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De la sincérité et de ses limites. De la trahison, de la jalousie et de la mesquinerie. Que le caractère sacré de l'amitié est aléatoire et non absolu. Que la publication de carnets intimes fait parfois problème. Un échange entre le cinéaste Richard Dindo et JLK.
Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grand intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours été un fanatique de littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues...
Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense.
La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien.
Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»
Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos.
Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien.
J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant.
Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille.
A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie.
Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère.
Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts.
Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…
C'était donc en 2007, entretemps j'avais publié le troisième recueil de mes carnets sous le titre de Riches Heures, à L'Age d'Homme, et Le souffle de la vie est devenu Chemins de traverse, paru chez Olivier Morattel en 2012. Je tutoie désormais Richard Dindo qui m'a longuement écrit à propos du cinquième volume de mes carnets, parus à L'Age d'Homme en 2014 sous le titre de L'échappée libre. Son dernier film. Homo Faber, est un magnifique hommage à Max Frisch et aux femmes...
À propos des enfants et de leur intéressante tyrannie. De la porte ouverte ou fermée de l'écrivain. Du TOUT DIRE en matière d'enfance dans la plongée vertigineuse de Kotik Letaev, chef-d’oeuvre visionnaire d’Andrei Biély. De la façon de Karl Ove Knausgaard de “faire avec” la condition du père moderne-qui-assume...
Une petite fille toute nue devant un miroir, à la piscine où elle se trouve avec sa mère, lance à celle-ci: « Maman, regarde comme j'ai un beau derrière ! ». La petite fille se prénomme Heidi et sa mère, Linda, est la deuxième femme de l'écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard, qui note ce détail en juillet 2008 à la page 31 (réédition en Folio Denoël )du deuxième tome de son roman autobiographique intitulé Un homme amoureux.
Une autre petite fille, au prénom de Sophie, ordonna certain jour à son père d'un air grave pour ne pas dire comminatoire : « Viens, maîtressier, maintenant nous allons faire de l'écrition».
Ce que plus tard je noterai dans mes carnets des années 1973 à 1992, parus sous le titre Les Passions partagées en 2004...
Les mots des petits enfants sont aussi intéressants, pour un écrivain, que les premiers dessins de ses enfants, en tout cas jusqu'à six, sept ans. Dans Un homme amoureux, Knausgaard raconte que sa fille Vanja, l'aînée de Heidi, se fit reprendre un jour par sa maîtresse au prétexte qu'elle avait dessiné de l'herbe bleue alors que, dès le jardin d'enfants, l’on est supposé colorier l'herbe de son vert officiel, point barre.
Tout cela pourrait sembler insignifiant à un écrivain qui prend soin de fermer sa porte quand il travaille, ou alors qui en parlerait en pontifiant sur le génie enfantin que la société anéantit, etc. Mais on peut voir la chose autrement, et notamment à l’ère des écrivains se la jouant père moderne comme Knausgaard et moi-même en personne.
Dostoïevski, qui a parlé merveilleusement des petits enfants, évoque un homme de lettres, dans Les gens de Stepanchikovo, qui a cloué une pancarte sur la porte de son bureau pour intimer du même coup le silence à son entourage: L'écrivain travaille.
Or ce cuistre-là ignorait, comme beaucoup, ce qu'il y a à apprendre d'un enfant même tout petit, à l'opposé de ce que m'affirma un jour le génial satiriste Alexandre Zinoviev (logicien de renom mondial mondialement connu pour la satire antisoviétique Les Hauteurs béantes), comme quoi un enfant de moins de trois ans ne présente aucune espèce d’intérêt.
À la fin de l’année 1981, j'aurais pensé à peu près la même chose, à peine amusé par les enfants des autres et à des années-lumière d'imaginer que, moins de treize mois plus tard je découvrirais l'odeur du caca de petite fille et le miracle d’un premier sourire d’enfant, l'angoisse latente et les émerveillements autant que la tyrannie de cette présence, sans compter le non moins redoutable piège consistant à devenir parent d’enfant supposé rencontrer d’autres parents d’enfants au comité du jardin d’enfants autogéré, etc.
Karl Ove Knausgaard raconte tout ça en père moderne fou d’écriture, partagé entre les devoirs assumés du père-à-la-maison et l’envie de jeter par la fenêtre le baby et l’eau du bain de baby et même la mère du baby pour courir à son écritoire.
Or s’il ne racontait ça qu’au titre de témoignage psycho-socio, cela ne m’intéresserait pas plus que de me rappeler, à supposer que je n’eusse été qu’un touriste de la paternité, le premier rot de Sophie ou le premier pet de Julie, la couleur de leurs petits pots ou leur façon de faire semblant de mourir avec le coup classique du faux croup.
Mais Knausgaard va beaucoup plus loin, et c’est pourquoi ce qu’il écrit m’a scotché dès les premières pages de La Mort d’un père, sur la terrasse d’un café préalpin où j’ai commencé de le lire dans la chaleur de cette fin d’été 2016, en sirotant une double Suze, découvrant en celui qu’on a, à plus ou moins juste titre, déclaré un « Proust norvégien », un de ces très rares écrivains contemporains pratiquant le TOUT DIRE à la fois intime et extime, familial et social, au fil d’un récit autobiographique tantôt temporellement linéaire, avec des effets de réel subits, et tantôt en dérives diachroniques multipliant les points de vue de la narration selon en fonction de la vision panoptique que j’essaie de pratiquer dans mon propre effort de constant décentrage existentiel et littéraire.
Les écrivains qui ont évoqué leur enfance sont légion, et le genre compte autant de merveilles (la collection Haute enfance de Gallimard en est un des nombreux réceptacles) que de chroniques convenues ou carrément assommantes.
Karl Ove Knausagaard parle assez peu de sa propre enfance dans La mort d’un père, contrairement à ce que laisse supposer la quatrième de couverture de la traduction française évoquent le « continent englouti » de ladite enfance, qui ne sera exploré que dans Jeune homme, troisième volet de son récit-fleuve.
À propos de continent englouti, la plus extraordinaire approche de celui-ci se trouve plutôt, à ma connaissance, dans la plongée vertigineuse de Kotiv Letaev de l’écrivain russe Andrei Biély, sondant les eaux profondes de la mémoire d’un enfant (lui-même) dans les tout premiers mois de son existence terrestre, avec une précision et une puissance de restitution de visionnaire.
Rarement on aura rendu l’émergence crépusculaire de la conscience enfantine avec autant d’acuité dans le notation des premières images vues par l’enfant (du monstre hirsute que représente une poule à la fantastique apparition du père se penchant sur le berceau, entre autres figures quasi mythiques) et de génie poétique dans leur restitution.
Or Biély, au fait des observations de Jung et proche aussi de l’interprétation théosophique d’un Rudolf Steiner, impliquait sa propre capacité hypermnésique en recyclant ces premiers tâtons de la perception sensorielle et de l’effet sur l’enfant des premiers mots articulés, avec une capacité inégalée au TOUT DIRE…
Kotik Letaev est un livre qu'on a l'impression de lire les paupières baissées et le regard tourné vers l'intérieur, lequel s'ouvrirait à l'Univers de la prime conscience.
L'enfance de Kotik, à savoir l'auteur lui-même qui plonge son regard de voyant dans les turbulences de sa mémoire d'avant la troisième année, c'est d'abord le monde indifférencié que doivent percevoir les animalcules de la soupe originelle et toute la suite des créatures non consciente de leur sort, jusqu'aux iguanes accrochés à leurs promontoires, aux îles Galapagos, ruisselants d'eau de mer et faisant rouler les globes de leurs yeux comme de vieilles planètes.
En deça de toute identité, l'on se trouve soudain précipité dans l'espace et le temps, écorché vif, livré au soufle d'un verbe semblant d'avant la parole, avant toute limite établie, dans la polyphobnie chaotique d'AU COMMENCEMENT.
Dans l'innocence d'un jour éternel, assis sur la pelouse d'une placide maison familiale, l'enfant barbouillé de terre déchire minutieusement les élytres d'un scarabée tandis qu'au-dessus de lui, tombée de ce ciel où ils lui ont dit que Lebondieu demeurait, tonne puissamment une voix, qui n'est peut-être que celle d'un fulminant orage d'été.
Or le craquement sinistre de celui-ci me rappellera toujours, à moi l'enfant des climats alpins de l'ère historique, cette scène du premier massacre et le choc terrible des titans antédiluviens se dressant les uns contre les autres aux créneaux des monts de Savoie ou de l'Oberland maternel.
Ptérodactyles, Iguanodons, Tyrannosaures. Dans la pénombre du bureau de mon grand-père, je coloriais leurs images aux crayons Prismalo. Ou bien, autre réminiscence confuse: cet après-midi de foehn à l'air de plomb liquide, où l'enfant avait cru qu'ils avaient résolu de le laisser périr de soif, seul dans son nid de Varicelles. Comme elles grouillaient alors au-dessus de l'oreiller rose sentant les larmes et la verveine, ces Varicelles aux trompes de sangsues et aux ailes de papier de soie, qui tournoyaient à chaque poussée de fièvre. Et comme il les avait maudits, alors, sans pouvoir dire quoi que ce fût, elle la mère aux mains gercées (une voix un peu plus haute et plus impatiente) et lui le père exhalant la matin l'eau de Cologne et le soir la fumée de ses Parisiennes. Et le tonnerre secoue la maison. Et l'enfant crie sans mot dire: « Au secours ! ». Et la mère: « Je n'en peux plus ! ». Et le visiteur à l'odeur inconnue et aux mains pommadées: - C'est la croissance, Madame.
Au commencement était le chaos-sans-images-et-sans-heures. « En ce temps-là il n'y avait pas de moi - il y avait un corps chétif; et la conscience, en l'étreignant, se vivait elle-même dans un monde impénétrable et incommensurable. En moi se formaient des bouillonnements d'écume; la chaleur m'écumait; j'étais torturé, chauffé au rouge; le corps ébouillanté bouillonnait de conscience (os dans acide grésillent, pétillent et bouillonnent). Enfin écuma la première image et ma vie se mit à bouillonner d'images, écuma d'écume montant à moi ».
Ces images, ce sont les mythes, fleurs étranges remontant des grands fonds de l'inconscient de l'Espèce, les archétypes efflorescents de la pensée anthropomorphe, elle-même née de la pensée cosmique. Ou c'est la basse continue d'un long jour de Scarlatine. Une puissance amère et brûlante s'est emparée de l'enfant, lequel non seulement cuit dans le feu comme un pain de charbon, mais sait à présent que cette chose qui commence à se craqueler dans les flammes, c'est lui-même.
JE SUIS MOI ! Et j'arrache mes draps, mais les Frissons, dont il est notoire que ce sont les sbires de la sorcière Scarlatine, continuent de me glacer de leur souffle brûlant.De temps à autre cependant, et quel apaisement ce sera par les années, les draps reviennent à l'enfant tout frais et parfumés, et la lumière vaporeuse filtrant de la fenêtre ouverte à travers les rideaux tirés, paraît chargée d'une vapeur de tisane et des premiers souffles printaniers.
Puis ce sont les premières représentations. Là, les chambres de DEDANS où cohabitent enfants et mamans, dans un rempart odoriférant d'encaustique et de Baume du Tigre.Là-bas, l'univers plus mystérieux de DEHORS que rejoignent chaque matin les papas - l'univers des sensations, des images, des émotions et des mots en tas. Et ce tas est le monde...
« Qu'est-ce que cela ? demande la mère en désignant une poule derrière les grillages du fond du jardin. Et l'enfant de répondre: « Une poule », et de préciser sous cape: « La poule ? Eh bien, c'est quelque chose de crêtelé-plumeté, ça caquète, ça crétèle, ça picore, ça s'ébouriffe; ça ne change pas au gré de mes états d'âme; la poule, c'est imperméable à tout; et qui plus est, c'est parfaitement distinct; incompréhensible; et pourtant combien précise, époustouflante, cette poule qui vaque à son existence picorante, ébouriffée. D'un côté, mon moi, et de l'autre une mouche. La mouche me tourmente ».
Quant au TOUT DIRE relatif aux enfants de Karl Ove Knausgaard, dans le 50 premières pages d’Un homme amoureux, il est tout autre, pour ainsi dire behaviouriste et concentré sur la micro-réalité de la vie quotidienne partagée entre bref séjour estival chez des amis (vite effrayés par la demande exacerbée de trois mômes), sautes d’humeur de la mère et du père à l’avenant, caprices et crises, après-midi au parc d’attractions qui oscille entre petits bonheurs (« Il nous fallut débourser quatre-vingt-dix couronnes pour qu’elles aient chacune leur petite souris ») et soudaines crispations, jardins d’enfants qu’on essaie et dont on change, ainsi de suite, en souriant plus ou moins jaune, chacune et chacun étant supposé « faire avec »…
À propos des larmes du fils et du rire de la grand-mère ivre. De la dépouille du père et de la mort qui n'existe pas.
Les dernières fois que j'ai rendu visite à ma très vieille marraine, à Lucerne où elle finit ses jours dans une confortable institution de la Ville, nous avons bien ri, sauf la toute dernière où elle était inconsciente et portait déjà le masque de la mort.
Je me suis rappelé nos rires en lisant, dans La mort d'un père, le récit que l'auteur fait d'une fin de journée où son frère aîné et lui ont passé des heures à nettoyer la saleté de la maison de leur grand- mère, laquelle leur a demandé si souvent s'il leur arrivait de boire qu'ils ont fini par comprendre que, loin de le craindre, elle leur suggérait plutôt de s'accorder un petit verre ou même plusieurs; tant et si bien que le trio se met à la vodka-sprite et que la grand-mère, plutôt abattue et prostrée jusque-là, paraît se réveiller, retrouve sa pétulance et son goût pour les jeux de mots facétieux et les bonnes histoires qu'elle n'en finit pas de répéter.
Une bonne histoire qui ne cessait de mettre notre tante Lena en joie ( c'est le prénom que j'ai donné à ma marraine dans plusieurs de mes livres à caractère autobiographique) était celle d'une interminable et harassante promenade dominicale au retour de laquelle notre grand- père, connu pour sa ladrerie, et qui estimait que prendre un bus serait du gaspillage, recommanda à ses trois filles, épuisées par la marche, de boiter le long de la route afin d'apitoyer quelque automobiliste...
De la même façon, alors que son fils n'est même pas enterré, la grand-mère des deux frères rit presque autant que Karl Ove a versé de larmes sur son père dont il affirme pourtant qu'il a maintes fois souhaité la mort.
Si les premières pages de La mort d'un père évoquent, de manière quasi clinique, ce qui se passe dans un corps lorsque son coeur cesse de battre et qu'il devient une sorte de chose inerte au milieu des autres, le dernier paragraphe du récit autobiographique de Knausgaard marque une sorte de coda après que Karl Ove a fait une deuxième visite à la chapelle où repose son père défunt - la première s'est faite la veille en compagnie de son frère - et conclut ainsi: « Cette fois j'étais préparé à ce qui m’attendait et son corps, dont la peau s’était encore ternie au cours des dernières vingt-quatre heures, n’éveilla aucun de sentiments qui m’avaient déchiré la veille. Ce que je voyais maintenant, c’était son côté sans vie. C’était le fait qu’il n’y avait plus de différence entre ce qui avait été mon père avant et la table sur laquelle il reposait et, ou le sol sur lequel la table était posée, ou la prise électrique sur le mur sous la fenêtre, ou le câble qui courait jusqu’à la lampe à côté. Car l’être humain n’est qu’une forme parmi d’autres formes que le monde exprime encore et toujours, non seulement dans ce qui vit mais dans ce qui ne vit pas, marqué dans le sable, la pierre, l’eau. Et la mort que j’avais toujours comme la chose la plus importante de la vie, obscure et attirante, n’était plus qu’un tuyau qui éclate, une branche qui casse au vent, une veste qui glisse d’un cintre et tombe par terre ».
Le constat paradoxal d'un grand écrivain yougoslave, Milos Tsernianski, selon lequel « la mort n'existe pas », m'est revenu à la lecture de ce livre profondément ému et émouvant de Knausgaard qui ne dit pas autre chose, non pas du tout que la réalité de la mort soit inexistante pour les vivants ni qu'une hypothétique autre vie posthume efface cette réalité, mais que la mort en soi n'a aucune autre existence que dans nos cœurs et nos larmes d'un temps bientôt passé. La mort est bel et bien omniprésente dans ce livre autant que dans nos vies, mais la grandeur toute simple de La mort d'un père tient à ressusciter tout le vivant avant la mort, comme Proust l'a fait en érigeant sa cathédrale de mots.
Ce que je me dis cependant, au terme de ces 538 pages marquées au sceau d'une extrême sensibilité et d'une espèce d'objectivité douce et décente ( même quand il remarque que sa grand-mère se pisse dessus), c'est que l'appellation de « Proust norvégien » collée à Knausgaard, quoique justifiée à divers égards, comme on pourrait le dire à d’autres égards un Thomas Bernhard ou un Charles Bukowski scandinave, ne devrait pas nous masquer l'évidence combien plus essentielle d'une voix et d'une vision, d'une musique intérieure et d'une écriture totalement originales.
À propos de l'immonde dernière UNE de Charlie-Hebdo et de ce qu'elle nous dit de l'abjection abusant du droit de TOUT DIRE. Sur la beauté, par contraste, des relations mimétique liant les deux frères Knausgaard, très finement détaillées dans La mort d'un père. Du trésor de mémoire brassé à pleines mains par le fils cadet en train de nettoyer la maison de sa grand-mère souillée par son père en fin de vie. Du somnambulisme et des magies de l'enfance.
La découverte, ce matin sur les réseaux sociaux, de l'abjecte dernière couverture de Charlie-Hebdo accommodant les victimes de la tragédie d'Amatrice à la sauce italienne, me fait tellement gerber que, colère, j'en serais presque à souhaiter que les responsables de cette ignominie soient ensevelis sous les décombres de leur locaux soudain frappés par un tremblement de terre. Mais un meilleur traitement consisterait peut-être à les obliger à reverser les bénéfices de cette provocation aussi vulgaire qu'inhumaine aux familles des victimes...
Or en même temps que je découvrais cette saloperie, je lisais les pages de La mort d'un père consacrées aux années de jeunesse de Knausgaard, où celui-ci évoque le même genre de dérapages satiriques – sans rien pour autant de la visée cupide des cyniques nauséeux de Charlie-Hebdo - qui auront marqué certains de ses écrits, dans une revue estudiantine où il faisait ses débuts de journaliste occasionnel.
Vingt ans plus tard, en nettoyant la merde paternelle dans la maison de sa grand-mère, il juge ses exploits de jeunesse sans se battre les flancs mais sans invoquer non plus l'argument, galvaudé par certains, de la liberté de TOUT DIRE.
La théorie développée par René Girard sur la relation mimétique trouve, dans le rapport entretenu par Karl Ove et son frère aîné Yngve, autant que dans le lien d'amour-haine les attachant à leur père, une illustration magnifiquement détaillée par l'autobiographe, à commencer par le constant effort du jeune garçon de plaire à son brillant grand frangin, quitte à se rabaisser lui-même alors que son modèle se déglingue un peu avec les années.
Sur Messenger, l'autre soir, une nouvelle « amie Facebook » me parlait de l'essai d'un jeune journaliste américain du nom de Jonah Lehrer, qui affirme que Proust fut sans le savoir un précurseur des neurosciences. De son côté, le « Proust norvégien », revenant sur deux interviews de grands auteurs norvégiens, puis se livrant à une mise en abîme mémorielle étonnante à partir des marques de lessives ponctuant ses souvenirs, relance lui aussi une espèce d’anamnèse d'une remarquable précision à double valeur poétique et, peut-être, scientifique.
Ce que Jonah Lehrer affirme de Proust pourrait-il être appliqué à une autre « entreprise qui n'eut jamais d'exemple » telle que les Confessions de Rousseau ? Comme Jean Starobinski n'est pas encore mon « ami Facebook », je laisse la réponse en suspens. Le neurobiologiste Francisco Varela étant inatteignable lui aussi pour cause de décès , je ne saurais attester la valeur scientifique de la phénoménologie de la perception comparée chez Rousseau, Proust et Knausgaard, mais ce qui est sûr est qu’il y a chez celui-ci un sismologue de la mémoire autant qu'un auto-analyste psychosomatique (notamment dans sa remémoration des errances somnambuliques qu'il partage avec son frère et son père) dont les observations ressuscitent nos propres souvenirs avec une fraîcheur et une limpidité parfaites.
En voici un exemple aux pages 444-446 de La Mort d’un père, où le nettoyage de la bauge paternelle inspire ces lignes au fils :
« L’odeur de chlore et le design de la bouteille me ramenèrent aux années 70, plus précisément au placard sous l’évier de la cuisine où se trouvaient les produits d0entretien. Le Cif n’existait pas à cette époque mais il y avait de l’Ajax en poudre dans une sorte de flacon, rouge, blanc et bleu. Du savon noir. De l’eau de Javel dans sa bouteille en plastique bleu avec son bouchon à rainure sécurisée qui n’avait pas changé. La marque OMO aussi. Et puis il y avait une boîte de lessive avec l’image d’un enfant qui tenait la même boîte et, sur celle.ci, encore l’image de l’enfant et ainsi de suite. Est-ce que c’était la marque Blenda ? En tout cas je m’aiguisais l’esprit sur cette mise en abyme, finalement infinie et qui existait aussi ailleurs, dans la salle de bains par exemple, où, en en tenant un miroir derrière sa tête, on pouvait voir les images se réfléchir à l’infini tout en rapetissant jusqu’à l’invisible. Mais que se passait-il au-delà du visible ? Est-ce que la réduction se poursuivait ? «Il y avait tout un monde entre les marques de l’époque et celle de maintenant, et avec elles me revenaient les bruits, les goûts, les odeurs, c’était totalement irrésistible comme l’est tout ce qu’on a perdu, tout ce qui a disparu. L’odeur d’herbe tondue à ras et nouvellement arrosée quand on est assis sur le terrain de foot après l’entraînement, l’ombre immense des arbres immobiles, les cris et les rires des enfants qui se baignent dans le lac de l’autre côté de la route, le goût fort mais sucré de la boisson énergétique XL-1. Ou encore le goût de sel qui remplit fatalement la bouche quand on plonge dans la mer, même si on l’a bien pincée en fendant l’eau, le chaos de courants et de bulles d’air en dessous mais aussi la lumière dans les algues et les plantes et les rochers nus, les grappes de moules et les colonies de balanes d’une incandescence tranquille et modérée sous le soleil au zénith d’un ciel bleu et sans nuages par une journée d’été », etc.
Après cela d’éminents commentateurs littéraires ou médiatiques parisiens à la Pierre Assouline, la ramenant au seul motif que les livres de Knausgaard « cartonnent », selon l'expression hideuse en usage, prétendront que l'autobiographie du Norvégien n'est qu'un magma informe. Mais passons sur ces piètres lecteurs aux lunettes de béton…
Autre récit de mémoire de Karl Ove Knausgaard, revenant sur ses débuts de journaliste littéraire, alors qu’il suivait les cours d’une académie d’écriture, au tournant de sa vingtaine.
Comme il m'a été donné de faire, en plus de 40 ans, plusieurs centaines d'interviews d'écrivains tantôt très connus et tantôt moins, je ne suis donc pas trop mal placé, après en avoir réussi un certain nombre et foiré quelques-unes, pour apprécier le récit de deux rencontres, l'une bien préparée et réussie malgré de grosses difficultés à apprivoiser le vieux bougon (le poète Olav H. Hauge, fameux en Norvège), et l'autre complètement loupée faute de préparation, aboutissant, après corrections du texte par l’écrivain lui-même (le non moins prestigieux Kjartan Fløgstad, incarnant LE grand auteur norvégien de l’époque aux yeux du jeune homme) au refus de toute publication par l’interviewé, à la grande honte de l’intervieweur…
L'humiliation (que son père lui a fait subir maintes fois) autant que les échecs ont valeur initiatrice au même titre que les réussites, et le ressentiment est lui aussi une composante positive dans l'apprentissage du métier de vivre et d'écrire.
C'est en tout cas ce que je me dis au fil de la lecture des dernières pages de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, de loin le plus beau livre que j'aie lu depuis 2015 qui fut pour moi l'année de l'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr, et l’idée m’enchante que l’autobiographie-fleuve de Knausgaard me réserve encore deux volumes traduits (Un homme amoureux et Jeune homme, totalisant déjà 1300 pages) et trois autres à venir, d'autant plus que cette lecture se poursuivra tantôt du côté de Sète (dès la semaine prochaine) puis en Californie (en février 2017), après d’éventuels sauts à Paris ou Bergen , parallèlement à la suite de la (re) lecture de la Recherche du temps perdu du « Knausgaard français » dont il me reste au moins 2000 pages à savourer en bonus – et qui dit que les jeune retraités ne lisent plus, non mais ?
À propos de la quête d'un mythique grand langage oublié qu'il incomberait à l'écrivain de revivifier. Ce qu'en dit William Faulkner, qui s'estimait un poète raté, et ce qu'il en disait de Thomas Wolfe.
Y a-t-il un langage qu’on puisse dire total ? Est-elle du ressort humain, telle langue qui, dans la forme la plus concentrée et la plus intelligible à la fois, ferait la somme de tout ce qui peut s’exprimer ? Comment saisir, par la parole, les hantises les plus obscures de l’homme, et comment signifier ses aspirations essentielles ?
Dans son acception la plus large, seule la poésie relève ce défi, qui tend à résumer « toute l’histoire du cœur humain sur une tête d’épingle », selon l’expression de Faulkner qui concevait lui-même la poésie comme un « moment émouvant, passionné de la condition humaine distillée jusqu’à son essence absolue ».
« Je voulais être poète, affirmait-il lui-même, et je me considère aujourd’hui comme un poète manqué, pas du tout comme un romancier mais comme un poète manqué qui a dû se contenter de ce qu’il était capable de faire. »
Or son œuvre peut être envisagée comme un seul vaste poème visant à « montrer l’homme en conflit avec ses problèmes, avec sa nature, avec son propre cœur et avec ses semblables ».
L’écrivain de son époque qu’il place le plus haut, bien que son œuvre soit également, selon lui, un échec, c’est Thomas Wolfe, plus héroïque dans son effort de « tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir » que ne le furent un Hemingway ou un Dos Passos.
Si l’aspiration à jamais inatteignable du poète est de TOUT DIRE, il me semble révélateur que Faulkner lui-même se soit attaché à faire parler ceux qui, justement, ne peuvent s’exprimer ou en sont réduits à des balbutiements.
Dans l’incantation obscure de l’idiot ou de l’ensauvagé, il s’est mis à l’écoute du parler humain à sa source confuse et s’est attaché à transcrire une espèce de « langage sous le langage » qui rejoint à la fois les tâtons extrêmes du Joyce de Finnegan’s Wake ou du Céline de Guignol’s band et la recherche éperdue de Thomas Wolfe : « Ô déserts où l’on se perd en des labyrinthes incandescents, sous les étoiles, perdus sur cette terre de cendre grise et terne, perdus ! Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié… »
À propos de ce qu'on appelle la poésie. Du noir irradiant de lumière des poèmes d'Agota Kristof. Que le TOUT DIRE de la poésie exclut à la fois le formalisme cloué et le n’importe quoi.
À quoi rime la poésie ? Que diable vient faire un poème dans le monde actuel ? Combien étaient-ils au Salon du livre de Florence en avril 1300 pour faire signer leur exemplaire de la Commedia à l'arrogant Alighieri ? Peut-on se fier à la traduction en chinois des poèmes de Mallarmé qui ont déjà pâti d'une nouvelle version en français commercial ? Et que dire de la version en français non commercial de Szögek d'Agota Kristof, éditée chez Zoé sous le titre lapidaire de Clous et la tutelle de Marlyse Pietri, fondatrice et ancienne patronne de la maison genevoise où parut déjà L'Analphabète, et qui raconte comment ces poèmes lui ont été transmis.
Telles sont les questions que j'ai (re)commencé de me poser en lisant L'instant, poème traduit du polonais d'Adam Zagajewski, avec ces mots qui me parlent dans une langue par delà les langues qui relève, précisément, de la poésie.
L’instant
Dans une église romane, les pierres rondes
qui moulurent tant de prières,
tant de générations, se taisaient humblement
et les ombres sommeillaient dans l’abside
telles des chauves-souris dans les fourrures de l’hiver.
Nous sortîmes. Un pâle soleil luisait,
une petite musique bourdonnait faiblement
d’une des voitures, deux geais
regardaient attentivement les humains, nous,
dans l’air flottaient les fils soyeux de la nostalgie.
Que le moment présent est audacieux,
il se permet une existence insouciante
à même les flancs de ce vieux temple
déjà tellement fatigué,
et en attente des millions d’années à venir,
des guerres futures, des ères géologiques,
des armistices, des congrès, des changements de climats -
cet instant – qu’est-il ? – À peine
un moustique, une petite mouche, une poussière, une fraction de respiration,
et pourtant il a tout envahi,
il a gagné le cœur des herbes craintives,
il vit dans les tiges et dans les gènes
et dans la prunelle de nos yeux.
Cet instant, mortel comme toi et moi,
était plein d’une joie incompréhensible, folle,
infinie, comme s’il savait
quelque chose que nous ignorons.
Tout de suite après cet aperçu d'un instant qui n'en finit pas de luire comme l’or du brin de paille de Verlaine, je lis les vers du premier poème du recueil posthume d'Agota Kristof, intitulé Nincs miért járdát cserélni, ce que Maria Maïlat a traduit par Aucune raison de changer de trottoir, et dont les vers en langue française donnent ceci:
Aucune raison de changer de trottoir
Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers
sur la terre il n’y a que des semailles
silence indicible
et insupportable
attente
Hier tout était plus beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil
Maintenant il neige sur mes paupières
mon corps
est lourd comme le rocher
mais aucune raison de changer de trottoir
et aucune raison de
s’en aller dans les montagnes
L'oiseau qui vole de travers est un motif récurrent dans les poèmes d'Agota Kristof, dont le plus saisissant s'intitule précisément L'oiseau, ce qui se dit en hongrois A madár, et qu’on peut citer en entremêlant les deux versions :
A Madár
L’oiseau
Súlyos nagy madár voltam és neha
Je fus un grand oiseau lourd et parfois
ráismertem a városokra
je reconnaissais les villes
ahol már jártam egyszer
que j’avais traversées jadis
különösen a hidakat szerettem
j’aimais surtout les ponts
és a kerteket ahol este
et les jardins où le soir
nyáron tánkosok lebegnek
en été les danseurs flottaient
a lámpak alatt
sous les réverbères
féltek mikor árnyékom rájuk esett
ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
en is féltem mikor a bombák hulltak
moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient
mesze repültem s mikor csönd lett
je m’envolais loin et lorsque le silence régnait
visszajöttem hoszasan lebegni
je revenais planer longtemps
a gödrök és halottak fölött
au-dessus des fosses et des morts
szerettem a halált
j’aimais la mort
szerettem játszani a halállal
j’aimais jouer avec la mort
a sötet hegyek fölött néha
au-dessus des sombres montagnes parfois
összecsuktam a szárnyam és mint a kõ
je refermais mes ailes et telle une pierre
lezuhantam egy szakadékba
je me laissais tomber dans l’abîme
de sohasem egészen sohasem egészen mélyre
mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond
még feltem
pour l’heure j’avais peur
meg csak a mások halálát szerettem
pour l’heure j’aimais la mort des autres
és nem az enyémet
et pas la mienne
az én halálomat csak késõbb szerettem meg
ma mort je l’ai aimée plus tard
sokkal késõbb
beaucoup plus tard
mikor már fáradt voltam és éehes és szomorú
lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste
mikor már semmitöl sem féltem
lorsque je n’avais plus peur de rien
csak nésztem a köveket és a ködös
je ne regardais que les pierres et les brumes
dans szakadékot
les abîmes
és a szárnyaim öszecsukódtak
et mes ailes se sont refermées.
Le thème du paradis perdu (Lost paradise, etc.) est un poncif de la poésie universelle, mais le TOUT DIRE de celle-ci se distingue par sa façon d'accommoder les lieux communs au dam de tout langage commercial - le trouvère trouve et fait ainsi la pige à la cheffe de projet et à son boss formaté au M.l.T. Ce qui, soit dit en passant, n'exclut aucunement la poésie des bureaux.
L'oiseau boiteux d'Agota Kristof n'est pas là juste pour figurer la blessure ou la tristesse: il relie l'herbe du ciel et la suie des villes où des femmes et des hommes se cherchent et se perdent et croient se retrouver alors que c'est déjà l'automne auquel il n'est pas exclu que succède un hiver nucléaire - mais la poésie n'est jamais tout à fait explicite en de tels termes.
Les larmes versées, autant que les larmes retenues, ont inspiré de plus ou moins bons poèmes, mais la tristesse ne purifie pas sur commande, ni n’est garante de poésie.
Me reviennent, à ce propos, ces vers de Vladimir Holan, tiré du recueil Douleur :
Larme
Il n’y a pas de larme humaine
qui ne coulerait en même temps
sur le visage de la Vierge Marie.
Il n’y a pas de larme humaine
Que n’aurait pleurée en même temps
L’ange gardien.
Mais il n’y a pas non plus de larme humaine
Qu’au même instant tu ne trouverais dans les yeux du serpent.
Je lis maintenant ces deux vers d’Agota Kristof :
« Le ciel n’est qu’un immense
chagrin bleu »,
comme sertis dans le poème intitulé Berceuse, et l’ensemble du poème en acquiert une sorte de densité musicale particulière faite de peine et de joie mêlées, qui donne raison à Maria Maïlat quand elle affirme que « chaque poème libère une source d’air et de lumière ».
L’échappée ne se fera pas ainsi par le contrepoint de berceuses illusions, avec les mots consolateurs qui rassurent, mais c’est de la douleur même qu’émanent cet air et cette lumière :
Berceuse
Fais ton lit et couche-toi
et regarde par la fenêtre
comment frandissent au-dehors
ce printemps et la tristesse
le ciel n’est qu’un immense
chagrin bleu
et les arbres éclatent des sanglots
à chaque éclosion de fleurs.
Toi, ne pleure pas, enlève tes habits
Enlève ta vie,
Elance-toi nue, et réjouis-toi
D’être seule
aans le printemps
dans le ciel dans les arbres
dans la lumière
réjouis-toi de ne pas te lever
plus parler, plus répondre
plus marcher.
Ne pense pas au froid ne bouge pas
Sur ton corps blanc
Le soleil descendra
Quand les maisons d’en face
Seront démolies
Et aussi les cheminées et
Les antennes de la télévision.
Que pèse la douleur en poésie ? Ou plus exactement, que pèse la poésie devant la souffrance des hommes ? Le philosophe allemand Theodor Adorno a écrit ceci, dont on a fait un usage souvent réducteur, mais il l’a bel et bien écrit : «Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ».
Avec le recul, et après les multiples nuances apportées à cette « interdiction » de la poésie par Adorno, la réflexion sur le rôle et la valeur de la poésie face à la barbarie, autant que celui de l’art, est à reprendre plus sereinement dans la foulée de l’Esthétique hégélienne, etc.
Pour ma part, j’ai toujours préféré la compagnie des poètes à celle des philosophes, exception faite des penseurs qui sont à la fois artistes et poètes, et voici pourquoi je relis ce soir cet autre poème de Vladimir Holan tiré de Douleur :
À l’aube
Oui, c’est déjà l’aube… Un linge sale
sur le corps lavé d’une belle…
Toucher, ah seulement toucher,
mais de rien déjà plus même le rêve !
Toi aussi c’est en vain là-bas que tu t’efforces de haut en haut,
Car qui est descendu dans la poésie,
Jamais il n’en ressortira…
J'ai maintenant devant moi deux poèmes d'Agota Kristof, Clous et Émigrants, en m'apercevant pour la première fois qu'elle a un piercing cruciforme dans son nom, qui évoque le Christ. Or le titre du recueil, Szögek, signifie Clous ? Mais lesquels ? De la croix, du cercueil ou de la vie qui nous traverse ?
Je lis alors la traduction de la fin du poème, sans majuscules ni ponctuation:
clous émoussés et pointus
ferment les portes clouent les barreaux
aux fenêtres de long en large
ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
la mort
Au début de La mort d'un père, Karl Ove Knausgaard parle de notre façon de planquer « la mort » sous le tapis. De cet effort contemporain de ne pas voir ce qui est ou de le maquiller découle une série américaine hyper-vivante au titre de Six feet under, et l'autobiographie de Knausgaard est elle aussi hyper-vivante, de même que la poésie d'Agota Kristof dit la vie, fût-ce avec une arêtes dans la gorge et une croix au mur comme dans le bureau de celle qui écrit, au début de Clous :
au-dessus des maisons et des vies
un léger brouillard gris
avec mes yeux pleins de feuilles
à venir dans les arbres
j'attendais l'été
j'aimais par-dessus tout
dans l'été la blanche
la chaude poussière
insectes et grenouilles s'y noyaient
quand la pluie ne tombait pas
pendant des semaines
Ce monde est très mal foutu, où l’estivale langueur signifie en même temps la mort par noyade des « insectes et grenouilles », et cela aussi le TOUT DIRE de la poésie l'exprime, qui n'appartient pas qu'aux spécialistes diplômés ès rhétorique.
De quoi parle-t-on ? Y a-t-il beaucoup de poèmes peints dans un musée comme le Kunstmuseum de Vienne ? Thomas Bernhard, dans sa démolition constructive de Maîtres anciens, n'allait y voir qu'un portrait de vieil homme du Tintoret, et pour ma part j'y suis retourné plusieurs fois pour une seule petite vierge et son âne peinte par un artiste rhénan inconnu de je ne sais plus quel siècle.
Pareil pour les anthologies poétiques, où s'entend un formidable arrière-bruit de machines à coudres avec force alexandrins à douze pattes et force fortiches hémistiches ou autres pentamètre ïambiques, mais dans ce monceau de words words words filtrent parfois quelques mots parfois même arrangés à la diable (au regard sourcilleux du Spécialiste) et cela donne Szögek d'Agota Kristof ou Émigrants, entre soixante-six autre autres morceaux.
À l'hiver 1956 j'avais neuf ans, le soir de cette année terrible nous écoutions à la radio les nouvelles de Budapest et plus tard les enfants de réfugiés se sont pointés dans nos préaux avec leurs habits gris. Je me le rappelle à l’instant en lisant Émigrants d’Agota Kristof :
en apesanteur vous marchez sur des routes droites
qui ne mènent nulle part
nous nous sourions comme les amoureux à leurs débuts
pensifs vous me regardez les maisons et les jardins
ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages
vous filez par-dessus les clochers et les montagnes
vos pieds sans racine ne se blessent pas
de très loin vous regardez vos douleurs
sans âme arrachées de vous
demain est déjà derrière vous nos mille espoirs
en larmes nous font signe embrassons-nous vite
de vos lèvres immobiles quelle triste
fumée monte de ces chansons mortes
au bord de la route les arbres blancs bruissent et
vous nous disiez au revoir de vos mains ternes
pendant que vous disparaissiez dans la course d’un train matinal
étourdis par le claquement des roues
La poésie peut être politique, de Dante à Mahmoud Darwich, ou bien amoureuse, élégiaque, savante voire ésotérique, ou fantaisiste ou cour de récré genre Prévert, ou fleur de cimetière quand Brassens chante Pensées des morts de Lamartine, mais son TOUT DIRE exclut à mes yeux les clous du tout-formel autant que du n'importe quoi.
La poésie n'est pas n'importe quoi. L'idiotie nivellatrice contemporaine fait d'un coucher de soleil tatoué sur l'épaule d'une bimbo l'équivalent d'un poème de Rimbaud reproduit sur un mur de couloir de métro, alors que les mots de la vraie poésie (ce poème d’Illuminations recopié par une main fervente et précise) exclut le cliché ou en transforme le plomb en or.
Le TOUT DIRE de la poésie procède forcément d'une traduction. Celle des poèmes d’Agota Kristof par Maria Maïlat rend la sourde musique, dure et douce à la fois, tantôt par le tranchant des mots cloués et tantôt par la fluidité bleue qui voit filer les nuages blancs entre les barreaux...
Charles-Albert Cingria écrivait ceci à propos de la poésie de Pétrarque : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini »…
Agota Kristof. Clous. Poèmes hongrois et français, traduit par Maria Maïlat.Editions Zoé, 2016, 197p.
Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Traduit du polonais par Maya Wodecka et Michel Chandeigne. Fayard/Poésie, 1999.
Vladimir Holan. Douleur. Pierre Jean Oswald, 1967, 129p.
Karl Ove Knausgaard. La mort d’un père. Denoël/Folio, 2016, 538p.
Après son mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, prodige de lecture sensible frottée de poésie, mais aussi de mille propos personnels piquants, bienvenus, impertinents voire exaspérants de mauvaise foi, l’écrivain, en poète plutôt qu’en théoricien, nous propose un nouvel inventaire, pléthorique et atypique, de la réalité transformée par la Littérature.
C’est d’abord une question de langage, vu que le mot a un double sens évoquant la polysémie des mots-valises, lesquels mériteraient eux aussi une théorie de théories à la Dantzig. On a bien lu : théorie de théories et non théorie DES théories, étant établi que la théorie, complot de l’intellect humain, désigne aussi son dénombrement. Il y a de fait, au monde, plein de théories comme il y a, sur terre, une théorie d’humains dont certains sont de véritables théories sur pattes.
J’en connais un qui est le parangon du genre, en la personne de l’écrivain ex-libraire et ex-éditeur à L’Âge d’Homme Claude Frochaux, auteur du formidable maelstrom théorique de L’Homme seul et qui théorisait déjà à plein régime dans sa petite librairie d’anar du vieux quartier de Lausanne, il y a de ça plus de cinquante ans.
Or notre ami Claude me soutenait une fois de plus, l’autre jour, comme nous évoquions l’évident déclin de la littérature actuelle de langue française par rapport à celle de la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait un tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés...
Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Hélas non selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…
Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter «après nous le déluge», estimant que la Grand Culture Occidentale a pris fin avec les années 60-70 correspondant à leur propre jeunesse, sans regarder vraiment ce qui s’est fait après eux ; et ensuite pour ce que représente la notion même de théorie, et plus encore la notion de réalité augmentée dont parle la Littérature depuis des siècles, et probablement pour d’autres siècles à venir, dont Charles Dantzig scrute les mille facettes avec une fantaisie imaginative qui fait la pige à la théorie de Frochaux et de ses semblables fossoyeurs. Rappel à l'appui: quand on demandait à Soljenitsyne ce qu’il pensait de la mort du roman, il répondait que le «roman», sous quelque forme que ce soit, vivrait tant que l’homme vivrait…
Comme un immense inventaire sensible
Je suis revenu à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Après son éblouissant Dictionnaire égoïste de la littérature française, le volume suivant, intitulé Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale, m’avait déçu. Le premier m’avait parfois agacé par ses faiblesses occasionnelles de jugement, ses exécutions sommaires (notamment de Céline) et ses appréciations superficielles voire débiles, mais c’était peu de chose par comparaison avec le deuxième opus accumulant les énormités sur Dostoïevski, Hemingway, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres, assez insupportable aussi par la morgue narcissique et le ton crâne et désinvolte de l’auteur.
Cependant, me suis-je aussi dit, la lecture de Dantzig est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue (comme nous toutes et nous tous) et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, par la suite dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et, plus récemment, dans son Traité des gestes.
Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qu’elle respectait d’abord pour son humble assiduité au travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig: qu’il travaille et que, bien au-delà de ce que le labeur peut avoir de seulement laborieux, son travail relève de l’envol du savoir et de l’hypersensibilité poreuse, puis du crawl joyeux d’un poisson-volant littéraire en haute altitude poétique – cette image un peu kitsch me venant d’une autre relecture récente, de la Lettre aux hirondelles et à moi-même du génial Ramón Gómez de La Serna, auquel Dantzig s’apparente à mes yeux de lecteur-abeille faisant miel d’un peu tout.
Or reprenant ces jours la lecture de Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis y trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.
Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle donc le double sens du mot, et le lecteur fera, dans la foulée, la distinction entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, le livre modulant bel et bien, et sur tous les tons, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume - chacun de ces titres n’ayant (presque) aucun rapport logique ou «évident» avec les théories qu’il regroupe, qui sont d’ailleurs des variations «musicales» sur des motifs thématique plus que des théories.
Ainsi des sections Trompette (théories de la barbe, des excentriques, des grandes vieilles actrices de théâtre ou des gens), de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instructions aux enfants), et, pour le détail – le détail étant ce qui compte le plus chez Dantzig – dans Satin, la théorie des 666 fenêtres donnant sur les fantasmes érotiques de l’amateur de mecs décoratifs, la théorie de l’homme qui aimait la lune dans la section Girouette, ou bien encore une splendide évocation de la peinture de Francis Bacon, un autre succulent morceau avec la théorie du second Gatsby, des coups de canif aux salauds (Griffe) et, dans la section Caresse, de superbes développements sur le génie, la nécessaire folie de l’écrivain ou l’amusement en art qu’on retrouve chez Manet (son dieu pictural), Balzac, Shakespeare ou Oscar Wilde évidemment, etc.
Je m’étais dit un jour que, finalement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par la galaxie littéraire anglo-saxonne, et je vois ici que cela s’avère un max
Quand le grand art s’amuse…
Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et sûrement homme blessé à l’intime, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument, érudit sourcilleux et chantre folâtre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais ses contradictions nous l’attachent finalement à proportion de son originalité revendiquée et réelle.
Le meilleur de l’écrivain me semble dans son art de l’évocation autant que dans sa passion du détail, cocasse ou touchant, et sa façon de tout classer sur ses rayons comme des pots de confitures, et de les étiqueter avec des formules, des aphorismes, des éléments de jugements parfois réducteurs et parfois irrésistibles de drôlerie, dans la filiation du Journal de Jules Renard, des maximes de La Rochefoucauld ou des pensées cyniquement lucides de Chamfort.
Dans ma dernière chronique, j’ai parlé du foisonnant «rastro» d’Antonio Muños Molina, autre inventaire de la ville-monde qui rappelle la brocante merveilleuse (tel étant le sens du mot espagnol rastro, titre d’ailleurs d’un livre de Ramón Gómez de La Serna ) où grappille l’auteur du Promeneur solitaire dans la foule.
Quoique plus proche de Voltaire que de Rousseau, Charles Dantzig, meilleur poète en prose qu’en vers (un peu comme Rimbaud, dont il dit la même chose…), partage enfin, avec un Philippe Sollers (avec le même suffisance française de baron des lettres et de l’édition, en tout cas pour la galerie) un réel amour de la Littérature et du Grand Jeu à laquelle notre enfance prolongée est conviée, aujourd’hui plus que jamais et, théoriquement, «pour toujours»…
Charles Dantzig. Théories de théories. Grasset, 406p.
Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Âge d’Homme, 1996, 336p. réédité dans la collection Poche suisse.
À propos du déballage informe auquel se réduirait, selon d’aucuns, l’entreprise autobiographique de Karl Ove Knausgaard. Du tour péremptoire, académique ou superficiel, d’une certaine critique parisienne. Comment la recherche du TOUT DIRE d’un Proust, d’un Joyce, d’une Céline, d’un Thomas Bernhard ou d’un Knausgaard entre en consonance ou en rupture avec chaque époque.
Il est curieux de constater, un siècle après Joyce et Proust, à quel point l'on reste figé, notamment dans la culture française à la fois hyper-littéraire et hyper-centralisée autour du bulbe de l'Académie, dans les formes reçues de ce qu'on croit la bienséance littéraire.
Je n'ai lu jusque là que les 450 premières pages de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, mais cela me suffit pour apprécier le mal- fondé de jugements expéditifs portés par deux journalistes littéraires français sur la composition de ce livre, plus ou moins assimilé à un foutoir.
Dans le chapeau d'un reportage-entretien par ailleurs chaleureux et enthousiaste, paru en octobre 2014 dans le Nouvel Observateur, David Caviglioli qualifiait l'écriture de Knausgaard en des termes qui me semblent inacceptables. Tout en saluant une « prodigieuse autobiographie », le texte de celle-ci était comparé « à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Après d’autre réserves non moins rédhibitoires sur l’absence de style ( ?), le manque de tension narrative (??), et l’absence de couleur et de chair (???), l’acrobate trouvait à conclure que “Mon combat est un chef-d’oeuvre inexplicable, magnétique et hypnotisant, même quand il est ennuyeux ».
Caviglioli avait sans doute raison de relever l'effet quasi hypnotique produit par la lecture du prétendu « Proust norvégien », comme il en va aussi de la prose proustienne, mais prétendre que sa narration évoque la jactance des blogs, non pensée et non construite, truffée de clichés et découlant en somme du n'importe quoi, est effectivement dire n'importe quoi.
Les blogs n'existaient pas du temps de Marcel Proust et du génial écrivain polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, mais la tendance au Tout dire de l'un et de l'autre, bousculant les conventions narratives linéaires de leur temps, fut également fustigée par les gardiens du temple ou les funambules des gazettes de l’époque, comme le prouvent les perles (en français ou en polonais) d’un sottisier auquel d’autres innovateurs en matière de langue, tels un Céline ou un Ramuz, n’ont rien à envier.
Sur un ton plus condescendant que son confrère, le journaliste-écrivain- blogueur Pierre Assouline a lui aussi fait la leçon à Knausgaard, en termes à la fois plus pédants et vulgaires, parlant de son entreprise comme d’une interminable « lettre à mézigue » non sans viser, dans la foulée, tous ceux qui prennent le temps de lire vraiment et de commenter cet auteur, et même de l’aimer sans attendre le verdict des instances de consécration du président de La République des Livres.
C’est à l’enseigne de celle-ci, blog littéraire de Pierre Assouline, qu’on retrouve ce papier sans vraie substance ni trace de « bémol » constructif, suivi de plus de 1000 commentaires sans le moindre rapport avec Knausgaard ni ce qu'en dit le Monsieur Verdurin de ce salon virtuel combien significatif de la dévastation du débat littéraire actuel par l'imbécillité bavarde sous pseudo - je ne parle pas d'Assouline, lui-même, écrivain et critique estimable en dépit de sa morgue -, mais de la meute glapissante que réunit sa « république » fantôme.
Dans une pénétrante digression sur l'art, Knausgaard constate que l'art contemporain à changé de nature en descendant pour ainsi dire du ciel sur la terre. Proust ne disait pas autre chose à sa façon, en n'écrivant plus jamais le nom de Dieu, et Witkiewicz, dans les phénoménaux romans fourre-tout que sont L'inassouvissement et L'Adieu à l'automne, multiplie les aperçus de ce changement fondamental de paradigme qui inspire à Knausgaard, au fil d’une de ces digressions dont Caviglioli prétend qu’elles ne mènent nulle part, une belle réflexion consacrée à ce qu’est devenu l’art contemporain et a fortiori, la littérature.
Ému par l’Autoportrait de Rembrandt en vieil homme (visible à la National Gallery de Londres), par Le Christ à Gethsémani de Caravage ou par telle toile de Vermeer ou tels paysages hollandais, Knausgaard, sans poser du tout au spécialiste, se demande à quoi tient le fait qu’il est touché par tel tableau et pas par cent ou mille autres, pourquoi certains artistes, certains musiciens ou certains poètes nous atteignent invisiblement en produisant des oeuvre visibles ou sensibles qui nous rappellent, avec Bach, que l’homme est « capable du ciel » ?
Rien là-dedans d’une songerie vague frottée d’angélisme, mais une méditation sans prétention, sincère et fondée, sur la perte de quelque chose de « divin », de « solennel » de « sacré », de « beau » et de « vrai » qui a été remplacé par du rien qu’humain et du trop humain.
Cette « métaréflexion » est venue à Knausgaard lors de la traversée en train d’un paysage urbain plutôt moche (« Wagons vides, réservoirs à gaz, usines, tout était blanc et gris, à l’ouest le soleil se couchait et ses rayons rouges flottaient dans le brouillard ») où soudain il a ressenti, en se contentant de regarder la boule rougeoyante du dernier soleil, une joie « si vive et si brusque qu’elle était impossible à distinguer de la douleur ». Et d’ajouter cela qu’on retrouve souvent dans ses observations de la vie sous toutes ses formes : « Ce que je vivais me semblait d’une importance considérable. Considérable. Lorsque ce fut terminé, le sentiment d’importance ne faiblit pas, mais soudain je n’arrivais plus à le situer : qu’est-ce qui était important exactement ? Et pourquoi ? Le train, la zone industrielle, le soleil, le brouillard ? »
Est-ce dans un blog vasouillard comme il y en a des millions qu’on trouve ces digressions « qui ne mènent nulle part », comme il en va de cette soudaine plongée dans l’étonnement d’être devant l’énigmatique beauté du monde cernée, ainsi que le relevait Baudelaire (autre blogueur connu...), d’un océan de platitude. Or cette « extase » profane n’est qu’un début, qui se prolonge ensuite dans une réflexion limpide et profonde sur le désenchantement de l’art contemporain, ou plus exactement sa descente dans une sorte d’immanence qui peut avoir la profonde beauté et la mélancolie, ou le tourment des œuvres de Munch, mais n’en reste pas moins refermée sur elle-même, sauf à se constituer en cathédrale de mots à la manière de Proust...
À en croire Maître Assouline, la pensée de Knausgaad serait plate (surtout dans ses interviews, n’est-ce pas, qui sont le vrai lieu de la profondeur comme chacun sait), mais qu’on lise donc les pages 270 à 283 de La Mort d’un père (édition de poche Folio), pour ne prendre qu’un exemple parmi beaucoup , et l’on verra comment à tout moment cet auteur décape le prêt-à-penser. « L’art, c’est maintenant un lit défait, quelques photocopieuses dans une pièce, une moto accrochée au plafond. Et l’art c’est aussi devenu le public lui-même, la façon dont il réagit, ce que les journaux en disent, et l’artiste est devenu quelqu’un qui joue ». Dans la foulée on pourrait dire que la littérature ne se borne plus désormais au contenu des oeuvres et au « ciel » qu’elles reflétaient jadis, mais que l’écrivain est devenu lui-même « culte » pour un public qui l’adule ou le jette comme une idole ou un déchet, etc.
Karl Ove Knausgaard n’a rien d’un gourou, d’un porteur de messages religieux ou politiques, pas plus que Proust ou Witkiewicz, Joyce ou Thomas Bernhard n’étaient des idéologues, et pourtant il y a quelque chose de « religieux » dans l’attitude commune de ces auteurs devant l’énigme du monde, jusque dans ses aspects les plus triviaux, et aussi par rapport au langage. Caviglioli et Assouline, gens de culture, se gaussent du fait que Knausgaard puisse consacrer un paragraphe entier aux détergents qu’il va utiliser pour laver la souillure de la bauge paternelle après la mort du pauvre ivrogne, et pourtant il y a quelque chose de beau, de noble, de presque sacré dans la décision du fils de nettoyer la bauge immonde pour recevoir ici même les invités de la famille après l’enterrement.
L'écrivain norvégien, dont Pierre Assouline a l'outrecuidance de comparer l'image à celle d'un Brad Pitt ou d'un Patrick Swayze, est-il aussi génial que Proust, Joyce ou Céline, Witkiewicz ou Thomas Bernhard ? Sûrement pas du point de vue de la fondation d’un langue ou des à-pics de la pensée, mais à vrai dire je me fiche bien de ces comparaisons de Star AC littéraire mondiale, en revanche je constate, sur ce que j’en ai lu, la remarquable porosité sensible de Karl Ove Knausgaard, qui se traduit par un récit dont le filtrage musical, les enchaînements thématique non linéaires (relevant de ce qu'on appelle l'attention flottante), les évocations alternées de la nature et de l'urbain, son effort constant de mettre de l'ordre dans le chaos de ses sentiments-sensations, relèvent bel et bien d'une mise au clair de notre obscure réalité.
Parlant de sa propre poésie, l'écrivain néerlandais Cees Nooteboom note que, lorsque vous écrivez un journal intime, vous transcrivez ce que vous savez, alors qu'un poème ou une fiction vous révèlent ce que vous ignorez. Or le roman autobiographique de Knausgaard procède, me semble-t-il d'une démarche relevant à la fois de la composition diurne, consciente et souvent hyperréaliste, et des tâtons nocturnes de la subconscience, voire de l'inconscient. Encore faut-il, pour s’en apercevoir sans se mettre à genoux comme devant une idole, le lire aussi attentivement que lui-même lit le monde...
À propos de l'impossible TOUT DIRE et de ceux qui s'y essaient de diverses façons. La sensibilité catastrophique de Proust et la transposition hypermnésique de Knausgaard.
D'aucuns affirment que le seul amour de Marcel Proust fut sa mère, transformée en grand-mère dans la Recherche. Un biographe moyennement subtil affirme que le cher Marcel était une femme du point de vue sexuel. André Gide, lui, reprocha à Proust de faire de son chauffeur et amant Corse Agostinelli une Albertine probablement lesbienne à ses heures. Certains célèbrent le côté fiction de la Recherche. D'autres estiment que Proust n'a rien inventé, etc.
Quant à moi je pense que tout se tient dans cet imbroglio, dont le noyau est un coeur de réacteur atomique auquel sont reliés tous les points de la circonférence personnelle et familiale, sociale et pour ainsi dire universelle de la réalité perceptible puisque l'écrivain est aussi curieux de mode féminine que d'info récente (les avatars de l'affaire Dreyfus ou la visite à Paris du tsar de toutes les Russies), des progrès de la médecine ou de la vie des salons littéraires, des bordels pour messieurs aimant les messieurs ou des goûters de femmes riches parlant stratégie militaire, de tous les parlers populaires ou du snobisme et de l'imbécilité des gens les plus en vue, etc.
Le TOUT DIRE de Proust peut être obscène, mais il n'est jamais vulgaire. il en va de même du TOUT DIRE de Knausgaard, qui est plus direct que celui de Proust sans être vulgaire non plus. La langue de Proust, extraordinairement artiste, parfois surchargée comme le salon de Sarah Bernhardt croulant de bimbeloterie plus ou moins exotique au milieu des plantes d'ornement vivantes ou peintes, des meubles tarabiscotés et des brûle parfums ou des oiseaux vivants ou empaillés - la phrase de Proust est fin-de-siècle comme celle de Knausgaard est début-de-siècle, par exemple quand il est avec son grand frère dans la salle d'attente des pompes funèbres (qu'il compare à celle d'un dentiste) en vue de l'enterrement de leur père, avec ce bout de dialogue qui fait court pour en dire long:
"Pauvre papa, dis-je.
Yngve me regarda.
- S'il ya quelqu'un qui ne mérite pas la pitié, c'est lui.
- Je sais, mais tu vois ce que je veux dire.
Il ne répondit pas. D'abord grave pendant quelques secondes, le silence devint tout simplement du silence".
Or il y a plein de silences dans La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, comme il yen a dans les sauts quantiques du temps de Proust.
Définir le genre d'une œuvre littéraire d'envergure est aussi délicat, parfois, que de classer une œuvre d'art. L'un des meilleurs livres de Georges Simenon, Pedigree, est un roman autant qu'une autobiographie, alors que les prétendus romans de nombreux auteurs contemporains ne sont que des auto-fictions ou des journaux intimes déguisés qui accusent une pauvreté d'imagination totale.
Or ce qui apparie peut être Proust et Knausgaard est peut-être là: dans leur géniale imagination respective, qui leur fait donner vie à des cendriers ou des miettes de brioches , à savoir: la symphonie des sentiments humains et les intermittences du coeur.
À quoi pensaient mes deux sœurs durant l'agonie de notre mère, vingt ans après la mort de notre père et cinq ans après celle de notre frère aîné ? C'est ce genre de questions sans doute que se sont posé les centaines de milliers de lecteurs de La mort d'un père, en se rappelant aussi la rituelle cueillette des myrtilles, le dimanche, ou la pêche matinale avec papa - au cas où.
Personnellement, je n'ai jamais été obligé par mon père de pêcher le cabillaud avant de foncer à l'école, et mon père n'a pas fini dans la déchéance alcoolique, mais la façon de sensibiliser ces épisodes, comme l'évocation de la campagne norvégienne traversée par les deux frères en début de deuil, me touchent autant que l'incomnensurable tristesse de Marcel après la mort de sa grand-mère ou la beauté tout à fait gratuite d'une robe d’une ancienne cocotte se la jouant grande bourgeoise, lorsque le jeune Narrateur vexé de se voir largué par sa petite amie va faire du charme à la mère de celle -ci en lui faisant entendre qu'il ne tient plus du tout à sa fille pour que ça se répète et tourne peut-être à son avantage - enculage de mouches qui aboutit à cette phrase d'anthologie:
“Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme - dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de portières et desquels les romanciers mondains de l’époque trouvaient à dire de plus élégant, ce qu’ils disaient “douillettement capitonnés” - le même air frileux qu’aux roses qui pouvaient y rester à coté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps”.
Bref, tout ca n'est que littérature, mais c'est la vie même et pour tout dire: c'est le parfum de la vie transformée et quintessenciée, etc.
À propos de ce que nous dit La mort d'un père sur le nôtre. Un film troublant de Sokourov. Le reflet de mon père dans la vitrine d'une librairie de Bois-le-Duc.
Le père de Karl Ove Knausgaard détestait l'avion. En outre son fils cadet ne se rappelle pas l'avoir vu prendre une seule fois le bus. Un soir que son père avait accepté d'assister à une théâtrale scolaire où son fils cadet tenait le rôle principal de la pièce, Karl Ove était si paniqué (il n’avait pas bien préparé la mémorisation de son texte, trop sûr de lui) qu'il se planta complètement en apercevant son père dans le public, lequel père lui dit dans la voiture qu'il l'avait humilié et que jamais plus il n'assisterait à une soirée scolaire. Or ce même père est mort au milieu de ses bouteilles vides et d'un tas de restes de nourriture jonchant le sol, chez sa propre mère où il s'était réfugié après avoir plaqué sa première femme et ses fils et sombré dans l'alcoolisme au point de faire fuir la deuxième.
Dans l'avion qui le transporte de Stockholm en Norvège, où il va enterrer son père avec son frère aîné Yngve, Karl Ove est victime à plusieurs reprises d'accès de chagrin irrépressibles qui lui arrachent des larmes, puis quelques accès de fou rire, sans troubler apparemment sa voisine plongée dans un bouquin que lui-même a lu - mais il remarque alors qu'il n'est pas du genre à adresser la parole à une inconnue, même que ça ne lui est jamais arrivé. Ensuite, quand il aperçoit son frère à l'aéroport , c'est reparti pour la crise de larmes, après quoi Yngve lui avouera qu'il n'a pas encore réalisé.
Dès les premières pages de La mort d'un père, nous nous demandons avec l'auteur qui était ce père, et Karl Ove Knausgaard y reviendra mille pages plus loin dans Un jeune homme, troisième volet de son autobiographie qui en compte six, où il revient sur son enfance.
Ce début de lecture m'a immédiatement rappelé la litanie de Thomas Wolfe au début de Look homeward, angel (traduit sous le titre de L'Ange exilé), qui me poursuit depuis plus de quarante ans:
“Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.
“Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.
“Qui donc a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le coeur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison ? Lequel n’est jamais un étranger, et seul ?”
Or plus j'avance dans la lecture de La mort d'un père, tout en constatant que notre père n'avait rien à voir avec celui de Karl Ove Knausgaard, et plus les observations de celui-ci raniment des souvenirs liés non seulement à mon père mais à la vie vécue avec celui-ci et notre mère, la bicyclette bleue de notre mère, l'odeur des Parisiennes filtre de notre père, ses pyjamas à rayures et le soin délicat avec lequel il classait nos diapos de vacances après les avoir mis sous verre, plus je me sens touché par la démarche de Knausgaard, tout de même plus en phase avec notre vécu que celle de Marcel Proust et son père bourgeois très barbu et très corseté.
La relation fils-père est intéressante, qui diffère selon les personnes, les familles, les groupes sociaux, les cultures et les climats.
On peut concevoir la surprise, voire la gêne, qu'ont éprouvé certains spectateurs en regardant le film Père et fils d'Alexandre Sokourov, évoquant une relation tendre et même charnelle entre un jeune homme de moins de vingt ans et son père de moins de quarante ans, tous deux très beaux et très doux, dans l'atmosphère si particulière des films du cinéaste russe, où le sfumato de l'image le dispute au murmure du dialogue. Certains critiques y ont vu un relent d'homosexualité. Il y a un peu de ça mais il faut l'entendre autrement que selon les normes morales ou sociales conventionnelles ou étiquetées selon les codes actuels pseudo-libérés. Pour ma part, je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé aucun désir sensuel au contact de mon père, mais je me souviens comme de ce matin de l’odeur de pain chaud de notre mère quand, le dimanche, nos parents nous permettaient de rester un moment dans leur grand lit de la chambre d’en haut - nous devions alors être très petits...
Cela noté, on ne voit guère le père Proust en slip cajoler ses fils comme le personnage de Sokourov caresse son fiston, mais un Marcel né en 1968 à Bergen ne serait pas choqué par cette façon de montrer l'intimité père-fils dans un monde où l'on s'exhibe au dam de toute vraie pudeur.
De la même façon , le TOUT DIRE de Knausgaard expose l'intimité familiale sans en éventer le secret ou le mystère.
Dans un autre film de Sokourov, Alexandra, on voit une vieille femme intraitable rendre visite à son petit-fils soldat, stationné à Grozny , se pointant avec sa dégaine de vieux chameau au milieu des soldats en train de se doucher, puis entrant dans un tank pour voir ce que ça fait.
L'écrivain qui m'intéresse est celui qui entre dans le tank, et il y en a de toute sorte. Georges Simenon, Thomas Wolfe, Proust et Céline ( j'aime bien mettre celui-ci dans le mêne sac que celui-la au risque de provoquer des éclats), Alice Munro et Anton Pavlovicth Tchékhov, Michel Houellebecq et Roberto Bolaño, Witkiewicz et Joyce entrent dans le tank et Knausgaard n'est pas en reste.
La première fois que le visage de celui-ci m'a frappé, c'était dans la vitrine d'une librairie à Bois-le duc, en avril dernier, lors d'un grand tour qui nous avait amenés là pour la grande expo consacrée à Jérôme Bosch. Or en même temps que je m'interrogeais sur le contenu des livres de ce type, dont j'ignorais qu'ils avaient été traduits, je vis dans la vitrine, comme en surimpression subliminale mon reflet de sexa un peu voûté, me rappelant la voussure de mon père à la fin de sa vie...
À propos du tueur de masse Anders Behring Breivik, sur lequel un texte de Karl Ove Knausgaard, intitulé L’Inexplicable, a paru dans le deuxième numéro de la revue Courage. Après la dérive esthético-politique de Richard Millet dans son Eloge littéraire d’Andres Breivik, retour à la terrifiante case réel pour y retrouver “l’un d’entre nous”...
Ce dimanche 28 août. – Avons-nous pleuré au soir du 22 juillet 2011, après avoir (plus ou moins) suivi les infos relatives au massacre de masse survenu le matin même sur l’île norvégienne d’Utoya, où 69 jeunes gens tombèrent sous les balles d’Anders Behring Breivik, après que celui-ci eut fait exploser une bombe devant un bâtiment gouvernemental, déjà fatale à 8 civils innocents – Lady L. et moi avons-nous alors réellement pleuré ?
Je ne me le rappelle pas bien, mais je ne crois pas : nous étions trop loin de l’événement à tous égards, partageant (plus ou moins) l’euphorie de ce qu’on appelait encore la « révolution de jasmin », quelque part entre Tunis, Moknine et Sidi Bou Saïd où nous nous trouvions en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, des ses proches et de ses amis.
Karl Ove Knausgaard, lui, a pleuré. Il en témoigne dans un texte paru dans le New Yorker en mai 2015, repris récemment dans la revue Courage de Charles Dantzig, dont le sommaire général est consacré aux Salauds : « Comme beaucoup de Norvégiens, écrit Knausgaard, j’ai pleuré quand j’ai appris ce qui s’était passé et pendant les jours qui ont suivi. Cet événement transperçait toutes nos défenses, car les morts que nous voyions d’habitude dans les médias se produisaient toujours ailleurs, dans des villes et des pays étrangers, alors que celui-ci s’était produit dans notre monde à nous, dans un cadre bien connu et si familier que nous ne l’avons pas vu venir. C’était arrivé chez nous ».
Anders Breivik n’est-il qu’un salaud parmi d’autres ? Est-ce un psychotique, comme une première expertise psychiatrique l’a prétendu, ou était-il en pleine possession de ses moyens psychiques, ainsi que l’a établi une contre-expertise. Son acte est-il celui d’un héros de la chrétienté se sacrifiant pour nous protéger de l’invasion des musulmans, comme il s’est présenté lui-même, ou bien est-il comparable à ceux de Unabomber (alias Theodror Kaczinyki), extrémiste écolo coupable de 16 attentats entre 1978 et 1995), ou de Timothy Mc Veigh, ce vétéran de l’armée américaine qui fit exploser un camion bourré d’explosif au centre-ville d’Oklahoma City, provoquant la mort de 138 personnes ?
Un écrivain de la meilleure souche française pure et dure, en la personne de Richard Millet, dans son très provocateur (et très discutable) Eloge littéraire d’Anders Breivik, a cru voir en ce héraut d’une Europe menacée par l’islam à la fois un produit de la décadence occidentale et un « artiste » poussant le Mal à sa perfection formelle.
Or Millet affirme avoir trouvé de justes arguments dans les 1500 pages du manifeste de Breivik diffusé sur Internet où il expliquait le sens de son combat, de même qu’on pourrait trouver des idées défendables dans les 119 pages de Richard Millet, dont la fascination pour la « perfection formelle » du massacre d’Utoya reste cependant obscène, relevant, selon Charles Dantzig, de la « posture de puceau lyrique qui dure chez certains passée la puberté ».
Pour ma part, je n’ai pas lu les 1500 pages d’auto-justification de Breivik (et je pense d’ailleurs que Millet non plus), mais je rangerais plutôt ce « puceau lyrique » de Richard Millet dans la catégorie évoquée par le roman de l’écrivain russe Iouri Olécha, intitulé L’envie et détaillant la trouble attirance de nombreux littérateurs pour l’homme d’action et la brute sans états d’âme. Des communistes Paul Eluard et Louis Aragon à Jean-Paul Sartre, ou, à la droite plus ou moins extrême, de Drieu La Rochelle à Lucien Rebatet ou Céline ; enfin, plus récemment, de Maurice Dantec et Renaud Camus à Richard Millet lui-même, les exemples de dérives ou de délires idéologiques se recrutent parmi les meilleurs écrivains.
Karl Ove Knausgaard brasse très loin de ces eaux troubles. En un peu moins d’une vingtaine de pages, en écrivain sensible au regard de l’autre, il décrit un homme intérieurement détruit par la frustration et désormais incapable de voir l’humanité dans le regard de l’autre, tirant à bout portant dans la bouche d’une jeune fille regardée les yeux dans les yeux, puis se plaignant à la police d’un éraflure de 5 millimètres occasionnée (explique-t-il tranquillement aux policiers) par l’éclat osseux d’un crâne fracassé par son arme.
En relisant le texte de Richard Millet, j’ai été frappé par l’extraordinaire déréalisation des faits qu’il rapporte, se posant en grand juge juché sur sa colonne de stylite styliste, et que je ferraille sur les sociaux-nordiques pourris, et que je défouraille sur les journaleux moisis du Nouvel Obs & CO. Or cette déréalisation du grand esthète concluant par ailleurs à la nullité de la création littéraire française (à part lui, s’entend) ressemble en somme à la virtualisation croissante de l’univers d’Anders Behring Breivik, jeune homme plus ou moins abandonné voire maltraité par ses père et mère (comme de nombreux jeunes gens qui ne tuent pas pour autant à ce qu’on sache), qui aura de plus en plus souffert de n’être pas vu, jouissant en revanche d’être déshabillé par les flics et de pouvoir prendre devant eux, en slip, la pose imitée des bodybuilders…
Contrairement à Richard Millet, Knausgaard ne prend pas au sérieux les motivations « politiques » de Breivik, pas plus évidemment qu’il n’y voit un « artiste ». « Le monde est plein de gens aux tendances narcissiques – j’en suis un bon exemple – et il est plein de gens dépourvus d’empathie envers autrui. Et le monde est plein, aussi, de gens qui partagent les opinions politiques extrémistes de Breivik, sans pour autant y voir une raison d’assassiner des enfants et des jeunes gens. L’enfance de Breivik n’explique rien, son caractère n’explique rien, ses opinions politiques n’expliquent rien », écrit Knausgaard.
Le monde actuel, de la guerre dans les Balkans au Rwanda, ou de Tchétchénie en Syrie, a vu se développer une culture de la guerre et du meurtre qui, dans un petit pays plutôt harmonieux et prospère comme la Norvège (et ce serait pareil en Suisse) paraît impensable, mais a bel et bien vu le jour dans les ruines intérieures d’Anders Breivik. Sur fond de Norvège fonctionnant comme le meilleur des mondes, « toutes les normes et les règles ont été abolies en lui, une culture de la guerre a vu le jour en lui, et il était absolument indifférent envers la vie d’autrui et absolument brutal ». Mais alors, comment cela s’est-il fait ?
Comment Breivik s’est il transformé en machine à t uer ? À cette question, Karl Ove Knausgaard répond en écrivain, avec la porosité sensible et l’imagination flottante de celui qui essaie de comprendre sans juger, non pas de justifier mais de regarder la réalité en face.
« Les forces les plus puissantes qui soient chez l’être humain sont celle de la rencontre entre le visage et le regard. Là seulement nous existons l’un pour l’autre. C’est dans le regard d’autrui que nous existons et c’est dans notre propre regard que les autres existent. C’est aussi là que nous pouvons être détruits. Ne pas être vu est dévastateur, ne pas voir l’être aussi. »
On sait que, dans les combats rapprochés, les combattants des armées ordinaires sont exercés à ne plus voir en face d’eux des visages d’hommes, sur lesquels ils refuseraient de tirer, mais des cibles. Or Breivik a tué de face et de près des jeunes gens qui le regardaient et dont il ne voyait pas le regard, mais comment en est-il arrivé là ? Comment en est-il arrivé à ne plus voir de ses semblables que des images-cibles ?
Knausgaard rappelle alors la plongée de Breivik dans l’univers virtuel des jeux vidéo, qu’il continue d’ailleurs de pratiquer aujourd’hui dans sa prison avec sa Playstation 3 enfin obtenue sur réclamation – l’Etat suédois ne lui ayant accordé jusque-là que la Playstation 2…
« Breivik n’a pas été vu, cela l’a détruit. Il a alors baissé les yeux, a dissimulé son regard et son visage, détruisant ainsi l’autre à l’intérieur de lui. Cinq ans avant le massacre, il s’est isolé dans une chambre de l’appartement de sa mère ; il ne voyait pour ainsi dire personne, refusait toute visite, ne sortait quasiment pas et jouait seulement aux jeux vidéo, surtout à World of warcraft, pendant des heures, des jours, des semaines, des mois. À un certain moment, ce monde imaginaire a fini par devenir la réalité, non pas parce qu’il a fait une crise psychotique, mais parce qu’il a trouvé des modèles de la réalité qui étaient aussi simples et maniables que ceux du jeu, et ainsi, poussé par la puissance de ses rêves, et surtout par ce qu’ils lui permettaient d’être – un chevalier, un commandant, un héros -, il a pris la décision de leur donner vie. Il n’avait été personne – autant dire, mort – et soudain il se dressait de l’autre côté, il n’était plus « personne », car en accomplissant l’inconcevable qui désormais était concevable, il allait devenir quelqu’un ».
Karl Ove Knausgaard n’aime pas parler de Breivik. Il l’a fait pourtant à plusieurs reprises et il cite à plusieurs reprises le livre d’une de ses amies, Åsne Seierstad, intitulé L’un d’entre nous et détaillant la tragédie d’Utoya sans pathos et sans « littérature », afin d’en restituer la réalité.
« Encore une fois, commente Knausgaard, ce fameux jour redevient quelque chose de concret, pas un phénomène, pas une affaire, pas un argument dans une discussion politique, mais un corps mort penché sur un rocher au bord de l’eau. Et de nouveau, je pleure ».
« For den kroppen har et navn, det var en ung gutt, han het Simon. Han hadde to foreldre og en lillebror. De kommer til å sørge ham resten av livet ».
« Car ce corps a un nom, c’était un jeune garçon, il s’appelait Simon. Il avait deux parents et un petit frère. Ils porteront son deuil le restant de leur vie »...
Anders Breivik, L’inexplicable, traduit du norvégien par Hélène Hervieu. In Courage, No 2. Grasset, 2016.
Richard Millet, Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
Iouri Olécha. L’envie. L’Âge d’Homme.
À propos de nos premiers morts et de la vie qui continue. Ce qu’évoque précisément La Mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, qui renvoie chaque lecteur à lui-même. Entre autres réflexions sur la “déréalisation du monde”, l’art contemporain et le bruit des tondeuses à gazon.
Lorsqu'on demandait l'heure à la grande voyageuse Ella Maillart, elle répondait "il est maintenant", et maintenant je constate sur l’écran de mon i-phone qu'il est 8h. 47 ce samedi matin 27 août 2016, heure à laquelle je suis né à la maternité de Lausanne, (en Suisse romande, au bord du lac Léman) le 14 juin 1947, le médecin de service amateur de vaudeville annonçant à ma mère qu'arriver avec Le train de 8h. 47, titre d'une pièce de Courteline, augurait peut- être de quelque chose, sans préciser quoi.
Notre mère est morte en août 2002 au CHUV de Lausanne, par une touffeur comparable à celle de ces derniers jours même au vallon de Villard (altitude 1111m.), et j'ai évoqué ses dernières semaines d'inconscience, après un accident cérébral survenu une fin de matinée deux semaines plus tôt dans sa cuisine alors que je me trouvais à Montagnola dans les jardins paradisiaques de la Casa Hermann Hesse, dans un texte intitulé La mort n'existe pas, constituant la litanie finale d'un livre de 438 pages intitulé Les Passions partagées et paru en 2004 chez Bernard Campiche éditeur.
Dire que la mort n'existe pas semble un paradoxe, et pourtant il y là une vérité que j'ai reconnue en lisant les derniers mots d'une grande épopée romanesque serbe intitulée Migrations et que mon ami Dimitri appelait le plus beau roman du monde, à savoir: "Les migrations existent. La mort n'existe pas".
Je dirais plus précisément à l'instant (mon i-phone indique 9h.14) que la mort n'existe qu'aux yeux de la vie humaine, sans préjuger de ce que ressentira notre chien Snoopy devant mon cadavre si je défunte avant lui comme c’est fort probable...
Karl Ove Knausgaard a vu son premier mort à l'été 1998, alors qu'il allait sur ses trente ans, le cadavre étant celui de son père. Tandis qu'il se trouvait là avec son frère Yngve, le bruit d'une tondeuse à gazon, à côté de la chapelle où reposait le défunt, lui fit craindre un instant que celui-ci ne se réveille, sous le regard vaguement narquois de son frère aîné. Et lui de noter une quinzaine d'années plus tard: "Ce fut un instant horrible: Mais lorsqu’il fut passé et que malgré tout le bruit et les émotions mon père demeura immobile, je compris qu’il n’existait pas, Le sentiment de liberté qui m’envahit alors fut aussi difficile à maîtriser que les vagues de tristesse l’avaient été et il trouva la même échappatoire: un sanglot totalement indépendant de ma volonté”.
Or je me rappelle que le même type de sanglot, irrépressible, m'a secoué au volant de notre voiture quand ma nièce (et filleule) Virginie m'a annoncé, sur mon portable, que mon frère venait de mourir, et c'était en 1997, alors qu'il n'était âgé que de 55 ans.
La première fois que j'ai vu mon père nu, c'était aux douches du tennis jouxtant l'ancien cimetière de la Sallaz, et la dernière fut après sa mort survenue le 8 mars 1983 dans notre maison natale des hauts de Lausanne, au terme d'une inoubliable journée passée en famille autour du mourant, notamment marquée par une énorme platée de spaghettis au début de l'après-midi, après la dernière entrevue de notre père et de notre première petite fille âgée de 6 mois - tout cela que j’ai détaillé au fil d’une autre litanie intitulée Tous les jours mourir, dans le recueil de récits autobiographiques de Par les temps qui courent, paru en 1994.
Je note ces détails ce matin d'une parfaite limpidité (nous avons la chance de ne pas avoir de parents ou d'enfants sous les décombres de tel village d'Ombrie ou de telle ville de Syrie) en me rappelant les pages de La mort d'un père consacrées à ce que je viens d'évoquer, où Karl Ove Knausgaard parle aussi de son rapport avec un monde dans lequel on taxe d'irréalité ce qui est précisément le plus réel, et de réel ce qui relève du fantasme.
À cet égard, sa réflexion sur la "déréalisation" du monde actuel, où la fascination pour les jeux de rôles virtuels peut produire un monstre froid à la Anders Breivik, ou tout ce qu'il écrit de très senti sur son rapport personnel à la peinture (notamment sur l'invasion de la composante humaine dans l'œuvre de Munch) me touche d'autant plus que c'est modulé très naturellement sans une once de pédantisme, avec une espèce de candeur sincère qui explique sans doute que cet ecrivain ait touché tant de lecteurs tout en révulsant une certaine critique académique française snob et guindée incapable d'admettre que de la littérature puisse surgir de partout et à tout moment, même en Norvège et sous la plume d'un mec à dégaine de mauvais garçon de série nordique genre Killing ou The Bridge, pour autant que le défi du TOUT DIRE, même inatteignable, soit lesté de sens et d'émotion...
À propos de l'attention portée par l’écrivain aux fringues et à ce que ça dit implicitement ou en clair, de Marcel Proust (mort en 1924) à Karl Ove Knausgaard (né en 1968), avec deux exemples tirés de Du côté de chez Swann et de La mort d’un père...
Tout le monde sait l'attention extrême portée par Marcel Proust (écrivain français marquant le tournant d'un siècle encore très habillé) aux tournures vestimentaires de ses personnages, surtout féminins, et de ce qu’il advient de l’habillement dans la génération des fils décravatés au début des années 1960…
Chacune et chacun se rappelle ainsi la rencontre inopinée de Swann et de la femme du docteur Cottard (l'imbécile fameux qui prescrit la cure de lait à la grand-mère du Narrateur) dans l'autobus, où la dame donne des nouvelles à Swann du petit clan des Verdurin dont il s'est fait jeter.
Plus de détails sur la tournure de Madame Cottard à son apparition dans l’omnibus : «Un jour (…), Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’était trouvé en face de Mme Cottard (…) en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blanc nettoyés ».
Ensuite, après une discussion rassérénante pour Swann, où la brave dame lui a juré qu’on avait dit du bien de lui dans le petit clan alors qu’il pensait le contraire, ces autres détails sur la tournure et les insignes de Mme Cottard au moment où elle quitte l’omnibus pour enfiler la rue Bonaparte « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon »…
Un siècle plus tard, dans une culture vestimentaire uniformisée et mondialisée, on voit mal un écrivain norvégien s'attarder à ce genre de description, et pourtant une page de La mort d'un père est intéressante, qui marque le sursaut de réprobation du fils ado devant le changement soudain de vêtements de son père prof, quadra jusque-là plutôt classique dans son habillement, et qui se la joue tout à coup « djeune » dans une chemise genre hippie chic. Le détail serait anodin s'il ne s'insérait dans l'évolution des relations père-fils qu'on sent plombées par le non-dit (rejet du père, inquiétude du fils, tactique d’évitement croissante entre l’un et l’autre) durant les 2oo premières pages de La mort d'un père, lequel père annonce soudain son intention de divorcer à son fils.
Ce qui donne à la page 225 de l’édition en poche Folio de La mort d’un père que m’a offerte France Rossier, libraire à La Fontaine de Vevey (altitude 383 m., 17.656 habitants en 2008), cette appréciation sévère de Karl Ove à l’égard de son paternel : « Il y avait quelque chose de dégradant dans les vêtements que papa portait ce soir-là. Cette espèce de tunique blanche, ou chemise, peu importe. Aussi loin que je me souvenais, il avait toujours porté des vêtements simples, corrects, assez conventionnels(…). Et le jeune amateur de rock pacifiste, gauchiste à sa façon, d’ajouter à propos de son père « plutôt le genre professeur, certifié traditionnel, sans être vieillot, que le baba cool moderne », ces remarques découlant pour lui d’une question de valeurs : « En arborant soudain des camisoles folkloriques brodées, des chemises à ruches, que je lui avais vu porter au début de l’été, et de chaussures à cuir informes, une énorme contradiction apparaissait entre celui qu’il était et celui qu’il voulait paraître »…
À propos de l'appellation "Proust norvégien" accolée au nom de Knausgaard, entre autres formules publicitaires ou médiatiques du même acabit...
Lorsque la libraire France Rossier m'a offert l'autre jour La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, elle m'a parlé, non sans clin d'œil dubitatif, d'un "Proust norvégien", expression dont, après avoir lu 350 pages de ce récit-roman autobiographique, tout en continuant de (re)lire À l'ombre des jeunes quilles en pleurs, je suis en mesure de mieux apprécier la très partielle justification, aussi défendable (ou indéfendable ?) que l'expression "Tchékhov américain" appliquée successivement à Raymond Carver, John Cheever ou Alice Munro...
Dans un monde où la critique devient de plus en plus le relais de la publicité, il n'est cependant pas plus choquant de qualifier la monumentale entreprise autobiographique du quadra norvégien de "proustienne" que de voir le regretté Fabrizio De André qualifié de "Brassens italien" ou de situer je ne sais quel nouvel "auteur culte" entre Joyce et Kafka.
Lorsque Knausgaard a publié le premier volume de son cycle autobiographique, il pensait ne pas dépasser les 1000 exemplaires, s'agissant d'un genre littéraire moins "porteur" que celui du thriller nordique. Or le succès désormais international des livres de Knausgaard relève du phénomène faisant bel et bien de lui un "auteur culte" tantôt adulé et tantôt conspué pour des raisons qui ont peu de rapport avec le contenu de ses livres, lesquels ont effectivement quelque chose de parent avec la recherche proustienne, comme les chansons poétiques et engagées de Fabrizio De André ont quelque chose de commun avec celles de Brassens, de Brel ou de Léo Ferré.
Comparaison n'est pas raison dit la sagesse des nations, mais comparer aide parfois à mieux saisir les différences et les particularités de tel ou tel objet littéraire ou ménager - pour qui aurait l'idée d'affirmer que Conforama est l'Ikea français en plus toc.
Dans une scéne de La mort d'un père, l'écrivain norvégien, peinant à trouver le sommeil à côté de sa femme Linda enceinte jusqu'aux yeux, accoudé à une fenêtre de leur appart' de Stockholm donnant sur la rue, observe une descente de flics dans une boutique voisine de vidéo-porno dont ressort bientôt, menotté, un type dont les pantalons sont restés sur ses chevilles. Cette observation peut-elle être rapprochée de la scène hyper-fameuse du Narrateur de la Recherche découvrant par un œilleton, dans le bordel homo de Jupien, les fesses nues de Charlus flagellées par un mauvais garçon ? Chacune et chacun répondra "sur pièces" en son âme et conscience, comme on dit, de même qu'on pourra (ou non) trouver proustienne la contemplation des nuages de Constable par Knausgaard, dans un livre qu'il y a là, juste après ses observation relatives aux branleurs du club vidéo-porno.
La sensibilité affective extrême de Karl Ove Knaussgaard suffit-elle à en faire un "Proust norvégien" ? Oui à condition de dire que la sensibilité extrême de l'enfant Kafka en fait un "Knausgaard pragois", et même si cela vexe la Française et le Français moyen en lesquels sommeillent à la fois une concierge, un critique littéraire et un prof de lettres ou un blogueur rêvant de l’Académie française comme Pierre Assouline en sa République des livres qui nous expliquait, en 2014 déjà, pourquoi il ne voyait en Knausgaard, sur la foi d'une photo de magazine, qu’un Brad Pitt du laptop, etc.
Pour tout dire (4)
À propos de la modulation des sensations premières et des premiers sentiments amoureux de l'enfant et de l'adolescent en milieu pseudo-libéré. Ce qui a changé de Proust à Knausgaard, hypersensitifs comparables, et ce qui perdure...
Le TOUT DIRE en matière d'intimité, en cette époque d'exhibition exponentielle, licite et consommable à grande échelle, commercialisable et donc industrialisée, est paradoxalement plus délicat, voire difficile, pour un écrivain d'aujourd'hui, et notamment pour ce qui touche aux sensations et aux sentiments réels éprouvés par un enfant ou un adolescent confronté à l'éveil de la sensualité ou à une première passion, au premier sperme ou au premier sang. Je note ce qui précède en marge des pages de La mort d'un père consacrées au premier sperme, dont il remarque l’odeur de mer, et au premier délire amoureux du jeune Karl Ove, suscité par une certaine Hanne, officiellement petite amie d'un autre gars de leur âge, par conséquent plus ou moins inatteignable, mais dont l'intensité folle, plus fantasmatique que réellement incarnée, rappelle les sentiments non moins extrêmes éprouvés par le Narrateur de la Recherche à l'égard de la petite Gilberte Swann qui le chambre, le snobe, l'attire et le repousse comme il le fait lui-même pour attiser et désamorcer puis relancer sa jalousie, etc.
La jalousie est le motif central de la folie amoureuse qui fait l'objet de centaines de pages de la Recherche du temps perdu. Qui n'a pas été une grande jalouse ou un grand jaloux peut-il se sentir concerné par les extravagantes souffrances ressenties successivement par Swann, lors de la maladie d'amour qu'il vit avec sa maîtresse Odette de Crécy, et par Marcel lui-même à l'égard de Gilberte et bien plus encore du vivant d'Albertine ?
En vérité, la jalousie est une plaie de la passion qu'on gratte avec volupté, c’est une donnée humaine et rien de ce qui est humain ne devrait m’être étranger, de sorte que moi qui n’a jamais été un grand jaloux me suis bel et bien surpris à m’intéresser à ces tribulations tordues de la passion amoureuse, dont la fameuse dernière phrase de la partie intitulée Un amour de Swann dit assez la vérité paradoxale : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ».
Avec La mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, on change de siècle, de société et de culture, mais l’auteur exprime sa première exaltation amoureuse, aussi débridée que l’arrivée subite du printemps en Norvège, avec un enthousiasme candide propre à toutes les générations depuis qu’Adam, ou Roméo, ont « grave kiffé » Eve ou Juliette; et la première jalousie se pointe avec cette première passion.
On sait que le snobisme social, lié aux strates des derniers feux de l’aristocratie française, caractérise la Recherche proustienne, jusqu’au Temps retrouvé où il vole en éclats, de même que les notions de classe se sont diluées dans la social-démocratie nordique des années 70-80. Mais l’observation de la société reste légitime pour l’auteur norvégien se rappelant ses flottements entre petites « tribus juvéniles », autant que pour le Narrateur proustien comparant les particularités propres aux bourgeois (ses parents ou les Verdurin) et celles des grandes familles titrées de France ou d’Europe.
Ce qui apparente en outre les deux auteurs, c’est leur extrême sensibilité affective, qui donne à leur entourage proche (pères et mères, oncles et grands-parents) autant de relief, comme vu sous une loupe, qu’aux milieux qu’ils fréquentent, aux castes et aux clans.
Du point de vue formel, et sans qu’il y ait de filiation directe ou de mimétisme imitatif chez Knausgaard, il est également passionnant de voir comment l’autobiographie « frontale » de celui-ci devient, dans l’alternance du récit diachronique et de remarquables digressions sur toute sorte de sujets, avec des parties dialoguées tenant quasiment du théâtre, un véritable roman déployé dans le temps (dont les trois volumes traduits en français comptent plus de 1700 pages) et dont tous les personnages ont gardé leur nom réel alors que les personnages de Proust tirent leur substance de deux ou trois modèles voire plus.
Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune transposition dans la représentation de la réalité à quoi s’affaire Knausgaard ? Evidemment pas, pas plus qu’un journal intime quotidien (du genre de celui d’Amiel) ne se borne à la platitude d’un copié/collé quotidien.
Comme il en va du formidable diariste genevois, dont seuls les sots ou ceux qui ne l’ont pas lu réduisent l’immense journal (16.000 pages quand même !) à une activité masturbatoire, Knausgaard n’en finit pas de procéder à des choix significatifs dans sa remémoration et de nous toucher par son ton, sa voix, son regard, ses variations d’éclairage et son humour singulier.
À la première personne du singulier, en son nom propre, Karl Ove Knausgaard, ne parlant que de lui et des siens, nous renvoie à nous et aux nôtres avec un pouvoir déclencheur, du point de vue de nos propres remémorations, sans pareil. Or je n’en suis qu’à la moitié de La mort d’un père, qui compte 538 pages dans l’édition de poche que m’a offerte la libraire France Rossier, auprès de laquelle je me suis procuré ce matin même (nous sommes le mercredi 23 août et il fait superbeau en région lémanique) les volumes suivants intitulé Un homme amoureux (727 pages en Folio) et Jeune homme (581 pages dans la première édition Denoël).
À préciser que l’ensemble est regroupé sous le titre provocateur (et naturellement controversé) de Mon combat, qui se traduit en allemand par Mein Kampf et en lequel je ne subodore pour l’instant qu’une façon de se moquer des bien-pensants et de rompre avec les conventions hypocrites puisque, aussi bien, le jeune Karl Ove, qualifié un peu hasardeusement d’ anarchiste par son amie Hanne qu’il emmène dans un réunion politique de jeunes travaillistes, où ils s’ennuient autant l'un que l’autre, se démarque à la fois de son père de la gauche-comme-il-faut de l’époque et de toutes les formes de violence, persuadé que les ennemis s’appelaient capitalisme et puissance de l’argent mais méprisant les lunettes rondes et les pantalons de velours et pull-overs tricotés des intellectuels du bon bord – « en d’autres termes, j’étais pour la profondeur et contre le superficiel, pour le bien et contre le mal, pour la douceur et contre la dureté, avec le Journal du voleur de Genet dans une poche et deux tickets de cinéma pour aller voir 37°, 2 le matin avec Hanne, et voici le résultat: « Le film commença. Un couple baisait. Oh non ! Non, non. Non ! Je n’osais pas la regarder mais je me doutais que c’était la même chose pour elle, qu’elle n’osait pas me regarder. Elle tenait fermement les accoudoirs en attendant que la scène se termine. Mais ça n’en finissait pas. Ils n’arrêtaient pas de baiser sur l’écran. Merde alors ! Merde, merde, merde »,…
Pour tout dire (3)
À propos du roman familial, de ses détracteurs et de ses rebonds éclatés dans la nouvelle société des temps qui courent. Comment La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard aborde la question par le truchement d'une vraie-fausse autobiographie, entre trivialité et féerie.
Où étions-nous durant la nuit de Saint-sylvestre marquant la fin de l'année 1984 et le premier jour de 1985 ? C'est là question que nous pourrions nous poser en lisant l'évocation féerique de cette nuit vers les pages 155 et suivantes de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, qui m'a fait penser à certaines scènes de réjouissance collective de Fellini, par exemple au tout début d'Amarcord ou à l'apparition magique du paquebot...
J'ai forcément noté, dans mes carnets, ce que nous avons fait cette nuit-là, mais ce que je retiens de l'évocation de Knausgaard se rapporte essentiellement à la féerie de cette célébration nocturne et à l'attention portée par l'écrivain à l'univers, même éclaté (surtout éclaté) des familles; en outre, le seul chiffre de 1985 signifie à mes yeux la naissance de notre second enfant et la mort en montagne, trois mois auparavant, de mon ami Reynald.
Les écrivains qui attaquent le roman familial (dont un Philippe Sollers) ou le réalisme prétendument « populiste » (un Charles Dantzig) me font sourire, me rappelant un Alexandre Zinoviev fustigeant l’idéologie soviétique avec une furia d’idéologue soviétique, ou tous ceux qui brocardent le nombrilisme des autres avant de tout ramener à eux. Knausgaard n'écrit pas un roman familial : il écrit la vie.
À un moment donné de sa vie (il a 16 ans en 1984), il se documentait à fond sur les groupes de rock de l'époque, initié par son grand frère Yngve, tâchait de reproduire les accords de tel ou tel morceau sur sa guitare et se demandait comment attirer l'attention d'une certaine fille, peut-être présente à l'une des fêtes de cette nuit-la.
Se rappelant la maison familiale, il décrit le sentiment d’étrangeté, voire d’hostilité, des murs et de objets à son égard, qu’il éprouvait quand il était seul en ladite maison, alors que tout redevenait accueillant quand l’un ou l’autre des membres de sa famille y pénétrait. Or tout cela nous ramène forcément à nous, par ressemblance ou par dissemblance.
Il est clair, à mes yeux, que la meilleure littérature me ramène à moi, mais ce moi est propre à tous. L'on voit ces jours un collectif de jeunes écrivains romands, attroupés sous le sigle de l’AJAR, s'en prendre au moi sempiternel de l'auteur « classique » pour lui opposer leur travail de groupe tellement plus convivial et libéré du nombrilisme, n’est-ce pas. Or cette niaiserie « jeuniste » à peut-être du bon momentanément, comme tout exercice sportif ou artisanal, classe de violon ou atelier d’écriture à Missoula. Mais ensuite ? Qui fait les vrais livres ? Qui d’autres que des cinglés solitaires, des âmes sensibles perdues sur un atoll au milieu de la foule, un Bouvier ou un Cendrars et pas un collectif de groupies de Bouvier ou de Cendrars, etc.
Une chose est de construire une bonne série télévisée, genre Six Feet under, et ça peut se faire en collectif de pros de haut niveau, mais autre chose est d’écrire la première page de La mort d’un père, où se trouve décrit le mécanisme inéluctable de la mort d’un corps humain au milieu des objets qui l’entourent, globalement indifférents au phénomène, ou le début du Voyage au bout de la nuit ou la scène de la mort du prince André dans La guerre et la paix, etc.
« La littérature me semble ce qui fait essayer de sortir de soi pour parler de tous », écrit fort justement Charles Dantzig dans Les écrivains et leur mondes, paru récemment dans la collection Bouquins et constituant un exceptionnel creuset de jugements (et parfois de préjugés) sur la littérature précisément, avec le défaut ( ?) de tous les écrits personnels de privilégier les goûts personnels de l’auteur. Mais tout ça peut changer, comme ont changé les goûts du jeune Karl Ove en matière de rock ou de cinéma, de sa seizième année à sa toplist de ce matin…
Or ce matin je lisais ceci, à la page 170 de l’édition en poche Folio de La Mort d’un père que m’a offerte la librairie France Rossier, à propos de la nuit de la saint-Sylvestre 1984 en cette contrée urbanisée de la côte sud de la Norvège : « Perché sur une hauteur avec une vue imprenable sur toute la baie, le carrefour était un lieu naturel de rassemblement. Il y régnait un chaos complet car une masse compacte de gens, la plupart ivres, voulaient lancer des feux d’artifice. Ca crépitait et explosait partout, l’odeur de poudre prenait à la gorge, les bancs de fumée dérivaient et sous les nuages bas les feux éclataient les uns après les autres en une multitude d’étoiles bariolées. Le ciel vibrait de lumières et de bruit, il aurait pu se fendre à tout instant ».
Pour tout dire (2)
À propos de ce qui est dicible, ou non, dans une autobiographie conservant les noms des protagonistes. Sur la démarche radicale de Karl Ove Knausgaard et ses éventuels dégâts collatéraux...
Si j'étais Knausgaard, je n'hésiterais pas à écrire une page de mon autobiographie à moi sur la gêne que j'éprouvais en bandant dans ma culotte courte de petit collégien, coincé entre mes sœurs à l'arrière de la première Volkswagen de notre père, donc vers mes dix ans, certains dimanches après-midi où l'on ne pouvait échapper à la promenade familiale, mais je ne suis pas Knausgaard qui, lui, n'hésite pas à décrire ses érections d'ado inquiet de se voir la queue « un peu tordue et de travers comme une horrible souche de la forêt », et plus tard la situation grotesque dans laquelle il s’est trouvé de ce fait lors d’une première semi-baise mal barrée .
Si je ne suis pas Knausgsard, je ne reconnais pas moins, dans le parti pris de son TOUT DIRE - dont la composante physiologique ou mécanique de la sexualité n'est qu'un détail infime dans le magma de la réalité qu’il brasse -, une exigence d'honnêteté qui nous le rend immédiatement très proche, et cela s'avère à tous égards, qu'il parle de l'évolution de ses relations ambivalentes avec son père, de son irrépressible besoin d’écrire, de sa première guitare de rocker raté ou de sa deuxième cuite et du « quelque chose d’inépuisable » que l’alcool lui a fait entrevoir alors.
La façon dont Knausgaard parle, la quarantaine passée, du premier regard porté sur les jeunes filles en fleurs de son adolescence, m’a aussitôt projeté quarante ans en arrière, comme la première apparition de son père, en train de jardiner, m’a rappelé le nôtre retournant un carreau de terre pour y trouver tantôt un tibia et tantôt un crâne – la terre de notre jardin provenant de l’excavation de l’ancien cimetière de la Sallaz sur les hauts de Lausanne…
De la même façon, son évocation des jeunes filles en fleurs mâcheuses de chewing-gum, dans sa Norvège des années 80, m’a rappelé les filles de notre quartier et, plus précisément, l’homonyme de France Rossier, notre voisine coiffeuse dont je ne préciserai pas le prénom vu qu'elle vit encore (dixit ma sœur aînée), et qui, peu après mon bac, m'a saoulé pour que je la saute un soir de vacances d'été où tout était tranquille dans le quartier…
Le génie de Proust, je le conçois chaque jour un peu mieux, se manifeste (notamment) par l'imagination dont il fait preuve dans les mises en rapport des innombrables situations concrètes ou fantasmées de ce qu'il appelle les intermittences du coeur. La librairie France Rossier se demandait si j'allais trouver du Proust chez Knausgsaard ou réagir comme ces critiques français s'offusquant (à la télé ou à la radio) de ce qu'on pût comparer le Norvégien au cher Marcel ? Il est vrai que le vécu de celui-ci n'a rien à voir avec celui de Knausgaard, et que l’écriture de ce dernier n’a pas la grâce artiste de la phrase proustienne, mais l'attention au plus-que réel des deux écrivains les apparente autant que leur façon tâtonnante de se raconter.
Ainsi les situations les plus quotidiennes, voire les plus banales, dans le milieu très classe moyenne nordique de Knausgaard, relèvent-elle d'une porosité et d'une plasticité quasi hyperréaliste, qui n’ont rien à voir avec le beau monde du faubourg Saint Germain et qui n’en sont pas moins proches de certaines observations proustiennes, tant par la précision que par l'humour sous jacent lié aussi au décalage du temps de la vie vécue et de sa transposition littéraire…
Peinture: Stéphane Zaech.
À propos de la (folle) démarche autobiographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. De l’absolu inatteignable du TOUT DIRE, avec ses modulations décentes ou scandaleuses, dans la filiation de Proust. En lisant La mort d’un père, premier volet d'une trilogie comptant actuellement plus de 1700 pages...
À La Désirade, ce samedi 20 août 2016. – Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur.
Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...
Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généraliseée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.
C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à l’une de mes libraires préférées, du nom de France Rossier, à la librairie La Fontaine de Vevey (on parque sur la Grand’Place et c’est à droite au début de le rue du Lac très prisée ces jours par les touristes de partout), à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et cinq ou sept autres livres de la pile de cinq ou sept cents qui attendent.
Du moins lui ai-je acheté, par curiosité, le roman écrit à dix-huits mains par les kids de l’AJAR, sous le beau titre de Vivre près des tilleuls ; le dernier recueil de textes d’Erri De Luca intitulé Le plus et le moins, deux récits de l’écrivain-voyageur Richard Kapuscinski (Il n’y aura pas de paradis et Le Christ à la carabine) et un roman islandais que m’a recommandé un vieil ami de Facebook, le tout jeune Maveric (moins de 20 ans), D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, signé Jón Kalman Stefánnson.
Or au moment où j’allais payer cette (bonne) pioche, France Rossier me dit « attendez voir ! », et la voici se diriger vers le rayon des poches d’où elle revient avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois.
Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, attablé devant une Suze sur la terrasse du café du Signal (à gauche en montant la route qui conduit au Vallon de Villard par les Bains de l’Alliaz, dont le patron est top sympa), je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrandt), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’une enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…