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Une féroce empathie

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(William Trevor)

Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative.

Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappellent les lecteurs d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort supposée de leur enfant), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchékhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

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C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des « relations intercommunautaires ».

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Autant qu’un Tchékhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société. Jamais il ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, «branchée à mort» et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vu par son fils de sept ans...

 
S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
 
Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la story de manière plus saignante et parlante dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.
Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...
 
 
De très bonnes mauvaises nouvelles
Observateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.
 
Ainsi, la première des dix Très mauvaises nouvelles, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen de Thomas Vinterberg, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus
Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.
Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain l’imprévisible humanité.
Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans Ô, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.
S'il lui arrive d'être aussi féroce qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par sa sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont autant de toniques.
Au cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».
 
 
Une tragédie irlandaise
Le sentiment mêlé de la cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins remarquable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor.
Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite «des troubles» à nos jours.
« C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher ».
Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor me semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables.
Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension.
 
(L’aimable lectrice et le bienveillant lecteur retrouveront ce texte dans Les Jardins suspendus, recueil de lectures et d’entretiens avec des auteurs de partout (1968-2018) à paraître aux édition Pierre-Guillaume de Roux, à la prochaine rentrée d’automne)

Commentaires

  • Nous nous réjouissons de cette parution à venir.

  • Je vous remercie infiniment pour "La Maison dans l'arbre". Très touchée par ces poèmes, ce livre fertile d'un bel être fabuleux qui nous fait signe et d'un doigt clair nous désigne pour le suivre pas à pas, sur la terre et au-delà.

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