Retour à Notre-Dame-de-la-Merci, deuxième roman de Quentin Mouron. Après Au point d'effusion des égouts, premier roman déjà très remarquable, ce nouveau livre creuse plus profond et ressaisit, dans le temps d'une tempête, quelques destinées cabossées avec l'empathie d'un Raymond Carver.
Quentin Mouron m’a étonné, puis il m’a intéressé, dès les pages initiales de son premier roman, Au point d’effusion des égouts. Tout de suite j’ai constaté quelque chose de rare, et particulièrement chez les très jeunes écrivains de notre époque, dans ce texte apparemment imparfait selon les codes académiques, qui tenait à la dramaturgie du récit, à son atmosphère et à son écriture à la fois nerveuse et très précise, curieusement hâchée et frénétique en apparence, mais comme tenue par-dessous, fautive mais voulue telle comme on parle aujourd’hui dans la rue ou par SMS, affirmant en tout cas une voix et une trempe, une tripe particulière et un ton tendrement teigneux. Tout de suite il m’a semblé qu’il y avait là un écrivain pur jus et peut-être d’avenir, non pas à cause des traits immédiatement apparents de son talent hirsute, mais à cause de l’émotion filtrant entre les lignes et les scènes se bousculant de page en page – cette émotion vive découlant d’un certain regard sur le monde et d’un certain sentiment du monde. Un thème lancinant y apparaît en outre, qui court de page en page et se déploie dans le deuxième livre de Quentin, Notre-Dame-de-la-Merci, pour en devenir le motif central et sombrement rayonnant, qu’on pourrait dire celui de l’amour sans retour. Or ce qui me frappe aussi, dans la modulation de ce thème, tient au fait qu’il soit quasi pur de toute sentimentalité alors même que sa lancinante évidence « fait mal ». La même fragilité, sous la même apparente crânerie, se retrouve chez le narrateur du premier livre de Quentin et chez les personnages de Notre-Dame-de-la-Merci, qui appellent ici deux ou trois remarques préalables sur le jeune auteur.
Lui aussi semble faire son crâneur, dans sa dégaine de rocker à la coule, blouson de cuir et santiags, illico décontracté, voire un brin canaille, dans ses premières apparitions médiatiques. Tout pour plaire ou déplaire au premier regard, même style flashy que le Philippe Djian des débuts. Mais le vrai Quentin est tout autre derrière ce masque de faux frimeur : un type discret, délicat, éduqué. Un garçon hypersensible mais pudique. Un youngster de son âge avec des intuitions de vieux barde. Le fils d’Isabelle l’instite et de Didier l’artiste, fait au feu et au froid en plein air dans la forêt québecoise, respirant la nature et voyant des tas de gens plus ou moins louches entre le ranch familial d’Appaloosa et plus tard aux quatre coins de la Californie. Question lecture, passé de la lecture de l’intégrale d’Harry Potter à celle de Voyage au bout de la nuit de Céline, de Madame Bovary ou de Kant, des Deux étendards de Rebatet ou des romans de Simenon. À la fois un capteur hypervibrant et un cracheur de mots à fulgurances, rythmant et dopant ses premiers écrits au rock industriel ou aux éclats de John Coltrane. Cela pour la vibration de tam-tam de son écriture, qui dit pourtant autre chose. Par exemple, en confidence publique, qu’ Au point d’effusion des égouts a été écrit pour une fille aimée, qui n’en avait rien à foutre. L’assistance adulte et responsable se gausse : voilà bien du roman-photo sentimental de basse époque. Mais de quoi parle Bovary ? Et si Bovary avait fait des petits dans la forêt québecoise, une nuit de tempête ? Et si les trois paumés de Notre-Dame-de-la-Merci, comme Bovary est sorti de Flaubert, sortaient des tripes d’un certain Quentin Mouron passant ces jours ses examens de linguistique à la fac de lettres de Lausanne ?
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De part en part de Voyage au bout de la nuit, on a mal au monde et aux gens. De la même façon, toutes proportions gardées évidemment, j’ai eu mal en lisant les deux premiers livres de Quentin, avec lequel nous rions le plus souvent. Je ris aussi beaucoup, ces jours, en relisant le Gargantua de Rabelais, qui avait si mal au pauvre monde et aux tristes hommes. Or la tristesse du jeune narrateur d’Au point d’effusion des égouts n’a pas de quoi faire rire en apparence, moins encore la tristesse qui se dégage de Notre-Dame-de-la-Merci aux destinées cabossées, et pourtant la réelle profondeur de Quentin Mouron tient à son terrible humour. Pas tant dans sa satire carabinée d’une certaine Amérique friquée et névrosée, puritaine par obsession et violente par compulsion : bien plus dans la perception panique de la douleur que l’homme s’inflige à lui-même, finalement aussi drôle, au double sens du teme indiquant le comique et l’étrangeté, que les grimaces de la famille Deschiens. Les personnages du premier roman de Quentin sont peu développés, mais la touche est à chaque fois très précise et fait tilt. On voit illico l’oncle flic pédophile sur les bords. On voit la cousine Clara obsédée par le sexe, à proportion de son esseulement, et se réfugiant dans les thérapies à la gomme. On voit la voisine Laura que la non-résolution de sa blessure secrète empêche de se lâcher. On voit l’énergumène bavarois se défoulant à Vegas. On voit les vieux hippies et les vieux tacots du mythe perdu qui n’en impose guère au jeune voyageur. On voit l’affreuse église de Trona ceinturée de barbelés, comme on verra l’église vide de Notre-Dame-de-la-Vertu. On voit partout les débris d’un monde déserté par la grâce, sans un enfant. On voit le champion des buveurs de bière reconnu dans le monde entier par Youtube. On le voit gerber jusqu’en Chine et en Colombie où les gens ont des webcams et pas de travail. Tout explose à Vegas et tout part en couille. À la toute fin, dans le remarquable dernier chepitre intitulé Le banquet, on voit le chœur des adultes responsables autour de la table aux agapes conviviales, genre retour de l’enfant prodigue - retour à la case nains de jardin où l’on est prié de ne pas user de la tondeuse à gazon aux heures de repas - et que feras-tu plus tard, jeune écervelé ?
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Cela ne crève pas les yeux au premier regard, mais les deux premiers livres de Quentin Mouron concentrent une somme d’observations sur le monde actuel et l’homme actuel, la solitude et la déréliction des femmes et des hommes d’aujourd’hui, qui saisissent par leur acuité et font mal sans moraliser pour autant ni verser non plus dans l’indifférence blasée ou le cynisme. Ces observations découlent d’une attention au monde et aux gens qui me rappelle l’attention de Tchékhov ou de Simenon, ou encore de Raymond Carver pour l’attention particulière portée par le nouvelliste américain aux « vaincus » de ce Brave New World tout déglingué, ou enfin l’attention exacerbée de Flannery O’Connor àl’égard des humiliés et des offensés – le substrat théologique en moins.
Notre-Dame-de-la-Merci s’ouvre sur l’apparition, dans le froid et la nuit d’une tempête québecoise qu’on va sentir physiquement tout au long du récit, d’un corps de vieil homme pendu. C’est le vieux Pottier dont le suicide est comme un dernier cri lancé aux hommes. Et tout de suite le narrateur, et l’auteur en transparence, accueille et répercute ce cri bientôt mêlé à la clameur des véhéments silencieux. Quentin, qui se tient au coin de l’écran genre Hitchcock, attentif à ces « crieurs muets », remarque que « le cri qu’on étouffe n’est qu’un silence de plus », et ce silence curieusement sera celui, aussi, de la tempête et de la nature enneigée, juste cisaillé de dialogues laconiques. Tout de suite aussi le lecteur est averti : ce qui se passe là pourrait arriver à côté de chez vous. Et de fait, tout aussitôt je me suis rappelé les sept suicides du quartier de petits-bourgeois de notre enfance, sur les hauts de Lausanne où l’on croit que rien ne se passe, et m’est revenue la vision de la maison voisine de la nôtre, vidée un jour de ses étranges habitants noctambules et de son contenu, dont on découvrit dans la cave des milliers de seringues et d’ampoules.
Cela se passe en Amérique mais cet encanaillement du peuple tirant vers la classe moyenne, que figurent les protagonistes de Notre-Dame-de-laMerci, est désormais une constante sociale de partout dans la ville-monde que MacLuhan appelait, avec une sorte de candeur optimiste, le « village planétaire ». Odette, qui aspire au top du pouvoir politique local, est snob comme on peut l’être dans un bled tenant du condominium informel de retraités, mais comment assurer quand on a si mauvais genre ? À un siècle de distance, Odette Swann avait de meilleures chances.
Les trois personnages principaux de Notre-Dame-de-la-Merci n’ont aucune chance, ni en amont ni en aval, sauf d’aller crever d’ennui sur une plage mexicaine. Odette, dont le jules affilié aux Hell’s Angels s’est crashé contre un orignal – même pas une belle mort à la Bonnie & Clyde -, a cru que Jean voulait d’elle après qu’il l’eut sautée, ivre, à la fin d’une soirée. Or Jean n’en avait qu’à son héritage, après quoi il s’est rabattu sur une belle plante dont le vide pouvait juste faire écho au sien. Et dans le vortex de la tempête : voici Daniel, plus fort physiquement que Jean mais plus fragile et plus digne de compassion.
Les cloches de Notre-Dame-de-la-Compassion doivent être noyées dans cette tempête symbolique et hyper-réelle à la fois, comme celles de Kitèje. La seule voix qu’on entend dans la nuit est celle deu narrateur qui rejoint, sur la route où Daniel s’est planté après avoir laissé tomber son dessein de vengeance, cette incarnation pantelante de l’homme rejeté à lui-même. Dès le début du roman le jeune auteur a filé, comme entre les lignes, le thème philosophique du déterminisme et du libre-arbitre. C’était culotté, mais fait avec tant de naturel qu’on l’a admis – comme on admet l’apparition d’Alfred Hitchcok dans ses films pour nous rappeler, précisément, que nous sommes dans un film et qu’on en discutera le contenu à la sortie.
Après la Road-story d’Au point d’effusion des égouts, le deuxième livre de Quentin Mouron, noir et grave mais irradiant une tendresse inquiète, est un roman d’immersion et d’empathie dont l’écriture restitue physiquement l’épaisseur des personnages et l’atmosphère. Dans la triple unité de lieu, de temps et d’action de la tragédie, l’on reste évidemment en deça de celle-ci, faute de dieux et faute de héros –on se rappelle la réflexion de Friedrich Dürrenmatt sur l’impossibilité d’une traédie contemporaine. Daniel aurait pu flinguer Jean : ça n’aurait rien changé. Il faut que tout ça reste un peu médiocre pour être vrai. Il faut que la mère de Daniel, maltraitée par son conjoint alcoolique, soit à la fois attachante et insupportable. On voit les enfants de Daniel traîner dans la saleté pendant qu’il se réfugie dans une pauvre extase : il faut que tout ça fasse « mal » sinin ce n’est pas la peine. Il faut que la fin de la tempête soit à la fois une dévastation et une paix - comme une espèce de pardon.
(Ce texte constitue la postface de Notre-Dame-de-la-Merci, deuxième roman de Quentin Mouron, paru en 2012 aux éditions Olivier Morattel. Diffusé en France par Harmonia Mundi)