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Livre - Page 42

  • Royale déroute

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    33. La tragédie du roi Richard II (1595)

    Après la frénétique et féroce conquête du pouvoir marquant la tragédie du diabolique Richard III, c’est à la chronique d’une destitution que se voue le Shakespeare trentenaire dans la première pièce de sa deuxième tétralogie historique.

    Les neuf drames historiques sont traversés par une réflexion « en situation » sur les us et abus du pouvoir royal en Angleterre, entre la fin du Moyen Âge et le début de l’ère élisabéthaine, avec une suite de portraits de monarques plus ou moins détaillés et un tableau de groupe non moins gratiné des rivalités et autres prétentions héréditaires minant la haute noblesse anglaise.

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    Des la première scène de Richard II, le Roi est censé arbitrer le violent conflit opposant deux de ses plus éminents seigneurs, se traitant mutuellement de traîtres et s’impatientant de s’occire en duel. Or Richard préfère les bannir, enclenchant un processus de vengeance qui va se retourner contre lui quand il dépouillera l’un des deux exilés, son cousin Bolingbroke, de tous ses biens légitimes pour financer une guerre contre l’Irlande aussi ruineuse que son train de vie frivole déjà fort mal vu de ses sujets.

    Comparé au machiavélique Richard III ou à un Henry VI confit en angélisme, Richard II est un personnage ambigu dont la nature profonde se révèle dans l’épreuve, préfigurant celle d’Hamlet. Une scène mythique le voit interroger sa destinée en scrutant son visage devant son miroir, en présence du futur nouveau Roi (Bolingbroke revenu d’exil) et de tous les pairs du royaume qui l’ont laissé tomber.

    Méditation lucide et désenchantée sur la vanité de la royauté, non sans résonances plus largement métaphysiques impliquant la condition humaine, la pièce approfondit aussi la question du juste gouvernement par le truchement de diverses voix appelant à la mesure et à la sagesse, notamment en la personne du vieux Jean de Gaunt ici incarné par le vénérable John Gielguld octogénaire.

    Quant à Richard II, il est campé par Derek Jacobi (qu’on retrouvera dans le rôle d’Hamlet) avec un mélange tout à fait approprié de fragilité presque féminine et de croissante puissance dramatique, jusqu’à paroxysme émotionnel des scènes finales.

  • L'errance de Jean-sans-terre

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    (Shakespeare en traversée. Drame histoiriques)

    32. La vie et la mort du roi Jean (1595)

    Pourquoi les hommes, et les familles, et les nations n’en finissent-ils pas de se faire du mal ? La Genèse biblique a répondu à cette question par le mythe fondateur de Caïn et Abel, qui traite à la fois d’envie et de jalousie, de rébellion et de violence fratricide, de malédiction divine et de séparation anthropologique opposant le berger et le bâtisseur de la première ville, le cueilleur plus ou moins pacifique et nomade, et le bretteur conquérant à palais et palefrois, etc.

    Notre bouillon de culture reste frémissant de tous ces ingrédients, qu’on retrouve dans ce prélude médiéval à la seconde tétralogie historique du Shakespeare des débuts, qui nous ramène historiquement avant la première avec les tribulations de Jean dit « sans terre », dont la légitimité contestée alimente un triple conflit avec la France, le Vatican et la noblesse anglaise.

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    Si la pièce elle-même, par trop linéaire et statique, pèche et flotte passablement (et la mise en scène bien plate de David Giles n’arrange rien) du point de vue dramatique, ses thèmes majeurs (la filiation royale, la bâtardise, le bon gouvernement en butte aux convoitises personnelles et aux rivalités, notamment) intéressent pourtant à proportion de leur côté brut de décoffrage sur fond de troubles et d’incertitude, avec deux manipulateurs d’inspiration toute shakespearienne en les personnes du bâtard (flamboyant) Philippe, fils illégitime de Richard Cœur de Lion, et du machiavélique légat du pape.

    La tendresse fondamentale du Good Will est aussi présente dans cette chronique d’un règne versatile marqué par un meurtre raté (Jean ordonne la mort du petit Arthur dont il a usurpé le droit de succession, mais le brave Hubert, chargé de l’assassinat, flanche au moment de crever les yeux du gosse, qui se tuera en sautant du haut des remparts) et une suite de pactes pourris et de revirements.

    Tout le théâtre de Shakespeare est traversé par une réflexion à la fois réaliste, lucide voire amère, sur la recherche effrénée du gain, que le bâtard commente non sans cynisme puisqu’il sait que lui-même céderait à cet appât si les circonstances s’y prêtaient.

    Autant dire qu’on partage le désarroi et la perplexité du jeune fils du roi Jean, crevant empoisonné , quand lui échoit une couronne qui fera tomber encore pas mal de têtes et couler beaucoup de sang, etc.

     
  • Le boiteux maléfique

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    31. La tragédie du roi Richard III (1594)

    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.

    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.

    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».

    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.

    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.

    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.

    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé.

  • Un rêveur solitaire

     

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    À propos de Friedo Lampe.

     

    C'est en bouquinant que nous avons découvert Friedo Lampe. Sans doute ses Oeuvres complètes figuraient-elles parmi les nouveautés qui, en 1955-56 attendaient sur la table du libraire d'être retournées à l'éditeur. Le livre entrouvert, l'acuité d'un dialogue ou la mélancolie d'une atmosphère nous donnèrent la certitude d'une qualité poétique rare."...

    Par ces termes, Eugène Badoux, qui a signé la présente traduction et l'encadrement critique d'un choix des oeuvres les plus représentatives de Friedo Lampe, laisse assez entendre à quel heureux hasard nous devons aujourd'hui la découverte d'un merveilleux écrivain, inexplicablement oublié et dont on chercherait en vain la mention dans la plupart des encyclopédies littéraires de langue française. Deux petits romans, sept courts récits, deux poèmes: à cela se réduit l'oeuvre de Friedo Lampe, dont l'ensemble magique paraît constituer, à vrai dire, un seul grand poème.

     

    Pourquoi cette injuste méconnaissance ? On pourrait se le demander à la lecture de ces pages qui, toutes, conservent une fraîcheur de véritable "nouveauté". Que l'Allemagne nazie  n'ait pas fêté le farouche réfractaire qu'était Lampe se comprend aisément. Mais ce qui se conçoit moins, c'est que l'édition du volume de 330 pages constituant les Oeuvres complètes n'ait pas trouvé l'accueil qu'il méritait.

     

    "En Allemagne, l'Université ignore l'oeuvre de Friedo Lampe: aucune thèse de doctorat", poursuit Eugène Badoux."D'autre part, marqués par la guerre, les jeunes écrivains récusent la tradition: On ne peut plus écrire comme avant, etc. Les revues littéraires des années 60 s'encombrent de problèmes politiques, sociaux ou formels et conditionnent le public".  

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    À l'heure où l'on redécouvre l'expressionnisme allemand (il n'est jamais trop tard...) et d'autres grandes manifestations artistiques du premier quart de notre siècle, à Vienne ou en Allemagne, la publication de l'oeuvre de Friedo Lampe, lui-même fasciné par celles de Georg Trakl ou Franz Kafka, doit apparaitre comme un événement littéraire. Né le 4 décembre 1899 à Brême (ville dont il évoque admirablement le climat dans ses deux romans) au sein d'une famille aisée de la bourgeoisie protestante, Friedo Lampe vit son adolescence marquée par la maladie, qui détermina pour une part son caractère de rêveur solitaire. Une jeunesse cependant heureuse de junger Bursche, de longes études de littérature et d'histoire de l'art le menant de Heidelberg à Munich, et de là à Leipzig puis à Fribourg-en-Brisgau; des années d'apprentissage dont on retrouve des échos de bonheur dans ses écrits - en marge de l'enseignement universitaire dont la sécheresse le désole - il se cultive dans tous les domaines de l'art, de la littérature au  et de la musique à la peinture -, et marque une admiration toute particulière à L'Eté de la Saint-Martin d'Adalbert Stifter; une thèse sur un poète mineur du XVIIIe siècle pour obtenir le grade de Doktor; deux ans à l'Ecole de bibliothécaires de Stettin après une tentative infructueuse dans le journalisme; un poste de bibliothécaire à Hambourg en 1933, puis, l'atmosphère devenant irrespirable, des activités de lecteur chez quatre éditeurs successifs: telles sont les étapes de sa vie, qui prend fin le 2 mai 1945 dans la banlieue de Berlin , où il est fusillé par une patrouille russe. Mort absurde, qui n'est pas sans accréditer son pessimisme foncier...

     

    Une poésie "simultanéiste"

     

    C'est pendant son séjour à Stettin (l'actuel Szczecyn polonais) que Friedo Lampe commence à écrire. S'affirmant d'emblée avec une maîtrise d'écrivain accompli, il touche, dans Au bord de la nuit, publié en 1933, à la perfection de l'art. Novateur par sa forme de narration, qu'on pourrait dire "simultanéiste", où l'on peut relever les influences parallèles de la poésie expressionniste et du cinéma, ce petit chef-d'oeuvre nous plonge dans la vie d'un microcosme - le quartier du port de Brême -, dont toutes les figures, éclairées un instant, ont valeur de symbole. Du crépuscule au tréfonds de la nuit, le temps les emporte. Du plus intime au cosmos, sources à la fois d'exaltation et d'angoisse, la vie tisse sa trame. Or nul hasard si tout semble se passer, chez Friedo Lampe, dans une sorte d'intimité universelle: le poète unifie l'être.

     

    Définir la qualité propre du "ton Lampe" est toutefois difficile. Sans ornementalisme, sans artifices ni effets particuliers (le découpage de la narration ne semblant obéir qu'à la spontanéité créatrice), l'écrivain parvient à suggérer une atmosphère en quelques mots, à saisir une psychologie en deux ou trois reparties - et notons alors l'efficacité de ces dialogue en raccourci dont Lampe a le secret; et par les voix de tant de personnages cristallisent autant de sentiments d'une densité saisissante.

     

    Laterna magica

     

    Amarcord.jpgÀ plusieurs reprises, en lisant les deux romans et les récits de Friedo Lampe, nous avons pensé au Fellini des souvenirs autobiographiques, dans Roma et Amarcord notamment. Sans pousser la comparaison trop loin, disons que la liberté de narration du cinéaste italien s'apparente à celle de Friedo Lampe, alors que celui-ci témoigne de la même attention aux êtres, de la même acuité d'observation, de la même gentillesse ironique: nous pensons en particulier aux scènes du cabaret, dans Au bord de la nuit (un catcheur tombe amoureux de son huileux adversaire; un gosse est exploité par son père hypnotiseur, etc.), à la part faite à l'enfance et à l'adolescence, ou au merveilleux qui entoure le départ de l' Adélaïde dont les sirènes, entendues de toute la ville, rappellent l'apparition fabuleuse du paquebot dans Amarcord.

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    L'une des nouvelles du second volume est d'ailleurs consacrée au "film total" où tout serait exprimé, que chaque cinéaste rêve sans doute de réaliser un jour, et qui reste à l'état de chimère poétique. Son titre Laterna magica, pourrait englober toute l'oeuvre de Lampe, qui fait défiler sous nos yeux mille images sans liens apparents: quelques écoliers guettant l'apparition des rats qui hantent les anciens fossés de la ville de Brême, un paysage marin, une salle de concert, deux étudiants s'apprêtant à embarquer à bord d'un cargo, un flûtiste dont la mélancolie se mêle aux derniers râles d'un mourant, une fillette, un vieux solitaire, les passagers d'un ballon; et le cygne, dont Friedo lampe, à l'instar du roi de Bavière Louis II, a fait son emblème; et les rats, de nouveau, qui, dans le rêve de la petite fille, se jettent sur l'oiseau blanc et, comme dans le poème intitulé La mort du cygne, sur lequel s'achève le second volume, souillent atrocement son idéale pureté.

     

    "L'humour et la mort, l'acuité et la tendresse conjuguent leurs sortilèges dans ce petit théâtre du monde", note très justement Eugène Badoux au terme de la brève étude qui fait suite au premier roman.

    Poète avant tout, Friedo Lampe ne nous communique sa "vision du monde" que par images, sans le moindre appui discursif. La dialectique semble aussi étrangère à l'écrivain que la politique l'était à l'homme. Mais dans l'ordre des sentiments, que de subtilité et de pénétration ! Et dans l'ordre des sensations, que d'inoubliables évocations! Rares sont les auteurs capables d'allier ainsi le pathos et l'humour, ou le lyrisme et le tragique. Tout cela cohabite cependant harmonieusement dans l'oeuvre de Friedo Lampe, que nous replacerons enfin sous l'égide d'un temps romantiques dont la "coulée traversait les eaux, les arbres, le vent, le sang et le battement des coeurs; surgi de l'obscur, il poussait et entraînait tout, replongeant à l'obscur - sans commencement et sans fin"...

     

    Friedo Lampe. Au bord de la nuit, Orage de septembre et autres récits. Traduit de l'allemand et présenté par Eugène Badoux. L'Age d'Homme, collection Contemporains. Réédité en 10/18.

     

    (Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 10 juillet 1976)

     

     

  • Cherpillod l'indomptable

     

    Entretien avec Gaston Cherpillod. 

    Gaston Cherpillod, au tournant de ses 85 ans, n’a rien perdu de sa sainte colère de révolutionnaire, ni de sa verve de poète. Né en 1925 dans une famille d’ouvriers, poussé par son père aux études et devenu lui-même professeur, il fut de la Promotion Staline, comme l’indique le titre d’un de ses livres, et viré de l’enseignement pour cela même. Avec Le Chêne brûlé, qu’il publia en 1969 la quarantaine passée, il s’imposa par la force et la singularité d’une voix en marge de la littérature « bourgeoise», après un essai d’inspiration marxiste consacré à Ramuz l’alchimiste (1958).

    Ayant rompu avec le Parti ouvrier populaire en 1959, de plus en plus critique envers la gauche institutionnelle et les mouvances contestataires issues de mai 68, Gaston Cherpillod est toujours resté actif dans les marges de la Cité, à l’extrême-gauche proche des Verts. Dans son œuvre, cependant, la célébration de l’Eros, au sens très plein, passe avant le discours politique. Le trait polémique le dispute à la confession candide au fil d’une vaste chronique autobiographique où la plus tendre empathie (surtout marquée à l’égard des humbles) va de pair avec la rage du moraliste resté fidèle à l’idéal foulé au pied par ses anciens camarades. Les étapes marquantes de cet ensemble kaléidoscopique seront le récit d’Alma Mater (1971), les nouvelles du Gour noir (1972), le roman plus ambitieux, peut-être son chef-d’œuvre, que représente Le Collier de Schanz (1972), suivi de nombreux autres livres frappés au même sceau d’un style sans pareil, à la fois puissant et chantourné, mêlant une façon de verve populaire et de recherche précieuse.

    Or ce qui nous semble caractériser la démarche et l’écriture de Gaston Cherpillod est cette «manipulation alchimique» dont il parle lui-même, consistant à transmuter son expérience vécue en légende, au fil d’une opération qui engage à la fois la porosité fluide du poète et les tours de mains de l’infatigable artisan des lettres. Il y a du mystique inspiré et du croisé rouscailleur chez cet empêcheur de lénifier en rond, de l’aristocrate chez ce fils de prolétaires jamais guéri des humiliations subies par les siens - du contemplatif et du juste aussi. 

    - Qu’évoque pour vous le mot de carrière ?

    - Le mot carrière, pour moi, n’a aucun sens. Un écrivain, ou un artiste, fait une œuvre, qui est reçue, ou pas. La mienne a été plutôt fraîchement accueillie. Je ne demanderais pas mieux que d’être considéré - je ne suis pas un monstre, n’est-ce pas ? Mais mon aspect rédhibitoire a voulu qu’on se signât à ma seule vue, naguère. Aujourd’hui l’on s’en fout. Mais on ne se refait pas. À ce propos, quand on me demande, non sans reproche, pourquoi j’ai tout le temps les yeux fixés sur les vilenies des hommes, je réponds que je ne peux pas m’en abstenir pour complaire à ma prochaine ou mon prochain. C’est comme ça. Et puis j’objecte qu’il n’y a pas que ça dans mes livres : il y a le rire aussi, il y a la tendresse, il y a les jaculations érotiques, il y a les merveilles de la nature et de la vie. Mais pour en revenir à la carrière, je dirais que l’œuvre a tous les droits, et quant à l’homme, il n’a qu’à s’en arranger. Ai-je voulu devenir écrivain ? Je dirais plutôt que j’ai eu le courage, que j’appellerais la vertu, au sens latin, de ne pas refuser ce qui se présentait bel et bien comme une vocation. Pourtant je dirais un peu brutalement que ce n’est pas moi qui ai choisi la vertu mais que c’est elle qui m’a choisi.

    - Qu’est-ce qui vous a valu d’être chassé de l’enseignement ?

    - Au cœur de la guerre froide, on m’a demandé de choisir entre mes convictions et l’idéologie bourgeoise dominante, et sans nuances, à l’allemande : vous vous rendez ou vous vous en allez. Donc je m’en suis allé.

    - Qu’est-ce qui vous dégoûte aujourd’hui encore ?

    - Deux choses : d’abord la cupidité, qui se répand de plus en plus et qu’on caresse de tous les côtés. Jetez un œil sur cette infâme émission télévisée, soutenue par la Loterie romande et animée par un certain Jean-Marc Richard (1) : c’est d’une ignominie rare. Cette façon dont le public, qui n’est plus un peuple, se jette sur le pognon, me fait bonnement vomir. Quand je pense à tous ceux, dont je ne suis d’ailleurs pas, qui ont tant de peine à survivre, et que je vois ces enfarinés ramasser 50.000 balles en un soir à ne rien faire du tout, je me sens bouillir. Et puis il y a, aussi, cette volonté de plus en plus affirmée de ne rien apprendre, qui me semble une crucifixion pour un homme de pensée et de sentiment. Cela me semble prouver, autant chez les dominants actuels que dans ce qu’on appelle le peuple, qu’on n’a plus aucun sens du futur ! Un livre qui se vend aujourd’hui à 500 exemplaires deviendra peut-être, demain, un classique. Après ça, il est facile de se gausser de ceux qui n’ont pas reconnu Stendhal en son temps… 

    - Croyez-vous au Diable ?

    - Je suis, religieusement parlant, presque un juste. Il est vrai que le Diable ne m’a jamais fait l’honneur de paraître, mais il est probable qu’il y ait un redoutable principe du Mal qui nous inspire, en masse et en détail, depuis notre enfance. Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que j’ai rencontré dans ma vie des méchants constitutionnels. Malgré ce que disaient les Anciens, il y a des gens qui font le Mal pour lui-même, avec délectation. On dit que les hommes sont mauvais, par intérêt ou par passion : c’est en somme excusable. Mais j’ai vu des gens, et parfois de mon sang, faire le mal pour le mal en choisissant leur victime - un enfant par exemple ! Et puis il y a ceux qui font du mal en se cachant derrière une institution, comme on la vu sous le nazisme. L’esprit diabolique est là ! Bernanos a saisi cette présence mais Barbey d’Aurevilly (2), dans ses Diaboliques certes admirables, y a échoué.

    - Vous sentez-vous des accointances avec Léon Bloy (3) ?

    - Ce que j’aime chez Bloy, c’est sa folie. Son absence totale de concessions, qui va jusqu’à l’injustice, voire jusqu’au crime littéraire. Au moment où meurent Hugo ou Vallès, il se déclare heureux que la Terre soit débarassés de ces deux charognes. Léon, tout de même…

    <image001.jpg>- Baudelaire a-t-il compté pour vous, alors que votre « maître » Jules Vallès (4) le vomit…

    - Vallès n’a rien compris à Baudelaire, ni rien compris à la poésie en général, Pour moi, Baudelaire a énormément compté quand j’étais jeune, et puis il y a eu le grand coup de balai du début du XXe siècle avec Rimbaud et les surréalistes, mais c’est un très grand poète, incontestablement, qui tient le coup alors que je ne trouve plus que deux ou trois poèmes supportables de ce faux-cul catholard de Verlaine. Ceci dit, je trouve que Baudelaire ne sait pas parler d’amour. Mais quel visionnaire fabuleux quand il parle de la mort ! Il y a chez lui un ton jamais entendu et, par exemple dans L’Invitation au voyage, de merveilleuses illuminations…

    - Aimez-vous la chanson, vous qui connaissez des milliers de vers par cœur ?

    - Je considère la chanson comme un art en soi, tout à fait distinct de la poésie. A cet égard, il y a quelqu’un que je n’aime pas, figurez-vous, et c’est Georges Brassens, anar de salon et bâtard des deux genres. Mais il y a de vrais génies de la chanson, et notamment en France, de longue tradition, jusqu’à un Trenet qui a peut-être eu le tort de ne pas s’arrêter sur La Mer, et Ferré que je respecte plus que Brassens pour sa personnalité et ses vraies convictions, enfin il y a aussi le grand Brel dont les chansons dégagent une vraie poésie sans être des poèmes…

    - Quels sentiments vous inspirent les trois auteurs romands les plus considérés que sont Maurice Chappaz, Georges Haldas ou Jacques Chessex ?

    - Il y a un vrai poète en Maurice Chappaz, mais il ne faut pas me parler de son Portrait de Valaisans, d’un folklorisme aussi douteux que celui du Portrait des Vaudois, ni de son verbeux Evangile de Judas. Pour Chessex, un journaliste qui le haïssait m’a appelé six fois après sa mort pour aller clamer ma joie, mais je ne danse pas sur les tombes. J’eusse juste pissé, volontiers, sur celle d’Yves Montand, mais c’était au Père-Lachaise, trop loin de chez moi. Quant à Chessex, je l’ai trouvé bon prosateur sous-érotique dans Carabas, après quoi je n’ai guère suivi le développement de ses écrits, et puis un pornographe répond en somme à la demande actuelle de tous ceux qui ont la trouille du véritable Eros dans lequel on n’engage pas que sa vie et son corps mais aussi son âme ! 

    <image002.jpg>- Parlons alors de l’âme de Georges Haldas…

    - De Georges Haldas, j’ai aimé les chroniques, comme Boulevard des Philosophes, en hommage à son père, notamment. Mais j’ai été gêné, par la suite, de voir l’ancien compagnon de route des communistes abjurer un totalitarisme, comme je l’ai fait moi aussi, pour en embrasser un autre, en l’espèce du catholicisme, ce parangon mondial du totalitarisme. Et puis une certaine exaltation de la Présence, avec un grand P, chez Haldas, m’agace en cela que l’homme est aussi un être de la fuite, du manque, du rêve, de l’obsession, de l’indifférence à l’autre et de la solitude - et tout cela nous constitue ! Mais il y a bien pire dans la bondieuserie, et je la trouve dans nos partis de gauche, par exemple chez notre cher Joseph Zysiadis (5), théologien fondu en démagogie qui a voulu nous vendre les Jeux olympiques ! De fait, quel pire avatar de l’opium du peuple, je vous le demande, que le sport mercantile ? En d’autres temps, pareille forfaiture eût valu à ce Pantalon les foudres et l’exclusion de nos chers Bolchos locaux Muret (6) ou Vincent (7), dont j’ai subi les foudres ! Or j’ai plus de respect et plus de tendresse pour un Jean Ziegler qui, dans le domaine politico-financier, est un polémiste magistral. On me dira que ça fait une belle jambe au peuple, dont on me dira qu’il n’a pas accès à la culture, mais je répondrai, moi fils d’ouvrier et de servante, que le peuple d’aujourd’hui se complaît lui-même dans son ignorance ! J’ai connu une époque où des gens qui n’avaient que peu de moyens financiers et qui n’avaient passé que par l’école primaire, absorbaient avec ferveur les chefs d’œuvre du temps présent ou passé en sorte de mieux damer le pion au bourgeois. Mais je sais que ce souci est toujours une minorité qui ne s’est pas soucié que de son ventre et de son bas-ventre, et je ne serai pas l’homme à tirer l’échelle derrière lui, ignorant d’ailleurs ce que sont et ce que font les jeunes gens d’aujourd’hui. Et puis il y a tout ce qui se passe dans le reste du monde, loin de nos pays de nantis amortis, qui me rend un peu d’espoir. Je découvre ainsi tel grand auteur turc, ou tel romancier négro-africain, latino-américain, et je salue !

    - Et Ramuz ?

    - Je ne suis pas dupe de la vénération académique qui le ressuscite pour mieux l’embaumer, mais les nouvelles de Ramuz, je ne citerai que Le cheval du sceautier ou Mousse, sont d’un pur génie - d’une profondeur de sentiment sans pareille. 

    - Vous avez dit être « presque un juste ». Qu’entendez-vous par là ?

    - Je dirai qu’un juste est quelqu’un qui ne supporte pas que ses semblables soient traités comme des objets. Un juste sait qu’il est un cannibale involontaire. Qu’il profite, quelle que soit sa peine, quelle que soit sa probité, du malheur de la majorité. Cela fait partie de notre situation historique : on l’admet ou on en est consterné. Le juste en est consterné. Pour ma part, si l’espoir de voir le monde s’améliorer pour les hommes, en égalité et en savoir, devait passer par la restriction de mon très modeste train de vie, je l’accepterais avec des pleurs de joie. Hélas, je crois que je ne risque rien pour le moment…

     

     

    Notes

     

    1) Jean-Marc Richard. Animateur de radio et de télévision très populaire en Suisse romande. Le jeu télévisé en question s’intitule La Poule aux œufs d’or.

     

    2) Jules Barbey d’Aurevilly. Ecrivain et critique français (1808-1889) majeur . Romancier et nouvelliste, auteur des Diaboliques et d’Une vieille maîtresse, notamment. Son approche métaphysique de l’érotisme et du mal est proche de Baudelaire. 

     

    3) Léon Bloy. Ecrivain et penseur français de la droite catholique anarchisante. Romancier (La femme pauvre) et essayiste, il a signé les pamphlets les plus virulents contre l’esprit bourgeois, dont l’Exégèse des lieux communs. Son travail d’orfèvre sur la langue évoque parfois celui de Cherpillod. 

     

    4) Joseph Zysiadis. Politicien vaudois. Théologien de formation, il a siégé au plus haut niveau cantonal et suisse du Parti ouvrier populaire (POP). Conseiller national.

     

    5) André Muret. Figure marquante du communisme vaudois, représentant du Parti Ouvrier Populaire (POP) à la Municipalité de Lausanne, et conseiller national.

     

    6) Jean Vincent. Figure marquante du communisme genevois, membre fondateur du Parti suisse du travail.

     

     

     

     

    Pour lire Gaston Cherpillod

     

    Une voix parmi d’autres…

    « En tant que tel, le scribe n’agit point. Son efficacité ? Incommensurable ; en tout cas, médiate. Quelquefois, il incite à la mise en cause pratique. Son monde imaginaire alors provoque à la reconstruction du monde réel. Moi, je ne pèche point avec les belles-lettres.» Telle est, crâne, la profession de foi de l’écrivain dans le collectif Pourquoi j’écris, recueil de dix-neuf témoignages paru à l’enseigne de La Gazette Littéraire, en 1971, avec une préface de Franck Jotterand. Le texte a été repris dans Album de famille. (cf. ci-dessous).

     

    Le rebelle déclaré 

    On redécouvre une Suisse insoupçonnée, à tout le moins oubliée de nos jours, dans ce premier récit autobiographique de l’écrivain né en milieu ouvrier, dont la mère et le père s’échinaient à travailler dur sans parvenir à nouer les deux bouts. Su ce fond d’âpre nécessité, qu’adoucissent cependant les sentiments et les valeurs défendus par les siens, l’auteur raconte, dans sa langue à la fois directe et chantournée, lyrique et rebelle, son parcours de fils de prolétaire accédant à l’Université, dont l’engagement (au POP de 1953 à 1959) lui vaudra l’exclusion de l’enseignement public. 

    Le Chêne brûlé. L’Age d’homme, coll. Poche suisse, No 14.

     

    Maître de l’autofiction

    Au nombre des ouvrages de Cherpillod relevant de l’autobiographie romancée, tel Alma Mater (1971), ce roman-autofiction constitue sans doute la ressaisie la plus ample des expériences sociales, professionnelles, littéraires et « privées » de l’écrivain, avançant ici sous le masque de François Péri. Tableau vivant et souvent mordant de la « société-fric » d’une époque, où la place de l’écrivain est en question, Le collier de Schanz est également une plongée dans les profondeurs de la relation érotique, au sens le plus large, entre homme et femme, et une belle évocation de l’amitié. À relever aussi la fusion constante de l’univers verbal du poète et de l’environnement naturel omniprésent.

    Le collier de Schanz. L’Age d’Homme, collection Poche suisse, No 121.

    Sourcier de mémoire

    Gaston Cherpillod n’a jamais vraiment été romancier, au sens d’une narration « objective » à multiples personnages. Plutôt chroniqueur de faits vécus, mémorialiste minutieux, il excelle dans le portrait acéré et parfois adouci par la tendresse, autant que dans l’évocation lyrique ou la bouffée gaillarde. Souvenirs du militant de gauche ou de l’enseignant, démêlés sociaux ou professionnels avec les philistins du conformisme bourgeois ou de la bureaucratie, retours de mémoire en multiples méandres, mélancolie du « conjoint survivant » et de l’éternel amoureux se rappelant les « minutes heureuses » de sa jeunesse : il y a de tout cela dans ce recueil de quatre récits reliés les uns aux autres par un acharné travail de mémoire. 

    Une écrevisse à pattes grêles. L’Age d’Homme, coll. Poche suisse, No 208. 

    Le mémoraliste

    Le titre de ce recueil d’une quarantaine de textes annonce-t-il une remémoration parentale ? Nullement. La famille est ici politique et poétique, et le propos relève de l’explication plus que de l’implication. Sous l’égide de Politica, l’écrivain y salue d’abord Davel, le héros (récupéré) de l’indépendance vaudoise, que Cherpillod compare au prêtre et guerillero Camillo Torres confondant la cause des opprimés et celle du Seigneur. « Je suis et reste un vieux républicain », affirme-t-il ensuite en « fils d’esclave » affranchi, qui tend parfois à se répéter dans son plaidoyer pro domo de rebelle incompris. À L’enseigne de Poetica, en seconde partie, les thèmes de la désillusion politique cèdent le pas aux préoccupations du littérateur « poète et paysan » avec une révérence appuyée aux dames de son cœur .

    Album de famille. L’Age d’Homme, 1989.

     

    Le conteur

    C'est bien « le » cloche de Minuit qu’il faut lire, désignant un clochard, un « guenillard » se tenant à la porte d’une église, le soir de Noël, auquel l’agnostique Pimor « file dix balles » alors que les bons chrétiens regardent ailleurs. La nouvelle éponyme, dernière d’une douzaine, évoque celles que Léon Bloy a réunies dans Le sang du pauvre. La comparaison ne vaut pas toujours, hélas, pour le style, parfois à la limite du galimatias: « L’hôpital non plus n’était le lieu où les pauvres étaient accueillis au son des fifres dont l’exaltation se communiquait des apprentis-cadres aux badauds qui s’étaient massés sur le parcours qu’emprunta le cortège dont l’incision de son abdomen, récente, l’évinçait, Michaël »… 

     

    Le cloche de Minuit et autres contes. L’Aire, 1998.

     

    Le poète « classique »

    Après qu’il eut publié deux sonnets de forme toute classique dans l’Almanach du Groupe d’Olten, l’un de ses pairs écrivains lui reprocha ces « futiles, voire coupables essais », mais Cherpillod n’en a pas moins persisté et signé dans cette lignée quadri-centenaire dont Baudelaire a marqué le dernier sommet. Or, cette trentaine de sonnets va bien au-delà du vain exercice de style, où le poète se joue d’une forme rigoureuse avec un peu plus que de la virtuosité : de la grâce. Ainsi du premier quatrain de ce Souvenir d’enfance : « Mes douze ans sont entrés sur la pointe des pieds / Ce n’est là cependant qu’une triste demeure / Mais le vieillard qui veut que son trésor ne meure / Ne distingue plus trop l’église du clapier »…

    Idées et formes fixes. Sonnets. L’Age d’Homme, 2001. 

     

  • Peace & Love...

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    30. Henry VI / 3

    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.

    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.

    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.

    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.

    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type » au milieu de ses brebis.

    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.

    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

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  • Ceux qui (re)lisent Montaigne

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    Celui qui prétend sur Facebook qu'il "relit les Classiques" avec l'intention ferme de s'y mettre une fois s'il a le temps mais en tout cas pas maintenant vu que la lecture de Dan Brown va lui prendre des plombes avant la parution du best-seller annoncé de Marc Levy et Guillaume Musso réunis à quatre mains sur un roman dont l'héroïne est asexuelle et le héros gay tu te rends compte le défi Maguy ! / Celle qui pense qu'elle DOIT lire La Boétie comme l'a recommandé Michel Onfray sur France-Info / Ceux qui sont venus à Montaigne par Erasme qu'ils ont bien connu à Bâle avant qu'il n'arrête de fumer / Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui remarque que la mort sereine d'André Gide (Roger Martin du Gard notant: "Il faut lui savoir un gré infini d'avoir su mourir si bien") fut aussi désespérante et réconfortante à la fois que celle de La Boétie relatée par son ami en ces termes sobres: "Etant sur ces détresses il m'appela souvent pour s'informer seulement si j'étais près de lui. Enfin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m'en réjouis avec Mademoiselle de La Boétie. Mais une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux et puis tirant à soi un grand soupir il rendit l'âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu trente-deux ans,neuf mois et dix-sept jours" / Ceux qui pensent naturellement à Stendhal lorsque Montaigne écrit du bon écrit selon lui qui est "un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, non tantdélicat et peigné quevéhément et brusque, éloigné d'affectation, court et serré, décousu et hardi" / Celui qui a noté quelque part cette sentence selon laquelle "tout jugement en gros est lâche et imparfait", qui le conforte dans l'évitement souple des abus de généralités / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui ne se parlent plus depuis que le plus catholique de deux à option souverainiste a crié à l'autre qu'il fallait choisir entre Montaigne et Pascal point barre / Celui qui se rappelle les jugements de Barrès sur Montaigne en lequel il voyait essentiellement un crypto-youpin (langage d'époque) manquant de courage devant la peste et décriant les moeurs très-chrétiennes genre égorger un protestant ou un mahométan / Celle qui aime bien la façon qu'avait Montaigne d'admirer son père qui "parlait peu et bien" / Ceux qui lisaient Tintin au Congo à l'âge (sept ans) où Montaigne savait déjà par coeur Les Métamorphoses d'Ovide en latin / Celui qui ayant emporté le Journal de voyage en Italie a relevé sur le Campo de Sienne en laissant froidir son capuccio: "J'ai honte de voir nos hommes s'effaroucher des formes contraires aux leurs; ils semblent être hors de leur élément quand ils vont hors de leur village. Où qu'ils aillent ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères" / Celle qui trouve bien plates les considérations artistiques de ce cher Montaigne qui de Sienne ne voit que le Campo jolient incurvé et rien des fresques de Simone Martini ou d'Ambrogio Lorenzetti / Ceux qui rappellent au taxidermiste anti-sceptique que Montaigne déposa une médaille votive en pensant à son épouse et sa fille en une chapelle de Lucca où il écrit qu"il y a là "plus d'apparences de religion qu'en nul autre lieu" / Celui qui compatit rétrospectivement (ce qui lui fait une belle jambe) aux douleurs subies par Montaigne sous l'effet de la pierre / Celle qui affirme que la détestation des médecins professée par Montaigne annonce celle de Molière qui n'a pas connu pour sa part les colites néphrétiques / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui apprécie particulièrement le goût de Montaigne pour les nuances et détails qui lui font voir divers aspects d'une même réalité - ainsi: "N'oserions-nous pas dire d'un voleur qu'il a une belle jambe ?" / Celle qui estime très sots ceux-là qui ne veulent lire que Bossuet et pas Les Essais ou que Rousseau et pas Voltaire / Ceux qui voient en Monsieur de La Boétie un crypto-protestant coincé mais ça aussi ça se discute / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées / Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir" / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon comme le pensait aussi Jeanne de Lestomac sa nièce canonisée en 1949 / Ceux qui ont toujours Les Essais à portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite comme ils le font du Zibaldone de Leopardi ou des Notizen de Ludwig Hohl, etc.

    Montaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de Vingt-sept sonnets d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

    Roger Stéphane. Autour de Montaigne. Stock, 1986.

    Jean Lacouture. Montaigne à cheval. Seuil, 1997.

  • Le printemps refleurira

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    26. Le Conte d’hiver

    À la plus extrême violence s’oppose, dans Le conte d’hiver, une douceur infinie qui se module de façon très nuancée entre tous les personnages de cette romance des dernières années du Barde, où la jalousie délirante, la pureté lustrale d’un premier amour et le retournement du pardon sous-tendent un poème dramatique à la fois déchirant et libérateur, en prélude à La Tempête finale.

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    La jalousie folle qui s’empare soudain de Leontès, roi de Sicile, à l’instant même où son inséparable ami d’enfance Polixène, devenu roi de Bohême et son hôte depuis quelque temps, s’apprête à le quitter, est pour ainsi dire déclenchée par lui-même puisque c’est à sa demande insistante que sa femme, la très douce et fidèle Hermione, prie leur ami de rester encore un peu.

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    Or l’affectueuse façon que la reine met à retenir Polixène, assortie d’un tendre geste amical, cristallise soudain l’affreux doute de Leontès qui s’ombrage aussitôt et se met à fulminer, à déraisonner d’abord tout bas et bientôt tout haut au point d’épouvanter et de faire fuir son ami, de sidérer ses conseillers éclairés s’ils ne le suivent pas dans son délire, de condamner l’innocente Hermione au noir cachot et de traiter l’Oracle de Delphes de pur mensonge quand il apprend, devant la cour supposée condamner l’abominable adultère, qu’Apollon lui-même blanchit Hermione et Polixène.

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    Mais voici que sa monstrueuse injustice se retourne contre lui puisque, en deux temps trois mouvements, son fils chéri meurt de chagrin et qu’Hermione est également donnée pour morte. C’est alors que la furieuse montée aux extrêmes de la jalousie se transforme, chez Leontès, en descente au tréfonds de la déploration et du désespoir coupable. Tout cela à quoi la sage-femme Pauline, qui est également la plus sage des femmes, a assisté en défendant l’innocence de la reine comme une furie, crachant ses quatre vérités au monarque jaloux, sans parvenir à lui arracher la prétendu bâtarde qu’Hermione vient de mettre au monde dans sa cellule et que le roi ordonne à l’un de ses conseillers d’abandonner loin de sa vue, ce que fait aussi bien le fidèle Antigonus avant d’être dévoré tout cru par un ours. Que d’horreurs !

    Mais ce qu’il faut se rappeler à tout moment, avec Shakespeare, c’est que nous sommes au théâtre, et nul besoin de V-Effekt (la fameuse et un peu lourdingue distanciation brechtienne) pour en constater l’évidence. Ainsi l’extravagante colère de Leontès, dont la dégaine à quelque chose d’Ivan le terrible dans la version de la BBC, est-elle à le fois d’un irrésistible comique sans cesser d’être tragique.

    Le Grand Will savait d’expérience ce que représente la mort d’un enfant et ce qu’une jeune fille espère au printemps de la vie. C’est ainsi qu’à seize ans d’intervalle, dans Le conte d’hiver, la plus merveilleuse histoire d’amour fleurit-elle, au propre et au figuré, au seuil d’un printemps renaissant après la descente au tombeau des mauvais sentiments.

    Rhétorique de bluette que tout ça ? Cela pourrait être si Barbara Cartland tenait la chandelle, alors qu’on est ici, dans la prairie de la bergère et du prince déguisé en berger, à l’antipode malicieux de tout kitsch mièvre.
    La poésie du Big Will ruisselle et charrie tous les affects. Parlant à tous les publics il ne se fait aucun scrupule de recycler une love story fleurant aussi bien l’antique que le postmoderne, avec un filou faisant les poches des villageois à la fête où le roi de Bohême lui-même s’est déguisé pour confondre son fiston amoureux d’une gueuse, laquelle est incidemment fille de reine – vous suivez au fond de la classe ?

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    Quant au Grand Pardon du dénouement , il ressortit lui aussi au théâtre et à la magie des masques – au conditionnel évangélique de la bonté.
    La comédie finit bien parce qu’il y a au monde de la bonté incarnée, qui se nomme ici Pauline ou Camilo, et que ceux-ci rayonnent et donnent envie au public d’être bon. De fait la bonté shakespearienne, tissée de mélancolie et de savoir noir, instaure en nous un printemps possible qui fera l’hiver reverdir, ainsi de suite…

     

  • Un épique mélo

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    24. Périclès, prince de Tyr (1608)

    Si les romans d’aventures ont enchanté notre enfance et notre adolescence, c’est le même dépaysement épique, ponctué de moments de réelle émotion, avec pirates et lupanars pour épices, que nous propose un auteur bicéphale avec Périclès, prince de Tyr, qu’on pourrait dire alors un poème d’aventures, entre fable morale et feuilleton picaresque.

    Si la patte lyrique du Barde y est perceptible sans discontinuité , la première partie de cette pièce aurait été co-écrite par George Wilkins, mais peu importe: l’on est ici dans une machine théâtrale constituant un canevas parfait de téléfilm, que le réalisateur David Jones a d’ailleurs conçu dans cette optique, avec tempêtes marines spectaculaires et scènes en plein air (ou au bordel) plus vraies que nature.

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    Un souffle bel et bien shakespearien porte cependant cette romance dramatique, où s’opposent le vice meurtrier du roi Antiochus, amant de sa propre fille qui voue les prétendants de celle-ci à la mort, et la vertu du noble Périclès – rien à voir avec son homonyme du siècle de Platon -, d’abord amoureux de la belle princesse et ensuite forcé de fuir après avoir percé l’énigme de l’incestueux monarque.16114701_10211912925325373_6579633770292745352_n.jpg

    Malgré l’abondance des épisodes mélodramatiques, la pièce atteint une intensité émotionnelle d’une indéniable pureté, culminant dans ses dernières scènes où, après moult épreuves cruelles, le héros éponyme, magnifiquement campé par Mike Gwilym, retrouve sa femme et sa fille supposées mortes à la suite d’un naufrage et devenues, respectivement, prêtresse du culte de Diane et captive d’une très vilaine maquerelle…

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    Charge féroce contre les tyrans corrompus, la pièce joue sur les antinomies carabinées du bien et du mal, sur fond de truculente peinture gréco-orientaliste joliment figurée par la mise en scène.

  • Ceux qui tiennent le cap

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    Celui qui affirme qu’avec lui finit la Littérature avec une grande aile et que tout le reste est du roman-photo / Celle qui objecte que la Littérature c’est elle et qui en fait un manifeste contresigné par toutes les ligues de Vertu littéraire / Ceux qui en sont restés à l’oralité en leur qualité de griots de père en fils et de mère en belle-fille / Celui qui se rappelle l’expression de sa maîtresse de piano Solange Miauton quand elle disait : et maintenant nous allons mettre les nuances / Celle qui porte le relativisme à son point d’effusion phénoménologique genre Merleau-Ponty découvrant le Brésil ou le réseau des réseaux / Ceux qui ne s’intéressent qu’à la saveur détaillée des choses dont les pions idéologues ne perçoivent rien en général et moins encore en particulier / Celui qui se réveille ce matin d’un 16 février dans le brouillard hivernal à 1111 mètres d’altitude sans en conclure que ça durera jusqu’à demain puisque après-demain il se réveillera à 1222 mètres d’altitude par temps clair  / Celle qui n’a jamais été dupe de ceux qui font les marioles constatant que le terme n’est féminin qu’adjectivé sauf « la mariole était en blanc » / Ceux que l’angoisse tenaillera jusqu’à moment de franchir le bastingage de la pirogue / Celui qui reste près du hublot de l’avion pour vomir si jamais dans les virages / Celle qui lit l’avenir dans la paume des mains des hôtesses de l’air / Ceux qui font tous les matins Paris-Dakar et retour le soir sur les rotules même en fumant des cigares en classe Business / Celui qui lit Closer dans les closets du zingue / Celle qui estime que la nouvelle réalité multimondiale est un creuset d’observation insondable pour un jeune cinéaste de taille moyenne et pratiquant quelques langues ou pour une nouvelliste d’origine indienne voyageant sur Facebook Airlines / Ceux qui ont signé un cheik en blanc au grand porteur et se font repêcher par une pirogue au large de Dakar en costumes trois-pièces avec vue sur le port, etc.  

  • Les masques transparents

     

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    19. Comme il vous plaira

    Shakespeare a-t-il péché contre le Bon Goût littéraire en déclarant au grand public de son temps et du nôtre : Comme il vous plaira !? Ne se l'est-il pas joué Love Story avant la lettre en faufilant cette pastorale où deux fois deux couples, avec travesti bisexué pour corser la mise, s'en vont fleureter dans une forêt où se sont déjà retiré un Duc en exil et ses compagnons restés fidèles, fort contents au demeurant de respirer les parfums sylvestres loin des cours corrompues ? Et comment croire que l'auteur de Hamlet et du Roi Lear soit le même que celui de cette apparente bluette finissant en happy end aussi suave que dans les romans à la tisane rose de Barbara Cartland ?

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    À vrai dire, se poser ces questions, comme l'ont fait des générations de cuistres graves, revient à avouer qu'on n'a rien vu ni rien entendu de cette délicieuse parodie (qui n'en est pas vraiment une) d'un genre à peine détourné mais qui sert de prétexte a une suite de variations plus ou moins persifleuses, mais également imprégnées de tendresse, sur les thèmes de l'amour et de l'amitié, du pouvoir abusif et de la jalousie, du simple bonheur d'être au monde et de la mélancolie à l'épreuve de ce qu'il est si souvent.

    L'intrigue amoureuse principale de la pièce (l'amour évident, idéal et longtemps empêché de se déclarer au grand jour, de l'adorable Rosalinde et du non moins craquant Orlando) pourrait être fadement convenu, et pourtant il n'en est rien. Lorsque Rosalinde, déguisée en Ganymède, lance à Orlando son fameux "fais-moi l'amour !", l'humour fou de la situation va bien plus loin que l'ambiguïté pointée par d'aucuns, la provocation transgessive ou la perversion dénoncée par les puritains: c'est un jeu de masque transparent sublimé par la prodigieuse fantaisie verbale de la fille-garçon, tellement plus déliée et inventive dans son improvisation narquoise que le pauvre Orlando super-sentimental en ses vers appliqués.

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    L'être humain qui aime d'amour ou d'amitié est plus naturellement aimable que le jaloux ou le méchant, et le bonhomme public aime qu'on le lui rappelle même s'il sait qu'on est au théâtre, et Comme il vous plaira ne se dédouble pas en discours sur le théâtre pour rien (la première envolée de Jacques le mélancolique), alors que chacun joue son rôle en clignant de l’oeil, qu'il soit d'un berger philosophant sans malice ou d'un bouffon jonglant avec les paradoxes, d'un amoureux transi (le très candide Silvius) ou d'un esprit fort (Jacques le faux cynique) préférant sa solitude aux ronds-de-jambes, d’une paysanne un peu peste ou d’une fille de Duc plus stylée.

    S'il vous plaît que la vie vous plaise: comme il vous plaira, et qui reprocherait à la pièce d'embellir la donne, ou à Shakespeare son amour de la vie ?

     

  • Le fiasco de Falstaff

     

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    18. Les joyeuses commères de Windsor

     Après les tragédies et la comédie plutôt noire de Shylock, loin de la Rome antique et des sanglantes intrigues de palais, cette comédie écrite par Shakespeare en moins de deux semaines (dit la légende) à la demande de la reine Elisabeth (autre donnée controversée) impatiente de voir réapparaître la bedaine de Falstaff, combine deux ou trois intrigues amoureuses assez « téléphonées » qui sont surtout l’occasion de rire d’un peu tout le monde dans le genre de la comédie d’humeurs à vives saillies satiriques et grand renfort de personnages hauts en couleurs, à commencer par le vaniteux et truculent John Falstaff.

    Celui-ci, nobliau déchu et fauché sur le retour d’âge, court deux femmes mariées à la fois, qui se jouent de lui de façon à la fois hilarante et impitoyable, alors que la fille de l’une d’elle, la belle Anne Page, convoitée par divers prétendants, faufile sa propre Love story à l’insu de tous ou presque.

    Dans une ronde un peu folle, basculant finalement dans une féerie nocturne dont la magie tient du simulacre grinçant, la comédie vaut par le relief de ses personnages et par les jeux à n’en plus finir sur le langage oscillant entre parodie à gros traits et douce folie.

    Cependant une note plus mélancolique s’y fait aussi sentir, comme en sourdine, liée à la déconfiture de Falstaff le faraud défait que ces dames, à la toute fin, n’auront pas le cœur de ne pas convier aux agapes du happy end…  


    Sources: Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Le premier coffret des Comédies contient Le marchand de Venise, Les joyeuses commères de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira et La nuit des rois. Editions Montparnasse.

  • Du Petit au Nouvel Adam

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    (Pages de journal)

    Pour Tim et Anthony

    À La Désirade, Ce mercredi 12 février . - Nous étions tous inquiets, ce matin, à cause du Petit. Sa mère, dans le box des urgences de pédiatrie, au même hosto où je me trouvais en décembre dernier, n’avait pas fermé l’œil, tandis que l’équipe du service «monitorait» l’enfant sous aide respiratoire; Lady L. et son frère avaient pris le relais auprès du Grand qui a dormi «comme un prince »; les médecins de Rennaz ont constaté un statu quo provisoire et je me suis renseigné sur Internet à propos du virus peut-être communiqué au Petit par le Grand via la garderie où celui-ci passe ses journées, juste à côté du Montreux-Palace de nabokovienne mémoire; nous nous sommes rappelé bien sûr le premier séjour de notre Grande à l’hosto pour son faux croup assorti de complications infectieuses, mais une angoisse n’est jamais réductible à une autre et celle que nous a valu notre première infante il y a plus de trente-cinq ans de ça ne banalise aucunement celle que nous vaut ce matin Tim le benjamin de notre puînée devenue grande...

    DU VIOL. – Remonté à notre nid d’aigle de La Désirade pour y consulter mes cahiers chinois de l’année 2013 en vue de l’établissement du sixième recueil de mes carnets d’ores et déjà intitulé Mémoire vive (Lectures du monde 2013-2019), je tombe sur Le Taureau de Phalaris de Gabriel Matzneff que je retire de son rayon avec Un galop d’enfer, son journal des années 1977-1978, et consultant le sommaire du «dictionnaire philosophique» que constitue le premier je découvre cette rubrique consacrée au VIOL : «Dans Gloria mundi, film de Nikos Papatakis, on voit des parachutistes torturer une femme et la violer avec un tesson de bouteille. Il n’existe aucune différence entre ces tortionnaires et le jeune cadre dynamique qui prend une fille en auto-stop sur la route, puis la viole. Prétendre le contraire est un sophisme. Le type qui viole une femme et le type qui lui brûle les seins avec une cigarette participent à la même ignominie. Il est d’ailleurs rare que dans un viol l’homme se borne au seul acte sexuel : celui-ci est presque toujours accompagné d’une volonté sadique de dégrader, d’humilier la victime. La violence physique est une et indivisible. Dans la Grèce ancienne, la loi condamnait de façon semblable « toute espèce de mauvais traitement, de violence ou d’outrage contre un enfant, une femme, un homme libre ou esclave ». Et Démosthène, dans son discours contre Midias, loue l’humanité, la philanthropia de cette loi.
    Les femmes qui s’apitoient sur les violeurs condamnés à de sévères peines de prison ne sont que des dupes. Les violeurs sont des ordures, et leur châtiment est une victoire du droit sur la sauvagerie. Récuser, comme le font certaines féministes, « la justice patriarcale de l’État bourgeois » (sic)) équivaut à débrider les brutes, pire encore : à les légitimer.
    Et le pardon des offenses, m’objectera-t-on ? J’ai le droit de pardonner le mal que l’on me fait, mais non celui que l’on fait aux autres. Au jour du Jugement, seuls les martyrs auront le droit d’intercéder en faveur de leurs bourreaux ».

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    Or, recopiant ce passage, auquel je souscris entièrement, et le publiant sans nom d’auteur sur mon site de Facebook, je relève une nouvelle attaque fielleusement vertueuse de Médiapart, non seulement contre Matzneff mais aussi contre son ami Giudicelli, les éditions Gallimard en train d’être perquisitionnées (hourrah !) en attendant de flinguer tous ceux qui, de près ou de loin (gare à tes miches, cher Roland !) ont participé à l’abominable défense et illustration de ce monstre avéré dont j’ai gardé (horreur !) quelques lettres de remerciement datant des années 70, à l’époque où je rendais compte, en ma qualité (?) de critique littéraire, de L’Archimandrite ou de Nous n’irons plus au Luxembourg – années précisément d’Un galop d’enfer où il raconte tranquillement ses douces baises avec diverses lycéennes (il en rigole avec Sollers tout en pleurant la mort de Dominique de Roux) ou avec un Olivier de 15 ans, etc.

    Or avais-je sursauté à la première lecture de ce journal des années 77-78 ? Nullement ? Devrais-je donc me sentir complice de crimes abominables ? Peut-être. Je ne me rappelle pas avoir, personnellement, «fait l’amour» avec aucune ou aucun mineur; je me rappelle qu’au Barbare le ténor S. siégeait entouré de gamins dont un blondinet que j’avais eu dans ma patrouille d’éclaireurs unionistes, vers mes seize ans et ses dix ans, mais quoi ? Ai-je été tenté de branler mes petits loups ? Non. Y ai-je seulement pensé. Pas du tout. Est-ce dire que j’obéissais à un Surmoi moral. Même pas. Et que penser alors de l’énorme vague de moralité qui déferle aujourd’hui sur le pauvre Gabriel ? Qu’il l’a cherché ? Peut-être. Qu’à l’instar d’un Richard Millet il a voulu cet opprobre ? Je ne le crois pas. Que le tribunal populaire d’Internet a mille fois raison ? Tout au contraire: il me fait gerber. Qu’il faut désormais en revenir à l’interdiction d’interdire que prône notre ami Roland ? Là encore c’est le contraire que je recommande : interdiction totale d’écrire et de penser autrement que les zombies filles et garçons de la nouvelle Humanité purifiée et propre sur soi comme un robot de ménage, etc.

    SAGESSE DE GREEN. – Redescendu ce soir à la Maison bleue des fenêtres de laquelle je vois le lac se déchaîner sous le ciel vert et noir, au point de me ramasser une bonne gifle d’eau sur le quai où je vais aérer Snoopy, je lis ensuite une quinzaine de pages du Journal intégral de Julien Green (année 1934 à rumeurs de guerre ou de révolution) que m’a fait découvrir l’affreux Roland, ami du désormais infréquentable Gabriel, extraordinaires évocations du retour de l’écrivain bien établi (ses romans sont déjà traduits en américain) auprès de ses tantes et cousins côté maternel (il en a une centaine à Savannah), quinze ans après sa jeunesse qu’il dit très malheureuse faute de pouvoir réaliser ses désirs ardents, au milieu de la nature magnifiquement dépeinte (arbres-cathédrales aux ombres fantomatiques et aux racines flottant dans les eaux boueuses), dans l’alternance de souvenirs historiques (le général Sherman a passé dans la maison de son grand-père maternel), défense de la vision sudiste propre à sa mère et altérée par la mémoire officielle, dernières nouvelles inquiétantes de l’Allemagne contemporaine et de Paris, magma de la vie charriant aussi le récit de ses frasques sexuelles sans nombre dont il aura grand soin de ne rien livrer au public dans son journal édité de son vivant au point d’égarer un pieux biographe (un certain Nicolas Fayet) convaincu que sa relation avec Robert de Saint-Jean reste platonique, etc.

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    D’ÉMOUVANTS ANDROÏDES. – Tandis que le Petit se bat à l’hosto contre le virus, je pense à ce que le romancier Ian McEwan, grand réaliste doublé d’un grand fantaisiste fait dire à Alan Turing dans Une machine comme moi.

    Génie des maths et de l’informatique qui a beaucoup travaillé sur les vingt-cinq androïdes en circulation au tournant de l’année 1982 (le vrai Turing s’est suicidé en 1956 en croquant une pomme empoisonnée dont l’entame est devenue le symbole d’Apple) le septuagénaire confesse une limite de la réplication parfaite du génie humain et de ses moindres inflexions affectives ou créatives : à savoir la perception du monde vécue par l’enfant (ou peut-être le génie à l’état retrouvé d’un Léonard ou d’un Shakespesare) avant son accès au langage commun.

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    Le Petit, à huit mois, n’est pas encore à même de s’exprimer, mais le Grand, de deux ans son aîné, est à observer avec des yeux purs...

    Quant aux androïdes imaginés par Mc Ewan, ils auront de la peine à supporter la chaotique déraison humaine où la violence, contre les autres ou contre soi-même, l’autodestruction, l’envie pernicieuse et la mauvaise humeur, la vanité pire que l’orgueil et l’hybris faisant délirer les nations autant que les personnes, s’opposent à la calme ordonnance d’une vision juste et modérée – donc ces pauvres êtres trop parfaits se débranchent, les Èves achetées par des milliardaires du pétrole arabe sont les premières à rendre leur tablier et c’est ensuite la déroute en cascade - jusqu’au pauvre Adam trop droit et conséquent pour être supporté par le Charlie qui l’a acquis à grand prix et le massacre d’un coup de marteau sans se douter que l’androïde à déjà transféré ses données personnelles sur le Nuage en attendant une humanité meilleure, etc.

  • Proust en zoulou

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    On lit d’abord ceci en langue zoulou : « Kwaphela isikhathi eside ngaya embhedeni ekuseni. Ngezinye izikhathi ikhandlela lami lalingacimi, amelho ami avaliwe masinyane kangangokuthi ngangingekho isikhathi sokuthi, « Ngilele »…

    Ce qui donne en français numérique littéral, via la traduction que chacune et chacun obtiendra sur son ordi perso: « Pendant longtemps, je me suis couché le matin. Parfois ma bougie n’était pas éteinte, mes yeux étaient si rapides que je n’avais pas le temps de dire: « Je dors »…

    Chacune et chacun sursaute alors, se rappelant évidemment la première phrase de la première page la plus célèbre de la littérature romanesque française donc mondiale : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «Je m’endors. »

    Ce qui donne en allemand via la traduction numérique : « Lange ging ich früh zu Bett. Manchmal ging meine Kerze kaum aus, meine Augen schlossen sich so schnell, dass ich keine Zeit hatte zu sagen : « Ich schlafe ein ».

    Ce que chacune et chacun, recourant à son ordi perso, pourra lire en version nettement différente de la traduction du zoulou : « Longtemps je me suis couché tôt. Parfois, ma bougie s’éteignait à peine, les yeux fermés si vite que je n’avais le temps de dire : « Je m’endors ».

    Après cela, vous qui êtes Polonais et avez appris, par vos aïeux, que la traduction en votre langue de la Recherche du temps perdu par Tadeusz Boy -Zelenski était bonnement plus lisible que l’originale de Marcel Proust, vous découvrez la version Internet de la fameuse première phrase devenue : « Je me suis couché tôt pendant longtemps. Parfois ma bougie était presque éteinte, les yeux fermés si vite que je n’ai pas le temps de dire : « Je me suis endormi », version à vrai dire fidèle à l’original polonais de la même version numérique : « Prez dlugi czas wczesnie kladlem sie spac », etc.

    L’exercice vous amuse-t-il ou vous paraît-il vain, voire sacrilège ? Pour vous amuser, Ricardo Bloch l’a répété 50 fois dans son recueil intitulé À la recherche du texte perdu, reproduisant la première page du Du côté de chez Swann sur le premier rabat de couverture qui permet à chaque fois au lecteur (et à la lectrice si elle n'est pas en train de tricoter) de pouffer ou de froncer le sourcil, selon l’humeur.

    Et comment ne pas éclater de rire en lisant la traduction du texte « sacré » en pachto : «Pendant longtemps je vais au temps. Parfois, lorsque mon chiffre est très proche de l’heure à laquelle je n’ai pas dit l’heure, je me suis endormi et au bout d’une demi-heure, j’ai cru avoir le temps de dormir; j’aimerais manger »…

    Et si tout cela était « pour ton bien, mon vieux Proust ?», suggère Daniel Pennac dans sa préface au recueil, au nom des « zéditeurs zavisés », ajoutant pertinemment, au ressouvenir d’un certain péché originel commis par Gide : « En optant pour les plus récents logiciels automatiques de traduction nous avons eu à cœur de vous préserver des aléas de l’interprétation personnelle propre à trop de traducteurs ».

    Dans la foulée, l’on découvrira que la traduction de la Recherche en serbo-croate accuse le coup de la séparation récente des deux langues, puisque le Croate numérique dit : « Je suis allé au lit il y a longtemps », alors que le Serbe féminise la donne : « Je suis restée longtemps au lit »…

    Enfin l’on constate que le Kurde brille par l’ellipse (« Ca fait longtemps. Souvent mes yeux étaient devenus si rapides que je ne parlais pas ».), le Cingalais par son réalisme (« Il y a longtemps, j’ai dormi dans mon lit »), le Birman par sa bifurcation érotique (« pendant longtemps, je suis allé à elle ») et enfin le Laotien par sa façon de viser certains lecteurs de la Recherche : « Pendant longtemps, j’ai dû dormir au début »…

    Richard Bloch. À la recherche du texte perdu, Marcel Proust, Du côté de chez Swann, page 1. Préface de Daniel Pennac. Editions Philippe Rey, 109p. 2020.

  • Féerie onirique

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    (Traversée de Shakespeare. Comédies)

    16. Le Songe d’une nuit d’été (1596)

    Dire que Le Songe d’une nuit d’été est la première pure merveille signée Shakespeare relève du pléonasme, vu que le merveilleux constitue la substance même de ce chef-d’œuvre de fusion formelle et d’effusions amoureuses transfigurées par la poésie.

    L’excellent René Girard y voit un summum de mimétisme, mais pour une fois le système du cher homme semble par trop systématique (!) voire artificiel, s’agissant d’une œuvre qui se rit de toute explication (à commencer par celle du Duc Thésee quand il s’efforce de définir l’imagination du poète, à la fin de la pièce) dans le mouvement fou de celle-ci auquel préside la trinité gracieuse et aussi active qu’invisible de Titania, d’Obéron et de Puck…

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    Plutôt que d’expliquer le Songe – ce qui se peut faire naturellement sans recourir aux instruments conventionnels ou néo-convenus de la critique académique ou freudienne, entre autres -, il convient d’abord de s’y impliquer avec la candeur et le reste de sensualité sauvage qui reste à chacune et chacun en notre monde lisse et formaté.

    L’esprit du conte et le génie poétique, à la fois dyonisiaque et apollinien, président en effet à cette féerie apparemment surréaliste et plus fondamentalement réaliste, voire hyperréaliste en ce sens que toute la réalité humaine, légendaire et tout actuelle, mythique et magique, mais aussi pulsionnelle et affective, mais encore sociale et morale (avec le père de la libre Hermia qui freine des quatre fers), mais encore légale et politique (le Duc rappelle à Hermia qu’elle risque la mort si elle brave la loi athénienne en n’obéissant point à son paternel) se trouve modulée, et non pas sous l’égide d’une anarchie romantico-bordélique mais conformément à une très subtile redistribution des valeurs soumises au très shakespearien Degree, où la Renaissance à pas mal à voir même si Shakespeare la dépasse à sa façon.

    Le grand metteur en scène Peter Brook tremblotait un peu à l’idée de monter le Songe, comme il le raconte dans La qualité du pardon, superbe recueil de réflexions sur le Barde, et l’on regrette évidemment de ne pouvoir se référer à sa version, mais celle d’Elijah Moshinsky , à l’enseigne de la BBC, sûrement moins novatrice formellement que celle de Brook, n’en est pas moins formidable, et par son interprétation – dominée par la lumineuse Titania d’Helen Mirren et pimentée par l’adorable Puck de Phil Daniels – et par l’esthétique onirico-raphaélite – de la féerie nocturne poussant le baroquisme délirant (les petits elfes rivalisant de cajoleries sur le lit d’une Titania enlacée à l’âne couillu de ses rêves !) sans verser dans le kitsch…

    Mais aussi, relire Le Songe d’une nuit d’été en version bilingue rénovée (celle de Jean-Michel Déprats, en Pléiade, convient parfaitement) s’impose à qui désire replonger son rêve dans la substance verbale du mot à mot poétique, comme s’y emploient les comédiens savoureusement patauds et fraternels au milieu desquels le Big Will se projette lui-même en humble serviteur du Démiurge…

     
  • Ce que femme veut

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    Shakespeare en traversée. Comédies.

    15. Peines d'amour perdues (1594)

    S'il n'est pas rare que des jeunes gens, aussi débordants d'idéal que de sève, se détournent soudain de la chair au nom du pur esprit et de la vertu chaste, assez exceptionnel en revanche paraît le serment signé, au début de cette brillante comedie du premier Shakespeare, par le non moins jeune et beau roi de Navarre et trois de ses fringants ministres, résolus à se consacrer pendant trois ans à l'étude sans se laisser distraire ou tenter jamais par ce démon lubrique ennemi de l'Esprit que représente la femme. Point de femme au palais pendant 36 mois, et la honte au contrevenant, l'opprobre voire les fers !

    Le hic, c'est qu'une visite de la fille du roi de France est inscrite sur l'agenda royal et qu'on ne peut couper à l'impure présence vu qu'il en va de tractations diplomatiques et financières de première importance. Que faire alors sinon cantonner la princesse et ses suivantes dans les communs jouxtant le palais, au vif déplaisir de ces dames. Mais le pire est encore à venir, puisque les quatre foudres de vertus tombent illico amoureux des beautés en question, qui vont alors retourner la situation à leur avantage avec autant de ruse que de débonnaire malice.

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    Jouant sur une double intrigue, avec celle des assermentés bientôt parjures (évidemment!) et la romance du pédant moralisant qui s'entiche d'une petite fermière toute simple, la pièce combine plusieurs lignes de franche satire visant les faux savants et les précieux ridicules, les pseudo-poètes et les séducteur verbeux, mais aussi de plus pénétrantes observations, par delà les affrontements relevant de la guerre des sexes, sur les simulacres de l'amour et les sentiments plus sincères et vrais, dont les femmes sont ici les souriantes incarnations, à commencer par la malicieuse et non moins majestueuse fille du roi de France, maîtresse du jeu soudain frappée, en plein spectacle parodique, par l'annonce de la mort de son père , après laquelle la pièce devient plus grave, plus émouvante et finalement ouverte à une nouvelle approche de l'amour fondé sur un attachement sincère et durable.

    Saine moquerie de toute forme d'affectation, du donjuanisme creux et de tous les traits de langage signalant la prétention où la fausse vertu, éloge de la bonne vie et du bon naturel , tout cela cohabite dans cette comédie lègere mais pleine de joyeuse sagesse.

  • Des choux à la promenade

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    (Page de journal)

    Ce dimanche 9 février.- J’apprends ce matin, par ma camarade de réseau social canadienne Nicole H., que la nouvelle tendance chez les végans est d’aller promener ses légumes de compagnie. C’est exactement le genre de nouvelle revigorante qui nous aide, au lever du jour, à reprendre confiance en l’humanité.

    Dans sa variation romanesque consacrée à l’insondable génie humain, Flaubert avait fait Bouvard et Pécuchet se pâmer devant l’apparition d’une carotte ou d’un chou dans leurs carreaux respectifs, mais on fait à présent mieux que de se pâmer : on se met à l’écoute de l’endive et du topinambour avant d’emmener ses légumes de par les prés et les rues.

    «Les légumes sont meilleurs compagnons que les chiens parce qu’ils n’aboient pas et qu’ils ne se battent pas avec d’autres légumes », constate un jeune végan qui ajoute avec gratitude : «Je sens que je peux transférer mes pensées négatives sur moi-même au chou, aller me promener avec lui et rentrer à la maison en me sentant mieux dans ma peau »...

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    PHRASES VIVANTES.- L’écrivain Henri Michaux ne m’aurait pas plus surpris à évoquer sa promenade matinale avec son légume de compagnie : «Ensuite je ne suis aperçu de cela que Clara l’aubergine avait mal sanglé son gilet de sauvetage», ce qui s'appelle une phrase vivante.

    Est-ce dire que je sois-je attiré par la folie ? Nullement. Cependant je remarque que celles et ceux qui écrivent des phrases qui vivent, ce qui s’appelle vivre, sont souvent des cinglés selon les critères de la normalité.

    84992442_10222256277102703_4447705932297666560_n.jpgCORINNE LA DINGUE. - Corinne Desarzens , dans une page de son journal, raconte par exemple comment un gosse probablement grec et bronzé se soulage sous un arbre méridional, et cela donne là encore des phrases qui vivent.

    On lit ainsi dans Corinne à Coron, l’extrait figurant dans le recueil d’Amiel & co : « Ce qui sort est propre. Chier sous un olivier, dans le sud du Péloponnèse, est une célébration». Et pour en remettre, comme gravé dans le travertin : « Quoi de plus tendre qu’un caca d’enfant , avec sa mouche d’or vert posée dessus ? » .

    Et ensuite : « Urticantes, les premières figues brûlent la langue. Torréifiées, positionnées sur le mode sécheresse, les plantes se défendent, griffent, étranglent pour survivre».

    Et plus loin : « Les yeux tranquilles de la présentatrice du journal télévisé contrastent avec les pneus de sa bouche ».

    Et encore : « À un moment donné, bizarrement, les choses se liguent pour te faire tout regretter, L’œil intelligent, tout rond, de l’hippocampe qui a du sable plein la crinière »...

    Et pour faire bon poids : « Au café, une bande d’ados a remplacé la serveuse de l’aube. Cinq ou six têtes de guerriers sarmates, aux côtés ras de condamné à mort, tentent de faire pousser au moins quelques épines pour protéger la rose qu’ils couvent en secret »…

    UNE BOMBE. - Ce que je pourrais ajouter, à l’attention de la Québecoise Nicole H., c’ est qu’avec Corinne, en je ne sais plus quelle année, nous avons fait route ensemble le long du Saint-Laurent jusqu’à Montréal, où je lui ai acheté une citrouille - c'était alors l'une des addictions de l'extravagante auteure- que j’ai présentée, à la douane de l’aéroport où l'on me demandait la nature du contenu d'un certain sac de toile, comme «une bombe », m’attirant une réprimande sévère de la surveillante en service qui menaça d’en référer céans à la Sécurité.

    Et soudain je me rappelle cette autre phrase vivante de Michaux : « Le sage trouve l’édredon dans la dalle »…

  • Éloge de la douceur

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    Shakespeare en traversée. Comédies


    13. La mégère apprivoisée (1592-93)


    On a pas mal tartiné à propos des sources de cette pièce "de jeunesse" et des avatars de sa composition , où d'aucuns voient une apologie conventionnelle de l'obéissance due à son seigneur et maître par son épouse, d'autant plus regrettable qu'elle est ici prononcée en conclusion apparemment très morale par l'incarnation furieuse de la femme impatiente de s'affirmer.

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    Or rien n'est jamais aussi simple et tranché avec le plus grand humoriste tragi-comique de l'histoire du théâtre, qui est aussi le plus profond connaisseur de ce qu'on appelle un peu globalement le cœur humain.
    De l'avis général des habitants de Padoue, la fille aînée du sieur Baptista figure l'incarnation braillarde de la peste en jupons, qui décourage d'avance tout prétendant en dépit de la fortune de son père. Celui-ci, qui a un peu du maquignon en la matière, imagine un marché pour caser ses deux filles: à savoir qu'il n'accordera la main de la douce et belle Bianca, soumise comme il sied a une jeune fille bien drillée, qu'après avoir trouvé à Catherine, son hystérique aînée, un époux assez courageux ou cupide pour affronter la sauvage et rafler du même coup sa considérable dot.
    Et de fait, c'est bien celle-ci que semble d’abord convoiter le fringant Petruchioquand il débarque de Vérone en quête de fortune et de femme, mais ce qui nous intéresse ensuite n'a plus rien à voir (ou presque) avec de si mesquins calculs, car la rencontre dudit Petruchio et de la mégère Catherine relève du choc des titans et de la guerre des sexes dépassée par un énorme, rabelaisien amour prodigue d'autant de drôlerie que de douceur.

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    L'énormité de la farce ne doit pas nous tromper, ni le fait que Petruchio détaille la finesse de sa "politique" avec ce qui pourrait paraître du cynisme: c'est bel et bien d'amour que nous parle Shakespeare sous le masque du formidable lascar (qui se pointe torse nu et coiffé d'un chapeau de pirate au mariage où il injurie le pauvre prêtre) et c'est par amour aussi que la tonitruante Catherine, sidérée et séduite par ce grand fou aussi peu respectueux qu'elle des belles (et hypocrites) manières auxquelles se soumettent Bianca et son jeune et beau soupirant.

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    Quant à l'apologie finale de la soumission que prononce Catherine devant les convives médusés par sa transformation, Shakespeare nous la balance avec un clin d’oeil énorme et plein de tendresse. Ne pas le percevoir relève d'un aveuglement propre à notre époque de simulacres de libération continuant de verrouiller les relations vraies, au dam de tout amour et de toute douceur...

  • Question de style

     

    littérature,sociétéLe plus dur est de retrouver le sourire. Même si les gens de l’équipe sont hypergentils c’est pas tous les jours cadeau de bosser dans le hard quand t’es romantique.

    Moi ce que j’aime au fond c’est les jolies robes et les uniformes, mais surtout qu’on me fasse la cour et dans les formes de politesse à l’ancienne.

    Et là faut reconnaître que c’est plus très la manière de l’époque.

    Les gens sont tellement stressés !

    Note que je comprends qu’ils ont pas la vie fastoche mais je vois pas ce que ça arrange qu’ils fassent cette gueule et qu’ils te tiennent pas la porte à l’entrée du métro.

    Dans le métro je me donnerais au premier venu qui me ferait un sourire humain.

    C’est entendu qu’on est tous vannés à mort - tu te figures pas ce que t’es naze après une double pénétration, mais où ce qu’on irait sans la tradition française et tout ça ?

     

  • L'oncle au lotus

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    On entendait des voix sous la lampe,
    et le jardin, plus loin,
    reposait en silence;
    ou bien il y avait des grillons
    encore plus loin dans l’ombre.

     

    Un oncle revenait de Manille:
    là-bas, la nuit , le soleil brille déjà,
    disait l’oncle à boucle d’oreille;
    on n’y croit pas, mais la terre, là-bas,
    semble beaucoup plus vieille;
    d’ailleurs ils font bouillir les chiens,
    leurs yeux sont comme des fentes,
    ils ont des fourmis dans les jambes
    à force de marcher sur les mains;
    et la Chine est encore plus loin
    derrière la muraille aux oiseaux ,
    disait l’oncle au bord de la nuit.

     

    Tel est le monde en raccourci
    disait-il cet été,
    mais le jardin s’est éloigné,
    l’oncle ne fume plus
    ses cierges sentant bon l'opium
    sous la lampe allumée -
    et l'on n'entend plus les grillons..

  • Une farce à double fond

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    Shakespeare en traversée. Comédies.


    16. La comédie des erreurs (1590)


    Sous ses allures de comédie bouffonne, cette pièce de jeunesse du Barde combine une belle embrouille familiale – dont le canevas initial revient à Plaute -, où deux jumeaux et leurs valets non moins jumeaux, ont été séparés jadis, de même que leurs père et mère, par une tempête dont ils ont réchappé pour survivre l’un à Syracuse et l’autre à Corinthe puis Ephèse.

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    Lorsque le père, Aegéon, commerçant à Syracuse à la recherche de son fils disparu au prénom d’Antipholus I, se pointe à Ephèse, précisément, bravant l’interdit de séjour fait aux citoyens de la cité sicilienne, sous peine de mort – sauf à verser 1000 marcs - la triste histoire qu’il raconte au Duc local émeut assez celui-ci pour lui donner un jour de répit avant d’être décapité.


    Ce même jour, unité de temps de la pièce se passant en ce seul lieu, voit l’apparition d’Antipholus II et de son valet Dromio II, qui vont être prestement confondus avec leurs doubles locaux. Le premier quiproquo repose sur la scène de ménage opposant Adriana, épouse d’Antipholus I, follement jalouse de son mari (un assez sale type effectivement volage et violent), et Antipholus II qu’elle essaie d’amadouer après l’avoir tancé, et qui n’y comprend rien…

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    Mise en scène (par James Cellan Jones) dans un joyeux tourbillon de « théâtre dans le théâtre », façon Commedia dell’arte, cette pièce qui n’a l’air de rien qu’un divertissement se dédouble pourtant en vive satire de la jalousie et des horreurs de la vie conjugale, que Shakespeare confie au formidable personnage de l’Abbesse, prenant le doux Antipholus II sous sa protection, accusant Adriana d’avoir rendu la vie impossible à Antipholus I et finissant par révéler qu’elle est la mère des jumeaux et donc l’épouse perdue du marchand de Syracuse, etc.

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    Le happy end de cette farce apparemment abracadabrante, contre toute attente, est réellement émouvant non moins qu’édifiant, faisant de l’abbesse une sorte d’émule de l’Abbaye de Thèlème rabelaisienne, avec la bénédiction du brave Duc et le pardon général à tous, à l’enseigne de la plus pure tendresse shakespearienne…

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  • Paupières de plomb

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    Les écrans sont partout, dehors et dedans, qui nous empêchent de voir. Dehors ils ont investi la ville et le monde. Dedans ils nous distraient de nous-même et nous masquent à nos propres yeux - ce qu’on dit les yeux de l’âme.

    Dehors ce sont des murs couverts d’images, immobiles ou animées, formant un nouveau paysage mondial de l’urbanité publicitaire globalisée. La Joconde apparaît ici associée à une grande marque de parfums multinationaux, souriant énigmatiquement sur les murs de New York ou de Tokyo, et la statue du David de Michel-Ange, relookée par les designers de la firme Jeff & Koons en hologramme d’un vert fluorescent, figure la nouvelle aspiration du client universel à la vie écologiquement durable.

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    Nous en avons plein la vue, comme on le disait dans l’ancien monde où l’on voyait ce que «ça veut dire», nos paupières sont elles-mêmes des écrans et réversibles puisque les écrans géants du dehors clignotent désormais sans discontinuer dans notre plus intime dedans.

    Il me souvient d’avoir évoqué un jour , à propos de Gogol dont nous parlions avec Czapski, le démon russe au nom lancinant de Vii que ses paupières de plomb traînant jusque par terre font ressembler à un monstre plus effrayant même qu’un cyclope, et cette figuration fantastique de l’aveuglement m’aura fait mieux voir à travers les années ce que précisément nous ne voyons plus ou ne voulons pas voir, ou ce que nous croyons voir en présence de la véritable Joconde ou en tournant longuement au pied du David de la place de la Seigneurie de Florence où, à l’instant, des milliers de Japonais et de Chinois, d’Indiens et de Hollandais confirment leur géo-localisation sur leurs minuscules écrans.

    Certains spécialistes avérés ont estimé, quelque temps, que les paysages de Czapski étaient moins représentatifs de son art surtout dévolu à ce qu’ils auront appelé le Théâtre du Quotidien, mais ce n’était voir en somme que du déjà vu, comme tout ce qui se réfère à telle ou telle mouvance picturale rapporte ce qui n’a jamais été regardé comme ça à du déjà vu.

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    Est-ce alors prétendre que tout ce que Czapski voit et traduit en vision tient essentiellement du jamais vu ? Oui et non. Non s’il s’agit de prétendre que personne, jamais, n’a entrevu la myriade des couleurs de la montagne Sainte-Victoire au point de n’en rien reconnaître devant les myriades de représentations qu’en propose Paul Cézanne ; et bien sûr que oui pour attester l’unicité de la vision du même hurluberlu.

    L’on pourrait s’étonner de ce que Czapski, à de multiples reprises, invoque le nom de Cézanne et en revendique une part de filiation alors que vraiment, comparant les œuvres respectives de ces deux peintres, l’on se dit à bon droit que cela n’a «rien à voir », et pourtant...

    Sur les écrans géants, au fronton de tel musée présentant la énième rétrospective du «maître d’Aix» où sur les sets de table proposés à l’Hyper U de la banlieue de Nîmes, au rayon ménager, la Montagne Sainte-Victoire ou les sympathiques Joueurs de cartes se reconnaissent évidemment au titre du déjà-vu, comme le cinglé à l’oreille coupée ou les corneilles de Van Gogh imprimés sur des t-shirts, et l’on se rappelle alors que certains paysages de Czapski, ou certain pain sur une table, peuvent évoquer quelque chose de la passion picturale du «maître d’Arles», même si ça n’a visiblement «rien à voir» non plus.

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    Reste donc à voir – ce qui s’appelle voir, en regardant plus attentivement ce qui nous regarde. Cela me semble assez simple, et purificateur pour l’âme, devant les dessins et les tableaux de Jean Colin d’Amiens, qui nous ramènent en douceur au plus intérieur de notre dedans; tandis que voir vraiment ce que fait voir Czapski, qui ne cesse d’aller et de venir entre les dehors du siècle et le dedans de nos âmes et de nos corps, de nos esprits et de nos cœurs compliqués, requiert une attention plus en alerte, de plus vigilantes défenses et tout autant de curiosités, à son instar, que de prudences immunitaires.

    S’agit-il de se «brûler les paupières» ? Mais non mon cher, objecterait l’inlassable adversaire de la rhétorique creuse ou par trop romantique : tâchons simplement d’ouvrir nos bons yeux sur les mondes du dehors et du dedans, au dam des écrans.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le juste, livre en chantier, à paraître en juin 2020).

  • Les zombies au scanner

     

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    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg

    par Jean-François DUVAL

    « NOUS SOMMES TOUS DES ZOMBIES SYMPAS»: C’est ce qu’annonce le titre du nouveau livre de Jean-Louis Kuffer (éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019).

    Comment nier qu’il dit juste, tant les temps nouveaux sont à bien des égards à la fois fantomatiques, robotiques, déréalisés ? Jean-Louis Kuffer le décline encore autrement : nous sommes tous des Chinois virtuels, tous des caniches de Jeff Koons, tous des auteurs culte. Et plus. Après tout, n’étions-nous pas déjà « tous Charlie » ? Notre époque est une époque de foule, et donc de contamination, où le « Je » ne tend plus qu’à se confondre avec la masse d’un « nous » fort indistinct et indifférencié.

    C’est un livre de colère et de combat – d’une colère paradoxale puisque (lui-même le dit, on le croit et on le sait), Jean-Louis Kuffer est par essence d’un caractère gentil. N’empêche, certaines choses doivent être posées. Et il arrive des moments où un auteur n’en peut plus de toute la poudre qu’on jette effrontément aux yeux de tous, sur tant et tant de sujets. « Nous sommes tous des zombies sympas » est une invite à s’en débarrasser. En rejoignant par exemple et parmi d’autres résistants un Ma Jian, selon lequel, rappelle JLK, la vérité et la beauté sont les seules « forces transcendantes » qui nous permettront de survivre « aux tyrannies des hommes ».
    Comme il est désormais impossible d’explorer la totalité du champ qu’il s’agirait de remettre en question, JLK, en sept chapitres, choisit d’examiner quelques points focaux et révélateurs. L’ambition est, comme on dit, de « mettre le doigt où ça fait mal ».
    Par exemple (on est au chapitre deux du livre), va-t-on considérer qu’un Joël Dicker (au même titre qu’un nombre incroyable d’auteurs très lus aujourd’hui) appartient à la catégorie des écrivains ? Pour être bien comprise, notre époque réclame des distingos, même si personne n’en veut plus. Dicker n’appartiendrait-il pas plutôt à celle des écrivants ? ou des écriveurs ? La question n’est pas du tout anecdotique, de détail. Au contraire ! Dans la mesure où un écrivain, un vrai, DIT à peu près tout de notre société, elle est fondamentale. Comment en effet écrit-on aujourd’hui le monde ? Et quel est à cet égard le rôle décisif de la vraie littérature ? JLK nous rappelle qu’un John Cowper Powys la concevait « comme une sorte de journal de bord de l’humanité ». Sa fonction étant celle d’un miroir révélateur, autorisant une connaissance plus fine de soi, des autres et du réel ?
    Notre problème : dans ce miroir-là, les « zombies sympas » que nous sommes devenus ne peuvent plus guère découvrir que d’autres zombies, en leurs multiples reflets. Autant en prendre acte. Finkielkraut le faisait déjà voici trois décennies, quand il insistait sur le fait que sur le plan culturel, tout n’est pas équivalent, « tout ne vaut pas tout » – quand bien même, dès qu’on quitte ce champ-là, un Joël Dicker est tout aussi sympa qu’un Federer.
    Mais sur son terrain propre (l’écriture), dira-t-on que Dicker est aussi génial que Federer sur le sien (le sport)? Et où placer un Jean d’Ormesson, dans la confusion ambiante des valeurs ? Que valent réellement ses livres dans le vaste domaine de l’histoire littéraire ? (D’Ormesson lui-même n’était pas du tout dupe et ne se leurrait aucunement). JLK juge à raison que D’Ormesson est à ranger, au même titre qu’un George Steiner, au rang des écriveurs (un peu plus doués que les écrivants, car ils font profession d’écrire). Des personnages brillants, dont la plume l’est tout autant, mais qui, au fond ne dépassent guère leur propre flamboyance (derrière celle-ci, qu’y a-t-il ?). Bref, en regard d’un Flaubert, d’un Proust ou de tout écrivain véritable, de simples brasseurs de mots, si éblouisssants et sympathiques soient-ils. Ainsi le livre de JLK va-t-il de questions en interrogations – à une époque où l’on ne s’en pose plus aucune, sinon celles qui obéissent aux très circonstancielles et éphémères exigences du moment.GFWD0923.jpg

    Dans la foulée et pour rester encore un peu dans le domaine de la littérature, JLK pose cette autre question : Michel Houellebecq, si intéressants que soient ses livres en tant que reflet d’un certain état de la société, serait-il, lui, un véritable écrivain ? (c’est-à-dire, pour reprendre les distingos de JLK, non pas un écriveur ou un écrivant) : oui, « un Grand Ecrivain, au sens où un Victor Hugo, un Chateaubriand ou un Balzac » l’étaient ? C’est une vaste question, puisqu’à l’heure actuelle, elle vaut non seulement en littérature, mais dans à peu près tous les domaines censés traduire et révèler ce qui fait le propre de la sensibilité de notre espèce (une faculté dont on se demande parfois si elle n’est pas en train de s’évaporer, à force d’indifférence, de bêtise, de conformisme, d’aliénation consentie, etc). Pour nous aider à penser la chose, JLK cite judieusement quelques vers de Houellebecq qui ne semblent pas entièrement remplir les exigences requises. On les cite :

    « Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible / Etc. » )

    Ne serait-on pas assez loin de l’univers d’un Robert Walser ? D’un Eluard ? Mais qui est le coupable ? Où le chercher ? A moins que la poésie et les alexandrins de Houellebecq ne soient de la plus fine, de la plus indétectable ironie? Passons. Après tout, Houellebecq est un homme de son temps, et ne prétend d’ailleurs à rien d’autre (c’est justement ce qui fait tout son succès). Donc voilà : aujourd’hui, au même titre que Sartre en son temps, Houellebecq est en 2020 un homme semblable à tous les autres, un homme qui (humblement) « les vaut tous et que vaut n’importe qui » (magnifique conclusion de Sartre, à son propre propos, dans «Les Mots »). C’est-à-dire, en infléchissant certes un peu l’idée de Sartre, un zombie. Car le phénomène n’est pas nouveau, il se manifeste simplement sous des avatars différents. L’avatar sartien se distinguait simplement en ce que le personnage se voulait un philosophe de la LIBERTE. Un zombie libre (son «pour-soi» qui à la fois « est » et « n’est pas » appartient forcément à la catégorie des morts-vivants – cela c’est moi qui le glisse en passant, JLK n’est pour rien dans cette incartade, petite tentative de me « singulariser »). Zombies nous étions, zombies nous sommes, zombies nous serons. De plus en plus.

    Y a t-il jamais eu rébellion contre cette propension, peut-être innée chez nous, inscrite dans notre espèce ? Sur le sujet de la rébellion possible, et cela me fait plaisir, JLK évoque au passage la figure de James Dean (tous deux nés en en 1947, JLK et moi aurions pu nous retrouver côte à côte au cinéma à regarder «La Fureur de vivre ». Mais aujourd’hui, à l’heure de « Black Mirror » sur Netflix, pouvons-nous encore espérer en cette « adorable trinité de youngsters» (comme dit JLK) composée par James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo, dont par instant on aimerait tant qu’ils resurgissent dans le monde d’aujourd’hui ? Sauraient-ils semer quelque zizanie dans notre univers de zombies – ou d’aspirants zombies ? S’y débattraient-ils mieux que nous ? On peut en douter, tant nous les avons rejoints dans leur statut de « rebelles sans cause ». Comme le dit Philippe Muray, cité par JLK : « La rébellion, depuis longtemps déjà, est devenue une routine, un geste machinal du vivant moderne. Elle est son train-train ordinaire. » 1958881849.2.jpeg
    Le bon marquis de Sade disait : Français, encore un effort si vous voulez devenir républicains ! (in «La Philosophie du Boudoir»). Une certaine évolution veut que désormais l’ambition soit devenue tout autre : « Français (mais pas seulement), encore un effort si vous voulez devenir « fun » (des millions de magazines et guides sont là pour nous en donner la recette chaque matin). Comme le dit JLK, le fun est désormais « le liant fluide du consentement par euphorie auditive et visuelle, mais aussi sensorielle et consensuelle. » Du coup, disparition du tragique, et avec lui, de la condition humaine elle-même. Bientôt, autant que des zombies, nous ne serons plus que des animaux très heureux, bâillant aux corneilles (quand bien même en d’autres terribles coins de la planète on continuera d’être en prise avec les vraies difficultés du réel, avec des questions de vie ou de mort, mais à chacun ses soucis.)
    De fait, nous nous trouvons en présence d’un double dispositif : d’un côté un discours qui n’admet plus rien d’autre que le consensus, d’autre part une rébellion qui n’en est plus une. Double dispositif dans lequel une nouvelle forme de langue de bois prolifère toujours davantage, et qui même, s’incrustant plus profondément dans notre être profond, dans notre substance même, cesse d’être langue de bois pour devenir « pensée» de bois. Vrai qu’il est difficile de faire autrement quand il s’agit d’accommoder, sur cette planète, la présence de 8 milliards d’individus condamnés à s’entendre, sauf s’ils se résolvent unanimement à disparaître de sa surface. Sur ce globe envahi (par notre présence), plus rien n’ira de soi qui ne doive tenir du compromis. Mais jusqu’où aller dans le compromis ?
    Si bien que dans «Nous sommes tous des zombies sympas», JLK en vient à prendre résolument la défense de quelques parias. Un Richard Millet par exemple, autrefois encensé, édité chez Gallimard, désormais considéré comme un pestiféré, un paria des lettres françaises. JLK y voit un effet de l’esprit de «délation» qui caractériserait les temps modernes. En soi, le phénomème n’aurait rien d’étonnant : quand tout le monde pense en troupeau, comment pourrait-on éviter que telle ou telle manifestation d’individualité suscite tout à coup de hauts cris d’orfraie. Le mot d’ordre, aujourd’hui, est à La Curée. Pauvre humanité. Une immense partie de celle-ci, parce qu’elle est mise en contact avec elle-même (ce n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité), ne supporte tout simplement plus qu’on prenne une opinion CONTRAIRE à la sienne (et c’est bien pourquoi menacent les totalitarismes et les fascismes). Tout se passe un peu comme si, par nature, la société se devait de ne plus admettre le plus minime écart ou excès d’individualité. N’en voulait tout simplement plus. Chacun étant tenu de ne jamais franchir certaines limites acceptables, digestibles. Herman Hesse insistait déjà dans son fabuleux «Loup des steppes» sur le rôle des marginaux, des artistes, et des loups de steppes (le prodigieux et actuel succès de « La panthère des neiges » de Sylvain Tesson m’apparaît pour le coup très révélateur d’une sorte de nostalgie que nous avons d’un mode d’être devenu rare et impossible).

    A lire « Nous sommes tous des zombies sympas», on a l’impression un rien désespérante que seuls seraient tenus à cet impossible des gens qui n’ont pas tous bonne réputation : Peter Handke, Richard Millet et autres « infréquentables » du genre Polanski. (Mais aussi : ces infréquentables doivent-ils s’étonner de l’être quand les gens fréquentables ont aujourd’hui nom Jeff Koons et autres ? )06dillard-articleLarge-v3.jpg

    JLK a l’heureuse idée de nous proposer encore d’autres pistes. Ses principales admirations vont à Anne Dillard, à Zamiatine, à Tchekhov, à Bret Easton Ellis. A Joseph Czapski aussi. Et, en art (puisque on parlait de Jeff Koons), à Nicolas de Staël, Thierry Vernet, Soutine, Munch, Bacon ou Lucien Freud (liste non exhaustive).

    On l’aura compris : il n’est pas sûr – mais ce n’est aucunement requis – que le livre de JLK soit perçu et reçu « comme il convient » dans l’époque qui est la nôtre. Cela ne le rend que d’autant plus nécessaire.

     

    Jean-Louis Kuffer, «Nous sommes tous des zombies sympas », Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2019.

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  • Le complexe d'Amiel exorcisé

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    Quand l’intime à la façon d’Amiel devient noyau de résistance…

    Sous le titre explicite d’Amiel & Co, la revue de Gilbert Moreau intitulée Les moments littéraires rassemble vingt-trois fragments de journaux plus ou moins intimes d’écrivains romands où les «classiques» de jadis et naguère (Amiel, Ramuz, Monique Saint-Hélier, Gustave Roud, Jacques Mercanton) voisinent  avec des contemporains de générations diverses – de Douna Loup à Alexandre Voisard, ou de Noëlle Revaz à Jean-Pierre Rochat et Alexandre Friedrich -, dans un ensemble assez représentatif mais surtout varié de ton, avec de vraies découvertes en bonus. Démarche obsolète dans un monde où le «cher journal» fait figure de vieillerie ?  Ou défense du supplément d’âme et de style, de l’indépendance d’esprit et de la qualité littéraire, quand  l’intimité même est livrée en pâture à la meute vorace ?

    L’époque est plus que jamais, ces derniers temps, au déballage des vices privés livrés à la «vertu» publique, où tout se mêle dans un magma souvent hypocrite voire obscène qui fait le beurre des médias et que les réseaux sociaux amplifient à outrance, à faire vomir les estomacs les plus solides. Tout cela au dam de toute vraie intimité…

    Mais de quoi parle-t-on ? Et qu’est-ce au juste que l’intime ? Qui tient aujourd’hui un journal intime ? Qu’en est-il du secret personnel ? Et qui désire publier ce qui, pour elle, ou lui, relève de la vie privée soumise à une légitime pudeur ?

    L’on me dit que 3 millions de Français tiennent aujourd’hui un journal intime. J’ignore où en sont les Suisses allemands, les Russes et les Anglais, les Japonais et les Bantous, mais le commerce des petits carnets est bel et bien florissant un peu partout, de Moleskine en Paper Blanks, et le «cher journal» a connu un revival jusqu’au Texas où la blonde d’Anna Todd a entrepris, il y a quelques années, de noter tous les jours les moindres détails de sa vie de collégienne oscillant entre un boyfriend agrée par sa mère et le bad boyqui lui fait connaître sa première « petite secousse », sous le titre d’Afteret de Before, «cartonnant» d’abord sur Internet et ensuite publié par un éditeur prestigieux avant de donner lieu à un film débile en attendant la série sûrement inepte, etc. 

    D’aucuns, grises mines littéraires, n’ont pas attendu Anna et ses «sex-sellers» pour voir dans le «cher journal» un sous-genre avoisinant le degré zéro de la littérature. «Trop facile», estimait un Roland Barthes, longtemps après que ses pairs eurent traité un Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) de «noix creuse» et de parangon d’impuissance créatrice, lui-même réduisant en fin de vie les 16.857 pages de son Journal intimeà une forme d’onanisme graphomaniaque et priant ses proches de jeter ses 177 cahiers au feu.

    Or Amiel ne prêtait-il sincèrement aucune valeur littéraire à son extraordinaire journal ? Était-il si mauvais juge en matière littéraire et philosophique, pour préférer, à cette somme d’observations et de réflexions nullement bornée à l’examen de son nombril,  les vers archi-conventionnels qu’il composait les yeux au ciel et lisait aux prudes dames de son entourage ? J’en doute et présume qu’il se doutait, lui-même, que son ordre d’autodafé ne serait pas plus respecté que celui de Kafka par son ami Max Brod…

     

    Et si l’intime ouvrait à  de grands voyages ?

    Un Russe intensément barbu, du nom de Léon Tolstoï , fut l’un des premiers génies littéraires à reconnaître l’intérêt et la valeur du Journal intime d’Amiel, et ce fut un Serbe farouche de vingt ans, Vladimir Dimitrijevic, fuyant la conscription de son pays tombé sous la coupe du communisme, qui publia un siècle plus tard les douze volumes de la première édition complète du monumental objet vingt-cinq ans  après avoir débarqué en Suisse avec une première question posée à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»

    Dans l’intervalle, ledit Amiel, d’abord sous forme d’extraits, suscita à titre posthume l’intérêt de lecteurs du monde entier, sans atteindre jamais ce qu’on appelle le grand public, lequel préfère qu’on lui raconte des histoires avec moult personnages, des intrigues bien ficelées et si possible une fin heureuse - tout cela au nom d’une littérature dite d’évasion, à l’opposé - je caricature… - du «travail sur soi» que suppose l’introspection solitaire.

    Mais ce qu’on appelle l’âme humaine, ou le cœur, ou l’esprit, contenus dans un corps vibrant de passions et de pulsions, ne constituent-ils pas un univers riche en virtuelles îles au trésor, odyssées et autres voyages extraordinaires à la Jules Verne ou à la Michaux - pour citer un explorateur des gouffres intérieurs où le docteur Freud a lui aussi mis le nez ?

    Ce qui est sûr est qu’Amiel fut un grand arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises, avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus.

    Or qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le Journal intimed’Amiel ?

     

    Une page au hasard et c’est un monde !

    J’ouvre au hasard le dixième volume  de l’édition intégrale, le 26 août 1875 (le « diariste » a 54 ans), et sur fond de «très beau temps» je constate qu’on se désole pas mal de ne pas arriver à écrire un article («reconnu avec effroi et horreur la quasi impossibilité de faire un plan, d’aboutir, en un mot d’accoucher le chaos»), qu’on se lamente à propos des larmes d’une certaine Cesca (son amie Fanny Mercier) qui pleure sur les «ruines» de celui auquel elle dit qu’elle ne peut plus se passer de lui, puis s’avoue qu’il a été «véhémentement tenté» de porter, à une certaine Gudule (la même Fanny sous un autre pseudo) , le cahier de journal «où elle aurait vu ce qu’elle est pour moi et bien des vers qui la concernent», car il sent bien que sa vie changerait auprès de Fanny (« Là est le salut, si tu peux être sauvé, là est ta dernière chance ! »), mais il hésite, il atermoie, il se tâte, il veut et ne veut pas comme il a voulu et pas voulu épouser une quantité d’autres amies en se trouvant à tout coup une raison de ne pas «faire le pas»,  puis il se lance dans une digression saisissante sur sa «catalepsie morale» de quasi mort-vivant ou de dormeur éveillé fuyant dans le rêve dont il dit gravement: « Cette habitude est de l’épicurisme pathologique, de la psychologie goumande, une sorte de découragement qui se féconde lui-même, une variété du suicide, cela ressemble à un cancer qui s’amuserait à étudier curieusement ses progrès, à une combustion lente qui se regarderait brûler », et de conclure qu’il y a là de la « torpeur indienne qui refuse de se défendre contre la mort », ainsi de suite et tour à tour rasant et passionant, tordant de candeur quand il dit son  « affinité avec le génie indou, imaginatif, immense, aimant. R’eveur, spéculatif mais dépourvu de brutalité virile » se reconnaissant « trop condamné à la cellule» et ayant « trop vécu avec les femmes pour ne pas devenir un brahmine », bref un fleuve, un océan de sensations et de prémonitions surprenantes (il pressent l’avènement du collectivisme russe après s’être interrogé sur ses vies antérieures), des milliers de pages où grappiller des merveilles dans le tout-venant, et ce qu’on croyait claquemuré dans l’intime se fait constellation de sens et d’émotion à partager si affinités…               

     

    Gilbert Moreau mise sur l’intime, en amateur très éclairé

    Des affinités avec l’intime, Gilbert Moreau en a tant qu’il en a fait la base même d’une revue dont il est le fondateur et l’animateur unique, d’autant plus méritant que Les Moments littéraires,dont le premier numéro (paru en 1999) questionnait une vingtaine d’auteurs sur leur raison d’écrire, a été longtemps sa passion d’homme occupé à un «autre travail», à l’écart du monde éditorial et médiatique.

    Dès sa deuxième livraison, la revue proposait (notamment) un extrait du journal intime de Marie Curie, et la suite des sommaires affiche plus de trente dossiers personnaliés (où voisinent les noms de « diaristes » emblématiques tels Charles Juliet et Serge Doubrovsky et, sous le titre de Feuilles d’automne(No 40), un premier ensemble d’extraits de journaux intimes datés du 23 au 29 octobre 2017, dont la formule «sur commande» aboutissait à certaines pages faites pour l’occasion.  Or l’artifice soulignait le caractère très «ouvert» de l’écrit intime selon la conception de Gilbert Moreau, qui ne se borne pas forcément à la forme chronologiquement linéaire du «cher journal».

     

    En pays romand, tous n’ont pas le « complexe d’Amiel»…  

    La même souplesse préside au choix des vingt-trois auteurs réunis dans Amiel & Co, dont tous ne sont pas «diaristes» réguliers comme l’annonce le sous-titre de la livraison, mais peu importe n’est-ce pas si le caractère «intime» s’y retrouve peu ou prou. Ainsi, des trois auteurs dont  les extraits m’ont fait la plus forte impression quant à leur originalité littéraire, à savoir Corinne Desarzens (toujours plus lyrique et siphonnée), Monique Saint-Hélier et François Vassali (une prose magnifique intitulée Port-sommeil), seule Saint-Hélier aura tenu, à la même époque qu’un Julien Green dont on redécouvre la fascinante intégrale non expurgée des écrits intimes (Bouquins, 2019), un Journalreprésentant 18 volumes dans l’édition récente de L’Aire… 

    Ceci noté, le genre du journal intime est-il une expression privilégiée de ce qu’on appelle la littérature romande en dépit des tortillements des beaux esprits prompts à voire de l’identitaire dans toute affirmation d’identité ? Disons ici que la lecture attentive d’Amiel & Co suffit à repérer les parentés liées à la tonalité protestante ou poético-métaphysqiue et au rapport avec la nature de nos auteurs – chez Ramuz, Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi chez un Voisard ou une Catherine Safonoff -, autant que les disparités accentuées avec les nouvelles générations. Or  la spécificité « romande » du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante Introduction.

    Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel,  que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises antérieures et avant que tous les membres de la famille Tolstoï se collent à leur « cher journal »….

    Quant au Complexe d’Amielqu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté ou l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la « littérature » de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses,  l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées  et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc Amiel & Co pour vous en faire une idée…

    Amiel & Co. Diaristes suisses. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p.

    A signaler aussi : le  Hors série consacré à la très intéressante Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, présentée par Luc Weibel Les Moments littéraires, 353p.           

  • Vaine fureur

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    Shakespeare en traversée


    7.Timon d'Athènes


    Si la tradition classe cette noire satire au nombre des tragédies de Shakespeare, l'on peut légitimement se demander en quoi les tribulations de Timon, - riche Athénien prodiguant ses largesses à une cour de flatteurs puants, se retrouvant soudain endetté et aussitôt abandonné par ses parasites, et se réfugiant alors dans une grotte pour maudire le genre humain et la vie même - relève du tragique ?
    Tout ce qui lui arrive ne procède -t-il pas en effet de sa vanité et de la niaiserie naïve qui lui fait croire que l'amitié s'achète, et n'aggrave-t-il pas lui-même son cas en crachant sur les seuls amis sincères qui lui restent, à savoir le noble Alcibiade et son intendant Flavius ?
    Quoi de tragique là-dedans, sinon l'aveuglement d'un fils à papa se la jouant Schopenhauer avant la lettre ?

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    Le caractère composite de la pièce, notoirement attribuée à au moins deux auteurs, et d'un équilibre dramatique un peu chancelant, n'empêche pas la pérennité percutante de sa partie satirique, et le discours de Timon sur la corruption et la décadence reste d'actualité en notre époque de prédateurs voyous. Pas étonnant que les contempteurs de la société bourgeoise, de Marx à Peter Brook, y aient vu un manifeste à relancer.
    Au demeurant, ce n'est pas par la voix de Timon que Shakespeare nous touche le plus, mais par celle de ses vrais amis, le général Alcibiade et l'intendant Flavius.
    Comme le Philinte de Molière, dans Le Misanthrope, l'intendant de Timon, qui n'a cessé de le mettre en garde contre le gaspillage, est le seul à pleurer sincèrement la déchéance de son maître, qui reconnaît en lui un parfait honnête homme avant de l'envoyer au diable avec la même ingratitude inconséquente qu'il montre à son ami Alcibiade.

    Or c’est par celui-ci, injustement exilé par les sénateurs pourris alors qu’il défendait l’un des siens injustement condamné à mort, et revenu en force leur damer le pion, que la paix sera rétablie à Athènes, palliant la tragique imbécilité des postures extrêmes par le moins pire des arrangements.

  • Czapski méconnu et reconnu

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    Le nom de Joseph Czapski sera à l’honneur cet été en Suisse romande à l’occasion d’une double exposition, au musée de Pully et à la Maison de l’écriture de Montricher (Fondation Jan Michalski), alors que paraîtra,  à l’enseigne de Noir sur Blanc, la traduction française de la première grande biographie consacrée au peintre et écrivain polonais, sous la plume de l’artiste américain Eric Karpeles.

    Le nom de Joseph Czapski (1896-1993), autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.

    Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés  du « milieu » que des relais médiatiques ?

    Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés, autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporainet signé Pierre Nahon, qui passe pour un connaisseur avéré. Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent  Jeff Koons concélébré de Versailles  à Beaubourg, pour ne citer que lui.

    Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque  forme que ce soit d’inflation publicitaire  

    Czapski-Livre---La-main-et-l-espace-BD.jpgQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle Werner-Gagnebin, publié en 1974 à L’Âge d’Homme sous le titre de La main et l’espace. Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.

    Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un  Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.78267352_10221590258412652_3665714540860932096_n.jpg

    Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski(Noir sur blanc, 2003), incarnant  le jeune poète à l’écoute d’un aîné de constante disponibilité, Adam Zagakeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur (Fayard, 2008), et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés,paru en 2010, s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski,  et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans partage.

    Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration, conçue par le peintre américain Eric Karpeles , tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français en 2020 sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of lookingmarquant, devant la peinture de Czapski très amplement détaillée, dans un ouvrage somptueusement illustré, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.

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    Peintre de la présence essentielle (qu’il s’agisse d’un pain ou d’une cantatrice en scène, d’un paysage ou d’une vieille mendiante), Czapski est à la fois un poète de l’humaine condition  considérée avec une  émotion profonde mais non sentimentale – proche à cet égard d’un Goya, d’un  Daumier ou d’un Soutine -, un coloriste intense et parfois même violent de la réalité la plus élémentaire (surtout dans les paysages saisissants de ses dernières années), un visionnaire radical opposé à toute paresse ou complaisance esthétique, mais aussi un contemplatif  rejoignant la peinture « silencieuse » d’un Morandi. 2380738487.jpg

    Jamais limité au décoratif, le regard de Czapski sur le monde nous regarde,au double sens du terme. Regarder un tableau de Czapski agit comme un décapant. Après la première exposition de Czapski que je découvris à Paris, en 1973, la réalité retrouvée de la rue et de la ville me sembla ainsi comme « nettoyée » et vue « pour la première fois ». Et puis on se dit que « ça nous regarde », comme tout ce que « raconte»  cet artiste constamment présent dans une réalité qui est aussi la nôtre.

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    Du 5 juin au 9 août 2020

    Joseph Czapski. Portrait d’un humaniste

    Le Musée d’art de Pully présente la première grande rétrospective suisse du peintre et écrivain polonais Joseph Czapski depuis trente ans (1990, Musée Jenisch Vevey). Amoureux des lettres, poète, peintre et critique d’art, Czapski incarne le type même de l’humaniste européen. Mêlées aux grandes tragédies du XXe siècle, la vie et l’œuvre de Czapski sont alternativement teintées de terreur et d’espoir.

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    Défendue et portée actuellement par de nombreux collectionneurs suisses, et reconnue dans les milieux littéraires et artistiques, l’œuvre de Czapski mérite d’être plus largement connue du grand public. Ses peintures et ses carnets témoignent de l’attention de tous les instants que l’artiste polonais porte au monde alentour. Véritable échange culturel entre la Suisse et la Pologne, cette rétrospective revient sur une figure clé mais encore trop méconnue de la scène artistique européenne du XXe siècle.

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    Parallèlement à l’exposition du Musée d’art de Pully, la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature à Montricher présente une autre manifestation consacrée aux écrits impressionnants de Joseph Czapski. Fruit d’un partenariat entre les deux institutions, cette synergie permet d’aborder la richesse de la création de Czapski avec un accent sur la peinture et le dessin à Pully et sur l’écriture à Montricher.

    Le vernissage aura lieu le 4 juin 2020 à 18 heures. 

     

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  • Eros calviniste

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    (Jacques Chessex)

    Le plus célèbre des écrivains romands de la fin du XXe siècle s'est effondré, au soir du 9 octobre 2009, dans le bourg vaudois d'Yverdon-les-Bains, durant une causerie consacrée à l'un de ses livres, La Confession du pasteur Burg. Une interpellation virulente d'un spectateur sur l'affaire Polanski, dont l’écrivain avait pris la défense, est à l'origine de son effondrement. Il avait 75 ans. Il s’appelait Jacques Chessex.

     «La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans le roman paru peu après sa mort, Le Dernier crâne de M. de Sade. «Il y  acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut  ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».

     À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de l’écrivain.

    51RM9ABPBFL._SX195_.jpgOn peut rappeler alors plus précisément que Jacques Chessex, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un pasteur calviniste, fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski  sur la personne d’une adolescente, que Chessex, interrogé par les médias, avait réduit à « une affaire minime ».

     Le contradicteur s’identifia comme médecin généraliste, familier des cas d’abus sexuels. Jacques Chessex commença de lui répondre sur un ton ironique, en disant exactement: "voilà un généraliste qui généralise", puis il tomba comme une masse pour ne plus se relever. 

    On me dira peut-être qu’il est malséant de rappeler un tel épisode, mais comment ne pas voir que le thème de l’éros calviniste, tel que je vais essayer de l’illustrer, y est présent, avec cette double instance de la luxure et de la mort, du désir sexuel et de la transgression sociale, de la liberté artistique et de la censure morale, que nous retrouvons à tout moment dans l’œuvre de Jacques Chessex, autant que dans sa vie.

     Nous retrouvons également ces composantes dans le dernier roman de Jacques Chessex, paru deux mois après sa mort et lui aussi marqué par ce qu’on pourrait dire l’antinomie de l’érotisme et d’un certain puritanisme que figure, de façon souvent caricaturée, le calvinisme.

    entrer des mots clefsC’est ainsi que Le dernier crâne de M. de Sade, paru dans un climat de scandale annoncé, fut vendu en Suisse sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Les mauvais esprits, dont je suis évidemment, auront pensé que la recherche de la publicité n’était pas étrangère à cette démarche, mais passons...

     Et revenons plutôt à la littérature, ou plus précisément au noyau vif, ardent, incandescent même de l’écriture de Jacques Chessex, où le couple antinomique de la luxure et de la mort joue à l'évidence un rôle central, plus fondamental encore que celui du Désir et de la Loi, non moins présent. 

    Cette antinomie aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : c’est le mot de MORT. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une «rose doctoresse» de la clinique lausannois La Cascade, assise sur un mur dominant le lac Léman, le long du quai d’Ouchy, et tenant sur son ventre doux le crâne biend ur de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore:

    « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

    La réponse du Commandeur, que représentait sans s’en douter évidemment, ce soir-là le pauvre généraliste, foudroya prématurément Jacques Chessex, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick (titre d'un recueil de poèmes de Chessex, soit dit en passant)  devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.

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    La mort et le sexe, plus précisément le sexe à mort dont le plaisir est aussi torture, constituent en effet la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son «âme claire». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous.

    Or, précise Chessex: «Un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et Sade de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle, sur son Journal, les pièces de monnaie qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…

    Alors le lecteur, et pas seulement le lecteur calviniste, de s’interroger : mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ».

    entrer des mots clefsLe démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, que l'écrivain fait passer à travers son fétichisme personnel (très explicite aussi dans sa peinture) autant que dans ses fantaisies baroques frottées d'une sorte d'humour macabre.

    « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, dont on comprend mieux alors sa défense de Polanski autant que, en d'autres temps, de Pier Paolo Pasolini cité dans un poème.

    °°°        

     On l’aura déjà constaté dès cette première évocation : il y a du forcené en Jacques Chessex, et j’ajouterai, avec une liberté qu’on m’a parfois reprochée, à commencer par l’intéressé: pour le pire autant que pour le meilleur.

    Pourtant je me garderai bien de classer les livres de Chessex selon les critères du «meilleur» et du «pire», tant la contradiction lui est inhérente, quasi consubstantielle, brassée par une écriture certes composite, souvent baroque, aux intensités très variables, mais finalement tenue ensemble comme un organisme vivant et résistant.

    De fait, Jacques Chessex est écrivain dans la masse, pourrait-on dire, sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui - Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies. Rien de ce qui est écrit n’est étranger à  cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Toute sa vie a été mise en mots et sa carrière d’homme de lettres fut l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Prix Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.

    entrer des mots clefsJacques Chessex carriériste, pour parler un peu vulgairement ? Jacques Chessex pontife des lettres vaudoises et romandes ? Jacques Chessex seul grand écrivain du landerneau littéraire romand ? Tout, et son contraire, a été dit à son propos et lui-même a beaucoup fait, aussi, pour constituer une image publique qui relève plus du folklore que de la réalité. Or celle-ci est sans doute plus intéressante et complexe, que ce qu’en ont montré de multiples images médiatisées, surtout dans les dernières années d’une certaine gloire relancée.   

    Or tâchons, avec un peu de distance, de considérer la chose avec plus de légèreté.

    Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, même s'il y a aussi chez lui du chat et du poisson, ou de l'ours veillant sur son miel...

    On peut rappeler alors, au jeu des analogies animales, la distinction que faisait le critique anglais Isaiah Berlin, entre auteurs-renards grappilleurs, semblables par exemple à un Charles-Albert Cingria, et auteurs-hérissons concentrés sur leur table et constituant leur oeuvre en un seul massif, qu’évoquerait plutôt un Ramuz.

    entrer des mots clefsentrer des mots clefsOr Chessex a certainement du renard, par son œuvre de poète en prose, multipliant fugues et fragments et touchant à tous les genres, qu’on peut rattacher à la filiation d’un Cingria,  mais il y a aussi chez le romancier du hérisson bardé de piquants, groupé sur lui-même et rapportant tout à son Œuvre, comme un Ramuz 

    L’œuvre de Jacques Chessex n’a rien, pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou, parfois, les envolées lyriques d’un Aragon ou d’un Audiberti.

    entrer des mots clefsAux sources de l’oeuvre

    L’œuvre de Jacques Chessex tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.

    La démarche de l’écrivain procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche.

    Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales.

    De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur.

    Cette cristallisation, à caractère autobiographique, sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse.

    entrer des mots clefsCe qui me paraît en revanche plus limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la figure romanesque autonome. Dans une monographie consacrée à l'écrivain, l'essayiste et critique Anne-Marie Jaton a souligné, la première, cet aspect de l'oeuvre romanesque, entre autres déclinaisons du féminaire chessexien.

    °°°

    Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et je dirais plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.

    entrer des mots clefsA l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, de la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à mes yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.

    Jacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, ou encore Les saintes écritures, consacré aux auteurs romands et nettement plus daté, entre autres écrits sur des peintres et lieux divers.

    entrer des mots clefsUn tempérament et un style

    Jacques Chessex, pour l’essentiel, fut un styliste étincelant de la langue française, ainsi qu'un personnage quasi légendaire du monde des lettres romandes. Je veux évoquer, brièvement, le personnage. Cela aussi m’a été reproché au lendemain de sa mort : qu’on puisse parler de l’homme et non seulement de l’œuvre soudain exaltée, non sans hypocrisie tardive…

    Or on peut rappeler que la querelle, l’invective dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n’auront point trouvé de représentant plus acharné que le meilleur des prosateurs romands apparus dans la filiation directe de Ramuz.

    Le dernier exemple d’un conflit spectaculaire auquel le Goncourt romand aura été mêlé remonte à la parution, en 1999, de son fameux pamphlet, Avez-vous jamais giflé un rat?, en réponse à un essai non moins virulent s’attaquant à lui sous la plume (à vrai dire médiocre) de l’enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie.

    Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz.

    entrer des mots clefsOr ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le Désir de Dieu, qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel. Plus récemment, Jacques Chessex avait renoué avec la faveur du grand public au fil de narrations réalistes pleines de relief, tel Le vampire de Ropraz, en 2006, l'hommage émouvant intitulé Pardon Mère, en 2008,  ou la reprise, en 2009, d'un récit consacré à un meurtre raciste des années de guerre en Suisse, intitulé  Un Juif pour l'exemple...

    Dans la perspective d'une illustration des littératures francophones, nous devons, assurément, une reconnaissance réitérée à Jacques Chessex. Et pour l’illustrer, j’aimerais revenir à l’un de ses plus beaux livres, très personnel et très épuré, intitulé L’Imparfait et paru sous l’appellation de chronique en 1996.

    L’écrivain s’y retrouve comme à tâtons, comme dans un rêve, mais pour une ressaisie à la fois très concrète et sublimée, qui nous touche de près dès les premières lignes où affleure la maison de l’enfance et de l’adolescence - et d’emblée c’est la musique d’un poète :

    entrer des mots clefs«À Pully la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison ».

    D’emblée nous nous retrouvons en terre connue, du côté de Ramuz. Mais Chessex a sa voix propre, évocatrice pour tous. Nous nous rappelons tous, en effet, ce jardin «en petite pente». Ils sont aussi  à nous tous, ces reflets de lac dans les chambres.  Or nous voici à l’orée d’un monde dont les images vont émerger peu à peu comme d’une camera oscura et nous relier à la vie et aux livres qui ponctuent cette vie, mais aussi à nos propres ombres et à nos propre lumières.

    Tout à l’opposé de mémoires anecdotiques, l’œuvre déploie des images vivantes qui cristallisent les sensations primordiales autant que les questions essentielles: le vertige d’être, la souffrance du manque, le « sentiment aigu de l’inutilité de la vie » et, inversement, cette « force organisatrice de plaisir et de décision » qui va dresser la pyramide de l’œuvre dans le désert, et le sentiment de l’infini, enfin l’aspiration à l’allègement et à l’élévation : «Comme si j’étais capable à la fois de côtoyer le espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air ».
    Tel étant le sol physique et métaphysique d’un Jacques Chessex élémentaire. Terrien. Mais esprit subtil. Dont le style est tantôt chargé, jusqu’au baroque, comme dans Carabas, et tantôt fluide, voire cristallin, comme dans L'imparfait, précisément. Poids du monde et chant du monde y alternent, mêlées et fusées.

    Il y a donc, dans L'Imparfait, cette maison où l’adolescent apprend à écrire et à dessiner, à peindre, à écouter et à jouer le blues, mais sur laquelle pèse déjà le poids d’une menace. Du moins le fils rend-il hommage au père initiateur : « Dedans, l’écriture, c’était mon père, ses livres d’étymologie et d’histoire, sa bibliothèque, ses corrections d’épreuves, le latin, la toponymie, les dossiers des contes, les dictionnaires. Il était mon encyclopédie bienveillante et mon initiateur à toutes sortes de formes et de sens. Je sais que si j’écris aujourd’hui, c’est parce que j’ai imité mon père dès que j’ai eu six ou sept ans ».

     

    entrer des mots clefsPlus tard, il dira sa reconnaissance, aussi, à l’aîné providentiel qui encouragea le garçon dans sa singularité d’écrivain déjà perceptible : le professeur de collège et l’écrivain Jacques Mercanton.

    Sa reconnaissance se manifeste encore, à l’autre sens du terme, envers la terra incognita des parents. Et combien de détails déchirants remonteront alors des fonds obscurs. Tout un monde que filtre à distance, dans L’Imparfait, le regard d’un homme désormais plus âgé que son père suicidé.

    Une remarque me renvoie, ici, à ma perplexité de naguère, que d'autres ont pu ressentir en voyant l'écrivain ressasser le thème de la mort du père, à commencer par L'Ogre: «On a pu croire, à tel de mes premiers romans, que j’avais un problème littéraire avec mon père, ou que le thème du père était chez moi tout littéraire, et que j’exploitais en homme de lettres une mythologie balisée et confortable ».

    Or j’en suis venu à croire, en lisant L’Imparfait, à l’entière sincérité de sa défense: «Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n’épuisera ». Et comment douter, au regard des récits et des poèmes que Jacques Chessex a publiés depuis lors, tels L’économie du ciel, Le désir de Dieu ou Pardon mère, qu’il n’a cessé de vivre la relation au père disparu « comme une élégie interminable ».

    Quelque chose a été brisé qui instaure à jamais le règne de l’imparfait, et le ressouvenir du seul mot jardin suffit à exacerber la peine: « Mots douloureux, relève-t-il: « Papa est au jardin », « on goûtera au jardin », « les premières cerises du jardin », toujours cette cloche grêle, fêlée, au fond de la phrase. À jamais le non-réalisé, l’interrompu, le non-vécu – l’imparfait ».

    L’imparfait comme temps de l’enfance, mais qui détermine aussi le premier écart et la première tangente personnelle. Je suis seul et vous êtes tous, dit le héros du Souterrain de Dostoïevski, que pourrait lancer aussi le jeune Chessex. 

    Telle est aussi bien la situation du solitaire qu’on regarde de travers à la pension de la respectable veuve Augustine Lequatre, dans La Tête ouverte, et telle aussi la situation du pasteur Burg et tous les avatars romanesques de l’auteur.

    L’imparfait, Jacques Chessex l’évoque en poète aux vertiges physiques et métaphysiques à la fois. Plutôt que le temps sentimental de la mélancolie, c’est celui d’un « vertige nauséeux » dont on doit s’arracher pour survivre.

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    « Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut « Ich hab genug», Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir. Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».

    À cette plongée s'accordant celle de la chair et du désir. Car le temps de la maison sur le jardin «en petite pente» est aussi celui des premières échappées du corps à la recherche d’une certaine odeur entêtante. Odor di femina... Dès l’adolescence s’est ouvert cet autre à-pic, mais à présent c’est dans le temps que va se prolonger cette fringale d’une nourriture terrestre aux implications quasi sacrées. C’est que là aussi s’est révélé le sentiment d’une séparation initiale : «Le corps des femmes est autarcique. C’est-à-dire qu’il est un monde, ou un territoire, un lieu, une circonstance, une évidence qui se suffit à soi-même. Ainsi sa supériorité, sa nuit, sa gloire».

    Ce que nous devons à Jacques Chessex

    L’œuvre de Jacques Chessex s’est construite, de part en part, sur une faille. Mais celle-ci n’est-elle pas notre part à tous ? D’où peut-être, aussi, le rejet que suscite parfois cette œuvre ? Pourtant son mimétisme fait de l’écrivain un médium de nos exultations et de nos misères, de nos appétits multiples et de nos angoisses, exorcisées par le verbe.

    Et puis il faut dire, également le courage, l’obstination et la santé de cette œuvre. Si l’imparfait subi est le temps de l’enfance, l’imparfait retourné, sublimé et dépassé sera celui du baroque et de la vie profuse, du mouvement et de la lumière, des ombres mais signifiant aussi la vie, du chaos vivant mais transmuté par le style.

    Reconnaissance alors à Jacques Chessex pour notre langue qui est celle à la fois de Pascal et d’Agrippa d’Aubigné, de Rousseau et de Benjamin Constant, de Ramuz et de Chappaz, de Mallarmé et de Gustave Roud.


    Reconnaissance aussi pour notre pays, non pas au sens d’un esthétisme du repli, mais dans la présence proche du Jorat et l’ouverture européenne qui associe Jacques Mercanton et Vladimir Nabokov, Flaubert et Cingria qu’il prolonge également, ou cet ouvert obscur très suisse « par en dessous » qui lie Robert Walser et Louis Soutter, ou Wölffli et Jean-Marc Lovay à l’enseigne de la « société des êtres » dont parle Georges Haldas.

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    Reconnaissance enfin pour ce que Jacques Chessex nous fait reconnaître en nous. À tout instant la même ruine nous menace, mais il y a le blues et le psaume, et le poète « plein de Dieu » qui n’en finit pas de conjurer l’imparfait : « Me suivra-t-on si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable ».

    entrer des mots clefs

  • Douce fureur des purs

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    Shakespeare en traversée


    4.Hamlet


    Première des quatre grandes tragédies de Shakespeare (avant Othello, Macbeth et Le Roi Lear), Hamlet est, à égalité avec Roméo et Juliette, la plus connue du grand public et la plus jouée dans la plus grande variété d'interprétations, y compris la version pour marionnettes présentée par l'enfant Peter Brook à ses parents médusés.
    Or, en dépit de toutes les réalisations, accordées à la richesse et à la complexité de son contenu latent, la pièce garde tout son mystère élémentaire qu'on pourrait dire celui de l'homme nu sous les étoiles, vieil enfant très pur incapable de faire semblant et de participer vraiment au mensonge de ses frères humains.
    Jouant la folie, Comme seule Ophélie y sera poussée par le désespoir, Hamlet est, avec son ami Horatio qu'on pourrait dire son double préservé de toute charge sociale ou politique, le moins aliéné des protagonistes de la pièce.


    Celle-ci, sous son apparence convulsive, est traversée par les lignes pures de ce trio de l'amour et de l'amitié, auxquelles s'ajoute celle de Laërte, frère d'Ophélie impliqué à son corps défendant et frappant Hamlet à mort à l'instigation du plus nul et du plus puissant (en apparence) des personnages que figure l'usurpateur royal et incestueux Claudius.
    Hamlet est la story d'une vengeance "pour l'honneur", dans un monde où l'honneur n'est qu'un mot creux ("Words, Words, words") invoqué par un fantôme dans un cycle récurrent de meurtres qui fait du père vengeur un criminel à peine plus recommandable que son frère félon.

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    On a souvent vu en Hamlet la préfiguration du héros mélancolique et velléitaire dont le Werther romantique de Goethe sera le parangon, mais c'est ne pas assez dire la profondeur de sa tristesse d'enfant déçu et sa formidable fureur, éclatant à proportion de sa douceur attaquée de toute part.
    Hamlet nous parle les yeux dans les yeux au fil de ses monologues, et ce ce qu'il y a de si personnel, intime et intraitable dans sa confrontation avec l'abjection des hommes et à leur pauvre sort ("Poor Yorick", etc) saisit particulièrement dans la version signée Rodney Bennett de la BBC, multipliant les gros plans et cadrant le drame dans une sorte d’intimisme épuré, avec un Derek Jacobi accentuant magnifiquement la force tempétueuse et la fragilité délicate du prince restant noblement lui-même de part en part au milieu des masques et autres grimaces, doublement piégé par sa condition de mortel et sa naissance de noble mal barré.


    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

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  • Ave Caesar mortibus

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    Shakespeare en traversée


    3. Jules Cesar
    L'on doit à un ancien chevrier des montagnes de la Suisse primitive, du nom de Thomas Platter et qui devint un éminent humaniste du XVIe siècle, de savoir, par le truchement de son fameux journal - quasiment mythique dans la littérature helvétique de la Renaissance, tant par sa richesse documentaire que par sa fraîcheur -, que la représentation de Jules Cesar marqua, en 1599, l'inauguration du théâtre du Globe.
    Tant par sa thématique (le conflit entre république et tyrannie) que par la puissance rhétorique et la dialectique politique de ses discours, mais aussi par la peinture d'une frise de grands personnages et la poésie intense de certaines scènes, on a déjà là du grand Shakespeare historico-politique.

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    Nietzsche à relevé, très justement, que le protagoniste majeur de la pièce n'est pas Jules César lui-même, tout imbu de sa pseudo-divinité qu'il soit, mais bien Brutus et son double intrigant Cassius, magnifiquement campés (par Richard Pasco et David Collings) dans cette version filmée de la BBC, réalisée par Herbert Wise.
    Focalisée sur la période des troubles qui sépare la Rome républicaine de l'Empire, la pièce illustre à merveille deux aspects de la théorie mimétique formulée par René Girard: la crise du Degree (crise de rivalité mimétique surgie au sein de la hiérarchie et formulée par Shakespeare lui-même ) et le sacrifice du bouc émissaire censé résoudre la crise collective.
    Brutus parle explicitement de sacrifice. Si nous tuons César, dit-il en substance, ce sera sans rage ni trouble satisfaction, pour la purification d'une situation dont celui-là est responsable.

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    Shakespeare n'a pas écrit pour le cinéma, mais c'est tout comme. En l'occurrence en tout cas, la réalisation se distingue du théâtre filmé et la pièce elle- même, malgré son mouvement limité (rien du tourbillon de La Tempête, par exemple), permet une mise en scène qu'on dirait presque en 3D avec ses gros plans accentués sur des acteurs magnifiquement distribués.
    Shakespeare est un penseur politique, mais c'est aussi un satiriste redoutable, un poète à l'écoute des voix de la nature et du cœur, aux inflexions de tendresse contrastant avec de formidables éclats.


    La faute de Jules Cesar est évidemment d'avoir cédé à l'hybris, délire d'orgueil prométhéen qui sera fatal à tant de princes de ce monde, mais on sent que la même soif de pouvoir habite Brutus et Antoine, quel que soit le beau discours qu'il vont balancer au peuple romain pour le séduire, lequel peuple revivra d'autres crises mimétiques et sacrifiera d'autres boucs émissaires à venir, non sans que de multiples rivaux se réclamant de lui ne s'étripent dans l'intervalle, et ainsi de suite jusqu’en nos jours, de la Cité interdite au Kremlin ou à la Maison Blanche où se joue la énième saison de House of cards...

  • L'amour au véronal

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    Shakespeare en traversée


    2.Roméo et Juliette

    Après le carnage à la romaine de Titus Andronicus, on change de costumes et de décor avec Roméo et Juliette, qui peut d'ailleurs se jouer aujourd'hui encore sans être forcément actualisée: au contraire, son côté comédie romantique et ses beaux jeunes gens ferraillant ou flirtant dans les nobles murs d'une ville italienne semblent faits pour le cinéma en alternant scènes d'action et duos d'amour, mélo juvénile et tragédie.

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    Mais où est le tragique dans Roméo et Juliette, au sens grec qui exclut toute échappatoire, ou au sens racinien ?
    Du temps de Shakespeare, déjà, certains puristes ont trouvé à la pièce un caractère composite où l'élément tragique figuré par le dénouement mélodramatique, relève du coup de théâtre plus que du fatum, avec quelque chose qui paraît téléphoné malgré la beauté de la chose aiguisée par un humour noir very british.


    En fait, la réponse à cette question du tragique essentiel, ou inessentiel, de cette tragi-comédie ouverte à de multiples interprétations, dépend du point de vue dominant, qu'il soit social et psychologique (la haine opposant les Montaigu et les Capulet, qui rappelle celle des Gibelins et des Guelfes du temps de Dante, dans la Commedia duquel on trouve d'ailleurs les deux jeunes amants, mais à Crémone et pas à Vérone), ou plus radicalement "métaphysique".
    Grand Corps Malade ne pousse pas trop l'analyse , mais son Roméo kiffe Juliette privilégie le conflit social, comme le fait Léonard Bernstein dans son sensationnel opéra-rock West Side Story, alors que les Montaigu et les Capulet ne se trouvent ni en conflit de classes ni d'ethnies; et la même approche à dominante sociale marque un très beau film de 1942 co-signé par Hans Trommer et Valerian Schmidely - l'un des chefs-d'œuvre du cinéma suisse, selon Freddy Buache,- et constituant l'adaptation d'une des plus belles nouvelles de Gottfried Keller intitulée Roméo et Juliette au village .
    Or la partie secrète, chuchotée dans la nuit ou modulée en vers merveilleux (Roméo kiffe aussi le sonnet) dit autre chose que l'obstacle obstiné des familles: bien sûr elle capte la haine, mais elle parle aussi d'amour fou comme l'a célébré le romantisme et le surréalisme, la passion enivrante et mortelle, d'autant plus funeste qu'elle est à la fois glamour et brutale, cernée de jeunes épées et trop impatiente pour écouter aucun conseil de sagesse.

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    Pour un René Girard, le caractère tragique de Roméo et Juliette tient surtout au drame de jeunesse exacerbé par la précipitation. On sait la défiance de Girard envers les gesticulations romantiques, et c'est vrai que cette belle jeunesse se fait tout un cinéma, ce qui explique d’ailleurs le goût de la télé et du cinéma pour la story, du téléfilm déclamatoire à la française style Claude Barma aux superproductions italo-américaines d'un Zeffirelli ou d'un Baz Luhrmann, après George Cukor, entre autres.

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    Par delà ces éléments antagonistes "physiques" de jeune chair enflammée et de verrous familiaux, ou de morale chrétienne et de transgression passionnelle, Shakespeare nous dit aussi autre chose, là-dedans, qui va par delà le "physique" et qu'on dira donc "métaphysique " , où l'autre opposition d'Éros et Thanatos se perpétue sous le ciel étoilé auquel s'adresse Juliette :


    "Viens, douce nuit, viens amoureuse nuit au front noir,
    Donne-moi mon Roméo, et quand je mourrai,
    Enlève-le et découpe-le en petites étoiles,
    Et il rendra si beau le visage des cieux
    Que le monde entier s’éprendra de la nuit
    Et n’adorera plus le soleil éclatant”.


    On pourrait sourire du fait qu'une Lolita ritale (Juliette à moins de quinze ans) tienne un si sublime discours, comme lorsqu'elle prononce ces autres paroles si pénétrantes:


    “Mon unique amour né de mon unique haine
    Inconnu vu trop tôt et reconnu trop tard,
    Pour moi l’amour est né comme un enfant bâtard
    Qui me pousse à aimer la source de ma haine”.


    Mais la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque étaient plus jeunes encore que Juliette, et il ne serait guère plus étonnant non plus que les vers de Roméo aient été inspirés, au vrai Shakespeare des fameux Sonnets, sur lequel on n'a d'ailleurs aucune certitude, par un joli brin de garçon...

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    Sur cette même pente allègrement déviante, et pour rassurer telle enseignante anglaise qui s'indignait que Roméo et Juliette fût une pièce si exclusivement hétéro, l'on peut signaler qu'un film en a tiré l'argument d'une adaptation homophile. Plus précisément, le réalisateur américain Alan Brown, dans Private Romeo (2011), a imaginé qu'après avoir lu la pièce de Shakespeare dans le cadre d'un collège militaire américain, deux boys s'éprennent l'un de l'autre en provoquant la scission du dortoir en deux clans opposés, etc.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient enfin de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, 918p. Plon, 2016.