Livre - Page 38
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Déraison
Rien ne t’oblige à rien du tout:tu as le choix des armes,mais si tu en crois les frelons,les larmes coulerontde ce rien qui te rendra fou.Ta vocation est au trépas,te murmurent les loups:tous y sont disposés,mais si tu en crois les canons,nul ne revient du frontde ce néant qui les rend fous.Rien non plus ne t’oblige à tout:tu a le choix des larmes,et si tu en crois les melons,les armes se tairontquand parlera le dieu tatou...Image JLK: l'oiseau de Capitola. -
Avant l'aube
Avant l'aube
Avant l’aube point la vision
de cet œil noir scrutant
dans l’entonnoir de tendre chair,
au tréfonds de l’instant...
Tu y vois comme en un miroir
les reflets des années
s’effacer dans le jour sans ombre
des allées cavalières...
La mémoire serait
un ciboire plus qu’une coupe amère,
mais avant l’aube tu ne sais
voir clair que dans le noir...
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Facétie
Pour L.Je ne suis rien qu’un cancre las,fatigué de la vie,mais j’aime assez le chocolatet tes douces lubies.Le bleu me sied dans l’hélicodont les pâles remuenttout là-haut sous ton chapiteaud’acrobate menue.Le temps de passer par ici,devenu ta saison;et ta grâce sans vains chichis,ta peau douce au visonm’ont donné le goût d’être là...Peinture: Gilles Ghez. -
Chambres d'écho
En mémoire de Constantin Cavafy.
Sous les arbres, déjà,
du quai de la nuit de mai,
les corps à l'odeur de poisson,
les mains cherchant les noms
des visages absents ;
les corps à l'abandon
déjà faisaient entendre
ces murmures dont les chambres
se souviennent longtemps après.Le lift est une antiquité,
mais en bois précieux,
et ses poulies sont huilées
comme les corps très souples
des guerriers de l'amour.Les chambres ont tout enregistré ;
la salle d'eau sur le palier
les accueillait dans sa buée,
toute bleue et ses tuyaux
crachaient une eau rouillée.Mais ces corps de guerriers
ignoraient le remords :
le soleil de la chair
seul irradiait les chambres;
le soleil et la mort.
(Thessalonique, Hôtel Tourist, 1993) -
Fantaisie du bel été
Pour Sergio Belluz
Mon manège est un galopant,
mais il aime aussi la lenteur,
les antilopes et les cravates,
et la couleur de l'héliotrope.
Avant de lire je chevauchais
les tigres de l'épidiascope,
et le rire inquiet des muets
m'a fait danser le menuet.
A dix ans l'âge de raison
m'a vu philosopher tout bas,
avant d'emboucher le tuba
des marines explorations.
Ah que le monde est bas !
Ah que le monde est haut !
Ah comme il était beau,
le son du pianola ! -
Fugitifs
(Sur un vision de Czapski)Ils n'ont fait que passer:on les entend marcher en l'air.À travers les déserts,cela ne laisse pas de trace,mais les dieux impatientsont un faible pour les violents,et l'espèce est en guerre.Sus au tempsils n'ont fait qu'arracheraux cadrans les ombres solairespour piétiner à crules beaux jardins de tous les vœux;et brûlant toute terreinsoumise à leurs seuls dieux,ils n'ont fait que défaire...Mais les enfants de la clairièredans les bars des beaux soirsdes printemps de l'été indien,sur les lacs et les patinoiressavent qu'ils ne savent rienet vont se répétant:nous prenons tout le tempsde nous dire que nous passerons.(Cap d’Agde, ce 11 septembre 2017) -
À l'écart
Ce lieu tranquille est un repli,
loin d’eux.
Mais l’écart est autre.
Tu es un autre
je.
Ma distance est d’amitié
libre.
Heureux ceux qui ont une cabane dans les arbres.
Non pas au-dessus,
mais à côté.
Sereine intranquillité.
Keep in touch.
J’ai été touché de vous rencontrer.
Rappelons-nous.
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Dans le bleu du temps
Volutes partent en fuméesdans l’air allégé du matin;le bleu reprend la mainà l’insu de nos destinées.Sur le lac là-bas un bateau,d’un trait tout épuré,marque le vide des proposdes fumeurs accoudés.De quel port sont-ils donc partis,ces beaux messieurs tranquilles,parlant dans le vague roulisde leurs affaires en ville ?Et vers quels ailleurs s’en vont-ils,en quel port incertainse dissiperont-ils enfinau su de quel destin ? -
Le silence des arbres
Tu ne pèses pas lourd,
mais ces os empilés,
ces mains qui décapitent,
ces fosses refermées,
ces murs dynamités
disent ce que tu es.Nous qui n'avons de mots
que ceux que tu nous prêtes,
nous t'écoutons pleurer,
te plaindre, tempêter,
geindre puis menacer;
comme l'ange et la bête,
faire ce que tu hais.Comme la femme au puits
ou le poète hagard
nous restons éveillés
mais nous ne disons mot
qui ajoute à tes cris
le vacarme du sang.Cependant tu le sais:
tu sais notre clairière.
Ton poids n'est qu'un refus.
Le silence t'attend.
Il n'est point de barrière
pour ce qui souffle en toi.(La Désirade, ce 2 avril 2017).
Peinture: Stéphane Zaech.
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Soutter
Obscure est ma passion,disait le poète aux doigts noirsdans la nuit en plein jourde la lumière en tintamarre.Folie, folie, foliedes croix dressées dans l’air du soir- l’air de feu et de poixclouées dans le cercueil dressédes femmes en beauté,des visages pêchésdans le filet des innocents- le péché de la hontefurtive se détourne:on ne s’exhibera jamais,tout n’est que dévoilé,on ne connaîtra pas la paix,tout sera bousculé:chassés du temple du Marché,les usuriers du mondejoueront à ne pas jouirà la façon vampiredes âmes sans âme et sans chairgelées par le désirde ne désirer rien...Tout ainsi l’a cloué,le cinglé aux yeux de démentqui nous a dévoiléle monde immonde en son tourment. -
Les anges veillent
Bas les pattes ! s’exclame l’enfant:
tu ne m’englueras pas
dans ta bave et tes influences;
d’un saut je me dérobe
à ton bravo de prédateur:
la danse est ma hauteur.Tombera le masqué
séducteur combien souriant.Et les nuages tout là-haut
passant et repassant,
les chastes nébuleux globules
du sang bleu des seigneurs,
sont mes veilleurs armés.Tout se transforme à vue:
la joie m’est fortin de douceur.Peinture: Joseph Czapski.
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Muet au seul regard
Je t’applaudis d’une seule main,
dit le sage au manchot
qui le regarde sans envie,
la flûte bien tenue
d’une seule lèvre qui sourit.La colombe serpente,
musique courant où elle veut,
de cascades en langueurs.Aux murs aveugles de béton,
nulle main n’applaudit,
et la flûte est muette
aux lèvres qu’on n’écoute plus...Edvard Munch, Mélancolie.
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Arômes du matin
Ce que tu écris à présent
sera-t-il jamais lu ?
Cela ne te regarde pas.Les mots se forment sous tes yeux,
venus tu ne sais d’où,
comme la foule ce matin
sortant d’un peu partout.
Les mots dévisagent des gens
que tu ne connais pas:
cela défile comme en rêve;
à la sortie des gares
on croit qu’untel va s’arrêter,
mais c’est peine sans trêve:
ici la rime féminine
se noie dans la mâle rumeur
des employés pressés -
on éprouve alors un effroi,
comme au bord d’un fossé...Mais tu marches déjà là-bas,
les mots t’ont précédé
dans les rues qui vont quelque part:
ils marchent du pas décidé
du matin des humains
qui, ne pensant ici qu’au soir,
vont aux bureaux chauffés
là-haut où d’autres mots attendent
le moment du café.(Noté ce matin sur mon I-Phone, avant le lever du jour)
Peinture: Joseph Czapski.
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Au corps ignorant
Sur un poème de Rainer Maria Rilke.
L'athlète s'en est allé,
mais je ne sais ce soir
si ce que je déplore
est sa disparition,
le drapeau flamboyant
de son corps exerçant
son art géométrique,
ou ses mains électriques
écrivant des poèmes.
Je ne sais pas, j'hésite ;
réellement ce soir,
la fatigue m'a pris
dans ses bras féminins
mais ce grand torse à voir
de marbre et remontant
les chemins de l'oubli
via Rilke et Rodin,
me rend ces beaux matins
de nos corps élancés,
leur grisante sueur
et sur le stade inscrite
la lettre du poème.
Ignorant de la peur,
l'athlète ainsi demeure.
(Athènes, 2011)
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Toupie de Chine ancienne
Le Temps est un enfant, là-bas,
devant son tas de sable ,
que la mer en son doux fracas
pas un instant n’accable.Le Temps ne joue pas à passer
ni jamais ne se lasse
de voir le sable s’écouler
sans laisser nulle trace.Le Temps vous attend quelque part
sans que vous sachiez l’heure,
vous souriant avec son art
d’éluder la douleur.D’ailleurs Le Temps n’aime point trop
qu’on fasse tout un drame
du moment où, tout à vau-l’eau,
le vieil enfant rend l’âmeLe Temps est un arbre là-bas
sous lequel l’enfant joue
sans ressentir rien du tracas
qui dans l’ombre se noue.Dans le temps, l’enfant aimait bien
le vieux grabataire
qui lui filait un peu d’argent
dont il n’avait que faire.Le Temps est un château de cartes
dont l’enfant tout distrait
ne saura jamais, où qu’il parte,
que son sort est joué.Et si le Temps n’existait pas ?
persifle le vieux sage
à barbiche d’enfant chinois
remuant son potage... -
L'enfant bleu
Ce n’est pas tous les jours dimanche,
dit-il à l’enfant bleu
qui l’écoute dans le silence
hagard, après le feu.L’eau du puits est empoisonnée,
dit-on à la télé
d’un air profondément navré;
puis on parle du temps
qu’il va faire ce dimanche-là
sous le ciel radieux
de la publicité captieuse -
et l'enfant bleu se tait. -
Désarroi
Je ne suis pas vraiment chez moi
dans ce monde sans chiens -
ce monde sans secrets.Les barbus porteront des voiles
dans la cité sevrée,
et les chiens seront abattus.Les femmes se tairont
Les armes feront la prière,
selon le vœu des dieux.Ce soir, partout, les chiens
me demandent où nous allons,
mais les dieux sont muets.(Wuppertal, Café Venezia,
ce 6 juin 2019) -
À la douceur terrible
(Pour Aliocha)
Mes pauvres mots ne diront rien
de ce que tu nous chantes,
enfant de la verte prairie
retrouvée tôt matin
sous tes mains et nos yeux fermés -
tes mains courant là-bas
sur le fin clavecin des prés.Nos jardins en enfance
ont des chemins aux affluents
que tes magies font
remonter à la même source ;
au début était la lumière,
nous chantes-tu d’abord
et ton pianiste arbore
cet habit moiré par la course
du tout premier matin -
cette veste noire étoilée...Le chaos des commencements,
le doux pianissimo,
les brises frisant sur les fronts
des vivants effrayés
par Dieu sait quel pressentiment ;
et voici l’autre voix
de violoncelle du Gitan,
fils de Satan ou d’Apollon
qui bientôt ensorcelle -
la voix qui fait pleurer
dans le temps tout désaccordé,
ou bientôt retrouvé ?Tu sais les choses de Russie,
tu sais le printemps fou,
les débâcles de la Neva,
la folie d’Elena -
tu sais la force et la douceur
de l’oiseau Remizov
et du pantelant Oblomov ;
tu sais l’horreur mêlée
des malheurs et autres candeurs ;
tu es l’enfant de ça :
tu sais les larmes et le fracas
et c’est ça que tu chantes,
mon tendre et terrible Aliocha...(Wuppertal, un lendemain d’émotion au soir du 6 juin, à la Stadthalle, à l’écoute d’Eros athanatos de Richard Dubugnon, alias Aliocha).
Peinture: Chaïm Soutine.
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Marteaux et marées
Ne cherchez pas le mal ailleurs:regardez-vous en face.Ici les oiseaux se font rares,que vous avez chassés,mais en la nuit les fleurs demeurent,ah ah ah ah ah ah,et l’on va réparer, c’est ça:tenez-vous le pour dit...J’entends les fleurs se taire.Pas loin de là, des tsunamisvous attendent au miroir;votre espèce dénaturéeverra-t-elle le jour leverses armées bientôt désarméesdans l’air tout parfumé ?Ah ah ah ah, comme c’est bien dit !À la fenêtre de la nuit,tôt l’aube de l’hiverqui se prépare aux lendemainssans oiseaux plus jamais,l’enfant se tait là-basen vous répétant au miroir:faisons semblant: c’est ça...Ah ah ah ah, céleste espoir !Réparons, réparons,chantent les oiseaux aux marées,et les marteaux accourentavec les fleurs de la mariée...Peinture: Emil Nolde. -
Young Memories
Nous avions vingt ans d'âge
et le vent jeune aussi,
la nuit au sommet de l'île
nous décoiffait et sculptait nos visages
de demi- dieux que partageait
l'amoureuse hésitation,
sans poids ni liens que nos
ombres dansantes
enivrées au vin de Samos,
les dauphins surgis de l'eau claire,
nos impatiences enlacées,
un consul ivre sous le volcan
et le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...
Et partout, et déjà,
défiant toute innocence,
les damnés de la terre
plus que jamais déniés;
et si vaine la nostalgie
de nos vingt ans,
en l'insolente injonction de nos rebellions.
C'était hier et c'est demain,
et nos vieilles mains sur le sable
retracent en tremblant les mots
qui se prononcent les yeux fermés
au secret des clairières.
(San Francisco, Nobhill, ce 21 avril 2017).
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Obscure clarté
Obscure clarté
Mon ombre fait comme un nuage
ce clair matin d’été
où, dans le bois secret
de mon cœur, le très doux mirage
de nos jeunes années
me rappelle tant de lumière
au milieu des orages.Mon ombre est claire de te savoir
dans la clairière sans âge. -
Hugo's drums
Le dieu Totor du haut des cieux,
superbe, vaticine.
C’est le plus fringant de nos vieux
griots d'occulte mine
qui nous bombarde de ses mots,
appelant mille et moult échos,
aux douceurs d’étamine.L’homme qui rit est un démon
au sourire angélique,
un enfant noir sous les néons
des buildings magnifiques;
un misérable très africain,
une diva qui fulmine,
un bœuf musqué dans la toundra,
un marin qui lambine
entre les ombres équivoques ;
un milliardaire américain
dont Gavroche se moque ;
un pal de cruelle mémoire,
les interrogatoires
très secrets de la Loubianka,
du sang giclant aux tabloïds,
la dégoûtante, sordide
très inhumaine humanité
que voici que voilà…À douze ans j’avalais par cœur
tes saucisses de sang;
aux crinières de ta splendeur
je m’accrochais, enfant
piaffant d’alexandrins joyeux
dans les allées tu Temps
martelées par le grand ramdam
du langage oublié,
par toi dûment ressuscité,
à renfort de tam-tam. -
Maison de mots
Partout où je suis retombé,
dans mes jours vagabonds,
du ciel des mots rêvés
au quotidien banal -
de Balbec à Cabourg,
j'aurai recomposé
mon désordre vital.
Que s'agit-il de protéger ?
That is the question
que je me suis posée
dès mes jeunes années
de vieux sage avant l'âge.
Vous ne m'aurez jamais:
cela du moins est sûr !
Je dois avoir sept ans
en pensant aujourd'hui
que je suis un Chinois
de plus de sept cents ans
dans ma vie de trouvère;
car au vrai je me sens
pour toujours le coeur vert,
hors du temps à l'instant
de lire les noms de lieux
de partout où je suis;
et partout reconstruis,
de New York à Shanghai,
ma maison dans la faille
de ces mots que j'écris.La foudre à la seconde
ne survit qu'en poème. -
Révérence au Grand Manou
(Pour Anthony Nolan)
Voici venir le Grand Manou
sur son bel éléphant,
le pachyderme aux yeux très doux,
sage comme un enfant.Il a l’air d’un Maharadjah,
au fringant uniforme,
tout fleuri de beaux falbalas
sous son crâne haut-de-forme.Son ministre en bicorne blanc
tenant haut l’éventail
l’escorte pour son agrément :
c’est son job, son travail.Car il fait chaud chez les Indiens:
c’est marqué dans les livres,
et quand le peuple indien se plaint,
suppliant qu’on délivre
les vents attachés aux nuées,
le Grand Manou l’entend,
et l’éléphant de ses deux ailes,
ventile les innocents.En lisant le Mahrabata,
le Grand Manou s’inspire
des anciens avis avisés,
et l’Alizé respire,
et les Indiens tout requinqués
retrouvent le sourire.Le Grand Manou en sa splendeur
est resté le très humble
et très fidèle serviteur
de celui qui a façonné
dans l’atelier dormant,
en fine pâte à modeler,
sans brevet déposé,
les éléphants et les enfants. -
Élégie aux yeux clos
La maison hantée était là,
sur la hauteur boisée,
la bouche ouverte et dans le froid,
les yeux crevésL’ordre qu’on nous avait donné
de ne s’y risquer pas
nous brûlait de curiosités
et nous tentait d’être tentés.Il y avait du mystère là-haut,
au bord du ciel;
une voix toute en lamento
affleurait le sommeil
des petits dormeurs effrayés,
d’autant plus attirés
qu’un Manteau y apparaissait
sans tête et sans repos -
et c’était si doux de trembler
de nos blancs osselets...Tremblant encore les yeux fermés,
la mémoire en éveil,
je la revois en mon sommeil,
souriant vaguement
au ciel désormais bétonné,
sans âme, ou peu s’en faut
dans ce rêve au doux adagio... -
Out of joint
Plus tard je me suis demandési les autres là-basn'étaient pas nés trop tôt ?Je ne retrouvais plusle lieu du portulanoù l'on se retrouvaitdans les années-lumière,où tout semblait allerde rimes en ruisseaux...Alors on se parlaittoujours à demi-mot,et le silence se faisaità l'entour des clairières.Mais hélas tout celaest encore trop écrit.Revenir aux vrais mots.Ne plus édulcorer,je dirai même: ne pluspoétiser.Le temps nous pèse moinsce matin de printempsoù tout s'efface sous nos yeuxdu secret révélé des dieux -sans autre grâce que le présent.(La Désirade, ce 10 juin 2017)Peinture: Vassily Kandinsky -
Ce que parler veut dire
C’est en marchant là-bas,dans le sous-bois de ces années,que cela s’est mis à parler.Je ne sais que te dire :il n’y a pas d’explication;ce n’est qu’un fait divers.Pas plus que la Beauté cela n’est défini.Sais-tu si l’arbre s’en souvient ?Qui parle donc en toiquand les veilleurs ne disent mot ?Qui êtes vous, muets ?Dans mon ciel de papier,mon ciel de lit, mon lit de ciel,je n’entends que cela.(La Désirade, ce 6 novembre 2017)Peinture: Nicolas de Staël -
Encres et fumées
Le petit ouvrier des lettres
se lève tôt matin,
et tout de suite au clavecin
se la joue Grand Prêtre.La plus haute solennité
est en effet requise
de qui veut tirer du saké
de la grise banquise.Il y faut tout un fourniment
et tout un outillage
de tours et de trucs d’artisans
utiles au beau ramage.Il y faut l’encre et le pinceau,
les Japonais le savent,
et les Chinois au jeu de Go
opinent en vieux sages.L’encre est en somme la mer
aux cheveux bleus et verts,
plus vieille que le vieil Homère,
plus légère que l'air.Quant au pinceau c’est un stylo
aux mains de l’écolier,
ou à celles de la dactylo,
le studieux clavier.Le pinceau vert dans l’encre bleue
du plus infime des lettrés
tire d’un cendrier
cette voûte tout étoilée
où vont fumant les dieux. -
Nos coeurs éperdus et muets
Et quand la nuit tombait
sur le quartier de nos enfances,
les filles qui murmuraient,
mêlant secrets et confidences
à l’écart des garçons
dont le poil se faisait plus dur -
les filles tenaient les clefs
de nos coeurs immaturesLa nuit confond tous les visages
dans sa lumière noire
où se sont perdues tant d’images,
dont s’effacent les moires.Mais que sont-ils donc devenus,
les filles et les garçons
du temps de nos adolescences,
tout aux palpitations
de leurs cœurs éperdus
en muettes et vaines romances ?Nous jouons à la canasta
en parlant à voix lasses
du quartier dont on ne sait pas
ce qui ces jours s’y passe...Ainsi sommes-nous devenus
doux oiseaux de jeunesse
aux ailes d’anges un peu perclues,
aux yeux qui se lèvent
à la vue qui baisse,
des cœurs éperdus de tendresse ... -
Bateaux ivres
Verlaine le pouillu,
tout amoureux fou d’un voyou
renifle dans sa verveine;
il a mal partout,
à la tête et au cœur couillu,
car aimer lui fait de la peine.Cet Arthur est un saligaud :
ce foutu gigolo
qui tord le cou aux vers
et fait rendre gorge à l’orage,
les peignant tout en vert
en vrais Peaux-Rouges coupe-gorge -
ce débauché de l’Ardenne bleue
est un démon vaudou
bandant comme un mât de garenne
et cinglant jusques aux étoiles
quand il se fait la malle
sur son bateau nu titubant
de cinglé tout en moelle.Alors Verlaine qui n’en peut plus
lui tire un coup au fond du cœur:
un bon coup de couteau
chargé de vraies balles en métal -
on sait que ça fait mal;
mais Verlaine aime à en faire peur,
il n’est plus que douleur
et de raison: que dalle !Cependant, et bien étonnant
au dam du philistin:
c’est que Rimbe à la fin pardonne,
trouvant à son ami
l’excuse de la maldonne
et des jeux joyeux du destin;
la belle excuse enfin
de qui perd la boussole en mer
et se noie dans la prose,
les yeux égarés de beauté -
deux anges naufragés,
et la musique en toute chose...