
À partir de quel moment le retournement s’opère-t-il, qui fait de la rébellion un simulacre à valeur de consentement ?
Poser la question revient à se demander comment le rebelle sans cause en blouson noir des années 50 du XXe siècle, devenu rebelle à causes multiples au cours de deux décennies suivantes, s’est finalement posé en adulateur ou en contempteur du roman Soumission de Michel Houellebecq dans lequel sont exposés les tenants et les aboutissants de ce dernier avatar de l'Homme Nouveau qu'on peut qu’on peut dire le néo-collabo.
Mais collabo de quoi ? De l’islamisme rampant, du sempiternel carriérisme des universitaires de tous bords, du consumérisme en quête de vins gouleyants et possiblement longs en bouche, de la nouvelle internationale touristique bourgeoise ou anti-bourgeoise prônant tantôt les croisières en villes flottantes surgissant soudain dans la lagune de Venise et tantôt, comme le recommande Sailor toujours prêt à accompagner des groupes de lecteurs du Grand Quotidien aux frais du journal, les expéditions écologiquement concernées à la recherche de telle l’espèce animale en voie de disparition – les images de la tortue à nez de cochon ou du panda géant font toujours fureur sur INSTAGRAM - ou de telle tribu non encore spoliée par le colonialisme prédateur ?
En un autre temps, la question eût peut-être fait débat, comme on disait alors, mais quelque chose s’était passé en ces années qui avaient vu la question même se diluer dans l’obligation proclamée du questionnement, et plus encore dans l’injonction incantatoire de la remise en question quotidienne et permanente que tout un chacun et chacune invoquaient en parole pour mieux l’esquiver en réalité, notamment dans l’Open Space où chacune et chacun se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes non sans déplorer l’individualisme de sa voisine ou le narcissisme limite pervers de son voisin.

Tout cela, cependant, ne touchait plus guère le Tatoué, qui n’était d’ailleurs plus souvent présent physiquement en l’Open Space qu’il abhorrait, préférant lire et écrire dans sa mansarde du Vieux Quartier où nul n’avait jamais pénétré mais qui contenait, disait la rumeur, des trésors en matière de gravure ancienne et de bibliophilie.
Avec un peu de distance temporelle, ces divers personnages excessivement caricaturés pour les besoins de la très bonne cause que je crois être celle de la Poésie intemporelle, nous resteront à l’état de figures d’une époque de déséquilibre et de transition qui eussent désorienté même un sage un peu trop sage de la trempe du Monsieur Lesage du Confort intellectuel de Marcel Aymé alors qu’il restait tant d’autres choses à raconter.

L’on se gardera, bien entendu, de positiver, mais les détails du poème nous nous ferons retrouver la vraie douceur des choses et des personnes que le simulacre et la fausse parole ont altérée.
Je revois ainsi les livres aimés du Tatoué, soigneusement recouverts de papier pergamin, dit aussi papier cristal. Le monstre hallucinant lit ainsi ce matin Septième de Jacques Audiberti, sous sa jaquette de papier semi-transparent, que lui aura probablement recommandé son père le subtil érudit féru de poètes fantaisistes et de prosateurs non pareils, pratiquant lui-même le rituel de fourrer ses chers ouvrages.
Et tant de gestes à sauver : de la main protectrice du Glandeur sur l’épaule de son petit garçon de trois ans au prénom d’Igor ; ou de la tête de la Douairière commençant d’aimer les femmes au tournant de la soixantaine, sur l’épaule de son amie pianiste qui lui aura révélé, d’émotion avérée, la déchirante beauté du mouvement lent de la Sonate posthume de Franz Schubert ; ou l’émoi privé du Frôleur à chaque téléphone à sa mère grabataire en sa prison cinq étoiles, comme elle appelait, entre autres sarcasmes, la vaste chambre de L’Étoile du matin avec vue sur le lac où ses soeurs l’avaient casée «pour son bien», et qu’il était seul à rappeler chaque soir pour s’en faire enguirlander tendrement; et les caresses de l’Agitée à ses chiens de peluche auxquels elle disait tout; et la même attention portée par Sailor à sa dernière compagne ingambe dont il poussait la chaise roulante sous les peupliers de l’allée menant à l’Institution ; et le geste de Sugar Baby de refermer son ordi juste pour voir le soir le ciel noircir et rougir à la fois dans l’indigo flammé d’or du crépuscule sur les toits de Paris – ah mais crénom je vais m’oublier !
Crénom de Baudelaire, que je défendrai contre tous les Lesage et tous les littérateurs de tendance telle ou telle, quand Homère se lève au fond de l’avion de l’aube et m’invite à remonter aux nacelles à pianoter de mes doigts de prose sur mon smartphone.

Vous vous êtes tous retrouvés CHARLIE rebelles présumés de la même cause au lendemain de la calamité que vous savez, de même qu’ils se sont tous prétendus Ricains faisant pièce à l’Empire du Mal tout uniment non moins qu’unanimement désigné, mais voici qu’un ange qui n’a rien de Win-Win me visite à l’instant – et de fait c’est une matinale visitation ce soir que j’identifie en la parole de ce formidable petit brin de femme malingre au prénom de Cristina et à la bouche d’or : « Le style ce fut aussi la danse sacrée des grands Watusis du Rwanda, comparables aux prêtres blancs de Doura-Europos et désormais détruits par des hommes de médiocre stature. Ou cette autre danse (« poings serrés, poignets fléchis ») vue par un poète dans les membres d’un enfant moribond. Lentement ils s’ouvraient, se fermaient comme une corolle. Autant de figures où l’œil a saisi ou transfusé cette seconde vie qu’est l’analogie salvatrice : lys, corolle, danse, mort, étoile ; où l’horreur et la paix s’organisent selon des géométries identiques, innocentes ».

Dites-moi, rebelles de papier mâché que nous sommes, comment vous parlez et comment vous parlent ceux qui vous ont donné la vie, et dites-moi, vous qui osez invoquer les damnés de la terre, ce que vous dit le ciel de la Méditerranée quand vous osez lever les yeux de vos ordis réseautés sur le CLOUD ?
Mais en quel jardin nous retrouvons-donc ce matin ?

Moi qui ne suis encore qu’un Chinois virtuel, et quelque temps sûrement à expier avant d’expulser hors de moi cet autre rebelle par trop consentant, j’entends cette femme de féerie lumineuse – cette Cristina Campo qui m’interpelle dans ses Impardonnables : « Ils ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte sur la terre et par mérite l’ont reprise en esprit »…
(Extrait et conclusion du troisième chapitre du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas: 1. Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2, Nous sommes tous des auteurs cultes. 3. Nous sommes tous des rebelles consentants.4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5. Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6. Nous sommes tous des poèmes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas). L'ouvrage a paru en 2019 chez Pierre-Guillaume de Roux.












Un contemplatif poète et un saint militaire ont inspiré deux écrivains: Gérard Vincent dans Mort d’un chartreux, compose le journal d’un moine dont la tumeur au cerveau ne lui laisse que quelques mois à vivre ; et Bona Mangangu, dans Saint Maurice Porteur de foi, ressuscite le soldat nubien Maurice, canonisé après son martyre valaisan…







Illustrant un premier Dialogue entre l’Artiste (Didier) et l’écrivain Quentin), une magnifique exposition est à voir ces prochains jours à Giez (nord vaudois), qu’accompagne une publication exhaustive.










Dans New York sans New York, son dernier recueil de proses impressionnistes, souvent délectables et toujours intéressantes à de multiples égards, l’écrivain minimaliste défend l’idée qu’on peut voyager autour de sa chambre, ou sur le tapis magique de sa table de travail, aussi bien qu’aux ordres d’un Tour Operator pressé ou stressé. Foison d’évocations qui parleront à celles et ceux qui ont goûté à la Grande Pomme en 3D, autant qu’aux autres qui partageront les rêveries nomades de l’auteur.




Coïncidence : deux auteurs genevois signent, au même moment, deux romans «américains», chacun dans sa catégorie. Joël Dicker se revisite lui-même avec L’Affaire Alaska Sanders, pour une enquête étroitement liée à celle qui lui valut son premier (phénoménal) succès; et Jean-François Duval, dans le plus original de ses romans, décape et revivifie le mythe des beatniks avec LuAnne, sur la route de Neal Cassady et Jack Kerouac, en donnant (notamment) la parole à la fille fleur Marylou du roman « culte » Sur la route dont il a rencontré le modèle. Deux livres peu comparables apparemment, mais qui ont plus d’un point commun - et peut-être des plus importants ?
C'est entendu: nous aimons bien les ânes. Nous qui partageons, sur l'alpage de La Désirade, l'air de trois baudets en 3D, nous savons de quoi nous parlons. Mais nos ânes voisins, placides à l'ordinaire, sont assez sages pour ne point se vexer du fait que nous traitions parfois tel ou tel bipède d'âne bâté, peu soucieux en somme de leur "cause" en tant que telle. Or tel est bien le sujet de la foucade de Philippe Muray: la "cause" des ânes et de leur dignité devenant un combat. Et de citer les exemples précis d'élus ou de communes de France s'inspirant de la Bible pour enjoindre la citoyenne ou le citoyen de ne point prendre le nom de l'âne en vain. Et de brocarder l'asinothérapie, visant au ressourcement de l'individu stressé par la compagnie des ânes, entre autres fadaises.
Cet air revigorant déboule ainsi dans ce petit recueil épatant faisant pendant pratique (à glisser dans le sac Vuitton de Madame ou le baise-en-ville de Monsieur) aux plus substantiels volumes des Exorcismes spirituels et autres réflexions d'Après l'Histoire, gratifié d'une introduction anthume de Jean Baudrillard ( Le malin génie de Philippe Muray) et d'un hommage final de François Tailandier qui saluait, au lendemain de sa disparition, la "voix singulière" d'un esprit libre "qui n'aura jamais voulu collaborer au lieu commun, ce perchoir de l'intelligence endormie"...