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Livre - Page 28

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    À REBOURS. – L’âge où nous nous raconterions en remontant le fil du temps, du jour écoulé aux semaines et aux mois, et sans cesser d’avancer en revivant sans ressasser, en quête non tant de vérité que de sérénité…
     
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    TEL JOUR PAR EXEMPLE... – Lady L. m’a dit tout à l’heure que le souffle recommençait de lui manquer, et cela ne m’a guère étonné après tout ce qu’elle a trafiqué du matin au soir pendant que j’étais à Lausanne pour mes dents, le matin la lessive et le chien jusqu’au casino et retour sans son rollator, ensuite sûrement nos comptes et ses affaires diverses et d’autres rangements, son repas puisque je n’y étais pas et ensuite le repassage pendant que l’aide de ménage s’activait autour d’elle, et tout ça sans trop peiner comme ces derniers jours déclarés « de repos » entre les séquences de chimio reprenant vendredi ; donc sa remarque ne m’a pas trop inquiété les « circonstances » étant ce qu’elles sont, mais on en revenait à cette espèce de limite qui lui est désormais imposée depuis son opération, et ça ira comme ça ces prochains temps, me dis-je, comme je me le suis dit à moi-même toute la journée en vacillant pas mal du fait de mes troubles cardiaques et neurologiquess et des faiblesses musculaires qui me font craindre l’éventuelle obstruction de mes stents évoquée par l’angiologue Noyau, ce soir sur le quai aux Fleurs avant qu’elle ne me parle de son souffle, sortant à mon tour avec le chien, et dans les couloirs du train durant mon deuxième aller-retour de la journée après le premier trajet matinal en voiture (le deuxième rendez-vous fixé pour récupérer mes dents rechargées), et avant le retour dans les rues de Lausanne, comme en fin de matinée à la bibliothèque universitaire où j’ai fait un saut après le premier rendez-vous et me suis donc trouvé sans dents d’en bas (l’appareil d’en haut à sa place mais celui d’en bas retiré et ne me restant qu’une seule dent heureusement cachée par le masque), et le choc au passage à la bibliothèque vers midi, le coup de blues en voyant tous ces étudiants appliqués, pas un de plus de trente ans, tous beaux et sans un regard pour ce vieil oiseau déplumé qui se rappelait tant d’heures heureuses en ces lieux, la rage et la joie mêlées, la même joie que trois heures plus tard quand j’ai vu, dans la librairie où je m’étais promis d’aller pêcher les coffrets de La Recherche qui me manquent, hélas manquants là aussi, je suis tombé sur Nuit de foi et de vertu, le recueil de poèmes de Louise Glück que Gallimard a sorti en version bilingue et que j’ai commencé de lire sur une terrasse puis dans le train du retour, immédiatement séduit par le ton de cette voix et par les résonances de son chant – et là je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’« épisode grec » de mon premier rendez-vous de ce matin, quand le bel assistant - genre Levantin à voix douce et zyeux perses - de la dentiste (la jolie dentiste, devrais-je préciser, que j’appelle « jeune fille » et qui m’appelle «jeune homme» en me demandant ce que je suis en train d’écrire) m’a évoqué les trois semaines de vacances qu’il vient de passer en Grèce, le salopiau, avant de me proposer de me rincer la bouche…
     
    D’AUTRES RÉSURGENCES. - Dans la foulée de cette esquisse de récit mal fichu d’une journée à l’envers, j’entend encore ma bonne amie me dire, l’autre matin, que sa maladie lui ramène tout un monde de souvenirs enfouis qu’elle n’a jamais été du genre à ressasser, n’étant pas de mon espèce introspective passablement obsessionnelle, et voici donc que, confrontés tous deux à un temps plus compté que naguère - ne serait-ce qu’au début de cette année pour ce qui la concerne -, après le rude avertissement de ma crise cardiaque, nous en arrivons à aborder des thèmes, des souvenirs partagés ou non, des considérations sur la vie et les gens qui se chargent d’une nouvelle densité, toutes choses qui seront à détailler plus précisément…
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    POÉSIE. – En commençant cet après-midi de lire le recueil de Louise Glück sur la terrasse du café de Grancy, gardant mon masque avant la récupération de mes dents, j’ai été immédiatement touché, et même ébranlé, par ces vers rythmés plus que rimés, modulant une mélodie intérieure qui m’a rappelé, en tout différent, les strophes d’un Lubicz-Milsoz ou le Pavese le plus intime et le plus « universel » à la fois, avec un mélange d’extrême sensibilité et de force expressive jamais porté à l’excès ou à l’effet; et ensuite, me rappelant le vieil Alfred Berchtold qui lisait des poèmes à sa chère et tendre en fin de vie, je me suis dit, comme rarement, que j’aurais envie à mon tour de lire ces pages à Lady L. sans penser pour autant, cela va sans dire, que nous sommes peut-être « en fin de vie », non mais des fois…

  • En mémoire de Dimitri

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    Dix ans après la mort accidentelle du fondateur des éditions L'Âge d'Homme, un hommage collectif sera rendu le dimanche 22 août prochain à Montricher à l'enseigne de la Fondation Jan Michalski, incluant une table ronde sur le thème de l'édition "à la marge", trois témoignages personnels de Georges Nivat, Claude Frochaux et Thierry Wolton, et une exposition retraçant le parcours de Dimitri. Entrée libre. Réservations sur le site de la fondation:info@fondation-janmichalski.ch
     
    Vladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, s'est tué le 28 juin 2011 sur une route de France. Le fondateur de L'Age d'Homme fut un éditeur de classe européenne. Il publia plus de 4000 livres à Lausanne. En août 1983 parut, à Lausanne, un extraordinaire roman de l'écrivain russe Vassili Grossman, intitulé Vie et destin. Entre autres fleurons des éditions L'Age d'Homme, fondées en nos murs en 1966, ce livre bouleversant confrontait le lecteur à la double horreur totalitaire, au XXe siècle, du nazisme et du stalinisme. Dimitri l'appelait "le livre de nos mères".
     
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    Or la vie de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 à Skopje, évoque elle aussi un roman scellé par le destin. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, s'enfuit de son pays à vingt ans sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Dans son "autobiographie d'un barbare" parue sous le titre de Personne déplacée, Dimitri a raconté ses années d'enfance et de jeunesse marquées par les crimes des nazis et des oustachis croates, mais aussi par les visites à son père emprisonné. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis, à Lausanne, chez Payot, où son passage a laissé un souvenir indélébile. Or, impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, le passeur de vocation, soutenu par quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966.
    Dans la foulée, il ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement à bord d' « Algernon », son fourgon d’éternel errant dans lequel il serrait son sac de couchage par mesure d’économie. Les rapports compliqués de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende. Lui qui était capable de lésiner sur des droits d'auteurs légitimes, alla ainsi jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux.
    Ses positions idéologiques rebutaient également d'aucuns. Orthodoxe croyant et conservateur, il passa d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Lorsqu'on lui reprochait d'être "pro-serbe", celui qui eût mérité la citoyenneté d'honneur de notre pays répondait sobrement: "pas pro-Serbe, juste Serbe"...
    Mondialement connu pour son catalogue slave, L’Age d’Homme redimensionna également l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, de nombreux écrivains romands contemporains y ont publié leurs ouvrages.
    Au nombre des auteurs «phares» défendus par Dimitri figuraient le titan américain Thomas Wolfe, idole de sa jeunesse, autant que Chesterton ou Dürrenmatt, Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, ou les Français Vladimir Volkoff et Pierre Gripari, entre tant d'autres francophones de Belgique et du Québec.
    Dans les grandes largeurs, Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables.
    Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau».
    Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée - honte à nos autorités -, mais il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter.
    En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de Geneviève qui l'avait secondé avec une incomparable abnégation, le poids du monde enfin ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski, complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.
    Enfin, par delà les eaux sombres de sa mort tragique, «ses» milliers de livres évoquent la présence tutélaire de ce grand passeur.
    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. Editions Pierre-Marcel Favre, 1986. Réédité en 2010 à L’Age d’Homme, en Poche suisse.
     
    Image JLK: Dimitri au bord de la Drina, en 1987, lors de la présentation en Serbie de la traduction française de Migrations chef-d'oeuvre de Milos Tsernianski.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    ENTRE AUTRES NOUVELLES.— Ils vous demandent des nouvelles, mais vous ne savez pas que leur dire, comment ni pourquoi – c’est vrai quoi : pourquoi dire quoi que ce soit de ce qu’on vit quand on vit ça, comment le dire à quelqu’un qui ne le vit pas ?
    Cependant vous les comprenez, vous savez bien que ce n’est pas de la mauvaise curiosité de leur part, et ce serait facile de leur répondre en deux mots ceci ou cela, mais vous savez aussi que ça ne leur suffit pas, et vous non plus ça ne vous suffirait pas de dire ce que vous vivez en deux ou trois mots, donc on balance entre l’esquive et les échanges suivis avec quelques très proches, alors même que les réseaux ont faussé cette notion de proximité en empiétant de plus en plus sur l’intime et le secret de chacun.
    Pour le reste on dira que la santé n’est pas le principal, n’était-ce que pour couper court à l’obsession du moment qui fait qu’on ne serait plus ces jours que du matériel humain à vacciner, et que si vous venez nous trouver – tout de même le minimum qu’on puisse exiger de ceux qui s’en inquiètent -, vous serez bien reçus autant par elle, qui est cette semaine en congé de chimio et fait parfois jusqu’à cent mètres à pied sur la Grand-Rue et retour, tandis que lui vous prépare un risotto; et tous deux vous feront oublier qu’ils sont malades, très gravement s’agissant d’elle et un peu moins en ce qui le concerne - lui dont le cœur pourrait lâcher d’un moment à l’autre -, parce qu’il y a tout ce qu’ils vivent à côté de ça, et que la vie continue et ça je te raconte pas mais c’et promis : on se tient au courant pour d’autres nouvelles, etc.
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    MON UNIVERSITE CONTINUE. – La lecture de Balzac m’est devenue, depuis que je l’ai reprise en avril dernier, comme une relance festive de mes universités buissonnières, et pour le meilleur, me semble-t-il, tant ce que j’en vis aujourd’hui m’apparaît dans une quasi totalité jamais perçue jusque-là.
    C’est ainsi que je vois, mieux que jamais avant, ce qui fait d’Illusions perdues le plus extraordinaire « reportage » qui soit relatif à l’origine de la presse, du journalisme et de ce qu’on appelle aujourd’hui les médias, combinant le roman d’apprentissage et l’implacable aperçu de la corruption progressive d’un jeune homme de grand talent et de faible caractère, le tableau de tout un milieu où interfèrent l'Art et l'Argent, la Littérature et le Commerce, le Théâtre et la Politique, et la fusion "poétique" de l'observation sociale et de l'analyse morale, délectable descente aux enfers de l'agréable et du cynisme sous le regard mélancolique de ceux qui refusent la compromission, etc.
     
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    UN BON JEUNE HOMME. – Après m’avoir envoyé un premier message dans lequel il me disait, comme ça, que ce serait pour lui un bonheur « inouï » de collaborer au Passe-Muraille, le jeune Arnaud G. m’a envoyé, non sans candeur, copie de sa licence de lettres, dont je lui ai dit que je n’avais que fiche, puis, sur ma demande insistante, le PDF de son mémoire consacré à Dostoïevski, que j’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt, et notamment parce qu’il dépasse le cadre conventionnel d’un travail académique, à quelques détails près.
    Je m’attendais évidemment à tomber, ici ou là, sur le terme « intradiégétique », et ça n’a pas manqué, mais la démonstration proposée, relative à la construction des personnages et au primat « théâtral » du dialogue, qui structure bonnement la narration des Démons, selon lui, entre autres éléments découlant d’un lecture approfondie du roman et de ses commentateurs (de Bakhtine à Pierre Pascal ou André Markowicz, en passant par Berdiaev et Chestov que j’ai lus à son âge…), tout ça m’a réellement épaté et même ému alors qu’on prétend que tout est fichu et qu’il n’y a plus qu’à retirer l’échelle… et c’est d’ailleurs de ça que nous avons parlé, entre autres, avec ce jeune homme lumineux et modeste qui m’attendait en fin d’après-midi à la terrasse du Rubis de Vevey où nous avons parlé (moi surtout, sacré bavard) presque trois heures durant après qu’il m’eut fait une scène de sincère contrition au motif qu’il avait oublié son porte-monnaie… (Ce mardi 10 août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    À DISTANCE. – Je n’ai cessé, depuis mes treize quatorze ans, de fréquenter Paris, mais toujours à distance, et pendant les décennies que j’ai sévi dans la chronique littéraire, y revenant parfois chaque mois pour rencontrer des écrivains, je n’ai cessé de me tenir à distance de ceux-ci et plus encore du milieu littéraire, autant que de la paroisse romande, et relisant ces jours Illusions perdues je comprends mieux que, d’abord par instinct et caractère farouche, autant que par expérience de timide, je me sois tenu à l’écart sans nouer presque aucune relation amicale durable, à quelques exceptions près, dont mon cher François ; et je me rappelle alors nos bons moments fraternels avec un Alain Gerber et «la patronne», mais Alain à Paris faisait figure de sanglier des Vosges comme je restais le chevrier des hauts gazons helvètes; ou bien, par la littérature essentiellement, j’ai entretenu des liens suivis avec Pierre Gripari, flanqué de son compère Clergé, et avec Bernard de Fallois, suivi lui aussi d’une espèce de double en la personne de son ami Claude, tous en marge cependant de ce qu’on appelle le parisianisme, que j’ai toujours fui…
    Or je lis à l’instant, dans le dernier roman de Metin Arditi, cette sentence du marchand Mansour, mentor du jeune Avner, à savoir que « la distance est mère de toutes les sagesses », où j’entends, bien plus qu’une prudence cauteleuse, la précaution liée à ce que René Girard appelle la «médiation externe», qui caractérise le lien de deux amis unis par une même passion désintéressée, sans interférences mimétiques aiguisant les rivalités. Avec Alain il y avait, ainsi, la littérature et le jazz...
    Girard montre bien la différence de ces deux instances à propos de Don Quichotte, lié à Sancho Pança sous le régime de la « médiation interne », où la rivalité amoureuse ne cesse de troubler la relation des deux personnages, par contraste avec la complicité «chaste» entretenue par Quichotte et le Bachelier, partageant la même passion pour les romans de chevalerie.
    Comme le disait Saint-Ex en bon chef de la patrouille des castors littéraires, l’amitié (ou l’amour, je ne sais plus) ne consiste pas à se regarder mais à regarder ensemble dans la même direction, etc.
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    ARDITI ET GIRARD. – Chose comique : après que, sur Messenger, j’ai fait remarquer à Metin Arditi que la triangulation mimétique était non seulement manifeste mais intense, entre certains des personnages de L’Homme qui peignait les âmes, et que cela intéresserait beaucoup un René Girard, dont je ne sais s’il l’a lu, il me répond que « le gars » qui lui envoie ce message est celui-là même qui l’a incité, un soir, à lire le Girard en question, dont Mensonge romantique et vérité romanesque l’a passionné, entre autres…
    Or cela me touche, comme chaque fois qu’une de mes admirations se trouve partagée et prolongée, dans ce que j’appelle «la bonne suite», de plus en plus rare aujourd’hui à ce qu’il me semble, et que je retrouve avec d’autant plus de reconnaissance avec un Quentin qui, de loin en loin, m’a incité à lire tel ou tel livre (le dernier étant celui d’Aurélien Bellanger) ou qui a lu tel ou tel autre livre que je lui ai conseillé, etc.
    Voilà ce qui m’attache en somme à quelqu’un: qu’il donne suite…
     
    LA POÉSIE EXORCISME. – Je disais à Lady L., l’autre jour, que je sentais en moi la possibilité du racisme, comme un réflexe viscéral qui ne doit rien à mon éducation – même si celle-ci en filtrait sans doute quelque chose des générations aînées, sans que rien n’en transparaisse faute, sans doute, d’occasions incarnées (je ne me souviens pas de la présence d’un seul Noir dans le quartier de notre enfance, ni dans nos classes et jusqu’au bac, dans les années 60), mais jamais je n’ai eu la moindre pensée ni le moindre geste raciste avec aucun des Noirs ou des Arabes que j’ai fréquentés, et c’est avec horreur et tristesse que j’ai revu hier soir Mississipi burning, auquel je repensais ce matin en me rappelant le poème de mon ami Bona, dans la plaquette du Songe de Leonora Carrington, qu’on pourrait dire un exorcisme de toute haine, ressortissant à la guerre des sexes ou aux conflits raciaux, au fil d’une grande métaphore rappelant ce que Michel Serres dit de l’hominisation à propos des fables de La Fontaine; et du coup je me suis dit que j’en ferai ma prochaine chronique en y associant ce que Montaigne dit de nos relations avec l’animal, où je citerai généreusement les vers magnifiques de mon frère congolais …
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    DOLCE RIVIERA. - Beau moment d’insouciance radieuse à nous offert ce matin sur le quai aux Fleurs, Lady L. profitant (je déteste ce verbe autant que je déteste les profiteurs) de cette période de répit entre deux perfusions et leurs retombées parfois pénibles, tandis que défile la procession bigarrée des vacanciers de toute espèce et de tous âges, avec plein d’enfants et de pères-et-mères attentionnés, plein de baigneurs et de baigneuses dont l’une arbore des seins nus en forme de poires joliment brunes qu’un chenapan mordrait bien en passant, plein de petits chiens et leurs dames d’accompagnement, et voici passer majestueusement La Suisse, fierté de la Compagnie Générale de Navigation (CGN) résumant à merveille ce cliché d’un dimanche estival d’Assomption sûrement béni par la Dame éternelle et ses saints en pédalos. (Ce dimanche 15 août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    VALEUR AJOUTÉE. – Après qu’un simple choc contre le mur a fait tomber le Port de Trouville de Floristella, l’autre jour, Lady L. m’a demandé de le confier en réparation à mes compères encadreurs en leur faisant valoir, a-t-elle insisté, qu’elle y tenait comme à ses prunelles.
    Juste accroché à un clou malingre, et la couche de peinture argentée de son cadre sommaire s’écaillant, la chose mérite en effet mieux que ça, et Floristella, qui était restauratrice d’ancien, aurait été la première à en convenir…
    Quant au fait que Lady L. tienne tellement à ce Port de Trouville, autant que moi d’ailleurs et comme à toutes les toiles acquises ou offertes de nos deux amis, je présume qu’il lui parle autant, je crois, par la douceur de ses bleus que par le rappel de notre amitié, nos tendres moments de complicité, ce que chacun a tenu à nous dire à travers les années avec son art, Thierry plus librement lyrique en ses effusions colorées ou dans sa brume mélancolique, Floristella plus purement contemplative et saintement fidèle à l’objet.
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    En tout cas la peinture a toujours été, pour nous quatre, autre chose qu’un goût mondain: le partage intime et constant, jamais démenti en plus de vingt ans, de nos regards sur le monde - et leur consonance affective entre nous. (Ce dimanche 8 août)
     
    UTILE OU FUTILE ? – On l’aura remarqué depuis deux ou trois décennies : que l’hôpital et ses couloirs se transforment ici et là en succursales de galeries d’art, parfois pour le meilleur - comme à l’entrée du CHUV lausannois avec une splendide sculpture monumentale d’Yves Dana – et plus souvent pour la déco plus ou moins convenue, voire conventionnelle, jusque dans ce nouveau conformisme que représente un certain art contemporain à grande diffusion, qui nous vaut, au sixième dessous du même CHUV, dans le hall d’accueil, cette litho d’Olivier Mosset, pontife suisse et mondial de l’abstraction géométrique qui m’a rappelé, à l’époque où j’étais chef de rubrique, les éloges automatiques de notre critique d’art célébrant, à chaque nouvelle expo de l’incontournable personnage, le caractère éminemment radical voire social et même politique, de ces formes plates et de ces couleurs froides ici relancées sous la forme non moins radicale, voire révolutionnaire, de deux rectangles surperposés jaune citron et rouge cramoisi...
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    De quoi égayer le «vécu» des cancéreux transitant par là ? La question ne se pose même pas, puisque personne ne remarque la fade présence de cet élément de décoration, au contraire (hélas) du mobile aux jolis oiseaux découpés tournant à n’en plus finir dans l’espace d’attente du même service, remplissant plus explicitement, du moins, cette fonction de stimulation des optimismes à bon marché…
    L’Art devenu composante de déco : voilà bien l’une des conquêtes de l’hospice mondial et de la généralisation du kitsch…
     
    DOGMATIQUE ABSTRAITE. – Ce qui est tout de même étonnant, c’est que l’art abstrait, supposé « déconstruire » toute représentation, et tout ce qui a été fait contre l’académisme, indéniablement répétitif et vidé de substance, et contre toute «littérature» ajoutée à la plastique, se soit progressivement transformé en pur discours où les notions de beauté et d’émotion devenaient de plus en plus suspectes alors qu’on réchauffait les vieux poncifs d’un art utilitaire, pour aboutir forcément à un nouvel académisme.
    Qu’on ose parler aujourd’hui de la «radicalité» d’un Mosset ou des minimalistes américains me paraît aussi bouffon que d’exposer, ici à Montreux, juste à côté de la statue d’un Nabokov au rire sardonique, les resucées industrielles d’un Andy Warhol embaumé depuis longtemps comme une momie blafarde…
    Or, que proposerais-je, pour ma part, en ornement idéal de la salle d’attente d’un service hospitalier ? Les peintres que j’aime ? Une paroi de Soutine, une autre de Soutter, la terrible Salle d’attente, justement, de Czapski, un couloir dévolu à Nicolas de Staël, un autre à Edvard Munch ou Emil Nolde ? Absolument pas ! Jamais je n'aurai l'impolitesse d'imposer mon goût à qui que ce soit, ni de me servir de l'Art ou de la Littérature à d'autres fins qu'essentiellement inutiles...
    L’Art a-t-il pour fonction le soutien du moral des troupes, des mal portants ou des hoiries endeuillées ? Faut-il décorer les casernes au même titre que les hôpitaux, et demain les parkings souterrains ou les morgues ?
    Marcel Aymé, par dérision, a évoqué, dans une nouvelle cocasse à sa manière, la peinture qui se mange. On veut bien que la musique adoucisse les mœurs, mais c’est comme malgré elle, ou malgré les tares de notre espèce, et non du tout par effet programmé.
    La tendance d’une époque fut de charger l’Art d’une fonction politique , après avoir exigé qu’il fût un soutien de la moralité publique et même privée. Or on aurait tort de croire que ces injonctions fussent surannées, au moment même où se répand un nouveau moralisme où toute passion, toute émotion, toute différenciation deviennent suspectes.
    Devra-t-on se faire vacciner, demain, contre le virus de l’Art ? Un pas de plus et l’Art ressortira aux soins palliatifs gérés par une indispensable Task Force et intégrés au programme de la fonctionnalité sanitaire…
    Ce qu’attendant je retourne à la lecture de L’Homme qui peignait les âmes de Metin Arditi, roman fondé sur la conviction tout à fait gratuite, en apparence, selon laquelle la Beauté pourrait sauver le monde…

  • Ceux qui passent à vol d'oiseau

     

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    Celui qui sans mots assèche les récifs / Celle qui ne transige pas avec sa peur / Ceux qui prennent la main venue du plus loin de l’enfance / Celui qui ne suit l’insaisissable que dans les marges de la défaite / Celle qui renoue avec ses souvenances dans la chambre du soir /  Ceux que réjouit la farce du soleil derrière l’écran de l’aurore / Celui qui bouscule l’énigme des certitudes / Celle qui ne frappe plus aux portiques de l’angoisse / Ceux qui voient les oiseaux énigmatiques se lever des cendres de la nuit / Celui qui ne se réjouit point de la désunion séparant le corps de l’esprit / Celle qui devine la vérité sous le masque du présent / Ceux qui estiment que l’homme et la bête ne font qu’un sans lâcher leur hot-dog / Celui qui sent le fauve même avec sa cravate à pois / Celle qui se rappelle les caresses des mains d’autrefois / Ceux qui font le buzz dans la canopée / Celle qui fait le bêta en mâle alpha / Celle qui dénonce le manque d’accès à l’Arche de Noé pour les sujets à mobilité réduite et les familles recomposées / Ceux qui savent que les oiseaux annoncent un dénouement sans préciser lequel, etc.

    Peinture: Leonora Carrington

  • Retour à Scepanovic

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    À propos de La mort de Monsieur Golouja et autres nouvelles.
    Les lecteurs de La bouche pleine de terre se souviennent sans doute du nom de Branimir Scepanovic, l’une des figures les plus marquantes de la littérature yougoslave d’après-guerre. Dans le présent recueil de nouvelles, ils retrouveront les grands thèmes et l’atmosphère fascinante de l’auteur serbe.
    Au début de La bouche pleine de terre, l’on voit comment, à la suite d’un malentendu, deux chasseurs se mettent à poursuivre un homme errant tout seul dans la forêt à la recherche de ses souvenirs d’enfance, et dans quelles circonstances la poursuite devient chasse à l’homme, à laquelle une foule croissante et gesticulante participe.
    Condamné à mort par les médecins, le protagoniste n’a pas de raison, apparemment, de fuir les gens qui se sont lancés à ses trousses, lesquels n’en ont pas plus de lui en vouloir. Or c’est précisément cet irrépressible élan vital, sur fond d’engrenage absurde, qui donne au récit de Scepanovic sa frénésie pathétique et la vérité de ses symboles.
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    Avec La mort de Monsieur Golouja et La honte, nous retrouvons deux personnages directement confrontés à la mort alors que le héros d’ Avant de la vérité en découd avec les séquelles de la guerre.
    Dans la première de ces très remarquables nouvelles, la situation paradoxale à laquelle l’auteur parvient à nous faire croire, dans la tonalité des fables d’un Kafka, procède elle aussi d’un malentendu. Nous ne saurons jamais, de fait, ce qui a poussé Monsieur Golouja à s’arrêter quelques jours dans le trou de province suant l’insignifiance et l’ ennui où il va trouver la mort, alors qu’il se dirigeait initialement vers la mer pour y passer un congé; pas plus que nous ne parviendrons à démêler les raisons pour lesquelles il déclare, aux habitants qui l’interrogent sur sa présence en ces lieux, que c’est là qu’il a résolu de mettre fin à ses jours...
    Ce qui est sûr, en revanche, c’est que dès ce moment-là, Monsieur Golouja se trouve pris dans un engrenage tout aussi aussi implacable que celui de La bouche pleine de terre, à cela près – et c’est là une idée procédant d’un sentiment qui confère à la nouvelle sa résonance déchirante – que la fuite de Monsieur Goulouja passe par tous les délices imaginables...
    En effet, à la fois émus et flattés par la funeste résolution de Monsieur Goulouja, qui promet soudain de rompre la monotonie de leur existence, les habitants du bourg prennent–ils à cœur de rendre ses derniers jours agréables, lui offrant tout ce dont un quidam peut rrêver. Là-dessus, comme on pouvait s’y attendre, Monsieur Golouja reprend goût à la vie: choyé par les femmes et respecté de tous, il ne cesse de renvoyer la funèbre représentation qu’il leur a promise, poussant même l’insolence jusqu’à engraisser !
    Victimes et bourreaux
    L’une des caractéristiques les plus frappantes que nous connaissons de l'art de Branimir Scepanovic tient à la relation fondamentale, que l’écrivain réussit à suggérer, par des moyens essentiellement poétiques, unissant l’homme et l’univers.
    Les lecteurs de La bouche pleine de terre se souviennent, à l’évidence, de l’apparition insolite du protagoniste en costume de ville, dans une forêt de l’aube; du mélange de sensualité et de violence se dégageant du monde physique dont l’écrivain sait rendre la présence; ou encore, avec le sens de la mise en scène d’un cinéaste «mental», du contrepoint auquel l’auteur excelle, passant des libres espaces aux retours en arrière de la mémoire, du travelling effréné aux gros plan.
    Perdu dans le cosmos, l’homme selon Scepanovic n’est pas, toutefois, de ces fils de l’absurde qui foisonnent dans le roman contemporain. Enraciné dans une terre, avec des souvenirs qui lui donnent un espace intérieur, c’est bien plutôt un personnage tragique, tissé de bien et de mal, qui prend conscience de sa précarité dans des situations-limites.
    Tel apparaît aussi Antonio, dans Avant la vérité, qui revient après des années dans le village dont il commandait la garnison d’occupation. Attiré par le souvenir d’une femme qu’il a aimée, et dont il apprend qu’elle a été tuée pour s’être compromise en sa compagnie, ledit Antonio prend conscience de tout le mal qu’il a commis dans les circonstances arbitraires de la guerre. Cela étant, en face de la muette accusation des villageois, il ne se repent pas plus qu’il ne cherche à se blanchir, à la fois bourreau et victime dont l’auteur nous faire partager la souffrance d’homme fort – tant il est vrai que les personnages de tragédie sont parfois des hommes forts pris au piège de la réalité...
    Quant au narrateur de La honte, il se trouve également placé dans une situation qui le révèle subitement à lui-même : gisant au fond d’un ravin, à proximité des débris de sa voiture de sport, il ne sait trop s’il survivra, de sorte que la moindre péripétie de son attente, le moindre souvenir aussi, se chargent pour lui d’une signification décisive.
     
    Des crises purificatrices
     
    Avec La honte, nous retrouvons, plus que dans les autres nouvelles du présent ouvrage, le thème du passé restitué aux confins de la mort, si poignant dans La bouche pleine de terre.
    Au début du récit, ne connaissant du narrateur que le ton de la voix et le tragique de la situation, l’on se sent tout naturellement en sympathie avec lui. Mais ensuite – et c’est ce qui nous paraît remarquable aussi, chez l’écrivain – au fur et à mesure que se développe la confession de Vladimir, personnage rien moins qu’angélique qui se rappelle les quelques ignominies entachant son existence, le lecteur participe en quelque sorte à l’espèce de catharsis expiatoire du personnage, au lieu de le juger de l’extérieur.
    Et c'est la honte qu'éprouve une première fois Vladimir à la vision de la dureté des hommes, lorsqu’il constate que les automobilistes ne daignent pas lui porter secours ; la honte qui le fait rougir de lui-même, à l’instant de se remémorer une promesses jamais tenue ; l’humiliation qu’il a fait subir un jour à sa propre mère ; ou enfin la honte qu’il ressent à la pensée qu’un type de son acabit va survivre, lorsqu’il comprend que son cas est sans gravité – ces diverse cristallisations d’un même sentiment signalant par excellence le retour sur soi de la conscience, nous les reconnaissons évidemment en nous-mêmes, chacun à sa façon.
    «En regardant les gens, souvenez-vous de leur naissance encore si récente, de leur enfance, de leur mort prochaine –et vous les aimerez : tant de faiblesse !», écrivait Andrei Siniavski dans l’ensemble de méditations rédigées lors de son séjour au goulag et réunies sous le titre d’Une voix dans le chœur (Seuil, 1974). Dans le même ordre d’inclination fraternelle, les nouvelles de Branimir Scepanovic nous rappellent des vérités de toujours sous une forme littéraire accomplie.
    Branimir Scepanovic, La mort de monsieur Golouja. Editions L’Âge d’homme, 1978.
     
    (Cet article a paru dans La Liberté de Fribourg en février 1979)
  • Metin Arditi le répète : que l’art est pacificateur

     

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    Un beau roman, évoquant le parcours d’un peintre d’icônes du XIe siècle, en Palestine,  obéissant à l’amour humain plus qu’à la présumée Loi divine, et trois variations sur les errances de l’autorité « patriarcale », prolongent la réflexion d’un homme de bonne volonté engagé dans une œuvre de médiation fraternelle. 

    L’usage du mot icône s’est tellement dégradé, dans la profusion actuelle des images insignifiantes, que n’importe quelle célébrité s’en voit affublée par les temps qui courent, de Ronaldo l’  «icône du foot » aux « icônes » de la mode ou de la gastro, entre mille autres exemples. 

    Or l’icône, à son origine orthodoxe et canonique, est l’image par excellence du sacré, pour ainsi dire le visage de Dieu, de la Trinité ou des saints, qui devrait éclipser toute autre beauté. La Joconde, selon les canons de l’iconographie, devrait se voiler la face, ou c’est nous qui devrions la brûler comme fausse image selon les critères des iconographes, mais à ceux-là s’opposent, plus radicaux encore, les iconoclastes musulmans opposés à toute représentation des saintes figures ; et pire encore : toute forme d’art était suspecte au très pur et très dur Blaise Pascal en son djihâd janséniste mené à la pointe de la séculaire « querelle des images ».

    Le cynique contemporain ricanera probablement à l’évocation de tels thèmes en une époque où, par exemple dans les ports-francs de la région genevoise et environs, les icônes les plus chargées de spiritualité pure font l’objet d’un trafic juteux – mais faisons comme si l’affaire était encore d’actualité…

    Donc transportons-nous en l’an 1079 de notre ère, en « terre sainte » où cohabitent trois religions, pour assister à l’apprentissage d’un jeune fils de juif de stricte observance au prénom d’Avner,  touché par les chants des moines orthodoxes auxquels il livre son poisson de petit pêcheur palestinien (il est encore ado au début du roman de Metin Arditi), qui découvre la beauté des icônes et décide d’en peindre à son tour , ou plus exactement d’en «écrire» , car son premier initiateur, un certain Anastase, lui apprend qu’une icône s’écrit.

    Problème : le petit Avner, juif de souche mais désirant s’initier à l’iconographie dans les ateliers des monastères, consent à se faire baptiser sans avoir  la foi au sens orthodoxe: il ne croit ni à la révélation ni à la résurrection comme ses frères ordonnés croient qu’on doit croire, donc les icônes qu’il apprend à «écrire», et qui seront bientôt plus belles que les autres constitueront autant de blasphèmes virtuels du genre de la Joconde déguisée en vierge Marie, etc.

    Un conte aux (multiples) résonances actuelles

    Sous la forme d’une espèce de conte romanesque à valeur d’apologue ou de parabole, L’homme qui peignait les âmes s’inscrit dans le droit fil du roman  précédent de Metin Arditi, Rachel et les siens, « travaillant » déjà le thème de la cohabitation des trois religions du Livre sur le timbre-poste géographique de la terre sainte, dans un esprit de conciliation voire de pacification.

    Le départ du roman est l’icône représentant un Christ guerrier qu’on croyait l’œuvre d’un moine du XVe siècle, et qui serait à vrai dire beaucoup plus ancienne, reliquat de la production d’un iconographe du XIe siècle. Scientifiquement avérée (chacune et chacun connaît évidemment le pouvoir révélateur d’une étude dendrochronologique permettant d’évaluer l’âge d’un bout de bois par ses cernes de croissances), l’hypothèse fonde la vérité historique de l’enquête (sur le terrain,) devenue roman, avec ce paradoxe apparent qu’un peintre d’âmes pacifiées ne nous laisse qu’une représentation de combattant armé comme l’étaient les croisés – les lecteurs découvriront ce que « cela » cache, au figuré et au propre…

    Immédiatement attachant par ce qu’on pourrait dire sa beauté intérieure, sa porosité sensible et plus encore sa farouche indépendance d’esprit Avner ne séduit pas seulement sa belle cousine Myriam, avant la lectrice et le lecteur, mais aussi le moine Anastase et le marchand Mansour, deux mentors se substituant à un père moralisateur et rabat-joie ; et puis Avner est ancré dans le concret, il est sensuel et artisan autant qu’artiste, il sait recevoir comme il sait donner. Le noyau de son art particulier tient au fait que, « plutôt que de représenter la part d’humain dans le Christ et ses Saints, Avner inversait la démarche, faisait surgir la part de divine enfouie en chacun ». Autant dire que ce «retournement» ne peut qu’inquiéter les gardiens du Temple, quel qu’il soit, et que ce sont les autorités religieuses associées qui présideront à l’élimination par le feu des œuvres et de la personne de l’hérétique.

    Il y a, de toute évidence, du Metin en lui, ou disons que l’écrivain propose, avec ce personnage, une incarnation avenante  de son idéal de conciliation, sans esquiver les obstacles de la réalité et la déraison envieuse ou dogmatique des hommes. Avner lui-même est constamment menacé par sa propension à l’orgueil du «créateur», mais ses faiblesses autant que son génie particulier (comme chez Leonard de Vinci, Rembrandt, Van Gogh et tout artiste authentique en somme) s’inscrivent essentiellement dans la ressemblance humaine. 

    Où science et religion, art et morale dialoguent en liberté

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    À la fin  des ses « réflexions d’un physicien » parues sous le titre de La Vie dans l’univers, le célèbre Freeman J. Dyson, hérétique lui aussi, affirme que « la religion est une part essentielle de la condition humaine, elle est enracinée plus profondément et partagée plus largement que la science ». Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle « la religion », et pas question pour lui de fondre science et religion dans un  méli-mélo spiritualisant.

    « Si la science et la religion sont complémentaires, écrit encore Dyson, il vaut mieux qu’elle vivent séparément, en se respectant mutuellement, mais avec des identités et des comptes en banque séparés ». Et ceci : « Toute grande religion est associée à un grand art et une grande littérature, depuis la plus haute Antiquité ». Et cela : « Si l’on cherche des perspectives sur la nature humaine pour guider l’avenir de la religion, on en trouvera plus dans les romans de Dostoïevski que dans les revues de science cognitive ». Et cela enfin : « La littérature est le grand entrepôt de l’expérience humaine ».

    Quel rapport avec un «écrivain» d’icônes du XIe siècle judéo-chrétien ? À chacune et chacun de le trouver. Avec un point de convergence: la Beauté, dont un personnage de Dostoïevski disait qu’elle sauverait le monde. La Beauté conjuguée, s’agissant d’Avner-Metin, avec la Bonté. Et cela avec ou sans les dogmes théologiques, les «lois de la physique » ou les codes de la morale courante – en toute liberté.

    À préciser enfin que la défense de la ressemblance humaine ne serait qu’un conte à l’eau de rose si elle ne passait pas par l’expérience de la complexité et de la solitude, des feux de l’envie et de la violence. Ce à quoi l’auteur de L’Homme qui peignait les âmes s’est attaché au fil de trois monologues nous faisant sonder les cœurs, les âmes et les tripes de trois « pères », en les personnes de Sigmund Freud, d’un chef d’orchestre de renom mondial en train de perdre la mémoire et du pasteur Cornelius Van Gogh, père d’un irascible peintre d’icônes profanes au prénom de Vincent. 

    Quel rapport avec Avner ? Il serait intéressant de voir celui-ci peindre ceux-là… Mais c’est, là encore, Metin Arditi qui a «fait le job», avec l’empathie d’un écrivain sondant les cœurs comme le «petit Anastase » peignait les âmes…

     

    Metin Arditi. L’homme qui peignait les âmes. Grasset, 2021. 291p.

     

    Metin Arditi, Freud, les démons et autres monologues. BSN Press, coll. Fictio, 2021, 96p.

     

    Freeman J. Dyson. La Vie dans l’univers, réflexions d’un physicien. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2009, 256p.

     

     

     

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  • Vialatte l'émerveillé

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    À propos des chroniques du grand Alexandre...
    L’esprit de l’homme est soumis à deux exigences contradictoires, disais l’excellent Alexandre Vialatte, consistant soit à chercher à savoir, soit à s’émerveiller plus spontanément; tantôt à progresser sur les chemins épineux de la connaissance scientifique, et tantôt à célébrer le monde le long des allées de la poésie.
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    Par tempérament, le chroniqueur des Dernières nouvelles de l’homme, publié en 1978 avec une préface de Jacques Laurent, et dont on a eu raison de réunir encore les quelques 65 chroniques que voici, présentées par Jacques Perret et finissant toutes par la constatation que « c’est ainsi qu’Allah est grand », Alexandre Vialatte appartient sans contexte à la moitié portée au lyrisme de l’humaine engeance, ainsi qu’en témoigne l’incantation estivale que voici : «Rien n’est plus beau que le mois de juillet. Le soleil flamboie, la terre est surchauffée, les étoiles tournent lentement, l’alouette Lulu chante aussi, le coucou est parti pour l’Afrique australe ne laissant que son enfant le plus gras ; les gousses de genêt éclatent dans la chaleur torride, la sauterelle stridule sur les herbes brûlantes, l’homme joue du cornet à piston dans des kiosque de style chinois.»
    Mais à part ça, Vialatte est curieux de tout, pratiquant l’érudition joyeuse et ne cessant de procéder par rapprochements inattendus.
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    Et puis l’auteur des Fruits du Congo, ce petit chef-d’œuvre que trop peu de gens connaissent, bien qu’il leur soit aisément accessible (au Livre de poche), est également un philosophe, mais alors à l’antique, au grand sens propre de celui qui aime la sagesse ; et de là provient sans doute le peu d’empressement de l’écrivain à se prendre au sérieux, jouant souvent avec les grands mots ou les fortes sentences en les poussant à bout de logique.
    Ainsi, à la très grave question de savoir «où va l’homme ?», fit-il dans l’une des chroniques du premier recueil publié à sa mémoire, la réponse suivante : « Au bureau ». Paradoxe facile ? Recours par trop léger à un bon sens risquant de désamorcer tout entretien sérieux ? Oui et non. Parce qu’il est vrai il y a parfois du badinage un peu complaisant, pour ne pas dire du bavardage, dans les soliloques de cet heureux Alexandre.
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    Qu’on en juge plutôt : «Beaucoup d’affiches conseillent à l’homme de mettre un tigre dans son moteur. Or, c’est une chose à ne jamais faire. Il y a longtemps que je l’ai signalé ici et dans plusieurs autres journaux. Il ne faut jamais mettre de tigre dans son moteur, surtout quand on a des enfants. Les enfants sont méchants, capricieux, étourdis, cruels avec les animaux : il n’y a qu’à voir comment ils traitent les mouches. Ils risquent de maltraiter le tigre, de l’irriter, de le rendre furieux ; de l’indisposer en lui arrachant une patte ou en lui tirant la moustache. Ou de le caresser à rebrousse-poil. La SPA est tâtillone et on s’expose à des amendes. Et la douane ? Il faut y songer. La douane sonde tout, même les moteurs. Il est difficile cacher le tigre ». Etc.
    Il est vrai qu’un recueil de chroniques est forcément inégal, dépendant à la fois des conjonctions astrales, du degré d’agressivité des rhumatismes du chroniqueur et, il ne faut pas l’oublier, des humeurs du lecteur. Autant dire, alors, qu’un livre du genre d’Et c’est ainsi qu’Allah est grand ne se doit en aucun cas dévorer d’une traite, sous peine de lasser, mais devrait toujours se trouver à portée de main, comme un breuvage spécial tout à fait propice à l’entretien de l’optimisme ou de la bonne respiration mentale.
    Un honnête homme de ce temps s’y exprime, à la fois très sage et facétieux, pour nous communiquer son indéfectible enthousiasme, qu’il en aille des faiblesse de caractère de l’hippopotame ou de la grandeur du zouave, des subtilités de la grammaire ou des couleurs de l’automne, de la psychologie de l’homme parvenant à la quarantaine ou de la dame de Copi, des moeurs de la pieuvre ou de tel mainate chantant La Marseillaise, du film 81/2 de Federico Fellini ou des progrès de l’astronomie enfantine, bref de tout ce qui empêche l’humain de s’abrutir (Vialatte sait au besoin se faire polémique) et de s’affadir, ressortissant à la poésie dans son acception la plus large : «On voit par là combien l’homme a besoin de ses trois dimensions et de brasseries ténébreuses. Combien il est dépaysé dès que ces éléments lui manquent. Combien il lui faut de piano, d’ombre, de songes et de vin glacé contre les terreurs du solstice. Le voilà au soir de sa vie dans la taverne de décembre. On va fermer. Les lampes s’éteignent une à une, les amis meurent l’un après l’autre. C’est le dernier client de la journée. Le garçon va retourner les chaises, ouvrir la porte sur la nuit. Elle est noire et le vent glacé. ».
     
    Alexandre Vialatte. Et c’est ainsi qu’Allah est grand. Julliard, 1979.
    (Ce papier a paru dans La Liberté de Fribourg le 8 février 1980)

  • En rimes sans raison

     

    Les petits enfants n’en feront

    jamais qu’à leur façon,

    qui est celle des pucerons

    flairant les potirons.

     

    Les adolescents merveilleux,

    déhanchés et radieux,

    n’ont pour vrais rivaux que les dieux

    les reluquant des cieux.

     

    Les jeunes filles en crinolines

    aux étoles d’hermine

    ne recourront à la morphine

    qu’au plus noir de la ruine.

     

    Les vieux garçons en caleçons

    comme colimaçons

    bavent sans rime ni raison

    dans le cou des tendrons.

     

    Les filles de joie en retour d’âge

    sourient davantage

    en tournant des années les pages

    de se retrouver sages.

     

    La dame rôdant alentour

    et sans aucun détour

    choisit à chacun son tour

    et le fauche haut et court.

     

  • Au moment silencieux

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    Arbres, là-bas, qui vous taisez

    dans le silence bleu -

    je fais de vous mes conseillers.

     

    Le temps se prend au jeu ;

    le blanc dessine mieux les choses

    et met un souffle d’air

    dans la torpeur où tout repose.

     

    Un oiseau d’un ongle vif

    griffe le verre de l’instant,

    et là-bas le trait noir des ifs

    indique une barrière.

  • Passage du poète

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    Ce type n’est pas de ce pays.

    Cela ne se voit pas :

    cela se sent à sa façon

    de faire peser le ciel.

     

    Il ne regarde pas ailleurs.

    Il reste là longtemps :

    Il ne sait pas ce qu’il fait là.

    Nul ne sait qui il est.

     

    Ce pays n’a pas les odeurs

    du village là-bas :

    des enfants, des vieux et des lieux

    où vivre allait de soi.

     

    Va-t-il donc rester là le temps

    de nous donner un nom ?

    Allons-nous le féliciter

    de nous ressembler peu ?

     

    Ce type est devenu quelqu’un

    en parlant une fois

    à ce passant ne disant mot

    dont nul ne sait qui il était…

     

    Image: Philip Seelen

      

     

     

     

     

  • Ce que parler veut dire


    C’est en marchant là-bas
    dans le sous-bois de ces années
    que cela s’est mis à parler.


    Je ne sais que te dire :
    il n’y a pas d’explication ;
    ce n’est qu’un fait divers.


    Pas plus que la Beauté
    cela n’est défini.
    Sais-tu si l’arbre s’en souvient ?


    Qui parle donc en toi
    Quand les veilleurs ne disent mot ?

    Qui êtes vous muets ? 


    Dans mon ciel de papier,
    mon ciel de lit, mon lit de ciel,
    je n’entends que cela.

     

    (La Désirade, ce 6 novembre 2017)

     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    AVEC LES YEUX. – Ce qui est bien avec le masque, c’est que tu vois mieux les gens sourire avec les yeux, me disait Lady L. l’autre jour, après que nous avions quitté son oncologue préféré avec lequel elle avait fait son plan de la semaine à venir, et j’y repense souvent, à la caisse de la grande surface d’à côté ou partout où l’on est encore censé se plier à cette précaution, en contraste avec les regards des gens sans masques souvent moins expressifs qu’avec, sur les quais ou dans les jardins publics où les sourires flottent ou se perdent. (Ce jeudi 5 août)
     
    ICÔNE.- L’usage du mot s’est tellement dégradé, dans la profusion actuelle des images insignifiantes, que n’importe quelle célébrité de pacotille s’en voit affublée. Or l’icône, à son origine orthodoxe et canonique, est l’image par excellence du sacré, pour ainsi dire le visage de Dieu qui éclipse toute autre beauté. La Joconde devrait se voiler la face, ou c’est nous qui devrions la brûler comme fausse image, et toute forme d’art était d’ailleurs suspecte au très pur et très dur Pascal en son djihâd janséniste.
    Mais voici qu’un jeune fils de juif de stricte observance , touché par les chants des moines orthodoxes auxquels il livre son poisson de petit pêcheur palestinien (il est encore ado au début du roman de Metin Arditi), découvre la beauté des icônes et décide d’en peindre à son tour , ou plus exactement d’en «écrire» , car son premier initiateur, un certain Anastase, lui apprend qu’une icône s’écrit .
    Problème : le petit Avner est juif et, plus délicat, n’a pas la foi au sens orthodoxe catholique et apostolique : il ne croit ni à la révélation ni à la résurrection , et plus grave encore : il n’y croira jamais, au dam de Blaise Pascal qui vous conseille de vous agenouiller et vous jure que la foi vous sera donnée comme au charbonnier quand il prie, rien a faire : même baptisé Avner ne croit pas comme ses frères ordonnés croient qu’on doit croire, donc les icônes qu’il apprend à « écrire », et qui seront bientôt plus belles que les autres seront autant de blasphèmes virtuels du genre de la Joconde déguisée en vierge Marie, etc.
     
    INCARNATION.- Czapski me dit un jour qu’il b... pour la couleur, et si j’y vais de mes points de suspension c’est qu’il me semblait tout à fait obscène qu’un vieil homme de haute spiritualité revenu des enfers du XXe siècle pût utiliser un verbe pareil, et pourtant comment mieux relier la couleur de l’art à la vie que par le sexe ?
    C’est une des questions que pose d’ailleurs Metin Arditi dans son roman: comment concilier sensualité et spiritualité ?
    Brutalement parlant: l’âme a-t-elle un cul, et que penser de la représentation d’une vierge ou d’un Christ qui feraient «bander» les mecs autant que les nanas ?
    Pas besoin d’aller bien loin : au musée de Bâle, l’on voit ainsi des Jésus d’une grâce ambiguë à la limite de la lascivité, et deux salles plus loin tu tombes sur le cadavre fameux qui affolait Dostoïevski, du Christ mort d’Holbein...
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    Czapski lui-même se disait incapable de représenter le Christ, ce qu’il n’a fait qu’ici et là en dessins relevant de la prière, ou par la copie en interprétant une toile de Rouault. Mais les icônes sont partout dans la peinture de Czapski et c’est dans la peine et les douleurs qu’il dit la beauté de la vie humaine, par la chair meurtrie que ses humains deviennent divins et par la couleur que tout ça prie et chante.
     
    LE DON DU BONHEUR. – Il y a des gens, comme ça, qui ont l’air d’être faits pour le bonheur, ou ce qu’on appelle comme ça, et j’en ai été malgré toute ma mélancolie et mes tribulations de certaines années, j’ai eu en moi cette joie constante et pas qu’à cause de mes dents – c’est Virgil Gheorghiu, l’auteur de La 25e Heure, qui m’a révélé un jour que l’écart entre mes dents de devant s’intitulait «les dents du bonheur» -, il me semble que j’avais cette disposition heureuse, comme je l’ai reconnue chez Lady L., c’était comme un don, mérité ou non, et ce mot de don, cette notion du don, le don artistique ou le don de soi, me semble un thème important, que Metin aborde aussi à sa façon dans L’Homme qui peignait les âmes, et tout à coup je me rappelle, à propos du dilemme d’Avner le juif baptisé mais resté mécréant au fond de lui-même, que son attitude par rapport à «la foi» relève du même don d’aimer la vie et ses créatures et que son attitude par rapport au sexe relève de la même révérence à la vie (formule de Théodore Monod) qui passe tous les « canons » de l’orthodoxie – mais gare alors aux gardiens du Temple !
     
    LES ENFANTS. – Les petits lascars ont partagé notre repas de midi sans remarquer le moins du monde le fait que leur mère-grand, qui avait décidé de se montrer telle qu’elle est, avait un peu moins de cheveux qu’au début de l’année, comme si l’important était ailleurs, et c’est ce que nous nous disons tous les jours et tous les instants avec nos yeux d’enfants : que l’important est ailleurs, et plus précisément ici, de moment en moment, au cœur du temps. (Ce vendredi 6 août, lendemain de chimio)

  • Un amour de Suisse

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    Un inépuisable et généreux Dictionnaire amoureux de la Suisse, où l’écrivain Metin Arditi, métèque d’origine judéo-ottomane finalement naturalisé par les faiseurs de Suisses, nous épate et nous intéresse au point de nous “décevoir en bien”, comme disent les Vaudois...


    Les livres consacrés à la Suisse sont légion, des meilleurs aux pires dont le pamphlet très médiocre d'un Yann Moix est le parangon, mais il en est peu qui soient à la fois aussi grand public et vraiment instructifs pour l'étranger, compétents de propos et plaisants à lire, sympathiques de ton et gracieux d'expression, aussi foisonnants de curiosités significatives et aussi bonnement généreux que le Dictionnaire amoureux de la Suisse de Metin Arditi, qui se pose lui-même d'entrée de jeu en étranger.

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    Les Suisses qui se méfient des étrangers feraient bien, par manière de cure de jouvence à valeur de désintoxication, de lire cet épatant ouvrage de 615 pages qui parle, mieux que la plupart d'eux-mêmes, et sans effort apparent de leur complaire, de la fière équipe d'Alinghi et de Jean Ziegler - pour citer les deux bouts de l'Alphabet décliné -, du grand peintre Anker dont un certain Christoph Blocher possède la plus belle collection, et du tour des Dents du Midi, des éléphants du cirque Knie et des banquiers privés de Genève, du World Economic Forum de Davos - dont il fustige aimablement l'inutilité vaniteuse -, et de la gestion calamiteuse de Swissair, de la recette des bricelets et de l'exception royale de la ville de Bâle, de la finesse de la peinture de Balthus et de la splendeur des coteaux de Lavaux, de la symbolique soupe de Kapell et du non moins emblématique Guillaume Tell, de Griselidis Réal se reposant au cimetière des Rois (avec l'origine de l'appellation dans la foulée) entre le romancier autrichien Robert Musil (voir l'entrée à la lettre P pour Philippe Jaccottet) et les Genevois d'adoption que furent La philosophe Jeanne Hersch et l'écrivain Georges Haldas, la Venoge de Gilles et les combats quichottesques de l'hidalgo Franz Weber, la délicatesse de la poésie en prose d'un Gustave Roud et la rudesse de la face nord de l'Eiger, la dernière bien bonne de Oin-Oin et les vins préférés de l'auteur (il place le Chemin-deFer au top et recommande en Pinot noir celui des Grisons), la pratique exemplaire de l'apprentissage et les désastreuses conséquences d'une certaine votation pour l'avenir de la recherche helvétique, du beau-parler du très lustré Marc Bonnant et du génie candide de Robert Walser, des nuances du suisse allemand et du paradis perdu des narcisses - enfin pas tout à fait perdu puisque les premières pousses ressurgissent ces jours sous nos fenêtres en se la jouant éternel retour à l'instar du brillant jeune philologue Nietzsche revenant aussi volontiers en Suisse que Nabokov ou Simenon et autres lutteurs à la culotte.

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    Metin Arditi, métèque avéré de naissance (Turc d'origine et Juif de surcroît) n'a pas trouvé sa naturalisation dans une pochette-surprise, c'est le moins qu'on puisse dire.
    À celle-là, le grand éditeur Vladimir Dimitrijevic, qui publia tout Cingria et tout Haldas ou presque ( qui ont leurs entrées séparées dans le dico d'Arditi) après l'intégrale du Journal intime d'Amiel (pas plus d'entrée que pour Dimitri et Zouc, nul n'est parfait), avait renoncé après d'humiliantes tracasseries, alors que lui, Metin l'Ottoman plus têtu qu'un Serbe, y est parvenu en d'épiques circonstances qui feraient frémir le plus obtus faiseur de Suisses - Rolf Lyssy est d'ailleurs cité au même titre que le club des cinq du cinéma suisse romand et Freddy Buache dans la foulée.

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    Cependant Arditi le ci-devant requérant de citoyenneté ne se plaint pas, réservant sa colère au sort des Juifs refoulés pendant la guerre (sans oublier les 27.00 qui y ont été accueillis, bien plus proportionnellement qu’en aucun pays européen et bien plus aussi qu’aux Etats-Unis), même s'il rappelle la réponse non moins pendable du super banquier Robert Studer faite à un journaliste qui l'interrogeait sur le montant des fonds juifs en déshérence : « peanuts » !!! Même attitude nuancée envers Ramuz, dont il admire l’immense talent et déplore les relents d’antisémitisme...

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    L'art de la synthèse exceptionnel de Metin Arditi va de pair avec un sens non moins remarquable de l'équanimité. S'il juge sévèrement Robert Studer, il n'en reconnaît pas moins ses grandes qualités, lesquelles accentuent par contraste l'aspect scandaleusement inhumain de ce petit mot de « cacahouètes » dont les conséquences furent dévastatrices. De la même façon, sans donner dans la complaisance omnitolérante, Arditi parle d'un ton d'égale empathie, avec ses bémols personnels, de Blocher le paysan self made businessman et de Ziegler l'éternel angry youngster.


    Pour l'essentiel, Metin Arditi m'apparaît, dans cet inépuisable Dictionnaire amoureux tout personnel et donc plein de lacunes - à chacune et chacun de compléter... -, comme un homme de bonne volonté et, plus précisément au niveau citoyen (selon l’expression consacrée aujourd'hui), en bon génie de la cité.

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    Parler avec autant de justesse équilibrée des Justes Carl Lutz et Paul Grüninger et de Corinne Bille ou du monumental Dürrenmatt, donner de si tonifiants exemples du parler roman (de Bobet ou Branlée à Tip top ou Toute-une-équipe) et détailler les qualités de Paul Klee ou de Rodgère Federer avec autant de finesse cultivée ou de compétence qu'en rendant justice à un Patrick Aebischer ou un Alexandre Yersin, voilà qui fait de ce Dictionnaire amoureux de la Suisse un ouvrage infiniment précieux, amical et captivant, souvent drôle et pourtant joliment sérieux, un livre d'écrivain (qui cite d'ailleurs certaines de ses propres pages à bon escient, à propos des instituts de jeunes gens ou de Nietzsche, notamment) parlant de ses pairs avec pas mal d’à-propos (de Bouvier où Chessex à Cingria ou de Frisch à Paul Nizon) et partage, avec feue sa mentor (mentoresse ou mentorelle ?) Jeanne Hersch, sa qualité majeure: la clarté.

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    De fait, à l'ère de tous les soupçons et autres confusions, ce Dictionnaire amoureux de la Suisse, qui nous laisse pleine liberté de nous sentir parfois aussi étrangers dans notre propre patrie qu’un Rousseau, illustre la clarté particulière de notre pays quand il oublie de se replier sur lui-même, par exemple quand le premier soleil irradie la cime du Cervin vu du refuge de Schönbühl à cinq heures du matin ou sur les boîtes de chocolat en vente jusqu'au Japon ou en Arkansas.

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    Un étranger du dedans qui parle aussi bien et tranquillement du Sugus ou d'Ella Maillart, du Röstigraben ou du papa garagiste de Jean-Pascal Delamuraz, du Cenovis ou de la Patrouille des glaciers, du romanche ou de Joël Dicker (le papy de Metin ayant été le pote de celui de Joël le mal rasé) , de la Poya ou du mécénat éclairé des Hahneloser ou des Reinart, ne peut décidément être un mauvais Suisse sauf à considérer qu'il pèche, aux yeux de nos cuistres freinant à la montée et déclarant avec démagogie que LA SUISSE N’EXISTE PAS, coupable d'enthousiasme excessif faisant de lui un chantre attardé de l'helvétisme, alors que pour ma part, originaire d'Anet (Ins, en suisse allemand du Seeland cher au vieil Anker) tout aussi bien qu'Etienne Barilier dont le père à francisé le nom (en anglais nous serions des Cooper comme notre vieil ami Gary) la seule conclusion qui vienne au Lémanique vaudois que je suis devenu est que « cette affaire » de Metin m'a " déçu en bien"...


    Metin Arditi. Dictionnaire amoureux de la Suisse. Dessins d'Alain Bouldouyre. Plon, 615

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    NO SOCIETY .- Nous ne sommes pas désespérés, mais nous sommes dans la perplexité, disait à peu près ce maître de la sensibilité que fut Charles du Bos, et c’est le même constat que nous faisions hier, avec le Baron, en évoquant la disparition de la société qui faisait naguère la vitalité de nos lettres et de nos scènes.
    Tu te rends compte que l’année de tes vingt ans, dans la VW bleue bluet de l’abbé V. , pote à la fois de Gustave Roud, de Georges Haldas et de Jacques Mercanton, nous sommes descendus chez Philippe Jaccottet à quatre avec le peintre Pierre Estoppey et le docteur Émile Moeri qui fut l’ami et le cardiologue de Cingria ?
    Et le soir dans la cuisine des Jaccottet, avec Wayland Dobson et son compagnon Jeannot L’Oiseau, je te raconte pas: c’était si gentil, si naturellement amical !
    Et c’était une putain de société: c’est grâce à Émile que j’ai rencontré la femme à la chèvre, une vieille originale qui vivait avec celle-ci, près de Grignan, dans une petite cave qui rappelait celle de Ludwig Hohl en plus fouettant quant à l’odeur, et à la même occasion que Jeannot l’Oiseau qui avait très bien connu Charles-Albert, m’a raconté pas mal de souvenirs inédits à son propos.
    Jeannot avait eu une période quasi géniale en tant que peintre, mais à cette époque il ne faisait plus que s’occuper des clavecins de Wayland et mémorisait je ne sais plus quelle encyclopédie , dont il savait déjà tout jusqu’à la lettre B !
    Je ne te dis pas que c’était l’âge d’or, pas du tout, mais le fait est que quelque chose se continuait là qui n’existe quasiment plus aujourd’hui.
    Dans ces années on avait une vingtaine de galeries d’art à Lausanne, actuellement moins de cinq, on recensait vingt lieux de théâtre actifs à part Vidy et Kléber-Méleau, tu en sais quelque chose, et quand tu publiais un livre tu pouvais compter en Suisse romande, sur une quinzaine de critiques qui parlaient à peu près le même langage, pour deux ou trois journalistes culturels dans le biotope actuel, etc.
    Pour autant, ni le Baron ni moi ne donnons dans le lamento des anciens combattants, d’accord pour déplorer le style « après nous les déluge » de trop de pionniers d’hier, de Godard à Dimitri ou de Freddy Buache à Claude Frochaux pour lesquels plus rien ne se fait de valable aujourd’hui.
    Lui-même est en train de répéter le rôle de Pyrrhus pour un Andromaque en projet, et quand je lui parle des qualités d’un Joseph Incardona dont je suis en train de lire Une saison en enfance, après avoir découvert La soustraction des possibles, il me dit qu’il a lu et aimé la première version du premier, d’abord intitulé Permis C, et qu’il a rencontré le personnage à l’occasion d’une interview filmée, que c’est un type bien, sûr de lui et intelligent, mais aussi sensible et compétent, et pareil pour Metin Arditi qu’il a aussi lu et admiré (notamment le Turquetto) et dont il a enregistré un monologue, avant ou après avoir rencontré la personne dont il me dit aussi grand bien alors que le milieu littéraire le jalouse et le dégomme plutôt, etc.
    Bref résultat des courses et comme le disait Dimitri : on continue!
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    LE MARQUIS. – En me rappelant notre conversation d’hier avec le Baron, qui ferait aujourd’hui un Charlus formidable s’il était un peu plus flasque et portait des cheveux plus longs et plus blancs (en tout cas je le vois bien mieux dans ce rôle qu’un Delon ou qu’un Malkovitch), je pense à mon ami G. que j’avais appelé le Margrave dans mon premier livre et qui est notre Marquis depuis le début des années 70, autre extravagant merveilleux que j’ai commencé de peindre au Baron comme un dandy à la dégaine de Blaise Pascal et qui, depuis la fin de son adolescence parisienne, est devenu à Lausanne (et successivement s'entend) le compagnon de deux veuves de bouchers dont la seconde était aussi une fine artiste.
    Que ce soit, pour L’Âge d’Homme, en tant que traducteur au long cours des auteurs anglais ou américains (de Chesterton à Gore Vidal et Ronald Firbank, Ivy Compton-Burnett ou Saki, notamment), ou comme ami très proche de notre petit cercle de la maison sous les arbres de Dimitri, à peu près vingt ans durant, mais aussi en duo paradoxal (moi dans mes jeans rouge et mes chemises ouvertes, lui dans ses costumes haut de gamme de dandy aux longs doigts) à Florence une année où les tapins dans la rue louche de notre hôtel le prenaient pour une tante, à Vaduz pour la grand exposition Rubens, ou à Rome pour essayer de récupérer ensemble les manuscrits d’un auteur français proscrit, mon plus cher ami actuel est à tous égards la plus anachronique figure et pourtant avec lui plus qu’avec personne ( je ne parle pas de Lady L.) je me retrouve à tout coup au cœur du temps, et le Baron a l’air de comprendre ce dont je parle, comme je le comprends quand il me raconte, avec une liberté absolue, ses amitiés et ses amours...
    Je n’ai pas dit au Baron que le Marquis venait de publier au Cadratin, à compte d’auteur, ce qui doit être son vingtième livre, où quelques-uns, aussi exceptionnels à mes yeux qu’évidemment inaperçus, comme son grand recueil poétique offert à la deuxième femme de sa vie, Dans la vallée des larmes de la mort, et la stupéfiante Forêt silencieuse tenant en une seule phrase sans solution de continuité, tous deux tirés à moins de cent exemplaires, valent mieux que les deux tiers (pour rester positif) de la production actuelle de papier imprimé.
    Ce dernier livre, paru sous le nouveau pseudo de Gabriel d’Epalinges, est un recueil de poèmes délicieux composé pour (et avec) un petit garçon de sept ou huit ans, le petit-fils de sa dernière amie, qui montre un goût singulier pour les mots, et c’est Ariel en poésie…
     
    PRIÈRE D’INSÉRER. – « Le poète est semblable à un page qui de son cœur a fait l’hommage à son seigneur ou à sa dame. Ici le seigneur est un enfant qui s’éveille aux nobles beautés du française.
    Le jeu du poète est un jeu d’enfant, un jeu d emots qui obéit à des règles. La poésie versifiée est un îlot fortifié par la rime et le pied, sublime enceinte au milieu d’un océan de silence où les mots, je devrais dire les syllabes,, sont comme des caravelles jetés sur les mers de l’indifférence au caprice des vents voyoux.
    Jeu noble et solitaire comme le Nil dans le désert que foule le pied du dromadaire et qui se joue avec des vers. Un enfant de six ans et un homme dans on automne un hiver y jouèrent.
    Et maintenant cinglons pour l’île où Prospero (qui fut un jour Timon) n’est plus que souffles et que soupirs, n’est plus que la musique d'un mot.
    Ariel-Gabriel est là qui nous entraîne dans ce jeu de colin-maillard et de métamorphoses où les mots sortis de l’univers séculier entrent dans la clôture sacrée du théâtre.
    Ô poésie, j’élis ta solitude ! »
    Tel étant la quatrième de couverture de Gabriel ou le livre des enfantillages de mon bien cher ami G., Gérard Joulié et Sylvoisal en littérature…
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    BARBARES. – Dimitri me racontait, un jour, sa visite à la veuve de Charles du Bos (disparu en 1939) et d’autres proches du grand Monsieur, pour me dire combien il s’était senti, au milieu de ces gens si délicats et raffinés, gentils et merveilleusement cultivés, un sac grossier et un barbare, et c’est ce que je me suis dit aussi lorsque, à vingt-deux ans, je suis entré en blue-jean et cheveux longs dans le salon lambrissé de bois gris suprême de Jeanne Sépibus, l’amie de Rilke au moins octogénaire, que je venais interviewer pour mon journal de papier sale…
    Et ces jours je me retrouve en compagnie occulte de Stefan Zweig qui raconte son monde d’hier et me parle de Verlaine et de Ramuz, de Freud qu’il a connu, de Weininger qu’il a plus ou moins snobé avant de reconnaître son génie, du fils de Léon Daudet suicidé (ou assassiné) à quatorze ans et dont il parle en pointant le manque de cœur de certains grands intellectuels professant les plus Hautes Valeurs avec des arguments de brutes à massues, etc.

  • Le Temps accordé

     
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    (Lectures du monde, 2021)
    LE BARON.- C’est moi qui l’ai relancé en pensant a Sam, mais c’est lui, j’espère, qui tirera le meilleur de nos retrouvailles, au Major de Cully où il m’attendait assis, aussi massif et la nuque droite, carrée et rasée que Von Stroheim, dans un impayable costume blanc mais sans guêtres ni cravate, chemise très bleue ouverte et sourire content à mon arrivée (moi aussi j'étais content: je venais de capter l’image d'une petite cigogne perchée sur un pilier d’amarrage de l’embarcadère) shake hand et proposition d’apéritif, mais non mon cher, mes douze médocs me limitent de ce côté - et de lui évoquer nos tribulations de ces derniers mois, pires à mes yeux que les incendies en Anatolie et que la plantée libanaise, et alors c’est lui qui m’avoue qu’il est planté et bonnement infoutu de rien écrire depuis trop de temps...
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    232557444_10227251316735572_7859640528406549390_n.jpgCependant je me rappelle, leçon d’un soir de Roland Jaccard et de je ne sais quel sage chinois , que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme, et comme il en est venu, suite a diverses bifurcations de la parlerie (Il s’est commandé un filet de perches et moi un tartare frites) à parler de sa nouvelle fonction occasionnelle de locuteur d’éloges funèbre (il en a fait un ou deux très appréciés, après quoi il a commencé d’être sollicité), je lui dis que làa est son salut: tu te sors les pouces du cul et tu en fais une nouvelle ou même un roman, et ça ne manque pas ensuite: je vois qu’il réfléchit et que ça pourrait rebondir.
    Mais j’insiste lourdement : tu cesses de faire ta névrose à deux sous devant la page blanche et tu appliques la méthode Julien Green, et comme je connais la formule par cœur pour en avoir fait l’exergue de mon propre roman en chantier, je cite cet extrait du Journal de 1956 - l'année de la naissance de mon vis-à-vis: "Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes"...
    Je sais que ça a l’air facile et surtout quand on est également en crise affective quasi libanaise comme il me l’a appris dans la foulée (il a répondu trois fois au téléphone depuis moins d’une heure) mais je sais que lui peut en faire quelque chose vu qu’il a déjà commis deux livres qui le placent au premier rang de nos auteurs, ce que je lui rappelle après en avoir écrit en long et en large. En 2018-2019, et tu sais que je ne flatte pas, je retiens deux romans de premier rang dans nos cantons de l’Ouest , a savoir le tien et celui de Barilier. Jawohl !
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    Ensuite, vers trois heures de l’après-midi, moi un peu flagada pour cause de sieste quotidienne sautée, et lui pour retourner à son téléphone de vieil ado à histoires compliquées, non moins qu' impatients tous deux de prendre des notes, je décide, le voyant sortir du pissoir de la place, après m'avoir accompagné au parking, et s’éloigner assez immense dans son costard blanc de colonial égaré chez les ploucs, de l’appeler ici le Baron. (Ce mardi 3 août)

  • Salamalecs aux foldingues

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    Trois écrivains – Corinne Desarzens, Jean-Yves Dubath et Antonin Moeri – et deux artistes – Christine Sefolosha et Stéphane Zaech – illustrent la douce folie visionnaire opposée au formatage du grand hospice occidental. Autant de pistes à l’écart de la meute...

    Les ahuris sublimes restent parmi nous, qui méritent notre reconnaissance de rétifs au formatage absolu. Révérence à Corinne la cinglée qui cisèle ses paroles d’or en soutien-gorge noir, à Jean-Yves Dubath fouinant avec un Roumain dans une déchetterie de la Riviera, où a Antonin Moeri dansant la gigue en veste de pyjama à l’asile psy des Gentianes. Avec un salamalec supplémentaire aux artistes Christine Sefolosha, pour ses paquebots-buildings engloutis, et à Stéphane Zaech parodiant les Ménines de Velasquez et les femmes de Picasso avec ses jeunes beautés à trois yeux ou sept bras propres à mieux enlacer le jeune homme timide...

    De Dürrenmatt a Zouc, via Robert Walser

    Devant le Conseil fédéral helvétique, en présence du grand dissident tchèque Vaclav Havel devenu président, Friedrich Dürrenmatt prononça en novembre 1990 un discours ahurissant dans lequel il comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont les prisonniers (nous tous, qui roulons en 4x4 ou en vélo électronique) seraient les gardiens. Scandale! Délire de vieux saltimbanque millionnaire! Un vrai maboul ce Dürrenmatt!

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    Tellement fou, n’est-ce pas, que La visite de la vieille dame continue de se jouer autour du monde, fabuleuse métaphore de la trahison des riches dont le cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty a tiré un film non moins mordant sous le titre d’Hyènes.

    Or Dürrenmatt s’inscrit, sur le mythique chemin forestier de Guillaume Tell, dans la longue lignée des réfractaires au propre-en ordre, du poète névropathe Robert Walser à la candeur rouée, au génie du souterrain helvète que figura Ludwig Hohl dans son entresol genevois, en passant par Roorda l’ex-Batave humoriste et Zouc la sale gamine fauteuse de vérités trop humaines.

    01.jpgDéchets encombrants et trafics amoureux

    La gestion des déchets se fait désormais sous contrôle strict en nos régions, où tout est trié et conditionné pour recyclage. La déchetterie des hauts de Montreux ferait rugir le jeune ferrailleur roumain Basile s’il rôdait encore en nos murs, mais il y a peu de chances. En revanche, il n’est pas exclu qu’on mette un jour la main sur Commerce de Jean-Yves Dubath sur les rayons de la ressourcerie du même lieu (juste sous l’autoroute, mais il vous faudra la carte magnétique d’accès) ou j’ai trouvé l’autre jour l’Anthologie de la poésie française de Gide en Pléiade.

    Donc ce Basile, une nuit de mai 2013, fourrageait dans un tas de déchets encombrants d’une rue de Montreux, repéré par un certain Julius, artiste spécialisé dans le dessin charnel de beaux sportifs et plus si affinités, taxé de «Leonor Fini helvète» et salivant plus ou moins à l’imagination de troubles rencontres nocturnes.

    Or l’ombre en question ne donne pas dans ce genre de commerce, Basile n’étant attiré que par les téléviseurs et autres micro-ondes au rebut, séchoirs Stewi ou vieilles radios Telefunken à rafistoler, entre deux escales chez «ces dames». Moins fou que Basile tu meurs! Mais les fantasmes de Julius vont en faire un «enchanteur» de la brocante, un «croisé» de la route, voire un ange.

    En ces temps de normalisation généralisée, le goût «différent» d’un esthète délicat du genre de Julius ne devrait pas poser le moindre problème, pensez: en Suisse où il y a même des Noirs ou des transgenres parmi nos élus! N’empêche: pas question pour Julius de demander à Basile de poser tout nu pour lui! Du moins le privilège lui est-il accordé de rendre service au jeune Roumain plus souvent qu’à son tour, avant divers prêts d’argent qui vont corser la relation.

    Commerce est un petit roman d’amour proustien, qui joue sur le même écart culturel séparant le Narrareur de la Recherche du temps perdu et la charmante gigolote au prénom d’Albertine, sur le même auto-aveuglement de l’amoureux «utile», et sur le même vertigineux chagrin. Mais il y a plus: car ce «commerce» affectif se développe sur fond de déséquilibre économique européen, dont Jean-Yves Dubath tire une fable.

    Pour s’attirer l’amitié virile de Basile, Julius imagine en effet, dans sa candeur, une sorte de PME ou de «joint-venture» à l’enseigne de laquelle Basile revendra dans son pays des tableautins peints par Julius, lequel a renoncé aux nus équivoques pour se lancer dans le paysage alpestre. De quoi faire rêver à la Suisse dans la lointaine Valachie roumaine: je peins des cascades et des chalets, tu les revends en Moldavie, à nous la gloire et les euros!

    Cependant Basile, terre à terre, ne comprend rien à cette histoire de tableaux: il n’en a qu’à l’argent de Julius, qui raque et rêve! Et plus son généreux et naïf ami le régale, plus Basile râle, voyant en ce «riche» une incarnation de l’Occident pourri alors que lui incarne l’éternel «pauvre». Et de réclamer plus d’argent tout en vilipendant la Suisse où tout se paie! Et la douce dinguerie de Julius de bouter le feu à la folie meurtrière de Basile!

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    L’histoire de Commerce pourrait ne relever que d’un mini-polar romand, qui finit dans le sang comme on l’a deviné: fait divers sordide bon pour les tabloïds. Or Dubath, en écrivain retors, styliste raffiné captant tous les niveaux de langage, parvient à en faire à la fois un épisode d’amour empêché, dérisoire et déchirant, et le constat amer d’une fracture sociale et culturelle plus large et profonde.

    Contre la folie ordinaire: l’irrécupérable beauté    

    La Suisse propre sur elle et bien ordonnée, terrienne d’origine et pragmatique de tradition, s’est toujours méfiée des artistes et des écrivains, ces «originaux». Deux grands créateurs du 20e siècle, l’écrivain Robert Walser et le peintre Louis Soutter, ont pourtant marqué la littérature européenne et les arts plastiques de leurs traces à la fois hagardes et incomparables, hors de tout académisme et à l’écart des modes – tous deux à la frontière de la norme sociale et de l’équilibre psychique.

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    Or ces deux génies singuliers ont fait des petits, si l’on ose dire, à la fois en littérature, avec un Jean-Marc Lovay, et dans les arts plastiques avec une flopée de peintres travaillant aux marges de la figuration, plus ou moins inspirés par ce qu’on dit les arts premiers ou l’art brut, en diverses mouvances «sauvages» fleurant parfois la mode.

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    A supposer qu’il y ait des passerelles entre fiction et réalité, je me suis amusé à imaginer la rencontre de Julius, le peintre de «tableautins alpestres» collaborant avec un lithographe de Villeneuve,  et de Stéphane Zaech, dans le minuscule atelier du même bourg où celui-ci travaille à d’immenses toiles dont les dernières furent exposées dans une grande galerie chic proche de la Bahnhofstrasse de Zurich. 

    Demoiselles à trois yeux, nus masculins ou chastes alpages

    Un épisode cocasse du roman de Dubath voit Julius utiliser l’ordinateur de son lithographe pour découvrir, via Google Earth, que le terrain de Roumanie orientale qu’il a financé, et sur lequel il espérait implanter une galerie d’art, abrite en réalité une COOP toute neuve, où ses œuvres auraient détoné autant que les demoiselles à trois yeux et cinq jambes de ce dingue de Zaech. Mais Basile a-t-il vu un seul tableau de sa vie? En tout cas on veut croire que l’art de Julius peignant des nus masculins ou de chastes alpages est aussi «authentique» que celui de Stéphane Zaech – tout étant dans le style et le grain de folie, n’est-ce pas?

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    A cet égard, le réalisme fantastique marquant les grands paysages de Stéphane Zaech, où l’on voit des jungles foisonnantes jouxter des monts enneigés à la manière chinoise, sur les hauts de Montreux, entre visions érotiques et figures peinturlurées de chefs indiens en costumes baroques, ne le cède en rien aux visions oniriques d’une Christine Sefolosha, notoire «outsider» saturant ses hautes feuilles de figures animales ou humaines en un bestiaire rappelant les murs de Lascaux ou les rêves éveillés de certains surréalistes, de Max Ernst à Leonor Fini – l’inspiratrice présumée de Julius.0491_sefolosha_06.jpg

    Styles divers mais souche commune dans le tréfonds imaginaire suscitant de multiples poussées, et même jaillissement en beauté non formatée! Rappelez-vous le dernier tweet de Donald Trump en contemplant les navires de Christine Sefolosha reposant à jamais dans les profondeurs océanes.

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    Or lequel, de l’Ubu planétaire, et de l’artiste aux yeux fertiles, est le plus fou? Et quel est ce monde dément, dans lequel un Christ de Léonard se voit livré aux maquereaux du Marché?

    Style couilles de velours et pyjama de sortie

    «L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini», notait un jour Charles-Albert Cingria, autre grand siphonné de notre littérature, dont Corinne Desarzens est héritière à sa façon de grande perche penchée comme la tour de Pise par grand vent, amoureuse d’un peu tout: des épeires diadèmes et des courges, des hommes aux grands yeux doux et des pruneaux qu’ils ont dans leur sac, des sirènes d’Engadine et des aigles albanais ou des proverbes éthiopiens («quand les toiles d’araignées s’unissent, elles peuvent arrêter un lion») des glands de corbillards et du chapeau de l’agaric champêtre, enfin de tout ce qu’elle absorbe («je suis tout ce que je rencontre») et qu’elle transforme en phrases coulées et en mots.

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    Fontaine à jet continu, Corinne Desarzens vient de publier trois livres et sept autres sont prêts à bondir des soutes de l’antre veveysan de Michel Moret, mais le Saint-Siège conseille surtout ces jours, avec Le soutien-gorge noir constituant une belle histoire d’amour empêché entre une certaine Monique et un œnologue hongrois, les piécettes de Couilles de velours qu’on peut emporter partout comme un bréviaire.

    Ainsi les yeux au ciel:

    «Pendant des années, le soir, debout dans le jardin, j’ai regardé clignoter des avions. La nuit répandait son encre. C’était calme, là-haut. Par intermittences, les avions émettaient des signaux, lâchaient des giclées de jus de citron, avec nervosité, avec régularité, peut-être même avec détresse. Pas plus qu’aux nouvelles du matin – ces autres déflagrations – il était possible de répondre à ces signaux, engloutis un moment plus tard, ne laissant pas la plus légère traîne de lumière derrière eux, sinon désolations et regrets. Des orbites ne se croiseraient jamais. À qui ressemblait la femme à la place 47B? Et le passager du siège 23A? Et puis un jour, un jour en dépit de tout, contre toute attente, un jour prodigieux, la boîte retrouve son couvercle, et la pierre, s’emboîtant au millimètre près, sa moitié manquante».  

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    Un «jour prodigieux», ç’aurait été celui où le jeune type peu remarquable à l’époque, promis à devenir plus tard l’homme en veste de pyjama, aurait fait LA rencontre de sa vie, comme on dit dans les feuilletons romantiques à succès à la Marc Musso ou à la Guillaume Levy, et là encore ce serait un artiste (mais il y en a donc plein dans ce qu’on croit un jardin peuplé de seuls nains!), un sculpteur au prénom de Niko exposant jusqu’à San Francisco – où peut-être il aura rencontré Christine Sefolosha et son grand fils Tabo fameux au tir au panier – qui l’aurait bassiné pour la lui faire raconter, cette rencontre d’entre les rencontres, et c’est ainsi que se lancerait la narration réellement frappadingue de L’homme en veste de pyjama, dernier  roman d’Antonin Moeri qu’on n’insultera pas en le situant une fois de plus dans la filiation de Robert Walser (qu’il a d’ailleurs traduit) et de Ludwig Hohl ou Thomas Bernhard, même s’il trouve ici une nouvelle vigueur inventive et une façon inédite de pratiquer le roman à multiples miroirs construisant peu à peu ses personnages dans la durée du récit.

    «L’infini à la portée des caniches»

    La Suisse romande de ce récit (quelque part entre le bout et le bord du même lac, on pourrait dire Geneva International et Cully), s’étend à vrai dire sur l’espace virtuel de ce que Limonov appelait le grand hospice occidental, et là encore il va s’agir de folie ordinaire, détaillée par un présumé «homme sans qualités» peu fait pour la réussite sociale et vite fatigué au marathon de l’amour fou, dont on est prié de supposer qu’il l’a connu même si rien n’est tout à fait sûr dans cette remémoration du Big Bang amoureux dont Céline estimait qu’il se réduisait à «l’infini à la portée des caniches».

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    Pas loin d’un Michel Houellebecq ou d’un Philippe Muray dans le regard qu’il porte sur la société contemporaine, dont il recycle à sa manière l’omniprésente novlangue à base de positivité suave et de nivellement vertueux, Antonin Moeri pousse ici plus loin que dans ses livres précédents (nouvelles et romans) par le truchement d’une dramaturgie portée par la langue, laquelle mime l’omniprésente et gesticulante  jactance constituant l’arrière-plan social du roman.

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    Guerre des sexes, comédie sociale investissant bientôt le monde de la Star Ac littéraire (car le futur homme à veste de pyjama griffonne sur des calepins autant qu’il zyeute), allers et retours de la mémoire qui invente en même temps qu’elle recycle, multiplication des conditionnels et des masques de rechange fusionnent en thèmes et variations au délire très contrôlé, et l’exorcisme se fait en beauté, une fois encore affaire de style, si débridé qu’il soit dans sa joyeuse et libératrice folie.

    Jean-Yves Dubath. Commerce. Editions d’autre part, 124 p. 2017.

    Christine Sefolosha. Timeless Wanderer. Genoud, 2015.

    Stéphane Zaech, Loyola Peinture. art & fiction, 2000.

    Corinne Desarzens. Le soutien-gorge noir. L’Aire, 2017; Couilles de velours. Editions d’autre part, 69p., 2017.

    Antonin Moeri. L’homme en veste de pyjama. Bernard Campiche, 253p. 2017.

     

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    ...qu’ont-ils en commun et qu’ont-ils à nous dire? Peut-être ce qu’on pourrait dire le Waldgang, ce chemin en forêt qui trace un réseau de sentiers entre passé et présent, villes et campagnes de cette Europe miniature que figure la Suisse. Des Grisons de Fleur Jaeggy au Jura de Zouc, ou du labyrinthe halluciné de Wölffli aux rhapsodies verbales de Peter Weber, une autre Suisse, tellurique et ingénue, sauvage et prodigue de poésie obscure ou fulgurante, ouvre des échappées à ce que Dürrenmatt disait, non sans provocation, notre prison sans barreaux…  

     

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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    INTERFÉRENCES ONIRIQUES.- Le cerveau en phase dormante reste une assez terrifiante usine, dont la silhouette fantasmagorique me reste ce matin après ma rôderie d’hier soir autour des friches industrielles de Chavalon où je suis monté avec l’idée d’y voir la vue sur le Haut-Lac, mais pas moyen : le site est sécurisé et je ne suis plus assez élastique pour sauter les barrières de métal qui en bouclent et l’accès et le promontoire potentiel donnant sur les lointains lémaniques, mais le fait est que des pans entiers de ce dimanche de fête nationale ont basculé dans une suite de rêves où, des hauteurs du canyon de l’inspecteur Bosch écoutant Ron Carter sur sa terrasse (8 épisodes de la septième saison enfilés de cinq heures du soir à deux heures du matin) au-dessus des constellations lumineuses de la Cité des Anges, mon submental a glissé en fondu enchaîné dans le ciel de la baie de Montreux où des foules assistaient au phénoménal feu d’artifice du 1er aout, et le verbal s’est mêlé au visuel en rebrassant mes dernières impressions de lecture, en 1939 à la fin de l’introduction poignante du Monde d’hier de Stefan Zweig, qui évoque en deux pages la chute de la Maison européenne et le paradoxe du XXe siècle diabolique et génial, ce que dit Comte-Sponville de Zweig dans le dernier article de son Dictionnaire amoureux de Montaigne, à propos de l’identification de l’humaniste autrichien au témoin d’un autre siècle de démence humaine à motifs idéologiques (les guerres de religions après la Renaissance), puis en 1034 dans un monastère d’Acre avec le petit Avner de Metin Arditi que son amour instinctif de la vie et des gens, son émoi à l’écoute des psalmodies des moines orthodoxes et sa fascination naissante pour les icônes dressent lui aussi contre l’idéologie figée de son père juif sourcilleux - bref tout un magma qui finit par une conversation très personnelle avec le président Chirac portant sur les défauts «trop humains» de Léon Tolstoï et notre attachement «malgré tout» à son pacifisme et à son activisme évangélique - celui-là même qui avait poussé le jeune Josef Czapski, notre vieil ami, et sa sœur Maria à fonder leur petite communauté d’idéaliste au tout début du XXe siècle…
     
    Nota bene : pour faire bon poids, je me rappelle à l’instant que c’est Romain Rolland qui parle, quelque part, de la visite des deux jeunes Czapski à Tolstoï, et comme Rolland était proche de Zweig et que mes derniers messages à Quentin, envoyés hier matin depuis le quais aux Fleurs, lui recommandent la lecture de celui-là, tout se tient en somme « par-dessous », dans le rêve autant qu’à l’éveil…
     
    QUENTIN ET BALZAC. – Il porte le prénom d’un personnage de Faulkner, je ne suis pas sûr que ses parents l’aient choisi pour ça, mais le fait est que ce garçon a quelque chose qui me rappelle, avec son strabisme et ses gesticulations «dans le maïs», les figures à la fois délicates et frustes, boiteuses et sauvages de l’autre Big Will qui aurait apprécié, je crois, la lecture de Notre-Dame-de-la-merci, le livre que je préfère jusque-là du lascar, qui en fera sûrement bien d’autres et peut-être des meilleurs, comme il en ira de Joseph Incardona de vingt ans son aîné.
    Lorsque je lui ai apporté mon premier livre, écrit « grâce » à un accident de la route qui m’a immobilisé pendant des mois aux bons soins de notre mère, Dimitri a rédigé d’autorité, à ce récit à la fois autobiographique et très sublimé dans une langue à l’évidence marquée par la lecture de Cingria, une postface « où il était question d’âge », alors que j’avais vingt-cinq ans et lui treize de plus.
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    Or ce que j’aime chez Quentin, comme je l’ai trouvé dans le récit intitulé Une saison en enfance de Joseph Incardona, c’est qu’avec ces deux-là, comme avec Stefan Zweig ou Balzac, je me retrouve pour ainsi dire « hors d’âge », grâce à la littérature, ou ces jours grâce à la poésie et à la philosophie, en ce qui concerne Quentin puisque ce sont ses intérêts majeurs du moment.
    J’étais l’autre jour dans le jardin chinois de Burier lorsque, sur un banc à prendre des notes en rose et turquoise dans mon nouveau carnet genre moleskine (alors que j’écris d’habitude en vert dans mes PaperBlanks), je reçois un texto de Quentin qui me dit qu’un auteur romand de notre connaissance, le cher F.D., prof de lettres en retraite, lui a balancé comme ça qu’Illusions perdues était un roman «adolescent et naïf», ce qui me semble une stupidité d’autant pus éberluante que l’écrivain en question est un pair hautement estimable et quasiment un ami.
    Pourtant je me rends mieux compte, aujourd’hui, de l’incompréhension qui a présidé à la lecture de Balzac dans nos générations, et je réponds à Quentin que l’ado naïf en question a parlé plus génialement que quiconque de la naissance du journalisme et de sa corruption, dans Ilusions perdues, et que le dédoublement de l’Auteur en multiples personnages (Lucien, David, d’Arthez, Lousteau, etc.,) incarnant les multiples positions qu’on peut avoir par rapport à la «pure» littérature, à la vogue populaire du feuilleton, à l’usage commercial ou politique de la presse, au putanisme médiatique en train de se développer, etc., sans parler des portraits de femmes qui émaillent le roman – que ce dédoublement fonde un prodigieux roman de l’apprentissage autant qu’une leçon d’éthique artistique sans pareille, etc.
     
    QUESTION D’ÂGE. - Comme le relève André Comte-Sponville à propos de Zweig, l’amitié a été l’une des formes d’amour les plus constantes dans la vie de celui-ci, à des hauteurs évoquant la relation de Montaigne et La Boétie, non pas dans le sens d’une amitié amoureuse équivoque (comme d’aucuns n’ont pas manqué de le suggérer à propos de ces deux derniers), mais dans la relation « pure » d’esprits et d’expériences «en phase» que la différence de génération rend le plus souvent problématique.
    Le tutoiement prématuré et la puérilité des échanges actuels amorcés par l’exaspérant «coucou» font peut-être illusion aux yeux de certains, mais je parle d’autre chose : de l’amitié qui résiste au temps, et pour ma part, dans l’absolu de la relativité amicale, je n’ai guère qu’un ami au monde, que je voussoye depuis bientôt 50 ans, que j’aime comme un bon vieux fauteuil ou comme un chat, un paysage ou un parfum, comme la vie pour ce qu’elle a de meilleur ou comme notre prochaine conversation – tous mes autres amis n’étant en somme que de bons camarades, et c’est déjà beaucoup. Or tous ceux-là ont à peu près mon âge, y compris Quentin qui est aussi « vieux » avant l’âge que je l’étais au sien…
    Quant aux amies c'est un autre roman, ou le sujet de nouvelles pour Stefan Zweig.
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    LADY L. – Lorsque je lui parle de cette question de l’amitié entre deux mecs d’âge différent, ma bonne amie (que je pourrais aussi appeler mon bon amour) me dit qu’elle est peut-être possible à condition que le plus jeune soit demandeur, puis elle identifie tout de suite G. quand je lui évoque mon seul ami relativement « absolu » de très longue durée (elle pense comme moi que celle-ci est un critère), en me rappelant cependant la fidélité de R. que Maître Jacques, incapable d’amitié vraie pour sa part, taxait de « bon chien » et qui est en effet resté le plus loyal de mes compères depuis les années 80, mon compagnon de route et qui m’appelle « camarade » au téléphone comme si nous étions de vieux cocos du parti rouge.
    Cela dit, ce n’est qu’avec G. que nous pouvons nous dire «tout», à savoir n’importe quoi ou le contraire, et plus librement aujourd’hui que nous avons tous les deux un demi-pied au ciel…
    Par ailleurs, le culte de l'amitié n'est pas du tout notre genre, avec Lady L. Nous aimons bien nos amis, faut pas croire, mais faut pas pousser non plus, et Comte-Sponville a sûrement raison en émettant comme un petit doute sur la sublimité pyramidale de l'amitié de La Boétie et Montaigne, lequel en a probablement rajouté un peu comme souvent les écrivains quand ils visent la postérité.
    Or Montaigne est aussi le bon génie du quotidien. Lady L. revient de son marathon matinal de 500 mètres, jusqu'à la pharmacie holistique et retour avec son déambulateur, notre aide de ménage érythréenne débarque à l'heure pile et nous raconte les débuts du petit chien qu'elle a adopté tandis que Snoopy me regarde par en dessous avec son air de victime genre Le Chien de Columbo quand il réclame son Biscuit, donc la vie continue, mon palpitant refait des siennes mais là je vais me faire, calmos, le prochain épisode de Bosch où j'espère qu'on va passer les bracelets à l'affreux Carl Rogers et rendre justice à la petite Sonia Hernandez défuntée dans l'incendie criminel visant à déloger ces blattes d'immigrés, etc. (Ce lundi 2 août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    « GARDE ÇA POUR TOI ! ». – Je n’ai pas besoin qu’L. me le recommande : cela va pour ainsi dire de soi, et disons que ça se précise et s’accentue avec l’expérience et la sensibilité de l’âge vu que ça m’est arrivé, plus souvent qu’on mon tour, de chiffonner certains (j’entends : certaines et certains) dans mes carnets publiés sans user d’initiales (je trouve ça un peu hypocrite, quand l’écrivain G.H. dégomme son pair sous les initiales de N.B.) ou en jouant de clefs et de périphrases, mais je souscris de plus en plus à la discrétion, malgré l’évidente indiscrétion que suppose toute publication, et donc je ne parlerai pas du dernier rapport de l’oncologue grec S.P. ni du personnage en question, de ce qui nous est tombé dessus en avril dernier par décret fatal et avec un raffinement dans la cruauté intéressant la Recherche jusqu’à Singapour, ni de ce que j’observe et note au fil de toutes nos conversations avec nos amies Josyane (prénom fictif) et Héloïse, qui en «savent un bout» en tant que pros de la soignance palliative.
    Cela étant, je ne crois pas être indélicat en précisant qu’un début de sympathie personnelle est née entre nous et le jeune spécialiste barbu/masqué aux yeux et aux rondeurs de grand ourson, auquel j’ai appris l’autre jour que son prénom de Sotiros n’était porté que par 2555 personnes «au monde», selon Wikipedia, ce qui l’a fait rire en ajoutant que sa région seule en comptait déjà une floppée…
     
    LE TRAÎTRE. – Le scribe usant de l’autofiction, ou publiant son «journal» de son vivant, se trouve potentiellement dans la situation d’un ennemi par rapport à son milieu ou à sa famille, rappelle Martin Amis dans l’espèce de roman sciemment autobiographique que constitue Inside story, où il aborde la question de l’autofiction à propos de Kingsley, son père fameux, et de son ami Saul Bellow, mais lui-même est du genre assez retors pour que son récit soit bel et bien un roman par l’espace qu’il ouvre et l’usage "en abyme" très inventif qu’il fait de ses personnages, à commencer par la figure épique de Christopher Hitchens, et Nabokov dont il va relancer la veuve, de Philip Roth et de Ian McEwan qu’il tutoie, etc.
    L’écrivain sérieux étant fondamentalement un espion et un agent double, la seule question à résoudre pour lui en la matière, sans parler des imprudences ou des provocations idiotes intéressant les occurrences judiciaires de bas étage qui alimentent les médias actuels, est celle du respect humain, mais quel amateur sincère de littérature voudrait se priver des pages de Paul Léautaud au chevet de son père qu’il observe en train de «décéder un peu plus », à cela près que le défunt n’est plus de ce monde au moment de la parution d’In memoriam, sûrement le plus saisissant de ses livres du point de vue émotionnel, comme Julien Green a interdit que son journal intégral fût publié avant un quart de siècle suivant sa mort et celle de ses proches.
    En ce qui me concerne, et dès ma jeunesse de lecteur, j’ai été très attiré par les « journaliers » d’écrivains (l’expression est de Jouhandeau) avant de rédiger et de publier des carnets, et la façon de Jouhandeau, précisément, de parler de son Elise, devenue mythique, à laquelle l’attache un «lien de ronces», m’apparaît comme une sorte de parangon de ce qu’on peut faire quand on a, en se gardant de la muflerie, le style pour sublimer le premier degré du caquetage quotidien.
    Certains en jugent sévèrement, comme Chardonne et Morand assimilant les journaliers de Jouhandeau à «du pipi », mais les meilleurs auteurs sont parfois les moins avisés pour juger leurs confrères d’une autre espèce, comme l’a prouvé Nabokov en radotant pas mal à propos de Faulkner ou de Dostoïevski...
    Souvenirs persos : après la parution de Lionel Asbo ou l'état de l'Angleterre, roman qu’on pourrait dire punkoïde de celui que les publicitaires ont appelé le Mick Jagger de la littérature anglaise, ayant pris rendez-vous avec Martin Amis, que j’imaginais un grand mec efflanqué à rictus, je retrouve un mince dandy plutôt court sur pattes et en joli pardessus demi-saison (il pleuvote au jardin du Luxembourg) que je fais rire en lui racontant je ne sais plus quoi à propos de Wyndham Lewis ou d’Ivy Compton-Burnett dont nous parlons comme de vieilles demoiselles lettrées en nous abritant ensuite sous mon grand parapluie quand la pluie parisienne se met à tambouriner, peut-être en évoquant aussi Somerset Maugham sirotant un drink sous un grand tulipier ou G.K. Chesterton libérant trois places dans le bus en levant son vaste derrière ; et de Jouhandeau je ne me rappelle que les mots de sa première lettre, quand j’avais quand même vingt-deux ans et des poussières et qu’il m’appelait, au premier jour de l’an 1970, « mon enfant »…
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    UN MEC SÉRIEUX. – C’est ce que je me suis dit de Joseph Incardona après avoir lu La soustraction des possibles : sérieux.
    Se jouant d’un genre clinquant qui souvent ne relève que de l’habile fabrique, alors qu’il y a là un Mensch en souterrain, un type de cœur et une voix.
    Sur quoi, lisant Une saison en enfance, dont je cite des passages entiers à Lady L., à commencer par l’incipit (« Mon père avait perdu son travail, et il fallait à nouveau déménager »), je me dis : un garçon bien, loyal, réglo, dont chaque mot est vécu et pesé sans peser dans le pathos, qui parle bien de sa mère et bien de son père dont il comprend les affrontements qu’il subit et qui le font grandir, un véritable écrivain dont la probité faussement sèche me rappelle Jules Renard dans un tout autre biotope (son arrivée en Sicile avec ses parents, chez le nonno et la nonna, est un morceau d’anthologie), avec cette phrase que me citait un soir Dimitri comme exemple de la parfaite économie poétique, derniers mots du Journal que je relis sans discontinuer sur l’exemplaire que le même Dimitri m’a filé, annoté par Albert Caraco qui l’avait fait relier pour sa bibliothèque, édition 1935 de la NRF – c’est le 6 avril 1910, il a 46 ans et s’éteindra le 22 mai : « Je veux me lever. Cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ca séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de carotte »…
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    À L’ISBA. – Avant les pétards des connards du soir, prenant le relais des explosions de clapets des moteurs de cylindrées gonflées des petits merdeux mal rasés de fins de semaine sous nos fenêtres, nous prenons la tangente, avec le sieur Snoopy, pour les hauteurs où nous nous retrouvons dans les hautes herbes non broutées des alentours de mon isba d’été (notre ami Pascal a décalé la montée des bestioles pour je ne sais quelle raison…), et là je constate, dans l’odeur sèche et un peu merdeuse de renfermé, qu’un Animal - probable descendant des loirs que j’ai délogés à La Désirade, à deux cents mètres de là sur la même courbe de niveau, pour les recycler en ce lieu plus sauvage – s’est exercé les canines sur un bouchon de bouteille de thé froid Naturaplan avant de s’attaquer au coin de cuir de Russie du fauteuil d’Oblomov et à ses bases de bois dont il a émietté une partie ; et je me promets d’y revenir avec les ustensiles de nettoyage adéquats, mais dans l’immédiat je retrouve, sur ma table, l’exemplaire dédicacé, par Roberto Calasso, d’un livre typique de sa manière de grand rêveur érudit, lui qui vient de nous quitter à ce que m’a appris l’autre jour la Professorella ; et quart d’heure plus tard, après avoir un peu aéré et refermé mon antre, Snoopy ayant filé entre temps à mon insu mais je sais où : droit à la Désirade où je surprends, dans leur capharnaüm inimaginable de jouets et de livres et de fringues empilées – la vraie maison du bonheur de Mamma Helvetia Bordelica - , notre Loyse (prénom de rechange pour publication) et son Larry + les deux tourbillons qui ne contribuent pas peu, avec Lady L. , à nous retenir du coté de la vie, etc.
     
    DANS SES BRAS. – Je reviens ce matin à Metin en reprenant son roman « théopoétique », comme dirait Peter Sloterdijk, et de retrouver son image de « Petit Paradis », à la première page de L’homme qui peignait les âmes, me fait dire à Lady L. que c’est ça que nous allons arranger au bas de la prairie de la Désirade, à côté de l’épine noire où «reposent» déjà les cendres de Katia : un petit mausolée style Chine ancienne où se retrouveront les cendres de Philip et les nôtres à nous, celles de nos gendres s’ils sont d’accord, de nos filles et de leurs enfants vers la fin du siècle ou peut-être même après, sait-on avec le complot transhumaniste qui se prépare.
    Mais ce qui compte plus en l’occurrence, ce sont les bras de ma bonne amie, bien vivants à côté de moi, sa peau plus douce que celle d’un enfant de lait (le plus souvent un peu trop molle, sur un bras trop court pour y allonger sa tendresse), et comme nous nous le disons tous les jours depuis que la Bête a commencé de nous menacer de ses pinces et que nous emmerdons en attendant: de moment en moment… (Ce dimanche 1er août)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    LA CHÈVRE. – Ce rêve du plus pur kitsch surréaliste que j’ai fait à la fin de cette nuit m’a intéressé par l’amalgame de ses images et leur relance non moins délirante, au lendemain des festivités non moins insolites d’hier soir sous nos fenêtres...
    Le rêve : je marche sur le trottoir de gauche d’une rue ascendante, bientôt dépassé, sur le trottoir de droite, par Frédéric Maire qui me propose de le suivre au château, là-haut sur une falaise de calcaire ocre clair qui me rappelle celles du Mormont – le fameux Mormont qui a fait «parler de lui» récemment dans les médias en suite de l’action des zadistes opposés à l’exploitation de ses ressources par la firme bétonnière HOLCIM, et parvenu au château Frédéric me prie de l’aider à recoller la tête d’une chèvre de pierre au socle d’un monument célébrant la réconciliation socialo-communiste ; or cela tombe bien car j’ai gardé sur moi, de mes pioches de la veille dans le galetas où nous avons rangé les affaires et les livres de Philip Seelen après sa mort subite, un tube de colle UHU Max Repare Extreme, dont l’effet siccatif est immédiat; sur quoi Frédéric me remercie de sa voix que j’ai toujours appréciée, soit de près sur la terrasse du restau Da Luigi, à Locarno, soit de loin quand il se pointait, minuscule silhouette en chemise blanche à manches courtes, sur la scène de la Piazza Grande où nous avons bien des souvenirs communs, mais aucun qui se rapportât à une chèvre ou au socialisme à visages divers ; enfin je définirai cette voix par l’adjectif juvénile.
    Oui, et la voix juvénile de Frédéric, l’actuel directeur de la Cinémathèque suisse, va de pair avec son regard d’une fraîcheur presque enfantine de cinéphile resté capable d’enthousiasme que je me rappelle même en rêve, mais pourquoi cette chèvre ?
     
    DÉCALAGE. – À propos d’enthousiasme, il en a manqué à la petite foule de jeunes gens en tenues multicolores de coureurs réunis hier soir sur la place du marché au bas de laquelle Freddie Mercury n’en finit pas de jeter un bras de bronze au ciel, et qu’un animateur vociférant incitait à répéter We are the world en même temps qu’un orchestre aussi sommaire que bruyant assenait les trois coups répétitifs de la scie fameuse ; mais ça avait beau s’appeler Freddie’s Night, préludant conjointement au départ du Mountain Cross de toute la jolie bande convoquée au Tour des Alpes: celle-ci ne songeait qu’à sautiller sur place et multiplier les exercices préparatoires de stretching tandis que, souriant avec certaine mélancolie, Lady L. et moi passions sans trop nous attarder, elle avec son déambulateur et moi avec mes douleurs articulaires, chacun se rappelant peut-être ces années non moins festives où nous étions de semblables gazelles des pierriers…
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    SANTO STUPENDO. – Au hasard d’une recherche documentaire sur la Toile, je tombe sur trois pages, dans la version numérique du Magazine de la Migros surtout dévolu à la gastro de base et au développement personnel de la ménagère helvétique moyenne, consacrées à un ado italien du nom de Carlo Acutis, notable adepte de foot et des Pokémon, béatifié post mortem en octobre 2020 après avoir diffusé la Bonne Parole sur la Toile, qui affirmait notamment que l’euchariste est «une autoroute vers le ciel », et dont l’élévation au rang de saint patron d’Internet reste dépendant d’un second miracle à venir.
    De fait, si Carlo, mort à quinze ans de leucémie en 2006, a été béatifié par Sa Sainteté Francesco, c’est grâce à ce premier miracle qu’a été la guérison d’un jeune Brésilien malade du pancréas et dont les proches ont adressé une prière spéciale à l’âme de Carlo.
    Sur quoi je me dis que nous allons proposer, à quelque âme pieuse de notre connaissance, de procéder à la même oraison spéciale afin, d’une pierre deux coups, de délivrer ma bonne amie de sa Bête affreuse et, le miracle advenant, de hisser le beato Carlo au statut de sainteté qu'il mérite...
     
    QUESTION DE FIERTÉ. – J’ai manqué de tact aujourd’hui en proposant une nouvelle fois à Lady L., au moment de descendre sur les quais pour notre balade du soir, de se coiffer d’un foulard, mais j’aurais dû me rappeler que, déjà, elle avait exclu le port d’un postiche après la perte annoncée de ses cheveux, et mon insistance maladroite l’a blessée, mais moi aussi ça me blesse, merde, de la voir ainsi, de la savoir en prise à cette salope de Bête et de ne pouvoir rien faire - ceci dit je lui donne raison, c’est ça, on s’en fout des gens, tu es belle comme ça, t’as raison d’être fière de ta tête, sacrée caboche, d’ailleurs moi aussi j’ai l’air d’un oiseau déplumé et de toute façon qui nous remarque dans les vestiges du soir, etc. (Ce dimanche 25 juillet)
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    DORÉNAVANT. - Reprenant la lecture d’un petit recueil de morceaux choisis tirés des Essais de Montaigne, je tombe sur ce fragment amorcé par le mot dorénavant, qui se rapporte au vieillissement du corps et à l’altération de ses facultés, lui qui se voit «engagé dans les avenues de la vieillesse», et plus précisément: « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours , et me dérobe à moi »
    Et forcément cela me rappelle ce que me disait Lady L. l’autre jour rapport à son propre corps, comme quoi celui-ci lui devient étranger, tout comme l’exprimait aussi notre cher Thierry dans ses carnets, lui que j’ai vu si cruellement atteint dans son intégrité physique et continuer malgré tout, jusque sur son lit de mourant, à rendre grâces à la beauté du monde. Ainsi : «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».
    Et cela enfin : « « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
     
    Peinture : Thierry Vernet

  • Incardona peint en très noir un monde qu’il rêve meilleur

     
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    224309061_10227198825343320_1160591208012105758_n.jpgAprès Joël Dicker, Quentin Mouron et quelques autres, Joseph Incardona, dans son étonnant dernier roman, La soustraction des possibles, prouve que l’on peut jouer avec les codes et stéréotypes du roman noir ou du thriller d’investigation sociale sans se détourner d’un certain héritage culturel ou littéraire romands, au point de nous faire croire qu’un mafieuse corse puisse s’enticher follement des romans de Ramuz, entre autres intuitions prometteuses…
    De prime apparence déjà, avec sa «couve» somptueuse, comme dorée à la feuilles, l’image de celle-ci qui évoque les rouages d’une horloge symbolisant à la fois la Suisse ou quelque Mécanisme mondial, et son bandeau publicitaire rouge vif annonçant le Prix Relay 2020 non sans aligner une dizaine d'extraits de critiques, tous dithyrambiques, le dernier roman de l’auteur italo-genevois Joseph Incardona semble jouer gagnant d’avance, pour ainsi dire «incontournable» sinon win-win...
     
    Cependant, peu enclin à saliver aux sollicitations pavloviennes des médias, j’aurai tout de même hésité, l’autre jour, avant de faire l’acquisition du présumé chef-d’œuvre de cet auteur romand plus ou moins atypique dont j’avais entendu parler moult fois sans lire une ligne de lui jusque-là, peut-être pour l’avoir «classé polar» à un moment où le genre en question me semblait de plus en plus convenu et d’écriture souvent moyenne voire médiocre, surtout en nos régions…
     
    À l’inverse, il y a des années que je me défie, tout autant, de ce qu’on a appelé «l’âme romande» dans notre paroisse littéraire bien grave, avec sa foison de romans pétris d’intériorité conflictuelle et frottés de spiritualité vague; et c’est avec reconnaissance, en tant que chroniqueur littéraire, que j’aurai salué, dès les années 2000, l’apparition de nouveaux auteurs à dégaine d’«électrons libres» , tels un Marius Daniel Popescu ou un Quentin Mouron, ou de formes narratives plus dynamiques, comme l’a illustré L’Amour nègre d’un Jean-Michel Olivier, avant l’apparition «phénoménale» d’un Joël Dicker que d’aucuns s’obstinent à regarder de haut, comme ils dédaignent le talent de conteur d’un Metin Arditi, etc.
     
    «En présence de la réalité»…
     
    À la fin des année 70, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic publia, dans La Gazette de Lausanne, une tribune libre dans laquelle il déplorait que la littérature romande ne comptât pas l’ombre d’un Zola, reprochant en somme à nos écrivains de ne pas rendre suffisamment compte de la réalité sociale de ce pays, à tous les étages de la société, alors même que beaucoup d’entre eux se prétendaient «engagés» ou soucieux de «problèmes sociaux».
    Or, en dépit de l’exagération du constat, faisant peu de cas de certaines œuvres (notamment féminines) qui parlaient bel et bien de la société, de ses conflits externes et de ses tensions internes, il y avait du vrai dans cette observation qu’on peut d’ailleurs rapporter à la littérature helvétique dans son ensemble, jusque dans ses zones les plus urbanisées – un Hugo Loetscher, à Zurich, me fit d’ailleurs une remarque analogue.
    Cela pour dire quoi ? Que c’est bel et bien, ici et là, par le roman policier, en Suisse allemande avec un Dürrenmatt ou un Glauser, et en Suisse romande, beaucoup plus récemment, avec un Marc Voltenauer et un Nicolas Feuz – tout au moins dans leurs premiers ouvrages -, qu’un début de réalisme social, modulé par des personnages et des situations significatives, a esquissé le portrait de telle ou telle partie de notre société.
     
    C’est aussi l’un des mérites de La soustraction des possibles de Joseph Incardona, s’agissant du milieu genevois des affaires et des banques, non tant dans un reportage rigoureusement fouillé que dans une histoire d’amour à la fois conventionnelle en apparence (le feuilleton) et complexe (comme entre les lignes, l’essai pénétrant sur les motivations humaines gouvernées par l’argent), aux personnages très bien dessinés et à la dramaturgie puissamment orchestrée.
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    Première surprise : c’est à Charles-Ferdinand Ramuz que l’auteur emprunte l’un de ses exergues : « Comme tout est clair pourtant, quand on consent à se mettre en présence de la réalité». Et c’est dans la clarté d’une sorte d’immanence hyperréaliste que nous voyons surgir, raquette en main, le prof de tennis trentenaire Aldo Bianchi, secundo italo-suisse comme l’auteur, Rastignac de modeste extraction qui, d’abord gigolo de la femme, prénommée Odile et en début de retour d’âge, d’un homme d’affaires du nom de René Langlois, lancé dans la commercialisation des OGM (nous sommes en 1989 et le bloc de l’Est va bientôt «intéresser» les banques suisses), pour s’allier ensuite à la non moins ambitieuse Svetlana, transfuge tchèque occupant un haut rang à l’UBS de Genève, pour une passion amoureuse de «pirates» à la Bonnie & Clyde, ou Sailor et Lula, en plus touchants.
    Bien campés physiquement et psychologiquement, les personnages du roman se déplacent sur des territoires et dans des décors qui font l’objet de véritables «tours du propriétaire», avec foison de détails, que ce soit pour décrire les origines du parc des Eaux-Vives devenu haut-lieu de tennis (avec une digression sur la fondation du tunnel du Gothard et le rôle particulier d’un Louis Favre en capitaliste cynique), les belles demeures de Cologny et les souterrains de l’UBS, tel club libertin ou telle prison lyonnaise aux mœurs infernales, tel alpage corse où un parrain de la mafia locale trait sa chèvre auprès d’une enfant handicapée, ou tel salon des Port-Francs de Genève où transitent les chefs-d’oeuvre de la peinture, dont une représentation du Grammont par Ferdinand Hodler - le même que j’entrevois de ma fenêtre à l’instant de rédiger ces lignes, etc.
     
    Entre réalité et fantasmes, kitsch et poésie
     
    En invoquant la «réalité», Ramuz n’en appelait pas à une littérature de reportage ou de témoignage au premier degré, réservée au journalisme, à l’essai ou à ce qu’on appelé plus récemment les «récits de vie». Ramuz n’était pas le Zola désiré de Dimitrijevic, mais un poète du réel et du tragique entré en littérature avec un petit roman déchirant, intitulé Aline, qui n’a pas fait le «buzz» à l’époque mais reste un modèle de probité « poétique », comme le dit d’ailleurs Joseph Incardona à sa façon.
    Celui-ci, issu de milieu modeste comme une Janine Massard ou une Mireille Kuttel (Piémontaise d’origine dont il faudrait redécouvrir les romans) est un «secundo» ritalo-suisse de la génération d’après 68 (il est né le lendemain, en 69) dont la culture personnelle, littéraire ou philosophique est très mélangée et peu académique. Je ne le connais à vrai dire que par son dernier livre, mais celui-ci en dit long, entre les lignes, et par la voix même de l’auteur qui se pointe au coin de pages comme le malicieux Hitchcok à l’écran…
    Or que nous montre ce bon Joseph de la réalité suisse «au-dessus de tout soupçon» de notre ami Jean Ziegler ? Rien que nous ne sachions déjà plus ou moins après une flopée de « reportages », précisément, mais sa façon de jouer d’effets de réel, pas loin des procédés d’un Michel Houellebecq, et de rallier le drapeau noir du « mauvais genre » littéraire, constitue sa base logistico-esthétique, avec la vigueur et le savoir d’un grand «pro» qui sait, par ailleurs, ce qui distingue un Ramuz d’un critique de gauche style Niklaus Meienberg, ou un Balzac d’un auteur de polars à la Marc Voltenauer ou à la Nicola Feuz.
    S’il joue le jeu du genre, Incardona vise plus haut, comme son protagoniste croit «voir grand» en s’imaginant plein aux as et donc tout-puissant. Mais Joseph sait d’avance que son Aldo va se casser la gueule, et de même le feuilleton parfaitement agencé qu’il nous balance n’est-il qu’un moyen de nous dire autre chose, par quoi il rejoint en somme un Georges Halas pointant le «meurtre sous les géraniums», le Ramuz génial de Circonstances de la vie ou de La vie de Samuel Belet, voire le Dürrenmatt de La Promesse «relu » par Sean Penn… Tout cela qui semble très loin du Cercle littéraire lausannois ou de la Société de lecture genevoise, mais qui ressortit néanmoins, «quelque part». à la littérature…
     
    L’Avenir étant dans la bonté humaine…
     
    Dernier cadeau de la nuit, hier soir, cueilli dans le recueil récemment paru du poète italo-genevois Vince Fasciani : « Je fais partie d’une lignée de gens de peu / qui se sont frayé un passage à travers la bonté ». Tout à fait valable, au fond, pour le sieur Incardona, disciple de Carver et de Tchekhov sous ses airs de mec à la coule.
    La story visible de La soustraction des possibles passe donc par les péripéties violentes, et répétitives à vomir, des séries actuelles les plus addictives, avec intervention de caïds atroces, exécutions sommaires et révérence finale des ordures manucurées de la BSG qui s’en tirent comme les fossoyeurs de Swissair & Co à parachutes dorés.
    Effet de réel, page 161, avec la liste (incomplète) des crimes imputables à une banque que nous ne nommerons pas (le sigle UBS n’est connu que de la rédaction), entre comptes en déshérence (1995) et condamnation de la banque en question pour blanchiment aggravé de fraude fiscale (2019), avec une quinzaine d’autres scandales, et ne vous demandez pas si la réalité dépasse la fiction : cette réalité-là n’est qu’un fiction, la vraie réalité du roman relevant des affects et de la bonté possible.
    En bonus sous le feuilleton : une espèce de poème râpeux genre Tom Waits, avec l’accent d’un sale gamin des Pâquis. Vous avez dit chef-d’œuvre ? Pas encore. Trop de trucs encore et de tics, comme Balzac ou Simenon avant leurs contributions respectives majeures à la «comédie humaine». Mais la pâte est toute bonne, et la papatte de l’écrivain est d’un vrai dur, surtout dur à la tâche et la passion d’un pur.
    Joseph Incardona. La soustraction des possibles. Finitude, 2020.
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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2020)
     
    NOUVEL-AN. - Comme il faisait tout gris ce premier matin de l’année et que nous savions qu’il faisait grand bleu un peu plus haut, nous avons décidé de passer à l’étage supérieur où j’avais envie, de surcroît, de me régaler d’une de ces fondues jamais aussi bonnes qu’aux jours d’hiver, et c’est ainsi qu’à midi, en vieux amoureux accompagnés du chien Snoopy, nous nous sommes retrouvés à l’auberge de la Poste des Diablerets où avait afflué une multitude d’amateurs de beau temps égaillés sur les parkings et les pistes.
    Quant à la fondue, la classique « des Ormonts», nous l’avons sagement arrosée de thé crème ou nature, pour cause d’incompatibilité probable avec nos médicaments, et tant qu’à raviver d’anciens tendres souvenirs, nous sommes rentrés «par les hauts» via les Voëttes où nous avons salué au passage le chalet Mona, en contrebas de la route gelée ; et c’est au col séparant les deux vallées que, marchant le long d’un chemin écarté, sans douleurs ou presque, je me suis retrouvé devant un grand enclos dans lequel cinq ou six beaux grands poneys shetland, dont plusieurs en longs cheveux et bien membrés, tournaient en rond non sans me considérer de loin jusqu’à ce que le plus grand, la crinière sur les yeux, s’avance carrément sur moi jusqu’à me laisser lui gratter le chanfrein - formidable présence de ce premier jour de l’an… (À la Maison bleue, ce 1er janvier 2020)
     
    PESSOA. - La première séquence de mon journal de lecture s’intitule Poésie a contrario. La deuxième sera : Présumée innocence, ainsi amorcée : « On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore en deçà de toute intention : le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.
    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié et cela bégaie comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique »...
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    TRANSITS. – Se pose la question du passage, chez Czapski, du dessin à la toile, en précisant mieux ce qui définit et limite le dessin – et plus particulièrement le dessin de Czapski -, et ce qui va vers le tableau, le plus souvent difficilement à en croire les multiples notations du peintre sur ses chutes et rechutes, comme on passe de la note de journal à un début de récit ou de fiction romanesque à quoi l’on pourrait comparer le tableau abouti.
     
    L’ENVOL. - Je reviens à L’opéra du monde d’Audiberti et c’est pour mieux moduler, là encore, ma relation à la présence et à la sensation, à l’apparition impromptue ou à la saisie fulgurante, cadeau «du ciel» ou prise du chasseur à vive enjambée, dans le mouvement et comme au vol.
     
    JACTANCE. - Notre ami RJ s’agite passablement à propos de l’affaire Matzneff, où je sens qu’il aimerait m’entraîner, comme il l’a essayé à propos de David Hamilton, en m’envoyant le sinistre Olivier Mathieu – un mégalomane négationniste de la pire espèce -, mais il va de soi que je ne me mêlerai pas de ce faux débat entre vieillards plus ou moins libidineux invoquant le droit d’abuser des enfants et des adolescents sous couvert de liberté d’expression.
    De fait, j’ai ces jours bien mieux à faire, et notamment à pénétrer plus avant dans le labyrinthe infini de Fernando Pessoa que j’ai commencé d’évoquer dans mon journal de lecture.
    Ceci dit je suis curieux de voir jusqu’à quelles extrémités va se développer ce qu’on appelle déjà «l’affaire Matzneff», à laquelle RJ a tenté de me «préparer» lors de notre dernière soirée chez Yushi avant que je ne lui fasse entendre que je n’y prendrais aucune part… (Ce samedi 4 janvier)
     
    DU GÂCHIS. -Tout ce qui a été gâché au lieu d’être reconduit et développé, le plus souvent sous l’effet de la vanité ou de ce que les Grecs appelaient l’hybris. Dans mon rapport avec la société le gâchis a commencé avec la sottise provinciale de BC, le premier à me tuer virtuellement, il a continué avec la bêtise supérieurement idéologique et suicidaire de VD qui a tout emporté en brûlant ses vaisseaux non sans tenter de m’anéantir dans la foulée, et le mal a tout contaminé et tout fait exploser en particules dissociées constituant finalement la No Society...
     
    AMIEL & CO. - Je reçois, ce midi, pas moins de quatre exemplaires de la volumineuse 43e livraison des Moments littéraires dans laquelle figurent les douze pages de mon Journal des Quatre vérités.
    J’en ai remercié vivement Gilbert Moreau et vais lire ce pavé avec un intérêt sûrement proportionné aux surprises que j’en attends, optimiste à tout crin que je suis…
    Et voilà bien la surprise, tout à fait inouïe me semble-t-il à première lecture, sous le nom de François Vassali, avec un texte d’un seul tenant de quatorze pages, intitulé Port-sommeil et qu’on dirait un écho de deux de mes lectures récentes, à savoir Le visionnaire de Julien Green et Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, modulé par une voix sans pareille.
    Aussitôt j’ai repensé à la société secrète des veilleurs, que cet auteur inconnu me semble incarner par excellence dans sa lancinante et crépusculaire rêverie, et sur laquelle je reviendrai à propos du Visionnaire de Julien Green et du Livre de l’intranquillité de Soares/Pessoa, mais aussi du Thrène de Sylvoisal et du grand poème khmère de Christophe Macquet…
     
    INTRANQUILLE. - Il faut se ressaisir, se dit-il: tu dois changer ta vie, se répètent-ils depuis un temps qui ne se compte plus ; TU DOIS, IL FAUT, et cela leur tient lieu de leurre, se dit l’un des leurs mais qui est-il au juste ? L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose, se demande l’un d’eux au dam des ingambes de la confrérie du Commentaire se tenant les coudes et se réclamant à trop bon compte du secret ! Les anges aussi ont bon dos.
     
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    GREEN AGAIN. - La lecture du Journal intégral de Julien Green me recentre pour ainsi dire. De tous les journaux intimes que j’ai lus c’est celui que j’aime le plus, à la fois pour son calme et sa précision, son honnêteté et son ton - ce dernier trait me semblant le plus important.
    Rien du littérateur à la Gide là-dedans, et d’ailleurs les pages que je lis ce matin marquent la fin décidée (en 19329 d’une rupture amicale après la révélation du double jeu de l’immoraliste, probablement jaloux de la jeunesse et du génie de Green, que je découvre pour ma part avec cinquante ans de retard ! Bref, il y a une sérénité chez JG qui me convient.
     
    L’OEIL DE L. - Lady L. a fini hier une toile restée longtemps inachevée, que j’aime beaucoup. Ma bonne amie a une vraie vision, parente en somme de celle de Thierry Vernet dans son regard sur la réalité – en l’occurrence une forêt abritant une petite maison…
     
    PROSERIES. - Revenant ce matin au dernier livre que m’a envoyé Lambert Schlechter, je tombe sur une page saisissante consacrée aux mères des cracheurs de feu du Sichuan, page 49, après avoir relevé, page 42, une phrase évoquant mes «obsession matterhornienne à l’aquarelle », alors que je n’ai jamais peint de Cervin à l’eau. Je l’ai fait remarquer illico à l’Auteur, qui m’a promis une correction dans le prochain (!) tirage. Tout en le lisant, et parfois à voix haute en prenant Lady L. à témoin, je me disais : mais qui donc, aujourd’hui, peut lire ces «proseries», à part des gens de mon espèce en voie probable de disparition ?
    Or il y a là-dedans une poésie rare, d’inégale densité mais constante et souvent plus vivante, moins répétitive que les « minutes heureuses » de Georges Haldas auquel, soit dit en passant, je devrais revenir un de ces quatre. (Ce samedi 18 janvier)
     
    MON JOURNAL. - Il fait clair et net ce dimanche matin sur la baie de Montreux, le lac bleu tendre m’apparaît au-dessus de la frange de pins « méditerranéens », de l’autre côté de la Grand-Rue, qui jouxtent la toiture du marché couvert au-dessus duquel j’aperçois les hauteurs enneigées de la dent d’Oche et du casque de Borée ; au loin plus à l’ouest se profilent les crêtes également couvertes de neige du Jura, et je me sens tout serein devant ce nouveau décor à la fois lacustre et préalpin qui est le nôtre depuis deux mois, serein et préservé du tapage mondial et médiatique où les débats sur moult « affaires » tournent à vide ; Lady L. vient de sortir avec Snoopy que je vois traverser la route à l’aplomb de mon petit balcon à barrière de fer forgé blanc, la rue parcourue le soir de bolides exaspérants (les petit cons font rugir leurs GT de parvenus incultes mal rasés) est ce matin au grand calme dominical et je me rappelle le téléphone, hier, de mon ami Jean Ziegler apparemment enchanté par ma chronique sur son dernier livre et me racontant ses tribulations à l’hosto (il a passé un mois couché, sous morphine, après s’être brisé une vertèbre lombaire) subies en même temps que je me relevais de mon attaque cardiaque…
    Tout à l’heure, encore couchés, je lisais à ma bonne amie des passages du Journal de Julien Green que je ne lâche plus depuis novembre dernier, notamment sur sa liberté d’écrivain soucieux de préserver son indépendance (il a 32 ans en 1932, travaille au Visionnaire et revient de Berlin où Robert et lui ont senti la sourde menace d’une violence nouvelle) et sur les talents de « la vie » en matière d’invention romanesque, qui lui fait noter ce paragraphe d’anthologie : « Quel bizarre romancier que la vie ! Comme elle répète ses effets, comme elle appuie de sa lourde main, comme elle écrit mal ! Ou vient, elle revient sur ce qu’elle a dit, elle oublie le plan qu’elle avait en tête, elle se trompe de destinée et donne à l’un ce qui devrait échoir à l’autre, elle rate le livre qu’elle tire à des millions d’exemplaires. Et tout à coup, de magnifiques éclairs de génie, des revirements comme Balzac n’en rêva jamais, une audace de fou inspiré qui justifie toutes les erreurs et tous les tâtonnements ».
    En 1932, JG éprouve le même malaise, entre ses amis de droite (dont un Maritain) et de gauche (Gide au premier rang), la même prévention et jusqu’au dégoût que j’ai éprouvés moi-même dès mes vingt-cinq ans et plus que jamais aujourd’hui entre mes amis de droite et de gauche.
    Je sais que mon ami (et éditeur) Pierre-Guillaume de Roux vomiz positivement mon ami Jean Ziegler, mais je n’ai le cœur et l’esprit ni de choisir ni d’exclure. Si l’un ou l’autre m’excluait pour le motif que je ne le choisis pas en excluant l’autre, il me perdrait illico ; mais JG pressent aussi, derrière les personnes, l’horreur à venir des partis, et comme le temps est déjà au pressentiment de la guerre les positions se durcissent et s’exacerbent entre les catholiques «politisés» ou les maurrassiens et les «compagnons de route» à la Gide qui se dit capable de « mourir pour l’URSS » sans se douter , le pauvre, de ce qui l’attend.
    Or Green, en poète intuitif et en réaliste anglo-saxon, voit très bien ce qui cloche dans les raccourcis idéologiques de ces messieurs, tout pareils à ceux que j’ai observés dès ma vingtième année dans les groupuscules de gauche et chez les paroissiens de droite, et ensuite à L’Âge d’Homme dès qu’on passait du domaine littéraire aux arguties théologico-politiques.
    PG s’est offusqué de ce qu’on publie le journal « intégral » de Julien Green, affirmant que la «part d’ombre» d‘un individu n’a pas à être dévoilée, mais l’écrivain lui-même a autorisé cette publication après sa mort et la disparition de ses proches, afin qu’on sache «tout de lui», et ce « tout », certes gratiné quant aux détails de ses cavalcades nocturnes, n’a rien pour autant de ce qu’on peut dire une «part d’ombre» puisqu’il parle de cul en restant bien net et clair au contraire, peut-être choquant pour les belles âmes mais sans chercher à provoquer, n’écrivant d’ailleurs que pour lui, quitte à nous livrer un tableau de ses mœurs et de son époque qui a valeur de constat.
    Il s’en explique d’ailleurs le 14 novembre 1993 dans son journal expurgé intitulé Pourquoi suis-je moi ? (1993-1996), en toute sérénité rétrospective : « Voici la vérité sur moi-même : J’étais fait pour l’amour. Point. La sexualité chez moi n’a jamais pu envahir l’amour. Il s’agit de deux réalités sans rapport. La frénésie sexuelle que j’ai connue, dont j’ai eu ma part, n’a jamais pu se faire passer pour l’amour. Faire l’amour est une expression qui à mes yeux ne signifie rien. L’amour naît en nous, mais il ne se fabrique pas. On peut tomber amoureux d’un visage, parce que dans le visage se lit et se raconte l’amour, la grande histoire de l’amour que beaucoup ne connaissent pas. L’appareil sexuel n’a à nous offrir que la sensation. Faire raconter à la sensation ce qui dépasse tout est une façon de se jouer la comédie à soi-même », etc.
    Et c’est exactement ce que se dit le lecteur honnête en découvrant, dans le journal «intégral», le récit honnête et parfois crûment décrit des épisodes sexuels du Julien trentenaire, qui drague et baise à qui mieux mieux, souvent d’ailleurs en compagnie de son amant Robert, mais aime celui-ci d’un amour réel et réciproque, attentif et infiniment tendre, qui n’a rien à voir avec les «passes» d’un soir. Pour qui a vraiment connu l’amour et ne se joue pas la comédie, tout cela semble aller de soi, surtout pour moi qui l’ai vécu à ma façon.
    Je n’en suis qu’à la page 530 du premier volume du journal intégral de Julien Green, qui en compte 1330, j’ai lu parallèlement ses romans de la même époque, à savoir Moïra et Mont-Cinère, Minuit et Le visionnaire sur lequel il est précisément en train de travailler en 1932, je découvre ce très grand écrivain (en lequel Jacques Maritain voyait le plus grand auteur français de son époque, dont il soulignait l’identité américaine…) à l’approche de mes 73 ans et c’est très bien comme ça, d’ailleurs le journal n’a pas pris une ride et je le lis comme si j’avais dix-huit ans, l’intelligence de la vie en plus…
     
    DE LA PUBLICATION. - JG, au micro d’un Bernard Pivot, assez superficiel et niais le questionnant sur son Journal et faisant allusion aux méchancetés qu’il doit y avoir dans l’original, lui répond qu’il n’y en a aucune (ce qui me fait sourire) tout en relevant la différence décisive qu’il y a entre journal rédigé et journal publié ; et je me demande alors si je ne pratique pas trop, moi-même, l’autocensure, en tout cas depuis que j’ai publié L’Ambassade du papillon ; puis je me dis que je n’ai guère de secrets sauf par rapport à mes filles et à ma bonne amie, auxquelles je dois une réserve que je puis, peut-être , m’appliquer à moi-même – d’ailleurs je l’ai bien précisé dans mon Journal des Quatre Vérités…
    Cela étant, il serait peut-être intéressant qu’un jour je «vide mon sac», dans un carnet Top Secret, à propos de mon inavouable privacy, n’était-ce que pour en souligner l’innocence ou le comique genre Little Boy – la bombe…

  • Ceux qui reviennent aux fondamentaux

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    Celui qui recommande au groupe de travailler le concept du Projet en synergie / Celle qu’on a coopté cheffe de Projet à sa propre initiative genrée / Ceux qui relient le projet au concept de Vraies Valeurs / Celui qui remet en question la notion de Vraies Valeurs par trop connotées patriarcales à son humble avis / Celle qui insiste sur la nécessité de sourcer le Projet / Ceux qui se demandent comment déconstruire la structure autoritaire que désigne incidemment la majuscule du Projet / Celui qui s’exclut du groupe après avoir sous-entendu que la cheffe de Projet usait de son titre à des fins relevant pour ainsi dire du harcèlement / Celle qui donne raison à la cheffe de Projet en tant que bi assumée / Ceux qui estiment hyper-important de redéfinir la fondamentalité des critères / Celui qui se fait recadrer par le suppléant de la cheffe de Projet au motif qu’il a relevé que  les absences de celle-ci se multipliaient depuis qu’elle a cessé son analyse sur un ton limite mesquin / Celle qui affirme qu’elle va se remettre «en recherche» quand le groupe aura dépassé ses contradictions internes / Ceux qui proposent de publier le travail du groupe sur les fondamentaux dans une revue complètement indépendante du Système en tant que tel, etc.     

    Peinture: Pierre Lamalattie.    

     

     

  • Marcel Aymé sur papier bible

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    images-13.jpegAnouilh le situait à la hauteur de La Fontaine. Non seulement un délicieux conteur: un nouvelliste admirable et un grand romancier méconnu; un clown triste sans illusions sur notre drôle d'espèce.
    Marcel Aymé est actuellement un célèbre inconnu. Tout le monde sait qu'il est l'auteur des Contes du chat perché et de la Jument verte, laquelle lui valut la gloire et l'indépendance financière dans les années trente, et maintes gens, assurément, ont lu ces livres savoureux. Les films tirés de plusieurs autres de ses romans, de La table-aux-crevés de Verneuil à La traversée de Paris d'Autant-Lara, ou du Chemin des écoliers de Boisrond à l’Uranus de Berri, rappellent régulièrement au grand public le nom de cet auteur trop souvent réduit au rang d'un amuseur plaisant à l' «inaltérable sourire souvent baigné de rêverie».
    Cette dernière appréciation, à la fois bienveillante et un peu niaise, tombait sous la plume de l'excellent Gaétan Picon dans son Panorama de la nouvelle littérature française (Gallimard, 1951), lequel consacrait exactement seize lignes à notre auteur, contre sept pages à Jacques Prévert, symbolisant à la fois certain aveuglement persistant de la critique et le caractère un peu marginal, voire farouche, d'un auteur fêté fuyant la réclame et les honneurs — ne pria-t-il pas certain président de la République de se «carrer dans l'oignon» la rosette de la Légion d'honneur dont on prétendait orner le revers de son humble veston?
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    Amateur d'Aymé
    Trente ans plus tard, et beaucoup grâce à Michel Lécureur, qui lui a consacré une passionnante biographie et dirige la publication des Œuvres romanesques complètes dans La Pléiade, dont vient de paraître le deuxième volume, Marcel Aymé peut être redécouvert dans le déploiement de son génie singulier, originellement enraciné dans la campagne française (son premier roman, Brûlebois, paru en 1926, n'avait rien de souriant ni de rêveur mais disait la vérité provinciale comme le Chaminadour de Jouhandeau) et ne cessant d'élargir son observation pour devenir un romancier de la ville et un chroniqueur de son époque.
    Intéressant à noter à ce propos: le rapprochement que Michel Lécureur, dans sa préface, établit entre Marcel Aymé et Jules Romains, et leur éloignement progressif. Non moins significative aussi: la mention de l'amitié mal connue de Marcel Aymé avec Emmanuel Bove, autre franc-tireur des lettres, et son admiration pour les écrivains de bonne foi, qu'ils fussent de droite ou de gauche, de Louis Guilloux à Roger Nimier. Dans sa biographie et la présentation des écrits journalistiques de Marcel Aymé, Lécureur a déjà tout dit sur la position très indépendante d'un romancier soupçonné parfois de dérive ex- trême-droitière (quelques contes parurent dans le fasciste Je suis partout, et il commit le «crime» d'être l'ami de Céline et de protester contre l'exécution de Brasillach) et qui fut au pire un
    anarchiste de droite, souvent plus généreux et lucide que les bien-pensants «de gauche», notamment sur le colonialisme ou le communisme.
    Au demeurant, et ce nouveau recueil de ses romans et nouvelles l'illustre une nouvelle fois: Marcel Aymé était le contraire d'un idéologue. Au lieu de plaquer un schéma sur la vie, il s'imprégnait de la substance de celle-ci et recomposait, tantôt sous forme de fables à la fois plaisantes et incisives, tantôt dans les dimensions plus larges de romans inoubliables (Travelingue, Uranus, La belle image, Le moulin de la sourdine) les éléments de ce qui constitue finalement un considérable tableau d'un demi-siècle français, grouillant de personnages émouvants (sa prédilection va naturellement aux innocents et aux laissés-pour-compte, ce qui n'est pas très «de droite») ou plus redoutables, conformes à l'idée noire que l'écrivain s'était formée de notre espèce.
    Sous les dehors de la langue la plus claire et la plus fluide, dans une tonalité volontiers enjouée, avec ce délectable humour à froid qui prend à contre-pied tout «confort intellectuel», pour rappeler le titre de son salubre pamphlet contre les jobards, Marcel Aymé cachait un Alceste ne trouvant plus guère d'attrait à la fin de sa vie qu'aux chats et aux femmes (ces grands chats), comme Michel Lécureur nous le rappelle en publiant un autre recueil intitulé De l'amour et des femmes.
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    Mais quelle tendresse aussi chez ce ronchon affectueux, et quelle formidable intelligence de la société humaine et des êtres chez l'auteur de Maison basse (un roman qui préfigure la vie simultanée des grands ensembles) et du Bœuf clandestin, quelle école de la sensibilité proposent ses romans et ses nouvelles au lecteur de toute culture et de tout âge!
    Marcel Aymé: Œuvres romanesques complètes, contient notamment les nouvelles du «Nain» et de «Derrière chez Martin»; les romans Maison basse, Le Moulin de la sourdine, Le boeuf clandestin et Gustalin; les Contes du chat perché, ainsi que d'autres textes et articles. Préface de Michel Lécureur. Gallimard, collection La Pléiade, 1488 pp.
    Marcel Aymé: De l'amour et des femmes, Les Belles Lettres / Archambaud, 181 pp. Michel Lécureur: Marcel Aymé - un honnête homme, Les Belles Lettres / Archambaud, 447 pp.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019
    MÉMOIRE ANIMALE. - Scène étonnante à la télé, dans un reportage sur une femme qui soigne des chimpanzés au Congo. Deux ans après s’en être occupée elle revient dans la jungle, débarque d’une pirogue, se retrouve dans une vaste clairière et appelle Kulia, là-haut dans la canopée, qui en descend dans un bruissement de feuilles et la rejoint bientôt pour l’embrasser !
     
    ANGIOPLASTIE. - Bien dormi cette nuit en dépit de ma douleur à l’artère fémorale. Le Tamal agit. Tour d’horizon mondial tout à l’heure sur la petite télé de la chambre 4 du service des soins intensifs. Tout le monde charmant et gentil à l’endroit de ce patient gentil et charmant. Départ dans une heure vers Rennaz.
    En découvrant le paysage à la fenêtre de l’hôpital de Morges où l’ambulance m’a conduit ce matin, dominé par le temple d’Echichens, je me rappelle ce matin d’il y a 37 ans, un 24 novembre, quand nous sommes venus avec son frère pour entourer Lady L. qui allait mettre au monde notre petite Sophie...(Ce mercredi 4 décembre)
     
    VEILLEUR. - Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés.
    Ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane.
    Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre, je commence donc à prendre cette série de notes sur mon smartphone que je développerai ensuite sur mon laptop via le Cloud - yes oldie c comme ça qu’on cause aujourd’hui...
     
    JEAN-PAUL. - Jean-Paul a quitté ce matin la chambre 426 que nous partagions depuis une semaine à l'unité Fleurs du HRV, et son geste de m’embrasser en me quittant m’a fait un peu honte. De fait nous nous sommes quittés sans rien savoir l’un de l’autre que nos prénoms.
    De notre grande chambre, c’est moi qui avait la belle partie, avec une table à écrire et vue par la vaste baie sur le ciel et le jardin suspendu , tandis que Jean -Paul était confiné derrière le paravent de séparation, avec la télé pour seule fenêtre.
    Donc nous nous sommes embrassés et souhaité bonne suite, il m’a dit « faut s’accrocher ! » et je lui ai répondu «courage jeune homme !» alors qu’il a l’air encore plus décati que moi, et ce n’est qu’après son départ que j’ai découvert son nom et son âge sur l’étiquette de son armoire perso: 1946,un an de plus que moi, un vrai croulant! Mais il était déjà parti et je me suis traité de nul.
    Qui était Jean Paul ? J’ai été le premier à lui tendre la main et à lui dire mon prénom, il m’a dit le sien et ça a été à peu près tout ce que nous nous sommes dits l’un à l’autre à part les amabilités d’usage et les regards croisés quand je passais de mon côté du paravent au sien, sinon rien. Il est vrai qu’il passait la journée à regarder la télé avec un casque sur les oreilles et que de mon côté je lisais ou écrivais quand je ne regardais pas un film sur mon laptop.
    N’empêche que j’aurais eu maintes occasions, non pas de rompre la glace puisque notre non-rapport n'était même pas froid, mais de passer le cap des formules toutes faites à un embryon de conversation ou nous eussions fait connaissance, mais non: j’ai passé une semaine avec un type victime du même accident cardiaque que moi et j’ai été infoutu de lui dire plus que des platitudes auxquelles il répondait comme en écho: « Que oui, c’est sûr, faut ce qu’y faut, c’est comme ça» deux vrais cons aussi taiseux que timides en apparence, sauf que celle-ci n’était sûrement qu’une fausse apparence.
    Jean -Paul a-t-il regretté que je ne fasse pas un pas de plus vers lui ? A-t-il été étonné du fait que pas un instant je n’allume la télé de mon côté ? M’a-t-il vu lire ou a-t-il entendu mes longues conversations pas taiseuses du tout ni timides malgré son casque ? Je n’en sais rien . Lui non plus n’a pas cherché à me faire parler, mais peut-être était-il, lui, un vrai timide, et peut-être regrette-t-Il lui aussi cette non rencontre puisque c’est lui qui a eu ce geste d’accolade qui m’a surpris et a suscité ma honte.
    Or celle-ci me dit quelque chose et peut-être est-cela seul qui compte à l’instant sous nos deux écrans de télé éteints ? Peut- être est-ce la Leçon du jour, pour parler comme un aumônier d'hosto ? Deux crises cardiaques qui feraient que deux vieux cons se parlassent ? Une vraie conquête de la médecine douce! En tout cas si l'on me renvoie un nouveau Jean-Paul de l'autre coté du paravent, pas que je le loupe !
     
    DE L’IMMUNITÉ. - La défense de notre immunité personnelle est mon thème plus actuel que jamais, qui prend sa source dans mon expérience particulière de l’intime, en totale opposition avec l’indifférenciation se développant comme un cancer par effet de meute.
    La meute m’apparaît aujourd’hui comme l’Ennemi par excellence, dont le langage s’est dégradé en abjecte jactance. Les réseaux dits sociaux, qui sont pour l’essentiel le contraire d’une société liée, sont devenus le lieu de la meute ennemie de toute intimité et de toute parole personnelle, mais c’est bel bien sur Facebook que je vais publier ces notes.
    Par intimité j’entends le noyau, dur et très doux à la fois, de la Personne, dont la majuscule suggère ici qu’elle nous englobe tous dans notre unicité personnelle.
     
    CRIS ET CHUCHOTEMENTS. - L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...
    Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.
     
    FÉBRILE. - Tout à coup, à 5 heures moins le quart, j’ai subi un accès de tremblements irrépressibles, assortis de claquements de dents. Le Service a mis beaucoup de temps à réagir, mais il me semble que la crise est passée. J’attends Madame Médecin pour une explication. Pic de fièvre à 18h, redescendu me semble-t-il à 20h. Revêtu le t-shirt que Lady L. m’a ramené de Hawaï. Plus envie ce soir de rien que de dormir.
    (Ce 7 décembre)
     
    DE QUOI RIRE. - Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique.
    Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .
     
    AUX URGENCES. - Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...
     
    FARCE. - Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater alors d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

  • Borges au ciel de La Pléiade

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    Le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) aurait eu 100 ans en 1999 lorsque parut, dans la Bibliothèque de La Pléiade, le deuxième et dernier volume de ses Œuvres complètes, accompagné d'un album illustré...
    Une étrange stèle de pierre se dresse au milieu du cimetière des rois, à Genève, qu'on dirait érigée à la mémoire de quelque conquérant nordique du fond des âges, et qui tient lieu de tombe à un grand écrivain argentin de ce siècle, époux tardif d'une semi-Japonaise, venu mourir en ces lieux («comme les vieux éléphants», disait-il en souriant) où il conservait de tendres souvenirs d'adolescence.
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    S'il n'avait point de sang viking dans les veines, Jorge Luis Borges, issu d'une double lignée de guerriers, rêva bel et bien d'une destinée épique («que les dieux m'ont refusée, précisait-il, sagement sans doute»), pour la vivre en imagination, «autour de sa chambre» puis dans le dédale de la tour de Babel livresque dont il devint le mythique arpenteur.
    Né à Buenos Aires le 24 août 1899, fils d'un avocat lettré frotté d'anarchisme philosophique, le jeune Borges déclara dès 1905 sa volonté de devenir écrivain, commença d'écrire à 7 ans, ébaucha en anglais un bref traité de mythologie grecque puis un drame imité de Cervantès, traduisit Le prince heureux d'Oscar Wilde à 9 ans tout en ne cessant d'explorer la bibliothèque paternelle riche de plusieurs milliers de volumes...
    Ce fut au début de la Grande Guerre que la famille Borges, voyageant en Europe, fut retenue à Genève, où l'adolescent étudia le français, reprit ses études au collège Calvin, y passa son baccalauréat, apprit tout seul l'allemand, fut déniaisé avec la bénédiction paternelle et ne cessa de fréquenter les salles de lecture, abordant en outre Rimbaud sous l'influence de son «frère» Maurice Abramowicz dont nous découvrons les lettres (inédites) qu'il lui adressa après son séjour genevois (de 1919 à 1921) dans le second volume des Œuvres complètes de La Pléiade.
    Une image corrigée
    C'est par la lecture de cette correspondance de jeunesse, au reste, que nous découvrons une nouvelle image de Borges, dont la figure est souvent guindée par l'histoire littéraire, ou
    réduite à celle d'un génie byzantin perdu dans son labyrinthe un peu glacé.
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    Mieux que d'autres commentateurs, Jean-Pierre Bernés, responsable de cette édition de La Pléiade (organisée du vivant de l'auteur et selon ses vœux), insiste d'ailleurs sur la dimension humaine du grand écrivain, qui va s'accentuant au fil des ans et rayonne aussi bien dans ce second volume. En ce qui concerne la jeunesse de Borges et ses contact avec la bohème littéraire espagnole, après l'exil forcé en Suisse, la lecture de sa correspondance, très vivante et parfois même cocasse dans les lettres à son «frère», se charge de plus de substance philosophique et artistique dans ses missives à Jacobo Sureda, mais frustre un peu le lecteur par sa minceur dans celles qui étaient adressées destinées au maître «ultraïste» Rafel Cansinos Assens et plus encore à celles adressées au grand Macedonio Fernandez. Du moins les notes additives nous permettent- elles de suivre le jeune homme dans ses pérégrinations et ses expériences.
    Retour au labyrinthe
    De l'humanité profonde de Borges, le déploiement de cette œuvre multiforme, qui englobe par excellence tous les genres et jusqu'aux «marges» de la préface ou du discours de circonstance, témoigne particulièrement dans ce deuxième volume, à côté de ces merveilles narratives avérées que sont Le rapport de Brodie ou Le livre de sable. L'expansion de l'œuvre est alors liée à celle de l'homme au milieu des années cinquante, après une période notablement assombrie par l' «idiotie» politique.
    Nommé directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires après être devenu aveugle (il célébrera la «magnifique ironie de Dieu» qui lui donne en même temps «les livres et la nuit»), Borges se fait de plus en plus simple et limpide dans son expression, comme on le voit ici dans L'auteur, dans Eloge de l'ombre ou dans L'or des tigres.
    Lui qu'un Gombrowicz voyait surtout faire de la «littérature sur la littérature», nous touche au contraire par sa façon de traverser l'esthétique en quête d'autres profondeurs, comme dans ses admirables pages sur la Divine Comédie, si limpides et si éclairantes.
    Mais il faudrait parler aussi de la «voix» sottovoce qui parcourt sa poésie, bien moins sophistiquée qu'on ne l'a dit, de ses inépuisables curiosités et de sa propension à déchiffrer le monde comme une vaste partition sans frontières spatiales ou temporelles, de son effort enfin de comprendre toutes les cultures, de son rêve d' «écrire un livre, un chapitre, une page, un paragraphe qui soit tout pour tous les hommes»...
    Jorge Luis Borges: Œuvres complètes II. Edition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Bernès. Gallimard. Bibliothèque de La Pléiade, 1524 p. L'Album de la Pléiade 1999, très richement lustré, vient également de paraître. Sa réalisation a té conduite par Jean-Pierre Bernés.

  • Le Temps accordé

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    221329394_10227151889729959_4847580578440707792_n.jpg(Lectures du monde, 2021)
     
    SENTINELLES. – Notre cher Philip ayant laissé, dans sa petite carrée de l’hôtel forestier où il a passé ses dernières années et où son cœur l’a finalement lâché pour de bon, au début de l’année, une quantité de livres témoignant notamment de son dernier intérêt militant pour les questions liées à la dégradation de l’environnement et aux cycles pandémiques, j’ai commencé, après les avoir classés, à lire hier soir l’un d’eux, intitulé Les sentinelles des pandémies, d’un anthropologue du nom de Frédéric Keck qui a enquêté pendant des années sur les recherches liant, sur trois territoires frontaliers de la Chine (Hong Kong, Taïwan et Singapour), des microbiologistes , des responsables de la santé publique, des vétérinaires et des observateurs d’oiseaux qui conjuguent leurs efforts de capter et coordonner les signes des sentinelles animales détectant l’apparition des maladies infectieuses.
     
    L’idée centrale du chercheur en question est que le paradigme nouveau de la réflexion et de l’action qui en découle devrait être la préparation, plus encore que la prévention; et la préparation incluant un retour à une forme de «collaboration» entre humains et animaux qui existait au temps des chasseurs-cueilleurs, mais qui devrait être repensée et relancée par un nouvel effort d’imagination – il insiste aussi sur cette composante créatrice de l’imagination dans l’approche des probables catastrophes à venir. Bref, je vais m’efforcer de lire ce «rapport» en poursuivant ma lecture du dernier essai de Michel Serres consacré à un autre aspect des relations entre bipèdes et animaux, à la lumière des fables de La Fontaine…
    Dans l’immédiat, ce que me plaît dans ce livre est qu’il s’en tient à des faits observés sur le terrain et progresse à l’écart des discours idéologiques en cours « sur le climat », où je retrouve l’inquiétude majeure et combien légitime de ceux-là qui sont eux, aussi, ou ont été, des sentinelles et je pense à Thoreau, à Jim Harrison et à Annie Dillard, au vieux Theodore Monod et à tant d’autres… (Ce lundi 19 juillet)
     
    MISE EN SCÈNE. - En poursuivant ma troisième lecture des Illusions perdues, je découvre une composante qui m'avait échappé jusque-là, qui relève à la fois du théâtre et du cinéma, ou plus précisément de la mise en scène, avec une occupation de l'espace par le mouvement des personnages et le dialogue d'autant plus surprenants, si l'on y regarde de près, qu'ils semblent d'une totale fluidité et d'un parfait naturel.
    À cet égard, l'entrée de Lucien de Rubempré dans le cercle des journalistes et des littérateurs en vue, des mondains et des belles actrices, avant, pendant et après la rédaction de son brillantissime premier papier, qui lui vaudra la jalousie non moins immédiate de ses initiateurs, est une suite de scènes-séquences magistralement agencées - et probablement "à l'instinct"...
     
    ALERTES. – Sans lien apparent avec un rêve morbide de la nuit dernière, soudain ma vue se disloque le temps de quelques minutes, mais assez pour me faire vaciller devant la fenêtre ouverte et voir tout à coup deux fenêtres non alignées, comme décalées en diagonale, comme deux tableaux disjoints, à la fois semblables et dédoublés et comme une douleur dans l’œil ou dans les deux yeux couplés l’un à l’autre je ne sais trop comment, donc je m’assieds, je reste immobile, puis je me lève et je marche de travers jusque vers Lady L. qui me dit comme ça que « c'est peut-être les écrans » alors que je ne m’y suis guère collé ce matin, et bientôt la vision « normale » me revient, mais l’impression de dislocation me reste, comme me reste la sensation du rêve de cette fin de nuit où je me voyais «passer», etc. (Ce mardi 20 juillet)
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    BONTÉ DE BALZAC. – J’y ai pensé ce matin en marchant le long du Grand Canal, voyant de loin le clocher de la petite église blanche de Noville qui me rappelle à tout coup l’église de Combray en plus modeste, j’ai pensé à cette qualité d’extrême et bienveillante attention que Balzac porte à tous ses personnages, et je trouve ce soir confirmation de mon sentiment en lisant le portrait si délicat que Lamartine fait d’abord de ce type trapu, carré, massif, à cou de taureau et trop long pif, mais d’une lourdeur à la fois légère et mobile, volubile autant de la voix que du geste et parlant sans cesse mais sans cesser de s’adresser personnellement à son interlocuteur au lieu de s’écouter, puis le portrait se précise , de plus en plus proche, et finit par le regard, les yeux à l’éclat et à la vivacité maintes fois remarqués et enfin cette aura de bonté que Lamartine souligne avec une sympathie particulière et qui rejoint la bonté de celui que j’appelle The Good Will...
     

  • Le Temps accordé

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    (Lecture du monde, 2021)
     
    BONS GÉNIES. – Peu après minuit, après avoir visionné, sur Youtube, un film japonais singulier où il était question de l’adoption d’un petit orphelin par une famille richissime dont le fils, à peu près du même âge que celui du garçon adopté, fait de celui-ci un jouet et plus tard un valet et quasiment un esclave affectif et sensuel, j’ai acquis d’un clic, et pour 5 euros, la version numérique de Trois maîtres, l’essai de Stefan Zweig consacré à Balzac, Dickens et Dostoïevski dont la première partie m’a immédiatement saisi par sa vista historique à large vue (où il établit le parallèle entre la saga napoléonienne et l’émergence de la volonté de puissance chez le jeune Honoré), sa pénétration psychologique, sa capacité de synthèse et plus encore la puissance de son souffle dans son évocation de la tornade balzacienne.
    Et moi qui, jusque récemment, ne voyait en Zweig qu’un littérateur besicleux à petite moustache, produit typique de la Mitteleuropa viennoise fatiguée, alors que je découvre un peintre social à fresque et un poète des sentiments et de la pensée d’une qualité d’intuition exceptionnelle et d’un savoir ébouriffant ; et le début des pages consacrées à Dickens m’a tout autant touché, dans un tonalité complètement différente, intime et quasi «familiale», qui va m’y faire revenir tantôt ( Ce samedi 17 juillet )
     
    PETITE TOMBE. – Ayant voituré ma bonne amie chez nos Américains, à Châtel-Saint-Denis, et cheminant ensuite avec mon escort dog dans un vaste alpage bordé de forêts, j’avise de loin, à la lisière d’un bois, un petit mausolée dont je découvre en m’en approchant, qu’il est dédié à un jeune Cédric dont la photo encadrée jouxte un texte d’un certain Johnny qui rend hommage à l’ami toujours souriant et parti trop tôt. Quant aux détails de cette mort prématurée (les dates précisées fixent celle-ci à l’âge de dix-huit ans), mystère, et je n’ai pas envie d’en savoir plus, comme s’il fallait préserver l’intimité de Cédric en ce lieu dont il émane un sorte de douloureuse magie.
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    AVEC VUE SUR LE LAC. – Il y a plus de soixante ans que je n’étais pas revenu en ces lieux préalpins où nous montions skier en famille, empilés dans notre première VW bleu ciel, et je ne suis pas sûr de raffoler de la transformation de la petite station des Paccots de jadis, aux quelques chalets et auberges où l’on servait l’Assiette du Skieur, en zone super-urbanisée, mais je pousse une pointe, trois cents mètres plus haut, jusqu’à la terrasse de l’auberge du lac des Joncs pour y retrouver, malgré les dîneurs et le vent menaçant d’arracher les parasols, un hâvre de paix qui me rappelle, marchant le long du tout petit lac vert sombre serti dans la verdure, le lago delle Streghe, au Devero, dont j’ai fait l’une de mes peintures que je préfère - image de recueillement intime et de mystère latent ; et là je songe à la fragilité de notre vie partagée de ces jours, où nous ménageons nos dernières forces, à l’embellie relative vécue par Lady L. depuis hier et à la chance que nous avons d’être entourés, comme ces eaux par les grands arbres, par tant de présences aimantes, tant de gestes bienveillants, tant de voix amies nous permettant d’affronter les horreurs de la maladie…
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    TRICOTS. – Dans leur duplex lumineux donnant sur le haut plateau industrialisé et les croupes vertes des Préalpes fribourgeoises, je retrouve nos Américains et ma douce qui s’est remise au tricot à l’instar de notre fille aînée qui, forte de ses deux licences de lettres en espagnol et en arabe, achève à l’instant une paire de jolies petites mitaines à moires argentées que Lady L. pourra chausser à l’intérieur de ses énormes moufles bleues à poches de glace destinées à calmer les onglées veineuses que provoque la chimiothérapie
     
    L’INCONCEVABLE. – Il y a plus de deux ans de ça, un quidam écrivait, dans le courrier des lecteurs de 24 Heures, qu’il fallait impérativement que le gouvernement fédéral «arrête la Suisse» pour des raisons sanitaires, et cela me parut aussi énorme qu’irréalisable, mais c’est bel et bien ce qui s’est passé ensuite, en tout cas en partie : le Conseil fédéral s’est arrogé le droit, par devoir urgent et sans consulter le Parlement, d’arrêter une partie de l’économie du pays, de fermer les hôtels et tous les lieux de rencontre ou d’échanges collectifs tels que les cafés ou les théâtres, les boîtes de nuit et les écoles, les bureaux et même les librairies et les chantiers à ciel ouvert, sans provoquer la moindre émeute, au point que d’aucuns ont parlé de soumission grégaire et même de veulerie; mais nous avons coupé au couvre-feu à la française et à la chasse aux sorcières, nous disons-nous pour ne pas déchoir tout à fait, sans que nous comprenions pour autant aujourd’hui encore, me semble-t-il, ce qui nous est réellement arrivé…
    D’une façon presque analogue, ma bonne amie et moi, autant que notre proche entourage, n’avons pas encore réalisé que ce qui nous est tombé dessus, ordinairement réservé aux autres, comme on croyait naguère que les grandes épidémies ne concernaient que les pays lointains, aux extrêmes insalubres de l’Orient ou du Sud, puisse nous arriver à nous, ici et maintenant…
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    ROMAN D’UNE VIE. – Au terme de ma lecture de la biographie de Balzac par Stefan Zweig, qui l’a occupé pendant des longues années et qu’il n’a pas complètement achevé – ce qui ne se voit d’ailleurs pas du tout -, j’ai en tête un extraordinaire récit romanesque qui a été en somme « écrit » et subi par son protagoniste lui-même, artisan principal de toutes ses tribulations financières et autres « malheurs », lesquels ont paradoxalement coïncidé avec les périodes les plus fécondes du romancier, Zweig démêlant admirablement en outre l’embrouillamini de ses relations sociales ou sentimentales, particulièrement entortillé en ce qui concerne le feuilleton de Madame de Hanska que son soupirant exalté abreuve d’un roman parallèle d’une mythomanie extravagante.
    Lucide à l’extrême, et rendant justice en partie à la grande dame à la fois flattée par l’hommage du génie et toujours condescendante en son snobisme de classe, Zweig n’est pas dupe de la comédie que se jouent les deux personnages, et sa défense de la mère de Balzac, dont il n’est pas dupe non plus du double jeu, relève de la même subtilité psychologique.
    Mais pour l’essentiel, s’il voit les petitesses du cher homme, ses monomanies délirantes et ses obsessions récurrentes, c’est à la hauteur où, à peu près seul, Victor Hugo situait son pair et ami (le bouleversant hommage final cité in extenso), que l’écrivain autrichien replace celui qu’il considère, avec Dickens et Dostoïevski, comme l’un des trois seuls grands romanciers du XIXe siècle à dimension vraiment universelle.
     
    RATÉS DE l’ENSEIGNEMENT. – À Lady L. qui me disait, ce matin, qu’elle avait détesté les lectures scolaires de Balzac, jamais introduites par le prof et réduites au statut de devoirs de vacances, je réponds que ne pas présenter un tel écrivain, le personnage et son œuvre, à des jeunes gens sans expérience, relève d’un défaut d’enseignement largement partagé, mornement conforme à un « programme » inamovible où la passion ne peut-être qu’individuelle et d’exception, et comment jeter la pierre à ces enseignants alors même qu’un lettré aussi éminent qu’Henri Guillemin déclare, de son côté, que la lecture de Balzac l’a toujours « fait crever » ?
    En ce qui me concerne, je ne crois pas qu’aucun enseignant ne m’ait jamais fait aimer Balzac, dont j’ai lu Le père Goriot et La peau de chagrin dans mon coin à l’adolescence, Le chef-d’œuvre inconnu et Illusions perdues dans ma vingtaine, Seraphita sur le conseil de Pierre Gripari et Eugénie Grandet lorsque Dimitri m’a offert les vingt volumes de la Pléiade récupérés de la bibliothèque de Caraco pour me payer de je ne sais plus quel travail, Illusions perdues bis en 1999 et tout le premier volume de la collection Omnibus que j’ai repris depuis mars dernier, donc la septantaine passée, pour avoir enfin l’impression de tout capter de ce que je lis…
     
    AU COMPTEUR. – Si je fais le compte des pages de mes carnets réunies sous le titre de Lectures du monde en cinq volumes publiés à ce jour, de L’Ambassade du papillon (en 2000) à L’échappée libre, en 2017, j’en arrive à un total d’un peu moins de 2000 pages, à quoi s’ajouteront 350 pages avec Mémoire vive et les 300 autres pages actuellement écrites du Temps imparti, qui en comptera peut-être le double si je survis encore un peu.
    En attendant je vois ça comme en perspective cavalière : ces Lectures du monde, de 1972 à 2022 (je touche du bois) constituent, plutôt qu’un journal linéaire, une chronique modulée par un montage particulier, et ce dès Les Passions partagées, qui fait alterner les parties datées (reproduites en italiques) et les fragments thématiques.
    Untel m’a reproché de briser ainsi la suite mélodique du journal d’écrivain ordinaire, dont un Amiel ou un Léautaud sont les meilleure exemples, mais justement je tenais à cette rupture, qui procède des scansions et secousses de la vie même, avec changements de ton et contrepoint passant de l’intime à l’extime, cette pratique me rapprochant plutôt des collages d’un Max Frisch ou, plus fondamentalement, des « feuilles tombées » d’un Vassili Rozanov ou du « carnet de bord » morcelé d’une Annie Dillard captant ombres et lumières avec son incomparable limpidité, poids du monde et chant du monde, etc. (Ce dimanche 18 juillet)
    PeintureJLK: Lago delle Streghe, al Devero.

  • Mémoire vive

     
    (Lectures du monde, 2019)
    Zermatt, on the roof, ce jeudi 23 mai. – Je me trouve à l’instant sur le toit du Charm-Inn, à cinquante mètre de l’église de Zermatt, avec vue sur le Cervin et dans le fracas continu des rotations d’hélicos au travail. Les chantiers lourds étant ici interdits pendant la haute saison, les gars du bâtiment se défoncent; et moi aussi je turbine à la révision, avant son envoi à Guillaume, de mon pamphlet intitulé Nous sommes tous des zombies sympas – à vrai dire plutôt libelle que pamphlet pour sa tournure de joyeux poème assassin.
    Je peinais hier, grinçant des rotules, à remonter la Bahnhofstrasse rutilante de marques à fric, top de la globalisation et conservant pourtant certains traits de vrai vieux bois sous son maquillage de pute, me rappelant en souriant jaune nos corps glorieux de jeunes dieux solaires, il y a cinquante ans de ça, à l’étape de la Haute Route…
     
    PESANTEUR ET GRÂCE. – La pesanteur nous fera tous tomber de hauteurs diverses, me dis-je en revenant une fois de plus au petit cimetière des dérochés du Cervin, mais je me rappelle aussi, avec Simone Weil, que nous pouvons tomber vers le haut sous l’effet d’une grâce méritée ou accordée Dieu sait pourquoi.
    Mais au vrai, que savons-nous ? Je me le demande en lisant Les impardonnables de Cristina Campo, découverte par Guillaume auquel j’ai fait découvrir La Trahison de Zagajewski, et tout à l’heure je lui ferai signe via FACEBOOK de la cafète high tech du petit Cervin, 3883 mètres au-dessus des déchets marins, pour lui réitérer mon affectueuse reconnaissance.
     
    Wuppertal, ce mercredi 6 juin. – Ce n’est pas sur un coup de tête mais un mouvement conjoint du cœur et de l’esprit, et du corps et de l’âme aussi que je me suis décidé l’autre jour à me taper 1500 bornes aller-retour, pour la Beauté que ç’a été ce soir avec la création d’Eros Athanatos de mon cher Aliocha, retrouvé après quarante ans – il en avait onze quand j’ai aimé la Sarrasine sa mère – et dans la musique duquel il m’a semblé véritablement pénétrer, physiquement et émotionnellement, jusqu’au bord des larmes, entre exultation dionysiaque et chocs des contraires, toute douceur et soudain fracas, violoncelle et piano magistralement tenus par Capuçon et Thibaudet, merveille pure sous les dorures de la Stadthalle de cette ville déclarée rasée au soir du bombardement du 29 au 30 juin 1943 - et voilà ce que les artistes répondent.
     
    PERFECTION. – Il n’y a pas un atome de place, dans la musique, pas plus que dans le seul vrai style éternellement neuf, pour la moindre tricherie, et le rôle de la seule vraie critique, exigible en chacun et accessible à tous, ne tient qu’à cela : distinguer ce qui est de la triche et ce qui n’en est pas.
     
    À La Désirade, ce 14 juin 2019. – Je passe aujourd’hui le cap de mes 72 ans, au même jour de la naissance d’Ernesto Guevara, dit le Che, et que la grève des femmes en Suisse démocratique non moins qu’inégalitaire à cet égard, mais cette date ne serait rien sans la tendresse, incommensurable, qui touche aux quatre instances du Corps et du Cœur, de l’Esprit et de l’Âme, toutes liées à la seule Lady L. et dont ce journal ne dira rien que par allusions.
    De notre infante Number One, ces jours présente avant son retour définitif de San Diego, je reçois un patchwork mirifique modulant à sa façon le chant du monde, et demain Number Two donnera vie à son second enfant – ainsi mes trois grâces ne cessent-elles d’alléger ma pesanteur, etc.
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    COMPARTIMENTS. - Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 (le peintre a donc 89 ans) est explicite à cet égard.
    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, celui d’une loge de théâtre, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf.
    L’apparition compartimentée est celle d’un voyageur au profil difficile à identifier. S’agit-il d’un jeune pirate ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de celui ou celle qui regarde, elle ou lui compartimentés à leur tour par leur seul regard.
     
    MÉLANCOLIE. - Repris ce matin mes Riches Heures . Sacré bouquin. Qui me rappelle l’injustice de Dimitri ne m’en disant pas un mot. Pauvre Dimitri, qui a perdu son aura. Et que je ne juge pas pour autant. « Tu ne sais pas à quel point je suis mauvais », a-t-il dit un jour à Slobodan Despot. qui ne l’a sûrement pas inventé ; et de fait je l’ai vu devenir de plus en plus mauvais après nos retrouvailles dont j’espérais tant, et notre fille Sophie, travaillant auprès de lui, a fini elle aussi par le fuir comme on fuit un démon. Quant à moi j’ai trouvé en Pierre-Guillaume, l’interlocuteur idéal qu’à représenté Dimitri jusqu’à la guerre, après quoi tout s’est gâté dès l’apparition du même Slobodan, etc. (À La Désirade, ce mardi 16 juillet)
     
    BON RETOUR. – De mon nouvel ami Pierre Mari, je reçois cette lettre consacrée à mon libelle : « Cher Jean-Louis, il ne fallait pas désespérer : avec moi, grand lecteur de Rabelais, « tout vient à poinct à qui sçayt attendre ».
    Je viens d'achever la belle et forte conclusion de ton livre. (…) J'ai lu ton ouvrage comme j'aurais dégusté un excellent repas accompagné d'un grand cru. Je ne trouve pas mieux, pour l'instant, comme métaphore. Et si je peux me permettre une seconde métaphore culinaire (il me semble, et tu me diras ce que tu en penses, que celle-ci rapproche nos deux textes) : j'ai l'impression que tu as procédé avec une broche aussi acérée que pénétrante pour enfiler les quartiers de viande les plus divers et parfois les plus éloignés. L'unité de ton livre est dans la broche, si je puis dire ! Ainsi tu embroches l'art contemporain, la mondialisation, la poésie, la farce sociale, la technologie délirante, la paresse insondable des schémas intellectuels, etc. Je ne saurais te dire à quel point je me suis retrouvé dans cette réjouissante et féroce cuisine ! Par exemple, la « pitoyable jobardise des intellectuels parisiens » (avec l'invocation de Simon Leys, dont il faut réactiver le souvenir, tant il fut prémonitoire et bouleversant), la distinction fort salubre que tu rappelles entre écrivain, écriveur et écrivant (j'y adhère sans l'ombre d'une réserve, cela va de soi, surtout par les temps des confusionnisme qui nous happent), les « fripouilles abjectes du marché de l'art mondialisé » (ce genre de propos devient de plus en plus difficile à tenir dans les dîners - que je fréquente fort peu, rassure-toi - tant la crainte du procès en obscurantisme tétanise les esprits même les plus déliés), et puis naturellement ce « petit théâtre de marionnettes sociales » où l'on croise à plusieurs reprises, et pour notre plus grand plaisir de bouche, la Douairière, le Glandeur, le Tatoué, et autres personnages satellisés autour du Grand Quotidien. J'adore également (et tu me permettras ce petit accès de jalousie, car j'aurais aimé être l'auteur de la formule) ton « compost égalitaire final », qui trouve très justement sa place dans les toutes dernières pages (…) P.S. Je me rends compte que je n'ai rien dit, dans les lignes qui précèdent, de la tonalité du livre: une férocité goguenarde entrelardée de beaucoup d'accès de tendresse et de nostalgie. On se dit, en achevant le livre, que le registre était celui qui convenait au propos. Ce n'est pas toujours le cas avec les livres contemporains, qui pèchent le plus souvent par une navrante absence de grâce ».
     
    FACTOTUM. - Buddha le népalais débarque ce matin pour nous aider alentour, le physique flamboyant tandis que je me traîne sur mes guibolles, et moins d’une heure après son arrivée la pente d’herbe surplombant la terrasse est nettoyée, olé. (Ce mardi 23 juillet)
     
    COMPÈRE. - Je reprends ce matin la lecture du Journal de Jules Renard, que je lis et relis depuis une cinquantaine d’années, cher compagnon au sourire dans les larmes – et tout à coup je me rappelle que, dans notre enfance, nous avons joué des scènes de Poil de Carotte, mais le Journal aura jeté un autre pont entre nos champs et les forêts où je poursuivais mes lectures solitaires, et la ville où il fallait bien aller…
     
    ALERTE. - Lendemain de crise cardio-vasculaire nocturne, qui m’a terrassé à deux heures du matin, littéralement jeté au sol où je suis resté une heure les pieds en l’air et cisaillé par de violentes douleurs lombaires, craignant l’attaque cardiaque que je pressentais plus ou moins ces derniers jours, et même, à un moment donné, sûr que j’allais y rester, et puis non : ce n’était pas le moment pour ce pauvre cœur de me lâcher, et quand j’écris cœur je pense corps car j’ai eu la sensation que mon corps me submergeais et que j’allais pour ainsi dire le vomir. Or je le prends comme un avertissement, et je vais tâcher ces prochains jours de ménager l’animal avant de consulter. (Ce jeudi 8 août).
     
    DE LA POÉSIE. - Je constate de plus en plus que peu, très peu de poètes me parlent, et que sur ce peu de poètes que très peu de leurs poèmes me touchent. Or je sais très exactement ce qui me touche, ou plutôt je le sens, assez infailliblement si je n’écoute que mon oreille…