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Livre - Page 32

  • Le Grand Tour


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    25. Saison basse en France moyenne
    On se dit d'abord que tout ça n'a pas de sens. Au réveil, dans la froide lucidité d'avant l'aube, on s'est dit que ça ne rimait à rien de repartir. Et pourquoi faire ? Le froid et la pluie ne sont-ils pas partout pareils, les routes dangereuses, les autoroutes toutes semblables avec leurs aires de rien?
    À quoi bon par conséquent ? N'est-on pas ici mieux que partout, entre le feu et les oiseaux, le ciel sur le lac et la première neige sur les monts d'en face ?
    Voilà ce qu'on s'est dit pour commencer, après quoi le jour s'est levé sur les valises toutes bien faites par la Bonne Amie, tout le barda bien arrimé et la roulante du chien Scoop, les sabretaches aux cartes appelant le territoire, et c'était parti - la vie nous reprenait au corps et toutes ses curiosités d'autres lieux et d'autres gens - c'était le moment, quoi, de se bouger !
    On n'a pas eu à le regretter. De Dieu quand même que le monde est beau, s'est-on dit ensuite, passé le premier virage de la route dévalant des monts d'où le dernier des crétins arrivant en face à toute blinde nous aura ratés de peu, mais de là-haut déjà se déployait la haute lice flamboyante des vignobles de Lavaux tissée d'or et de pourpre, que nous avons traversée d'une traite de route en autoroute jusqu'au Jura et au-delà tandis que je lisais, pour nous deux, l'étrange histoire de Louisa, dans la nouvelle Emportés d'Alice Munro, première des Open secrets mal traduits par Secrets de polichinelle, où il est question des errances et aberrances de l'amour...
    Entretemps les noms magiques s'étaient succédé le long des autoroutes puis des routes de Bourgogne, et voici que celui de Paray-le-Monial imposait une étape sous les grandes arches romanes fameuses jusqu'à Rome en suite de diverses apparitions ménagées à Sainte Marie Alacoque par Notre Seigneur lui confiant des messages persos à l'insu de son entourage; puis une autre apparition nous attendait un peu plus loin et plus haut, par delà le flamboiement d'or et de pourpre des vignobles de Pouilly & Fuissé, le long d'une route montueuse débouchant sur les collines du Morvan soudain irradiées par le soleil couchant.
    De Dieu la rivière au premier plan de boue chocolatée, l'irrépressible montée des verts moirés de noir des pacages couturés de haies et semés de petits boeufs blancs du Charolais - de Dieu la beauté de tout ça !
    Or le jour déclinait, comme la saison, et de fait la saison était au point mort à Saint-Honoré-les-Bains, coeur du Morvan aux belles demeures genre châteaux bourgeois soupirant derrière leurs volets clos ou leurs rideaux à lourdes paupières; et même point de rideaux, point de vitres non plus, rien que du vide cramé sur les hautes parois décaties de l'immense Hôtel du Parc, vaisseau de la Belle Epoque à l'abandon - mais juste en face se trouvait ce havre de bonne vie à l'enseigne de La Noiselée où nous attendaient une chambre claire et l'hôtelier disert, ancien maton de prison recyclé Maître gourmand.
    Alors lui, toute la soirée, de nous raconter les lieux et les gens de l'antique station des thermes romains recyclée de génération en génération par les clans locaux se mordant le museau, toute une France de province ressemblant si fort à tous le cantons de notre vieille Europe, et de nous régaler d'escargots bourguignons et de nous arroser de vins des coteaux circonvoisins...
    On sourit en se rappelant la notion quelque peu solennelle de pays réel forgée au début du siècle passé (le XXe siècle, n'est-ce pas...) par certains nationalistes français, comme si la réalité des choses et des gens devait être requalifiée par les mots de l'idéologie.
    Or, traverser la France des gens et des choses dans une voiture japonaise, alors que les Chinois débarquent un peu partout et que les Américains se posent en juges universels sur des bases d'argent, de pouvoir militaire et de morale à la petite semaine, est une bonne façon de revenir au réel du pays de France à nul autre pareil.
    Toute une soirée durant, avant-hier à Saint Honoré-les-Bains, nous trouvant seuls clients de l'épatant hôtel de La Noiselée, entre saison de cure et saison de chasse, l'hôtelier chaleureux nous a entretenus, en bon Français, des sempiternels défauts des Français, de sa géniale chatte Fripouille aux mimiques de star de cinéma et qui lui fut dérobée un jour par on ne saura jamais qui, des grandes familles du lieu à la fois divisées entre elles et soudées par leur commune résistance à toute ingérence étrangère (leur refus d'intégrer un certain François Mitterrand à certaine époque), de la chasse au sanglier ou de la tradition d'accueil des nourrices du Morvan qui explique que tant de Parisiens haut placés restent attachés à ces terres...
    Notre hôte, débarquant de Dijon, n'a pas eu moins de peine à se faire admettre des bourgeois de Saint Honoré que n'importe quel étranger en rencontrerait s'il s'avisait d'affronter les vieilles tribus hôtelières de Zermatt, mais son accueil à lui fait la différence, et sa cuisine aussi, son intelligence de la relation humaine - tout cela qui ne saurait se formater par les temps qui courent.
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    Le nom de Nevers chante à la mémoire, on se rappelle le nom d'Elle, dans Hiroshima mon amour ou La duchesse aux yeux verts de Dumas, et l'on est d'autant plus étonné de constater, en compulsant le Guide bleu, que nulle allusion, pas la moindre n'est faite au bombardement des Alliés, en juillet 1944, visant les dépôts ferroviaires de la ville et qui détruisit en bonne partie la cathédrale Saint Cyr-Sainte Juliette, qui reste aujourd'hui encore en chantier malgré la reconstruction et l'ajout de vitraux contemporains remplaçant les anciens, soufflés, entre autres "dommages collatéraux". Bref, ledit Guide bleu, parfois utile en ceci ou en cela, montre décidément ses limites, ici au bord du déni de mémoire...
    °°°
    De la pierre de Bourgogne au tuffeau d'Anjou dans lequel, le long de la Loire, avant et après Montsoreau se découvrent de ravissants villages à parties troglodytes, l'on effeuille les couleurs du pays réel comme sur un nuancier délicat et changeant, qui se prolonge sur les toits et par la forme des maisons, entre bocage bourguignon, forêts domaniales immenses aux demeures secrètes (on pense au Grand Meaulnes en traversant la Sololgne) et flamboiements dorés des vignes de Seuilly, où révérence s'imposait à La Devinière de l'insupérable Alcofribas Nasier, dit Rabelais.
    Telle est la France, un peu cafardeuse le soir dans les petits bourgs, à croire que la culture des cafés s'est perdue, et qu'on retrouve bien vivante et gouleyante à l'étape, au bord du Louet, devant telle table gargantueuse à souhait...
    °°°
    C'est une expérience étrange, et parfois révélatrice, que de voyager en saison dite basse. On est alors comme dans un théâtre désert. Ou comme en coulisses. Mais avec un regard neuf sur le décor et les quelques gens qui restent là...
    Ce matin, ainsi, nous restions seuls dans le château de Pélavé, à Noirmoutier, dont nous étions les derniers clients avant sa fermeture. Confiant comme pas deux, sur la seule foi de nos accointances découvertes depuis la veille à peine (une commune expérience de l'enseignement, découverte par ma bonne amie, et notre passion partagée pour la littérature et le non-conformisme), le fringant maître des lieux, Gérard Beaupère, nous avait laissés seuls en son majestueux logis, étant occupé dans la journée et nous priant juste de fermer l'hôtel à sa place...
    Une fielleuse appréciation découverte sur Tripadvisor, réceptacle internautique des avis portés sur les auberges du monde entier, a beau décrier le château de Pélavé et son hôtelier hors norme: nous avons rencontré, sous son premier abord un rien bourru, la moustache en bataille et le verbe très libre, un honnête homme chaleureux régnant sur une maison remarquable, au milieu d'un grand parc, sous des arbres immenses et d'un confort parfait malgré l'absence de tout élévateur mécanique - rédhibitoire pour d'aucuns.
    Mais tout de même: un hôtelier qui vous laisse fermer sa maison sans vous connaître depuis plus de deux jours, après vous avoir dit son impatience de se mettre enfin à écrire, non comme tout le monde mais au moins aussi bien que Chateaubriand, Voltaire ou Victor Hugo: vous ne le trouverez pas en option de n'importe quel voyage organisé...
    °°°
    Et puis c'est par Gérard Beaupère, aussi, que nous est venue l'idée de faire escale, après Noirmoutier, dans le marais poitevin où nous sommes arrivés en fin d'après-midi après deux heures d'autoroute meublées par la lecture d'une extravagante nouvelle d'Alice Munro, La vierge albanaise, et ensuite par le constat décidément consterné, amorcé depuis le début de notre traversée des arrière-pays de France, du fait que le bistrot de village, le troquet de bourg, le café de bourgade s'y fait de plus en plus rare.
    De Coulon où nous avons d'abord débarqué, y ayant réservé une chambre en bord de rivière, à Niort la ville la plus proche: rien qui ressemble à ce qu'on puisse dire un café, pas un troquet, pas un bistrot ! Et tant de volets fermés sur la rue. Mais par Gargantua qu'arrive-t-il donc aux Français ? nous sommes-nous demandés, jusqu'à repérer, enfin, ce bar-tabac à journaux enfin accueillant où nous avons pu nous désaltérer en prenant connaissance des nouvelles de la région et de ce titre d'abord en tête d'une page de La Nouvelle République: Un cheval tombe dans une piscine...
    Il y a quelque mélancolie, ces jours, autant que dans les rues quasi désertes du bourg charmant de Coulon: le long des berges dont les barques alignées pour le parcours des petits canaux du marais poitevin attendent le retour des beaux jours et les foules processionnaires de visiteurs impatients de se laisser glisser dans les multiples bras de ce labyrinthe de verdure.
    En passant, nous n'avons pas moins été sensibles à la beauté du lieu, au silence le long de la rivière, aux reflets limpides des arbres dans les barques reposant parfois sous l'eau, à l'empressement enfin du jeune patron de La Pigouille, tout à côté, à nous servir de l'anguille grillée arrosée d'un bon vin de pays au ton de rubis...
    C'était un samedi soir, mon Admirable Compagne (formule lénifiante des gendelettres dont je n'use qu'avec ironie) nous avait réservé par la Toile une chambre à l'hôtel Le Bosquet aux Ponts de Cé, tout près d'Angers, où nous nous pointâmes à cinq heures du soir pour tomber sur une porte close. Point de lumière ni trace de la moindre présence. Mauvais signe. Mais une pancarte annonçait: "La réception s'ouvre à 18h". Et au téléphone une voix se voulant rassurante: "Pierre arrive ! Nous finissons les courses..."
    Un hôtel, bien noté pour sa table, qui "fait ses courses" un samedi soir à 17heures, voilà qui eût pu nous inquiéter, voire nous impatienter après une journée plus que remplie de belles découvertes, du marché matinal de Blois à la descente de la Loire via Chenonceaux et La Devinière de Rabelais, les coteaux d'Anjou, Montsoreau et les tapeurs de pommes des caves creusées dans le tuf du même beau blanc crémeux que les petits bourgs se succédant - nous aurions pu faire aussi grise mine qu'aux quelques ondées du jour, mais non: Pierre arrivait bel et bien sur sa pétarelle, suivi bientôt d'autres jeunes gens affables au possible, puis du chef Régis LeGain, et deux heures plus tard tout un monde de dîneurs débonnaires se régalaient de concert - et ce soir tel vin d'Anjou nous parut le plus pur nectar...
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    À vrai dire nous sommes assez peu "gastro", ma bonne amie et moi: guère portés sur les cumuls de toques ou d'étoiles, mais les bonnes choses de la table nous semblent participer de l'âme d'un pays autant que ses belles personnes ou que toute forme d'art ou d'artisanat exprimant son fonds de Qualité comme un savoir-être par savoir-faire.
    Et quelle plus belle et bonne manifestation, alors, de cette Qualité, que la Tapisserie de l'Apocalypse de Jean de Bruges et de cent mains tisserandes anonymes, exposée au formidable Château d'Angers, et déployant son extraordinaire bande dessinée où tous les effrois et les douleurs d'un siècle de guerre et de peste, de famine et de massacres, se mêlent aux appels à l'espérance et au recours à la grâce ?
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    L'accueil d'un hôtelier à La Noiselée, l'art d'un jeune chef décidé à redorer le blason d'un établissement sur le déclin, la lumière éperdue d'un sourire de reconnaissance sur le visage d'un mendiant le dimanche matin, et cette tenture arrachée à l'oubli des siècles et nous montrant le pire et le meilleur de l'homme - voici ce que nous cherchons, en somme, qui participe peu ou prou de la Qualité.
    Or nous nous sommes retrouvés, ce soir, dans un décor à la Simenon, le long d'une digue de Noirmoutier, entre pacages à fleur d'eau et hauts fonds découverts par la marée basse où s'alignaient bateaux vivants et morts.
    Dans la lumière orange voilée de bruine, le clocher de Saint Philbert m'a évoqué un instant celui de Combray, quelque part dans notre mémoire à tous; enfin sur le fond gris de l'eau et du ciel, juste là, le temps d'une immobile station, rien qu'un instant: ce trait d'encre plus foncé, ce pur hiéroglyphe d'un héron cendré.
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    Au fil des jours, en voyage, il nous arrive de passer par des moments de flottement, et c'est ainsi qu'hier, sans se l'expliquer, ma bonne amie s'est sentie comme désemparée, un peu perdue, sans repères, se demandant en somme ce que nous faisions là, plutôt qu'ailleurs, me le disant et sans me surprendre du tout vu que je me le demande à tout coup, moi aussi, et pas seulement en voyage: ce que je fiche là - à vrai dire je me le demande tous les matins sans en parler à quiconque, et puis la vie reprend son cours...
    Et de fait il suffit d'en parler: le seul mouvement de recul consistant à se voir comme de l'extérieur, ou de partager son doute avec son compagnon de vie ou de voyage, et c'est reparti: tout se remet en place. Pas plus tard que cet après-midi, sur l'autoroute de Saintes à Bordeaux, j'ai d'ailleurs retrouvé la mention de cette double expérience, du doute et de son dépassement, au tout début de L'Usage du monde dont je nous faisais la lecture à haute voix, lorsque Nicolas Bouvier, rejoignant Thierry Vernet à Belgrade, en juillet 1954, pour se lancer dans le grand périple qu'ils sont censés vivre deux ans durant - l'écrivain voit son ami peintre hésiter, paniquant devant l'énormité du projet, prêt un instant à tout plaquer, et puis non: risquons le coup...
     
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    Notre projet à nous ne comporte aucun risque à vrai dire: nous avons choisi, simplement, de partir quelque temps à travers la France, l'Espagne et le Portugal, sans autre intention que de parcourir et découvrir des lieux encore inconnus, au gré de nos envies ou de nos intuitions. Or après cinq jours à peine il nous semble, déjà, avoir tiré le meilleur profit de ce début de périple, et les mots de Nicolas Bouvier sont là pour nous conforter aussi bien: « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».
    °°°
    Cet exemplaire de L'usage du monde que j'ai emmené, avec une vingtaine d'autres livres, nous a été dédicacés par Nicolas Bouvier en 1985, l'année de la naissance de notre deuxième fille. Notre ami Thierry est mort huit ans plus tard, en 1993, et Nicolas a quitté ce monde en 1998. Or l'un et l'autre nous restent étrangement proches, de par leur présence au monde, précisément, et des voyages dans le voyage que nous refaisons régulièrement avec eux, comme aujourd'hui les retrouvant en Bosnie, puis à Belgrade, alors que nous traversions les vignobles du Bordelais...
    Le rite consistant, pour ma bonne amie et moi, à lire des tas de textes ou de livres entiers tandis que nous roulons - elle conduit et je lis à haute voix-, nous aura valu maintes fois de voyager dans le voyage, si l'on peut dire, de façon incessamment roborative...
    Sur une seule journée, ainsi, se seront superposés aujourd'hui les « textes » les plus divers: de notre conversation matinale avec Rodolphe Perrin, jeune hôtelier de Coulon qui a vécu sept ans en Suisse romande avec sa compagne et parle avec intelligence et ferveur de son métier; des jérémiades d'Alain Finkielkraut relayées sur une pleine page du Monde, où l'on voit une intelligence non incarnée nourrir une vision du monde racornie; du récit poétique de Claire Krähenbühl évoquant si finement le personnage d'une poétesse au prénom de Louise; de cette page de L'Usage du monde à laquelle je faisais allusion ou, ce soir, de la conversation du patron polonais de notre hôtel de Cap Ferret, du genre aventurier plutôt fortiche nous désignant les survivances de l'Authentique à découvrir dans le pays...
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    Enfin nous nous sommes trouvés, ce soir, devant l'Océan roulant son magma par delà les dunes de sable très doux, et là que dire grands dieux - comment douter de quoi que ce soit devant CELA ?
    « Si vous cherchez de l'Authentique, ne manquez pas de passer à L'Herbe », nous avait lancé le Polonais de l'hôtel du Port, à Cap-Ferret, et son compère de zinc avait renchéri: « À main droite, vous aurez la Villa algérienne, et de l'autre côté vous trouverez les cabanes. Là c'est du vrai... »
    Et de fait, le lendemain matin, nous nous sommes pointés à L'Herbe, pour découvrir d'abord la chapelle mauresque d'un ancien domaine de fameuse mémoire locale, et, sur une mince bande de rivage surmonté par des résidences plus rutilantes les unes que les autres, tout un labyrinthe de petites maisons de bois multicolores en front de mer, jouxtant une zone de travail où s'activaient de jeunes ostréiculteurs des deux sexes. Et là, entre les cabanons plus ou moins habités, je suis tombé sur un vieux pêcheur à figure boucanée - un « vrai de vrai » à ce qu'il m'a semblé sans que j'aie à lui demander son brevet d'authenticité -, qui m'a dit sa satisfaction d'échapper quelque temps à la folie estivale et celle, surtout. de voir se manifester la relève du métier...
    Quant à l'Authentique évoqué par le Polonais, comment ne pas voir, en de tels lieux littéralement colonisés par l'industrie touristique, qu'il tient, sinon du folklore genre réserve d'Indiens, d'une réalité bien précaire, qu'on se réjouit évidemment de voir survivre mais qu'on respectera d'autant mieux qu'on n'en fera pas un objet de culte...
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    Je sais de quoi je parle, assis que je suis sur une espèce d'étroit tabouret de bois, à la fois brut et reverni comme une antiquité rurale, qui a dû servir en quelque ferme avant d'être recyclé dans le mobilier du Domaine de Bassilour où nous sommes descendus hier soir, accueillis par un affable jeune Suédois.
    Ma bonne amie cherchait un hôtel acceptant les chiens, pas trop cher et ouvert en cette saison. Faute de mieux, on a passé sur le "pas trop cher" pour deux nuits à un tarif tout de même modeste selon les critères helvètes: niveau trois étoiles, 120 euros la nuit + petit dèje. Ma bonne amie y ayant trouvé le confort qu'elle désirait pour se reposer de 1500 bornes de conduite, depuis une semaine, et la vieille ferme basque, absolument au-then-tique, ne manquant pas de charme, je n'allais pas faire le protestant gâte-sauce malgré le peu de goût que j'ai pour le luxe rustique. Mais quel objet d'observation pourtant !
    Pour un peu, j'ajouterai un chapitre à La Carte et le territoire de Michel Houellebecq, rubrique La Ferme garantie H.Q.E. (Haute Qualité Environnementale), avec installation géothermique, isolation de toiture au chanvre, poubelle en osier dans les chambres pour tri des déchets recyclables, système automatique d'arrêt de l'électricité quand vous sortez, gel de douche biodégradable et parking non goudronné. Le dalaï-lama est invoqué au début de la présentation du Domaine de Bassilour marqué au sceau de l'éco-label européen. On imagine, en prenant son petit dèje à 11 euros, ce que fut cette grande ferme basque jouxtant un vrai château comme il y en a un peu partout en France. Un extraordinaire objet, suspendu au mur de la salle commune aux immenses piliers de pierre, pourrait trouver sa place dans un musée d'art contemporain: superbe ensemble de planches ondulées aux mille pierres serties, évoquant des lames. Le jeune Suédois y voit un outil de traitement des peaux de moutons. Possible. Où est l'authentique explication ? Dans notre chambre admirablement rustique aux poutres apparentes et baignoire à sabots garantis vieille France que les au-then-tiques paysans de Bidarte n'ont pas dû connaître, le chien Snoopy, sous son baldaquin éco-label, médite...
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    Nous avons pensé d'abord, à l'arrêt dans les Landes, que c'étaient des outardes. Des oies sauvages. Les yeux au ciel, les entendant cacarder de loin (les oies cacardent, affirme le dictionnaire), puis déployant leurs formations géométriques en V ou en Y à systèmes variables, nous avons pensé à des bernaches. Bernique: c'étaient, dixit Wikipédia, probablement des grues cendrées. Mais pour l'Authentique, on prendra langue avec des connaisseurs...
    Ce qu'attendant nous sommes remontés dans l'arrière-pays sur le conseil d'un ami voyageur et féru d'îles lointaines, Basque de souche et qui voulait que nous connussions (déclinaison verbale du verbe connaître sans équivalent en basque hivernal) les hauts de la Soule, la vallée du Saison, le village d'Aussurucq, la prodigieuse forêt des Arbailles, le dolmen caché, les chevaux sauvages et l'aigle circonspect, enfin la sublime architecture sans architectes de Saint Jean-Pied-de-Port !
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    Tout cela nous a émerveillés. Bordel que la France est belle! Et ils se plaignen. Avant-hier encore au zinc du bar jouxtant le Super-U d'Arès, le tenancier quadra Léon de Laval nous disait sa honte d'être Français: que les Français sont des feignants, que l'attentisme est la formule de la France actuelle, que les forces vives de la nation sont taxées et pressurées. Et comme on les comprend tous tant qu'ils sont ! Mais aussi: ruades! Français, soyez plus fiers ! Assez de jérémiades ! À tant vous croire supérieurs aux autres vous avez oublié que vous n'êtes qu'une partie du monde. Demain, d'ailleurs, nous serons en Espagne...

  • Le Grand Tour

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    24. Suisse profonde
    Du sentier sinuant au bord du ciel on voit, trois cent mètres plus bas, la petite prairie au tendre vert inclinée vers le lac qu'on appelle Rütli (plutôt Grütli en Suisse romande) et qui symbolise géographiquement et sentimentalement le mythe fondateur helvétique. L'eau de cette partie la plus méridionale du lac des Quatre-Cantons paraît de là-haut d'un vert sombre tendant au noir, sur lequel les bateaux tracent des sillons argentés. Or j'ai beau me sentir peu porté à l'extase patriotique convenue : la magie du lieu ne me saisit pas moins par sa pureté sauvage échappant aux chromos touristiques. Le lieu n'a rien à vrai dire de pittoresque: il est mythique.
    La seule fois que j'étais monté au Rütli, il y a quelques années, depuis le débarcadère, c'était pour y assister à une représentation du Guillaume Tell de Schiller, dans une mise en scène au goût du temps. Des voix conservatrices avaient crié au scandale avant même le spectacle réalisé, qui plus était, par des "étrangers", mais la pièce en sortait au contraire épurée et touchant mieux à l'universalité de la légende. Et la nuit d'été, comme suspendue hors du temps, avait magnifié le souffle du verbe accordé à la magie du lieu.
    Je ne pouvais mieux tomber que sur l'hôtel Tell de Seelisberg pour y passer la nuit, ayant à lire la dernière pièce de mon cher compère René Zahnd, précisément consacrée à Guillaume Tell. La coïncidence était épatante, et d'autant plus que René, dont la dernière pièce jouée, Bab et Sane - dialogue savoureux de deux gardiens de la villa lausannoise de Mobutu, qui a beaucoup tourné en nos contrées et en Afrique -, a toujours cultivé le goût libertaire des personnages hors normes (d'Annemarie Schwarzenbach à Thomas Sankara) dont Tell est une sorte de parangon.
    Lisant donc cette nouvelle pièce, j'ai été heureux d'y retrouver un coureur des cimes sans bretelles suissaudes "typiques", chasseur sans terres bondissant sur les crêtes au dam de ses dames épouse et mère, m'évoquant la figure du contrebandier Farinet de Ramuz ou l'homme des bois de Dürrenmatt. D'ailleurs René me l'a confirmé par SMS après que je lui ai balancé mes premières impressions: "G voulu en faire une espèce de chaman"...
    En outre la story de notre héros national d'improbable origine est bien là avec sa galerie de fameux personnages, du bailli Gessler flanqué d'un ange de noir conseil, soumettant la piétaille locale à sa férule tyrannique, aux Confédérés ligués sagement ou sauvagement selon leur âge, en passant par les femmes dont les choeurs modulent les peines et la révolte.
    Le lieudit Seelisberg désigne la montagne au petit lac dont on découvre en effet, dans un sorte d'écrin de verdure bleutée, les eaux absolument limpides qui accueillent, comme dans l'orbe parfait d'un miroir, le reflet dédoublé des monts alentour et du ciel. D'une parfaite sérénité, l'endroit porte naturellement au recueillement.
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    Mais c'est l'invite à une autre forme d'élévation spirituelle qui se matérialise, à quelque distance de là, au lieudit Sonnenberg (montagne du soleil), sous la forme d'un bâtiment tenant à la fois de l'ancien palace alpestre (ce qu'il fut en effet) et du temple New Age à dorures, à l'enseigne de la Méditation Transcendantale de l'illustrissime Maharishi Maesh Yogi.
    Hélas, comme je restais encore sous le charme du petit lac magique, je n'aurai fait que passer dans le hall d'entrée de cet établissement m'évoquant une sorte de clinique de luxe (une affiche voyante y annonce 24 Heures de bien-être par jour à grand renfort d'Ayurveda) ou de centre de congrès occultes. Du moins me suis-je incliné, respectueusement, devant l'effigie du feu gourou, non sans emporter l'utile documentation consacrée à la commercialisation mondiale de son miel védique, garant de longue vie et de paix entre les peuples. À ma connaissance, ledit miel védique, Maharishi Honey, n'est pas encore coté en Bourse…
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    L'idée d'aller au hasard, sans but précis, après avoir quitté ce coeur présumé de la Suisse mythique, avec l'envie tout de même de retrouver certains lieux d'élection personnelle, du côté de l'Engadine où la lumière est si limpide, là-bas où le Nord le cède au Sud, entre Sils-Maria et Soglio dans le val Bregaglia - cette idée, ou plus exactement ce sentiment ne pouvait pas ne pas céder à l'appel des noms, et le premier fut celui de Maderanertal, signalé à l'échappée de la funeste autoroute du Gothard où je m'étais engagé très imprudemment.
    J'écris bien: la funeste autoroute du Gothard pour ce que cette voie de l'actuel grégarisme impose: pare-chocs contre pare-chocs, camions de brutes et tunnels asphyxiants, et cette évidence odieuse que le consentement est obligatoire à l'exclusion de toute alternative. De quoi se flinguer s'il n'y avait pas sur l'autoradio les voix en alternance de Rossini et de Michael Lonsdale lisant La Recherche, ou de Billie Holiday ou de Lightning Hopkins - et tout soudain la tangente ouverte par le nom de WASSEN et cette autre promesse éventuelle du MADERANERTAL...
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    Il y avait de quoi s'étonner, sans doute, de ce que, parallèlement à la funeste autoroute du Gothard dont l'encombrement vaudrait des heures d'attente à ceux qui s'y agglutinaient, sinuait la plus aimable route nationale, fluide comme une onde, où je me lançai donc avec allégresse jusqu'au pied des roides premières pentes où zigzaguait, presque à la verticale, la route latérale du fameux Maderanertal annoncé. J'écris fameux non sans ironie, sachant le val farouche absolument ignoré de la horde autoroutière, accessible en circulation alternée tant sa route vertigineuse est étroite, défiant tout croisement et entrecoupée de minces galeries donnant sur le vide, mais accédant finalement à la merveille d'un val suspendu largement ouvert à l'azur.
    Or progressant le long de cette corniche taillée en pleine roche, je me rappelai les mots du bailli Gessler, au début du Guillaume Tell de mon compère René Zahd, maudissant "cette nature sauvage faite pour les ours". Et je me dis alors que l'étranger, pas plus que le bailli autrichien, ne comprendrait jamais vraiment la Suisse profonde sans être monté, loin des banques et des kiosques à chocolat, jusqu'au cirque solaire de Derborence par la sombre faille qui y conduit, ou sans entrevoir au moins une fois, comme l'a déploré le vilain Gessler, "ces montagnes qui tombent à pic dans des lacs sournois, ces brumes qui cachent les dangers", mais aussi ces hauts gazons où l'on se sent mieux « capable du ciel »...
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    Le jour déclinant, quelques heures plus tard, deux autres noms m'ont détourné de la route des Grisons que j'avais rejointe par le col de l'Oberalp, du LUKMANIER et d'OLIVONE. Et là, c'était le souvenir des deux autres amis, le peintre Thierry Vernet et sa conjointe Floristella, qui m'a fait aller plutôt vers ce col accédant au Tessin, et cette fois encore, comme à chaque fois que mon regard se tourne vers leurs tableaux, il me sembla communier avec ces si chers disparus. D'abord avec les verts, prodigieusement intenses, pour ainsi dire irlandais, des pentes septentrionales du Lukmanier - et la je m'arrêtai à Baselgia, dont le nom chantait aussi dans mon souvenir, lié au titre de quelque toile de l'un de nos deux amis artistes, pour y visiter une chapelle à lumière d'éternité. Ensuite, par delà le col, les pins succédant aux sapins, avec la lente et sublime descente vers Olivone où je savais retrouver le décor, à la fois épuré et flamboyant en ses couleurs, de celui des tableaux de Thierry que j'ai toujours préféré dans son mélange de contemplation et de fulgurance, évoquant le crépuscule en incendie de couleurs...
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    De Lugano, dont la façade monégasque de place d'affaires me rebute de plus en plus, je m'impatientais de m'éloigner, et le nom de GANDRIA s'est alors imposé à mon attention, me rappelant la proche côte italienne qu'on longe en arrivant des Grisons, sa route calamiteuse et ses hôtels décatis campés tout au bord du lac, mais c'est avec un nouvel étonnement, tout de même, que j'ai passé, ce soir, du front de lac outrageusement luxueux de Castagnola et ses palaces aux obscurs petits bourgs italiens d'après la frontière, semblant réellement d'un autre monde, vingt ou quarante ans en arrière, mais immédiatement plus à mon goût, plus vivants et vibrants.
    Hélas j'arrivais trop tard pour y trouver encore une chambre libre, mais j'avisai alors le nom quasiment effacé, sur un placard de bois vermoulu, de CAMPEGGIO SAN ROCCO, aussi me lançai-je dans la remontée improbable d'une pente à n'en plus finir serpentant entre murs de vignes et jardins suspendus, riant sous cape de pouvoir étrenner ainsi ma tente à arceaux et sardines d'opérette acquise pour l'occase, grimpant et grimpant encore à bientôt cinq cents mètres à l'aplomb du lac, n'y croyant plus au moment de déboucher sur un système de terrasses comme en trouve en Valais ou à Bali, toute dévolues au camping; et déjà le plus souriant jeune barbu m'accueillait et me proposait, plutôt qu'un carré d'herbe pour ma tente à arceaux, vu le mauvais temps qui s'annonçait: une caravane à 12 euros la nuit pourvue d'une véranda de bois à pampres de vigne et luminaires automatiques - bref le paradiso subito...
    Et déjà j'étais prié à souper: dès qu'installé, le jeune barbu, fils du propriétaire des lieux, m'avait proposé de partager le repas du soir avec les rares résidents de ce début d'automne, et voici que, d'autorité, son père proprio des lieux, Gian Carlo de son prénom, octogénaire fort en gueule et en gestes, me sommait de prendre place à ses côtés pour ne plus me lâcher de la soirée. Quatre heures durant, ensuite, je me suis régalé d'humanité comme dans aucun cinq étoiles. De pappardelle maison, bien sûr, et de chasse de saison, arrosés de Nero d'Avola, mais surtout de parlerie fraternelle avec ce vieux conquérant de l'inutile me racontant son équipée d'ado de quatorze ans au Piz Badile, ses virées avec le jeune gang de varappeurs dont Walter Bonatti était le plus talentueux et le plus fou, sa jeunesse au temps du Duce (son irrésistible imitation des discours du Duce), ses transhumances de son Milan natal à ces hautes terres - et la Madre se taisait à ses côtés, le Figlio parlait à une autre table avec deux belles, et deux Bâlois, attachés à ces lieux heureux depuis des lustres, nous avaient rejoints pour refaire le monde en langue alternée de Dante et de Goethe...
    Un jour me disais-je, en regagnant ma capite à tâtons, un peu titubant, aussi cuité que vanné mais heureux quelque part, un jour j'amènerai Lady L. en ce lieu, tout en pensant: ou peut-être que non. Peut-être que si, me disais-je, car elle partage ton goût de la simplicité et du bon naturel, mais comment ne pas se dire, aussi, que ce quelque part est partout ? Or je lui avais déjà dit ce soir-là, débarquant à San Rocco, à elle qui se trouvait pour lors aux Amériques parmi les siens: je lui avais dit par SMS que j'avais trouvé là le lieu des lieux. Mais va: je te connais, je nous connais, nous avons déjà notre cabane au Canada - e la nave va...
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    Se faire réveiller par les doigts de la pluie tambourinant sur la tôle d'une caravane à douze euros la nuit relève du confort si l'on songe qu'il est des pays où il ne pleut jamais et dans lesquels douze euros représentent plus qu'une somme, mais cette musique matinale ne m'a pas enchanté ce matin que par défaut: c'est en effet que je préfère, en bohème demeuré, cette sorte de bien-être frugal au fade wellness à programme-santé et autres bains de bulles.
    En outre la pluie incite à la lecture, et c'est ainsi que j'ai repris, sous ses pizzicati, celle de L'Université de Rebibbia de Goliarda Sapienza, me replongeant dans l'Italie du peuple et du Padre padrone d'hier soir, du seul côté cependant des femmes.
    Goliarda est une artiste intello de haute volée, fille de grands militants du socialisme historique et elle-même célèbre à un moment donné sur les planches italiennes (elle fut en outre l'assistante de Luchino Visconti), qui s'est fait volontairement foutre en taule en chapardant les bijoux d'une amie friquée, et ce livre magnifique raconte comment, de la dépression où elle s'enfonçait, elle s'est sauvée en se mêlant aux femmes "perdues" de Rebibbia, voleuses ou junkies, meurtrières ou "politiques" liées au terrorisme de la fin des années 70 - telle étant l'université de Rebibbia, prison romaine pour femmes où Goliarda en apprend un bout de plus sur la vie.
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    La lecture et la prison sont de meilleurs refuges, quand il pleut, que les cimetières, mais le nom de MORCOTE m'est alors revenu je ne sais pourquoi, lié à quel souvenir d'enfance, et j'allais y aller ,mais j'ai noté encore cette phrase de Goliarda qui évoque un bonheur d'amitié lui venant en prison: "Le moment le plus beau - qui n'en a fait l'expérience ? c'est quand votre soeur vous passe autour des bras un écheveau de laine souple. On est assise sur le lit et elle commence à enrouler ce fil infini: petit cocon, au début, qui tout doucement, suivant la voix qui raconte, grandit jusqu'à devenir gros et rond comme un soleil"...
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    Et cela s'est fait comme ça: le temps de mon pèlerinage à Morcote, alors que je m'attardais dans le petit cimetière lacustre à terrasses superposées jouxtant l'église de Sant'Antonio Abate accrochée à la pente: le soleil a fendu la grisaille pour se poser sur cette femme de bronze noir, comme enclose dans son silence compact et doux à la fois, parfaite de forme et comme hors du temps, signée Henry Moore et veillant sur le repos durable de je ne sais quel riche notable du nom de Carlo Bombieri.
    Goliarda Sapienza n'a pas eu droit à si prestigieux hommage, mais la pente de Morcote m'a rappelé celle de Positano cher à son souvenir, et la stèle funéraire élevée à Gaeta, où elle repose, porte cette inscription non moins pure et parfaite: À la mémoire d'une voix libre...
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    L'occidental tourisme avide de clichés moites n'en finit pas d'entretenir les images édulcorées d'un Sud de plaisance alors que le vrai Sud est âpre et noir ardent comme la pierre volcanique de Stromboli, dur comme une tête de mule sarde et aussi impavide que la tarentule ou son exorcisme dansé qu'est la tarentelle.
    Or on retrouve les reliefs de cette âpreté dans les hautes vallées des Alpes méridionales, du Piémont au Frioul et bien au-delà, et le val Verzasca, plus encore que le val Maggia, en conserve encore quelques traces dans ses hameaux latéraux aux rustici non encore acclimatés, alors que le tout petit et non moins exemplaire musée ethnographique de Sognono, tout au fond du val s'évasant à l'ensoleillement, veille sur la mémoire des lieux sous la garde avisée de Jana la Tchèque...
    C'est elle, Jana la Tchèque, quadra mariée en ces lieux depuis une vingtaine d'années et qui connaît, d'expérience, le caractère farouche des habitants du lieu, qui m'a fait visiter les petites salles de la vieille maison de pierre et de bois à trois étages, conservée en l'état de ses diverses pièces (cuisine commune pour deux familles, chambres à coucher mais aussi classe d'école), elle aussi qui, la première, m'a révélé l'existence des spazzacamini, enfants de la misère commis en petits groupes émigrants au ramonage des cheminées - la taille des plus petits favorisant évidemment le nettoyage des conduits les plus étroits - dont témoigne aujourd'hui une exposition en ces murs et toute une littérature.
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    D'aucuns ne voient de la Suisse que sa façade rutilante et satisfaite, et pas mal de nos compatriotes s'en frottent la panse en invoquant leur seul mérite. Or je n'aurai pas l'hypocrisie de leur cracher dessus, bénéficiant comme tous de notre prospérité récente, mais le souvenir des petits spazzacamini, figures à la Dickens dont on n'a longtemps parlé qu'avec honte tant ils symbolisaient la misère de ces régions, me rappelle que mes grands-pères maternel et paternel, contraints eux aussi à l'émigration, se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l'hôtellerie, comme, me raconte Jana la Tchèque, de nombreux émigrés tessinois ont fait souche en Californie ou ailleurs. Nul folklore avantageux, au demeurant, dans ces remémorations, mais tels furent les faits, qui nuancent l'image d'une Suisse née coiffée...

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    23. L'appel du bleu
    Il y avait hier, tout en bas du ciel de tôle faisant rideau de fer sur les vagues noires remontant jusqu'aux dunes de Marseillan, comme une lande de bleu très bleu là-bas vers l'horizon montueux de la lointaine Côte vermeille, et tout de suite le nom de Collioure m'est revenu avec les mots du coloriste irradiant que fut Matisse ce fauve été-là de juillet-août 1905, nous enjoignant d'y aller dans la foulée: «Il n'y a pas en France de ciel plus bleu que celui de Collioure. Je n'ai qu'à fermer les volets de ma chambre et j'ai toutes les couleurs de la Méditerranée chez moi».
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    Le temps d'y rouler je nous ai lu, à haute voix, les cinquante premières pages du nouveau roman de Martin Suter, intitulé Le temps, le temps et ressaisissant, dans un climat d'inquiétante étrangeté parano, la confrontation de deux voisins vis-à-vis s'épiant l'un l'autre avec méfiance après avoir vécu le même choc de la perte prématurée de leur compagne; le plus âgé développant toute une théorie sur le fait que le temps ne passe pas en réalité, et toute une conduite d'exorcisme pour en conjurer les trop évidentes conséquences.
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    Ensuite parcourant le dédale de la forteresse séculaire du Château royal dominant le port de Collioure, je me suis rappelé les derniers jours d'Antonio Machado et de sa mère, dans un petit hôtel où leur exode aboutit en février 1939, dans les conditions les plus précaires (le poète et son frère José se prêtant leur seul pantalon encore présentable pour apparaître en public...) et le climat de désespoir que Pablo Neruda évoque dans un hommage: "La guerre civile - et incivile - d'Espagne agonisait de cette manière: des gens à demi prisonniers étaient entassés dans des forteresses quand ils ne s'amoncelaient pas pour dormir à même le sable. L'exode avait brisé le coeur du plus grand des poètes, don Antonio Machado. Ce coeur avait cessé de battre à peine franchies les Pyrénées. Des soldats de la République, dans leurs uniformes en lambeaux, avaient porté son cercueil au cimetière de Collioure. C'est là que cet Andalou qui avait chanté comme aucun autre les campagnes de Castille repose encore".
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    Et dans le même petit livre racontant Les derniers jours d'Antonio Machado, publié par Jacques Issorel aux éditions Mare Nostrum en 2002, avec toute une série de témoignages sur les circonstances de cette triste et noble fin dégagée de ses fables posthumes, le poète Gumersind Gomila ajoute ces mots défiant le temps qui passe, devant la première humble tombe que remplacerait plus tard un monument plus solennel : "Sur la pierre tombale bien déserte, / sans aucune date ni aucun nom, / toute blanche, en marbre, / la lune se plaît car elle luit. / Et elle vit pour toi la lune claire / et chaque étoile vit pour toi, / et tout respire la poésie /comme si ta parole se répandait ».
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    L'incomparable bleu et toutes les couleurs de Collioure ont inspiré les peintres, ainsi que le rappellent les murs du bar des Templiers, couverts de tableaux, et l'on pense évidement à Signac qui en fut le premier découvreur, à Derain, à Gauguin et plus encore à Matisse pressentant lui-même le génie de Cézanne, mais c'est encore le poète Gomila qui dit cela si bien de ses mots simples et clairs: « La barque repose sur la plage, / les viles sèchent et les filets; /là-haut, là-haut, une mouette chante la vie et la clarté" (...) "Que dit le rossignol qui passe /et reprend haleine, posé sur la croix ? / Il dit que la vie est belle, belle, /comme un profil de Liberté. / Il dit à ceux qui ne peuvent plus le voir / que le ciel est bleu et bleue la mer ... »
     
    Peintures et dessin: Matisse, Derain, Picasso.
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    21. Nyctalopes
    Je m'étais représenté JDD sombre et plus ou moins dément à la lecture d' Invention des autres jours, son premier opus paru chez Attila, nos échanges initiaux avaient confirmé cette impression d'avoir affaire à un type étrange, accentuée par la découverte de ses photos de farouche lycanthrope, et pourtant c'est un compère très doux, très tendre paternel de deux très beaux enfants et très bon compagnon de sa gracieuse moitié comédienne et danseuse, que nous avons rencontré l'an dernier à Montpellier avec les siens devenus, depuis lors, nos amis sûrs.
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    Autant dire que ce fut une fête, hier, de retrouver le charmant quatuor, de se balader ensemble par les ruelles (rues des Soeurs noires, rue des Rêves et autres venelles bien nommées) du vieux Montpellier avant d'assister de loin, en les murs d'Aigues-Mortes, aux mouvements de la Bataille des Nations rassemblant la fine fleur mondiale des jeunes croisés médiévalisants pour des combats de « full contact en armures », enfin de nous retrouver sur le pont de l'Adelante du frère de JDD, à l'estacade de Port Camargue, à parler voiles latines et cinéma américain tandis que la nuit se faisait et que JDD nous dédicaçait son dernier livre paru la veille...
     
    °°°
    Le hasard me fait lire, ce matin de tramontane glaciale, deux livres qui évoquent, avec le même souci d'objectivité pour ainsi dire hyperrréaliste, la ville-monde en ses derniers avatars. Sous le pseudo d'Emile Dajan, notre ami Jean-Daniel Dupuy, alias JDD, investit, dans Zoneapolis, l'univers des grandes surfaces commerciales en lesquelles il voit la résurgence des forteresses de jadis, qui seraient à la fois des temples et des mausolées du présent où Tout se trouve à la fois à portée de main et comme dérobé. "Car dans ce Marché Supérieur, tous les échantillons peuvent être emportés. Mais Tout est illusion. Car Tout est à vendre. Aqueuse est la pisse et le désir se nourrit de son manque".
    Or ce "manque" se retrouve illico dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, vaste contre-utopie nocturne située dans la ville-monde la plus au nord d'une Europe à bout de souffle et de sève, dont les moroses autochtones survivent à côté de hordes de viveurs débarqués des pays voisins pour s'éclater dans les boîtes de cette espèce de Babylone jouxtant la banquise.
    Il me plaît alors de lire, au sud des parapets européens où, le soir, de prétendus libertins se massent dans la mousse de maussades parties, ces deux livres lucides et purs dont la manière noire tranche d'avec la grisaille ambiante à nuances convenues.
     
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    Dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, un certain Aleksy Linden, progammeur-compileur aussi virtuose que misanthrope, qui a rêvé de changer le monde, les lois de la physique, les règles sociétales et la combinatoire des nébuleuses, se coupe bientôt de ses semblables pour se claquemurer dans le virtuel, survivant matériellement du commerce de ses bricolages informatiques et se complaisant finalement à "traquer sa propre trace, en alimentant lui-même des rumeurs à son sujet sur les forums".
    On ne fait pas mieux dans le noir constat impliquant, à la fois l'aliénation contemporaine à son point d'auto-anéantissement, et l'exorcisme de sa représentation.
    Telle est d'ailleurs la vertu de la manière noire, en littérature, qui force le regard à raviver son désir de couleur, n'était-ce qu'en découvrant les nuances moirées de la nuit - comme dans la peinture de Soulages, très présent ces jours à Montpellier en attendant l'ouverture de son musée. Retour par conséquent au spectre tonifiant des couleurs de la vie à quoi nous renvoient, subrepticement, les révélations du noir...

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    20.Cité du soleil
     
    À la fin le bleu commençait à nous manquer: nous devenions maussades autant que des Hyperboréens, et ça ne s'arrangeait pas ces derniers jours: donc nous sommes partis ce matin à dix heures de nos monts transis où les premiers narcisses perçaient timidement dans le brouillard glacé, et nous sommes arrivés au Cap d'Agde à six heures du soir, par grand beau.
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    Un épisode à la Tati m'a vu trépigner devant la porte de notre studio 59 du Bloc D de l'Héliopole où nous revenons chaque année depuis 25 ans, m'acharnant avec les deux clefs sur la serrure alors que la porte était restée ouverte, juste rétive à l'accueil. Mais voilà, nous y étions: un double éclat de rire a donc marqué notre arrivée et notre belle humeur retrouvée...
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    Quant à la descente, elle s'est faite en glissade par les autoroutes, le soleil nous rejoignant à la hauteur d'Orange, comme son nom l'indique; et du coup nous avons été requinqués alors que je lisais à haute voix, à ma bonne amie conduisant la Jazz selon la tradition, le dernier roman de Pascale Kramer (Gloria) qui nous a tout de suite scotchés.
    J'ai passé à côté de ses deux romans précédents, dont L'implacable brutalité du réveil est paraît-il un beau livre; elle croit peut-être que je lui fais la gueule alors qu'il n'en est rien, enfin bref: la vie est comme ça et c'est d'ailleurs pourquoi j'aime les livres de Pascale qui disent cela à leur façon unique: les gens dans la vie sont comme ça...
     
    °°°
    Si nous revenons depuis tant d'années en ces lieux plus ou moins futuristes (style Metropolis méditerranéenne middle class française des années 60) et décatis sur les bords, c'est essentiellement pour la mer immédiate et les vingt bornes de dunes qu'on peut suivre à pied jusqu'à la plage sétoise chère à Brassens, les alvéoles locatives bon marché dans l'immense amphithéâtre ouvert sur la Grande Bleue, l'interdiction faite à toute circulation automobile sous nos terrasses et les commerces à trois pas.
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    Guère intégristes en matière de naturisme, nous n'avons pas pour autant détesté la liberté de vivre à poil aux âge où nos chairs s'épanouissaient encore, nos petites filles n'ont pas été effarouchées de voir « toutes ces saucisses », selon l'expression de la benjamine, puis les années ont passé, la pudeur des jeunotes s'est développée, les « libertins » ont débarqué avec leur fric et leur ostentation sexuelle fauteuse parfois de conflits ouverts sur les plages, le climat des lieux s'est un peu gâté quelque temps mais le bon naturel des gens, la mer, les dunes et la Librairie sétoise, les moules du Grau d'Agde et la France profonde du Cantal et du Midi libre ont concouru à entretenir notre fidélité et notre plaisir débonnaire à la revenance.
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    Bref, nous allons passer vingt jours de plus à l'héliopole, ma bonne amie a pris ses livres et j'ai pris les miens à lire plus celui que j'ai en route, notre matos de dessinage et d'aquarelle, nos vieilles osses et nos coeurs indéfectiblement accordés...
     
    °°°
    Les ciels de mer sont à peindre en ces jours changeants. Les grands nuages blancs comme amoncelés, présages d'été, du côté de l'arrière-pays des Corbières, semblent attendre on ne sait quoi, pas menaçants mais non moins présents, immobiles, faits pour être peints à la gouache plus qu'à l'aquarelle; ou alors celle-ci bien plastique, bien à-plat dans les blancs arrondis du cumulus affirmé, ensuite avec des nuances de gris qui feraient pressentir le possible mouvement prochain.
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    On connaît les ciels bretons de Boudin, mais je ne sais aucun peintre de ciels languedociens chargés de grands nuages barrant ainsi le ciel de terre vers les Pyrénées, tout autrement évidemment qu'en Beauce, à Combrai ou dans l'arrière-pays vaudois - et moins encore de metteur en scène pictural de ce qui se prépare à l'instant de l'autre côté, tandis que la tramontane se lève sur les dunes dans le ciel, là-bas, vers le mont Saint-Clair, au-dessus de Sète.
     
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    Ensuite on a donc découvert, comme un fait accompli, ce ciel noir du soir à traînées oranges virant au rouge sombre par imperceptibles pression de doigts invisibles. Le photographe allait pour sauter sur son appareil, non sans pressentir que rien ne serait retenu à temps de cette apparition de lourdes panses d'ânesses groupées et vues de dessous, et leurs veines de sang - tout ce magma d'un instant presque dramatique au-dessus d'un deuxième arrière-ciel encore très bleu presque doucereux, pour ainsi dire pervenche, que le peintre éventuel tâchera de se rappeler alors que le tableau se fait bientôt de pleine encre...
     
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    Enfin ce même soir m'est arrivée, par courriel côtier des hauts de Toulon, cette bonne missive d'un des rares scribes bluesy de mes âges, auteur d'ailleurs du roman Blues et de cantilènes aux mémoires de Miles ou de Billie Holiday, tout récemment de la formidable Saison sabbatique et qui, en notre jeune temps, fut l'un des seuls storytellers de moins de trente ans à m'enchanter durablement avec Le Buffet de la Gare et La couleur orange, plus tard avec ses incomparables récits des Jours de vin et de roses - ce sacré bougre de compère au nom d'Alain Gerber qui me dit ce soir que, peut-être, le blues serait une espèce de grâce donnée en partage à qui veut bien la recevoir et la faire rayonner...
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    19. Chiens de la Seine
     
    Je me trouvais tout à l'heure à la cafète du Louisiane quand, ouvrant à peine ce livre intitulé Séismes, son incipit me cloue: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Cloué, je te dis. À deux tables de là, dans l'espèce de couloir malcommode de la caféte du lieu mythique (mais oui, tu te rappelles: Henry Miller y a baisé tant et plus et Cossery y a défunté après des années à se momifier au sixième), le couple classique des intellos américains mal dans leurs vieilles peaux maugréait je ne sais quoi sous l'effigie en bas-relief plâtreux de je ne sais quel fondateur évoquant à la fois le profil de JFK et ceux de Scott Fitzgerald ou d'Hemingway jeune, et j'en reviens à l'humour noir si juste de ce constat fleurant le réalisme terrien de nos cantons: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
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    Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz m'avaient épaté. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang".
    Mais là, page 7 de Séismes, la chose, dont je n'attendais pas vraiment le foudroiement (j'aime bien Meizoz quand il échappe à son carcan d'universitaire bourdieusard bon teint, sans attendre de lui le feu du ciel, en tout cas jusque-là), j'ai pris ma fine pointe Ball Pentel et j'ai recopié dans mon carnet Paperblanks Black Maroccan format bréviaire: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l'aube pour le travail, je l'entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. Puis il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. L'appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu'il signait d'un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l'appartement jusqu'au soir".
    Ah mais ça: je ne pensais pas vraiment lire du Meizoz à Paris, ou alors dans le TGV du retour, demain serait bien assez tôt ! Et puis non: c'est avec Jérôme que je me suis résolu à prendre le métro tout à l'heure direction pas de direction, peut-être Saint-Denis ou Montrouge, peut-être les Buttes-Chaumont ou peut-être place Paul Verlaine où, une après-midi d'il y a bien des années, je lisais Les Palmiers sauvages de Faulkner quand il s'est mis à pleuvoir d'énormes gouttes dont le livre, j'te jure, garde la trace de la sainte onction...
    Le métro parisien est l'idéal salon de lecture roulant de
    tournure populaire, qui réduit à néant le préjugé selon lequel plus personne ne lit. Tout le monde lit au contraire dans le métro, j'veux dire: le métro parisien , et la preuve ce matin c'est que je dérange deux voyageuses en train de lire Joël Dicker pour continuer de lire Meizoz. Et tout de suite, d'Odéon à Châtelet, je me retrouve, à lire Séismes, dans la situation précise où, une autre année, je m'étais trouvé, dans une carrée de la rue de Lille que m'avait prêtée mon ami Tonio, alias Antonin Moeri, à lire Le Laitier de Peter Bichsel qui, subitement, m'avait ramené la voix de mon grand-père paternel dont les litanies allaient devenir un livre.
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    De la même façon, les séquences de la remémoration des années d'enfance de Meizoz, dans un monde à peine moins archaïque que celui de mon Grossvater, ont commencé de se déployer comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détachait précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse - mais voici qu'à Châtelet il fallait changer de rame...
    Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonniers", mais son récit évoquant les débuts de la télé fait aussi apparaître un certain politicien (j'ai cru reconnaître le compère Jean Ziegler) qui martèle à la lucarne que la Suisse est une espèce de coffre-fort enterré aux multiples ramifications souterraines, et j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser.
    Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent comme chez Fellini (avec la chair qui s'éveille et les filles qui rôdent au bord du Rhône), et comme pour accompagner ma lecture je vois Paris se transformer sur la ligne de Saint-Denis, et tout soudain l'idée me vient d'un pèlerinage au Cimetière des chiens, donc je sors à La Fourche, je switche sur la ligne de Gennevilliers, je descends à Mairie de Clichy, je m'engage sur le boulevard Jean Jaurès présenté come "apôtre de la paix", je poursuis à pied sur le pont enjambant la Seine et là que vois-je à mi-fleuve: cette inscription de mémoire qui me scie le coeur, rappelant qu'ici des manifestants pacifiques furent jetés au fleuve le 17 octobre 1961.
    °°°
    Quant au Cimetière des chiens c'est un poème, et d'abord le poème des noms, à commencer par celui de Barry dont le considérable monument de granit se dresse à l'entrée de l'inénarrable nécropole et me ramène aux chanoines valaisans qui se sont efforcés de dresser, aussi, Jérôme Meizoz.
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    On n'oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Pour ma part, je me rappelle cette anecdote rapportée par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s'y reprend à deux fois car l'animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment qu'il tombe à l'eau avec le chien, qui le repêche...
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    Je ne me lasse pas, dans le métro parisien, de regarder les gens. Pour échapper à l'effet de masse et de presse découlant évidemment du surnombre en mouvement brownien, je concentre mon regard sur les visages et les mains. Hier ainsi, sur le trajet de la banlieue nord, les mains se faisaient de plus en calleuses ou gercées, et les visages de plus en plus arabes ou africains; et comme il y avait plus de jeunots que de jeunotes, et de moins en moins mélangés, je me suis rappelé la psalmodie de Grand Corps Malade sur le thème de Roméo kiffe Juliette, après quoi j'ai remarqué de plus en plus de visages de mères en soucis.
     
    °°°
    Autant que les longs vols, que j'exècre, les trajets solo en TGV m'ont toujours semblé coupés du temps, voire de la vie. L'homme du TGV, à portable et calculette, est à mes yeux l'incarnation par excellence du zombie de fourmilière humaine; cependant un livre, un voisinage moins nul, ou l'alcool aident plus ou moins à passer d'une rive à l'autre de ce fleuve de vide.
    Or l'alcool m'étant interdit ces jours pour excès de médics, je me suis replongé, le temps de mon retour de Paris, dans les récits de Tchékhov et, plus précisément, dans la terrible nouvelle intitulé Volodia, tandis que ma très jeune et jolie et blonde et fine voisine soupirait, à la lecture de Closer, sur un reportage consacré à la mort de Gérald au premier jour de tournage de l'imbécile série de Koh-Lanta.
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    C'est entendu: nous pleurons tous Gérald Babin, mais son pauvre sort sera bientôt liquidé par pertes et profits sur l'autel vénal des simulacres d'évasion, alors que le coup de feu qui met fin volontaire à la vie de Volodia, jeunot de dix-sept ans succombant au désespoir, retentira à jamais dans la nuit de nos mémoires.
    °°°
    De Montreux, jadis station lacustre pour Anglais, à l'Oberland bernois idyllique où tant de Russes de renom ont passé, de Tolstoï ou Tourgueniev à Nabokov brandissant son filet à papillons, le train préalpin qui me ramène à notre nid d'aigle figure au soir une volière de perruches hispaniques ou latino-américaines regagnant leurs pensionnats de haut renom. Toutes terroriseraient mon pauvre Volodia.
    Or, nul mieux que Tchékhov n'a dit, comme dans cette nouvelle, le désarroi d'un garçon sensible se sachant laid, maladroit, humilié par sa mère volage et servile, ensuite pour ainsi dire violé par la coquette à laquelle il a osé avouer son impudent amour - nul n'a mieux suggéré le désespoir d'un garçon taxé de « vilain canard » par la dinde qui vient de s'offrir à lui, nul n'a décrit en si peu de pages le dégoût éprouvé par un coeur tendre pour le monde immonde des futiles - mais voici que j'aperçois quelqu'un que j'aime là-bas sur le quai, et c'est, ma parole, une dame au petit chien...

  • Le Grand Tour

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    18. L’automne au Yorkshire
    Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts.
    Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.
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    L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !
     
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    Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne.
    Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.
    Or la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...
     
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    L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...
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    On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...
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    Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...
    On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragrances en bouquets...
     
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    Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...
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    C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.
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    Or j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.
     
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    Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:
    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".
    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":
    « Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel »./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs ».
     
    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: « Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement ».
    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, «impersonnage» fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire: un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: « Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif ».
    J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ». La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.
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    Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...
    Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.
    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...
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    L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.
     
    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois « capable du ciel »...

  • Avec Pessoa, via Pajak, Personne devient Tout-le-monde…

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    Dans le dernier volume de l’entreprise littéraire et picturale unique que représente assurément le Manifeste incertain, Frédéric Pajak, gratifié récemment du Grand Prix suisse de littérature 2021, combine une suite autobiographique très attachante et l’exploration à la fois bien documentée et toute personnelle du fascinant univers de Fernand Pessoa, poète aux multiples hétéronymes dont l’essentiel de l’œuvre, inédite, reposait, après sa mort, dans une malle cadenassée…
     
    Le nom de Personne, dont on dit qu’il vient de la langue étrusque et qu’il désignait le masque du comédien, est le sujet d’un jeu de mot fameux d’un épisode non moins illustre de L’Odyssée du vieil Homère aux doigts de prose, où l’on voit Ulysse le rusé se nommer ainsi (« Mon nom est personne ») pour échapper aux cyclopes avec son équipage de marins ; et ce même non est celui d’un poète devenu célèbre sous au moins trois autres hétéronymes, né Fernand Pessoa (personne en portugais) à Lisboa (Lisbonne en français) le 13 juin 1888 et mort en 1935 en laissant une œuvre considérable dont n’avaient paru que quelques opuscules et autres textes poétiques ou critiques.
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    Or, s’il avait été un petit quelqu’un en littérature de son vivant, Pessoa portait bien son nom de Personne à sa mort, humble fonctionnaire très alcoolisé en pardessus gris muraille et chapeau sans fantaisie, dont la postérité a frisé l’avortement autant que celle d’Henri-Frédéric Amiel, lequel avait ordonné la destruction de son Journal intime comptant plus de 16.000 pages, ou que celle de Franz Kafka auquel son exécuteur testamentaire Max Brod désobéit en ne brûlant rien non plus de son œuvre immense, contre sa volonté.
    Et voici qu’après un peu moins d’un siècle, notre obscur rond-de-cuir, impersonnel en dépit de son nom, se retrouve pour ainsi dire poète national, sur lequel tout a été écrit et commenté au gré d’innombrables publications et colloques… Alors pourquoi, gentil senhor Pajak, en rajouter, vous qui n’êtes pas spécialiste pour un centime d’euro ?
    Entre récits de vie et reportages d’idées
    Est-ce parce que Pessoa est devenu « culte », selon l’expression à relent publicitaire, que Pajak s’est intéressé à l’œuvre et à la destinée de cet écrivain ? C’est possible, et ça ne me gênerait pas autrement, mais je crois qu’il y a autre chose, qui fait que l’auteur bifide s’est arrêté, dans ses variations autobiographiques illustrées, à Pavese et à Schopenhauer, à Nietzsche et à Ludwig Hohl, à Walter Benjamin ou à Marina Tsveteava et à Emily Dickson, entre autres «personnes» fort différentes les unes des autres mais fortement personnelles et en outre vues par lui «comme tout le monde», disons plus précisément: comme les individus réunis par le symbole vestimentaire des gilets jaunes ou comme Jésus de Nazareth - ce dernier rapprochement ne relevant pas du délire mais du fait que ce neuvième et dernier volume du Manifeste incertain commence bel et bien, dans une méditation sur la démocratie et la liberté par une évocation de la fronde populaire française et s’achève sur une vision différenciée combien humaine du rabbi Iéshoua…
    Dans l’introduction brève de son livre, avec le contrepoint de « portraits » d’arbres, Pajak précise ce qu’il entend par incertitude dans son intention de représenter le « paysage d’un sentiment familier », mélange de souffrance et d’acuité lucide, de joie et d’anxiété, perception de sa propre réalité dans le concert souvent confus et les sarabandes où la danse des autres se mêle à la sienne ; et d’expliquer alors que, sans les « choisir » forcément il se sera senti proche de ces « ratés magnifiques » qui n’auront été reconnus de leur semblables, et dans leurs vraies dimensions, qu’après leur mort, tels précisément qu’un Walser ou un Kafka, un Van Gogh ou un Pessoa.
    Frédéric Pajak lui-même est une sorte d’irrégulier aux règles personnelles rigoureuses, artiste et journaliste-essayiste-poète-éditeur autodidacte plus ferré dans ses sujets que maints diplômés, marginal sans l’être car participant à l’esprit du temps comme le furent un Arrabal ou un Roland Topor dont il n’est pas loin de la tonalité « panique », enfin amateur au noble sens de celui qui aime plus qu’il ne se réclame d’un standing social – et tel fut, en auteur polymorphe à la fois présent dans son milieu et comme « à côté », Fernando Pessoa et ses multiples avatars, ses obscures passions et leurs apories, son génie innombrable et sa façon de rire avec les petits enfants.
    Le journaliste français Jean-Claude Guillebaud a forgé, naguère, le concept de «reporter d’idées», signant quelques grands essais splendides marqués, entre autres, par la pensée anthropologique d’un René Girard. Or Pajak, dans ses investigations pluralistes dessinées et poétiques - au sens le plus composite -, participe de la même curiosité généreuse et, surtout, de la même liberté d’esprit dans ses jugements ou dans les rapprochements qui lui font parler, de sauts en gambades, de l’historien Augustin Thierry aussi pertinemment que du moraliste Joubert, sur le même ton qu’il parle du petit chat Thésée, des recherches ésotériques du jeune Alexander Search (l’un des premiers hétéronymes de Pessoa) ou de son pote gauchiste Jean-Christophe, d’Ofélia la seule amour de Fernando qui la menaçait d’une bonne fessée faute de savoir l’aimer comme il faut ou de ce Jésus qui, comme le Juif errant, a couru le monde et baigné son corps éternel de rivières en fontaines en fabriquant, ici et là, Dieu sait quoi pour Dieu sait qui…
    L’écriture et la lecture pour lever le masque
    J’étais en train de relire le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, philosophiquement le plus profond et le plus astringent des hétéronymes de Pessoa, quand j’ai commencé de lire le neuvième volume du Manifeste incertain, avant la deuxième vague de la pandémie dont Pajak parle du début comme d’un révélateur, tel exactement que je l’ai ressenti.
    Je m’étais remis à Pessoa en vue d’un texte destiné à la revue Instinct nomade de Bernard Deson, j’avais relu L’innombrable, un tombeau pour Fernand Pessoa, très remarquable approche de Robert Bréchon que cite d’ailleurs Pajak à diverses reprises, mais je ne me doutais pas que le Pajak en question allait publier, en même temps que «notre» revue, un pavé de 350 pages qui constituerait une suite très substantielle intégrée dans mes lectures de ce tournant d’année virale.
    Cela pour dire que lire les neuf volumes du Manifeste incertain doit se faire comme il a été écrit, à savoir « dans la vie » et donc sans se presser ni stresser, en annotant chaque page ou en dessinant de votre patte (si l’on est un enfant l’on peut coloriser les dessins de Pajak…), en y revenant comme aux Essais de Montaigne ou aux Notizen de Ludwig Hohl, en toute discontinuité continue mais sans lâcher le fil sauf pour aller faire pisser le chien.
    J’ai l’air de blaguer mais pas du tout, d’ailleurs c’est toi qui va t’y coller à présent, lectrice adorable ou aimable lecteur - pas croire que le job de la lecture est du prémâché.
    Frédéric Pajak le premier, d’ailleurs, souligne que la lecture, autant que l’écriture et la peinturlure, est un métier qui s’apprend et se peaufine avec les ans, et c’est ainsi qu’on a vu l’écriveur écrivant des débuts devenir, ces dernières années, et principalement dans le Manifeste incertain, un écrivain à part entière développant de la manière la plus singulière, un vrai style limpide et coulant avec son merveilleux « cinéma » de dessins racontant leur propre histoire…
    Je viens de relire la page où Pajak parle de la mort de son frère, les larmes aux yeux en me rappelant celle du mien, disparu lui aussi trop tôt, et de celui de ma bonne amie qui s’est esquivé une de ces nuits dernières sans crier gare, sur quoi je me rappelle un texte tout récent de V.S. Naipaul sur le chagrin où il est aussi question de la mort de son père, de son frère et d’un chat sur un ton rappelant la saudade de Pessoa – donc tout se tient.
    Si la source du mot personne l’apparie au masque, l’histoire de ce mot contient à la fois toutes les personnes et tous leurs pseudos que l’Art et la Littérature, liés au même noyau, démasquent pour leur donner un visage innombrable au nom d’Humanité.
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    Frédéric Pajak. Manifeste incertain 9. Les Éditions Noir sur Blanc, 350p, 2021.
    Instinct nomade, No5. Les sept vies de Fernando Pessoa.
    Robert Bréchon. L’innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa. Christian Bourgois, 254p., 2001.
    V.S. Naipaul. Étrange est le chagrin. Editions Herodios, 2021, 42p.
     
    Fessins de Matthias Rihs et Pajak.

  • Le Grand Tour

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    17. Katanga express
     
    (Pour Max, en souvenir)
     
    « Partout où qu'elle soit dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari l'injurie, la frappe ou la menace. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme». (Ahmadou Kourouma)
    J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la « haute mission », c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas « La Parole »...
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    À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...
     
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    Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES s’agglutinaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...
    °°°
    Mais n'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?
    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétai dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'a d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifeste autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.
    °°°
    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle.
    Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente, passant ce que le Simenon de La Fuite de Monsieur Hire appelle la ligne rouge.
    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté; à cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a épatés le Bantou et moi.
    °°°
    Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.
    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.
    Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le motif établi à notre insu et proposant «Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires»...
    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de «langues partenaires », et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire…
    °°°
    Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis de la Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu - je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...
    °°°
    Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des « y a qu'à » et des « il faut », nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.
    °°°
    Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'a mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire, enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu vibratile de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse « instance de consécration »...
    °°°
    Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...
    °°°
    À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...
    Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...
    °°°
    L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies ; je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Club international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...
    °°°
    Or au cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi, on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...
    °°°
    On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié « Chantons en choeur notre riche diversité / Oui chantons Francophonie et Fraternité », on aura repris comme ça: « Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde », on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'« il faut » que d'« y a qu'à », oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words, words, words...

  • Le temps imparti

     

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    « Tu te plains de La brièveté de la vie, et tu te laisses voler la tienne » (Sénèque)

     

    Le temps que vous avez passé

    à le tuer naguère,

    et jadis n’a pas oublié

    ce retour en arrière,

    vous laisse aujourd’hui dévasté...

     

    Que s’est-il donc passé

    à ne pas savourer les heures,

    à ne pas s’étonner,

    à vilipender cette peur

    d’être là simplement

    dans l’orbe de l’instant ?

    L’eau des miroirs évaporée

    vous rappelle, un peu triste,

    ce néant de mémoire

    auquel vous aurez aspiré,

    mais les regrets affluent,

    rien n’est jamais vraiment perdu;

    faute d’être innocents

    vous le savez sans le savoir,

    imprudents et perdus :

    le temps sur le tard vous attend...

  • Comme si c'était un jeu...

     
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    "La mort viendra et elle aura tes yeux" (Cesare Pavese)
     
    On dirait que les dieux se vengent,
    on n’en sait rien, ma foi:
    faudrait le demander aux anges,
    qu’ils nous disent le pourquoi
    la raison soudain du silence,
    ce vide et plus personne
    à la fenêtre, au téléphone,
    plus d’écho qui résonne,
    plus de quoi relancer la danse...
    Mais ces larmes me font bien rire,
    enfin: quelle anicroche !
    Nous avions encore des reproches,
    imbéciles de vivants,
    des arguments à balancer
    des motifs de pardon:
    Votre Honneur j’étais un peu ivre,
    ou c’était toi, ou c’était vous -
    on ne se souvient pas, les cons,
    de ces mots qui délivrent...
    D’ailleurs les dieux aussi ont tort,
    et les anges déçus
    par la vendange survenant
    parfois avant le temps venu
    ont l’air de regarder le vent...
    Alors comment réparer ça ?
    Ils disent que c’est la vie
    comme leurs aïeux avant eux
    l’auront seriné sans rien dire
    ou pas mieux que: voilà...
    Tâchons ainsi malgré les dieux
    de ne pas nous éterniser,
    comme si c’était pour de semblant,
    comme si c’était un dernier jeu
    pour ne pas trop peser,
    au conditionnel des enfants...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Le Grand Tour

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    16. Les amis retrouvés
     
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    Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis que la veille, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat et ce soir encore à Florence pour inaugurer un atelier de cinéma à l’Auberge de Jeunesse dont il préside la confrérie nationale depuis des lustres par idéal d’après-guerre…
    Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous mesurons le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.
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    Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smalah de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...
    °°°
    Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de s’exclamer « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, "maraviglioso paese" en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’automne marin, cari uccellacci !
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    On le trouve en montant de Carrare à Colonnata, qu’on sait un foyer de l’anarchisme de tradition ouvrière, on s’élève par des lacets sur l’ancienne route des carriers et bientôt, à main gauche, un petit val s’évase, immédiatement signalé par une kyrielle de sculptures de marbre de toutes dimensions, disposées sur le fond ou les flanc du ravin, toutes de la même inspiration « primitive », selon le propre dire du maître des lieux, géant chapeauté de 86 ans du nom de Mario del Sarto, qu’on retrouve dans le pavillon de bois sis un peu plus haut, en face du Mur de la Vérité et dont la porte est surmontée de l’inscription : Lavorando mi riposo, je me repose en travaillant…
    °°°
    La dernière fois que nous lui avions rendu visite, Mario m’avait offert une pièce de marbre taillée sous mes yeux, évoquant une figure vaguement parente avec celles des îles de Pâques, et qui me sert depuis lors de cale à livres.
    Mais cette fois je lui explique que j’aimerais en savoir un peu plus de sa vie et de ses œuvres, de leurs tenants et de leur évolution, enfin comment il en est venu, la cinquantaine passée à ce que je sais déjà, à tirer du marbre son fabuleux bestiaire…
    °°°
    L’homme a l’aplomb des humbles, la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, mais aussi la naïveté de l’artiste et la douce folie du terrien sage et sauvage.
    Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes, avec ses frères et sœurs il faisait en enfance la longue marche jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint machiniste à bord des chemins de fer vertigineux de là-haut. « Tout vient de la terre, me dit-il, pour aller vers le ciel et revenir à la terre ».
    °°°
    Non sans candeur ensuite Mario m’explique que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel Ange, imbattables dans la finition fine de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie ; et de m’entraîner vers la grande figure du devin Aronte, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de la Commedia, que le sculpteur se met alors à réciter par cœur avant de conclure. « Le devant d’Aronte, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça : tel est le message ».
    Et pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut : « Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion… »
    °°°
    En route je n’ai cessé de lire les journaux, aussi, de cette vaine double page de L’Obs sur les minables fiestas profanatoires du Cavaliere, vil débris gluant de gomina, à cette chronique de Claude Monnier évoquant ce sentiment d’un peu tous que nous sommes tous plus ou moins largués dans ce monde en train de se faire, de se défaire ou de se refaire, on n’en sait trop rien, largués les gens et non moins largués les gouvernants - et j’y repensai tout à l’heure dans les allées du parc tenant lieu de refuge à tous les animaux blessés, maltraités ou rejetés, rescapés de la route ou des prédateurs de toutes espèces, largués eux aussi et que le Fonds Mondial pour la Vie Sauvage (WWF) a recueillis dans ce labyrinthe végétal en zone urbaine de Marina di Massa où serpentent vieux sentiers entre taillis et pièces d’eau, enclos en plein air et cages décaties, tout cela frémissant de plumes et de poils hérissés, cela piaillant et criaillant entre vieux panneaux explicatifs et poèmes animaliers sous le regard éteint d’un vague vieux gardien à main postiche jetant en passant sa pitance au paon posant au prince - à croire que ce jardin de tous les accueils est aussi celui de tous les abandons…
    Et pourtant la vie continue, me suis-je dit ensuite sous les falaises de marbre tandis que crépitaient sous mes yeux les étincelles verbales d’une sorte de feu de mots, comme une cascade d’eau glacée aux arêtes brûlantes, comme un souffle de nord tropical issu de ce poème que m’avait balancé quelques jours plus tôt, par mail, tel jeune barde de nos amis – et voici que se lâchait sur vingt pages ce jazz rockeux rythmé à la Cendrars mâtiné de Ginsberg whitmanien, et je lisais « Mais la résolution est prise / tu te prends à rêver /scintillements d’orages sourds / au petit tour des Pôles », il me semblait retrouver quelque chose de l’ingénuité sauvage du jeune Chappaz avec ce « vieux remède minéral /comme une fourmi / mangée et froide dans le gosier / du merle blanc », je retrouvais là-dedans des micassures rimbaldiennes, je lisais « Et toi aussi / depuis ta petite table / tu te croyais au monde centré sourd tout-puissant / mais c’est le monde qui feule en toi / quand tu prends de ta main brûlante la braise blanche pour souffler la poussière / C’est dans tes artères que passe le sang nouveau /coagulé partout / des grandes possibilités », ou ceci enfin pour la route : « J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière des rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud, où les morcellements d’îles /font de nous des princes doux et /fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints »…
    °°°
    Ensuite on s’est retrouvés aux rivages en train de se retirer, on revenait de Pistoia, ce dimanche de parade médiévale, juvénile cinéma local où s’entretient la tradition et le flirt, le folklore et la révérence sociale, lancer du drapeau et du chapeau, danses et tambours véhéments pour enflammer les jeunes sensualités - enfin le soir a roulé sur les collines roulant elles-mêmes vers la mer, enfin il n’y avait plus que la mer en allée et revenant pour mieux fluer et refluer, enfin il n’y avait plus que deux silhouettes là-bas à la frange de la nuit sur la mer…

  • Élégie aux clairières

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    Pour Philippe, alias Philip, alias Flop (1950-2021)
     
    Tu t’en es donc allé comme ça,
    sans autre préavis,
    à ta façon de malappris
    rêvant comme autant de fois
    de te faire la belle
    à ta façon de braconnier
    traçant les hirondelles
    ou relevant tes collets -
    nous posant ce dernier lapin...
     
    Toi qui t’inquiétais en ces jours
    du sort de nos planètes,
    et déplorais, mauvaise tête,
    l’imbécillité a répète
    des menées et discours ,
    te voici reposant tranquille,
    le cœur un peu moins lourd,
    loin des clameurs de la ville,
    à nous interroger...
     
    Qui étais-tu frère inconnu
    qui nous parle en silence ?
    Quelle souffrance t’animait ?
    Que veux-tu dire encore
    que tu méditais en secret ?
     
    Reste donc encore quelque temps:
    fumons-en une en lisière
    au bar, là-bas donnant
    sur la douce aura des clairières...
     
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    Images: Philip Seelen

  • Au bonheur des Nègres

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    Ce texte a été composé par mon cher Philip Seelen, alias Philippe, alias Flop, frère de Lady L. qui nous a quittés hier dans la douceur du sommeil pour un grand voyage outrepart. Datée du premier jour de l'ère Obama, cette lettre était destinée à notre vieil ami congolais Bona Mangangu, actuellement établi à Sheffield. Je la retranscris dans nos larmes...
     
    Paris, mercredi 21 janvier 2009.
     
    Cher Nègre de l’aube,
     
    Hier matin Paris avait revêtu sa doudoune. Les néons noués en croix vertes, enseignes clignotantes qui annoncent, sur la rue, les officines à suppositoires, affichaient à peine deux degrés celsius au dessus du néant. Courbé sur ma bécane, congelé sur ma selle qui l’était tout autant, j’écrasais le pédalier en haut de la rue Monge, dans ce style qui fit la fortune de Joop Zoetemelk, surnommé le Hollandais du Tour, lorsqu’ un citoyen black, profitant de mon allure de candidat à la voiture ballet, se planta, sans risque, sur ma trajectoire, son sourire tout en ivoire me barrant la route.
    Le voir c’était le reconnaître, et ceci dans la même seconde, tant ce visage rayonnant m’est si cher et si familier, même camouflé dans une espèce de passe-montagne bricolé, sorte de choucroute inspirée des étoffes habilement nouées sur le sommet de leur chef par les chasseurs malinkés sillonnant les plateaux toujours giboyeux de la Haute Guinée. C’est Doumbia, dit Doumdoum pour les intimes. Mon vendeur de Monde à la sauvette, mon ami depuis deux ans.
    Sa peau, son visage et ses lèvres, sa tête nue, un ensemble fin et élégant, plutôt habitué aux longues heures de pasteur passées au soleil de la savane, à surveiller les troupeaux, à l’ombre tiède d’un manguier, n’apprécie pas du tout ces journées sombres et ingrates de l’hiver parisien, battues par ce petit noroît aigrelet qui vous traverse les meilleures des jaquettes.
    Devant ma surprise de le trouver ici , à cette heure avancée de la matinée, dans le Vème, alors qu’il aurait déjà dû prendre livraison de sa pile de Monde, pour l’écouler aux lecteurs du XVIème, tout engoncés dans leur respectabilité, et aussi de sa poussette pleine d’exemplaires plastifiés qu’il doit glisser dans des boîtes aussi accueillantes que les rombières restées planquées dans leurs étages, il me confirme son arrêt de travail volontaire qu’il a décrété, unilatéralement, chômage technique. Ce froid n’est pas pour lui, il a appelé son chef, Le Monde peut l’oublier ce jour.
    Tout heureux de tomber sur moi, il me propose de passer au kiosque, chez Fathi avec qui il traficote quelques améliorations de revenus, très cachottier. Nous partons pour faire le chemin ensemble et en cour de route nous débusquons un PMU où Doumbia pourra faire son tiercé. Nous stoppons à la Corniche d’Oran, bar tabac où les joueurs maghrébins et de toute l’Afrique se pressent au comptoir et à la caisse débordée par vagues, au rythme des annonces des courses, tout en pataugeant dans plusieurs couches de quittances, de billets de loterie, de formules de tiercés déjà jouées, déjà perdues, larguées par dépit spontané à même le sol.
    Tout fébrile, Doumbia le Malinké, originaire de Kankan, ville des rives vertes du fleuve Milo, cour d’eau paresseux, qui coule sans se soucier vraiment de rien, selon la formule de mon ami, échange quelques pronostics tout en feignant de s’intéresser aux propos d’un tuyauteur algérien. Ali, originaire de Boumerdès, a tout perdu dans le tremblement de Terre de 2003, qui frappa sa ville natale et détruisit la maison pour laquelle il avait travaillé toute sa vie et dans laquelle il venait d’emménager. Et le voilà de retour en France, dépouillé de toutes ses richesses. Ali que tous ici surnomment affectueusement « Ali Les Bons Tuyaux », en hommage à un personnage des «Nouveaux Chevaliers au grand cœur, qui n’ont peur de rien…mais qui gagnent toujours à la fin ». Ali, toujours en costard, élégant, et en chaussures blanches pur cuir, le visage complètement vérolé et envahi de cicatrices, suite à un accident de chantier qui lui fit frôler la fin, Ali au dentier neuf et si éclatant, dernier signe de sa richesse perdue, mais qui rappelle à tous, sans qu’il s’en doute lui-même, le sosie d’un Frankenstein échappé d’une série b.
    Doumbia, grand seigneur des Hauts Plateaux de l’Est, lui file une pièce de deux euros, toujours préparée à cet effet, pour ce tuyau déjà percé de part en part. Mais Ali - et c’est pour cela qu’ils continuent tous à le payer, chacun avec une moue de léger dédain, un peu feinte - fait partie des jeux, il fait l’ambiance, comme les écrans qui tapissent le bar et comme les serveurs moroses, mal payés eux aussi, mais qui excellent dans l’art de se glisser entre les joueurs, attentifs à ne pas faire chavirer les demis agrippés à leurs plateaux volant au-dessus des têtes. Doumdoum sort en saluant à la cantonade et en gratifiant tout cet entourage qui lui est familier de grands rires sonores et chantants. Quand il ressort, le silence des joueurs retombe sur le bar.
    C’est qu’il ne joue pas pour gagner, ce fils de petit éleveur de bétail de la savane ouest soudanienne. Il joue simplement quelques euros pour vivre autre chose que la vente du Monde, pour vivre autre chose que traîner pendant son temps libre sur un lit au milieu des quatre gosses de la famille guinéenne, mélinké comme lui, qui l’héberge de bon cœur dans son trois-pièces. C’est qu’il a perdu sa toute petite, mais si confortable, chambre de bonne...
    Il l’a perdue dans le grand incendie du Boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIème, qui faucha vingt-cinq vies, dont onze enfants en bas âge. Sa petite chambre était sous les toits. Il découvrit l’horreur en rentrant du travail, comme un père, de ses amis, découvrit les corps carbonisés de ses cinq petits et de son épouse. C’est au cours du rassemblement à la mémoire de toutes ces victimes africaines que je fis la connaissance de Doumbia. Ces larmes sur ce visage, si gris ce jour là, et pourtant si doux, m’avaient arraché les miennes. Nous étions restés bien longtemps les yeux brûlants, après la fin de la cérémonie, à nous raconter des bouts de nos vies, assis à même la rue, au milieu du rond point de la Place d’Italie, devant des ribambelles de canettes de bières pour apaiser les chagrins, pendant que les agents, partageant cette fois-ci l’émotion des manifestants qu’ils avaient la charge de surveiller, détournaient la circulation pour nous laisser le temps de reprendre nos esprits.
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    Sa paie de vendeur de baveux et ses gains d’activités éparses, il les envoie fissa fissa chaque mois, par la Western Union du coin de la rue de la Goutte d’Or, à sa famille, à sa fille de 17 ans qui commence des études à l’université Anta Diop de Kankan. De sa famille , de son ou de ses épouses, Doumbia ne m’en parle qu’en silence, une tristesse grise et tendre envahit alors à nouveau ce visage si expressif, il s’éteint et se tait.
    Mais quand nous nous voyons c’est la fête, on rit beaucoup pour rien, on se regarde et on rit. Cela ne m’était plus arrivé depuis belle lurette, de regarder un ami au fond des yeux et de rire d’un fou rire à s’étouffer. Or, avec Doumia, c’est toujours ainsi. On rit et on pleure, la frontière entre les deux émotions n’est pas palpable et c’est bien ainsi.
    Hier en fin d’après-midi, à la fin de ma garde du kiosque, Fathi, de retour de la mosquée, me souffle à l’oreille qu’il a prié pour les enfants morts à Gaza, son geste délicat est empreint de discrétion pour ne pas se faire entendre des clients, on ne sait jamais, il pourrait il y avoir un pro-Israélien parmi eux. Mon ami djerbien reste toujours discret même dans ses joies et ses chagrins, est-ce dû à la légendaire pudeur de l’insulaire ou au jeu supposé imposé par les lois coutumières du pays d’accueil auxquelles se soumettent en apparence, sans rechigner, mes amis immigrés. Je ne saurais le dire.
    Me voyant libéré de mes obligations auprès de Fathi, mon tribut à l’amitié et aux échanges, Doumbia me propose de faire un tour avec lui au Foyer Africain de la rue du Château des Rentiers qui se trouve tout près de chez moi, pour y retrouver un de ses cousins. Ce Foyer, je le connais déjà pour y avoir fricoté avec des militants de la cause des Sans-Papiers. Mais mes amis d’alors se sont fait chartérisés depuis par le Ministère de l’Identité Nationale. Lorsque nous y pénétrons en échappant avec succès au contrôle du vigilant concierge blanc de l’entrée, chargé de veiller à protéger ses pensionnaires des influences néfastes des idées républicaines, nous parcourons, à la recherche du cousin Diallo, les coursives de ce bâtiment étroit de cinq étages, authentique navire négrier moderne, restant à quai, mais aux cabines surpeuplées de travailleurs en attente de régulation.
    Nous visitons les chambres une à une, la chaleur y est étouffante, les odeurs des mâles travailleurs exhalent acidités et senteurs de gels douche extra doux. Indifférence polie et cris d’amitiés se succèdent à nos passages dans chaque chambre. Les hommes mangent, boivent, discutent avec passion dans leurs diverses langues chatoyantes que je suis totalement incapables de décrypter. Dans toutes les chambres une ou deux ou trois télévisions sont allumées, et toutes diffusent l’investiture et le visage d’Obama.
    Ces immigrés africains en France, entassés ici dans cet immeuble ingrat, par des contractants se prétendant abusivement thuriféraires des droits de l’homme, ces immigrés, souvent humiliés, sont ce soir emplis de la fierté d’assister à cet événement mondial, abasourdis qu’ils sont par l’audace de ce premier président américain noir qui ose rappeler à la face du monde, qu’il n’y a pas cinquante ans, les noirs ne pouvaient pas boire une bière dans le même bar que les blancs et étudier dans les mêmes universités.
    Les bières circulent et s’entrechoquent, les plaisanteries circulent vite. Celle qui nous fait tous rire est reprise par un grand Sénégalais élégant dans son boubou bleu roi. « Vous avez vu ces tordus de blancs, ils ont encore trouvé un nègre pour faire leur sale boulot : prendre la présidence d’une Amérique en crise et au bord de la faillite. » La soirée avance, nous restons coincés chez des guinéens amis de Doumbia. Le cousin est introuvable. Doumdoum a déjà oublié que nous étions venus lui parler. Il a trouvé pleins d’autres cousins pour l’occasion.
    Je suis au milieu d’eux, seul blanc, comme si j’étais des leurs. Les plats et les bières n’en finissent plus de circuler. Les discours d’Obama ont fait place aux musiques et aux déclamations. La fête sera longue. Ce soir le Maître du monde est noir. L’Afrique se sent un peu Maître du monde, elle aussi. On ne va pas bouder notre plaisir.
    Il est deux heures du mat. Je n’ai pas sommeil. Je suis de retour chez moi. Jean-Louis je commence cette lettre ci-dessus, pour te l’envoyer avant tes prochaines pensées de l’aube.
    Salut frère Négro des neiges,
    Philip
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    Images: Fleur de volcan. Encres et techniques mixtes de Bona Mangangu.
    Philippe et JLK.

  • Limbes à l'avenant

     
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    (Au regard des webcams)
     
    Ils s’enroulent comme des serpents,
    la queue entre les dents;
    elles sont comme eux qui sont comme elles:
    on dirait des œufs blêmes
    qui se couvent eux-mêmes...
    Ils sont exhibés, transparents,
    saturés de leur vide
    tels des amibes aux abîmes,
    elles marchent seules et se parlant
    ils ne s’entendent plus se taire...
    Ils s’enroulent en foule
    indifférente et solitaire -
    tristement souriants...

  • Le Grand Tour

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    15. Riviera dei Fiori
    La descente vers le Sud, des Alpes à la Riviera dei Fiori, ne m’avait jamais semblé une telle plongée, et de fait il n’est aucune voie, me semble-t-il, en Italie et peut-être même dans toute l’Europe et le monde quadrillé d’autoroutes, qui donne, autant que l’A6, reliant Torino à Savona, le sentiment-sensation qu’avec son véhicule on est plus que lancé : précipité sur un toboggan, entrecoupé des innombrables tubes fermés que sont les tunnels, dans une dévalée vertigineuse qui tend bientôt à annuler tout autre paysage que celui des monts boisés affleurant les viaducs, au-dessus des toits roses des villages, avec le souci constant d’échapper aux poids lourds de plus en plus pressés à ce qu’il semble de rejoindre les ports et autres hangars du bord de mer.
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    Dino Buzzati a tout observé et pressenti, dans son Voyage aux enfers du XXe siècle, de ce que deviendraient les villes tentaculaires et les terres partout urbanisées du monde à venir, et encore l’A6 en octobre échappe-t-elle aux migrations massives des vacanciers, mais l’ultime plongée sur la ville aux grandes cheminées et aux voies suspendues tournoyant au-dessus des zones industrielles a bel et bien de quoi donner le vertige, comme au débouché des tunnels sur Gênes, sur quoi l’on aperçoit là-bas la mer étale dans son indifférence bleutée, et le nom de Via Aurelia nous fait passer d’un temps à l’autre avant que le nom de Riviera s’accorde enfin aux couleurs encore vives des bougainvillées…
     
     
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    Notre goût partagé, avec Lady L., nous a toujours fait fuir les étalements balnéaires et les foules estivales, et c’est donc en ambiance connue que nous retrouvons cet hors-saison de la côte s’incurvant entre Alassio et San Remo, foison d’anciens petits ports saturés par l’industrie vacancière et cependant, merci la chance, voici que la Pensione Maruzzella où nous nous retrouvons ce soir, bourdonnante de gens peu portés à se pavaner, nous évoque la fin des vacances de Monsieur Hulot ou quelque chronique populaire du meilleur aloi.
    Après le repas du soir (Strozzapreti alla Sorrentina arrosés de Nero d'Avola par trop dur et froid je trouve), en compagnie nombreuse et fourmillant de petits enfants qu’ont emmenés leurs parents profs en vacances, nous marchons dans la nuit déserte jusqu’aux quais déserts bordés d’hôtels déserts et de discos non moins admirablement désertes, muettes, toutes paupières baissées, stores verrouillés - la fête est finie sauf dans nos cœurs…
    °°°
    Ce matin m’est venue l’idée, dans la pénombre de l’hôtel anonyme, et après une nuit interrompue par une longue insomnie (séquelle du Nero d’Avola trop acide d’hier soir), que ce n’est pas la pensée-sensation de la mort qui plombe ma première conscience de l’éveil, à chaque aube, depuis quelques années, mais au contraire la pensée de la vie, l’angoisse et presque l’épouvante à la conscience exacerbée de ce qu’est la vie et de ce qu’elle sera de plus en plus, avec la pensée-sentiment que je n’en fais pas assez pour la mériter vraiment, que je la galvaude et la vilipende au lieu de travailler sans relâche à la transmutation du plomb en or, pensée-sentiment qui recoupe très exactement celle que Tolstoï module dans La mort d’Ivan Illitch et qu’on retrouve dans le génial Vivre d’Akira Kurosawa, dont les protagonistes, pris à la gorge par l’annonce de leur mort prochaine, accèdent à la pleine conscience.
     
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    Or j’y repensais ce soir en nous attardant, après la longue montée dans les ruelles médiévales aux belles couleurs passées ou rafraîchies du vieux Menton, par les allées du petit cimetière en plein vent enclos, au sommet de la colline, et donnant donc sur la mer, dans les ruines de l’ancien château ; je pensais à tant de vies peut-être brillantissimes, de princes russes et de duchesses austro-hongroises, entre autres Lords et Ladies anglais, venus se réfugier en ce semblant de paradis terrestre, précédés ou suivis de leur progéniture plus ou moins perdue de tuberculose, et dont ne témoignent plus que quelques monuments usés ou cassés, quelques inscriptions souvent effacées, et cette kyrielle de noms prestigieux (Troubetzkoi, Volkonski, Souvarov, Henkel von Donnersmarck) qui ne disent quasiment plus rien aujourd’hui à personne de moins de trente-trois ans – et loin de me sentir accablé je me rappelai l’herbe qui repousse sur la tombe du bon Illia Illitch Oblomov, sous le ciel brodé des mêmes étoiles qui ornaient sa très vaste et très douce robe de chambre d’éternel paresseux…
    °°°
    On monte le long de venelles à marches d’âne, le grand bleu revenu fait aux murs vanille ou safran, mauves ou verts, une toile de fond qui se fond presque là-bas au bleu cependant scintillant de la mer , c’est le plein silence de l’après-midi d’après la haute saison, en ce bourg d’anciens pêcheurs de corail, les murs renvoient un peu de chaleur encore, et plus haut se découvre la blanche façade ornée de la grande église baroque en gloire de San Giorgio de Cervo, dans la pénombre de laquelle m’attend cette toute petite effigie d’un Christ aux douleurs, la vraie présence de ces lieux, en un autre lieu pourtant…
     
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    2308488267.jpgMais un vilain verrou, bouclant une haute grille, interdit l’accès de la petite église hors-les-murs de San Nicola, qui nous tient ainsi à distance du Cruciflé, là-bas, tout émacié mais de bois dur ivoirin, taché de sang et la peau déchirée par le fouet et les bâtons, quelque chose du supplicié de Grünewald ou de quelque autre maître ancien arrachant la scène à toute sensualité pour exacerber l’expression de la Douleur mais sans pathos de théâtre pour autant – même de loin on perçoit cette figure de vérité que le cadenas protège probablement des immondes pillages de sbires d’antiquaires…
    °°°
    Et sous le même ciel se tortillent les deux pimbêches et les chauves tout cuir à créoles de macs qui les cornaquent, tout enveloppées de peignoirs et prêtes là-dessous à tous les déguisements, au théâtre frelaté de Portofino, toutes les poses, les lascives et les langoureuses, laquées et lustrées, les lèvres et les ongles peints des mêmes roses violacés - c’est la Dolce Vita de Gabbano pour pubs de demi-luxe, les chauves se font pitbulls aux chevilles de qui materait de trop près ; c’est l’Italie putanisée du Cavaliere que nous regardons avec cet œil amusé que nous a enseigné le Maestro Fellini…
    °°°
    On descendait en Italie, dans les années 50 et 60, par les premières autoroutes européennes, avec les allemandes, qu’on appelait alors des autostrades, et ce matin nous nous retrouvons sur cette Via Aurelia dont le nom fleure l’antique et qui, de San Remo, file vers Savona et ensuite, changeant de nom, vers Genova et La Spezia, Livorno et Roma ou plus bas vers l’Italie africaine…
    °°°
    C’est que l’homme de Seul au monde existe, par la grâce d’un écrivain vrai, tandis que la pauvre comédie des top models et de leur escorte de malabars asexués se réduit à du tout simili, singerie d’imitation et tutti quanti, autant que celle des Ricains friqués et fardés des terrasses, là-bas, de l’autre côté du port, débarqués en troupe molle de la « ville flottante » qui mouille au large, blanche comme un mirage…
    °°°
    Le toc et le kitsch sont la matière première du dernier Fellini d’Intervista, satiriste inégalé quoique toujours tendre de la télé berlusconienne avant l’heure, et sans doute le Maestro se régalerait-il, autant que nous, à la vision de la pacotille artistique prétendue avant-gardiste ornant les jardins de Portofino de ses sculptures prétendues dérangeantes, genre Documenta de naguère et jadis ou Biennale de Partout, entre autres Galeries Pilotes de Nulle part.
    °°°
    Saluons donc le rhinocéros suspendu et combien symbolique probablement, les éphèbes de résine revisitant l’Antiquité d’un Winckelmann de backroom, ou les monstres divers renvoyant à la monstruosité diverse du monde mondialisé, enfin saluons les lemmings roses, dressés sur leur pattes de derrière avant le grand saut collégial - saluons la jolie fumisterie avant de gagner la terrasse ombragée, là-bas, où nous attend le toujours authentique risotto ou les raviolis fleurant l’Italie véridique…
     
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  • Couturière à l'ange gardien

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    (À la mère de notre père)
     
    Le soleil dans la véranda,
    éclaire ses vieille mains
    à l’ouvrage repris d’hier
    qu’elle reprendra demain
    ou peut-être pas - qui sait ?
     
    Elle a des cheveux blancs bleutés,
    la peau de parchemin,
    la voix frêle et pourtant ses mots,
    accordés à ses mains,
    rappellent son autorité...
     
    Elle se résigne, au demeurant,
    à n’aimer plus que les enfants;
    les autres l’ennuient à la fin
    sous le soleil qui va et vient
    tandis que, dans la véranda,
    somnole le chien Attila...
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • Le Grand Tour

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    14. Sud des Alpes
    Il n’est pas de vert plus vert que celui du Lac Majeur, de ce vert émeraude de l’eau qui tourne au noir sur les monts à la péruvienne que le subit et grondant orage d’été dramatise encore, et nulle pluie n’est si drue et si liquide et si fraîche et si limpide et si vivement mouillée que celle qui tombe en trombes de ce ciel tessinois du partage des eaux du Nord et du Sud évoquant à la fois les fjords et le Brésil – le plus sévère et sensuel mélange de l’alpin et du latino…
     
    °°°
    Les mots chantent ici comme nulle part en Suisse, les mots et les noms aussi, pergola et Solari, zoccoli et Solduno, les mots chantent ici autrement qu’en Italie, en Italie on ne dit pas grotto comme ici, en Italie on hésiterait tout de même à baptiser une montagne Monte Generoso, ou une autre Monte Verità, il y a là quelque chose de terrien et de lyrique à la fois, de pierreux et de fluide, d’âpre et de soleilleux comme le vin d’un rouge un peu noir et d’un goût un peu dur qui se retrouve dans les visages des vieux aux yeux candides…
     
    °°°
    En remontant la Maggia l’on passe de la Polynésie languide aux marmites d’eaux glacées où les corps mortels et les âmes suressentielles se purifient, et c’est dans un bleu d’agate qu’on se plonge et se frotte et se lustre, il y a là de quoi revigorer les peaux jeunes et vieilles, nulle part au monde sauf peut-être au Japon l’eau n’est si belle et bonne que dans cette rivière tombée du ciel et polie par la pierre…
     
    °°°
    Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…
     
    °°°
    Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !
     
    °°°
    Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes, cet été-là, craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...

  • Le Grand Tour

     
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    13. Le joaillier, les grappilleurs et l’alouette
    Il n’est pas, me semble-t-il, de véritable premier voyage qui ne s’ancre dans la première enfance, je veux dire : dans l’odieux emmaillotement de la première enfance et dans son immobilité forcée, dans la première impatience de l’enfance et son premier trépignement après son premier cri, dans les premiers regards effarés de la prime enfance sur tous ces murs et tous ces yeux et toutes ces serrures, dans le premier effroi de l’enfance qui vous a fourré dans ce corps et dans ces couches et dans ces entrelacs de bras et de barreaux de prison, dont il faut absolument s’arracher.
    La première enfance, il faut bien le dire, est tellement contraignante qu’elle appelle immédiatement au voyage. On ne peut rester là. On droit partir, on doit se casser, on n’en peut plus : de l’air ! Cependant pour l’instant – la vie est dure, mais c’est comme ça -, on ne peut aller nulle part ailleurs, sinon par l’imagination, et même cela sera pour plus tard.
    Pascal Quignard raconte, dans La barque silencieuse, le retour des nourrissons parisiens confiés aux femmes de Corbeil, connues pour leur bon lait campagnard et forestier, sur de longs coches d’eau appelés aussi corbeillats (dont le mot corbillard découlera), glissant le long de la Seine, et les terribles hurlements des nourrissons emmaillotés.
    Pascal Quignard n’est pas vraiment ce qu’on peut dire un écrivain du voyage, mais on voyage beaucoup, à travers ses livres, dans les mots qu’il ne cesse de sonder pour en dire mieux le transit.
    Ainsi écrit-il à propos de la prime enfance : « Quel qu’il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d’abord un inconnu. Tout destin humain est : l’inconnu de la mise au monde confié à l’inconnu de la mort. »
    Ensuite l’enfant se fait au monde, comme on dit. L’enfant s’acclimate et s’habitue. L’enfant s’avachit, en tout cas en apparence. L’enfant déchoit-il ? Minute ! Car l’enfant entend aussi des contes et commence bientôt à lire, et c’est alors un nouvel appel d’air et le possible sursaut du voyage, d’abord imaginaire, avec les livres et par les oncles.
    Une enfance sans oncles voyageurs, comme les sept oncles de Blaise Cendrars, une enfance sans tantes un peu aventurières, à l’image de l’institutrice bernoise Lina Bögli, est une pauvre enfance, convenons-en. Pourtant les premières nouvelles du monde rapportées de vives voix par les oncles et les tantes à l’enfant lui arriveront, tout aussi bien et parfois mieux, par les livres.
    Par les oncles l’enfant apprend qu’il y a des pirates en Malaisie et des mines à Sonora, les noms des oncles et des tantes diffusent une première magie que les livres prolongent les jours de pluie ou sous la lampe. L’enfant lit ainsi : « Le thé des caravanes existe », et le monde existe autour de lui. Puis l’enfant se cabre et se busque en adolescent farouche et lit alors : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèce de princes nomades », et l’enfant se reconnaît évidemment et le voyage n’en finira plus désormais, il reçoit d’un de ses oncles Vol à voile de Cendrars et bientôt Bourlinguer et plus tard Moravagine et voici ce qu’il lit à douze ou quinze ans : «Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière. » Ces mots précis, ces mots comme des musiques et des sculptures, ces mots comme du cinéma ont marqué la pâte tendre de l’enfance et de l’adolescence, dont tous les voyages découleront ensuite plus ou moins.
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    De fait les mots précis des poètes, et je pense maintenant à Nicolas Bouvier, en disent plus que les récits plus ou moins ressassés, voire éventés, des oncles voyageurs, comme on verra que les écrivains qui voyagent en disent plus, dans le précis et le durable, des voyageurs qui écrivent, avec de notables exceptions.
    Lina Bögli en est une. Avant Nicolas Bouvier, mais sans l’intention poétique de celui-ci, Lina Bögli incarne une curiosité voyageuse assez typiquement helvétique, avec une façon de capter et de restituer ses observations, frottées de bon naturel, qui rappelle immédiatement Ma vie de Thomas Platter, le candide chevrier des hauts gazons devenu grand humaniste de la Renaissance européenne, Le pauvre homme du Toggenburg d’Uli Bräker, l’érudit paysan traducteur de Shakespeare, ou encore les merveilleuses lettres de voyage de Thierry Vernet, constituant un pendant foisonnant et primesautier de L’Usage du monde.
    Or, le rapprochement des écrits de Nicolas Bouvier et des lettres de son compagnon de voyage, représentant désormais près de mille pages, devrait permettre au lecteur de mieux faire la distinction entre ceux qu’on dit des écrivains voyageurs et ceux qui, voyageurs eux aussi, n’ont pas pour autant de prétention littéraire. La distinction n’est ni polémique ni académique non plus : elle vise au rapport de celui qui écrit avec la langue, elle marque la nuance entre l’écrivain accomplissant sur la langue un travail de joaillier, et celui, plus modeste, et délié, qu’on pourrait dire écrivant ou grappilleur.
    D’aucuns tendent à penser, peut-être par rejet de toute une mode actuelle des « étonnants voyageurs » devenue fonds de commerce, que, de la littérature du voyage, il n’y a de bon précisément que LA littérature, à savoir : les œuvre surfines d’écrivains surfins, stylistes parfaits, dont Nicolas Bouvier serait l’un des maîtres. Mais cette distinction ne tiendrait pas longtemps. Elle ne tiendrait même pas longtemps à comparer la prose étincelante de L’Usage du monde ou du Poisson-scorpion et certains récits de voyage de Bouvier, d’un éclat et d’une densité moindres. Il y a, de toute évidence, un incomparable joaillier chez Nicolas Bouvier, mais le grappilleur compte aussi, et la lecture de sa correspondance avec Thierry Vernet, loin de ternir son image, ne laissera au contraire de l’enrichir et de mieux montrer aussi l’entier du voyage, en deça et au-delà de la seule joaillerie. De la même façon, l’on pourrait distinguer chez un Cendrars ou un Charles-Albert Cingria, autre poète itinérant, les composantes du joaillier taillant, polissant et sertissant les mots comme des bijoux, et celles du grappilleur plus débonnaire. Mais revenons, un instant, à notre charmant tendron.
    À trente ans, en 1892, craignant de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’emploie à Cracovie, l’institutrice Lina Bögli décide d’accomplir un tour du monde dont elle fixe la durée à une dizaine d’années : « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi, donc je pars ! »
    Embaquée à Brindisi à bord du bateau Vorwärts (En avant !, dont elle se rappelle que ce fut la devise de l’explorateur Nansen), la jeune femme, petite provinciale encore farouche, va gagner Colombo par Aden (« trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants »…), avant de pousser jusqu’en Australie où elle s’installera plusieurs années à Sydney, toute dévouée aux variantes diverses de la jeune fille mondiale. Or, tout au long de son périple, Lina Bögli écrit à son amie Lisa des lettres épatantes d’ingénuité malicieuse et de franchise, mais aussi de précision réaliste dans ses observations, dont le ton et la sagacité pourraient être d’un Candide curieux de notre temps ou d’un Huron en jupon. Il y a chez elle en effet du petit reporter, qui soumettra tel vieux Maori cannibale à l’interview et se rendra chez les Mormons polygames de l’Utah en s’inquiétant d’abord de leur mœurs, avant de reconnaître les agréments inattendus de leurs arrangements. Et quant à la vraie douceur de vivre, notre probable vierge la découvrira aux îles Samoa où tel bel indigène la tentera bel et bien de s’installer en ce paradis avant de la faire se récrier : « Hélas, j’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment ! ».
    Le récit épistolaire de Lina Bögli n’est à vrai dire ni d’un joaillier ni d’un grappilleur, mais il n’en participe pas moins d’une lecture de monde à la fois limpide et cousue de préjugés bientôt remis en question, typique en somme de l’approche du touriste contemporain le mieux intentionné, le moins prédateur, le plus sincèrement intéressé par le monde et les gens. Il est émouvant, ainsi, de la voir compatir, en Helvète démocrate, avec les Hawaïens humiliés par l’annexion américaine, et plus touchant encore de la voir bouleversée par l’arrivée des émigrants européens à New York, comme si cet exode exprimait toute la misère du Vieux Monde.
    Maints écrivains voyageurs sont plus brillants qu’elle, maints voyageurs-écrivants ont plus de choses à raconter, mais Lina Bögli nous ramène à une sorte d’enfance du voyage qui nous rappelle Tintin, Robinson ou les jeunes gens entreprenants de mark Twain ou de Jack London, avec une fraîcheur, une capacité d’émerveillement, mais aussi d’indignation, que nous retrouvons également dans les lettres de Nicolas Bouvier et de Thierry Vernet en leur jeunesse impatiente de s’arracher à l’emmaillottement calviniste et bourgeois de leurs familles.
    À la fin de son tour du monde, fatiguée mais contente, retrouvant la vieille Europe et Cracovie dix ans après son départ, ponctuelle comme un coucou suisse, Lina Bögli formule cette humble conclusion pleine de reconnaissance : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrance et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est arrivé ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ou insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire. »
    Et tel pourrait être, aussi, le bilan d’un bon usage du monde, aussi légitime en somme que celui des joailliers ou des grappilleurs de la littérature voyageuse.
    Nicolas Bouvier, maître joaillier s’il en fut, n’est pas pour autant, non plus, l’artisan suprême de la poésie du voyage, évidemment incarnée par Dante Alighieri dont la Commedia représente le périple initiatique par excellence, ressaisissant le parcours symbolique de l’homme en ce bas monde dans une langue à la fois fondatrice et de radieuse portée, bonnement universelle.
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    Or, au vingtième chant du Paradis, Dante trouve une image adaptée au démaillottement du mondial poupon cousu dans sa camisole de force, exprimant le plaisir divin d’être au monde dans la pureté du soir : « Comme l’alouette qui s’élance dans l’air / chantant d’abord, et puis se tait, contente de la dernière douceur qui la comble, elle me sembla l’image de l’empreinte/ du plaisir éternel, au désir de qui /toute chose devient ce qu’elle est… »

  • Le Grand Tour

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    12. Au jasmin rebelle
     
    (Pour mes amis Rafik et Jalel)
     
    Sur le départ on hésite, à tout coup, une dernière fois. On a la boule au ventre. On serait tenté de tout laisser tomber. On pense à l’emmerdement de tout voyage dans les pays à cabinets différents des nôtres. On pense à la chaleur, on pense aux voleurs (il n’y a que ça dans les autres pays), on pense à l’eau douteuse des pays de là-bas - et puis tout à coup ça y est, c'est reparti, le vieil homme est dépouillé, Aladin nous voici et Ferdine remet ça : « ça a commencé comme ça…
    °°°
    Et tandis que nous bouclons nos valises me revient le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée, tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz, ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…
    Il paraît que ça s’est gâté en quarante ans, là-bas à Djerba, je ne sais pas, on verra, d’ailleurs ce n’est pas sûr qu’on s’y pointera, mais rien ne me rappellera plus, jamais, le parfum du printemps, la douce fraîcheur du printemps, la moelleuse suavité du printemps que celui de la fleur de jasmin dans les allées de Djerba…
    °°°
    Six mois après la Révolution du jasmin flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur ; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça, cependant ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus en coulisses ? Et ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera l’affaire de tous ou ne sera pas...
    °°°
    Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que jamais, en tout cas, jamais on ne reverra ça…
    °°°
    Et dès le premier soir à La Goulette c’est la bonne vie retrouvée, la cohue de la rue et la bousculade populeuse, le jovial chaos des gens et des conversations aux terrasses où l’on continue de ne parler que de ça : de ce qui nous arrive et en adviendra, et c’est un régal de mets et de mots malgré l’anxiété qu’on sent mêlée aux libations – à la tablée du Scribe son frère le Conseiller Hafedh se livre à la plus fine analyse d’où il ressort que tout reste à faire et que rien n’est acquis, confiance et méfiance iront de pair et la soirée s’éternise entre frères humains.
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    On sait que c’est au Baron d’Erlanger, peintre délicat, que Sidi Bou Saïd doit le dominion établi de son bleu, sans pareil au monde si l’on excepte quelque ruelle ou quelque place de Séville ou des Cyclades, mais un tel ensemble, ici, du blanc chaulé et de cet extrême azur que surexaltent le violet ou le rouge et le blanc des bougainvillées et du jasmin, me paraît unique absolument, qui dépasse le pittoresque et le pictural pour devenir peinture sculptée ou architecture rêvée par un géomètre poète de la vraie races des bâtisseurs anonymes pour lesquels la beauté relève d’une seconde nature. On en reste sans voix.
    Or, à ce bonheur avéré s’ajoute ces jours celui de voir les terrasses, au soir venant et à la nuit se faisant lentement sur la baie, occupées par des Tunisiens de tous âges et semblant goûter la jouissance du lieu plus tranquillement, au lieu de la meute ordinaire des roumis en pantelants troupeaux - et la nuit vient, on savoure son thé de menthe les yeux perdus jusqu’au Mont de Plomb, de l’autre côté des eaux scintillantes; et les amis s’attarderont longtemps encore à poursuivre sans discontinuer leur débat sur la vie qui va dans ce pays tout occupé de soi…
     
    °°°
    Avant cela nous nous étions perdus à travers la médina, dans la houle canalisée de la foule entre les hauts murs à loggias et moucharabiehs, étourdis par la touffeur des odeurs sucrées et des beignets, des parfums, des narguilés, et dans cette boutique où je m’étais arrêté pour faire l’achat d’une sacoche de cuir utile à l’attirail du plumassier, le prénommé Brahim, tout avenant avec sa dent manquante lui donnant quelque chose de médiéval, avait sorti son briquet pour me prouver que ce cuir-là n’était pas du vulgaire skaï et valait donc son pesant de dinars, et j’avais réduit sa mise de moitié, sur quoi Brahim m'ayant demandé quel avenir je voyais à son pays, je lui répondis comme au jeune douanier me le demandant pareillement à notre débarquement : mais mon gars c’est ton affaire et je te la souhaite toute bonne !
     
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    De la progression des salafistes et du ramadan prochain dont le parti religieux pourrait tirer profit politique, du sort de la Banque islamique ou de la déconvenue liée au nouveau Pacte républicain, le tigre du zoo du Belvédère ne semble point se préoccuper le moins du monde, mais qui oserait lui parler de liberté à celui-là !
    Nous avons subi cet après-midi la morgue de la lionne et le dédain du cerf de l’Atlas, le regard plus doux et plus triste à la fois du Mouflon à manchettes et, sur leur rocher, les crânes mimiques de défi des babouins, nous avons vu le rhinocéros se tourner très lentement à notre arrivée pour ne plus nous montrer que son formidable derrière blindé – nous avons perçu l’humeur plombée par la chaleur des encagés, et je me suis rappelé alors ce paragraphe de Rien que la terre de Paul Morand où tout est dit de cette confrontation: « Je rêve d’un pacte de sécurité entre l’homme et les animaux, où chacun cessant d’obéir à la loi de la jungle, s’engagerait à se respecter en s’aimant ; où les tigres, comme des frères, viendraient à Singapore se faire soigner les dents par le dentiste japonais ou épiler les moustaches par le coiffeur chinois, iraient au besoin se faire admirer dans ces jardins zoologiques qui seraient comme d’accueillants hôtels, puis rentreraient librement chez eux dans la forêt équatoriale. Mais comment leur cacher que les hommes mangent de la viande ? »
     
    °°°
    À en croire la vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas, au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’il mange la femme et baise la chèvre.
    De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu une femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…
     
    °°°
    Le match de football de la finale de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos » devant un stade à peu près vide, réservé à environ 2000 spectateurs, pour cause d'injonction répressive et de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la Révolution a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent.
    C’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls froids et les allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Lybiens friqués: sans âme qui vive.
     
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    À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru ensemble le fabuleux dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette révolution, qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin.
    Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !
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    Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne Voie Royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît hallucinante mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la sinistre « coiffeuse », qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi…
     
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    Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.
    °°°
    Or une suite d’émotions fortes l’attendent en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » ! 
Ensuite en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires : elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, le confort le plus sommaire et parfaitement suffisant à l’évidence.
    °°°
    Et puis dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…
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    En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés.
    °°°
    Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions et de contrastes confondants, la Tunisie de demain dont on espère qu’elle s’aime assez pour s’aider; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter, cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...
    °°°
    « C’était tellement mieux avant ! », soupire la très vieille dame vieille France à sa compagne et complice qui lui demande de préciser : «Vous voulez dire du temps de Ben Ali ? », et la première : « Mais non voyons, je ne parle pas de ce malfrat ! », alors la seconde d’insister : «Vous voulez donc dire du temps de Bourguiba ? », et la très vieille momie : « Eh surtout pas ce manant de Bourguiba qui a tout chambardé ! Vous ne vous souvenez donc pas des parasols de l’Hôtel Majestic, combien leur couleur s’accordait aux uniformes de nos légionnaires… »
    °°°
    Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient du quartier de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !
    « C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba, et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !
    Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir voté ?
    °°°
    Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent aussi imprévisibles.
    De ces apaisements de l’homme sage et pondéré, Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux divers…
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    C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050, les amis c’est l’amitié sans idéologie, les amis c’est l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis c’est l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - c’est un peu tout ça les amis…
    Rafik l’étudiant, déjà vibrant de révolte et d’insolence, avait affronté son oncle Ahmed alors ministre de l’économie, en lui reprochant de promouvoir le tourisme dans les années 60. « Vous allez faire de nous des larbins, sinon des putains ! », avait lancé l’impudent à la face du grand homme de la famille qui l’écarta d’un revers de main : « Va donc, fils, tu ne sais rien de tout ça ! »
    Or, un demi-siècle plus tard, l’on se dit qu’il y avait du vrai dans l’objection du jeune rebelle et que la question mérite d’être repensée…
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    Azza la romancière nous raconte l’histoire, à valeur de fable, de cette jeune touriste, d’origine tunisienne, revenue au pays avec des amis français en janvier dernier pour un séjour balnéaire assorti de tous les agréments distrayants, sportifs et festifs, quinze jours de rêve et retour vers le 20 janvier pour découvrir à Paris que, pendant ce temps, la Révolution était survenue en Tunisie.
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    L’embêtant avec ce tourisme-là, c’est que tu ne rencontres personne en vérité ; je me l’étais dit en 1970, envoyé en Tunisie pour mon premier reportage consacré au tout début du tourisme de masse, et je me le répète aujourd’hui en constatant à quel point le malentendu se trouve entretenu entre prétendus maîtres et semblants de serviteurs – ces rôles que tu peux inverser à l’envi…
    À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas, et voici cette vieille qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…
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    Dans le dernier livre de Colette Fellous, un amour de frère à paraître prochainement, une scène des plus troublantes en dit long sur la très grande intimité et la très grande distance unissant-séparant la jeune sœur de vingt ans et son frère de sept ans son aîné lorsque de celui-ci, reposant nu après sa mort, nu mais sous un drap, sa sœur s’approche, seule, et soulève le drap pour voir de lui cette chose qu’elle n’a jamais vue alors qu’un tel amour les unissait qu’elle draguait parfois les garçons pour lui – ce confondant secret de l’autre ignoré, trop dangereusement aimé et interdit, séparé par sa mortelle maladie de diabétique et par celle de vivre aussi…
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    Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre grand-mère paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan...
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    Depuis notre premier soir à La Goulette, où nos premiers échanges amicaux ont duré des heures autour d’une table en terrasse, les mots-clefs qui m’ont semblé caractériser le ton de toutes nos conversations auront été: soulagement, libération, espérance, sur fond d’inquiétude latente, mais comme un nouveau souffle se manifestant à tout coup, avec quelle reconnaissance de tous pour « les jeunes »…
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    Et cette fébrilité partout perceptible, notamment dans les journaux qu’on sent traversés par le souffle d’un débat de fond, véritable raz-de-marée d’expression relevant visiblement de l’exorcisme et de la compulsion, où le sentiment d’urgence revient à tout moment, et les mises en garde, les avertissements, les appels à la responsabilité, la dénonciation des fauteurs de troubles, la méfiance envers ceux qui pourraient trahir ou capter la révolution.
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    Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude, de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ».
    Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?
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    À l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».
    Où l’espoir du « plus jamais peur ! » rend un son propre à ce qui s’est passé en Tunisie, en attendant le meilleur ou le pire...
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    Sur la même page d’ Un amour de frère, son dernier récit évoquant à la fois un retour à ses sources tunisiennes et son arrachement à un monde par trop contraignant, toutes choses liées et fondues par la ressaisie de ce qu’elle appelle la mémoire aimantée, Colette Fellous évoque la chevauchée de Bourguiba à travers Tunis préludant à l’indépendance, et sa propre cavalcade de jeune fille en quête d’émancipation, qui se retrouve à Paris avec ses frères et découvre le monde dans les salles obscures des cinémas. Exactement comme ce fut le lot de Michel Boujut, jeune déserteur de la guerre d’Algérie se planquant avant son exfiltration vers le pays des porteurs de valises qu’était alors la Suisse…
    °°°
    On sent chez certains la nostalgie des années Bourguiba, et tel de ceux-là rappelle les qualités de la première constitution de 1959 élaborée sous l’égide de celui-ci, qui pourrait encore faire l’affaire à ce qu’il écrit dans La Presse. Mais sur les murs de Tunis que voit-on ces jours ? On voit partout l’effigie de Salah Ben Youssef, camarade puis rival du « combattant suprême », bientôt recalé, contraint à l’exil et assassiné par un sbire de celui-là. Et Bourguiba de s’en vanter publiquement lors d’une manifestation à grand fracas.
    Cela pour se rappeler, me souffle Rafik le révolté, qu’une dictature en a remplacé une autre, avant de préciser que l’avenir sous Ben Youssef n’eût pas été, probablement, garant de plus liberté tant il était proche des islamistes, lesquels se servent aujourd’hui de lui, par voie d’affiches, pour appeler au rassemblement des leurs…
    °°°
    On a beaucoup parlé, dans les médias occidentaux, du pacifisme caractérisé de la révolution du jasmin ; or il faut s’en rappeler aussi les violences, et la chronique, jour par jour, des événements survenus depuis l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, en décembre 2010, rappelle comment le formidable mouvement de protestation et de destitution de la Mafia despotique fort bien vue des Américains et des Français, a cristallisé après nombre de soulèvements populaires aux quatre coins du pays, et notamment dans les foyers de révolte de Kasserine ou de Ghafsa, violemment réprimés.
    J’ai retrouvé cette chronique, très abondamment illustrée et documentée, dans un grand album récemment paru intitulé Dégage ! à côté duquel un Indignez-vous !, ou un Engagez-vous ! paraissent bien convenus…
    °°°
    Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il avait encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays: les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !
    Et s’il n’y avait que ça ! Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, est perçu par beaucoup de ses lecteurs comme l’oeuvre d’un monstre de cruauté (les lecteurs reportent souvent la férocité du réel décrit sur l’auteur…) en cela qu’il détaille la monstruosité d’un régime de maffieux recourant à la torture, lequel régime s'effondra peu avant la publication de l'ouvrage !
    °°°
    Et voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même intempestif se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flatterie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman…
    °°°
    Certains jours je me suis demandé ce que nous fichions dans ce pays, tant j’y éprouvais de contraintes latentes, surtout dans la relation entre femmes et hommes. Mais grâce à nos amis j’ai finalement envie d’y revenir encore et déjà j’y pense, déjà nous y pensons avec ma bonne amie – nous reviendrons et pas que pour les rivages dorés de la Tunisie balnéaire.
    °°°
    Une jeune fille de notre connaissance raconte que sa famille, après qu’elle eut brisé ses fiançailles, l’a bonnement harcelée afin de trouver un nouveau prétendant, et l'a même sommée de se livrer à ce qu’elle appelle des «entretiens d’embauche». Or loin de nous éloigner de ce pays, de telles situations nous donnent envie d’en savoir plus ; et c’est pourquoi je me suis lancé, après notre rencontre, dans la lecture des Propos changeants sur l’amour d’Azza Filali, dont la dernière phrase est de mise ce dernier dimanche matin : « À de tels moments, il m’arrivera, sans doute, de repenser à vous »…
    °°°
    Or la dernière vision que nous retiendrons de cette trop brève semaine en Tunisie sera celle des Mangeclous, je veux dire des Ben Salah, de la tribu des Ben Salah comptant, pour la seule génération de Rafik, cinq sœurs et cinq frères, ces Ben Salah venus saluer leur frère et oncle ou cousin, surprise des surprises, dans le hall de départ de l’aéroport ! Aussitôt j’ai pensé : voici les Mangeclous, par allusion aux Valeureux du Juif Albert Cohen de Céphalonie - et même les couffins y étaient, débordant de figues et de dattes et d’Allah sait sûrement quoi.
    Oui mon cher Rafik, et que tu le veuilles ou non, le temps de ce vol de retour Allah sera ton copilote et les roumis que nous sommes lui adressent un ultime salamalec…
     
    (En Tunisie, juillet 2011)

  • Le Grand Tour

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    10. Rome à la paresseuse
    C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux partances sans retour, mais le seul drame ce soir serait de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une avant de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux...
     
    °°°
    Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers, et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...
     
    °°°
    Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle vie...
    C'est la seule ville au monde où le tout afflué de partout participe en fusion à la totalité du tintamarre et du tournis de saveurs et d'images kaléidoscopiques, tout s'y fond du présent et de tous les passés, tout se compénètre et rejaillit et se tisse et se métisse dans un flux de pareil au même - et ce matin même au Trastevere désert tout retentissait encore dans le silence retombé de la nuit traversée...
     
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    Tout est mélange extrême dans la catholicité païenne que figure l'éléphant de la Minerva portant l'obélisque et la croix sur quoi ne manque que le logo de McDo, et c'est le génie des lieux et des gens qui déteint sur tous qui fait que chacun se la joue Fellini Roma, ce matin au Panthéon où l'on voyait deux sans-emplois déguisés en légionnaires romains s'appeler d'un bout à l'autre de la place au moyen de leurs cellulaires SONY, et défilaient les écoliers et les retraités de partout, se croisaient les lycéens et les pèlerins de partout sous le dome cyclopéen, et le vieux mendiant au petit chien et l'abbé sapé de noir à baskettes violettes, et sept soudaines scootéristes surgies sur le parvis du temple des marchands - tout ce trop se mêlait, ce trop de tout, ce trop de vie de notre chère Italie...
     
    Promis-juré nous ne ferons rien aujourd'hui, ni ruines, ni monuments, ni sanctuaires, ni monastères - nous ne nous laisserons entraîner dans aucun courant et moins encore dans aucun contre-courant, nous nous laisserons vivre, depuis une vie partagée nos paresses s'accordent à merveille et c'est cela, peut-être, que je préfère chez toi et que chez moi tu apprécies de concert: c'est cette façon de se laisser surprendre, ainsi ne ferons-nous rien aujourd'hui que nous laisser surprendre à voir tout Rome et boire tout Rome et nous en imprégner du matin au soir...
     
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    A Rome certains jours la chaleur devient touffeur et même bouffeur, car la touffeur bouffe comme une robe se mouvant un peu sous la molle brise de plus en plus chaude, et quand l'air succombe lui-même à la touffeur la robe bouffante et suante se met à couler jusque dans nos dessous ou tout désir s'étouffe...
    °°°
    Au Capitolino les éphèbes d'Hadrien ont toujours le téton dur et le sourire doux, et quelques déesses à la douceur égale de marbre pur sous la caresse attendent avec eux la nuit - et comme la clim fonctionne et que tout est beau, comme à l'antique nous resterions là des heures à regarder le Temps qui passe...
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    Avec L. on se balade sans cesser de relancer nos curiosités, en a-t-on marre qu'on en redemande de jardins en terrasses (hier soir c'était de limoncelli qu'on redemandait tant et plus au coin de la place Saint-Eustache où se boit le meilleur café de Rome tandis qu'un émule de Paolo Conte sussurait en sourdine) et d'allées en promontoires dont la vue prend toute la ville, comme au débouché de la ruelle Socrate, à l'instant, sur le Monte Mario ou ce vieux chat se gratte...
    °°°
    Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?
     
    °°°
    Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…
    Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…
     
    (Rome et retour, mai 2009)

  • La guerre selon Gaston Bouthoul

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    En 1971, la guerre du Vietnam battait son plein, suscitant des vagues de protestations pacifistes dans le monde. C'est dans ce contexte que j'avais rencontré le fondateur de la polémologie: Gaston Bouthoul. Quarante ans et des poussières plus tard, le prophète tarde à être entendu...

     

    La guerre. Son spectre hante l'Histoire des hommes depuis la nuit des temps. Si d'aucuns critiquent l'enseignement de l'Histoire dans les écoles en l'accusant de ne relater que les batailles et les guerres, celles- ci n'en sont pas moins les points de repère les plus marquants de la mémoire humaine ; les bornes signalant les grands tournants des événements. C'est par la guerre qu’ont péri presque toutes les civilisations connues. Et c'est à la suite de conflits que s'affirmèrent la plupart des civilisations nouvelles. La guerre peut nous sembler absurde et révoltante ; elle ne nous suit pas moins, tout au long des siècles, sinistre courtisane qui n’attend que l’éveil de nos désirs.

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    À la veille des guerres de la Révolution et de l’Empire, les penseurs, les économistes et les hommes d’Etat étaient convaincus que le temps des guerres était révolu. 

    Un siècle plus tard, l’épée de Damoclès nous menace plus que jamais, après deux tueries atroces. Les anciens Grecs l’appelaient « la guerre détestée des mères » ; pour les Aztèques, elle était la « guerre fleurie » ; quant à certains auteurs nationalistes de ce siècle,ils l'annoncèrent « fraîche et joyeuse ». 

    Mais de quelque nom qu'on l'affuble, la célébrant ou la stigmatisant, la guerre demeure mystérieuse, dont personne ne s'explique les séductions. Jusqu'à aujourd'hui, depuis la Renaissance, nous avons vécu au rythme d'une grande guerre par siècle. Le nôtre en a déjà connu deux à l'échelle mondiale, sans parler des innombrables conflits locaux et des guerres civiles. Pourquoi ? Comment germe, au cœur d'une société, le phénomène guerre ? De quelles causes est-il l'effet ? Comment la paix se détériore-t-elle? Pourquoi l'humanité vit-elle dans la fascination de la guerre ? 

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    Ces questions, chacun d'entre nous se les pose. Mais fait surprenant, la guerre n'avait jamais fait l'objet d'études sérieuses jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait suscité d'innombrables œuvres littéraires, hymnes, chroniques et autres traités de stratégie ; mais d'études scientifiques, point. Le sujet était sacré. Impossible d'en parler sans passion ni parti pris. En 1945, cependant, un sociologue français, professeur à l'Ecole des hautes études sociales, Gaston Bouthoul, fondait le premier institut de polémologie. 

      

    Entretien avec Gaston Bouthoul. Paris, février 1971. Pour tuer la guerre il faut contrôler les naissances ! 

     

    Gaston Bouthoul, pourquoi étudier le « phénomène guerre » ?

    - Pour remplacer la vieille maxime romaine « Si tu veux la paix, prépare la guerre », par la pensée plus pacifiste « Si tu veux la paix, connais la guerre ». Il fallait tenter de substituer à l’approche traditionnelle, juridique et moralisante des conflits armés, une approche biologique et sociologique. Je suis parti de l’hypothèse de base que la guerre était un phénomène pathologique, la paix étant l’état naturel des sociétés humaines. Pour comprendre la maladie, il s’agissait de l’étudier. Vous n’avez jamais vu de médecin se contentant de célébrer la bonne santé... c’est pourtant ce que font les défenseurs d’un pacifisme que j’appelle « incantatoire », qui se cantonnent dans une action purement verbale. Pour ma part, je prône un pacifisme fonctionnel basé sur l’étude des causes profondes de la guerre.

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    La guerre démographique 

    Etudier les causes profondes de la guerre revient à étudier les fonctions du phénomène, qui sont d’ordre politique,économique, intellectuel, technique, biologique, et surtout, démographique.Cette dernière est en effet la seule fonction constante de la guerre consommatrice et dévoratrice. Si l’accroissement moyen de la population européenne n’avait pas été perturbé par les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945,notre continent eût atteint 650 millions d’habitants en 1945 au lieu de 450millions. La relaxation apportée ainsi par les deux dernières guerres mondiales porte sur une différence de 200 millions d’habitants, soit près de 30% de lapopulation totale de l’Europe. A partir de 1946 commença en outre le « boom »démographique caractéristique de la seconde après-guerre. Pour les pays non "relaxés" par la guerre, tels l’Afrique et l’Inde, le « boom » est parti d’une populationintacte : d’où leur explosion démographique.

     

    Les liens sacrés du carnage

    Un autre fait, qui nous fera mieux comprendre ce que Gaston Bouthoul appelle la « guerre démographique », est l’acharnement réciproque montré par les armées russes et allemandes, lors de la dernière guerre, à massacrer leurs propres soldats : ces deux puissances étaient en effet les seules des grands belligérants à avoir une structure démo-économique analogue. « On eût dit — écrit le fondateur de la polémologie — qu’il existait entre eux une connivence tacite (et probablement inconsciente) pour se rendre le mutuel service de la relaxation réciproque. Unis — suivant l’expression de Jacques Prévert — par les liens sacrés du carnage... »

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    L'infanticide différé

    Pour renforcer l’hypothèse selon laquelle la guerre aurait, entre autres fonctions, celle de ménager un allégement démographique, Gaston Bouthoul prend l’exemple de diverses espèces animales confrontées à un problème biologique essentiel : l’insuffisance des aliments proportionnellement au nombre des consommateurs ; autant dire la surpopulation. Dans le cas des rats, des expériences récentes faites sur des colonies assez nombreuses privées méthodiquement de nourriture, donnent des résultats saisissants : à mesure que la famine s’aggrave, un système d’auto-destruction s’instaure chez les rongeurs. Les premiers mis àmort sont les petits, puis les vieux, suivis par les femelles et, de crime en crime, les colonies entières s’anéantissent à l’exception de quelques mâles très vigoureux et de jeunes femelles vierges que le groupe garde en réserve en s’interdisant de les féconder. Dans le cas de famines de singes, on observe également l’infanticide d’une portion de jeunes proportionnel au degré defamine ou de pénurie.

    Chez l’homme, l’infanticide fut aussi pratique courante à certaines époques de surnombre et de famine : les Grecs et les Romains, les Chinois et les Arabes y eurent également recours. Aujourd’hui, nous nous indignons plus volontiers au récit de ces rites sociaux commandés par des situations de crises, qu’à celui des horribles boucheries des « guerres démographiques » de notre temps ; et pourtant, la fonction est la même : la guerre est l’un des succédanés de l’infanticide qui se pratique désormais àl’échelle des nations.

    Est-ce à dire que nous pourrons prévoir les guerres à venir ?

    - Tout au plus peut-on se livrer à des évaluations. Lorsqu’il s’agit des impulsions belligènes, on ne peut jamais faire abstraction des autres facteurs psychologiques et historiques (traditions en vigueur, modes idéologiques du moment, etc.), et enfin de la conjoncture politique. Parmi les « baromètres polémologiques », symptômes et signes avant-coureurs des conflits armés dontnous poursuivons l’étude, l’un des plus importants, le plus significatif et le plus grave à la fois est l’inflation démographique sous toutes ses formes. Elle montre que la nation est enceinte d’une guerre. 

     - Gaston Bouthoul, si l’on admet que les guerres remplissent des fonctions déterminées, et qu’elles reviennent périodiquement,ne pourrait-on assurer ces fonctions par des moyens moins atroces ?    

    -   C’est là en effet le problème majeur de l’humanité. La menace atomique nous impose de le résoudre, sinon nos vies et les trésors de nos civilisations sont promises à l’anéantissement.   

    Que faire alors ?  

    - Nous pouvons proposer une action fondée sur la partie à peu près certaine des connaissances polémologiques actuelles,c’est-à-dire assurer la relaxation démographique autrement que par le massacre. Depuis Pincus, sa pilule et les perfectionnements qui sortiront encore de ses méthodes, nous sommes entrés dans une ère nouvelle. La véritable mutation révolutionnaire, le nouvel âge de l’humanité sera celui de la population contrôlée. Toutes les autres modifications juridiques et politiques en découleront d’elles-mêmes. Procréer, c'est menacer les autres Nous en sommes arrivés au point ou, suivant nos libres choix, l’humanité basculera dans la catastrophe ou, au contraire, verra l’épanouissement d’une civilisation aux prodigieuses possibilités de bonheur. Mais il faut adapter nos principes à une situation totalement nouvelle. Dans notre monde chaque jour plus rétréci, chaque jour plus encombré, et chaque jour plus menacé, un premier principe s’impose : on peut donner tous les droits que l’on voudra à l’homme, hormis celui de procréer à sa guise et au hasard. Car, alors, il menace les autres. Il accroît les tensions belligènes et compromet l’équilibre démo-économique si difficilement obtenu. Le désarmement démographique est la condition biologique et psychologique à la fois de la paix.

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    - Qu’entendez-vous par « désarmement démographique » ?

     — C’est un principe selon lequel aucun Etat ni aucune nation n’aurait le droit de laisser croître sa population (et encore moins de pratiquer l’inflation démographique, prélude aux grandes agressions impérialistes) sans apporter à son peuple et au monde la preuve de la nécessité économique et civilisatrice de cette expansion supplémentaire. Enfin, un troisième principe autorisant la contrainte pour imposer l’harmonisation démographique. Comment sauver autrement l’humanité entière des remous causés par le surpeuplement du tiers monde ? L’idée de contrainte déplaît. C’est cependant le seul cas où elle soit légitime. Car il y va du salut de tous. L’escalade démographique ne peut déboucher que sur des hécatombes. Pour les empêcher, modérer est un bienfait. Attendre passivement les déflagrations qui viennent est un crime…

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    (Cet entretien a paru dans le magazine dominical de La Tribune - Le Matin, en date du 7 mars 1971).

     

  • Le Grand Tour

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    11. Lisbonne à la mer de paille
    On arrive à Lisbonne par le ciel et c’est ensuite à bonnes foulées dans le vent vif qu’on descend l’Avenida da Libertade vers le fleuve là-bas qu’on devine entre les toits et la mer qui s’ouvre au-delà comme s’ouvre la ville à la double évidence claire et plus obscure qu’il n’y paraît, car aussitôt son mystères et ses ruses se ressentent à l’avenant et le premier soir on se tait, comme intimidé par tant de présences et de secrets latents, devant la mer de paille…
    °°°
    Son nom se chuinte du matin au soir et dans tous les quartiers, des palais aux bouges et à tous les étages on parle d’elle, on l’évoque , on l’exalte, on soupire, elle obsède, elle est partout et nulle part et de partout on vient la voir mais à tout coup elle se dérobe, elle est princière ou courtisane ou bourgeoise vertueuse ou lycéenne nattée à jolis bas ou fiancée abandonnée à poignard, elle attend son pirate, elles attendent tous leurs pescadores, elle sont transparentes et tout à fait imprévisibles comme le temps au ciel, d’ailleurs des poètes en débattent sur des photo surannées, et de partout montent en murmures les voix du passé tissant le présent, on raconte, on a dit, le discours est une musique il s’agit de choisir entre cracher fin et faire venir, à savoir ménager l’importun et le provoquer, on sait d’elle tant de choses mais patience, écoutez, mille voix la disent et la traduisent et la trahissent sans cesser de lui sourire – et ce matin de Pâques elle est toute vierge et pure sous le grand ciel lavé de tout le péché d’hier soir et d’avant-hier encore plus noir, elle est encore en cheveux, elle se prépare pour la messe et les bénédictions, hier soir encore elle vociférait qu’elle était si heureuse d’être si triste, c’était à n’y rien comprendre, elle fait mille manières, elle se tord les mains dans cette boîte de fado garantie tipica de l’Alfama, elle jette les mains en avant comme les jette la gitane et un sort avec, puis elle joue la sérénité et se met à parler français et te raconte alors l’histoire d'un saint venu par l'eau et de ses corbeaux invisibles et de ses scribes attitrés ou vagabonds, tel ce Camilo en ses mauvais lieux statufié dans le square voisin ou ce José Cardoso à sa fenêtre de solitude, telles ces voix gravées dans la cire du fado des errants – et ce matin de Pâques elle est en gloire au retour des caravelles, l’enfant prodigue fera le beau, elle a vu revenir ses pirates dont les capitaines sont juchés sur des colonnes trouant le ciel et là-haut d’autres histoires de comptoirs et de soleils mouillés se racontent au bord des parapets, enfin ce soir tout ça sera du passé et reprendra l’incantation à Lisboa, cependant qu’au bar de la religieuse portugaise, ou là-haut vers le miradouro da Nossa Senhora do Monte au tendre sanctuaire de la religieuse portugaise, ou là-haut sur le jardin suspendu de Santa Catarina où se convulse le monstre Adamastor, enfin partout, là-haut ou là-bas, où elle se trouve et se retrouve et se perd sans repères, les aiguilles du Temps continuent de tourner à l’envers…
     
    °°°
    Le sentiment ne m’est apparu qu’avec le temps que le point de départ se situe partout et que c’est tous les jours, comme à l’instant au promontoire de ce jardin dominant le Tage, qui me rappelle mes premiers départs d’un balcon en forêt à l’adolescence, dans l’état chantant des appels de Cendrars, vers une vie plus libre et pour écrire là-bas mieux que dans mon quartier de nains de jardin, par exemple à Sienne ou à Cortone, à Venise ou à Rome, et je partais mais n’en ramenais rien que les lumières infuses de Sienne, au déclin du jour orangé sur le Campo, des immatérielles collines de Cortone ou des crépuscules de Rome aux jardins de la villa Borghese.
     
    °°°
    Or, c’est cela justement qui nous est donné par le ciel de Lisbonne, c’est ce bleu, tout ce grand bleu que parcourt le vent à grandes enjambées, nous échevelant dans ce geste déjà familier de ses grande mains salées par la mer ou les monts, c’est ce bleu dans lequel on se dit qu’en effet on nage un peu, comme étourdi, secoué, mais c’est parti, cette fois c’est vraiment parti, le bleu s’est mis à parler, les azulejos à danser là-bas sur les murs et dans les patios, et me revoici sur ce balcon en forêt, quelques vies auparavant, au milieu de cette clairière où s’est formé le sentiment que c’était là que ça se passait et que partir n’aurait de sens que pour vérifier que tout se passe ici, à l’instant même et nulle part ailleurs…
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    Le geste du Léon de Manet de former sa bulle et d’en suspendre l’éclat résume à mes yeux ce chef-d’œuvre réalisé du moment pur de l’art, plus fragile et plus inutile on ne saurait imaginer, c’est l’instant absolu qui retient son souffle et pour l’éternité figurée que représentent les objets, car ce n’est qu’un objet mais qui nous fait signe, et voici que nous nous en arrachons avec son secret, Léon nous a dit son bonheur enfantin de former cette bulle, toute la grâce d’une enfance bientôt passée, toute la gravité de se sentir sans âge.
    On « fait des heures », à Lisbonne, quand on n'a rien d’autre à faire, disent les Lisboètes, et l’Américain John Dos Passos dit sa « nostalgie endormie », et Saint-Exupéry lui trouve un air de « paradis clair et triste », José Cardoso Pires lui revient en confidence et lui fait d’emblée ce premier aveu qui en contient tant d’autres : « Pour commencer, tu m’apparais posée sur le Tage comme une ville qui navigue. Ce ne m’étonne pas : chaque fois que je me sens sur le point d’étreindre le monde, que ce soit à la pointe d’un belvédère ou assis sur un nuage, je te vois ville-nef, vaisseau fait de rues et de jardins, et la brise elle-même a pour moi un goût de sel. Il y a les vagues du grand large dessinées sur tes chaussées ; il y des ancres, des sirènes.Le bordage du pont, quand il s’évase et devient place avec une roses des vents brodée sur le pavage, est commandé par deux colonnes surgies des eaux qui montent une garde d’honneur aux partants pour les océans ». Et les yeux levés vers le bleu du ciel de ce matin de Pâques Pedro Tamen ajoute enfin :
    « Du haut d’où je vous parle
    J’ajoute du bleu de plusieurs couleurs
    à cet autre bleu que vos yeux perçoivent… »
     
    °°°
    On peut ne savoir à peu près rien du Portugal, et guère plus de Lisbonne en dehors de ce qu’on en a lu dans quelques livres, et percevoir cependant, en peu de temps, un pays et une ville de connaissance, liés à un monde qu’on dira l’Europe des cultures, selon l’expression chère à Denis de Rougemont, qui l’opposait à l’Europe des nations.
    °°°
    Ainsi quelques jours seulement à flâner dans Lisbonne et tant d’odeurs aussitôt, suaves ou fortes, tant de couleurs douces ou vives, tant de lumières changeantes, le bleu des azulejos et le noir des gueules ou des yeux nous relient à Séville mais dans un autre ton, le linge aux fenêtres est celui de Naples mais différemment, l'ondulant pavé doux me remémore mes errances à Cracovie et je pense aux ports et aux figures de pêcheurs de Bretagne ou au bois sculpté des visages de nos vieux paysans de montagne, et lisant Miguel Torga je retrouve les gens de notre terre ou ceux de Verga le Sicilien, parce que derrière Lisbonne, nous rappelle justement Torga, plus en haut, plus près de la terre et du ciel, avant Lisbonne existe le Portugal comme un père ou comme la mère éternelle de ce père, et voici Torga parler de son merveilleux Royaume de Tràs-os-Montes, « tout en haut du Portugal, comme les nids sont tout en haut des arbres pour que la distance les rende plus impossibles et désirables », et c’est une espèce de Tibet dans l’océan de pierres, une espèce de Valais que rappellent ces mots qui pourraient être de Maurice Chappaz : « On ne voit pas comment ce sol pourrait donner du pain et du vin. Mais il en donne. Pain de maïs, de seigle, d’orge et de froment. Pain complet. Parce que c’est du vrai pain, et pétri à la sueur du front. Il a goût de labeur. C’est bien pourquoi les gens le baisent lorsqu’il tombe à terre ».
     
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    Or notre pain et notre vin d’Alentejo, ce soir, nous le partagerons dans le tonitruement obsédant du pont autoroutier et ferroviaire du 25 avril, au bord de la marina d’Alcantara, non loin de la promenade de Santos où commence la déambulation fantomatique du Requiem d’Antonio Tabucchi, et je voudrais oublier toute cette littérature, je m’étais promis de ne pas la laisser nous suivre partout, et la revoilà pourtant, la nuit scintillant sur le Tage et le boucan du pont se fondant au loin : elle est partout et voilà que Miguel Torga, loin de l’arrière-pays, ne peut que revenir et céder à son tour au charme : « Le sort a voulu qu’il en soit ainsi et que le Tage ouvrît dans le calcaire de l’Estremadura un estuaire large et majestueux, profond et abrité ; qu’après avoir meurtri les hauteurs côtières il les transformât en promontoire de rêve. Et de chaque colline où l’on vient se pencher c’est un ravissement sans limites qui embrasse le ciel et la terre en une même émotion reconnaissante. » Mais ensuite, avec le retour des caravelles, c'est une autre ville qui surgit de la nuit aux mille visages de toutes les ethnies et les couleurs et cette Europe sera de partout.
    °°°
    Il est émouvant de voir le jeune Pessoa, plein de componction lettrée, se faire le guide prévenant et candidement enthousiaste du visiteur débarquant à Lisbonne, dans un texte daté des années 1920-1930 et qui ne porte en rien la marque du génie polymorphe de son auteur. On y sent une autre urgence, qui est de partager un trésor dont la méconnaissance l’impatiente.
    Voici ma ville merveilleuse, dit-il en détaillant ses monuments avec application zélée, et voici mon Portugal.
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    Or, venant de Suisse, dont la gloire passée n’est en rien comparable à celle des Lusitaniens, mais qui fait bel et bien partie de l’Europe des cultures depuis sept siècles et plus, ce refrain lancinant des pays plus ou moins injustement dédaignés des prétendues grandes nations trouve un écho immédiat, avec le malin plaisir aujourd'hui de savoir que le guide un peu empesé de trente-cinq ans, dans son imper couleur muraille, est considéré désormais comme l’un des plus grands écrivains européens, à l’égal d’un Musil ou d’un Kafka, autres poètes apparemment «sans qualités» de leur vivant…

  • Le Grand Tour

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    9. Paris la nuit
     
    Après l’heure du dernier métro, quand il n’y a plus dans les cafés que des traînées de sciure et de vagues ombres vertes au fond des miroirs, Paris devient comme un théâtre de songes, et je m'en vais suivant mon pas qui ne sait, pas plus que moi, où il va...
    Ce soir, la lune à peu près pleine roule au-dessus des toits en créneaux de Montmartre. De rares passants vont leur chemin tandis que je dévale la rue Fontaine avec des idées de marche à n’en plus finir...
     
    °°°
    Le long d’une venelle déserte, mon pas résonne jusqu’au dernier étage où s’aperçoit encore, tamisé par un rayon malingre, le quinquet de l’étudiant, des amants insatiables ou du vieil insomniaque. Et ainsi, de loin en loin, mon pas solitaire fait se lever les chers vieux clichés de la vie de bohème...
    Un soir qu’il neigeait, je fus ainsi Rodolphe à la Barrière d’Enfer, et déjà je savais que Mimi la douce ne passerait pas l’hiver avec sa toux de misère.
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    C’était triste à languir, mais que serait l’amour sans la mélancolie, et les airs de Puccini me revenaient, dont je sais toutes les voix par cœur...
    °°°
    Une autre fois, m’étant attardé dans un square de Ménilmontant avec un volume des Hommes de bonne volonté, je me transformai en chacun de ses personnages, et je fus donc l’apprenti Wazemmes qui rejoint, à la brune, l’espèce de grue dont la vocation spéciale semble de le déniaiser; ou c'était un des quatre jeudis sans heures et je fus le poulbot Bastide qui traverse tout son quartier à la poursuite de son cerceau - puis je fus le député Gurau à l’instant où il rejoint sa théâtreuse, je fus le marquis de Saint-Papoul ou Jerphanion le socialo, je fus le chien Macaire et je fus Quinette, le Landru de la bande qui s’en va dans les brumes du canal Saint-Martin cher à Maigret - et maintenant je m’imagine dans la peau d’ours de celui-ci passant de maison en maison et de secret en secret...
     
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  • Sans fleurs ni couronnes

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    (Au chat de Grignan)
     
    La mort serait indigne du poète,
    dit-on dans les cafés,
    ou pire: le poète ne saurait mourir
    comme tous nous le faisons
    sans rimes ni raisons;
    sans déclamer des choses
    aux parfums suaves de roses,
    serruriers ou fleuristes,
    enfants à peine nés
    ou présumés artistes -
    le Rimbaud de demain ou Mozart
    qu'on assassine dans les magazines -
    et quoi encore pour augmenter
    l’aura de ce quidam
    dont on fait soudain tout un drame
    parce qu’il a defunté ?
    Le poète n’est pas meilleur
    que les vers survivants
    qui dévoreront ses orbites;
    au vrai le poète est ailleurs
    s’il dit vrai de ce qui l'habite
    par delà les eaux sombres
    où l’attendent les dieux
    dissipant les pénombres...
     
    Image JLK: le chat de Grignan.

  • Philippe Jaccottet par delà les eaux sombres

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    Ultime révérence au poète (1925-2021), qui vient d'être délivré du poids du monde.
     
    C'était un des derniers grands poètes de langue française que Philippe Jaccottet, dont l’œuvre fut la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.
    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon le 30 juin 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire.
    C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.
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    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.
    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, aux modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.
     
    Dans la lumière de Grignan.
    Une rencontre, cette année-là...
     
    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.
    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.
    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.
    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.
    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »
    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique.
    Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...
     
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    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?
    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.
     
    Musique du silence.
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    Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dans le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.
    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.
    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?
    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
    A plusieurs reprises, citant Jean-Christophe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».
    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.
    Philippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.2956073764.jpg

  • La ville la nuit

     
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    (en manière noire)
     
    La ville est un prince endormi
    quand les enfants reposent,
    rêvant sans le savoir de choses
    que leur confie la nuit...
     
    L’ivoire des enfants endormis
    luit au ciel de la ville
    où semblent bientôt apaisés
    les pensers intranquilles...
     
    Le clair et l’obscur confondus
    dans le ciel éveillé
    des rêves des enfants perdus
    se mêlent à jamais...

  • Le Grand Tour

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    8. Au Luco
    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…
    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…
     
    °°°
    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un jeune Occidental tout glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...
     
    °°°
    Ensuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…
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    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…
     
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    Et voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

  • Ce bleu-là...

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    Les jeunes filles endimanchées
    aux lundis de l’adieu
    s’en vont de leurs hautes vallées
    d’où les vieux résignés
    les ont vu s’éloigner
    le cœur lourd entre les glaciers...
    Mais c’est ce bleu livide,
    ce bleu vert du blanc de la glace
    limpide et transparent
    comme le temps présent qui passe,
    qu’elles garderont en leur regard
    dans le chaos lointain des villes
    qu’elles aimeront peut-être
    ou vomiront sans y paraître,
    modestes chaperons,
    voués à l’abandon,
    ou rayonnantes en leurs atours
    dans la liesse ou les retours
    de tardive tristesse
    des lendemains imprévisibles -
    or ce bleu des âmes sensibles,
    ce bleu-là restera...

  • État d'urgence

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    (Sur ordonnance des Big Pharma)
     
    Il a fallu les endormir:
    ils respiraient trop fort,
    elles semblaient s’accrocher, et pire:
    elles s’attardaient dans les ports
    à lire et à chanter;
    je n’invente rien : elles et ils
    fredonnaient de douces romances
    au lieu de dégager...
     
    Il a fallu les dépister,
    les tracer d’importance
    non sans les traquer en instance
    de se répandre et proliférer...
     
    Ils risquaient de contaminer
    ces gens-là résignés
    à ne plus céder au désir,
    ces gens-là qui avaient compris
    qu’il vaut mieux s’aplatir...
     
    Ils faisaient assaut de santé
    sans aucune raison,
    Ils s’étaient rassemblés
    sur les places et les terrasses,
    ils avaient occupé les palaces,
    ils montraient des envies...
     
    Ils avaient maintenant tous les âges
    des mauvaises images:
    ils allaient bientôt infecter
    le Système lui-même -
    il a donc fallu les traiter...
     
    (22.O2.2021)