! Charles Albert couturé de contradictions ? Comme nous tous et le proclamant: « Je sais bien que je dirais le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant »…
    Comme si la vie même ne se contredisait pas à tout moment !
    Hors de toute «posture»: une position poétique centrale.
    À vrai dire, il y a des mots et des concepts qui, simplement, ne conviennent pas à l’approche de Cingria et de son œuvre. Le concept, par exemple, de « préférence sexuelle », ou le terme de « fascisme » ne lui vont pas mieux qu’ils n’iraient à Platon ou à Shakespeare, pas plus que les concepts d’« avant-garde », de « posture » ou de « champ littéraire » que lui appliquent certains commentateurs en ce même album, techniciennes et techniciens de surface du chantier Cingria ouvert après le chantier Ramuz par les employés zélés de la voirie littéraire de nos académies locales - ceci dit tout gentiment, n’est-ce pas ? dans la langue de coton des temps qui courent que Charles-Albert eût été le premier à vitupérer.
     
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    Cingria vertueux ? Certes et au plus haut point d’ascétisme apollinien et dionysiaque à la fois – cet oxymore est fondamental - , mais pas du tout au sens des «virtuistes» qu’il conchiait déjà dans l’un des textes constituant le noyau de son œuvre et de son ontologie poétique, intitulé Le canal exutoire et commençant avec cette fulmination joyeuse: «Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire – car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine ».
    Charles-Albert s’en prendrait probablement, aujourd’hui, au mouvement «woke» et à la « langue inclusive », comme il s’en serait pris hier au «Nouvel âge» ou, à son époque, à ce qu’il appelait le «nordisme» et le «moderne voulu moderne».
    Le début du XXe siècle fut celui des idéologies et de leur méli-mélo artistico-politique foisonnant de nouveaux «ismes», du futurisme au surréalisme en passant par le vorticisme, le suprématisme, le spiritualisme plus ou moins nudiste, la théosophie, le gnosticisme et tutti quanti.
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    Cingria «réactionnaire» ? Autre malentendu d’époque, car son temps n’était pas, quoique contemporain, le même que celui d’un Jean-Paul Sartre, et l’interrogation portant sur son «engagement» serait aussi saugrenue que si on la posait à l’auteur des Psaumes, à Pétrarque ou à Jean Dubuffet.
    Or les constellations poétiques de Cingria, malgré les fréquentations parisiennes ou romandes de l’écrivain, ne participent en rien de cette modernité «voulue moderne», alors même que le poète aura rafraîchi notre langue à grande eau claire et traits de foudre, comme Rimbaud avant lui ou Max Jacob, Robert Desnos, Audiberti le feront à leur façon.
    Tel étant son moyeu central, relié à tous les points de sa majestueuse circonférence: la poésie. Et non du tout la poésie « poétique », mais la constante recherche, sur une «base d’airain» latine, d’une modulation chantée de «cela simplement qui existe».
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    Comme un labyrinthe harmonique et visuel
    À la fois chartiste autodidacte non moins que vastement érudit, passionné d’histoire et de musicologie, mais aussi grappilleur itinérant de choses vues le long des chemins du monde, de Lausanne à Paris ou de Rome à Sierre et Fribourg, via la Provence accueillante, Charles-Albert, quoique paraissant dispersé et parfois qualifié de « loufoque » pour sa fantaisie inaltérable, tenait solidement en mains tous les fils d’une immense tapisserie verbale dont la texture, le tissu, la cohérence organique l’apparentent aux plus grands poètes en prose française du XXe siècle, de Proust à Jean Genet ou de Céline à Audiberti. Qu’il consacre un livre entier à Pétrarque, salué par Jean Dubuffet comme le livre le plus important du moment, qu’il rédige son Air du mois dans la prestigieuse Nouvelle Revue Française, ou qu’il confie un texte intitulé « comment habiller l’enfant » au petit journal de la maison Charles Veillon, la découpe et l’intensité vibratile de son écriture est la même.
    « L’écriture est un art d’oiseleur, note –t-il plus précisément et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ». Ou cette sublime évocation de la poésie de Pétrarque : «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment».
    Riche en ses jeunes années et pauvre le restant de sa vie, Charles-Albert, clochard céleste (pardon pour le cliché…) écrit tout le temps et partout, sur tous les supports. Pierre-Olivier Walzer m’a décrit l’état de sa mansarde de la rue Bonaparte : un véritable gourbi jonché de bouteilles vides et de boîtes de conserves à hauteur de mollets, la bicyclette suspendue au plafond, un petit clavier muet disposé sur une armoire pour exercer ses gammes, une machine à écrire minuscule de marque Corona, une petite valise de carton bouilli.
    Dans Le Canal exutoire il précise : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir.
    Or de ce taudis jaillit le chant de Rossignol !
    Et les archives de vos milliers de textes, Monsieur l’homme de lettres ? Daniel Maggetti souligne qu’elles n’auront jamais été rangées bien soigneusement par le studieux vagabond. Du moins aura-t-on retrouvé plusieurs dizaines de cartons remplis de dossiers et de papiers après sa mort, qui font ici le bonheur des chercheurs et la splendeur indéniable de Cingria L’Extincteur et l’incendiaire…
    Iconographiquement et pour maints détails biographiques, cet album est un trésor dont il faut remercier les collaboratrices et collaborateurs (comme on dit à la police) de Daniel Maggetti.
    Question contenu, le poète de théâtre Valère Novarina scintille en avant-propos, avec une anecdote biographique révélatrice (son père a connu Charles -Albert en 3D) et une appréciation splendide de son art : «L’écriture de Cingria ne cesse d’élargir tout ce à quoi elle touche – c’est-à-dire la lettre qu’elle libère – et défait chacune des choses qu’elle invoque des lieux communs qui la hantent ; c’est un regard quasi adamique qu’elle pose sur le monde, rehaussé sans ces, et revigoré de cette vibration théophanique, à la manière des mosaïstes turcs; un langage d'analphabète (ce gréco-latin ne savait pas l’orthographe, Dieu merci, comme les médiévaux, puisqu’il n'y en avait pas), amoindri par rien qui snete l’écritoire ou l’académie, et qui redonne le monde dans son idiotie primitive et hallucinée».
    Pour l’approche « génétique » des documents recueillis, et leur mise en perspective biographique, révérence aux dames Maryke de Courten, Océane Guillemin et Alice Bottarelli. Côté Mesieurs, Alessio Christen éclaire la galaxie profuse des publications de Cingria en revues et journaux, tandis que Thierry Raboud rappelle la plus essentielle cohérence de corps et d’âme, d’harmonie «tenue ensemble» et de finition architectonique de l’Œuvre.
    Aux dernières nouvelles, Les Petites Feuilles, que j’avais relancées avec Pierre-Olivier Walzer à la seule gloire de Charles-Albert, font l’objet d’une dernière livraison (octobre 2021) positivement squattée par la jeune autrice (auteuse, ou autorelle, comme vous voudrez) du nom de Myriam Wahli, laquelle se pose en «vedette» autoproclamée d’un narcissisme plus ou moins inspiré, pastichant le ton et la manière du petit journal d’origine avec l’aide de trois complices habiles, en multipliant les piques et les vannes à l’encontre de la « basse-cour » des lettres romandes actuelles. Si le génie poétique de Cingria n’y est pas, certaine insolence indocile potache y fait florès et c’est pourquoi je lui donnerai le (tendre) coup de pied final du vieil âne et la bise de Bon Pour La Tête…
    Cingria, L’Extincteur et l’incendiaire. Editions La Baconnière, 2021.

  • Pour tout dire (77)

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    À propos des emballements politico-médiatiques et de la vie qui continue. De la tartufferie de ceux qui invoquent la lucidité des peuples, dont ils se foutent, contre les élites. Que tout est simplement plus compliqué que la pensée unique frappant les "bobos " ou versant dans l'anti-américanisme primaire...


    Les vivats des démagogues européens, et jusqu'en Suisse,saluant la "victoire" de Donald Trump, assimilée à l'expression d'une volonté populaire rivant leur clou aux élites, pour ne pas dire une revanche des laissés pour compte contre les nantis, relèvent d'une escroquerie à deux vitesses.

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    D'abord parce qu'elle émane de nantis non moins "élitaires " que leurs adversaires, qui se foutent complètement des peuples, et ensuite du fait que le monde "nouveau " promis par Trump et ses clones recycle les vieilles marmites du chauvinisme national et de la religiosité mercantile (les évangélistes en tête), de l'hypocrisie moralisante et de la simplification raciste, entre autres replis replets.

    Mais les States de demain seront-ils vraiment conformes aux aspirations, d'ailleurs vagues et contradictoires, du nouveau Monsieur Propre à pattes baladeuses ? Il faudrait ne pas croire aux "peuples", précisément, ou plus précisément à ce qui jusque-là fait que notre drôle d'espèce ne s'est pas encore entièrement auto-détruite, pour le penser sans pécher par excès d'optimisme. Une Naomi Klein, certes un peu moins climatosceptique que Trump, pense encore que "tout peut changer", mais la gauchiste canadienne n'est qu'une "bobo " de plus, n'est-ce pas...

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    Le qualificatif dépréciatif le plus débile qui soit apparu ces dernières années, désignant initialement des "bourgeois bohèmes " au gré d'une nomenclature aussi vague et réductrice que celle qui désigne d'un bloc "réacs" ou "fachos", s'applique désormais à tout individu non aligné sur les rangs de la droite cynique ou de l'extrême-droite inique, aussi débile à mes yeux que ce qu'on appelle l'anti-américanisme primaire, toutes tendances confondues.


    À notre fille S. découvrant courageusement ces jours l'Amérique réelle pour un séjour de longue durée, je conseillais ce matin la lecture de The Circle, de Dave Eggers (traduit chez Gallimard sous le titre de Le Cercle), qui brosse en 500 pages aussi ludiques que satiriques un Paradis artificiel soumis au règne de l'absolue transparence informatique. Il y a là, entre tant d’autres preuves de la créativité culturelle américaine et de sa vitalité en matière d’autocritique, une belle illustration de ce que la littérature peut produire, hic et nunc, qui nous aide à repas tomber dans le simplisme et les slogans masquant la complexité du monde.
    Mais vivre vaut autant que lire, ou disons que ça se vaut quand on a les yeux ouverts, même quand il fait nuit en Californie comme à l’instant...

  • Pour tout dire (76)

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    À propos de l'impossibilité de TOUT DIRE en matière politique, sauf par les raccourcis de Shakespeare. Que Donald Trump n'est comparable ni avec Hitler ni non plus avec le Père Ubu, tout en étant un pur produit de l’actuelle folie envieuse. Que la haine de l'intelligence en général, et des bobos en particuluer, fait de nouveaux gogos...


    J'avais la tête encore pleine des acerbes observations du glorieux et faillible Antoine, chef de guerre pris au piège de la passion amoureuse, contre la versatilité du peuple facile a séduire par de belles paroles, après avoir vu la version BBC de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, la veille au soir, quand, hier matin, l'évidence de la victoire de Donald Trump s'est imposée pour atterrer les uns et réjouir les autres.


    Je ne sais pas au juste qui est réellement ce personnage dont la seule apparence physique et la parole exhalent à mes yeux la stupidité vulgaire et le bluff du pire parvenu, mais le sait-il lui-même, lui qui ne se fonde que sur sa réussite matérielle et qui n'a de conseils à donner aux autres que de réussir à son médiocre instar ?


    En passant en revue les caricatures de ce bateleur au visage et au regard aussi plats et vides que ceux d'un Berlusconi, j'ai été frappé de le voir comparé à un Hitler ou à un sectateur du Ku-klux-klan, alors qu'il me semble incomparable, ou alors juste comparable à un obscène paquebot américain surgissant à Venise, c'est-à-dire précisément : à un symbole mégalo de la société du spectacle et du profit, du loisir en foule et du mimétisme avide.


    L'une des plaies de l'époque est la folie de comparaison qui produit de l'envie à foison et transforme tout un chacun en enfant criseux dans un magasin de jouets. Or Donald Trump me semble incarner l'animateur hystérique de cette foire multinationale, bien plus qu'un clone du Führer nazi, artiste raté ressentimental au délire idéologique d'une autre consistance, en sa revendication raciste, que les slogans flatteurs et reversibles du nouveau président américain.
    Or faut-il s'acharner sur cette baudruche, comme on l'a fait à l'époque sur le cow-boy Ronald ? Le président Trump sera-t-il pire que Reagan ou meilleur que le calamiteux George W Bush ? L'empire va-t-il continuer de régresser sous l'effet séculaire de l'hybris, cette folie orgueilleuse relancée par les rodomontades de Donald super-héros, ou d'autres forces en tension permettront-elles aux States d'éviter l'apocalypse now ?
    En ce qui me concerne, je parie sur l'intelligence humaine, la bonne volonté de millions d'individus refusant de ne pas voir la cata qui menace notre planète, et l'opposition résolue à la démagogie anti-intellos ou anti-bobos des prétendus réalistes et autres avérés cyniques.
    On a pointé, avec qu'elle mauvaise foi, le passé va-t-en guerre de dame Clinton, mais celle-ci avait surtout le tort d'être femme, dans un monde où le complexe militaro-industriel reste un apanage de mecs qui en ont, non mais ! Or la quasi-victoire d'Hillary en dit autant des States, dont le système électoral pourrait évidemment "mieux faire", que l'élection de Donald Trump qui fait exulter tant de démagogues européens comme d'une preuve de lucidité populaire et de saine réaction contre "les élites".

    Mon élite à moi se nomme Candide, elle s'occupe de permaculture et passe beaucoup de temps, ces soirs d'hiver, à regarder de passionnantes séries américaines (ou nordique et britanniques) à valeur critique ajoutée, entre mes rencards avec Shakespeare et la lecture du Cercle, dernier roman de Dave Eggers proposant une assez phénoménale descente aux enfers du paradis informatisé et globalisé à l’enseigne d’une seule firme d’épanouissement contrôlé, style Google à l’ère de Big Data Brother, où tout est si cool qu’on en devient complètement fool...

  • Pour tout dire (74)

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    À propos du Purgatoire des écrivains et de la postérité de Jacques Chessex, Georges Haldas ou Nicolas Bouvier. Comment Ramuz et Cingria sont sorti du Purgatoire après 50 ans. De la disparition du bunker palinzard de Simenon et des prévisions de Bernard Clavel. De la lecture en mémoire vive.


    Faut-il s'inquiéter, sept ans après sa mort subite défrayant la chronique médiatique par ses circonstances assez sensationnelles - l'écrivain foudroyé par un arrêt cardiaque alors qu'un brave toubib lui demandait de justifier sa défense publique de Roman Polanski - , du calme plat régnant autour du nom de Jacques Chessex après les tempêtes soulevées par sa vie et certaines de ses œuvres, de Carabas au Juif pour l'exemple en passant par L'Ogre qui lui valut le prix Goncourt en 1973 ?
    Telle est la question que posait récemment L'Hebdo, le magazine suisse romand "qui pense" et dans lequel la culture n'est pas encore trop laminée par le zapping ambiant, relançant la question purement médiatique elle aussi d'un "après Chessex" faisant croire que l'auteur du Désir de Dieu fut une sorte de pivot messianique au milieu d'un désert d'insignifiance.
    En couverture d'une livraison antérieure, L'Hebdo focalisait son attention sur les écrivains romands "qui cartonnent", procédant du même esprit simplificateur, voire démagogique, qui ne prête qu'aux riches ou plus précisément aux plus "vendeurs" des auteurs, dont Chessex lui-même n'était que sporadiquement - mais on s'en fout n'est-ce pas dans un monde surtout soucieux de buzz et de scoops hebdomadaires.
    Nous étions une trentaine, l'autre soir au Café littéraire de Vevey, réunis pour évoquer Maître Jacques en sa vérité (à savoir surtout ses livres) et ses légendes, et c'était émouvant et sympathique d'y compter la présence d'un des jeunes fils de l’écrivain, lequel m'a dit et répété en ses dernières années, la joie et là fierté que lui valaient ses lascars; mais l'absence totale de jeunes auteurs de nos régions, et notamment de ceux qui ont établi un nouveau critère d'élection fondé sur la ségrégation de l'âge, à l'enseigne de l'AJAR (Association des jeunes auteurs romands), m'a paru le signe concret , et bien plus inquiétant que le prétendu oubli de Chessex, d'une inattention et d'une amnésie caractérisant ceux-là même qui devraient montrer quelque curiosité ou quelque enthousiasme juvénile, quitte à s'opposer publiquement à je ne sais quel culte convenu du Maître et à semer une joyeuse zizanie...

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    L'amnésie ne consiste pas tant, en l'occurrence, à oublier un écrivain, qu'a ne pas se rappeler un phénomène tout à fait banal qu'on appelle "le Purgatoire" affectant après leur disparition les écrivains et même les meilleurs ou les plus célèbres de leur vivant (pas forcément les mêmes), qui a fait par exemple qu'un Ramuz ne fut béatifié par l'Université que cinquante ans et des poussières après sa mort (survenue l'année de ma naissance, pour dire combien je me souviens de cet été 1947...) avant d'être sanctifié sur papier bible dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, excusez du peu...
    On excusera aussi un Bernard Clavel, romancier éminemment populaire et vendeur ô combien, de s’être montré bien modeste, et lucide, quand, évoquant ses succès, il me disait que son oeuvre ne survivrait probablement pas plus à son trépas que celle d’un Hervé Bazin, autre romancier très en vue à l’époque, ou d’un Henri Troyat, dont nous lisions les romans en famille à la fin des années 50, ou encore d’un Jean d’Ormesson quand celui-ci irait faire de l’oeil (très bleu) à la camarde.

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    Et c’est avec le même stoïcisme, sinon la plus complète indifférence, que les voisin Palinzards (habitant d’Epalinges, comme chacun sait), dont je fus dans les années 70, ont vu récemment la destruction du bunker de luxe de Georges Simenon, sur les hauts de Lausanne, dans lequel il passa les vingt dernières années de sa vie.

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    En 1947, le génial Charles-Albert Cingria, sept ans avant sa mort, était aussi "oublié" des médias romands que Jacques Chessex sept ans après la sienne, et la plupart de ceux-là ne prêtèrent pas la moindre attention à la première édition de ses oeuvres complètes en 18 volumes, merveilleusement établie grâce (notamment) à la ferveur d'une lectrice déjà remarquable par sa qualité de cantatrice et d'épouse d'un haut gradé de l'Armée du salut, et qui recueillit pieusement la myriade d'étincelants petits textes éparpillés en d'innombrables revues et journaux auxquels Charles-Albert collaborait pour ne pas crever tout à fait de faim et surtout de soif. Or cette édition déjà mythique fut suivis, ces dernières années, par sa doublure scientifique, avec appareil critique et tout le tralala valant mille salamalecs à la télé ou sur Facebook...

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    Georges Haldas, mort en 2010 à l'âge de 93 ans, à la fois aveugle et furieux d'avoir à quitter ce foutu monde, dort à présent d'un œil au cimetière des rois, à Genève, non loin de Jorge Luis Borges dont la tombe a des airs de sépulture viking. Nicolas Bouvier, retiré des affaires terrestres en 1998 à l'âge plus ou moins érotique de 69 ans (la aussi j'en sais quelque chose puisque c'est mon âge actuel) et sans se douter, malgré sa gloire tardive, qu'un important recueil de ses œuvres paraîtrait en 2004 dans la collection Quarto des éditions Gallimard, aura survécu à son propre insu alors que Philippe Jaccottet entrait à La Pléiade encore vivant, ce qui n'eût pas vraiment enthousiasmé notre ami Chessex dont la jalousie fameuse s'exerçait de préférence contre Haldas (avant qu’il ne lui décerne le Prix Edouard Rod pour l’ensemble de son oeuvre) , Bouvier et Jaccottet...
    Et la littérature là-dedans ? Elle ne meurt pas, mais ce n'est pas le buzz du moment: c'est une histoire vieille comme le jeune Homère, qui évoquait ce matin encore l'aurore aux doigts de rose - littérature là encore puisque la première neige blanchissait le tapis de feuilles mortes, etc.

  • Pour tout dire (73)

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    À propos de Proust et des rats furieux, ou comment ne pas ne pas trop mêler les genres, notamment dans le cas de Jacques Chessex, écrivain et tombeur de dames. Du "misérable tas de petits secrets" selon Valéry et de la mythomanie de Malraux. Quand la famille de Knausgaard le traitait de "Judas littéraire " et quand la fille de Faulkner demande à papa de ne pas boire le jour de son anniversaire, etc.


    On raconte que Proust, pour jouir, se faisait livrer des caisses de rats dûment affamés qu'il jetait les uns contre les autres afin qu'ils se dévorent de mâle rage, et qu'au moment où le sang giclait Marcel prenait son pied. Mais qui raconte ça ? Qui a assisté à la scène ?

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    Un autre Marcel, le suave et médisant Jouhandeau, client lui aussi des maison de passe pour messieurs, rapporte précisément ce fait qui n'est peut-être qu'un bruit de chiottes, à tout le moins nié par Céleste Albaret, gouvernante angélique du plus grand écrivain du XXe siècle qui savait très exactement où Monsieur passait certaines soirées dont il lui faisait tranquillement le récit, mais s’indignait de cela qu’on pût soupçonner son maître de maltraiter ainsi d’innocents rongeurs.

    Je pensais hier soir à ce "misérable tas de petits secrets " à quoi Paul Valéry réduisait le roman, dont on a attribué la paternité de l'expression à Malraux en visant, plus que le genre romanesque: la vie secrète des écrivains ou des artistes les plus adulés, y compris ce "mythomane génial" qu'était Malraux selon Clara son épouse...

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    Hier soir donc, je repensais à tout ça, au Café littéraire de Vevey où nous évoquions la personne, le personnage et les œuvres (plus de 130 titres à sa bibliographie...) de Jacques Chessex, notamment en écoutant le témoignage d'une ancienne amante de l'écrivain, magnifiée dans une très belle chronique intitulée Dans la buée de ses yeux et non moins malmenée par le machiste manipulateur et l'alcoolique au dernier degré que fut aussi le poète aux ombres aussi noires parfois que ses mots pouvaient être lumineux.
    En outre, écoutant l'égérie aimée et blessée, je regardais un jeune homme au fond de la salle, au prénom de Jean et au nom de Chessex, de l'âge de nos filles et qui suivit un jour sa mère Françoise et son frère quand la vie avec Maître Jacques fut par trop intenable.
    Je me fous, personnellement, de ces "misérables petits tas de secrets" et surtout me garde de les juger, mais je me rappelle la scène de théâtre d'une apparition de Chessex à la télé romande où, visiblement ivre, il s'était publiquement désolé de constater que les femmes puissent partir, et les pianos avec - il ne citait pas ses fils, partant aussi avec maman et le piano...
    Or que pensent Jean et son frère de leur père ? Je ne me permettrais pas de le leur demander, pas plus que je n'oserais demander à Philippe Jacottet comment il prenait son pied à l'âge des fils de Chessex. J'ai trouvé outrecuidant qu'un magazine feigne de s'intéresser à l'actuelle postérité de Jacques Chessex et qu'on interroge ses fils à ce propos, de même que l'indignation médiatisée de ceux qui s'inquiétaient de ne voir qu'une simple croix sur la tombe de l'écrivain, il y a deux ou trois ans de ça m'a paru douteuse. Or Jacques Chessex a maintenant une jolie dalle de marbre devant laquelle ceux-là n'iront pas plus s'incliner qu'ils n'ouvriront jamais un livre du poète réduit à l'état de star goncourtisée de nos lettres, point barre.
    Dans sa mémorable bio d'Alber Camus, Olivier Todd a brossé un portrait de Malraux en vérité sur la base de documents scrupuleusement réunis, qui révèlent les mensonges éhontés du personnage posant au grand résistant et du mirifique protecteur des arts dont on sait les pillages illicites en Orient extrême. Malraux se voulant au- dessus des "misérables tas de petits secrets", et pour cause ! Mais jugerai-je l'œuvre de Malraux en fonction des entourloupes de l'homme, plus sévèrement que je jugerais Rousseau pour abandon de progéniture et carrière de gigolo ?

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    Proust distingue le vrai moi dont procèdent ses livres des multiples "moi" qui portèrent son nom en société au Ritz ou dans les claques de mecs. De la même façon, j'aimerais bien parler avec les fils de Maître Jacques de ce qu'il y avait chez leur père de plus lumineux et, chez l'écrivain, de réellement admirable, en oubliant le manipulateur et l'angoissé parano hyper-jaloux et parfois jusqu'à la traîtrise de bonne foi - si j'ose dire.

     

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    Après la publication de son autobiographie, Karl Ove Knausgaard s'est vu attaqué par sa famille qui l'a traité de "Judas littéraire " au motif qu'il parlait de la déchéance alcoolique de son père et de ses vexations sadiques dans un livre lu par des centaines de milliers de gens. À ce même taux, les fils de Jacques Chessex devraient me traîner en justice pour ce que j'ai écrit de Maître Jacques dans mes carnets de L'Ambassade du papillon, à vrai dire non encore traduits en norvégien ni même en japonais, des trahisons et vilenies occasionnelles de leur paternel, évoquées en contraste avec notre amitié non moins avérée.
    La question se pose dans la foulée: un fils d'écrivain ou une ancienne maîtresse connaissent-ils mieux celui-là qu'une lectrice ou un lecteur de ses oeuvres ?

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    Je laisse ironiquement ma réponse en suspens en me rappelant la supplique de la fille de Faulkner à son père, de ne point s'enivrer, please Daddy, le jour de son anniversaire. Or Faulkner était en train d'écrire un roman, et la fiole de scotch jouxtait son encrier. Donc le vilain Daddy de répondre à sa fille : hélas Pussy, mon roman à ses exigences, et dans un siècle on aura oublié mon whisky et ton anniversaire, alors que mon œuvre nous survivra”, etc.

  • Pour tout dire (72)

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    À propos de la pensée binaire et du nivellement généralisé. Des visions prémonitoires de Witkiewicz et Orwell, recyclées dans Le Cercle de Dave Eggers où tout est unifié à l’enseigne de Google & Co. Que la satire et la contre-utopie se justifient même si "c'est plus compliqué”. Pourquoi Shakespeare ne s’attarde pas à la table des moqueurs, etc.


    L'esprit du temps, ou plus exactement le manque d'esprit des temps qui courent, se caractérise en particulier par sa façon de penser en termes de BONUS et de MALUS, point barre.
    Il y a la gauche et la droite, terminé bâton. Les riches et les pauvres. Les salauds et les sympas. Les jeunes dynamiques et les vieux déchets, Punkt schluss.

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    La pensée unique, ou plus exactement la pensée inique de cette époque, oscille pareillement entre simplifications et généralisations, ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, ce qui rapporte et ce qui est à perte, tout cela sans nuances et sans degrés, sans considération du temps et des âges divers, avec l'impatience hystérique de ceux qui exigent d'être reconnus tout de suite et que ça saute et que ça cartonne, je veux mon quart d'heure de célébrité comme tout le monde, vu que tout le monde il est CHARLIE et que si t'es pas pour ma liberté d'expression t'es mort.

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    Dans son prodigieux roman fourre-tout intitulé L'inassouvissement, paru en 1924, le penseur-écrivain-peintre et pitre tragique polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dit aussi Witkacy, prophétisait l'avènement mondial d'une société dominée par un parti nivelliste dont la seule visée serait le bien-être généralisé.


    Or nous y sommes: un clic et me voici dans le nouveau paradis du Nuage pour tous, en anglais : the Cloud. D'un clic, via Cloud, je me branche à mon application Kindle sur laquelle j'ai téléchargé le dernier roman de l'auteur américain Dave Eggers, Le cercle, dans lequel on parcourt un paradis terrestre idéalement nivelé où tout baigne dans l'océanique harmonie du Marché, tout anonymat personnel étant aboli à l'enseigne de TruYou, dernière enseigne du cauchemar climatisé.

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    Witkiewicz s'est donné la mort en 1939, alors que la Pologne se trouvait prise en tenaille entre l'Allemagne nazie et la Russie communiste. Visionnaire annonçant Orwell, comme celui-ci précède Dave Eggers, Witkiewicz simplifie et exagère à sa façon comme tous les satiristes, qui nous disent cependant quelque chose alors que ceux qui n'ont rien à dire se contentent d'affirmer que "c'est plus compliqué".
    Lorsque, dans un formidable discours prononcé en présence de son pair écrivain Vaclav Havel, passé de la dissidence au sommet de la hiérarchie politique, Friedrich Durrenmatt déclara que la Suisse était une sorte de prison sans barreaux dont les gardiens étaient les habitants eux-mêmes, l'on trouva qu'il exagérait outrageusement et péchait par simplification, et pourtant la parole du poète disait quelque chose de vrai, même si "c'est plus compliqué ", etc.

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    Shakespeare est à mes yeux le plus grand satiriste qui soit, mais il ne s'attarde pas à la table des moqueurs. Ce qu'il y a de plus fou chez lui tient à cela que, précisément, la vérité sorte de la bouche de ceux qui ont l'air le plus fou, sans parler des bouffons payés pour ça.
    Witkiewicz a constaté le premier, au XXe siècle, que la folie de notre temps serait proportionnée à notre consentement , et l'homme sans qualités de Gogol ou Dostoïevski, de Kafka et de Musil annonçait la couleur - ou plutôt le gris uniforme
    A relire Shakespeare cependant, ou à relire Rabelais et Cervantes, on se relève de la table des moqueurs pour rire et mieux vivre, par delà les sarcasmes et la prétendue liberté de TOUT DIRE style Charlie, en slurpant l'élixir vivifiant du Milk of human Kindness, etc.

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  • Pour tout dire (70)

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    À propos des droits humains et de la fausse parole qui fait dire aux grands mots (LIBERTÉ, EGALITÉ, FRATERNITÉ, DÉMOCRATIE, etc.) le contraire de ce qui est. Des contradictions de Rousseau et de Jean Ziegler. Qu'il n'y a plus rien à accomplir au nom d’aucune idéologie, mais tout à faire pour cultiver le jardin du monde...


    Je lis à l'instant, sous la plume de mon ami Jean le fou, alias Jean Ziegler, un éloge vibrant de Jean-Jacques Rousseau, ce bienfaiteur supposé de l'humanité qui fut aussi un père nul et un homme assez détestable.

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    Le dernier livre de Jean Ziegler, Chemins d'espérance, nous confronte à tout moment à ce genre de contradictions entre un idéal humaniste et son incarnation "trop humaine", en décrivant de l'intérieur le fonctionnement d'une immense machine capable en même temps de produire de l'espérance et d'en bloquer l'application. Jean Ziegler lui-même, converti au catholicisme, se dit toujours et encore communiste alors que la grande et généreuse idée de Marx et consorts a justifié une partie des crimes les plus monstrueux du XXe siècle, et ses contradicteurs ne manquent pas de rappeler qu'il fut aussi l'ami des révolutionnaires Khadafi et Castro en fermant pieusement les yeux sur les atteintes aux droits de l'homme en Lybie ou à Cuba, alors qu'il les défend dans le monde au plus haut niveau institutionnel, etc.

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    Je regardais l'autre soir le vieux lutteur tiers-mondiste sur le plateau de l'émission Infrarouge de la Télé romande, dialoguant avec la formidable Carla Del Ponte , ancienne procureure de la Confédération qui fit tomber l'immunité parlementaire du député socialiste après la parution de La Suisse lave plus blanc, mais devenue aujourd'hui sa collègue aux Nations unies, et je repensais à l'injonction de l'auteur de Retournez les fusils, dont le sous-titre n'est autre que "choisir son camp".
    Ah bon, et lequel ? Celui de Rousseau larguant sa progéniture à l'assistance publique ou de Voltaire spéculant sur la traite des Noirs ? Celui d’Obama ou celui de Poutine ? Celui de Staline ou du banquier Safra ?
    À propos de Voltaire, je me suis souvent demandé ce qu’il voulait dire à la fin de Candide, quand il conclut, après moult turpitudes et tribulations vécues par son héros, qu'il faut cultiver son jardin ? Est-ce de résignation individualiste qu'il s'agit, ou plutôt de permaculture futuriste visant à l'amélioration du jardin planétaire ?

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    Notre fille Julie, qui vient de fêter ses trente-et-un ans, me demande un texte de réflexion sur les droits humains pour le site de la nouvelle association qu'elle vient de fonder, avec quelques jeunes amis, en faveur des orphelins du Cambodge.
    Or le peu de lumière personnelle que je puisse apporter à cette question des droits humains portera d'abord sur la terrible logomachie qui règne dans ce domaine, qui fait que les mots censés désigner les plus nobles aspirations (Liberté, Egalité, Fraternité, Démocratie, Tolérance, Droits de l’homme et tutti quanti) sont devenus des baudruches vidées de leur sens, ainsi d’ailleurs que Ziegler en donne de multiples exemples.
    Si Jean le fou me demande de choisir mon camp entre capitalisme et communisme, Hamas et Likoud, Trump ou Clinton, libéralisme ou gauche de la gauche, je me sens aussi incapable d’adopter aucune posture publique qu’en mon for intérieur de me répondre clairement à moi-même. Je sens intimement ce qu’est la justice et l’injustice, l’honnêteté ou l’imposture, le juste et le faux, le bien et le mal, mais choisir mon camp dans le chaos des choses et la confusion des mots me semble impossible.
    J’admire le combat inlassable de Jean Ziegler contre les faux-semblants d’une Suisse au-dessus de tout soupçon, les multiples complicités de nos banquiers sans visages et de nos juristes vénaux avec le crime organisé, ou l’abominable cynisme des multinationales entretenant la faim dans le monde, mais son idéologie ni son histoire personnelle ne sont les miennes, et je me sens libre de l’envoyer promener s’il m’enjoint de choisir mon camp.
    Il y a cinquante ans de ça, au lendemain du bac, j'ai lu de mes yeux l’atroce inscription ARBEIT MACHT FREI au fronton de l’ancien camp de la mort d’Auschwitz, en Pologne socialiste où nous trouvions avec un compère. Je me croyais communiste en débarquant dans ce pays dont j'ai bientôt entrevu la chape de plomb qui l'écrasait, et les mots dont je me grisais ont perdu de leur éclat comme les expressions de la novlangue inventée par Orwell dans son roman 1984 où le « Ministère de la Vérité », le « Ministère de la Paix » et celui de « l’Amour » enseignent que « la guerre est la paix », que « la liberté est l’esclavage » et que « l’ignorance est la force ».
    Dans la confusion des temps qui courent, le Prix Kadhafi des droits de l'homme (sic) attribué à Nelson Mandela, puis à Jean Ziegler (qui l'a à vrai dire refusé) est-il plus monstrueux que le Nobel de la paix honorant un Henry Kissinger ou que l'Axe du Bien désignant la stratégie du chaos de l'Amérique impérialiste ?
    Telles sont les questions que je ne cesse de me poser en me gardant de toute résignation et plus encore de tout cynisme.
    Cultiver son jardin consisterait peut-être alors, pour d'honnêtes jeunes filles et autant de jeunes gens de bonne volonté, à retrouver le sens premier des mots et à évaluer leur adéquation aux choses qu'ils désignent, avec un surcroît d’attention et de sens critique, avant de faire quoi que ce soit. Travailler rend libre en effet, mais reste à savoir de quel travail il s’agit, et de quelle liberté...

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    L'association solidaire de Julie et ses amis s'intitule Sign4change, dans la langue de Rousseau: signez pour que ça change. Ainsi donc, cultiver son jardin pourrait consister en cela aussi: signer de son nom la promesse de parrainer concrètement Lucky l'orphelin cambodgien trouvé il y a quelques mois dans un sac poubelle, le long d’une rue de Phnom Penh, recueilli et confié aux soins de l’association khmère SFODA (Sacrifice Families and Orphans Development Association) avec laquelle Sign4change a établi son premier partenariat.
    Or la liberté de signer de mon nom cette promesse, vitale pour Lucky et tant d’autres enfants perdus, m'est particulièrement précieuse à l'instant de me rappeler que Rousseau ne donna même pas un prénom à aucun des cinq enfants qu'il abandonna, etc.

  • Pour tout dire (69)

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    À propos d'un vers de Lamartine, de Racine et des sarcasmes du professeur B. Quand Lady L. enfreignit l'interdit magistral des vieux caciques de l’ancien Collège Classique Cantonal. Des voies impénétrables de la reconnaissance.


    Je ne sais trop pourquoi tel alexandrin romantique du cher Lamartine me revenant ce matin à la mémoire en l'absence de Lady L. ("Un seul être vous manque et tout est dépeuplé") m'a rappelé Racine et le Collège Classique Cantonal de Béthusy, haut lieu de formation publique des fils de familles lausannois comme-il-faut jusqu'en 1956, date funeste de sa transformation en établissement secondaire accessible aux filles.
    Je me souviens comme d'hier de l'accueil navré fait à celles-ci par la vieille garde des enseignants du Collège Classique, et plus précisément le regard sarcastique d'un certain professeur B., au parler précieux et à la moue de César Auguste blasé, membre par ailleurs notoire du Club alpin à l'époque fermé au sexe justement réputé faible, qui faisait lire du Racine à notre classe en attribuant les rôles de héros aux jeunes filles et ceux de Bérénice ou de Phèdre aux garçons en train de muer, pour mieux se foutre en somme de nous.

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    Nous avions alors entre dix et douze ans, ce qu'on dit l'âge de raison alors que c'est surtout celui de l'éveil du cœur, et je n'ai cessé de me rappeler la morgue du solennel pédant - il devait cependant avoir moins de cinquante ans et je découvris plus tard en lui un germaniste raffiné sous ses dehors coincés, et ce fut le même lettré qui nous révéla vingt ans plus tard La fin de la nuit de Friedo Lampe, pure merveille traduite et publiés par ses soins aux éditions L’Âge d’Homme...
    J'en veux au professeur B. d'avoir peut-être dégoûté pas mal d'entre nous de Racine en particulier et des humanités classiques en général, mais je me souviens aussi du grand respect qu'il vouait à la littérature et de la soudaine passion le saisissant tel jour pour nous raconter son ascension des Drus par la farouche face Nord - tout cela ne manquant pas en somme de panache.
    Si la mixité des classes nouvelles parut le premier signe de décadence aux yeux des vénérables pontes du Collège Classique, la multiplication soudaine des enseignantes de moins d'un demi-siècle et sans chignon strict et bas gris acheva de marquer la fin d'une époque, notamment symbolisée par sept grands fauteuils de cuir brun foncé disposés en cercle, au milieu de la Salle des Maîtres et réservés aux caciques.

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    Jeune enseignante débarquant en ce même lieu une douzaine d'années après mon propre passage, peu après l'an 68, Lady L. fit alors l'expérience des survivances de l'ancien régime de l’établissement en se risquant à prendre place sur l'un de ces sièges magistraux, pour se voir aussitôt remise à l'ordre...


    À présent que tous ces vieux de la vieille sont morts et enterrés, dont quelques-uns étaient de véritables personnages de théâtre, dûment affublés de surnoms (il y avait notamment Mordache et Soupape, Féfesse et Paillasse), je me prends à leur trouver, avec le relief bien marqué de leurs tics et travers, des qualités qui se sont souvent diluées par la suite dans le pédagogiquement correct. Pas un once de nostalgie au demeurant, mais de la reconnaissance à tout le moins.
    Enfin j’imagine Lady L. quelques années encore après ces temps héroïques, s’efforçant d'expliquer mot à mot le vers de Lamartine à ses petites Somalienens ou aux beaux éphèbes afghans de ses classes d'accueil, commençant donc par "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" et ensuite passant à Racine: "Pourrai-je sans trembler lui dire que je l'aime", etc.

     

  • Knausgaard, à l'enfant qui viendra...

     

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    Après les milliers de pages de Mon combat, son autobiographie au succès phénoménal, l’écrivain norvégien amorce, dans En automne, un Quatuor de saisons constitué par une sorte d’inventaire candide dont l’apparente simplicité «au quotidien», qui rend plus présentes les choses et les notions les plus ordinaires, débouche sur une réflexion mêlant réalisme et poésie sur fond de profonde tendresse, aux couleurs nostalgiques d’une saison marquée par la nostalgie.

    Que dit un père à son enfant à venir dans six mois, dont on ne sait encore si ce sera un garçon ou une fille, histoire de l’accueillir dans notre drôle de monde ? Karl Ove n’en est pas à son premier rendez-vous: il a déjà connu, auprès de Linda, sa compagne très présente dans son «roman autobiographique»,  le moment bouleversant d’une première naissance (Vanja, « lisse comme un phoque » quand il l’a eue entre les mains) suivie par une autre nana (Heidi), un an plus tard et deuxième souvenir d’une « joie intense », puis d’un petit mec (John) déboulé d’une « cascade d’eau et de sang » dans une pièce sans fenêtre évoquant un bunker…

             Jamais, cependant, il n’avait anticipé ce moment par l’écriture ainsi qu’il le fait ici pour, dit-il, « montrer le monde » à l’enfant qui vient et rendre sa vie à lui  «digne d’être vécue» ; et nous verrons que cette formule apparemment solennelle est immédiatement concrétisée par une sorte d’observation phénoménologique de la réalité dont les têtes de chapitres, limités à des mots, donnent l’idée de la diversité et de l’ancrage dans l’expérience la plus commune.

    Sous le titre plus explicite de Lettre à ma fille qui n’a pas encore vu le jour, l’écrivain explique son projet un 28 août, après quoi vient septembre et son premier chapitre,  intitulé Les pommes , dont on apprend immédiatement que l’enfant Karl Ove les a toujours mangées intégralement, trognon compris, et qu’il tique un peu quand ses propres mômes ne font pas comme lui…

    Puis défilent Les guêpes, Les sacs plastique, Le soleil, Les dents, Les marsouins, L’essence, Les grenouilles, Les églises, L’urine, notamment . En octobre viendront La fièvre, La guerre, les lèvres vaginales, La solitude, Van Gogh, La migration des oiseaux, Les bateaux-citernes, entre autres. Et en novembre Les boîtes de conserve, La douleur, Le vomi, Le pardon, les ambulances, Le silence, Les yeux, etc.

    Trois fois vingt «rubriques», sans plus d’ordre logique que le défilé des objets, des gens, des idées, des images, des actes ou des pensées au cours d’une journée. Trois fois vingt miroirs promenés le long de la vie et dans lesquels les images de la vie du lecteur se multiplient à l’avenant, avec les mots et dans les mots, sous les mots et derrière les mots que l’écrivain fait parler et vivre, comme chacune et chacun le vivra à son tour…

     

    L’écrivain en « Judas familial »…

    Le regard porté par Karl Ove Knausgaard sur le monde qui l’entoure est unique, et c’est l’une des premières choses qu’il dit à sa fille « qui n’a pas encore vu le jour » : que le regard qu’elle portera sur le monde sera aussi unique que celui de Vanja, de Heidi et de John, enfant de Linda et de Karl Ove constituant une famille dont il lui précise la nature unique des relations : «Bons ou mauvais, chaleureux ou froid, sympathiques ou non, peu importe, ces liens sont essentiels, car c’est à travers ce prisme que tu verras le monde, ils façonneront ton regard sur presque tout ce qui t’entoure, directement ou indirectement, par opposition ou adhésion. »

    On sait qu’une partie de sa famille, après la publication de ses premiers livres, a fait un véritable procès public à  Knausgaard pour sa façon, d’abord  de parler de la déchéance de son père sans recourir aux masques de la fiction, puis d’exposer, de la même façon, son entourage le plus proche et sans la moindre complaisance narcissique envers lui-même, juste pour dire la vérité vraie,  une vérité qui lui coûtait d’ailleurs et qu’il s’est reproché de pousser si loin, obéissant du moins à ce qu’il estimait son devoir d’écrivain.

    Quelques milliers de pages après celle de La mort d’un père (2012) alors même que les volumes ultérieurs ont marqué une évolution dans l’économie de son écriture, ayant mis un terme au cycle de Mon combat, Knausgaard poursuit sa recherche de façon bel et bien proustienne, en appliquant au temps ce que les géologues appellent des « carottes ».

    Partant des mots, figurant des objets concrets ou des notions abstraites ( Les bottes en caoutchouc, La douleur, Les yeux, etc.), il opère autant de forages dans l’espace-temps au fil d’un récit tout familier et simple d’apparence, comme d’un livre d’enfant.     

     

    Une capacité d’évocation sans limites

    L’immense retentissement de ce qu’un critique français méprisant a ramené à un «déballage» tel qu’il en ruisselle sur la blogosphère, en Suède autant qu’en Allemagne et dans les pays anglo-saxons (une Zadie Smith, dont on sait l’exigence littéraire radicale,  a dit son attente passionnée de chaque nouveau volume de My struggle), tient, me semble-t-il, beaucoup moins qu’à une mode passagère :  à la façon absolument sincère et absolument sérieuse, mêlant la curiosité première et l’intransigeance de l’enfant, avec laquelle Karl Ove , grand timide comme on le sait, a « cassé le morceau » de la vraie «intimité» et de notre rapport avec le monde du corps et des sentiments.

    Non du tout pour surenchérir sur les secrets de famille, avec les prétendues «révélations» excitant l’esprit délateur et moralisant  des temps qui courent, mais pour dire ce que chacune et chacun ressent en son for intime au fil des jours.

    Marcel Proust l’a dit à sa façon «artiste» et géniale, après Balzac, dont Knausgaard relance l’observation avec son œil de mouche à vision panoptique. À preuve d’ailleurs: ses chapitres sur Les mouches et leur vision particulière, ou Les vipères dont il semble avoir partagé lui-même la surdité absolue et la mauvaise vue quand elles se faufilent entre les herbes avant de se faire écraser par des pierre jetées par un furieux bipède à grosses bottes (souvenir de Karle Ove, quarante ans après ce qu’il a observé, et qui lui fait encore mal), sont aussi troublanta que les observations vertigineuses d’une Annie Dillard regardant la nature.  

    D’un regard unique, qui est le fait de chacune et chacun, à une formulation littéraire élargie qui parle à chacun et chacune, il y a un chemin que chaque écrivain trace à sa façon, et celle de Kal Ove Knausgaard me semble caractérisée par une qualité qui est celle d’un poète: à savoir le don d’évocation et la grâce «picturale». 

    Anton Pavlovitch Tchekhov affirmait qu’il pouvait raconter une histoire à partir de n’importe quoi, tenez par exemple : un cendrier. De la même façon, Knausgaard, mais avec d’autres moyens, tire de trois mois d’automne la substance ressaisie et rafraîchie d’années vécues qui sont les siennes autant que les nôtres, saisons qui nous reviennent et par les allées desquelles, demain, une petite fille ira dans la belle lumière du printemps.

    Karl Ove Knausgaard. En automne. Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon.  Illustrations de Vanessa Baird. Denoël, 268p. 2021.

     

     

  • Pour tout dire (68)

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    À propos d'un redoutable emmerdeur familial et du chat Tobermory. De l'irrésistible besoin parfois de TOUT DIRE à propos de ses proches, en mal ou en bien...


    La famille est le premier théâtre, d'abord castelet de marionnettes et ensuite scène élargie à l'italienne, où nous nous familiarisons avec la comédie humaine entre chuchotements et cris, scènes comiques ou dramatiques, tantôt avec masques et tantôt à faciès découverts.
    Or lisant le très épatant petit roman d'Emmanuel Venet paru récemment chez Verdier sous le titre de Marcher droit, tourner en rond, je me suis rappelé le non moins irrésistible Tobermory, ce chat doté de parole par son maître écrivain Saki (alias H.H. Munro) qui lui fait dire tout haut ce qu'il pense des bipèdes qu'il observe tout bas, quitte à éventer moult secrets de famille ou de société.


    S'il y a du Tobermory chez le narrateur de Marcher droit, tourner en rond, c'est, plutôt qu'un chat facétieux : un drôle d'oiseau que ce passionné de Scrabble et de catastrophes aériennes, atteint en outre du syndrome d'Asperger, donc à la limite de l'autisme mais pas vraiment, intellectuellement performant et d'une lucidité à pointe de laser mais d'une sociabilité inférieure à celle du bonobo moyen.

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    Sans être un amateur de déballage public de saletés ancillaires, ledit narrateur n'en est pas moins rétif au maquillage hypocrite des faits, et c'est pourquoi, assistant à son quatrième enterrement à l'âge de 45 ans, il s'indigne d'entendre l'éloge absolument tendancieux, voire outrageusement fallacieux de sa défunte grand-mère Marguerite, par une dame Vauquelin de la Pastorale diocésaine qui, sans l'avoir jamais rencontrée, la présente comme une belle âme généreuse et comme une femme de gauche alors que c'était une vraie peste cousue de préjugés mesquins.
    En cassant le morceau à propos de sa grand-mère Marguerite, qui a cocufié son Adrien avant d'encourager son alcoolisme pour avoir la paix, le narrateur entreprend un tableau de groupe carabiné à la Dubout (où plutôt à la Deschiens, pas loin d'un Houellebecq), dont la verve va de pair avec l'élégance déliée d'un Marcel Aymé.
    Aves le défilé des parents et alliés, oncles et tantes (au propre et au figuré vu que le fils de la tante Solange est gay au dam de Marguerite qui n'est tolérante que dans son éloge funèbre), c'est toute une France actuelle et toute une société contemporaine que l'auteur passe en revue non sans goriller la langue de coton qui transforme un balayeur débonnaire en technicien de surface.
    La Famille française d'Emmanuel Venet pourrait être suisse romande ou wallonne, suédoise ou canadienne, mais la patte de l'auteur, son humour et le raccourci de ses formules, ressortissent bel et bien au génie clair et prompt de notre langue.
    Ah mais il y a trois heures que Lady L. a été emmenée en salle d'opération pour une intervention relativement bénigne mais nécessaire à la jambe droite (fracture du péroné et complications ligamentaires) , et le ciel dégagé des brumes matinales m'incline à penser qu'elle aussi émerge des vapes.
    Donc revenons à de meilleurs sentiment vu qu'il n'ya pas que de la haine dans les familles et qu'on peut cesser de tourner en rond en parlant droit, etc.


    Emmanuel Venet. Marcher droit, tourner en rond. Verdier, 122p, 2016.
    Saki (H.H. Munro), Nouvelles complètes, traduites par Gérard Joulié. L'Age d'Homme, 662p.

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  • Pour tout dire (67)

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    À propos de la place du traître dans L'Enfer de Dante. Iago ou la nuit de l'âme. Avatars chrétiens et juifs de Judas, notamment dans le dernier roman d’Amos Oz...


    Le pire péché selon Dante est celui du traître, qu'il place au plus bas de la fosse glaciale de son Inferno, où Judas n'en finit pas de se les geler; mais d'aucuns en jugent autrement comme on le verra en lisant le dernier livre du grand romancier israélien Amos Oz, oublié récurrent par les tristes plaisantins du Nobel de littérature.
    Cependant, en littérature précisément, il est un autre personnage, à mon sens plus inquiétant que le Judas des évangiles, dont on ne sait pas grand chose en réalité, et c'est celui de Iago, véritable incarnation de l'envie démoniaque et meneur de jeu suavement terrifiant de la descente aux enfers du glorieux et fragile Othello.
    Selon l'expression de Victor Hugo, le Iago de Shakespeare est "la nuit de l'âme", et c'est aussi , de part en part, le ricanement du malin, avec ou sans majuscule. Iago attise le désir et sème le doute pour empoisonner tout ce qui semble amour pur et lui échappe, et c'est en jurant amitié qu'il distille sa haine, en divisant qu'il règne sur les cœurs jamais tout purs non plus de ceux-là qui l'appellent "l'honnête Iago", en célébrant la beauté qu'il montre sa hideur.
    Une lecture conventionnelle peut confiner le prodigieux personnage de Shakespeare dans la figure d'un monstre, en récusant son humanité comme on le fait d'un Hitler ou, dans la tradition chrétienne, d'un Judas considéré comme la figure déicide par excellence.

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    Or le Iago de Shakespeare nous épouvante et même nous fascine à proportion de sa part d'humanité et de ce qu'il nous dit de nous-mêmes. Deux acteurs fabuleux, dans la version d'Othello produite par la BBC en 1981, à savoir Anthony Hopkins en Othello et Bob Hoskins en Iago, nous font sentir la proximité profondément équivoque de ces deux faces du même trouble passionnel, qui ne peut aboutir qu'à la mort.
    Iago est un traître pétri de ressentiment jaloux "trop humain", et si Shakespeare lui fait inscrire explicitement ses plans dans une "théologie du diable", Othello n'a rien d'un ange pour autant. Shakespeare ne se prend pas pour un apôtre, au contraire de ceux qui ont fait de Judas l'incarnation du déicide dont l'opprobre poursuit tout un peuple depuis plus de vingt siècles.
    Mais le Judas des chrétiens est-il le seul vrai Judas ? Et si Judas avait été le premier à croire à la divinité du rabbi Iéshouah, au point de l'envoyer à Jérusalem et à la Croix pour lui permettre d'en triompher en ce monde ?

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    C'est en tout cas cette conjecture apparemment subversive, mais inscrite dans la tradition juive, que le jeune Shmuel Asch, l'un des protagonistes du Judas d'Amos Oz, étudie et développe. Ce Judas-là, riche (donc non soupçonnable de trahison pour une somme par ailleurs ridicule), bien plus intelligent et cultivé que les autres apôtres plutôt rustauds, aurait été ainsi le premier chrétien (avant le Christ qui n'y pensait pas et avant Paul par qui tout commença effectivement), le seul à ne pas redouter la Croix vu qu'un fils de Dieu ne saurait vraiment mourir cloué, etc.
    La question de la traîtrise est au cœur du Judas d'Amos Oz, très loin cependant des obscures bassesses d'un Iago, mais très proche des méditations shakespeariennes sur l'origine de la guerre et l'hybris des nations.
    Si la figure de Judas cristallise la haine anti-judaïque depuis vingt siècles, les fondateurs de l'Etat d'Israël , dans le roman d'Amos Oz, désignent un autre traître en la personne d'un certain Shealtiel Abravanel, partisan d'un accord équitable avec les Arabes alors même que Ben Gourion inaugure la politique dont nous constatons aujourd'hui les désastreux effets.
    Pas plus que Shakespeare , le romancier israélien - taxé lui-même de traîtrise par les ultras politiques ou religieux de son pays - ne désigne les Bons et les Méchants ni le "mal absolu" qu'incarneraient Iago ou Judas.
    La littérature n'établit pas un nouveau catéchisme ni ne propose aucun programme politique idéal: elle ne fait que poser des questions et nous aider à mieux déchiffrer le TOUT DIRE humain, voire "trop humain"...