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Livre - Page 36

  • Platonov et le saint Anonyme

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    À propos de La Fouille.     

     

    "Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d'existence. Son bulletin de licenciement précisait qu'il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail".

    Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu'on pourrait situer entre la transparence  et l'efficacité narrative de la Légende dorée ou d'un rapport administratif. Et ce n'est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d'hagiographie du Saint Anonyme -, d'un obscur vagabond, clochard céleste qu'on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l'âme a été peu à peu étouffée par les directives de l'idéologie présidant à l'établissement d'un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d'être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l'herbe pousse avec une bonne volonté d'essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l'édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l'ironie sous-jacente propre à Platonov.

    Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n'est pas un "dissident" comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d'une forme très singulière, et spécifiquement russe, d'humour philosophique, voire métaphysique.

    Cela dit, La Fouille n'est pas un livre drôle du tout. Si j'ai parlé d'humour, c'est pour qualifier une attitude devant l'existence faite à la fois d'incrédulité fataliste et de pitié, d'accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

     

    "Comment avons-nous pu en arriver là ?", semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d'autre font écho en s'exclamant crânement: "Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p'tit bonheur !"

     

    Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l'histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l'Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu'on appelle la "révolution industrielle", à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d'acier.

    L'humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée "masse responsable". Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l'homme de Néanderthal, et son langage d'un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.  Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l'abstrait: l'idéologie n'est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue - en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d'emploi du réalisme socialiste jusqu'à l'absurde et vous aurez l'art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.  

     L'envers du Slogan    

     

    Platonov02.jpgLa grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici  que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."

    Aujourd'hui, l'on creuse la fouille qui servira à l'édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l'on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à "La Ligne", après liquidation des koulaks qu'on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu'à l'océan.

     

    Mais aujourd'hui et demain, chez Platonov, c'est tout un. Car le temps semble s'être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s'expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l'Histoire, a pris les traits de l'ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu'il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

     

    Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide. L'Occident n'a pas encore accouché de son Platonov (même s'il y a Beckett, en nettement plus émacié...), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, pas plus  les slogans du Grand Magasin, n'ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

     

    Platonov03.jpgAndrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

     

    (Cet article à paru le 9 novembre 1974 dans les colonnes de La Liberté)

     

  • Ceux qu'inspire la Nébuleuse

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    À mes amis Jean-Daniel Dupuy et Bona Mangangu, arpenteurs certifiés de la Nébuleuse.

     

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui ne s'attend qu'à l'inattendu /Ceux pour qui la vie est un songe et inversement / Celui qui élève le somnambulisme au rang d'art premier / Celle qui rappelle à ses élèves que la nature a inventé l'arbre mais pas l'armoire à balais / Ceux qui scutent sans oeillères la réalité latérale / Celui qui affirme que dans les syndolies du bélophéronte il n'y a qu'oeufs au plats et logique ballante / Celle qui estime qu'au regard de la mort et du cours du Nasdaq le réel et l'irréel s'entrebâillent /  Ceux qui postulent que le postulat postule l'Homme avec ou sans cravate à pois / Celui qui compte sur le lundi pour ressusciter / Celle qu'indigne la glose naturaliste selon laquelle tout a toujours existé et même avant / Ceux qui postulent que leschoses de la vie doivent être traduites de l'autre côté de la vie et par exemple dans un atelier bien chauffé d'au moins 20 m2 / Celui qui n'écrit que pour cas désespérés / Celle qui se fait un point d'honneur de s'impliquer sans s'expliquer jamais / Ceux qui vomissent d'avance les phrases prétendues sensées des gens prétendues sensées / Celui qui estime posément qu'il faut se dérober à la logique apparente sans se perdre dans l'illisible / Celle qui sait qu'il y a quelque part un village saint mais dire où ça elle sait pas Natacha / Ceux qui sourient à la lecture de la poésie voulue fatale / Celui qui songe à une anthologie de l'impossible avéré /Celle qui reconnaît le vrai réaliste à cela qu'il décrit le monde tel qu'il n'est pas / Ceux qui considèrent qu'un monde sans horizon n'est pas un horizon / Celui qui met de l'ordre dans le chaos sans écouter les bonnets noirs /Celle qui récuse la pseudo-réalité de la poésie qui dorlote / Ceux qui ne trouvent de validité poétque qu'à lamain qui les prend à la gorge /Celui qui détient le stéthoscope lui permettant d'identifier les battements de coeur de la vraie nébuleuse cosmicomique /Celle qui rapelle à l'épicière qu'au rayon des denrées coloniales tous les genres littéraires seront admis et le piment fusillant autant que le sucre candi / Ceux qui entendent pallier la terrible perte du Repère par l'usage de la Boussole Sensible Multifonctions / Celui dont la bonté signe la perte salutaire / Celle qui met dans ses romans toute la complicité du monde / Ceux qui font en sorte que chacun atteigne le secret qu'ilpourra/ Celui se spécialise dans l'interprétation ondulatoire et corpusculaire des heures nouvelles / Celle qui voit passer un vol d'infirmières dansle ciel gris propre à lui rendre un peu d'espoir en l'humanité zélée des soignantes ailées / Ceux qui se rappellent le petit bruit de trousseau de clefs et de menue monnaie de l'Apparition angélique à blouse de doctoresse  / Celui qui voit le tramway nommé Désir traverser la marée humaine sans grincer / Celle qui remplit son cercueil de terre pour y planter un peu de blé / Ceux qui se retrouvent piégés dans la boutique de la modiste volubile / Celui qui a constaté que la mode ne tolérait le retour du ruban que tous les sept ans / Celle qui se lave la face dans le bain de lumière et les fesses dans le bain de boue / Ceux qui morts le seront plus que leurs jouets / Celui qui sait qu'un vampire hante la garde-robe de la galaxie / Celle qui rêvant de luxe rêve qu'elle se fait prendre sur le canapé du taxi / Ceux qui dépriment l'humanité en l'éloignant des bancs publics, etc.

     

    Image: Rubato, 2012. Fecit Bona Mangangu. Chute de nébuleuse sur papier de sac de meunier. Technique mixte, 2mx1m. PP. JLK

  • Ceux qui chinent dans l'obsolète

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    Celui qui se rappelle l’origine latine féminine du mot Arbos également survivante en Lusitanie / Celle qui ouvre les bras dès qu’elle se rappelle l’histoire de l’Arbre de Jessé / Ceux qui se flattent d’avoir de la branche alors qu’ils manquent de racines / Celui qui tient du vieux Monod que les grains de son chapelet proviennent de l’azédarach / Celle qui s’accroche au mât de misaine dit aussi arbre de trinquet / Ceux qui pratiquent l’arborescence rêveuse en surfant sur la Toile / Celui qui s’impatiente de trop routiner dans ce bureau de bras-cassés/Celle qui brocarde le cacographe / Ceux qui donnent dans le cataglottisme / Celui qui s’égare en panglossolalies pédantesques / Celle qui trouve la jeunesse jactancieuse / Ceux qui ont le jambage califourchu / Celui qui se colloque dans la sinécure / Celle qui voit rouge dans le cresson bleu / Ceux qui savent le rapport entre castagnette et crotale sans en déduire rien / Celui qui fut fesse-cahier avant de se gourmer / Celle qui se spécialise en débinage misandre/ Ceux qui s’exclament : «Foin du plus beau monde si nous n’en sommes pas ! » / Celui dont la balle passe rasibus la tonsure de l’abbé Crampon / Celle qui taxe de  clampin le tire-laine à viscope de travers / Ceux qui ont une dégaine de crapoussins courts sur pattes et colas / Celui qui prend du recul pour mieux sauter Ludovine / Celle qui ne trouvant point de noble origine au fandango se remet au shimmy / Ceux qui font mâtiner leur chienne de race par excès de snobisms socialisant / Celui qui s’opiniâtre à pignocher / Celle qui rapetasse ses vieilles gloses / Ceux qui se remembrent  force souvenances, etc. 

  • Ch'musss'schaffe !

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    Chroniques de La Désirade (10)

     

    À propos de l’urgence réitérée de (re)créer le monde en période de chaos formaté. Avec les exemples d’Adolf Wölffli, de Louis Soutter et de Robert Walser, génies suisses plus ou moins typiques...


    Lorsqu’on venait un peu trop l’embêter dans le cabanon psychiatrique où on l’avait claquemuré pour sécuriser l’avenir des petites filles de ces régions de Suisse profonde, Adolf Wölfi lançait comme ça : Ch’muss schaffe !, faut que j’aille, je dois créer !, et il retournait à ses dessinages et ses scribouillis adornés de portées musicales.

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    Wölfli est objectivement, aujourd’hui, ce qu’on pourrait dire une star de l’art brut multimondial, ce dont il se fiche pas mal dans le ciel éternel où il trône depuis son dernier envol perceptible à vues humaines (en 1930, à l’asile de la Waldau où il a passé les 35 dernières années de sa vie), étant entendu qu’il devint un Bienheureux de son vivant ainsi que l’atteste son autobiographie de 25.000 pages intitulée La légende de Saint Adolf.

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    Les feuillets empilés du journal du grand méchant petit loup (son nom le signifie) constituent un tas à sa hauteur, mais ce n’est rien de le dire, pas plus que ne nous dit quoi que ce soit le nombre exact de brouettes maniées par le facteur Cheval pour l’érection de son fameux palais.
    Or que nous dit Adolf Wölfli, vacher suisse psychopathe qui a pris la peine de s’en expliquer sur tant de milliers de pages ? Absolument rien de cohérent qui se puisse comparer, par exemple, aux trois pages que Marcel Proust consacre, dans Le Temps retrouvé, à la flagellation du baron de Charlus surprise par le Narrateur au moyen d’un œil-de-bœuf et donnant lieu, quelques instants plus tard, à un bref dialogue sur le trottoir entre l’observateur fortuit et Jupien le tenancier du bordel pour messieurs, alors qu’un avion allemand vrombit à l’aplomb de celui-ci en posture de lâcher une bombe.

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    La folie du monde réfractée par la folie de Proust reste logiquement intelligible pour l’essentiel, alors que la démence de Wölfli, dispensatrice de folle beauté, relève du pur délire auquel chacune et chacun pourra dire ce que ça lui dit en toute liberté, sans que l’éclairage de tel ou tel pseudo spécialiste ne l’éclaire en rien.

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    J’ai lu quelque part, sous la plume du spécialiste en question (ou de n’importe quel autre au même titre d’expert) que le délire de Wölfli relevait de la compulsion masturbatoire. Or un discours de semblable acabit peut être appliqué au génie, moins brut que celui du toqué de la Waldau, d’un Louis Soutter, ou même d’un Robert Walser dans certains de ses écrits tardifs à la patte de moucheron, mais en quoi cela me dit-il plus que ce que me dit la musique visuelle de Wölfli, la dramaturgie tragique des dessins au doigt de Soutter ou la rêverie supérieurement éclairée de Walser ?

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    Aux spécialistes, parfois même géniaux eux aussi (un Dubuffet ou un Deleuze) lui tournant autour avec leur micro-télescope braqué sur lui, Adolf Wölfli répond par un « ch’muss schaffe » que j’ai envie tous les matins de balancer à mes 4000 amis de Facebook et même à mon âme sœur qui s’inquiète à notre éveil de savoir ce que nous allons faire de cette sainte journée dont le premier regard sur les montagnes d’en face me répète tous les jours qu’elles s’en foutent, alors que moi : Ch’muss schaffe ! en ne désespérant pas que mes 4000 amis sur Facebook s’exclament eux aussi à leur tour: c’est ça, refaisons le monde !

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    L’extrême attention à chaque détail des folles fresques enluminées de Wölfli, la prodigieuse concentration de sensibilité souffrante et de lyrisme déchirant des dessins de Soutter, l’inaltérable ingénuité du regard de Walser sur le drôle de monde dans lequel nous vivons figurent autant de danses au bord du gouffre ou sur le volcan prenant un relief particulier en notre Suisse repue tirant jouissance et/ou profit de sa bonne ou mauvaise conscience – c’est devenu du pareil au même -, à l’image du monde mondialisé menacé par sa propre folie destructrice, tandis qu’une ou un paumé, ici et là, ou peut-être des millions partout, se disent ce matin avec cet air dingo de l’enfant se prenant pour Dieu : « Ch’muss schaffe ! »

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  • Déclinaisons du secret

     

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             En lisant Le tort du soldat d’Erri De Luca

     

    1. 1. Le secret

    Certains textes sont, ou paraissent, insondables, liés par exemple à telle ou telle tradition spirituelle ou mystique. Plus ou moins obscurs au premier regard, codés, chiffrés, supposant une initiation, ils sont censés contenir un secret, et peut-être le secret des secrets, qui sait ?Or, comment trouver la clef du langage secret ? À quoi rime le secret entretenu par certaines langues ? Et que faire de ce secret : le respecter ou le violer, le préserver ou l’éventer ?

    Telles sont les questions qui se posent, incidemment ou plus explicitement, à la lecture du dernier récit traduit de l’écrivain-poète italien Erri de Luca, Le tort du soldat, dont le noyau secret a, sous la langue, la douceur et la saveur de fruit de la pulpe de l’oursin, entouré comme on sait de redoutables piquants.

    2. Secrets de guerre

    Le tort du soldat n’est en rien ésotérique, même s’il touche aux secrets de langage liés à la mystique juive et s’il passe, lui-même, par les modulations ondoyantes de la poésie.Brutalement parlant, Le tort du soldat traite de la fuite d’un criminel de guerre nazi dont le secret risque d’être percé par « eux », les innommables dont il a collaboré activement à l’extermination physique, sans se douter de cela que leur secret à eux le contaminerait après leur mort, l’obséderait et le pousserait finalement à en finir de la plus vulgaire façon. 

    3.Degrés du secret

    Comme il en va de l’oignon, l’objet du secret se découvre par couches successives, et c’est ainsi par exemple qu’un enfant, au prénom d’Erri, a découvert les premiers secrets de la langue napolitaine et que, quelques décennies plus tard, l’écrivain De Luca s’est senti attiré par les secrets de la langue yiddish.  Ainsi note-t-il au début de ce récit : « Le yiddish ressemble à mon napolitain, deux langues de grande foule dans des espaces étroits. »

    Et d’étendre la comparaisons plus précisément : « Elles sont donc rapides, composées de mots apocopés, capables de se faire de la place au milieu des cris. Elles ont la mêmequantité de mendiants et de superstitions. Elles sont expertes en misères, émigrations et théâtres. Elles utiisent des proverbes identiques et railleurs : « Mieuxvaut apprendre le métier de barbier sur le visage des autres ». Elles disent du progrès : « Un coup de pied dans le derrière est aussi un pas en avant ».

    Les secrets de la langue populaire relèvent de l’exercice aéré par la rue, mais un bon génie parent y circule qui, dans le yidddish, se déplace de droite à gauche.  Or e premier narrateur du récit, l’auteur en personne, le suit volontiers, devenu même si ferré en yiddish qu’un éditeur américain lui propose de traduire un choix de nouvelles d’Israel Joshua Singer, frère méconnu du Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer dont Erri De Luca a déjà traduit La Famille Mushkat.

    Quant à la seconde narratrice, c’est au langage du déni et du mensonge qu’elle a d’abord été confrontée, jusqu’au moment où sa mère, qui lui a fait croire longtemps que son père avait disparu et qu’elle vivait avec son grand-père, lui révèle que celui-ci est bel et bien son paternel, criminel de guerre recherché depuis des années.

    Ainsi l’oignon commence-t-il de livrer ses secrets et ses vérités toutes nues, au figuré et au propre. Sur les lieux d’Auschwitz, où l’auteur est de passage. Puis à Vienne, lorsque la fille du criminel de guerre prend sur elle de poser nue devant les étudiants de l’Académie des beaux-arts, sans leur livrer rien de sn intimité secrète.

    3. Transits secrets

    Même s’il n’a pas recours au vers ou à la machine à coudre des rimes rythmées, Erri De Luca est essentiellement un poète, tant par sa façon de manier l’élision ou l’allusion, l’image et la cristallisation du sens ou des sentiments, les rapprochements inattendus ou les déportements d’un plan à l’autre ou d’un temps à l’autre.

    En outre, Erri De Luca est un chroniqueur imprégné de l’esprit du conte, un passeur des rives du fait à celles de la fiction.

    Quand, de là-haut sur la montagne, dont il aime le grand air et les découpes de lumière, l’alpiniste lettré De Luca redescend pour se sustenter dans telle auberge des Dolomites, en poursuivant la lecture des nouvelles en yiddish qu’il a accepté de traduire, c’est sans se douter qu’il va y devenir le sujet-objet d’un récit que poursuivra une jeune femme entrée là, lui souriant puis prenant place à la table voisine, suivie par un vieillard immédiatement revêche, visiblement son père.

    4. Secrets de femme

    On sait que la femme est un être (si, si) dotée de parole, mais il y a plus : ses antennes sensibles (la fameuse intuition typiquement féminine, n’est-ce pas) et sensorielles, à fleur de peau et bien plus encore, en font, même petite, la complice privilégiée des êtres limités en matière d’expression verbale, tels, entre autres, les sourds et muets.

    Or c’est avec l’un d’eux, bien avant d’apprendre que son père est un génocidaire traqué, que la narratrice entretient une relation de peau à peau dans les eaux lustrales d’Ischia. À relever alors que les pages, dans Le tort du soldat, consacrées au lien sensuel et chaste à la fois qui se noue entre le jeune sourd-muet et la petite fille faisant la planche à fleur d’eau, juste portée par les doigts du garçon, constituent parmi les plus belles de ce récit.

    Un poète, dont la part féminine est ordinairement plus développée que celle d’un criminel de guerre, use lui aussi d’un langage qu’on pourrait dire à fleur de peau (la narratrice rappelle d’ailleurs, au passage, ce que disait Hug von Hofmannstahl à propos de la profondeur de la peau…), et l’on voit aussi ce que cela donne quand ledit poète se mette bonnement dans la peau de la jeune femme.

    Quant à celle-ci, refusant d’emblée de savoir le moindre détail des crimes de son père, n’en résiste que mieux aux essais de justification de celui-ci, comme quoi le « tort du soldat » n’est pas d’avoir consenti à l’horreur, et même de s’y être montré inventif (ce que revendique clairement le vieux bourreau) mais seulement d’avoir été vaincu. 

    5. Le secret des purs

    Ce que découvre le criminel de guerre en fuite, déguisé en facteur viennois et logeant tout près (!) du Centre Wiesenthal, à Vienne, où il délivre le courrier en déformant sa voix, c’est que le tort des nazis a été de perdre beaucoup d’énergie à l’extermination physique de ceux qu’il refuse de nommer, sans chercher à percer le secret de leur âme.

    Ainsi commence-t-il à lire, le soir, tout ce qui touche à la mystique juive, de la Kabbale au Zohar et, plus précisément, à la valeur numérique des lettres hébraïques, qui lui permet (croit-il) de percer à jour un secret décisif.

    Cette passion significative ne saurait troubler, ni moins encore contaminer sa fille, dont la conviction est faite que l’obsession de la pureté raciale, chez les nazis, ressortit à une conception mortifère de ladite pureté, à laquelle elle préfère l’impureté de la vie.

    Pour son père se risquant à l’exégèse, la Shoah était en somme prévue par la kabbale, dont le nom juif (hashoà) a la même valeur que le nom juif de la terre sainte (haàaretz hatova), mettant donc en relation la destruction des juifs et la naissance d’Israël. Où l’on voit, une fois de plus et toutes idéologies confondues, que le discours des « purs » sert à tout justifier.

    6. Le secret d’un poème

    Erri De Luca a traduit traduit du yiddish Le chant du peuple juif assassiné de Yitshok Katzenelson, qui « fut écrit et caché entre les racines d’un arbre dans le camp de concentration de Vittel, nom célèbre en France pour ses eaux mises en bouteilles. Katzenelson versa son chant dans les verres de ces bouteilles, plus de huit cents vers.

    Et de préciser, ensuite, que Katzenelson se trouvait à Vittel après avoir été exfiltré du ghetto de Varsovie avec de faux papiers, pour être arrêté ensuite en France. »

    Et de conclure : « Après la guerre, une femme, une ancienne prisonnière, creuse et récupère dans le camp de Vittel les vers mis en bouteilles par Katzenelson (…) J’ai traduit ces vers car ils sont le sommet littéraire sur la destruction des Juifs d’Europe »

    7. Secrets de l’enfant

    Si la part féminine est évidente chez tout poète ne se réduisant pas à un larbin de l’Etat botté et raidi par le salut au drapeau (le seul artiste tolérable au goût du père de la narratrice), la part enfantine est non moins importante, comme cela se voit à tout moment chez l’auteur de Montedidio.

    La beauté de ce livre, pur de tout sentimentalisme et de tout discours convenu à l’hypocrite façon contemporaine (le typique trémolo accompagnant toute allusion à la Shoah, aussi factice et douteux qu’est odieux le déni), tient à son mélange d’extrême porosité sensible et d’implacable netteté dans la relation des faits, mais aussi de liberté narrative, d’associations inattendues et révélatrices, comme celle d’une paroi de montagne verticale happant le regard vers le ciel et grandissant celui qui aspire à la gravir, opposé à celle d’un flanc noir de paquebot se dressant devant la barque d’un petit pêcheur napolitain et l’écrasant de sa masse.

    Enfin, Le tort du soldat ne saurait livrer tous ses secrets à première lecture. Comme il en irait d’un poème, c’est un texte non pas compliqué mais complexe, à la fois très limpide et très concentré, aussi profond et grave que profondément ouvert.

    Erri De Luca. Le tort du soldat. Traduit de l’italien par DanièleValin. Editions Gallimard, collection Du monde entier, 88p.

    À déplorer : la jaquette absolument hideuse de l’ouvrage en édition française, ridicule image d’un soldat en plastique genre playmobil, sans le moindre rapport avec le contenu et moins encore l’atmosphère de cet admirable récit.   

     

  • Ceux qui mettent les nuances

     

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    Celui qui se rappelle le moment crucial où Mademoiselle Eglantine Duplomb sa maîtresse de piano déclarait après le déchiffrement du morceau sur la Méthode Rose : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances » / Celle qui dispose d’un nuancier se réclamant à la fois de Vasari et de Goethe / Ceux qui estiment que le génie expressionniste manière belge, ou plus exactement hyperréaliste à cadrages biaisés, de Michel Houellebecq, manque un peu de nuances sur les bords mais on ne peut pas tout avoir conviennent-ils en revenant à la lecture d’Alice Munro ou d’Anton Pavlovitch Tchekhov / Celui qui trouve une certaine pertinence au jugement porté par Houellebecq (Michel, pas Gaston) sur l’idéologie sous-textuelle des poèmes de Jacques Prévert (« avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ») tout en se rappelant les vers immortels du même Houellebecq dans son impérissable Configuration du dernier rivage : «Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles possibles / En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes / techniques./ Est-ce suffisamment clair ? » /Celle qu’intéressent les combinaisons de couleurs des vêtements de Michel Houellebecq style pistache/framboise ou citron /bleuet qui font dire à Pierre Cardin que tous les goûts se défendent en social-démocratie si les Chinois achètent / Ceux qui constatent que la peinture de J.M. Turner n’est que nuances au point de se dissoudre à la manière des nymphéas de Monet dans un étang mal aéré / Celui qui dit à Marcelle qu’elle est une conne avant de se reprendre : conne vachement cultivée je reconnais / Celle qui qualifie les juifs et les arabes de« nez crochus » sans faire d’amalgame / Ceux qui jouent du Schubert comme si c’était du Bartok / Celui qui parle de Ruysdël comme d’un Raphaël hollandais sans le confondre avec Hamilton le photographe de nymphettes épilées/ Celle qui conclut volontiers que tous les goûts sont dans la nature laquelle reste de marbre quand deux vaches se montent dessus faute de train à regarder passer / Ceux qui tiennent à préciser au cocktail donné en l’honneur de Metin Arditi qu’eux aussi sont quelque part CHARLIE sans préciser à quel taux de change / Celui qui affirme que son néolibéralisme ne cautionne pas forcément l’exploitation des vraiment très pauvres s’ils le prouvent / Celle qui met des bémols à tous ses guillemets / Ceux qui prennent leur air de psys de gauche pour insister sur le fait (Marie-Ange, c’est moi qui parle) qu’on va travailler la question / Celui dont l’esprit caustique sent « les vieux démons » au dire de Maryvonne dont les antennes frémissent dès qu’on s’en prend à la gauche de la gauche /Celle qui aggrave son cas en essayant de préciser en quoi elle se sent plutôt Charlotte (la juive douée pour le dessin) que CHARLIE / Ceux qui sont pour le rétablissement de la peine de mort dans un esprit respectueux des droits de l’homme et après consultation des experts dont au moins une femme mûre  et un psy de couleur,etc.

  • Les oiseaux de Salamanque

     

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    Pour Sophie, en Dos Mil Dos.

     

    Tu es l'enfant de la forêt,
    l'esprit secret du violoncelle
    né bien avant je crois
    ta seconde naissance.

    Mais peu se le rappellent,
    ce temps de gestes un peu fous
    dans le chaos rebelle
    des étourneaux de Salamanque.

     

    L'ombre du temps durcira
    cette cire de l'enfance,
    mais au bois tu seras
    fidèle à ton insouciance.

     

    Quant au brouillard de Salamanque
    dans lequel tu flottais
    jeune étudiante entre deux temps,
    gracieuse, tu a su
    sans le vouloir le dissiper.

     

    Le violoncelle ignore
    à ce qu'on dit tout bas
    le montant de son compte en banque,
    ce qu'il fut avant d'être fait,
    et caetera et caetera.

     

    Le violoncelle ignore
    ce que sa voix pourtant rappelle
    aux cœurs des étudiants
    de la volée de Salamanque.

  • Le Royaume


    panopticon


    Il m’arrive d’être las des murs immaculés du monastère, ma contemplation se lasse jusqu’aux rives de l’ennui, je laisse donc ma cellule et descends par les rues où Satan ne va même plus tant il se sent abandonné, mais au pied des murs tagués on fait des rencontres, Dieu m’est témoin, j’y ai retrouvé le bleu des cieux dans les yeux d’un voyou et de sa voyelle, on s’est raconté nos chutes, eux dans le doute et moi dans la certitude, et je les ai fait sourire quand je leur ai dit qu’ils étaient confiés l’un à l’autre et que ça me sauvait de les savoir au monde même à moitié crevés par la dope…

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Un étrange apocryphe

    Coetzee01.jpgÀ propos d'Une histoire de Jésus, de J.M. Coetzee.

    Le nom du rabbi Iéshoua, que nous appelons Jésus dans la langue de Voltaire, sous "une seule voix", selon l'expression d'André Chouraqui, a suscité une quantité de représentations et d'interprétations. De l'unique Fils de Dieu rédempteur au zélote révolutionnaire, du mystique essénien au grand initié parmi d'autres, du Christ des douleurs au Pantocrator, Jésus n'en finit pas de nous interroger, comme on dit, et de nous inspirer, à travers ce que René Girard qualifie de révolution anthropologique, les sentiments et les idées les plus contradictoires et, parfois, les plus féconds.

    C'est ce que je me dis chaque fois que je reviens à ce livre à la fois méconnu et génial, dans la postérité de Nietzsche et Dostoïevski, qu'est La Face sombre du Christ (paru chez Gallimard en 1964, avec une long essai-préface de Joseph Czapski), et c'est ce que je me suis répété à la lecture du dernier roman de J.M. Coetzee, Une enfance de Jésus, dont le titre original, The Childhod of Jesus, est à vrai dire plus affirmatif...

    Certains lecteurs se demanderont probablement, à la lecture de ce roman, quel diable de rapport il peut bien y avoir entre l'histoire de ce petit David égocentrique et capricieux et celle que racontent les évangiles ? Or il y a bel et bien de la parabole, ou au moins de la fable romanesque, à la fois réaliste et tenant du rêve, dans le périple de David et de son protecteur Simon, de sa mère adoptive Inès et des autres figures vivantes de ce roman, y compris le chien Bolivar et le cheval El Rey.

    Un homme prénommé Simon, la quarantaine mais sans passé défini, débarque un jour sur la côte espagnole en compagnie d'un gosse de cinq ans qu'il a recueilli sur le bateau sans avoir pu lire le papier, emporté par le vent, sur lequel était inscrit le nom de la mère et son éventuelle adresse.

    Arrivés du sud de nulle part et sans ressources, comme des millions de migrants, l'homme et l'enfant se retrouvent d'abord dans un centre d'accueil de réfugiés d'un genre plutôt répulsif; puis Simon trouve un logement et un job de docker, amorce une relation avec une certaine Elena assez peu amène, et se met à la recherche de la mère de l'enfant dont il croit que son intuition (le coup de l'ange ?) va la lui faire trouver. Et de fait, Simon "reconnaît" la mère de David en la personne d'une femme dans la trentaine en train de jouer au tennis avec deux types, dont son frère. Or, priée à son tour de "reconnaître" son fils en ce môme inconnu, la prénommée Inès regimbe d'abord.  Mais le lendemain, contre l'avis de son frère Diego, sous l'effet à vrai dire non identifié du saint-esprit et de son désir plus terre-à-terre d'avoir un enfant à elle, Inès se dit partante pour la reconnaissance en maternité, et c'est parti... 

    On ne raconte pas un roman de J.M. Coetzee: on le vit. Etce qu'on vit en l'occurrence est un très déroutant et très prenant roman de la relation fondamentale entre un homme et un enfant qui pourrait être son fils, un enfant et une femme qui pourrait être sa mère, des gens qui semblent tous tombés du ciel et en quête d'une vie nouvelle. Rien là-dedans, au demeurant, d'une fable pseudo-mystique à la Paulo Coelho! Rien d'explicitement chrétien ! Rien que de mystérieusement humain...  

    Dans la foulée, le roman touche à des multiples instances de la vie familiale ou sociale  qui semblent aller de soi, qu'il s'agisse des sentiments maternel ou paternel biologiquement non fondés, de l'apprentissage des mots et des nombres par un enfant qui aimerait gouverner le langage et le réel, des raisons de faire l'amour ou d'y renoncer selon qu'on est home ou femme, des raisons d'admettre un travail abrutissant sans chercher à l'améliorer, entre autres.

    Après les romans qui ont fondé la notoriété mondiale de J.M. Coetzee (prix Nobel de littérature en 2003), des mémorables Au coeur de ce pays et Michael K, sa vie, son oeuvre, jusqu'à Disgrâce, tous marqués par les réalités sociales et politiques de l'Afrique du sud au temps et au lendemain de l'apartheid, Coetzee n'a cessé d'explorer les multiples aspects de la réalité contemporaine et de ses propres migrations personnelles, entre la remémoration de Vers l'âge d'homme et le formidable Elizabeth Costello  posant la question des pouvoirs de la littérature face au crime dit "contre l'humanité".

    Quant à son dernier roman, il prolonge cette sorte de méditation romanesque en phase avec le "bruit du temps", sur une ligne finale qui me rappelle ce que le philosophe russe Léon Chestov appelait la "lutte contre les évidences", avec une façon de remettre en question nos certitudes qui évoque, en somme, celle d'un certain blanc-bec palestinien affrontant les docteurs de la Loi juive...   

     

    J.M. Coetzee. Une enfance de Jésus. Traduit de l'anglais par Catherine Lauga Du Plessis. Seuil, 2013, 376 p.

     

    Vassily Rozanov. La face sombre du Christ. Essai-préface de Joseph Czapski. Gallimard, 1964.

     

    Léon Chestov. Sur la balance de Job (contenant notamment La science et le libre examen, et Les révélations de la mort) Flammarion, 1966.

     

     

     

  • Ceux qui vaccinent les nuages

     
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    Celui qui affirme que Marie Pfizer dite l'immaculée BioTech de Moderna lui est apparue dans le Cloud avec une seringue positive en mains / Celle qui se pique de Vérité scientifique économiquement responsable / Ceux qui vaccineront prioritairement les clients des grandes surfaces pour leur faciliter l'accès aux rayons livres de développement personnel / Celui qui s’est fait greffer une puce antivaccin / Celle qui attend l’avis de Mediapart pour se faire une idée / Ceux qui ont percuté le sous -message du film Hold-up suggérant que l’attaquer revient au même que prétendre le contraire sans arguments infondés / Celui qui étant soignant à toujours une longueur d’avance sur les soignantes ne pensant pas comme lui / Celle qui se dit en souffrance à ses followers qui en redemandent sur Facebook en espérant qu'elle va en montrer plus sur Instagram / Ceux qui ont une appli condoléances sincères pour les proches et familles alliées des influenceurs de tous les pays même prolétaires désunis / Celui qui est vacciné contre la Croix-Rouge et autres multinationales sans frontières / Celle qui ne donne plus à Amnesty depuis qu’elle a appris que les vaccins étaient inutiles au Soudan / Ceux qui se procurent le test via le bureau local de la Gates High Society Inc. / Celui qui conseille au mendiant roumain assis devant la poste du quartier des Muguets de se faire vacciner contre la pauvreté / Celle qui exige une eau désinfectée dans les bénitiers des églises et autres mosquées du demi-canton / Ceux qui ont un vaccin contre l’islamisme primaire et autres croyances binaires / Celui qui se demandes si son BCG n'a pas été la résultante d'un complot de sa mère défunte et de son père par mariage de mèche avec le médecin de famille roulant déjà à l'époque en Ford Impala décapotable à bilan carbone inapproprié / Celle qui s'est montrée immuno-résistante au vaccin contre la médisance et le néo-libéralisme larvé / Ceux qui vaccinent les chauve-souris de leur entourage / Celui qui en matière de vaccins est pratiquant mais pas croyant / Celle qui surfe sur la troisième vague annoncée en évitant la foule massée derrière les portes de la pharmacie nationalisée / Ceux qui amendent tout contrevenant.e. à la loi légale garantissant la liberté d'expression sous contrôle, etc.
    Peinture: Michael Sowa.

  • Le sourire de Cioran

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    Jusqu'au tréfonds du désespoir, Cioran avait le sourire aux lèvres. Etiqueté «nihiliste», mais passionnément attaché à la vie, le penseur et essayiste roumain, maître styliste ès langue française, est mort à Paris le 20 juin 1995, à l'âge de 84 ans, laissant une œuvre tonique.

     

    Emil Michel Cioranescu, dit plus simplement Cioran en littérature, passait aux yeux naïfs pour un maître à désespérer. La procession de ses livres aux terribles titres, inaugurée en 1933 (l'auteur avait 22 ans) par le kierkegaardien Sur les Cimes du Désespoir, suivi du Précis de Décomposition (1949) et des Syllogismes de l'Amertume(1952), ou plus récemment par De l'Inconvénient d'être né (1973), situe l'auteur dans la postérité des grands ronchons philosophiques à la Schopenhauer ou à la Nietzsche. 

     

    Un cliché l'a cadré en apôtre du suicide philosophique. Cela lui valait parfois d'être approché comme un gourou mortifère. Un sien ami polonais nous racontait ainsi la démarche de tel étudiant varsovien, passionné lecteur des livres de Cioran, qui se pointa chez le maître, très impatient de se voir confirmer l'urgence de s'ôter cette horrible chose qu'est la vie. 

     

    Or, à l'instant où le jeune homme fut reçu par Cioran dans sa mansarde parisienne, celui-ci «jonchait» un canapé, tout à l'activité débonnaire de savourer une tablette de chocolat, probablement suisse. 

    EmilCioran.7.jpgEtait-ce à dire que Cioran fût un imposteur cynique, ou, plus médiocrement encore, ce poseur «fin de siècle» que le chroniqueur parisien Renaud Matignon «dessouda» il y a quelque temps au fenestron en qualité de sous-produit? 

    La seule réponse appartient à vrai dire à chaque lecteur, conformément à l'excellent exergue des Œuvres récemment réunies, tiré des Syllogismes de l'Amertume: «Tout commentaire d'une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n'est pas direct est nul.» 

    Autant dire qu'on ne devrait formuler ce jour, et par respect pour le vieux misanthrope aux amitiés non feintes, que des choses directes et non du tout de ces thrènes ou de ces dithyrambes convenus dont il se foutait visiblement. 

    Non pour autant que Cioran fût un saint désincarné: ce grand monsieur de haute culture et de très originale pensée ne se gênait pas de vitupérer tout ce qui, de notre époque, l'impatientait. Quand un écrivain français bien intentionné (le civil Henri Thomas) lui faisait remarquer qu'en somme il était opposé à tout notre siècle bien dégoûtant, Cioran lui rétorquait que non: qu'il était contre tout depuis le père Adam, dit Le Glébeux ! 

    emil_cioran.jpgCela étant, quel que fût son désenchantement, lui qui situait le paradis terrestre en son enfance roumaine merveilleuse, il aura toujours nourri de ses lectures et de ses réflexions une pensée à la fois malséante et tonique. 

    Grand lecteur de Dostoïevski,conscient du tragique de la condition humaine, Cioran se disait le frère du Pascal sceptique et rejoignait l'impassibilité du Bouddha. 

     

    A l'ère de l'humanisme lénifiant, des ronds-de-jambe intellocratiques et des déclarations n'engageant à rien, Cioran incarnait une autre humanité nourrie de pauvreté et de délire, de rigueur et de douleur exacerbée par la conscience de ce qui advenait dans l'Histoire. L'auteur du Livredes Leurres savait pourquoi les jeux du pouvoir ne méritent que décri. 

    A l'opposé des utopistes tous azimuts — fascistes de la Garde de fer, communistes ralliés, camarades dissidents, nationalistes et consorts — il fondait sa réflexion dans une façon de réalisme mystico-gnostique, inspirée des bogomiles roumains. Cette vision cathare de la vie, qui faisait de la création une sorte de catastrophe, convenait à quelques-uns, mais certes pas à beaucoup d'autres! 

    Du moins Cioran mimait-il admirablement les paradoxes de l'aventure spirituelle, dont son œuvre manifestait' toutes les obscurités et les lumières — la vieille ambiguïté fondamentale. 

     

    cioranune-433943-jpg_293944.JPGLire  Cioran

    Peut-être les Entretiens, regroupant une vingtained'interlocuteurs (dans le volume de la collection Arcades, chez Gallimard)constituent-t-ils une bonne introduction à Cioran. Sur tous les tons, lepenseur s'explique avec autant de patience que de sagacité exigeante. 

    La publication de ses œuvres devrait compenser la tristesse de sa disparition, marquant l'événement de ces jours avec un énorme volume de poche qui rassemble 15 ouvrages majeurs dans la collection Quarto, à l'enseigne de Gallimard, sur quelque 2000 pages.

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    Enfin la lecture des 999 pages de ses Cahiers, de préférence les jours de pluies acides ou d'amer crachin, ne laissera de mettre chacune et chacun en joie, au même titre que Le Livre de Job ou les ouvrages de Jacques  Salomé transcrits en bande dessinée...

  • Ceux qui débunkent le complot et son contraire

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    (À mon ami Q.M. qui sait pourquoi en cette morning routine)

    Celui qui la ramène à tout moment à proportion de l’intensité de sa présence / Celle qui s’impatiente d’être reconnue sur les réseaux en sa qualité de fleuriste en souffrance sensible à la poésie des salles d'op / Ceux qui passent pour des influenceurs incontournables au niveau de l’éthique sexuelle partagée / Celui qui drague sans GPS / Celle qui a toujours le dernier mot en matière d’authenticité durable conforme aux valeurs / Ceux dont les rêves sont écologiquement typiques de belles personnes / Celui qui pense avocats dès qu’on le contredit / Celle qui se venge de celui qui n’a même pas tenté de lui conter fleurette / Ceux qui voient de la manipulation dès qu’on les touche au niveau du ressenti personnel / Celui qui voit un complot dans le fait que les tigres convoitent sa gazelle / Celui qui ne vapote plus qu’en termes écoresponsables / Celle dont le masque souligne la fierté française / Ceux qui font bouger les lignes sanitaires en décrétant la pharmacie sanctuaire d’État / Ceux qui dénoncent les abus des accusateurs les accusant d’abus / Celui qui dit le pays en guerre pour mieux se laver les mains sans masque / Celle qui dénonce sa voisine juive sortant avec le Palestinien sûrement contaminé vu sa façon de tousser dans l’ascenseur / Ceux qui se réjouissent de voir les jeunes punis de s’être roulés des pelles sans garder la distance / Celui qui change de trottoir quand il voit se pointer un Chinois à tête de chauve-souris / Celle qui affirme que François Hollande savait ce qui se préparait à l’institut Pasteur à l’ époque où Jacques Attali et Madame Soleil avaient déjà tout compris / Ceux qui estiment que Trump n’a pas percuté que la peur était un meilleur placement que le bluff du catcheur / Celui qui invoque La Science pour justifier le prix du nouveau médicament que ses lobbystes proposent au ministre de la santé soucieux d’avenir électoral et climatique / Celle qui participerait volontiers à un hold-up masqué en compagnie de bad boys à la coule si sa conscience citoyenne ne l’en empêchait finalement à la satisfaction de son ange gardien social démocrate actionnaire virtuel du Big Pharma / Ceux qui ont raison et tort de conclure au complot viral que seuls pourront déjouer l’arsenic homéopathique et l’humour divin ou disons semi-divin, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Sollersiana

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    L'ANIMAL. - J'ai pas mal hésité avant de me décider, mais ça y est: le rendez-vous est pris avec Philippe Sollers, que je rencontrerai le 29 janvier prochain dans son bureau de Gallimard. J'en tremblote un peu d'avance en pensant à tout le mal que j'ai parfois écrit à propos de certains de ses livres, le traitant de frimeur et de faiseur, mais je l'ai mieux traité ces dernières années, avec la même complète sincérité, et de toute façon ma curiosité est la plus forte: je veux rencontrer cet animal.

     

     Je m'attends plus ou moins à ce que qu'il me snobe, m'oppose sa morgue supérieure ou me traite en utilité provinciale, comme la plupart de ses pairs parisiens, mais je n'exclus pas un accueil plus amène - à vrai dire je ne connais de lui que le pire qu'on en a dit, mais j'en garde aussi une image tout à fait autre que m'en a donné Benoît Chantre, avec lequel il a composé les entretiens de La Divine Comédie, qui m'a raconté comment Sollers arrivait à leurs réunions, très amical et sérieux, et comment il disposait autour de lui, s'étant assis par terre, les nombreux carnets de notes qu'il avait remplis à la lecture de la Commedia de Dante. Or cette image de junger Bursche studieux m'a touché. Je ne sais rien de plus beau que l'enfant au travail, attentif et fervent. Ainsi, tout à l'opposé du poseur médiatique à fume-cibiche, c'est cet animal-là que j'ai voulu rencontrer.

     

                                                                                                            (À La Désirade,ce 20 janvier 2010)

        

    Morand4.jpgMORAND. – C’était au beau milieu de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était réellement de culotte qu'il s'agissait,  plutôt anglaise, genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète  allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Philippe Sollers, dans son Discours parfait,  place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline. 

     

    Or lisant ce que dit Sollers du corps de Paul Morand, et me rappelant celui-ci à l'exercice, m'est revenu le souvenir d'une soirée passée en sa compagnie à la fin des années 70, autour d’une poularde demi-deuil, chez l’iconographe René Creux, avec quelques amis, dans la plus grande simplicité. Jamais on aurait dit, en effet, que cet octogénaire à mocassins souples avait fréquenté le Gotha des lettres et du monde parisien et mondial, tourné la tête au cher Marcel et à mille femmes avant de trôner (de loin) à l’Académie. J’étais, pour ma part, aussi terriblement impressionné que lorsque j’ai rencontré Pierre Jean Jouve, à la même époque, tant le choc de la lecture d’Hécate et ses chiens, dont parle évidemment Sollers, me restait présente – mais qu’en dire à l’auteur sans paraître plouc ? et d’ailleurs la conversation n’effleura même pas ses livres, à l'exception de Monsieur Dumoulin à l'Isle de la Grenade qu'il venait de publier avec notre hôte, où il  est question d’un peintre-baroudeur  veveysan dont on peut toujours voir les batailles navales au musée historique du coin et que le vieux dandy boucanier fait revivre à sa fringante façon...  

     

    Celui qui se déride à chaque fois que tu lui souris juste parce que ses rides te rappellent que vous avez le même âge / Celle qui t’en veut de ne pas à en vouloir à ceux qu’elle sait t’en vouloir à ton insu de plein gré / Ceux qui s’égarent dans les pensées de la centenaire sous l’effet de leur Alzheimer, etc. 

     

    Sollers36.jpgUNE HEURE AVEC SOLLERS. - Ma rencontre de cet après-midi avec Philippe Sollers s'est passée le mieux possible, selon les normes et formats civils. Je me suis pointé chez Gallimard à trois heures, il m'a reçu sans me faire attendre dans son bureau plein de livres et de piles de papiers plutôt bien ordonnées. Il m'a enjoint de "jeter ma pelure n'importe où" et de m'installer sur un canapé gardé par la Berthe Morisod en noir de Manet. Lui s'est installé à sa table de travail proche de la fenêtre qu'on voit sur diverses photos. Sa ressemblance avec ses derniers portraits m'a également frappé, avec son air moins moine de cour qu'à cinquante ou soixante ans. Tout aussitôt m'ont saisi la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, Année Zéro, Marthe et Clara, quelques autres - ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN !

     

    Pendant qu'il improvisait, concentré, précieux, précis, j’ai bien regardé son visage, j’ai bien regardé le livre d’images de son bureau. J’ai bien regardé ses yeux aux reflets moirés et son regard et ses traits mobiles. J'ai été frappé par sa masse et ce qu’on pourrait dire sa tonne, et j’ai pensé au titre de Condottiere, genre prince lettré mais en pull de cachemire et plutôt bon compère. Comme je lui avais apporté, avec mes derniers papiers de 24 Heures, plusieurs exemplaires du Passe-Muraille dont nous espérions lui réserver la prochaine ouverture, il a remarqué qu'il connaissait cette revue et lui trouvait une belle qualité, avant de me faire avouer que nous n'étions que quelques-uns à la réaliser et  qu'elle touchait peu de gens, ce qu'il trouvait très bien, vraiment très bien. Et lui de me confier comme un secret qu'il dirigeait lui aussi une petite revue depuis une vingtaine d'années, qui touchait également peu de gens, ce qu'il trouvait là encore vraiment très, très bien. Je me suis demandé s'il ne se foutait pas de moi en parlant ainsi de L'Infini, mais non: il me parlait très, très sérieusement...

     

    DIXIT SOLLERS. - De la suite de pointes que Philippe Sollers a ciselées, à l'oral, à partir des mots que je lui proposai, j'ai constaté que je n'aurais pas un mot à en modifier ensuite à l'écrit: 

     

    AMATEUR. - Il y a dans amateur le mot aimer qui renvoie à quelque chose de très profond et contraire à l’acception courante péjorative, opposée à professionnel, mot affreux. Quand Bach écrit que ce qu’il livre, là, est écrit « pour les amateurs », cela veut dire qu’il s’adresse à des gens qui sont capables d’entrer avec amour dans la musique et dans l’art en général. Il faudrait retrouver cette complicité ancienne - quand il y avait de vrais amateurs. Cela peut paraître élitiste, mais non, car il s’agit d’amour, et les gens qui aiment sont tout à fait rares.

     

     APPRENDRE. - C’est une curiosité presque innée que j’oppose à ce que j’ai constaté en consultant des manuels scolaires dont je suis sorti épouvanté. De fait on ne peut rien apprendre dans l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Apprendre ne se passe pas à l’école ni à l’université. Cela se passe par une curiosité innée qui fait qu’on va vers ce qu’on aime le mieux. J’ai beaucoup appris, dans la vie, de personnes singulières.

     

    INTIMITE.- C’est là où règne le secret, dans la tendresse. L’intimité est très en danger aujourd’hui puisque : spectacle, spectacle, spectacle, spectacle, spectacle. Je crois qu’avoir une vraie intimité est absolument essentiel. 

     

    jardin10.jpgJARDIN.- J’ai vécu, de façon enchantée, dans une enfance avec  grand jardin, à Bordeaux, et c’est pour toujours. La première partie de Discours parfait, ce livre dans le livre intitulé Fleurs et comptant beaucoup pour moi rappelle que, si les civilisations disparaissent, les fleurs, elles,  sont toujours là. Ce que Joyce dit en français dans un passage de Finnegans Wake : « Catastrophes, massacres, les fleurs reviennent… » Donc le jardin est donc quelque chose d’absolument fondamental pour moi, alors que presque plus personne ne voit ce que c’est qu’un arbre ou ce que c’est qu’une fleur, ce que c’est que l’herbe, ce que c’est que la nature - pas du tout au sens écologique mais au sens plus large du surgissement de cette merveille. Enfin le jardin, c’est l’Eden, c’est Dante, c’est le paradis terrestre - le Jardin dont la Chute nous a privés.

     

     PROUST. - Il faut beaucoup insister sur le mot : retrouvé. Qu’est-ce que Proust fait, dans les dernières années de sa vie, pressé par la guerre de 1914-1918 qui, d’une certaine manière, change complètement le temps. Il faut remarquer à quel point Proust s’est alors intéressé à la guerre. Il faut se rappeler en outre que chez  Proust et Céline, nous avons deux écrivains qui ont été confrontés à deux guerres mondiales. Le temps chez Proust est un temps tout à fait nouveau. Il était fatal que, dans un premier temps, Gide n’ait rien compris à ce que voulait faire Proust. Pour ce qui me concerne, c’est une découverte fondamentale, dont je rends compte dans Les Voyageurs du temps.

     

     Céline5.jpgFERDINE.- À la parole Au commencement était le Verbe il faudrait substituer : au commencement était l’action, au commencement était le mouvement, mais le défi de Céline est bel et bien relevé par rapport au verbe, et au verbe  pris au sens biblique. Cela l’a entraîné dans des dérives peu reluisantes marquées par le rythme. Pour Céline, tout langage qui n’est pas chargé par le rythme est mort. Ainsi pense-t-il que les autres écrivains pratiquent une langue morte. Céline a tenté, et y a réussi je crois, de s’inscrire dans la langue vivante. Quand il parle de la langue française comme d’une  langue royale, et foutu baragouin tout autour, ça a l’air du nationalisme mais en fait pas du tout, il dit : royal, la nation n’y a rien à voir : c’est une souveraineté que le français possède en lui-même, il serait d’ailleurs temps que les Français se le rappellent.

     

    Morand.jpgMORAND. - J’ai voulu insister sur un aspect méconnu, qui fait l’objet d’une jalousie particulière et d’un ressentiment formidable, et c’est le corps des écrivains. Je ne parle pas d’un corps spécialement beau, mais de la façon dont un corps fonctionne quand on est un écrivain. Chez Morand c’est intéressant, parce qu’il avait en somme le suffrage à vue. Mais ça peut être aussi bien Beckett ou Sartre. Sartre n’était pas séduisant, mais j’ai été avec lui genou contre genou et après une heure  on était absolument sous le charme du fait de la puissance de sa parole. En ce qui concerne Morand, je crois que le refus qu’il inspirait ne tenait pas qu’à ses opinions, mais à un rejet physiologique, comme Fouquet était l’objet d’une jalousie physique de la part de Louis XIV.

     

     PICTOR. - Je ne suis pas adepte du binaire, car le binaire est toujours moralisant. Ce qui m’intéresse, dans une position de surplomb qui peut très bien défendre les contraires, c’est l’énergie qui se dégage des œuvres. Or il y a, chez Watteau, un principe d’élégance souveraine  que vous retrouvez très paradoxalement dans les figures apparemment repoussantes de Bacon. On n’a pas d’enregistrement de la voix de Watteau, en revanche on a celle de Bacon dans ce film extraordinaire qui a été fait sur lui, où se dégage un trait qu’on retrouve chez Watteau, et c’est la liberté.

     

     DIVAS. - Deux femmes de génie, qui ne sont pas que des interprètes mais des musiciennes, aussi différentes l’une de l’autre que possible. Argerich me plaît beaucoup à cause de son côté sauvage, récalcitrant, très drôle. Bartoli  aussi est une femme de génie, j’ai beaucoup appris à la voir travailler, et je remarque ceci à ce propos : que la musique est le seul art où l’on ne peut pas tricher. Tout le monde peut être écrivain, à ce qu’il semble. On peut faire semblant aujourd’hui d’être un peintre, sans savoir grand-chose, mais on ne peut pas faire semblent de jouer d’un instrument.

     

     AN ZERO. - On y est.  C’est maintenant.

     

     L’ADVERSAIRE. - Le Diable. Ya-t-il du diable, et s’il y est, qu’est-ce que c’est ? Il suffit d’ouvrir les Evangiles et de voir comment il apparaît. Comment on le nomme : prince de ce monde, mais pour commencer : homicide. On se rappelle que c’est un ange, certes déchu, mais à l’intérieur de Dieu. Personnage éprouvable, je crois. Tout enfant je l’ai senti : le Diable ne me voulait pas de bien. Et ça continue…

     

     TRAGIQUE. - Eschyle, Sophocle, Euripide, les Bacchantes, le dionysiaque… en dehors du grec, ça se dilue. C’est ce que Nietzsche a très bien senti. Ces dieux grecs m’intéressent. On les oublie beaucoup : ils sont en danger, on ne sait plus très bien de quoi il s’agit. La volonté d’effacer leurs traces est elle-même une opération « diabolique », c’est évident. Le tragique est fondamental en cela qu’il faut cette couleur-là pour fonder le droit à l’affirmation. Si on force sur le tragique on risque d’aller vers le dolorisme et la névrose chrétienne, navrante. Seule la mort, finalement, scelle le tragique de la condition humaine. Mais il faut avoir cette couleur de noir intense. Le nihilisme tient au fait de ne pas pouvoir se situer par rapport au néant. Le noir du portrait de Berthe Morisod par Manet, pour citer un exemple, permet au bleu d’irradier…

     

    TRIBUNAL. -  Au service de l’Adversaire, c’est l’accusateur, c’est le calomniateur : ce sont ses autres noms. Et l’avocat, c’est le paraclet, c’est le Saint Esprit. Il y a, dans le fait social lui-même, une vocation à s’ériger en tribunal, pour juger surtout les innocents. Il n’est pas hasardeux qu’Hitchcock le catholique souligne devant Truffaut que tous ses films décrivent la situation d’innocents dans un monde coupable.  Sur ce thème, le chef-d’œuvre me semble Billy Budd de Melville…

     

    Nietzsche.jpgNIETZSCHE.- Je pense avoir fait sentir l’existence de Nietzsche dans Une vie divine. Pas du tout, là encore, dans le ciel des idées, mais dans l’effectuation d’un corps. Vous savez que j’adopte son changement de calendrier, dès le 30 septembre 1888, premier jour de l’Ère du salut. Pour moi, en fonction de ce changement, nous sommes donc en 122 et le 30 septembre prochain nous passerons en 123. Je reçois désormais des vœux de bonne année à cette date. Je vis ainsi accordé au temps de la figure la plus haute de la liberté...

     

  • LONGUES PHRASES

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    Celui qui s'est longtemps couché de bonheur au motif que sa mère bossant la nuit à l'aciérie voisine ne pouvait le border avant l'heure où elle pointait là-bas et donc alors qu'elle avait déjà pris sa place dans la chaîne lui à peine sa bougie éteinte n'avait pas encore pu se dire "je m'endors" qu'il pionçait déjà pour être réveillé plus tard par l'idée qu'il ferait bien à présent de s'endormir alors que son esprit flottait encore dans le livre que Maman avait emprunté pour lui à la bibliothèque du syndicat et c'était par étrange osmose comme s'il était lui-même un objet ou un personnage du roman par elle conseillé qu'il devenait par exemple cette petite madeleine qu'il émiettait dans la soupe au gruau vespérale ou ce fier ouvrier sidérurgiste au torse luisant de sueur contre lequel son imagination déposait sa joue empourprée tandis que les écailles du sommeil pesaient de nouveau sur ses yeux et voici que les joues de l'oreiller se substituaient au torse de l'ouvrier et que sonnait minuit et que Maman prenait la pause à la cafète et que lui s'imprégnait de l'immobilité des choses et du silence au point de devenir chose lui-même et silence même duquel naissait bientôt la mélancolique mélodie d'une espèce de sonate ouvrière qui était celle-là même que Maman entendait là-bas dans l'usine aux voussures de cathédrale et aux vitraux violets qu'enflammait la pourpre des grands feux et voilà que le branle était donné à sa mémoire et que les images affluaient de sorte que loin de se trouver séparé plus longtemps de Maman celle-ci sortait en imagination comme Eve naquit d'une côte d'Adam chez lui née d'une fausse position de sa cuisse et son corps de petit prolétaire sentait par la seule évocation diaprée du corps de Maman à sa chaîne la chaleur lui revenir et c'était alors qu'il se réveillait pour écrire tout exactement comme il l'avait ressenti dès le début de son endormissement le récit qu'il ferait lire à Maman à son retour des ateliers après quoi tout comme exactement il s'en souviendrait plus tard celle qu'il aimait lui dirait bonsoir tandis que le jour se lèverait, etc.

     

     

  • Du romancier au prêcheur

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    Propos sur Dostoïesvki, Tchékhov et Zinoviev, en marge de la lecture de 2084 de Boualem Sansal et de La Supplication de Svetlana Alexievitch.

     

    On sait que Dostoïevski ne s'intéresse qu'à l'essentiel. Que jamais, comme Balzac, il ne s'attarde aux activités sociales ou professionnelles de ses personnages; que la nature n'a pas du tout la présence irradiante des romans de Tolstoï; enfin que les décors de ses romans sont jetés à grands traits, et que les descriptions "réalistes" y sont rares. 

     

    Dostoïevski.jpgOr, par contraste extrême, certaines scènes de son théâtre se chargent soudain de détails quasi "véristes", et c'est ainsi que, dans la deuxième partie des Frères Karamazov, le chapitre intitulé Hystérie à l'isba, où l'on voit Aliocha se pointer dans le logis calamiteux de l'ex-capitaine Nikolaï Sneguiriov, qui se surnomme lui-même Labibine, pour ses penchants à la fuite dans l'alcool, entouré de femmes infirmes ou mal embouchées, à quoi s'ajoute un môme criseux et maladif de neuf ans, nous confronte soudain à l'abîme des bas-fonds de la Russie sociale et spirituelle que documenteront autrement un Tchékhov ou un Gorki, sans qu'on puisse parler ici de témoignage social comparable à celui que Dostoïevski à ramené du bagne avec ses Souvenirs de la maison des morts

     

    Bien entendu il y a, dans cette incursion en plein gâchis de misère, une intention illustrative du romancier, comme il y en a chez Zola ou chez Dickens, mais il y a autre chose aussi qui dépasse le constat "objectif" de la mouise russe pour nous entraîner dans un tourbillon où la compassion se heurte à l'orgueil teigneux des humiliés, sans une once de "pitié" bourgeoise à la Zola précisément. 

     

    La bonne volonté candide d'Aliocha, immédiatement tournée en bourrique, va se trouver bousculée par un tourbillon d'observations et de sentiments contradictoires que n'importe quel individu, aujourd'hui encore, peut ressentir à l'approche des humiliés et des offensé de notre époque, quels qu'ils soient. 

     

    Surtout il s'agit d'autre chose encore, qu'un Victor Hugo a exprimé dans L'homme qui rit, plus fortement encore que dans Les Misérables, qu'on pourrait dire la condition humaine au dernier état de la déréliction, que n'importe quel lecteur sensible peu éprouver ici dans sa chair bien plus que dans sa "conscience sociale".

    Tchekov2.jpgTchékhov sans programme . - Au critique socialiste qui reprochait à Anton Tchekhov de ne pas "dénoncer" assez explicitement le mal social qu'il peignit mieux que personne dans ses récits, l'auteur de l'inoubliable Salle 6, entre tant d'autres récits du bout de la nuit russe, répondait que l'écrivain qui entreprend de décrire des voleurs de chevaux, s'il a bien fait son job, n'a pas besoin de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. De la même façon, Tchékhov s'est toujours garder de délivrer un message.

     

    Dans le même ordre d'idées, il va de soi que le Dostoïevksi qui continue de nous prendre à la gorge et au coeur, cent quarante ans après sa mort, n'est pas le réformateur social ou le prophète slavophile du Journal d'un écrivain, ni le moraliste orthodoxe sempiternel que nous retrouvons chez Soljenitsyne, mais le romancier-médium capable de nous faire ressentir le désarroi d'un petit garçon ou d'une jeune fille avec la même pénétration qu'il sonde les entrailles d'une femme éperdue d'amour ou d'un terroriste.

     

    Zinoviev.jpgDe la même façon, ce que nous retenons, trente ans après la lecture des Hauteurs béantes ou de L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev, ne tient pas aux "idées" politiques de l'écrivain, et moins encore à sa qualité de prophète (il voyait le communisme durer 1000 ans), mais aux innombrables composantes humaines d'une société malade de son idéal trahi. Dès que Zinoviev, d'ailleurs, s'est exprimé dans les médias en tant que porteur d'opinions, ce fut pour dire tout et son contraire. 

     

    815314-l-ecrivain-belarusse-svetlana-alexievitch-pose-a-minsk-le-14-novembre-2014.jpgEntre supplication et "message"

    Dans la tradition russe du témoignage en vérité  fondé sur la pitié et le refus de l'abjection, les livres de Svetlana Alexievitch ont cela de particulier que, sous la forme de concerts de voix, au ras des faits (que ce soit les guerres d'hier ou les désastres écologiques-sociaux d'aujourd'hui) mais bien au-delà du langage unidimensionnel des médias et du journalisme, l'écrivain sonde la douleur humaine et fait parler les humiliés et les offensés. Comme L'Archipel du goulagLa supplication relève du poème, et c'est ce qu'on se dit aussi des fictions d'un Boualem Sansal, dépassant les certitudes idéologique.

     

    Cependant, il est intéressant et révélateur, dans le cas du romancier algérien, de comparer ce qu'il filtre de vérités humaines dans le tissu de contradictions d'un roman tel 2084, et le message que l'auteur, sollicité par les médias, délivre avec une certitude comparable aux vues péremptoires d'un Dostoïevski dans son  Journal d'un écrivain ou d'un Soljenitsyne dans ses prêches plus ou moins inspirés. 

     

    4784493_7_77a7_l-ecrivain-boualem-sansal-a-paris-le-4_0bdf7cc333484f14fb1e5549215bbb89.jpgQue Boualem Sansal peigne un monde plombé par une sorte de secte mondiale para-islamiste après la victoire des Croyants sur les Mécréants, sous forme de fable d'anticipation à la manière de La guerre des salamandres de Karel Capek ou de 1984 de George Orwell, est une chose. 

     

    Mais on sera plus réservé (comme on a pu l'être avec Zinoviev ou Soljenitsyne faisant la leçon au monde, sans parler du Céline délirant d'antisémitisme) sur ce qu'il dit aujourd'hui dans les médias, en idéologue catastrophiste soudain sentencieux, à savoir que la "religion" islamiste va dominer le monde, que les Lumières n'ont plus cours dans un Occident délétère, alors même que Daech & Co sont voués à disparaître. 

     

    La plus grande menace visant notre monde est-elle vraiment la "religion" ? Et de quelles Lumières parle-ton, quand on perd de vue les nuances de la réalité et la complexité humaine ?  

     

  • Ceux qui ne s'ennuient jamais

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    Celui que rien n’ennuie jamais même pas de vous regarder regarder la télé / Celle qui estime qu’à chacune échoit un rôle à sa digne mesure de la blatte à la diva colorature / Ceux que leur courtoisie retient d’exprimer l’horreur du vide du caquetage ambiant / Celui qui allège autrui du fardeau de ses soucis en parlant plutôt de la dernière planète découverte dans un recoin de la galaxie / Celle qui en Anglaise distinguée évite d’étaler ses peines de chœur mixte / Ceux qui mettent les pieds dans le plat pays de la France hollandaise / Celui qui se dit très concerné par le tableau minimaliste représentant un carré blanc sur fond blanc en train de méditer genre Mathieu Ricard sur fond jaune / Celle qui à la Bourse est dite la Muse du Panier / Ceux qui ne s’embêtent pas à attendre les réponses tant les questions suivantes les passionnent / Celui qui arrive toujours en retard par crainte d’ennuyer ses hôtes / Celle qui arrive toujours en avance sans craindre d’ennuyer ses hôtes / Ceux qui ne seront jamais romanciers faute de ne s’être point ennuyés en leur enfance sauf des fois dont ils tireraient juste un poème à la Mallarmé / Celui qui n’accorde jamasis sa confiance à qui l’exige / Celle qui par Facebook a accédé à la vie digitale / Ceux qui se morfondent dans le tunnel sans réseau ni cellule de soutien psy à quoi se raccrocher / Celui qui change d’opinion comme de chemise en laissant Denise défaire les boutons / Celle qui au Dalaï-lama passant par là lance « merci pour ce que vous faites ! » / Ceux qui sourient à la Joconde qui le leur rend bien avec sous-titre en japonais / Celui qui (par principe) refuse de donner àmanger au drapeau / Celle qui au fond de cette trattoria de Cetona prend dans ses mains celles de Guido Ceronetti qui s’est plaint tout à l’heure de vivre désormais « senza più carezze » / Ceux qui dans les Lettre à Lucilius tombent sur les mots Quocumque me verti, argumenta senectutis meae video, ou encore In conspectu me esse senectutis sans penser que ça les concerne autrement qu’au niveau des artères et des articulations / Celui que charment les définitions rédigées à la ronde des cartels explicatifs de la section Essences Rares du Jardin botanique / Celle que l’ennui mortel de son mariage n’a pas empêchée de tuer le temps / Ceux qui s’ennuient de toi sans oser le dire pour ne pas te déranger / Celui qui compare l’origine de l’univers à un gang bang / Celle qui a la notion cosmologique de Big Bang préfère celle de Big Crunch / Ceux que le concept de Multivers conforte dans leurs mules de métaphysiciens casaniers , etc.

  • Avatars du Grand Inquisiteur

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    Actualité des Karamazov. - Le chapitre le plus célèbre des Frères Karamazov est consacré à la légende du Grand Inquisiteur, racontée par Ivan, présumé athée, à son jeune frère chrétien Aliocha.

    Les pages en question évoquent la confrontation du Grand Inquisiteur d'Espagne et du Christ revenu sur terre, que le potentat clérical a fait arrêter pour le faire taire et peut-être l'exécuter une seconde fois. Cette scène fameuse oppose apparemment la vérité première de l'Evangile incarné et de ce que l'Eglise de Pierre en a fait à travers les siècles, de persécutions subies en persécutions infligées. L'argument massue du Grand Inquisiteur, en face du Christ taiseux, est que l'enseignement de celui-ci serait resté lettre morte si l'Eglise n'en avait pas inscrit l'Esprit dans la Lettre du monde par le truchement du césaro-papisme romain à vocation universelle d'inspiration divine et reconnue de gré ou de force, vouant aux fers et au feu toute hérésie.

    Berdiaev03.jpgLe débat pourrait sembler dépassé, obsolète voire surréaliste. Et pourtant, nous rappelle (entre beaucoup d'autres) le penseur russe Nicolas Berdiaev, qu'on a souvent rapproché des personnalistes français, le personnage historique du Grand Inquisiteur aura changé maintes fois de masque et de costume à travers les siècles et jusqu'en nos temps actuels. Ainsi Berdiaev propose-t-il une nouvelle interprétation de cette figure, parangon du totalitarisme clérical tuant au nom de Dieu, mais aussi de toute autorité ou pouvoir terrestre s'opposant à la liberté spirituelle fondée par le Christ, comme le ferait toute philosophie de l'histoire de type positiviste ou matérialiste. Il y aurait donc, pour Berdiaev, du Grand Inquisiteur non seulement dans les théocraties ou les pouvoirs monothéistes exclusifs que nous connaissons aujourd'hui encore, mais dans toute idéologie matérialiste et ses dérivés actuels noyant l'Esprit dans le marshmallow de la consommation abrutie, ou de la vénération des idoles multitudinaires assimilables au culte de l'Argent.

    dostoievski3.jpgLa pensée des écrivains. - La grande littérature russe des XIXe et XXe siècles, actuellement dénaturée par une espèce d'américanisation rampante voire parfois galopante - tout au moins à ce qu'en révèlent les traductions de ces vingt dernières années -, reste un extraordinaire trésor de pensée vivante, bonnement incarnée par des personnages aux sentiments et aux comportements à caractère universel, notamment chez un Dostoïevski. Chestov02.jpgRozanov affirmait que les plus grands philosophes russes de son tournant de siècle étaient des écrivains, et de même pourrait-on dire que le dernier des grands penseurs russes, Léon Chestov, est d'abord un admirable prosateur. Or c'est en lecteur de romans qu'il faudrait réfléchir aujourd'hui à la signification actuelle de la légende du Grand Inquisiteur, en particulier, et à la portée des romans de Dostoïevski en général. Ou plus exactement: en lecteur du monde actuel considéré comme un roman s'écrivant au jour le jour. Il ne s'agit pas tant, en effet, de savoir si l'on va "choisir" entre Rome, Athènes ou Jérusalem, ni d'établir la supériorité de l'islam sur le christianisme, l'agnosticisme ou l'athéisme, le port de la barbe ou l'interdiction du string sous la burqa - il s'agit moins de répondre que de questionner à partir des positions humaines incarnées que représente la Littérature universelle en général et le roman russe en particulier. Bref il s'agit, contre l'universel papotage "autour" des livres, de lire vraiment ceux qui en valent la peine et de réagir en son âme et présence.

    Dimitri8.jpgUne question de Dimitri. - Notre ami Dimitri, alias Vladimir Dimitrijevic, éditeur-sourcier de La Légende du Grand Inquisiteur, recueil d'essais réunissant les réflexions de six penseurs russes sur le chapitre fameux des Frères Karamazov (L'Age d'Home, 2004), se demandait à la fin de sa vie si l'on verrait bientôt advenir le temps où le public se détournerait du superflu pour lui préférer la lecture d'un bon livre ?

    Je me pose cette question tous les matins, j'y repense tous les jours en me baladant sur la Toile à l'écoute de voix possiblement amies, j'y réponds à ma façon en lisant et en écrivant et telle est ma façon, somme toute, de m'opposer à ce Grand Inquisiteur omniprésent de notre temps qui m'évoque un démon lubrique et jouisseur plus qu'un exécuteur prestigieux. L'Inquisiteur actuel est, à mes yeux, bien moins que l'Imam furieux de la paroisse voisine, de quelque confession qu'il soit au demeurant, que le sectateur sans visage du Superflu, fauteur séduisant de l'illusion stérile des temps qui courent.

    Or comme le disait Dimitri: "On continue !". On lit ainsi les livres de Svetlana Alexievitch, à côtés desquels tout paraît un peu frivole et superflu. On lit Les cercueils de Zinc, et ce sont les voix des soldats rescapés de l'infernale guerre d'Afghanistan; on lit La supplication, et ce sont les voix des martyrs morts ou survivants de Tchernobyl; on lit La fin l'homme rouge, et ce sont les voix désenchantées de la Russie d'aujourd'hui où renaît le culte de Staline au nom de la "sainte" orthodoxie...    

     

  • Cannibale

     

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    Jamais je ne serai repu

    de ce festin de chair.

    Aux jardins de la nuit lunaire,

    errant à peu près nu

    dans le dédale des odeurs,

    je rôde, fauve ardent,

    le regard pénétrant

    l’ombre parcourue d’ombres.

     

    Lorsque, aux parties les plus douces,

    je mords jusques au sang,

    c’est à la fin des ans

    que je bois à la source.

     

     

    Et quand je n’aurai plus d’âge,

    plus jamais cette angoisse,

    plus la hantise que tout passe :

    l’ombre sera vaincue.

     

    Edvard Munch, Autoportrait en enfer.

     

     

  • Délivrance

     

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    Viennent les rides à nos visages,

    toutes nos peines partagées ;

    nous nous aimerons jusqu’à l’âge

    incertain de nous délier.

     

    La mort seule nous déliera

    l’un de l’autre et de nos festins,

    de nos pleurs et de nos arias -

    de la mort délivrés enfin. 

     

    (19 mars 1989)

  • Tourment

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    De l’allée cavalière

    on le voit émerger

    des ombres de l’étang ;

    il pèse, il est léger

    dans le jour frelaté,

    et je l’aime de haine,

    telle étant cette loi.

     

    Il a les yeux cendreux

    de ces désespérés

    qu’on retrouve longtemps

    après qu’ils ont noyé

    leur âme consumée.

     

    C’est un crime d’enfant

    dont je rêve souvent.

     

    (23 mars 1989)

     

     

     

  • L'enfant bleu

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    Il ne sait pas où il est né.


    Il n'a pas les papiers qu'il faut.


    Du moins nos chiens diligentés


    le tiennent-ils en respect.


    Et nous aussi le respectons :


    ce n'est pas comme à l'étranger…


    Mais sait-on avec ces gens-là ?


    On a d'ailleurs bien planifié


    la facilitation:


    selon les normes et les codes appropriés.


    Or l’enfant bleu à ce qu'il semble

     

    ne ressemble à personne ;


    ne comprend toujours pas,


    ou ne veut pas capter.


    Il n’entend aucun de nos mots.


    Quand il parle on dirait qu’il dort.


    Et s'il mettait le feu à l'or ?


    L'enfant n'a pas d'argent,


    mais restons vigilants.


    Cette façon qu'ils ont...


    Et les mères derrière les sagaies !


    Et les pères insoucieux !


    Et lui tout seul avec ses yeux !

  • Jean Genet l'irrécupérable

     

    Genet330001.JPGAvec Proust et Céline, Il fut l’un des plus somptueux prosateurs français du XXe siècle. Son centenaire suscita une pléthore d’hommages. Relire ses premiers romans-poèmes, à commencer par Miracle de la rose,  est peut-être plus important que toute célébration convenue...
    Genet55.jpgIl faut penser à la pauvre tombe de Jean Genet au moment de rappeler sa pauvre naissance, le 19 décembre 1910. Une humble pierre blanche sous le ciel marocain et face à la mer : telle est la sépulture d’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, mort en 1986 comme un vieil errant anonyme dans un couloir de ces hôtels sans étoiles où il ne faisait que passer.

    Or ce vagabond fut aussi un génial romancier-poète traduit dans le monde entier, un auteur de théâtre non moins célébré, une véritable « icône » de la contre-culture des années 60-80 qui défendit des causes aussi « indéfendables » que celles des Palestiniens, des Black Panthers, ou des terroristes de la bande à Baader. Paria de naissance, il appliqua cependant, à sa conduite publique, une « logique » incompréhensible en termes strictement idéologique ou politiques. Le vrai Genet est ailleurs que dans la défense de telle ou telle cause : son fil rouge, son « âme » relève du sacré plus que du social, ce qui l’anime ressortit à une soif de pureté et d’absolu qui dépasse les engagements contingents.

    Moins « martyr » que ne l’a suggéré Sartre, mais certainement « comédien » plus souvent qu’à son tour, Jean Genet mérite une approche sérieuse, mais lucide aussi, dont la meilleure à ce jour reste la biographie monumentale du romancier américain Edmund White.

    Quant à l’œuvre, assurément fascinante et paradoxale, elle a fait l’objet d’innombrables études, à commencer par le Saint Genet comédien et martyr de Sartre récemment réédité, entre autres essais, colloques et dossiers, et la célébration du centenaire confine à la pléthore. Puisse-t-on se défendre, cependant, de sanctifier un homme qui ne le demandait sûrement pas, ni de porter aux nues une œuvre, aussi éclatante et variée qu’elle fût, sans en lire vraiment les livres qui la composent.

    Genet.jpgPour qui n’aurait rien lu de Jean Genet, rappelons que cinq romans-récits ( Journal du voleur, Miracle de la rose, Notre Dames-des-Fleurs, Pompes funèbres et Querelle de Brest), tous écrits en prison entre 1942 et 1946 par cet autodidacte-voyou, constituent la première œuvre majeure de Genet. Celui-ci, au fil de récits très poétiques jouant sur un mixte d’autobiographie sublimée et de légende dorée canaille peuplée de mauvais garçons, se livre à une sorte de vaste remémoration érotique dans une langue mêlant sordide et sublime. Le culte de l’abjection, un peu comme chez Sade, s’oppose au culte des vertus chrétiennes, avec l0exaltation du vol, de la trahison et de l’homosexualité. Les premières éditions seront d’ailleurs expurgées des passages les plus « hard », dûment rétablis aujourd’hui.

    Cette mystique invertie et solipsiste – à l’usage du seul Genet – signale à la fois la vengeance d’un être humilié avec la bénédiction des belles âmes, et la recherche d’un absolu esthétique. Abandonné par sa mère à sept mois, bouclé pendant des années dans un bagne d’enfants, exclu de la norme par sa double nature d’homosexuel et de poète, Genet exorcisa une première fois sa souffrance et son ressentiment dans ce prodigieux jaillissement créateur initial, auquel succéda une période de désespoir et de stérilité. « J’avais écrit en prison. Une fois libre, j’étais perdu ». Et comme pour y ajouter, la monumentale étude de Sartre, où le philosophe accommodait Genet à la sauce de l’existentialisme, du freudisme et du marxisme, faisait l’impasse sur la complexité dostoïevskienne du monde de Genet, trop intelligemment décortiqué et démystifié.

    Or un Genet plus profond et confus, et surtout approché dans ses métamorphoses successives, restait à raconter, comme s’y est employé Edmond White dans la reconstitution de cette vie marginale et souvent fuyante, de la Grande Guerre à l’Occupation, puis de la guerre d’Algérie à Mai 68, à quoi l’écrivain participa non sans scepticisme.

    Naissance d’un écrivain

    Evitant la psychologie à bon marché, Edmund White s’étend en revanche sur l’environnement social dans lequel Genet a passé ses jeunes années. On y découvre que sa mère nourricière, dans le Morvan, le choya passablement, mais que le statut des « culs de Paris » et autres « metteux de feux », enfants abandonnés mal vus a priori, relevait quasiment de la damnation. Les pages consacrées à la colonie agricole de Mettray, combinant le dressage des adolescents et leur exploitation lucrative en dépit du déclin de cette institution « phare », sont d’autant plus frappantes que Genet, dans Miracle de la rose, tend à magnifier cette « maison de supplices » fermée en 1939. « Paradoxalement, dans l’enfer j’ai été heureux », écrira-t-il ainsi.

    De nombreuses autres zones obscures de la vie de Genet s’éclairent, notamment liées à une période de six ans à l’armée où le caporal Genet fit probablement tirer sur des civils, aux voyages innombrables en Europe, à la dèche et aux expédients, et l’on en sait plus désormais sur l’immense travail personnel accompli par le semi-analphabète de 20 ans (ses lettres de l’époque sont poignantes de maladresse mais aussi de géniale fraîcheur) pour acquérir un grand savoir littéraire et philosophique et la maîtrise d’une langue sans pareille.

    Un personnage à facettes

    Genet6.jpgSelon les témoignages, Jean Genet pouvait se montrer aussi charmant qu’odieux. Dans ses Lettres à Ibis, une jeune amie idéaliste à qui il se confie entre 1933 et 1934, il donne l’image d’un garçon très sensible et assoiffé de tendresse qui a les « larmes aux yeux de n’être pas Valéry » et s’excuse pour ses « anomalies sentimentales ».

    Délinquant plutôt minable (même s’il fut menacé de la relégation à vie, ce ne fut que pour des vols de bricoles et de livres…), il ne s’affranchi jamais pour autant de son état de voyou. Ainsi déroba-t-il un dessin de Matisse à Giacometti, dont il disait pourtant que c’était le seul homme qu’il avait jamais admiré – et le sculpteur laisse d’ailleurs de lui un portrait mythique. Mais le brigand était capable, autant que de vilenies, des attentions les plus délicates, et la plupart de ses amis, qu’il trompa ou « jeta » les uns après les autres, lui vouent une tendresse aussi paradoxale que tout son personnage. C’est que, finalement, l’intransigeance furieuse, la folle susceptibilité, les coups de gueule légendaires de cet homme blessé, à la fois conscient de son génie et doutant de tout, trahissaient la fragilité fondamentale d’un enfant blessé à vie et resté vulnérable, sensible enfin à la détresse des plus mal lotis que lui.

    Cohabitant avec l’homme de théâtre extraordinairement doué et avec le moraliste contestataire de haut vol, proche à ce double égard de l’artiste-polémiste Pasolini, il y avait enfin en Jean Genet une espèce d’exilé « à perpète ». De là sa défense des humiliés et des offensés, et plus précisément des Palestiniens qui, disait-il, cesseraient de l’intéresser au jour où ils disposeraient d’une terre à eux. Cela étant, même devenu mondialement connu et souvent « récupéré » à son corps défendant, Jean Genet a fui jusqu’au bout toute forme d’acclimatation et continua de mener sa vie de vagabond errant d’un hôtel sans étoiles à l’autre, distribuant ses biens à ses amants et amis, pauvre parmi les pauvres et reposant désormais sous la plus humble pierre blanche du bout du monde, face au ciel et à la mer.

    Image: Jean Genet en 1939.





    Pour lire Jean Genet

    Jean Genet. Journal du voleur, Querelle de Brest, Pompes funèbres. Préface de Philippe Sollers. Gallimard, coll. Biblos 788p.

    Jean Genet, Miracle de la rose. Version non expurgée. L’Arbalète, 347p.

    Jean Genet. Lettres à Ibis. Gallimard, L’Arbalète 2010, 109p.


    Jean Genet. Le condamné à mort. Nouvel enregistrement, combinant chant et récitation, d'Etienne Daho et Jeanne Moreau.


    Edmund White. Jean Genet. Avec une chronologie biographique référentielle d’Albert Dichy. Biographies-Gallimard, 1993. 685p.

    Jean-Paul Sartre. Saint Genet, comédien et martyr. Gallimard 2010, coll tel, 695p.

    Le numéro de décembre du Magazine littéraire sera consacré à Jean Genet.

    Site des Amis et Lecteurs de Jean Genet. http://jeangenet.pbworks.com/

    Image: Jean Genet en 1939. Photo inédite, de la collection Jacques Plainemaison.

  • C combien la pipe ?

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    … Que le très honorable étranger nous pardonne, mais ni le très vénérable Maître Fu-Moli, que vous voyez là-bas (à droite avec la moustache tombante) ni le gracieux éphèbe Fu-Mosi, son élève, ne sauraient répondre à votre Question si subtile et délicate sans emprunter le détour du Conte du Lent Chandoo et du Seigneur patient, où il est montré que ce qui compte dans le rituel séculaire de notre humble maison Au Lotus Bleu, n’est point la pipe mais le Chemin - à cela s'ajoutant que nous acceptons aussi volontiers  la Mastercard que la Visa V.I.P…


    Image : Philip Seelen

  • Savoir

     

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    Puissions-nous retrouver,

    cette lumière qui nous éclaire

    en dépit de nous-même.

    Nous ne pouvons plus croire,

    nous n’avons plus cette candeur

    de l’enfant surpris par la nuit,

    Notre savoir est en lambeaux

    dans le roncier des preuves.

    Tout est trop expliqué :

    tout est trop occulté,

    de notre obscurité. 

     

    (15 décembre 1987)

  • Miss you bro

     

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    En mémoire de Reynald.

      

    Ce soir j’avais envie de te téléphoner, comme ça, sans raison,

    pour entendre ta voix, comme tant d’autres fois.

    Après tout c’était toi, déjà, ces longs silences.

    Mais je sais bien, allez vous étiez occupés :

    les patients, les enfants, l’éternelle cadence.

    Ce n’était plus, alors, le temps de nos virées

    au biseau des arêtes ;

    ou comme ces années en petits étudiants dans l’étroite carrée :

    les rires, avec ta douce, que nous faisions alors !

    L’emmerdeur d’en dessous qui cognait aux tuyaux.
    tout ce barnum : la vie !

     

    Et ce soir de nouveau j’aurais aimé semer

    un peu ma zizanie.

    Ou parler avec toi, comme tant d’autres fois.

     

    J’avais presque oublié ce dimanche maudit,

    cette aube au bord du ciel

    au miroir effilé,

    la griffe de ta trace

    au-dessus des séracs.

    Tu vaincras, tu vaincras scandes-tu : tu vaincras!

    L’orgueil de ton défi !

       

    Mais soudain à la Vierge là-haut qui te bénit -

    à toi sans le savoir est lancé le déni

    d’une glace plus noire.

    Ce dimanche maudit, juste à ton dernier pas.

    Et ce cri ravalé, et ce gouffre creusé.

    Et l’effroi des parois – et la mort qui se tait…

     

    Sais-tu que je t’en veux ce soir,

    ami, parti tout seul

    comme un bandit !

      

    (ce 13 décembre 1987,

    après le 15 août 1985)

     

    Martial Leiter, Le pilier hivernal. 

  • L'enfant et l'oiseau

     

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    De l’autre côté du sommeil,

    là-bas où le souffle léger

    d’une brise dans les allées

    des années écoulées

    me rappelle l’ancien rêve

    éveillé de mon enfance,

    ce goût de miel, cette lumière,

    cette clairière au bord du ciel –

    c’est là-bas que mon chant s’éveille.

      

    (20 mars 1989)

     

    Marc Zarka, L'Enfant et l'oiseau.

  • Clavecin des prés

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    Au jardin de ma bonne amie,

    le maître d’harmonie

    est un dieu familier.

     

    Les yeux fermés elle devine,

    au parfum des collines,

    une ancienne saveur ;

     

    comme une fraîcheur de jeunesse,

    comme une caresse,

    comme un goût de fraise.

     

    Songeuse au milieu des pavots,

    tranquille comme une eau,

    elle sourit aux heures

     

    C’est un souvenir qui revient,

    et c’est aussi le mien,

    d’un secret partagé.

     

    (21 mars 1989)

     

    Emil Nolde, Large poppies, 1908.

  • Aux jardins Boboli

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    Pour Gérard Joulié

     

    Ce que j’aime chez vous,

    c’est ce lord, mon ami ;

    chez vous l’élégance

    et la mélancolie

    diffusent comme un nimbe d’or.

    Nos conversations, le soir,

    à l’infini s’allongent,

    au hasard des bars.

    Et par delà minuit

    (rappelez-vous cette soirée d’été

    aux jardins Boboli, lorsque nous parlions

    de ce que peut-être il y a après) ,

    sur la marelle des pavés

    nous jouons encore une fois

    à deviner qui le premier

    contemplera le Paradis.

     

    Aux jardins Boboli, cette nuit-là,

    vous m’aviez dit que vous,

    vous croyez qu’on revivra

    comme ça, tout entiers.

    Pour moi, vous ai-je dit,

    je n’en sais rien. Patience.

    Je ne crois pas bien, mais

    comme au cinéma j’attends

    la fin de la séance,

    les yeux fermés.

    Comme aux jardins Boboli de Florence,

    je souris en silence.

     

                               (Florence, 1973-2016)

  • Ce qui de l'enfant parle

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    On tourne autour de l’animal,

    et ça ne fait pas mystère.

    Tout de la nature me parle,

    sans un mot prononcé.

    La musique, la poésie,

    la pensée incarnée,

    campent aux quatre vents

    de la terre et des feux

    des sourciers nombreux.

    Au bord du sommeil de l’enfant,

    j’écris ce que je sais.

    Mais le poème seul,

    et le rêve muet,

    diront ce que j’ignore.

     

    (1986-2016)

  • Rendez-vous

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    Pour L.

     

    À la terrasse je l’attendais.

    C’est assez nouveau cela : que j’aie de l’avance…

    Je me sentais bien. C’était Byzance :

    le boulevard, le soir, après la pluie d’été ;

    en face l’épicerie éclairée,

    SPIRITUEUX ET DENREES COLONIALES ;

    Sous la verrière les nappes blanches,

    les garçons à la coule,

    ce goût de terre dorée de la Suze –

    souvenir des Alpes maritimes,

    quand je lisais Alexis Zorba sur les hauts gazons ;

    j’avais seize ans, le cœur vert.

    Et soudain je la vois,

    Mais elle ne m’a pas vu…

    Juste le temps d’imaginer

    ce qui pourrait se passer entre ces deux-là,

    comme cet autre soir où,

    dans un bar du vieux quartier de notre ville,

    là-bas,

    je l’ai rencontrée…

     

    (Paris, 1987)