Le chaudronnier et le facteur
Quand le charbonnier apparut dans la vallée, il y a un peu plus d’un siècle de ça, les gens du Pays-d’Enhaut se demandèrent d’abord probablement «qui c’était pour un»...
C’est qu’il y avait quelque chose de pas ordinaire, chez ce plus ou moins vagabond, dont la taille de colosse et la lourde démarche contrastaient si singulièrement avec ses airs farouches. Au départ, on l’avait donc regardé avec une certaine méfiance. Puis, les années passant, celui qu’on appelait tantôt « Trébocons » et tantôt « le Grand Fleitche, ou encore « le Vieux des Marques », s’incorpora pour ainsi dire au paysage.
On s’était avisé de cela qu’il ne ferait jamais de mal à personne ; et même on aimait le voir arriver, dans l’une ou l’autre maison, avec son sac de cuir et ses papiers découpés. Ainsi, lui offriez-vous le gîte, qu’il vous remerciait en vous laissant de ses vignettes et autres « marques » ornées de toutes sortes de motifs ou de scènes de la vie alpestre : la transhumance ou la forêt au « billonnage », le bal ou les travaux des champs - tout cela qu’il avait découpé en fines dentelles à l’aide de ciseaux auquel il avait adapté d’ingénieuses boucles de fil de fer, de sorte à pouvoir y enfiler ses doigts énormes. Mais quelle sensibilité manifestait-t-il, digne du plus raffiné des poètes, et qu’elle candeur !
Or, ce dont on ne se doutait pas, à l’époque, et l’intéressé sans doute moins que quiconque, c’est que les papiers découpés du charbonnier seraient appréciés, des années plus tard, comme des authentiques chefs-d’œuvre de notre art populaire...
De cette sublime guipure en papier que Johann Jakob Hauswirth - tel était le nom du charbonnier – n’eut même pas l’idée de signer, vous trouverez des échantillons en faisant étape au musée du Vieux Pays-d’En haut de Château-d’Œx. Par la même occasion vous pourrez également admirer les œuvres de Louis David Saugy le facteur de Rougemont. Tels sont en effet les deux grands précurseur de l’art «psalistique», comme l’appellent les spécialistes , si différents qu’ils soient cependant l’un de l’autre.
De fait, si le charbonnier apparaît comme un solitaire déraciné qui transfigure tout par la magie de son art – lequel évoque tantôt la grâce mozartienne et tantôt le mystère des contes – le facteur, lui, est un enfant du pays parfaitement intégré à la communauté dont les illustrations disent la joie de vivre.
Comme le relève Charles Apthéloz dans le livre magnifique qu’il a consacré à ces deux imagiers du Pays-d’Enhaut, Louis David Saugy «décrit les événements qui réunissent les siens au pays de sa naissance : la traditionnelle fête du tir de l’Abbaye, le remuage, les bals populaires de la Mi-été, la chasse, le bûcheronnage, la boucherie. Il célèbre les quatre saisons de la vie heureuse du Pays-d’Enhaut et enjolive son récit de saynètes et d’anecdotes humoristiques».
Bref c’est un conteur, tandis que Johann Jakob Hauswirth est un visionnaire, un créateur. «Lui n’observe, pas relève encore Apothéloz, il exprime. Chez lui, tout est signe. Il se sert de ce qu’il voit des scènes de la vie quotidienne et de la nature non pour raconter mais pour créer des formes parfaites à l’image d’un monde d’harmonie, d’équilibre et d’unité, un monde sans faille dont il porte en lui l'exigence et l'espoir».
Et puis cela encore : « Saugy témoigne de la vie au Pays-d’En haut, Hauswirth proclame l’urgente nécessité d’amour pour tous ceux qui hantent le séjour des vivants » (…) «En vérité, tout sépare Johann Jacob et Louis David, même le papier qui les a réunis au-delà de leur âge et de leur état, qu'ils découpent sans en faire le même usage. Saugy ne serait rien sans Hauswirth, qui lui a tout donné. Nés et morts à quelques kilomètres l’un de l’autre, les deux hommes n’étaient pas seulement d’une époque et d’une condition différentes. C’est leur qualité d’âme (ou la grâce ?) qui les a distingués. Et il est très émouvant qu’à la fin de ses jours le charbonnier ait, à son insu, légué au facteur les grands bouquets multicolores qui disent qu’enfin réconcilié avec le monde il a fait sa paix avec les hommes auxquels il offre, dans la sérénité gagnée, la ferveur de ce témoignage d’amour que sont des fleurs assemblées»...
Charles Apothéloz. Deux imagiers du Pays-d’Enhaut. Editions de Fontainemore. Paudex, 1978.