UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livre - Page 42

  • Journal des Quatre Vérités,XIII

    116156476_10224199446400721_2789681491414548116_n.jpg

    À la Maison bleue, ce 1er janvier 2020. - Comme il faisait tout gris ce premier matin de l’année et que nous savions qu’il faisait grand bleu un peu plus haut, nous avons décidé de passer à l’étage supérieur où j’avais envie, de surcroît, de me régaler d’une de ces fondues jamais aussi bonnes qu’aux jours d’hiver, et c’est ainsi qu’à midi, en vieux amoureux accompagnés du chien Snoopy, nous nous sommes retrouvés à l’auberge de la Poste des Diablerets où avait afflué une multitude d’amateurs de beau temps égaillés sur les parkings et les pistes.

    Quant à la fondue, la classique « des Ormonts», nous l’avons sagement arrosée de thé crème ou nature, pour cause d’incompatibilité probable avec nos médicaments, et tant qu’à raviver d’anciens tendres souvenirs, nous sommes rentrés «par les hauts» via les Voëttes où nous avons salué au passage le chalet Mona, en contrebas de la route gelée ; et c’est au col séparant les deux vallées que, marchant le long d’un chemin écarté, sans douleurs ou presque, je me suis retrouvé devant un grand enclos dans lequel cinq ou six beaux grands poneys shetland, dont plusieurs en longs cheveux et bien membrés, tournaient en rond non sans me considérer de loin jusqu’à ce que le plus grand, la crinière sur les yeux, s’avance carrément sur moi jusqu’à me laisser lui gratter le chanfrein - formidable présence de ce premier jour de l’an…

    115756273_10224199469561300_9107643231637324171_n.jpg

    PESSOA. -La première séquence du « journal de lecture » que je destine à la revue Instinct nomade s’intitule Poésie a contrario. La deuxième sera : Présumée innocence, ainsi amorcée : « On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore en deçà de toute intention : le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.

    115871365_10224199469881308_8257793092344088748_n.jpg

    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié et cela bégaie comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique »...

    TRANSITS. – Se pose la question du passage, chez Czapski, du dessin à la toile, en précisant mieux ce qui définit et limite le dessin – et plus particulièrement le dessin de Czapski -, et ce qui va vers le tableau, le plus souvent difficilement à en croire les multiples notations du peintre sur ses chutes et rechutes, comme on passe de la note de journal à un début de récit ou de fiction romanesque à quoi l’on pourrait comparer le tableau abouti.

    Ce samedi 4 janvier. - Je reviens à L’opéra du monde d’Audiberti et c’est pour mieux moduler, là encore, ma relation à la présence et à la sensation, à l’apparition impromptue ou à la saisie fulgurante, cadeau «du ciel» ou prise du chasseur à vive enjambée, dans le mouvement et comme au vol.

    Notre ami RJ s’agite passablement à propos de l’affaire Matzneff, où je sens qu’il aimerait m’entraîner, comme il l’a essayé à propos de David Hamilton, en m’envoyant le sinistre Olivier Mathieu – un mégalomane négationniste de la pire espèce -, mais il va de soi que je ne me mêlerai pas de ce faux débat entre vieilles peaux invoquant le droit d’abuser des enfants et des adolescents sous couvert de liberté d’expression. De fait, j’ai ces jours bien mieux à faire, et notamment à pénétrer plus avant dans le labyrinthe infini de Fernando Pessoa que j’ai commencé d’évoquer dans mon journal de lecture.
    Ceci dit je suis curieux de voir jusqu’à quelles extrémités va se développer ce qu’on appelle déjà «l’affaire Matzneff», à laquelle RJ a tenté de me «préparer» lors de notre dernière soirée chez Yushi avant que je ne lui fasse entendre que je n’y prendrais aucune part…

    DU GÂCHIS. -Tout ce qui a été gâché au lieu d’être reconduit et développé, le plus souvent sous l’effet de la vanité ou de ce que les Grecs appelaient l’hybris. Dans mon rapport avec la société le gâchis a commencé avec la sottise provinciale de BC, le premier à me tuer virtuellement, il a continué avec la bêtise supérieurement idéologique et suicidaire de VD qui a tout emporté en brûlant ses vaisseaux non sans tenter de m’anéantir dans la foulée, et le mal a tout contaminé et tout fait exploser en particules dissociées constituant finalement la No Society

    116235906_10224199476601476_7584926868399967196_n.jpg

    AMIEL & CO. - Je reçois, ce midi, pas moins de quatre exemplaires de la volumineuse 43e livraison des Moments littéraires dans laquelle figurent les douze pages de mon Journal des Quatre vérités. J’en ai remercié vivement Gilbert Moreau et vais lire ce pavé avec un intérêt sûrement proportionné aux surprises que j’en attends, optimiste à tout crin que je suis…

    Et voilà bien la surprise, tout à fait inouïe me semble-t-il à première lecture, sous le nom de François Vassali, avec un texte d’un seul tenant de quatorze pages, intitulé Port-sommeil et qu’on dirait un écho de deux de mes lectures récentes, à savoir Le visionnaire de Julien Green et Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, modulé par une voix sans pareille.

    Aussitôt j’ai repensé à la société secrète des veilleurs, que cet auteur inconnu me semble incarner par excellence dans sa lancinante et crépusculaire rêverie, et sur laquelle je reviendrai à propos du Visionnaire de Julien Green et du Livre de l’intranquillité de Soares/Pessoa, mais aussi du Thrène de Sylvoisal et du grand poème khmère de Christophe Macquet…

    INTRANQUILLE. -Il faut se ressaisir, se dit-il: tu dois changer ta vie, se répètent-ils depuis un temps qui ne se compte plus ; TU DOIS, IL FAUT, et cela leur tient lieu de leurre, se dit l’un des leurs mais qui est-il au juste ? L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose, se demande l’un d’eux au dam des ingambes de la confrérie du Commentaire se tenant les coudes et se réclamant à trop bon compte du secret ! Les anges aussi ont bon dos.

    GREEN AGAIN. - La lecture du Journal intégral de Julien Green me recentre pour ainsi dire. De tous les journaux intimes que j’ai lus c’est celui que j’aime le plus, à la fois pour son calme et sa précision, son honnêteté et son ton - ce dernier trait me semblant le plus important. Rien du littérateur à la Gide là-dedans, et d’ailleurs les pages que je lis ce matin marquent la fin décidée (en 1932) d’une rupture amicale après la révélation du double jeu de l’immoraliste, probablement jaloux de la jeunesse et du génie de Green, que je découvre pour ma part avec cinquante ans de retard ! Bref, il y a une sérénité chez JG qui me convient.

    L’OEIL DE L. - A propos de celles-ci, Lady L. a fini hier une toile restée longtemps inachevée, que j’aime beaucoup. Ma bonne amie a une vraie vision, parente en somme de celle de Thierry Vernet dans son regard sur la réalité – en l’occurrence une forêt abritant une petite maison…

  • Journal des Quatre Vérités,XII

    115681613_10224189513752411_5746375970954927994_n.jpg

    À la Maison bleue, ce mardi 24 décembre 2019. - Lorsque je me suis retrouvé ce matin sur les hauts de Morges, avec ma bonne amie qui me voiturait à l’hôpital ou je me suis présenté à l’heure pile au service de cardiologie interventionnelle, je me suis rappelé l’aube du 23 novembre 1982, en ce même lieu, où, avec le frère de Lady L. , nous sommes venus assister à la naissance de Sophie.

    Or, avec le soir de la mort de notre père, la venue au monde de notre premier enfant a été pour moi une révélation dont je ne suis pas encore revenu: à trente-cinq je découvrais la réalité de la mort devant cet être violacé a figure de souriceau qui ajoutait la sienne à notre vie.

    Ce même matin de sa trente-septième année, Sophie était, avec son Jules mal rasé, dans le long courrier reliant San Diego à Genève Airport via Francfort , revenant au pays après quatre ans de séjour en Californie tandis qu’une espèce de fil de je ne sais quelle matière se baladait dans mes artères coronaires dont je voyais à l’écran les ramifications fantomatiques d’algues mouvantes , et je me demandai quel film notre voyageuse transatlantique était en train de regarder la haut au-dessus des nuages - mais pas un instant je n'aurai pensé à la mort tandis que l’assistant du Dr R. m’administrait une dose d’atropine pour calmer la soudaine douleur me sciant les lombes à geindre comme un bête atteinte par une flèche…

    Autre réminiscence: notre second enfant baignait encore dans la conque amniotique de Lady L. quand notre ami R. a trouvé la mort dans les séracs du Mont Dolent, trois mois avant sa naissance, et chaque 15 août de la jeune vie de Julie fut marquée par le souvenir subconscient de cette fin tragique , que c’est à n’y pas croire en termes médicaux scientifiquement avéré, n’est-ce pas ?

    Mais que sait-on à vrai dire, non de la mort mais de tout ce qui l’entoure et lui fait cette aura d’effroi, avant ou après ?

    109798687_10224189517552506_7951469797228847545_n.jpg

    LE GARDEUR DE TROUPEAUX. - La poésie de Caeiro, dans ses poèmes dits «païens», qu’on pourrait dire aussi de la sensation pure, ou première, me semblent à peu près dénués de toute musicalité «immédiate», en tout cas dans leur traduction française, et cependant j’y entends bel et bien une « musique » sans pareille, comme « entre les lignes », ou « derrière les mots », qui procède assurément d’une «poétique» profonde mais non explicite, non audible à première écoute «ordinaire»; et c’est cette poésie «cachée», mais sans rien d’hermétique pour autant – point du tout assimilable à aucun ésotérisme, relevant au contraire d’une simplicité élémentaire, que j’aimerais déceler et tâcher de dévoiler, voire de « traduire » dans ma propre langue…

    À la Maison bleue, ce 31 décembre. - J’aborde ce dernier jour de l’année en lisant les poèmes de Caeiro, dans Le gardeur de troupeaux, qui m’inspirent aussitôt des vers que je note comme autant d’amorces possibles de poèmes à venir ; et surtout je note cette présence rare, je dirais presque: malgré les mots, malgré l’arrangement des poèmes de ce prétendu païen qui est surtout une sorte d’enfant à l’écoute du silence bruissant de la nature environnante - et tout de suite je me retrouve dans la solitude de ma propre enfance de tous les âges, jusqu’à ce présent que je me reproche aujourd’hui d’habiter insuffisamment.

     
  • Journal des Quatre Vérités,XI

    115578700_10224179860991098_3569617217125366296_n.jpg

    AUX URGENCES. - Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...

    FARCE. - Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater alors d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

    LA DOULOU. - Autant j’ai horreur des feuilletons d’hôpital mêlant l’exaltation de la performance médicale possiblement sanglante et le voyeurisme le plus vulgaire - dont la série Urgences est évidemment le parangon - autant les récits liés à une expérience incarnée de la douleur, de la maladie et des fins humaines m’ont toujours touché, de la bouleversante Doulou d’Alphonse Daudet à L’ours traversa la montagne d’Alice Munro, évoquant les vertigineuses réalités de la maladie d’Alzheimer également décrites par Martin Suter dans Small World.

    Si l’on pense cancer ou sida, l’on se rappelle évidemment les noms de Fritz Zorn, auteur de Mars devenu livre-culte, et d’Hervé Guibert dont ses derniers écrits de sidéen ont fait une espèce de star, médias à l’appui. Or je n’ai pas souscrit, personnellement, à l’engouement presque obligatoire suscité par le Mars de Zorn, dont un aspect du discours me semblait complètement plombé par l’idéologie - à savoir que son cancer résultait forcément d’une situation familiale et sociale mortifère, à croire que le capitalisme fût intrinsèquement cancérigène... Tout autre étant le «journal» de Guibert modulant en temps réel une chronique souvent poignante, parfois discutable parce que «trop humaine» mais qui demeure un document et un texte littéraire significatif.

    AU PIED DU MUR. - La prise de conscience subite d’une issue fatale de sa maladie ou de sa situation particulière (sentence de mort prononcée contre Fedor Dostoievski ou déportation de Charlotte Delbo ou d’Etta Hillesum) aboutit parfois à des récits à valeur révélatrice universelle. Les exemples les plus saisissants sont, à ma connaissance, la nouvelle de Tolstoi intitulée La mort d’Ivan Illitch, et le film Vivre (Ikiru) d’Akira Kurosawa, très proches par leur canevas . Dans les deux cas, un homme apprend soudain qu’il n’a plus qu’un temps compté à vivre, confronté à la pauvre existence qu’il a vécue jusque -là, au sens de la vie en général et à ce qu’il pourrait faire de bon ou d’utile des derniers jours qui lui restent a vivre…

    Lendemain d’hier. -Revenu de dix jours d’hosto avec une ordonnance longue comme un bras, j’ai trouvé dans mon courrier le dernier opus de mon ami Roland dont la dédicace prétendait que cette Confession d’un gentil garçon fût «mieux qu’un médicament». Le souffle !

    Et pourtant il y a du vrai dans cette crânerie de charlatan insomniaque et sûrement hypocondre sur les bords. RJ sait de quoi il parle en matière de médocs durs et de médecine douce genre littérature : il s'est d’ailleurs servi de moi en tant que « mule » d’un somnifère interdit en France qu’il m’avait chargé de lui ramener à Paris avec la complicité d’un certain Dr Mouton, autre charlatan probable.

    Au reste je n’insulte pas notre prétendu « gentil garçon » en le taxant de charlatanisme puisque c’est lui-même, et dans cette confession plus que jamais, qui se traite de monstre et de scélérat et de néant sur pattes, comme par manière d’homéopathie préventive et en toute mauvaise foi bonne: Je vous dis pis que pendre de moi pour vous mettre à l’aise (ou vous couper l’herbe sous les pieds) ensuite de quoi rendez-vous chez Yushi.

    L’avant-dernière fois que nous avions rencard chez Yushi, le restau japonais minable de la rue des Ciseaux dont il a fait son point de chute, RJ a dû me supplier par téléphone de le rejoindre tant je me sentais mélancolique et agoraphobe, craignant surtout d’affronter sa cour de nymphettes et de jeunes gandins snobs, mais non, promis - juré, nous serions seuls et le sage chinois l’avait dit : c’est avec de l’homme qu’on soigne l’homme.

    Et c’est ainsi que mon charlatan préféré osait prétendre maintenant qu’un petit recueil d’ «euphorismes», néologisme superbe soit dit en passant constituerait un « meilleur médicament » que le cocktail prévu par les spécialistes de l’hosto. Et c’est vrai, même si l’on n’apprend rien de décisif qu’on ne sache déjà du vaurien dans cette confession rebrassant ses thèmes avec de nouvelles variations, avec cette liberté de ton et cette élégance elliptique de pseudo-cynique pseudo-nihiliste jouant l’indifférence et le détachement en toute sincérité - mais si!

    À la Maison bleue, ce samedi 14 décembre. - On lit et relit Amiel comme on lit et relit Léautaud: par hygiène et pour s’huiler les rouages; et les fragments du grand journal épars de Roland Jaccard ont sur moi le même effet distanciateur, condensateur et curieusement libérateur. Quant au contenu médicamenteux détaillé de cette potion de faux charlatan faisant pièce aux vraies arnaques de l’époque, je suis à l’instant trop flagada pour en établir le rapport - donc à chacune et chacun de se pointer chez la pharmacienne de l’ami Roland...

    JOURNAUX. - Paul Léautaud, dont le Journal littéraire compte plus de vingt forts volumes, disait que rédiger celui-ci lui avait fait vivre en somme deux vies, et la plus « vivante », en tout cas à nos yeux de lecteurs, est évidemment celle qui nous reste sur le papier, épurée par l’écriture, reconstruite malgré son parfait naturel, sûrement plus drôle que la « vraie vie » de l’employé du Mercure de France ou du vieux misanthropes de Fontenay-aux-Roses puant la pisse de chat ou de chien.

    Journal « littéraire » est d’ailleurs un titre un peu trompeur, dans la mesure où Léautaud y parle des multiples aspect de sa vie quotidienne où ses bêtes chéries ont autant sinon plus d’importance que les gens de lettres qu’il rencontre tous les jours - mais on pourrait aussi estimer que l’adjectif « littéraire » s’applique à la qualité de transposition et au style de l’ouvrage.

    J’ai pris connaissance l’autre jour d’une statistique selon laquelle plus de 3 millions de Français s’adonneraient aujourd’hui à la pratique du journal intime. Or il y sans doute, entre celle-ci et les « journaux » d’un Léautaud ou d’un André Gide, d’un Charles du Bos et d’un Julien Green, autant d’écart et de différence qualitative qu’entre un photomaton ou un selfie et un autoportrait d’artiste. Bien entendu, cet aspect qualitatif n’entame en rien le sentiment de vivre deux vies en se confiant à son « cher journal »...

    Ce dédoublement peut, dans certains cas, revêtir un aspect quasi pathologique, comme chez un Amiel dont l’immense Journal intime, d’une tenue littéraire exceptionnelle, valait moins aux yeux de son auteur - qui souhaitait qu’on le détruise après sa mort - que ses poèmes des plus conventionnels et autres écrits voués à l’oubli.

    Un autre cas est plus saisissant, et c’est celui du Journal d’Edith, l’un des plus beaux romans de Patricia Highsmith qui s’attache aux désarrois d’une jeune femme, à l’époque de la guerre au Vietnam, dont la vive sensibilité est doublement écorchée par l’arrogance intellectuelle de son mari et de ses amis « progressistes », d’une part, et par la déception plus profonde que lui inspire son jeune fils tombée sous l’influence de sinistres neo-nazis. Or rédigeant son journal, Edith en vient peu à peu à « corriger » la réalité en s’inventant un compagnon et un rejeton moins nuls, une double vie sur le papier qui a valeur, même illusoire, de consolation...

    Quant à moi, tenant des carnets depuis plus de cinquante ans, évoluant avec les années d’un certain magma sentimental à une forme plus « extime » et plus construit, ou le tout-venant de la vie se trouve constamment revivifié par l’exigence de l’expression, j’en viens à constater qu’aux deux vies selon Paul Léautaud s’en ajoutent bien d’autres dans la mesure où tout ce qu’on note tous les jours relève d’un choix momentané qui pourrait se démultiplier à tout coup tant la vie, le « journal» de la vie a de choses à nous raconter ...

     

    115927397_10224179866311231_8451202273907161151_n.jpgPERSONA. - Nous pourrions certes, avec notre juriste Julie, disserter «sur la mort » en gens intelligents et concernés, comme on dit, mais ne serait-ce pas plutôt de la vie, de la fragilité de la vie, de la beauté des choses et de la bonté des gens que nous parlerions en évoquant la plus réelle des réalités dont le masque se dit Persona et que trahit toute représentation, fut-elle aporie poétique, faucheuse blafarde ou formule crédule de naïf ou de positiviste rassis ?
    Qui peut dire quoi que ce soit de la mort et qui ne pressent la vérité selon laquelle la mort n’existe pas ?

  • Journal des Quatre Vérités, X

    110314355_10224167730527844_4437592280282349754_n.jpg

    Ce mardi 3 décembre 2019. - À l’hôpital de Rennaz, où Lady L. m’a voituré un peu en catastrophe après que j’ai constaté divers symptômes (oppression vive dans la région thoracique et bras gauche douloureux) qui m’ont fait penser à un «épisode» cardiaque tel que me l’avait décrit mon frère, victime de deux infarctus.

    Après cinq heures d’attente, je vais être hospitalisé jusqu’à demain pour rester sous contrôle avant de subir, demain au CHUV, une coronarographie que le cardiologue a ordonnée sur la base des symptômes que j’ai décrits aux urgences, après quelques jours de malaise, de vives douleurs aux jambes et une douleur lancinante ce matin au bras gauche, etc. Cela ne m’enchante guère, mais L. se dit un peu soulagée d’obtenir enfin un diagnostic clair, et ensuite qui vivra verra - à Dieu vat…

    J’ai profité de ces longues heures d’attente pour lire deux nouvelles d’Alice Munro et la fin du Visionnaire de Julien Green dont la magie m’a d’autant plus saisi que cette espèce de conte fait écho aux Révélations de la mort de Chestov.

    MÉMOIRE ANIMALE. - Scène étonnante à la télé, dans un reportage sur une femme qui soigne des chimpanzés au Congo. Deux ans après s’en être occupée elle revient dans la jungle, débarque d’une pirogue, se retrouve dans une vaste clairière et appelle Kulia, là-haut dans la canopée, qui en descend dans un bruissement de feuilles et la rejoint bientôt pour l’embrasser !

    Ce mercredi 4 décembre. - Bien dormi cette nuit en dépit de ma vive douleur à l’artère fémorale. Le Tamal agit. Tour d’horizon mondial tout à l’heure sur la petite télé de la chambre 4 du service des soins intensifs. Tout le monde charmant et gentil à l’endroit de ce patient gentil et charmant. Départ dans une heure vers Rennaz.
    En découvrant le paysage à la fenêtre de l’hôpital de Morges où l’ambulance m’a conduit ce matin, dominé par le temple d’Echichens, je me rappelle ce matin d’il y a 37 ans, un 24 novembre, quand nous sommes venus avec son frère pour entourer Lady L. qui allait mettre au monde notre petite Sophie...

    VEILLEUR. - Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés. Ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane.

    Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre, je commence donc à prendre cette série de notes sur mon smartphone que je développerai ensuite sur mon laptop via le Cloud - yes oldie c comme ça qu’on cause aujourd’hui...

    JEAN-PAUL. - Jean-Paul a quitté ce matin la chambre 426 que nous partagions depuis une semaine à l'unité Fleurs du HRV, et son geste de m’embrasser en me quittant m’a fait un peu honte. De fait nous nous sommes quittés sans rien savoir l’un de l’autre que nos prénoms. De notre grande chambre, c’est moi qui avait la belle partie, avec une table à écrire et vue par la vaste baie sur le ciel et le jardin suspendu , tandis que Jean -Paul était confiné derrière le paravent de séparation, avec la télé pour seule fenêtre.

    Donc nous nous sommes embrassés et souhaité bonne suite, il m’a dit « faut s’accrocher ! » et je lui ai répondu «courage jeune homme !» alors qu’il a l’air encore plus décati que moi, et ce n’est qu’après son départ que j’ai découvert son nom et son âge sur l’étiquette de son armoire perso: 1946,un an de plus que moi, un vrai croulant! Mais il était déjà parti et je me suis traité de nul.

    Qui était Jean Paul ? J’ai été le premier à lui tendre la main et à lui dire mon prénom, il m’a dit le sien et ça a été à peu près tout ce que nous nous sommes dits l’un à l’autre à part les amabilités d’usage et les regards croisés quand je passais de mon côté du paravent au sien, sinon rien. Il est vrai qu’il passait la journée à regarder la télé avec un casque sur les oreilles et que de mon côté je lisais ou écrivais quand je ne regardais pas un film sur mon laptop.

    N’empêche que j’aurais eu maintes occasions, non pas de rompre la glace puisque notre non-rapport n'était même pas froid, mais de passer le cap des formules toutes faites à un embryon de conversation ou nous eussions fait connaissance, mais non: j’ai passé une semaine avec un type victime du même accident cardiaque que moi et j’ai été infoutu de lui dire plus que des platitudes auxquelles il répondait comme en écho: « Que oui, c’est sûr, faut ce qu’y faut, c’est comme ça» deux vrais cons aussi taiseux que timides en apparence, sauf que celle-ci n’était sûrement qu’une fausse apparence.

    Jean -Paul a-t-il regretté que je ne fasse pas un pas de plus vers lui ? A-t-il été étonné du fait que pas un instant je n’allume la télé de mon côté ? M’a-t-il vu lire ou a-t-il entendu mes longues conversations pas taiseuses du tout ni timides malgré son casque ? Je n’en sais rien . Lui non plus n’a pas cherché à me faire parler, mais peut-être était-il, lui, un vrai timide, et peut-être regrette-t-Il lui aussi cette non rencontre puisque c’est lui qui a eu ce geste d’accolade qui m’a surpris et a suscité ma honte.

    Or celle-ci me dit quelque chose et peut-être est-cela seul qui compte à l’instant sous nos deux écrans de télé éteints ? Peut- être est-ce la Leçon du jour, pour parler comme un aumônier d'hosto ? Deux crises cardiaques qui feraient que deux vieux cons se parlassent ? Une vraie conquête de la médecine douce! En tout cas si l'on me renvoie un nouveau Jean-Paul de l'autre coté du paravent, pas que je le loupe !

    DE L’IMMUNITÉ. - La défense de notre immunité personnelle est mon thème plus actuel que jamais, qui prend sa source dans mon expérience particulière de l’intime, en totale opposition avec l’indifférenciation se développant comme un cancer par effet de meute.

    La meute m’apparaît aujourd’hui comme l’Ennemi par excellence, dont le langage s’est dégradé en abjecte jactance. Les réseaux dits sociaux, qui sont pour l’essentiel le contraire d’une société liée, sont devenus le lieu de la meute ennemie de toute intimité et de toute parole personnelle, mais c’est bel bien sur Facebook que je vais publier ces notes.

    Par intimité j’entends le noyau, dur et très doux à la fois, de la Personne, dont la majuscule suggère ici qu’elle nous englobe tous dans notre unicité personnelle.

    CRIS ET CHUCHOTEMENTS. - L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...

    Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.

    Ce 7 décembre. - Tout à coup, à 5 heures moins le quart, j’ai subi un accès de tremblements irrépressibles, assortis de claquements de dents. Le Service a mis beaucoup de temps à réagir, mais il me semble que la crise est passée. J’attends Madame Médecin pour une explication. Pic de fièvre à 18h, redescendu me semble-t-il à 20h. Revêtu le t-shirt que LadyL. m’a ramené de Hawaï. Plus envie ce soir de rien que de dormir.

    110562107_10224189998964541_6619660735039977891_n.jpg

    DE QUOI RIRE. - Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique. Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .

    Peintures: Robert Indermaur.

  • Journal des Quatre Vérités, IX

    115887537_10224158192329395_9200346162897660677_n.jpg

    Paris, à La Perdrix rouge, ce lundi 4 novembre. - La neige est apparue ce matin sur les hauts du Grammont, et j’ai quitté Montreux à sept heures pour Paris où je vais passer quelques jours. La traversée s’est passée «sur» ma chronique consacrée à Amélie Nothomb, dont j’ai appris en début d’après-midi qu’elle n’avait pas décroché le Goncourt, ce qui n’a aucune importance eu égard au très piètre jury actuel où siègent une Virginie Despentes et un Eric-Emmanuel Schmitt…

    JOURNAL DE JULIEN GREEN. - J’ai acheté hier la nouvelle édition intégrale du Journal de JG parue dans la collection Bouquins après que Roland Jaccard m’en a fait l’éloge l’autre soir chez Yushi. Or le même RJ m’avait apporté la dernière livraison du magazine Causeur, dans laquelle il a publié un long article sur ledit Journal, grossièrement intitulé L’esthète des pissotières mais où j’apprends que l’auteur de l’article a bien connu le grand écrivain...

    À ce propos, Pierre-Guillaume me disait qu’il continuerait de lire le Journal dans l’édition de La Pléiade, affirmant que la part d’ombre des êtres doit être respectée et que cette version non expurgée ne fera qu’exacerber les curiosités de bas étage - et l’article de notre ami conduit en effet sur cette pente. Mais pour ma part je vois la chose autrement, comme une confrontation personnelle avec ce que j’ai noté et ce que j’ai évité de confier au papier; n’excluant pas la possibilité de tout dire, tout écrire et tout lire sans intentions louches de part ou d’autre.

    Je vais sur mes 73 ans et je constate ce soir que j’ai passé à peu près complètement à côté de l’œuvre de Julien Green, abordée peut-être dans mes jeunes années (je retrouve un exemplaire du Visionnaire en livre de poche, daté de 1964) et retrouvé des années plus tard avec un essai de lire Adrienne Mesurat, dont rien ne me reste ( !), et curieusement le Journal ne m’a jamais vraiment attiré alors que j’ai été un lecteur assidu des Journaliers de Jouhandeau, puis du Journal littéraire de Léautaud. Or j’ai comme l’impression, en commençant de lire cette version intégrale du Journal (1919-1940) que je suis plus proche de Green que de Jouhandeau et de Léautaud, mais cela reste à vérifier au fil d’une lecture, dès ce soir, que je voudrais quotidienne, annotée très précisément, parallèlement à celle d’Audiberti.

    109164866_10224158192689404_7987979025477737706_n.jpg

    RENCONTRES. - Après une cinquantaine de pages seulement, je sais déjà les noms de tous les personnages de Moïra, que j’ai commencé de lire le soir alors que je poursuis la lecture du journal des années 1919 a 1940. Tout de suite j’ai été frappé par l’intensité, et même la violence du protagoniste de Moïra, pur et dur autant que l’est en partie l’Auteur, lequel est manifestement Joseph autant qu’il est Bruce ou David. Or pensant à ces prénoms, je me dis que le seul livre de cette trempe que j’aurais lu ces dernières années est le Sam d’Edmond, qui a quelque chose de Green. D’ailleurs ce sont mes deux grandes rencontres de cette fin d’année, par rapport auxquelles je vais me recentrer dès notre installation à la Maison bleue.

    109381088_10224158189409322_3448624329621746189_n.jpg

    La Maison bleue, ce jeudi 21 novembre.- Premier réveil ce matin à la Maison bleue. Ensuite à Lausanne pour y retrouver, après l’hygiéniste, mon cher Edmond avec lequel nous avons passé trois bonnes heures. C’est un nouvel ami que je me suis fait là, qui commence par me dire qu’il se régale à la lecture de mon libelle, parvenu qu’il est au chapitre des rebelles consentants qu’il s’amuse à identifier - il a trouvé la Douairière bien épinglée, qui l’a snobé, mais j’insiste un peu hypocritement sur le fait que mon Open Space n’est pas «à clefs», sachant par ailleurs que c’est par là que l’on va probablement me chercher noise, ou sur l’affaire Millet. Nous sommes d’accord sur à peu près tout, je lui ai fait lire le début de ma chronique sur Sam et il s’en est dit très touché, puis il m’a éclairé sur les sources familiales du livre en m’apprenant dans la foulée que le modèle de Bassens n’est autre que Vufflens-la-ville où nous avons tant de souvenirs, dans la grande demeure dite le Château ou deux sœurs ont bel et bien été cloîtrées dans une chambre munie de grilles, et que le thème de la vengeance est un leitmotiv de sa légende familiale…

    PURITAIN. - Je retrouve, dans le Journal de Julien Green, les quatre instances que j’ai invoquées au début de ce Journal des Quatre Vérités, du corps et du cœur, de l’esprit et de l’âme ; oui tout y est, et chez ce catholique puritain, cela donne un mélange parfois explosif dont les romans tirent leur puissance visionnaire.

    Ce vendredi 22 novembre. - Bien dormi à la Maison bleue. Enchanté par nos parquets et nos verrières à l'ancienne. Du vieux qui semble tout neuf, comme je le suis en somme en esprit. Avant le café, je lis quelques pages du Journal de Julien Green qui m’épate par sa façon naturelle de faire cohabiter les univers apparemment opposés de la débauche caractérisée et de la pénétration intellectuelle ou spirituelle, alternant le récit précis de ses chasses nocturnes et de son travail studieux au coin du feu.

    CRAVATÉS. - En lisant le Journal de Julien Green, puis en me rappelant la tenue de Czapski devant son chevalet, je pense à ces hommes qui restent – comme moi qui ne porte jamais de cravate – des sauvages sous contrôle ne perdant rien de leur élégance, de leur style et de leur dignité. Le contraste de l’homme habillé et de ce qu’il cache «derrière la cravate» est certes assez stupéfiant dans le Journal de Green, mais je n’y vois aucune forme d’hypocrisie pour y trouver, au contraire, quelque chose de juste et de sympathique en cela que son «tout dire» reste « entre soi » et non publié du vivant des « intéressés »…

    Ce dimanche 1er décembre. - Je ressens ces jours, comme un poids sur le thorax, côté cœur, je dirais presque: comme une main qui pèse et serre. Je sens le muscle comme un «paquet» un peu durci, et assez confusément ce que me disait l’angiologue Kernen parlant de « souffle au cœur » ; en outre je me sens très fatigué et la moindre marche, n’était-ce que pour rallier le parking sis à 200 mètres de la Maison bleue, m’est très pénible. J’ai d’ailleurs téléphoné l’autre jour à l’angiologue Kern pour lui décrire ce que je vis, mais il m’a renvoyé à mon médecin traitant qui sans doute me renverra à lui – merci messieurs.

    GÉNIE DE JULIEN GREEN. - Le premier décor du Journal de Julien Green, avant la vingtaine de celui-ci, est américain, correspondant au séjour du jeune homme à l’université de Virginie, et l’on sent aussitôt le déchirement qu’éprouve le jeune homme hésitant entre l’entrée dans les ordres, à quoi le pousse le Père Crété, son confesseur, sa nature très sensuelle, sa détestation croissante de l’Amérique matérialiste, sa vocation encore incertaine et son désir pressant de revenir en France pour y exprimer ce qui bouillonne en lui.

    C’est d’ailleurs en France que se situera son premier roman, Mont-Cinère, mais l’invisible «main» de mon instinct m’a porté à lire en priorité, et parallèlement aux pages du Journal intégral relatives à ses années d’université, celui de ses romans, datant de 1950, intitulé Moïra et qui met en scène, précisément, un groupe d’étudiants gravitant autour d’un jeune homme à la fois effrayant, dans sa singularité de roux fou de Dieu, et non moins attachant par le combat qui se déchaîne en lui et qui le fait craindre ou détester, ou secrètement aimer par ses condisciples. L’un de ceux-ci, au prénom de Simon et au faciès ingrat, payera son attirance immédiate et innommée, au prix fort puisque, rejeté dédaigneusement par le roux, il se tirera une balle dans son recoin.

    Le roux en question se nomme Joseph Day, il est descendu de ses collines puritaines pour s’instruire et sauver le monde dans la foulée, ses camarades l’ont bientôt surnommé l’ «ange exterminateur» à cause de son sérieux et de sa furieuse détestaton de la chair, à vrai dire proportionnée à la furieuse intensité de ses pulsions refoulées, et lisant le journal du jeune Julien Green l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a de lui dans le personnage de Joseph, avant de penser qu’il y a aussi de lui dans tous ses personnages.

    La première impression que j’aurai éprouvée, en entrant dans ce roman prodigieusement maitrisé dans toutes ses parties (personnages, paysages, dialogues annonçant le théatre, atmosphères psychologiques, dramaturgie, suggestions érotiques, archétypes de l’imaginaire au franges de l’onirisme par ailleurs hyper-présent dans le journal, controverses « bibliques », échappées spirituelles, substance verbale d’une impérieuse poésie, etc), m’a rappelé l’univers des grands auteurs à la Nathanaël Hawthorne (auquel le jeune Green a d’ailleurs consacré un travail universitaire) ou à la Flannery O’Connor brassant les thèmes liés aux passions humaines en prises avec les instances sacrées du Bien et du Mal, sous l’égide d’un puritanisme ardent (chez Hawthorne) ou d’un mysticisme catholique foudroyant (la terrible Flannery au mileu de ses poules et de ses paons hurleurs…) , alors même que le roman, d’une obscure limpidité - si l’on ose l’oxymore - nous prend par la gueule et la secoue jusqu’à l’horrible dénouement.

    Moïra pourrait être dit, en partie du moins, le roman frénétique du refoulé et de son brutal et fatal retour, où la mauvaise plaisanterie de quelques étudiants ricanants pousse le protagoniste au bout de lui-même, provoquant la mort violente d’une jeune femme équivoque, chargée de séduire le beau roux coincé et jouant son rôle avec une rouerie cynique qui finit par se retourner contre elle.

    Pour mieux saisir les tenants de ce roman datant de la maturité de Julien Green (paru en 1950 chez Plon), la lecture du journal intégral de l’écrivain, dont on sait qu’il a été tenté par les ordres vers ses dix-neuf ans et qui se traite lui-même d’érotomane dans sa trentaine, est éclairante. D’abord parce qu’il y développe déjà l’idée que chaque individu en contient dix ou vingt autres, et ensuite par sa façon d’envoyer promener ceux qui, comme Gide ou le grand philologue allemand Curtius lui pelotant un peu les fesses, d’écrire des romans plus explicites en matière d’homosexualité.

    Or c’est justement là que Julien Green se distingue absolument de ce qu’on appelle la «littérature gay», où le malheureux homo est forcément une victime de la société ou d’une conception archaïque et punitive de la religion, en développant une vision beaucoup plus complexe, plus riche plus violemment contradictoire sans doute, mais plus intéressante et plus vraie de la complexion humaine aux cent visages.

    Joseph Day est, ainsi, immédiatement puant dans son arrogance, et non moins impressionnant par sa rectitude apparente de garçon studieux et solitaire, lecteur de la Bible et convaincu de ce que la chair est une diablerie ; et tout de suite il entre en conflit avec l’un de ses condisciples, l’orgueilleux Bruce Praileau en lequel on pourrait voir son double, qui l’a persiflé et avec lequel il va se battre si durement que l’autre le taxe de virtuel «assassin».
    Implacable avec un «fort», il ne l’est pas moins avec Simon Demuth, qui cherche ses bonnes grâces avec une gentillesse un peu collante qui l’horripile, et dont il provoquera plus tard le désespoir. Et puis il y a l’irénique David, bien décidé à devenir pasteur, qui l’identifie comme un «élu» dès leur première rencontre, l’aide obligeamment à échapper au cercle des lascars impatients d’aller se défouler dans la «maison» qu’on devine, et l’agace en même temps par son égalité d’humeur d’être parfait alors que lui-même se croit voué au feu glacial de l’enfer rien qu’à penser à ce qu’il pense – et il ne pense qu’à ça.
    En outre, de la première logeuse de Joseph au cercle des moqueurs, dont certains ne cherchent qu’à faire tomber son masque de puritain, et jusqu’à Moïra qui le trouble dès sa première apparition, les personnages du roman composent un « décor » humain très vivant qui s’intègre dans le décor naturel superbement évoqué du campus d’université où tout se passe.

    Au début des années 20, Julien Green écrit dans son journal que l’Amérique l’ennuie de plus en plus avec son matérialisme bas de plafond, et même l’horripile. Or trente ans plus tard, avec Moïra, il aura distillé toute son expérience d’alors, réelle ou fantasmatique, pour en faire un roman hyper-américian et bien plus que ça : un poème romanesque d’une noire beauté traversé par un tremblement constant de joie et de terreur mêlées.

  • Journal des Quatre Vérités,VIII

    109743674_10224146452435905_7588574683899458654_n.jpg

    Ce lundi 23 septembre 2019. – Il bruinait ce matin lorsque nous avons quitté la Haute Engadine pour le col du Julier, et notre nouvelle étape, au Resort Pradas de Brigels, au bord d’un petit lac aux eaux turquoises, a été l’occasion de découvrir un lieu proprement idyllique, du moins au-dessus de la station, le long des pentes semées de petits chalets et où se trouve, comme déictament posée sur le haut gazon, telle candide chapelle blanche ornée d'une fresque à moitié effacée, avec un contraste de verts intenses et de gris laiteux qui m’a rappelé la montée au Lukmanier. Durant le parcours, je nous ai lu un entretien avec Alain Finkielkraut, dans L’Obs, qui m’a fait si bonne impression que j’ai acheté ce soir son dernier livre, À la première personne, sur Kindle, lu ensuite en deux heures, où j’ai retrouvé bien des constats que j’ai faits depuis les années 60, m’étonnant en outre de la modestie et de la bonne foi de ce penseur beaucoup moins réactionnaire qu’on ne le prétend, avec des observations qui rejoignent celles de mon libelle.

    MADRE. - Ce que je dois à ma mère: avant mon réalisme actuel, qui découle de sa propre peur de la réalité, et plus précisément de sa crainte de manquer, c’est ma fantaisie propre que j’ai développée, dès mon adolescence, contre sa vision par trop terre à terre des choses, héritée sans doute de son ascendance paternelle, et, plus en amont du Grossvater, de notre souche paysanne.

    108633602_10224146456195999_3039676370035124919_n.jpg

    Ce jeudi 3 octobre. – La lecture de Sam, premier roman d’Edmond Vullioud, m’a tout de suite étonné, un peu dérouté dans les toutes premières pages et ensuite séduit, enchanté en crescendo, surpris à chaque rebondissement et nouveau développement. Il y a longtemps, très longtemps, peut-être depuis L’été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton, que je n’ai lu un roman romand aussi dense et d’une telle beauté, avec des personnages si présents et une musicalité si constante et limpide, une langue si chatoyante et une façon si sérieuse de traiter de grands thèmes, sans que cela pèse pour autant. Chaque phrase, dans Sam, procède d’une transmutation. Cela part d’une précision extrême pour aller vers le rêve, la rêverie, ou ce qu’on peut dire la poésie ; et c’est vécu, en transit dans le développement même du protagoniste. J’ai l’impression que le récit pousse comme un végétal, un enfant ou un dessin complexe. Ces éléments (l’enfance, la fleur et le dessin) étant d’ailleurs constitutifs du texte.

    En lisant Sam, m’est venu ce poème, que j’ai intitulé L’Innocent :

    L’Innocent

    (Pour Edmond V.)

    Tout nous appartient-Il vraiment?
    À qui est donc ce corps ?
    Qui a pesé l’étonnement ?
    Quel silence est-il d’or ?
    L’enfant ne voit pas les questions:
    il n’entend que les voix
    dans la patience sans raison
    de ce qu’il ne sait pas.
    Ou ce que l’enfant sait est autre
    qui fait de lui un prince
    ou tel demi-dieu sans apôtre
    d’on ne sait quelle province.
    Là-bas règne la précision
    de l’animal parfait
    et de la fleur, ce pur blason
    qu’on ne cueille jamais
    Tu ne sais ce qui t’a élu:
    le sacré est en toi,
    et les mots peut-être advenus
    ne te trahiront pas
    Tu es nu sous tes vêtements
    de jour comme de nuit,
    et ton voyage dans le temps
    sera ton seul ami.

    TONIO. - Je reçois ce soir cette lettre d’Antonin, qui m’évoque une possible nouvelle assez carabinée : « Cher Jean-Louis, Tout d’abord merci d’être vraiment entré dans ma fiction. Quant à la nouvelle de Gogol dont tu parles, elle m’intéresse au plus haut point. Dis-moi dans quelle collection je peux la trouver. J’ai le volume de Rencontre qu’Haldas a préfacé mais la nouvelle n’y figure pas...

    115521653_10224146457996044_2298474291972140381_n.jpg
    La différence entre le contexte des villas Mon Rêve et Ramdam, c’est que mon essai de compréhension n’a rien d’un témoignage objectif (genre Temps Présent ou Envoyé spécial) mais tout d’un désir éperdu de me représenter l’irreprésentable, un désir qui laisse une grande place à la subjectivité. Il ne faut pas oublier que j’ai construit ce roman à partir d’une réelle réalité, celle d’un type que j’ai assez bien connu et qui, à l’époque, consultait des médecins pour obtenir des arrêts maladie, envoyait des centaines de lettres à droite et à gauche, appelait les flics et qui fut, finalement, convoqué devant un tribunal.

    Cet homme vivait en compagnie d’une Russe assez drôle mais qui n’osait guère sortir de leur immeuble et passait des heures à caresser un chat siamois. J’éprouvais pour ce couple une vraie sympathie. Je me sentais même attiré par eux. Leur autodérision, leur humour noir, leur délicatesse me plaisaient. J’ai mangé plusieurs fondues en leur compagnie. On riait beaucoup. L’homme avalait des Xanax quotidiennement et, quand il voulut quitter son psychiatre pour «voler de ses propres ailes», il s’entendit répondre: «Mais enfin, comment voulez-vous voler de vos propres ailes si vous n’arrivez même pas à marcher tout seul ?»
    Je n’avais plus revu cet homme depuis huit ans et, l’autre jour, à neuf heures du matin, je décide d’aller heurter chez lui. Je me souvenais heureusement du code de la porte d’entrée. J’ai sonné au premier étage. Quatre énormes serrures sur la porte. J’entends qu’on les actionne. On aurait dit qu’un tailleur de diamants vivait là au milieu de ses joyaux. La porte s’entrouvre peu à peu et je distingue dans la pénombre un type avec une longue barbe mal entretenue, une robe de chambre mitée, des pantoufles unisexe en feutre gris. Il s’est laissé pousser les cheveux, des cheveux sales d’où brillent cependant les yeux de mon cher Tiago.

    «Je te dérange?» - «Non, non, entre, j’allais me recoucher. Viens, je te fais visiter». On aurait dit un type qui n’avait plus l’habitude de parler avec quelqu’un mais ma visite semblait le réjouir. Dans ce qui était jadis le bureau, on distinguait à peine une table tant les piles de livres, encyclopédies, classeurs et autres objets ont envahi la pièce jusqu’au plafond. Salon idem avec un énorme écran de télé allumée. Des piles à l’infini de vinyles, CD, DVD, revues, journaux etc. Dans ce qui était la chambre à coucher, même envahissement avec des relents de moisi et des toiles d’araignée au plafond. Des sacs poubelles remplis de vêtements cernent un lit en désordre où je distingue des sacs de couchages. La fenêtre qui donne sur la cour intérieure décrite dans Ramdam s’ouvre à peine.
    Je n’en croyais pas mes yeux. Dans cet appartement bien tenu il y a quelques années, on avait accumulé des centaines d’objets inutiles servant de rempart contre je ne sais quel ennemi. Enfin la cuisine où les cartons, casseroles, poëles, lampes anciennes, ustensiles et autres babioles sont empilés jusqu’au plafond craquelé. Je suis resté deux heures et demie avec mon cher Tiago. Au bout d’un long moment d’hésitation, il se mit à parler de ses désastres, du Risperdal qu’il avale tous les matins, du conflit dans lequel il est empêtré avec son proprio qui veut le lourder, de la mort de sa mère dans des conditions atroces, de son géniteur qu’il n’a jamais connu, du cambriolage dont il vient d’être victime: une valise rangée dans la cave, remplie de lampes anciennes qu’il collectionne, a été volée (valeur 13 000 francs, il prépare un dossier pour les assurances).
    Au bout de deux heures et demie, j’ai dû prétexter un rendez-vous avec ma fille pour pouvoir me lever et prendre poliment congé. Si je te racontais tout ce que mon cher Tiago m’a raconté, je devrais laisser courir ma main sur des centaines de pages.

    L’homme dont l’âme ne jetait plus dans ses yeux qu’une lueur vacillante me dit dans l’escalier: «Tou pourras écrire la suite avec tout ce que je te raconte, eh eh !» - «En effet, c’est une idée!» Mais mon idée à moi, c’était de fuir ce cauchemar, de rejoindre le trottoir pour courir, courir à n’en plus pouvoir en direction du centre-ville. Je courais par les ruelles de plus en plus vite. Je ne savais pas pourquoi je courais, courais, courais comme si, à ce moment-là, je voulais fuir les abrutissantes années du début du XXI e siècle, ces années un peu folles où, en compagnie de Tiago, je fréquentais les bars à putes, buvais des bouteilles entières de whisky ou de rhum philippin, marchais sur les boulevards au milieu de la nuit et allais manger des croissants dans je ne sais quel établissement ouvert à cette heure-là. A cette époque, mon cher Tiago était encore vif d’esprit, bien habillé (chaussures Weston, veste Hugo Boss), il adorait L’Empire des Sens, Femme sous influence, les eaux de toilette griffées, les repas éthiopiens et les belles plante (c’était un grand séducteur).

    Je me suis dit que j’avais échappé à un horrible cauchemar. Il faudrait que j’écrive immédiatement quelque chose là-dessus, me dis-je. Dans les plus brefs délais. Quelque chose sur la folie. Avant qu’il ne soit trop tard. C’est te dire, cher Jean-Louis, combien ton article fait du bien à un homme qui ne s’est jamais pris pour un grand écrivain, qui écrit très vite, dans l’élan, mais toujours avec l’application d’un enfant. Baci. Antonin ».

    ROZANOV. - En découvrant Rozanov, en 1972, j’ai tout de suite compris que «ça me regardait», ou je dirais plus exactement que je l’ai senti, comme «à l’odeur», comme une sensation de «chaleur» que j’avais perçue depuis longtemps dans certaines «voix», et tout aussitôt j’ai compris que ce que disait Rozanov de Dieu et du sexe n’avait rien à voir avec le «froid» des débats de ces années-là, etc.

  • Journal des Quatre Vérités,VII

    images.jpeg

    COMPÈRE. - Je reprends ce matin la lecture du Journal de Jules Renard, que je lis et relis depuis une cinquantaine d’années, cher compagnon au sourire dans les larmes – et tout à coup je me rappelle que, dans notre enfance, nous avons joué des scènes de Poil de Carotte, mais le Journal aura jeté un autre pont entre nos champs et les forêts où je poursuivais mes lectures solitaires, et la ville où il fallait bien aller…

    Ce jeudi 8 août. - Lendemain de crise cardio-vasculaire nocturne, qui m’a terrassé à deux heures du matin, littéralement jeté au sol où je suis resté une heure les pieds en l’air et cisaillé par de violentes douleurs lombaires, craignant l’attaque cardiaque que je pressentais plus ou moins ces derniers jours, et même, à un moment donné, sûr que j’allais y rester, et puis non : ce n’était pas le moment pour ce pauvre cœur de me lâcher, et quand j’écris cœur je pense corps car j’ai eu la sensation que mon corps me submergeais et que j’allais pour ainsi dire le vomir. Or je le prends comme un avertissement, et je vais tâcher ces prochains jours de ménager l’animal avant de consulter.

    DE LA POÉSIE. - Je constate de plus en plus que peu, très peu de poètes me parlent, et que sur ce peu de poètes que très peu de leurs poèmes me touchent. Or je sais très exactement ce qui me touche, ou plutôt je le sens, assez infailliblement si je n’écoute que mon oreille…

    Ce 14 septembre. - La première étape de nos fugues helvètes nous a conduits ce soir à Faulkensee, au bord du lac de Thoune, où notre chambre d’hôtel, à l’enseigne des Mouettes, donne sur un tout petit port et, de l’autre côté des eaux bleu sombre, sur le village de Gunten. Au préalable, passant par le Pays d’Enhaut, nous avons fait une halte dans le charmant musée du Vieux pays qui me semble la parfaite illustration d’un mode de vie propre à la culture alpine et à ce qu’on peut dire plus généralement la civilisation paysanne.

    Unknown-1.jpeg

    EN ENGADINE. - Il n’est pas de lieu, me semble-t-il, s’agissant de la sensibilité européenne de ces cent à cent cinquante dernières années, où la perception et l’expression des instances de la nature et de la culture se rencontrent, s’accordent en harmonie et se fécondent mieux qu’en ces hautes terres de l’Engadine marquant le passage du Nord germanique au Sud latin et dont un seul titre de roman, ne désignant aucune cime particulière mais résumant une atmosphère, La Montagne magique, cristallise le composé d’esprit et d’émotivité, de rêverie solitaire et de débats ardents qui a fait se rencontrer tant d’âmes sensibles, lesquelles étaient aussi des corps et des cœurs et autant d’esprits de qualité variée et parfois avariée comme était mêlée la personne toute pure et comiquement impure de Thomas Mann.

    Monsieur Mann a-t-il abusé de la confiance de Madame Mann en reluquant assez obsessionnellement les jolis grooms des palaces grisons, comme il le détaille dans son journal intime ? C’est peut-être ce que penseront les vertueux de notre époque moralisante ou le discrédit mesquin est préféré à l’admiration, surtout quand il s’agit de rabaisser un génie trop éclatant ou envahissant, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de l’auteur de Tonio Kröger ou de La mort à Venise, mais encore ?

    Toute vénération aveugle m’a toujours paru relever de la jobardise, mais la rage actuelle visant ce qu’on appelle l’élitisme, en matière de culture (au contraire de ce qui se passe en sport ou en cuisine) me semble bien plus significative d’une sorte de jalousie pseudo-démocratique, sur fond d’égalitarisme nivelant toute hiérarchie qualitative, que du souci légitime de ne pas appliquer aux arts et à la littérature les préjugés sociaux «de classe», comme on dit.

    La Qualité, sa recherche, la discipline qu’exige sa réalisation et l’exigence que supposent sa reconnaissance et sa défense, signalent bel et bien un effort d'excellence commun aux artisans et aux artistes, qu’il s’agisse de dentelières ou de cracks de la raquette, de charpentiers ou de sculpteurs sur granit, de cuisiniers ou de poètes très délicats , avec toutes les nuances requises qui fassent la distinction entre la construction d’un rustico de bois et de pierre utile à la préservation du foin nourrissant ou d’un monumental palais de style renaissance comme on en trouve au milieu des chalets de Soglio, rappelant la contiguïté point forcément conflictuelle de la paysannerie et des familles à particules . Mais une particule suffit-elle à définir une élite ? Évidemment pas !

    Unknown.jpeg

    Reste alors à repérer la Qualité où elle est, la beauté de l’objet alliée à sa valeur d’usage, indépendamment des critères liés au snobisme momentané ou aux valeurs souvent faussées du marché de l’art.

    Le village de Soglio, qu’on pourrait dire au bout du monde sur sa terrasse surélevée du val Bregaglia, réalise assez idéalement la fusion d’une nature splendide et d’une culture de haute qualité, celle-ci fût-elle has been puisque la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Pierre Jean Jouve, d'un Hermann Hesse ou d’un Daniel Schmid n'y est plus qu’un souvenir entretenu par les zélateurs d’un tourisme culturel combinant vénération rétrospective et randonnées vaillantes à semelles vibram.

    Si Lady L. se montre plutôt agacée par ces relents de cultes culturellement corrects, je reste pour ma part affectivement attaché à ce lieu à cause de la beauté souvent insurpassable de la poésie de Rilke, celle d’une nouvelle de Jouve qui a capté le mélange de rudesse et de finesse, de rêverie nordique et de sensualité à l’italienne du lieu, ou encore du film Violanta de Daniel Schmid qui rappelle l’histoire de ce seuil frontalier hautement significatif à certaines époques où les hommes se dépeçaient vivants, brûlaient les femmes stigmatisées pour leur pauvreté ou leur savoir naturaliste, sur fond de chasses à l’ours et de veillées embaumées par l’odeur des châtaignes rôties, etc.

    Admirer tel portrait de jeune femme de Giovanni Segantini (au musée Console de Poschiavo) ou tel buste de son frère Diego par Albert Giacometti (à Stampa) n’est pas souscrire à un élitisme culturel plus douteux que d’apprécier telle performance d’un Federer ou tel pain de poire orné d’un chamois de sucre : c’est aussi naturel (ou parfois quasi surnaturel) que de trouver magnifique (mais pourquoi donc ?) le cirque glaciaire de la Bernina, la sérénité quasi mystique (ce mot !) du val Fex en fin de journée automnale au milieu de l’or des mélèzes sous le ciel d’un intense bleu nippon, ou la découpe lyrique (a mon goût de grimpeur rangé des mousquetons) des pics de la Disgrazia ou du Piz Badile qui, comme un soleil couchant sur le lac de Silvaplana, feront un carton sur Instagram, etc.

  • Un Persil viral !

    109529434_10224126932547920_3337426720812275353_n.jpg

    Vient de paraître: un assez formidable quadruple numéro du Persil réunissant , sur 64 pages, les textes d'une trentaine d'auteurs romands (tels Corinne Desarzens, Janine Massard, Sonia Zoran, Pierre-Alain Tâche, François Debluë, Antoine Jaccoud, Olivier Sillig, Blaise Hofmann, Quentin Mouron, etc.) écrits pendant et à propos de la crise psycho-politico-sanitaire du Coronavirus. 

    Sous l'une des plus belles plumes romandes actuelles, l'on y trouve ainsi ce texte remarquable:

    Le jour des sauges

    par Corinne DESARZENS

    Unknown-2.jpeg

    D’un bleu si intense, presque violacé, les sauges, si bleues, les sauges, qu’elles déteignent sur vous rien qu’en les regardant. Dans le matin bleu lui aussi, chez l’oiseau qui ouvre tout grand son bec, pour chanter, le fond de sa gorge est pourpre et après c’est le silence, le silence où on entend encore les notes, pourpre.

    Arrête de parler par énigmes ! Bon reprenons, soyons sage. Il a plu hier soir, un peu, et l’odeur de la pluie s’est répandue. Cette odeur verte dans un monde à sec. La pluie qui n’est pas tombée depuis si longtemps. Les ténèbres vertes des soirs humides de la belle saison...

    Ce monde qui n’est plus irrigué, même bien avant le 15 mars, m’a fait envie d’appeler, par téléphone et ce qui ne m’arrive jamais, cette émission du soir qui accueille les désemparés sur les ondes. Des abîmes de désespoirs minuscules, des victimes qui se font répondre, c’est gentil, merci de votre témoignage. Venait d’intervenir cette dame un peu perdue, à peine autorisée à un petit signe depuis sa fenêtre, mais qui surtout disait à quel point se sentir étanche aux mots inertes – financements mixtes, focus, faire redémarrer l’économie, les taxes – même si, même si, bien sûr, mais au bout du compte échouée, même les mots imprimés sur un t-shirt de celui qui se prend pour Héraclite, non, ne lui parlaient pas.
    La frotter avec des sauges pour que le bleu déteigne sur elle, alors, comme les pèlerins japonais frottaient de fougères un tissu plaqué sur une certaine pierre pour qu’apparaisse le visage de l’aimé.

    Crachez le morceau, Madame. Déjà que l’avant me plaisait moyen, qu’elle dirait en se lançant, je n’ai même plus envie de l’après, gurez-vous, bien bouger, bien manger, bien lire, assez de ces conseils formatés pour individus dociles, comme si on pouvait transformer chacun en petit ange exemplaire. Assez de ces dates molles, dans l’incertitude complète, histoire de montrer que les pilotes aux yeux secs tiennent la bête inconnue sous contrôle.

    Alors oui, la frotter avec des sauges bien bleues. Arrête de parler par énigmes ! Il y a des mots juteux, irrigués, et puis d’autres, inertes. Des mots qui s’associent, brusquement, comme ça, et qui émerveillent. Or nous manquons d’eau et de pluie. C’est clair, non ? De moelleux et d’humecté. De tendre, quoi, à l’opposé de cette façon sèche, digitale – dommage, c’est presque un compliment par l’association à la eur, la digitale, en anglais fox gloves, ou gants de renard où on peut introduire ses doigts dedans – virtuelle, nécessaire ne cesse-t-on de vous seriner, comme si toutes les autres étaient indésirables, dorénavant inutiles, sciemment refoulées, d’ores et déjà condamnées.

    Sauve qui peut ! Rendez-nous les mots pleins, nourrissants, pas seulement les mots concentrés des poètes, et la permission aussi d’avoir la voix heurtée, indécise, sans savoir très bien où elle va. La petite longueur d’avance du français face à l’allemand avec son verbe à rejeter à la n, ce lancer de nœud coulant à arrimer à l’arbre d’en face avant de s’agripper à la corde et s’avancer par saccades, par glissades.

    La permission de relier des choses apparemment éloignées l’une de l’autre pour faire surgir le sens. Luchini interprétant Céline comme une partition de musique. La voix de Fiona Apple. Kacey Mottet Klein, le nez froncé, hilare, fonçant sur son scooter. Les répliques d’Arletty qui ravivent toutes les couleurs. Ce dégustateur français venu de Saint- Emilion coincé dans notre pays qui en est à la description de son 700e vin. Le goût, le suc. Pas les couleuvres à avaler.
    Arrête de... Non, le retour au vert, à l’humide et au respect ne peut se réduire à des taxes pour mettre des bâtons dans les roues et freiner les mouvements.

    Rétablir les circulations, voilà l’urgence, les tout petits ruisseaux, les rus – ça c’est un vieux mot – qui en rejoignent d’autres, le trajet de métro qui s’illumine en entier par un réseau de lumières clignotantes, le let des constellations, là-haut, qui portent un nom. Les livres, forcément, qui ne disparaîtront jamais tant qu’il y aura deux mains pour accueillir un peu de langage, quelqu’un pour s’éloigner de la tribu et retranscrire les écritures qui, justement, là-haut...

    Alors ce vert qui court partout, et ce bleu qui déteint. De l’eau pour essorer ce qui colore artificiellement. De l’eau, bien sûr, puisque la maison est en train de brûler et qu’on n’est pas foutus de poser les bonnes questions. C’est clair, c’est clair ?
    Souvent, sur les ondes, des spécialistes de domaines très di érents tentent justement de les rétablir, ces circulations, et la porte s’entrebâille juste un peu pour tenter de considérer l’ensemble mais arrive toujours le moment, patatras, où l’animatrice ou l’animateur les coupe, plus le temps, mesdames messieurs, le journal, eh oui, il est l’heure du journal, elle, il leur coupe la tête à tous, il n’y a plus de liquide dans les tuyaux et le poisson reste à sec.

    C’est le besoin d’eau qui m’a incitée à téléphoner, à me lancer, par saccades et glissades, jusqu’à ces fameuses ténèbres vertes des soirs humides de la belle saison, que l’animateur, incrédule, – encore une folle, faisons mine de lui donner toute la place pour mieux s’esquiver – m’a fait répéter comme un mantra.

    C’était déjà ça.

    Contester la nouvelle façon de parler revenait à détacher un pan énorme de la montagne : une incivilité au moment de serrer les rangs, pardon, de s’unir virtuellement selon les exigences d’une situation bel et bien extraordinaire qui risque de durer très longtemps.

    Allo, on ne vous entend plus très bien...

    Envie de lui apporter des fraises, il y a tellement d’eau dans les fraises, à la dame perdue et insatisfaite par tant de mots desséchés. Nous sommes si peu humectés. Plus de sonorités ni de timbres. Au sens vocal autant que postal, ces timbres qui d’ailleurs ne se lèchent plus. Nous manquons d’eau, de baisers, de salive.

    ... la communication est mauvaise, on va devoir s’arrêter...
    Durant les huit heures que dure le processus de rumination, saviez-vous que la vache produit cent vingt litres de salive par jour ?
    ... oui, on vous rappellera volontiers, promis...

     

     

  • Journal des Quatre Vérités, VI

    115740812_10224126526057758_4213468186547574127_n.jpg

    110270657_10224126526697774_8122597427850566725_o.jpgWuppertal, ce mercredi 6 juin. – Ce n’est pas sur un coup de tête mais un mouvement conjoint du cœur et de l’esprit, et du corps et de l’âme aussi que je me suis décidé l’autre jour à me taper 1500 bornes aller-retour, pour la Beauté que ç’a été ce soir avec la création d’Eros Athanatos de mon cher Aliocha, retrouvé après quarante ans – il en avait onze quand j’ai aimé la Sarrasine sa mère – et dans la musique duquel il m’a semblé véritablement pénétrer, physiquement et émotionnellement, jusqu’au bord des larmes, entre exultation dionysiaque et chocs des contraires, toute douceur et soudain fracas, violoncelle et piano magistralement tenus par Capuçon et Thibaudet, merveille pure sous les dorures de la Stadthalle de cette ville déclarée rasée au soir du bombardement du 29 au 30 juin 1943 - et voilà ce que les artistes répondent.

    PERFECTION. – Il n’y a pas un atome de place, dans la musique, pas plus que dans le seul vrai style éternellement neuf, pour la moindre tricherie, et le rôle de la seule vraie critique, exigible en chacun et accessible à tous, ne tient qu’à cela : distinguer ce qui est de la triche et ce qui n’en est pas.

    À La Désirade, ce 14 juin 2019. – Je passe aujourd’hui le cap de mes 72 ans, au même jour de la naissance d’Ernesto Guevara, dit le Che, et que la grève des femmes en Suisse démocratique non moins qu’inégalitaire à cet égard, mais cette date ne serait rien sans la tendresse, incommensurable, qui touche aux quatre instances du Corps et du Cœur, de l’Esprit et de l’Âme, toutes liées à la seule Lady L. et dont ce journal ne dira rien que par allusions.

    109830350_10224126523257688_5597376187252225297_o.jpg

     

    De notre infante Number One, ces jours présente avant son retour définitif de San Diego, je reçois un patchwork mirifique modulant à sa façon le chant du monde, et demain Number Two donnera vie à son second enfant – ainsi mes trois grâces ne cessent-elles d’alléger ma pesanteur, etc.

    COMPARTIMENTS. - Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 (le peintre a donc 89 ans) est explicite à cet égard.
    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, celui d’une loge de théâtre, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf.

    109936441_10224126528577821_2810384703808494058_o.jpg

    L’apparition compartimentée est celle d’un voyageur au profil difficile à identifier. S’agit-il d’un jeune pirate ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de celui ou celle qui regarde, elle ou lui compartimentés à leur tour par leur seul regard.

    BON RETOUR. – De mon nouvel ami Pierre Mari, je reçois cette lettre consacrée à mon libelle : « Cher Jean-Louis, il ne fallait pas désespérer : avec moi, grand lecteur de Rabelais, « tout vient à poinct à qui sçayt attendre ».
    Je viens d'achever la belle et forte conclusion de ton livre. (…) J'ai lu ton ouvrage comme j'aurais dégusté un excellent repas accompagné d'un grand cru. Je ne trouve pas mieux, pour l'instant, comme métaphore. Et si je peux me permettre une seconde métaphore culinaire (il me semble, et tu me diras ce que tu en penses, que celle-ci rapproche nos deux textes) : j'ai l'impression que tu as procédé avec une broche aussi acérée que pénétrante pour enfiler les quartiers de viande les plus divers et parfois les plus éloignés. L'unité de ton livre est dans la broche, si je puis dire ! Ainsi tu embroches l'art contemporain, la mondialisation, la poésie, la farce sociale, la technologie délirante, la paresse insondable des schémas intellectuels, etc. Je ne saurais te dire à quel point je me suis retrouvé dans cette réjouissante et féroce cuisine ! Par exemple, la « pitoyable jobardise des intellectuels parisiens » (avec l'invocation de Simon Leys, dont il faut réactiver le souvenir, tant il fut prémonitoire et bouleversant), la distinction fort salubre que tu rappelles entre écrivain, écriveur et écrivant (j'y adhère sans l'ombre d'une réserve, cela va de soi, surtout par les temps des confusionnisme qui nous happent), les « fripouilles abjectes du marché de l'art mondialisé » (ce genre de propos devient de plus en plus difficile à tenir dans les dîners - que je fréquente fort peu, rassure-toi - tant la crainte du procès en obscurantisme tétanise les esprits même les plus déliés), et puis naturellement ce « petit théâtre de marionnettes sociales » où l'on croise à plusieurs reprises, et pour notre plus grand plaisir de bouche, la Douairière, le Glandeur, le Tatoué, et autres personnages satellisés autour du Grand Quotidien. J'adore également (et tu me permettras ce petit accès de jalousie, car j'aurais aimé être l'auteur de la formule) ton « compost égalitaire final », qui trouve très justement sa place dans les toutes dernières pages (…) P.S. Je me rends compte que je n'ai rien dit, dans les lignes qui précèdent, de la tonalité du livre: une férocité goguenarde entrelardée de beaucoup d'accès de tendresse et de nostalgie. On se dit, en achevant le livre, que le registre était celui qui convenait au propos. Ce n'est pas toujours le cas avec les livres contemporains, qui pèchent le plus souvent par une navrante absence de grâce »

    108813132_10224126529337840_7324969774813413104_n.jpg

    FACTOTUM. - Buddha le népalais débarque ce matin pour nous aider alentour, le physique flamboyant tandis que je me traîne sur mes guibolles, et moins d’une heure après son arrivée la pente d’herbe surplombant la terrasse est nettoyée, olé. (Ce mardi 23 juillet)

     
  • Journal des Quatre Vérités, V

    109395023_10224117760278619_1858902273920770556_n.jpg107892466_10224117757358546_4349236307845020715_n.jpg

    Paris, à La Perle, ce 10 avril 2019. – Je n’avais aucune envie, ce soir, de voir qui que ce soit en dépit de ma vague promesse de passer chez Yushi, mal dans ma carcasse fatiguée et dans mon âme aussi, jusqu’à neuf heures du soir où m’appelle, insistant, notre ami Roland qui me dit être seul et tient à me voir malgré mon envie de me jeter du cinquième droit dans la Seine.

    Donc je me pointe et m’entends dire, par l’émule de Cioran, cette sentence de je ne sais quel sage chinois: que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme. Et de fait la soirée se poursuit joyeusement, et plus encore après l’arrivée d’un ami connu de l’ami en la personne de Denis Grozdanovitch, avec lequel le courant passe bientôt, se révèlent des affinités littéraires et cette chose que j’ignorais: que Cingria serait l’un de personnages cryptés du Bois de la nuit de Djuna Barnes…

    DES GENS. – Je ne dirai pas que je n’aime pas les gens, même si je ne les apprécie qu’à proportion inverse de leur nombre, au détail et en personne, mais je suis impressionné, en lisant la biographie exhaustive de mon ami Tchekhov, par sa capacité de supporter un entourage familial et social constamment envahissant, fourmillant de raseurs et de bêcheuses languissantes et impatientes de le prendre dans leurs filets, avec une bienveillance heureusement compensée par un humour de défense implacable et une ironie propre à glacer les tendrons ou les fâcheux.

    Mais quelle vitalité prodigieuse, quelle énergie dans ses multiples travaux et quelle verve malgré son puits de tristesse, quelle pudeur aussi et cependant quelle verdeur érotique dans les lettres personnelles où il se lâche - tout cela très loin du personnage mélancolique de perdant sublime qu’on a figé dans le cliché du «doux Tchekhov».

    UN AMOUR FOU. – Excédé par la pratique, selon lui trop massivement soumise au conformisme social, du coming out, X. me dit un jour qu’il allait crier sur les toits qu’il avait été, de sa neuvième à sa dixième année, avant sa mue sexuelle, gravement pédophile, épris à mort qu’il fut d’un camarade de classe à la blondeur aussi angélique que sa propre voix de soprane, sans qu’il n’y eût rien de sexuel dans cette attirance mais une vraie passion affective, des rêves de fugues et d’aventures à la manière des jeunes héros de la collection Signe de Piste, nul attouchement sous la ceinture porteuse de poignard mais des baisers éperdus, sans doute, à l’insu des adultes dégoûtants, etc.

    PARIS, 1961. – C’est d’abord l’odeur de moisi moite d’un hôtel miteux de Suresnes où mes parents ont réservé une chambre par souci d’économie, à Pâques, donc trois mois avant la mort de Céline, et ma mère inspecte le dessous des lits pour voir si l’on a fait la poussière, j’ai déjà une veste de velours côtelé genre artiste en dépit de mes 14 ans, raffole de la peinture d’Utrillo et de Soutine et suis d’accord avec mon père quand il taxe de croûtes les toiles des rapins de la place du Tertre, découvre la soupe à l’oignon dite gratinée et donne à moitié raison à ma mère que gêne la proposition de notre Oncle Henri - qui s’est payé une aquarelle de poulbot typique à Montmartre -, de passer avec mon père une soirée aux Folies-Bergères «entre messieurs»…

    Zermatt, on the roof, ce jeudi 23 mai. – Je me trouve à l’instant sur le toit du Charm-Inn, à cinquante mètre de l’église de Zermatt, avec vue sur le Cervin et dans le fracas continu des rotations d’hélicos au travail. Les chantiers lourds étant ici interdits pendant la haute saison, les gars du bâtiment se défoncent; et moi aussi je turbine à la révision, avant son envoi à Guillaume, de mon pamphlet intitulé Nous sommes tous des zombies sympas – à vrai dire plutôt libelle que pamphlet pour sa tournure de joyeux poème assassin.

    109580847_10224117764158716_3619786757377970004_n.jpg
    Je peinais hier, grinçant des rotules, à remonter la Bahnhofstrasse rutilante de marques à fric, top de la globalisation et conservant pourtant certains traits de vrai vieux bois sous son maquillage de pute, me rappelant en souriant jaune nos corps glorieux de jeunes dieux solaires, il y a cinquante ans de ça, à l’étape de la Haute Route…

    PESANTEUR ET GRÂCE. – La pesanteur nous fera tous tomber de hauteurs diverses, me dis-je en revenant une fois de plus au petit cimetière des dérochés du Cervin, mais je me rappelle aussi, avec Simone Weil, que nous pouvons tomber vers le haut sous l’effet d’une grâce méritée ou accordée Dieu sait pourquoi.

    109340514_10224117769078839_2185371629034404592_n.jpg

    Mais au vrai, que savons-nous ? Je me le demande en lisant Les impardonnables de Cristina Campo, découverte par Guillaume auquel j’ai fait découvrir La Trahison de Zagajewski, et tout à l’heure je lui ferai signe via FACEBOOK de la cafète high tech du petit Cervin, 3883 mètres au-dessus des déchets marins, pour lui réitérer mon affectueuse reconnaissance.

  • Journal des Quatre Vérités, IV

    109117012_10224106849565858_352046138925463044_n.jpg

    Paris, à La Perle, tard le même soir. – L’excellent Teddy, veilleur de nuit comme il y en a peu, lecteur de Wittgenstein (!) et tenant d’étonnants carnets ornés de dessins à la plume et d’aquarelles originales, m’a réservé la meilleure chambre avec bureau, sur les toits et surplombant la rue, d’où j’aperçois le clocher de Saint-Sulpice.

    J’aurais peut-être préféré l’établissement en son premier état, quand Marcel Proust l’a offert à Céleste Albaret, sûrement moins cossu qu’aujourd’hui et plus parisien, mais je ne suis ce soir que reconnaissance après nos retrouvailles avec Guillaume et son amie E., qui me semblent devenir de vrais amis, curieux de tout et pleins d’intime affection. De belles et bonnes gens, et je trouve que nous nous méritons.

    ACCOINTANCES I. - C’est grâce à Roland Jaccard, qui m’a complimenté pour les chroniques que je publie sur le même «média indocile» numérique que lui où m’avait convié Jacques Pilet, intitulé Bon Pour La Tête et lancé à la suite de la calamiteuse liquidation de L’Hebdo, que suis revenu à Paris ou j’ai renoué avec Pierre-Guillaume de Roux dont Roland m’a appris qu’il me tenait en estime, et c’est la même crânerie d’orgueil qui m’a fait envoyer à Pierre-Guillaume le tapuscrit de La Maison Littérature, premier titre des Jardins suspendus, dont l’accueil fervent immédiat qu’il lui a réservé, après tant de déconvenues, a été l’une de mes grandes consolations de l’an dernier…

    108814237_10224106860006119_6724966396533483559_n.jpg

    ACCOINTANCES II.- Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux.

    Et puis nous nous sommes retrouvés, quarante ans après de brefs échanges autour de L’Âge d’Homme: il m’a envoyé un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier après les avoir peut-être survolés; nous nous sommes retrouvés au Yushi japonais de la rue des Ciseaux où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.

    VIS COMICA. - Sur quoi me vient la pensée rassérénante qu’à tout moment le comique peut nous aider à détendre l’atmosphère. Du coup je me rappelle le souvenir ému de Robin Williams, dans le film de Gus van Sant intitulé Will Hunting qui, pour dire le déchirement qu’a représenté la mort de celle qu’il a aimée pendant une quinzaine d’années, évoque ses pets nocturnes et comment parfois ceux-ci réveillaient le chien.

    Mais à qui puis-je raconter cela ? À Lady L. sans hésiter et à nos deux filles brune et blonde, à Roland et à Guillaume, mais combien d’autres regarderont ailleurs ? Or le comique nous sauve des importants, et c’est pourquoi j’aime tant Tchekhov, pour qui le rire était vital.

    ACCOINTANCES III. – Un imbécile notoire, notable socialement et qui m’a toujours détesté au motif que je savais pourquoi, très important devant ses semblables, il se rongeait les ongles au sang, a parlé de moi comme d’un «artiste de la brouille», sans se douter évidemment des motifs vitaux qui me faisaient m’éloigner de tel ou tel ami, à commencer par le refus de se trahir soi-même par chantage. Le personnage en question, éditeur, se faisait photographier entouré de ses auteurs. Mais pas trace d’amitié sincère entre ceux-là : convivialité de façade.

    L’on a cru aussi que je «tuais le père» en rompant quelque temps avec un mentor qui me forçait, précisément, à me renier. Or comme souvent, ce qu’on appelle «tuer le père» signifie plutôt déjouer les coups d’une autorité meurtrière. Et peut-être est-ce alors tout un art que de briser pour sauver son cœur et son âme ?

    DANDY. – Mais qui est vraiment ce Fabrice Pataut qui écrit des nouvelles et des romans si géniaux – je mesure bien le terme en visant son originalité sans pareille -, vertigineux par leurs intuitions et d’une écriture dont la limpidité contraste si fort avec la complexité retorse de ses personnages, que je retrouve à la terrasse de Bartolo, rue des Canettes, sous les dehors d‘un dandy à joli foulard et costume sans pli, aimable au possible, parfois même drôle, pas cuistre pour un sou en dépit de sa haute position dans la recherche philosophique, et très intéressant par sa conversation mais comme bouclé dans une armure invisible ? Se livrera-t-il jamais au naturel ? Mais si : ça et là, puisqu’il me confie qu’il a une femme avec laquelle il a séjourné dans une station de ski…

    110242666_10224106865246250_589392577118539215_n.jpg

  • Journal des Quatre Vérités,III

    107639869_10224097005679767_4806489067379594297_n.jpg

    PURETÉ, MON CUL. - Je ne me rappelle pas ce qui m’a fait «tomber», entre seize et dix-huit ans, sur les Journaliers de Marcel Jouhandeau, auxquels j’ai pris goût au point d’en lire de nombreux volumes, jusqu’à l’écœurement que m’a inspiré Du pur amour où, vraiment, l’effort du vieux faune catholique de magnifier son imaginaire amant hétéro, certes fringant à la trompette, m’a semblé se délayer dans la même sauce suavement frelatée que les Pages égarées, au tirage confidentiel, dans lesquelles le grand styliste touche au kitsch en célébrant, en termes voulus sublimes, les fermes rondeurs du fessier masculin et la fière mentule qu’érige l’éponyme et non moins improbable Amour Pur…

    MÉLANCOLIE ARDENTE. - Autant l’onction quasi sacerdotale de Jouhandeau, mais aussi sa sensualité de souche paysanne, convenaient au quasi catholique d’un certain temps que j’ai été – disons entre mes vingt-cinq et trente-cinq ans -, autant la sèche probité de Paul Léautaud m’a ramené, protestant d’origine, à certaine injonction d’honnêteté mêlée de détachement non exempt de pénétration, plus encore : de vive sensibilité restée, chez le vieil Alceste ricanant, de son enfance blessée; et mon naturel revenait au double galop de Voltaire et de Rousseau dans le Journal littéraire tout extime.
    En outre, point de cérémonie chez lui dans l’évocation de ses séances avec sa maîtresse, aimablement surnommée Le Fléau, qu’il trousse debout, et son Journal particulier m’a paru à côté des Pages égarées de son ami Jouhandeau, d’une obscénité décidément plus réjouissante.

    629555674.JPG

    AVATARS. - J’eusse aimé n’en avoir qu’à la personne, qui relie naturellement toutes les instances du cœur et de l’esprit, le corps et l’âme accordés, l’amitié vive et l’amour à l’avenant, à visages nus. Cependant ce sacré bouc de corps, à de certains moments de marées montantes, certains mois estivaux de certaines années, n’en aura fait qu’à sa tête et sans cœur ni pesée d’âme, tout entier voué à la saillie entre les globes durs ou tendres - tout soumis aux fantasmes appariés aux plus aveugles pulsions et ne s’en délivrant qu’en pure jouissance giclée.

    3651395534.jpg

    AMIEL. - L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.
    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux Journal intime en voie d’édition complète.

    RETOUCHES. - J’avais vingt-cinq ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs suisses par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail; cependant quelle expérience passionnante que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses sœurs ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceaux de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, et jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    L’UNIQUE OBJET. - Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une soupente des Batignolles, à la rue de la Félicité bien nommée, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant et sais gré à ses proches de ne pas avoir jeté son journal au feu comme il l’avait souhaité…

    Dans le TGV Lyria, ce 9 avril. – Des années durant, dans le premier train à destination de Paris, mon cœur se sera serré à la vision des bestiaux alignés dans la cour des abattoirs, mais ceux-ci ont disparu et pourtant cette vision, dans la grisaille des petits matins, me reste comme une vraie douleur à chaque fois réitérée, liée aussi à la vague angoisse de chacun de mes départs ; et tout à l’heure, à la hauteur de Ballaigues, juste avant le passage de la frontière, je penserai à Louis Soutter attardé à la poste dont il utilisera l’encrier pour y faire un dessin de plus. Soutter ! Ma Suisse profonde avec Robert Walser et Aloÿse, Adolf Wölffli et Charles-Albert Cingria - mes fous et mes saints ! Et tout à l’heure, au sommet de son escalier de la rue de Richelieu, Guillaume m’apparaîtra avec son rire muet et ses grandes mains amies !

    CONFIANCE. – Je me pointe à Paris avec un nouveau livre, vif et même tranchant, achevé en deux mois. Mon ami Guillaume, l’éditeur, va le recevoir comme un cadeau et je reçois tous les signes de sa reconnaissance comme l’écho parfait de mon amitié. S’il me trahit, c’est simple: je le tue. Mais je sais que mon livre, comme Les Jardins suspendus paru en novembre dernier, sera le nôtre, de même que les livres qu’il a publiés au sommet de son escalier sont les miens.

    J’ai toutes les raisons, foi d’expérience et je n’exagère pas, de me défier de l’amitié, surtout de mes amis les plus proches. Et pourtant je crois aux alliances inespérées, et je me tuerai plutôt que de décevoir celui-là qu’une grâce m’a fait rencontrer.

  • Journal des Quatre Vérités, II

    melancholy.jpg

    CORPS ET ÂME. - Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.

    MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme, qui n'était autre que l'abbé Maurice Zundel et dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation en bonne et due forme, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
    Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de «petite secousse» ou d’ «infini à la portée des caniches», comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?

    Ce dimanche 7 avril. - Mon frère aurait eu 77 ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir - tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.

    CET INCONNU. - Après sa mort j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes racontés nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlé comme deux frères de dix-huit (lui) et treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooters des neiges voler au-dessus des vasières gelées…

    1040773836.3.JPG

    PRIVACY. - Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou de l’autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais «ça» pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?

    Peintures: Edvard Munch et Thierry Vernet.

  • Journal des Quatre Vérités, I

    1794880546.jpg

     

    À La Désirade, ce jeudi 28 mars 2019, quatre heures du matin. - À fleur de sommeil je me disais à l’instant que je devrais essayer de tout me dire de ce qui me hante, ou plus exactement de l’écrire pour cesser d’en être hanté, et ce serait un vrai journal intime, après mes dizaines de milliers de pages de carnets tenus depuis 1965-66 et constituant les quelques 2000 pages publiées de mes Lectures du monde, un journal où je me dirais enfin mes quatre vérités, un journal sans la moindre concession, - un journal qui dirait non pas LA vérité mais mes quatre vérités.

    PROJET. - Mes quatre vérités sont liées aux quatre formes d’expériences dépendantes de ce qu’on appelle le Corps, de ce qu’on appelle le Cœur, de ce qu’on appelle l’Esprit et de ce qu’on appelle l’Âme. Autant dire qu’elles reposent sur des notions bien définies en apparence et très mouvantes voire insaisissables en réalité - il ne suffirait même pas de les traduire en trente-six langues pour l’évaluer plus clairement, mais je partirais de là: ce serait ma base.

    48380393_277559349620668_5368650991912615936_n.jpgCONSTAT. - La première vérité de mon corps est qu’à l’approche de mes 72 ans je n’ai plus que trois dents, que ma libido est à peu près à zéro après les 55 séances d’irradiation de mon classique cancer de la glande masculine à l’accélérateur linéaire, que j’ai perdu les 60 % de mon ouïe, que je ne lis plus sans lunettes et que mes jambes et mon souffle ont l’âge de mes artères, alors que mon esprit reste plus vif qu’il ne l’était entre seize et soixante-six ans.
    Quant à mon âme je ne saurais lui donner un âge, ou dire que j’ai gardé une âme d’enfant serait juste une vérité du cœur, sinon une vue de l’esprit; et savoir si l’âme est une émanation du corps, ou si le corps est une modalité débordante de l’âme, serait aussi bien l’affaire de l’esprit.

    VALET DE CŒUR. - En attendant plus je vais et plus je me rends compte que la vérité du cœur aura compté, dans ma vie, plus que les autres, comme je me le rappelle ces jours en lisant la meilleure biographie qui soit, en traduction française, de mon ami Tchékhov, sous la signature du slaviste anglais Donald Rayfield , sans cesser de penser à ce qu’a été pour moi la rencontre de Lady L. et à ce que nos enfants ont fait de nous – tout cela fort bon aussi pour le corps et l’esprit, autant que pour l’âme réjouie.
    La vérité du cœur, telle que je la conçois, se garde de toute sentimentalité collante, tant que de la chienne sensualité et de ce que Nietzsche appelle la Schwärmerei: elle est à la fois douce et d’un cristal net.

    QUESTIONS. - Ce qu’on appelle le sexe fait-il partie du corps, de l’esprit, du cœur ou de l’âme ? Je me le demande. Si Morel demande cent sous à Robert quand celui-ci le branle ou le suce, cela concerne-t-il le cœur, l’esprit, l’âme ou le corps ? Et qui Saint-Loup trompe-t-il quand il ment à Gilberte ? Et de quoi s’agit-il quand Charlus se fait flageller ou qu’il corrompt un enfant ?
    Et mon père eût-il été si timide et doux s’il avait été atteint, comme Simenon ou Paul Morand, de priapisme insistant ?

    RÉSERVE. - Mon incapacité de tenir vraiment un «cher journal» à la manière d’Amiel tient peut-être, plus qu’à une pudeur d’ailleurs légitime, à mon impossibilité quasi physique d’objectiver mon magma personnel, émotionnel et forcément sexuel, par des mots écrits relevant à mes yeux, déjà, d’un langage froid, à la fois technique et doctoral, ne rendant rien ni des vérités sylvestres ou lacustres de mon corps, ni de mes délires imaginaires d’amoureux de dix ou douze ans, ni de mon esprit d’analyse et de mon âme gentille.

    AMOR SUI. - X. me disait que le premier garçon avec lequel il avait couché, et la première fois qu’il avait humé du nez au cul tel autre corps que le sien, lui avait laissé l’impression à la fois grisante et vaguement écœurante de s’être étreint lui-même, jusqu’à confondre l’odeur de son sperme avec celle de ce double illusoire, sans ce profumo di donna si particulier que lui fit découvrir, plus tard, le corps de sa première amante : suave et mortelle fragrance du Tout Autre - prélude souvent à la guerre.

    91860466_10222826231391204_6633912983963566080_n.jpg

    Ce vendredi 4 avril.- Je me réveille à 6 heures et vais faire pisser Snoopy dans le sublime paysage tout clair au quart de lune, comme incurvé, luminescent sous l’épaisse couche de neige, le lac d’argent bleuté et les montagnes comme sculptées au couteau dans la glace vive.
    Tout à l’heure je descendrai à Montreux où Lady L., de retour de San Diego, a passé la nuit pour éviter de brasser la neige fraîche, ce qu’attendant je lance les feux et me replonge dans la lecture de La Trahison d’Adam Zagajewski.

    PARADOXE. - La trahison selon Zagajweski relève à la fois du corps, du cœur, de l’esprit et de l’âme, tout entière impliquée dans notre obligation de naissance de nous occuper à vivre en oubliant notre immortalité, et je l’entends comme un évidence métaphysique vrillée à mon physique mortel dont j’exorcise le lancinant rappel en pratiquant jogging sur jogging et, pour laisser un peu respirer mon esprit et mon âme avec le consentement de mon cœur, force méditations et tentatives de prières, peut-être vaines ou peut-être pas ?

  • Flâneur du gai savoir

    littérature


    Entretien avec Alain de Botton, en décembre 2003.

    Alain de Botton est sans doute le jeune écrivain suisse le plus traduit et le plus lu dans le monde, avec cela de particulier que notre “auteur phare”, selon l’expression convenue, écrit en anglais et dans un genre hybride, à égale distance de l’essai et de la fiction, de la note la plus quotidienne et de l’érudition joyeuse. Révélé en 1993 par sa Petite philosophie de l’amour (réédité en Pocket) mêlant subtilement fiction et spéculation, et que suivit Le plaisir de souffrir, autre roman piqûant, le jeune prof de philo est devenu best-seller international en 1997 avec un essai non “fictionnant”, Comment Proust peut changer votre vie.

    Revisitant les enseignements de la sagesse à sa façon, il publia en 2000 Les consolations de la philosophie, avant le savoureux Art du voyage qui lui a valu, après 400.000 exemplaires égrenés aux quatre vents des continents, la consécration, après Jacques Ellul, Alexandre Zinoviev, Roger Caillois ou Jean Starobinski, entre autres, du prestigieux Prix européen de l’essai. Au moment de cet entretien, venait de paraître enfin L'Architecture du bonheur.

    littérature
    - D’où tenez-vous, Alain de Botton, votre façon de pratiquer l’essai, à mi-chemin de la réflexion, de la digression humoristique, de l’évocation lyrique et de la fiction ?

    - Je définis toujours ma pratique d’essayiste dans la lignée d’une certaine tradition française. D’abord, et principalement, je me rappelle l’exemple de Montaigne, puis aussi ceux de Rousseau et Diderot, ou encore les aphorismes de Pascal, de La Bruyère ou de Chamfort. A notre époque, ce sont les essais de Roland Barthes que j’admire le plus. Mais je pourrais faire aussi une mention spéciale de Proust qui, bien que romancier, est certainement le plus essayiste de ses pairs.

    - Dans quelle mesure votre origine a-t-elle marqué votre évolution personnelle, et comment vous situez-vous par rapport à la culture ou à la littérature helvétiques ?- Pour autant que j’aie été influencé par la littérature suisse, c’est la littérature “romande”qui m’intéresse le plus, et tout particulièrement deux auteurs: Rousseau au XVIIIe et Le Corbusier au XXe. De fait, bien que celui-ci soit essentiellement connu par son oeuvre d’architecte, c’est en tant qu’écrivain que Le Corbusier me fascine pour ma part. Ses réalisations architecturales ont toujours occulté ses travaux d’écrivain, mais ceux-ci méritent le détour, qui sont à la fois revigorants, souvent amusants et pleins de sagesse.

    littérature

    - Comment percevez-vous la Suisse, d’une façon plus générale et toute personnelle ?

    - Chacun constitue à sa façon son identité propre et, pour moi, les choses que j’admire de la Suisse sont assez particulières. Pour nous en tenir à un bref inventaire, je vous dirai que j’admire le réseau des chemins de fer helvétiques de plaine et de montagne, les ponts de Pierre Maillart, la maison de pierre aux Grisons de Herzog et de Meuron, la Migros, le Lac Léman, le système éducatif, les touristes illustres qui ont aimé notre pays tels John Ruskin, Stendhal, Montaigne ou Cyril Conolly; mais aussi la Bratwurst, l’utilisation du béton en architecture, la douce raideur immaculée du linge dans les vieux hôtels helvétiques, le vert intense de l’herbe au printemps, l’Hotel Edelweiss à Sils Maria, les glaciers et la rumeur des cloches de vaches par les chauds après-midi d’été sur l’alpe... Quant au fait de recevoir un prix littéraire important fondé en Suisse, il constitue à mes yeux le plus grand honneur, et c’est également avec une fierté inoxydable que j’arbore mon passeport à croix blanche. Enfin, je voue une admiration particulière aux Suisses qui ont compris qu’il n’y aucune contradicton entre le fait d’appartenir à ce pays et de rester ouvert au reste du monde...

    Alain de Botton. L'Architecture du bonheur. Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin. Mercure de France, 341p. 

  • Mémoire vive, 2016-2017

    images-1.jpeg

    THE GOOD WILL. - L’exploration très attentive et continue du théâtre de Shakespeare, et plus précisément de Timon d’Athènes aujourd’hui, où je vois plutôt une comédie satirique qu’une tragédie, me révèle de mieux en mieux, au noyau de l’œuvre, la sagesse profonde, à la fois populaire et supérieurement aristocratique – au sens de la noblesse de cœur – de cet incomparable génie montrant tant d’humanité et dans tous les registres, et tant de pénétration sensible alliée à tant de fermeté dans l’observation des égarements collectifs et autre vices individuels, à l’écart de toute morale moralisante univoque, mais aussi de toute équivoque au sens actuel.

    Ce mardi 8 novembre. - Nous saurons demain matin qui, de Donald Trump ou d’Hillary Clinton, sera le nouveau président des Etats-Unis, avec les conséquences qui en découleront pour notre monde déjà bien mal en point. Pourtant, en termes de politique internationale, je doute qu’il y ait mieux à attendre de Clinton que du grand paltoquet.

    Ce qui est sûr, c’est que la victoire de celui-ci achèverait la montée en puissance de la bassesse et de la vulgarité qui a marqué cette campagne, sans qu’on puisse augurer de la tournure que prendra son règne. On se gardera de dire : après nous le déluge, car c’est dans le temps que nous vivons que cela va se jouer - peut-être contre nous mais aussi avec nous.

    PIONNIERS. - Très intéressé, et bien plus : captivé dès les premières pages, par le récit épique de la première colonisation «blanche» des territoires côtiers du Nord-ouest des Etats-Unis, telle que la détaille Annie Dillard dans Les Vivants .

    Je savais qu’il s’agissait là d’un livre hors du commun, mais je ne m’attendais pas à un tel choc, relevant d’une poésie inouïe – au sens propre du jamais entendu.

    Or, l’extraordinaire beauté de presque chaque phrase, des images et des détails qui émaillent ces pages m’a saisi dès que je suis revenu à ce livre qui va constituer ma grande lecture de fin d’année. Pas un instant je n’ai pensé que ce récit consacré aux premiers émigrants du nord de la côte Ouest puisse dégager une telle énergie, pour ainsi dire tellurique, qui me rappelle le rapport de Thoreau avec la nature, mais en humainement plus chaleureux, tendre et violent aussi. Je pourrais ne pas être étonné, car j’admire cet écrivain depuis que j’ai lu Au présent, mais ici l’on passe de l’essai morcelé à une narration de plein air, si l’on peut dire, dans une sorte d’Eden sauvage aussi rafraîchissant que dangereux.

    Ce 27 décembre. - Notre chère mère aurait eu 99 ans aujourd’hui. Mais elle ne me manque pas : elle est toujours présente, pas seulement en photo au-dessus de ma table de travail, mais un peu partout, et son André avec pour faire la douce paire.

    MÉDIATION. - La lecture de Shakespeare est un révélateur de la complexité humaine, que l’éclairage de René Girard met admirablement en valeur, prouvant qu’une intelligence actualisée peut en revivifier une autre plus ancienne, même si le génie du Big Will a quelque chose d’intemporel et qui anticipe souvent notre vision. Shakespeare, et il faudrait dire Dante avant Shakespeare, Eschyle avant Dante et Homère avant Eschyle, sont à la fois nos maîtres anciens et nos vigies.

    À La Désirade, ce 1er janvier 2017. - Je me réveille sur la réalité des bilans. Or je me dis ce matin, après avoir classé la trentaine de grands cahiers chinois dans lesquels j'ai collé tous mes papiers depuis 1969, et repris hier soir la centaine de carnets aquarellés de mon journal, que celui-ci est devenu aussi pléthorique que celui d'Amiel, avec d'égales qualités de porosité et d'expression. En 2016, j'aurai rédigé quelque 300 pages, à quoi s'ajoutent les 300 pages de ma nouvelle série de Pour tout dire.

    Sur dix ans j'aurai bien écrit 2000 à 3000 pages de ce journal, et sur 20 ans cela devrait en faire le double ; et comme je rédige ces carnets depuis 1965, de manière sporadique, et quasi quotidienne depuis 1975, dactylographiés depuis le début des années 80, l'ensemble doit approcher des 10.000 pages du Journal intime d'Amiel avec quelque chose des Riches Heures dans la présentation que n'a pas le manuscrit du cher diariste puisque mes carnets sont bonnement enluminés d'images et de peintures. Or je ne me flatte pas plus qu'un pommier qui compterait ses cinquante saisons de pommes mûries et tombées, pourries ou cueillies: je constate.

    ARCHIVES. - J’arrive au bout de mes classements et de l’inventaire de la partie (principale) de mon fonds que je transmettrai sous peu aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, et j’en suis à la fois soulagé et un peu sonné.

    Cet exercice m’a aidé à évaluer le chemin parcouru, ses acquis et ses impasses ou ses lacunes paresseuses, tout en me donnant un nouvel élan pour la «suite», si tant est que suite il y ait vu ma santé un peu chancelante, mon souffle raccourci et mes jambes douloureuses, mes problèmes d’oreille interne et autres désagréments de l’âge...

    FÉCONDE ILLUSION. - Notre vie est peu de chose, pourrait-on dire, et de plus en plus l’âge venant, et pourtant c’est énorme: non seulement c’est tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes mais tout ce que nous deviendrons, etc.

    Toute ma vie, et d’autres vies parallèles, possibles ou interrompues, me sont réapparues en brassant les papiers de cinquante ans d’existence à la fois irrégulière et suivant une ligne continue, conduite par une espèce d’instinct et d’«illusion vitale», selon l’expression d’Ibsen.

    LIMITES DU DICIBLE. - Les réflexions d’Annie Dillard dans En vivant en écrivant (The writing life) sont à la fois limpides et comme nimbées de mystère, voire parfois d’obscurité, tout à fait en consonance avec l’obscure clarté de certaine Remarques de Wittgenstein – comme s’il était impossible, voire illusoire, de dire ce qui doit être dit à cet égard, et plus encore de l’écrire.

    AM I A WRITER ? - Je souris en lisant ce qu’écrit Annie Dillard du jeune étudiant qui demande à un auteur en vue s’il pense qu’il pourrait être lui aussi un écrivain.

    Eh bien, répond l’auteur en vue, je ne sais pas, aimez-vous les phrases ? On imagine la surprise de l’étudiant, qui doit se demander quel rapport il y a avec sa propre question.

    Alors Dillard de conclure. «À cause de sa jeunesse, il n’a pas encore compris que les poètes aiment la poésie et que les romanciers aiment les romans, alors que lui n’aime que le rôle de l’écrivain, sa propre image en chapeau».

    Cette image du chapeau me faisant penser à ceux-là qui posent, en chapeau justement, à l’écrivain. Tout cela relevant de l’ambiance et du décorum plus que de la chose…

    DU ROMAN. - Le roman comme suite du journal par d’autres moyens plus ouverts à la discussion. Le roman comme une dispute au sens ancien. Le roman comme une métaphore en mouvement. Le roman comme une exploration de la réalité multiple – on dira le multivers. Le roman comme une sonde virtuelle du numérique. Le roman comme un tour du monde autour de ma chambre. Le roman comme intégration et dépassement des autres genres par synthèse panoptique, etc.

    COUP D’ÉTAT. - Il y a, dans les menées de Donald Trump et de son entourage de milliardaires, quelque chose du coup d’Etat des grandes entreprises qui semble inédit dans les annales de la ploutocratie mondiale, en tout cas sous son aspect de prétendue démocratie invoquant le peuple, insultant les médias et déformant les faits à sa guise.

    DE L’INSPIRATION. - Songeant à la poésie, je me dis que la notion d’inspiration correspond bel et bien à une réalité, comme le relève Peter Sloterdijk, sans donner, forcément, dans la mythologie romantique – de fait il y a là, dans l’ordre du verbe et des imprévus du langage, quelque chose qui dépasse l’atmosphère sentimentale du XIXe siècle, relevant du temps humain qui transcende cultures et individus, du fonds de chaque idiosyncrasie et surtout du tréfonds où se constitue le langage. Et si ce tréfonds, relevant du langage d’avant la langue commune, se trouvait le mieux exprimé par l’espéranto de la très prime enfance ?

    Ce mardi 28 février. - La poésie, ou plus exactement ma poésie, et la peinture, ma peinture, m’attendent au coin du bois, et je pense à elles tout le temps sans leur accorder assez de mon énergie et de ma présence. Je me laisse trop souvent et facilement distraire par tout et n’importe quoi, mais je m’en vais tâcher ces prochains temps de faire mieux revenant, joyeusement, à mon centre de gravité – gravitation allègre du mot pour un autre et de la couleur appariée.

    WORDS, WORDS, WORDS. - La qualification de nihiliste m’ennuie, autant que celle d’athée. Je regimbe même devant le terme d’agnostique, et la notion d’incroyant n’est rien à mes yeux que négation, mais celle de croyant ne m’en impose guère plus. Vraiment je ne saurais me situer par rapport à ces notions par trop étriquées à mes yeux.

    Or celle qui me conviendrait encore le mieux serait, peut-être, de chrétien mécréant - à l’instar d’un Théodore Monod. Et voici qu’un enfant nous est promis, par l’une de nos filles, en automne prochain. Or je crois à cela surtout : la vie augmentée qu’investit l’esprit saint…

    Ce mercredi 1er mars. - Je viens d’achever ma traversée des 37 pièces de Shakespeare et leur annotation, que je vais développer encore par le truchement de maintes observations complémentaires en rebondissant, notamment, sur ma lecture de Will le Magnifique de Stephen Greenblatt, dont l’approche du Good Will est aussi nourrie et passionnante que les aperçus sur son entourage, la fortune et l’infortune de son père, les pièges de la religion et des mœurs de l’époque, enfin chacune des œuvres replacées dans le temps et les circonstances.

    CONTINUUM. - Tu dois changer ta vie, me dis-je tous les jours, comme je me le disais à dix-sept, dix-huit ans, me reprochant déjà mon inconstance et ma dispersion entre trop de choses et d’autres, mais à présent l’urgence se fait plus durement sentir qu’alors vu l’âge qui passe, etc.

    J’essaie du moins d’être bon et d’ajouter chaque jour deux ou trois belles choses aux traces éparses que je laisse en écriture ou en peinturlure, qui témoigne tant soit peu de ma quête continue.

    CE QUI S’EXPOSE. - Peter Sloterdijk à propos de Rilke et de son sonnet intitulé Torse archaïque d’Apollon, inspiré par Rodin et dont le dernier vers conclut abruptement sur le fameux «Tu dois changer ta vie», cite Paul Celan («La poésie ne s’impose plus, elle s’expose») et conclut : « L’œuvre d’art peut même, à nous, les défroqués de la forme, «dire» encore quelque chose, parce qu’elle n’incarne manifestement pas l’intention de nous étouffer (…) Ce qui s’expose soi-même et a fait ses preuves dans l’épreuve acquiert une autorité dénuée d’arrogance».

    ANOTHER DREAM. - Drôle de rêve cette nuit, de la roue à sortir du temps. Une petite fille se trouvait dans la nacelle d’une grande roue comme celle du Prater de Vienne, qui m’invitait à monter à bord. La roue commençait alors à tourner, de manière de plus en plus impérative et vertigineuse, et la petite fille avait disparu quand je me suis retrouvé dans une autre dimension de la ville dont j’ai compris qu’elle se situait hors du temps, etc.

    Ce 1er avril. - La blague serait que Donald Trump ne fût qu'une farce de 1er avril, mais la réalité de cette mascarade risque de durer plus longtemps, et que s’aggrave ce qui est à prévoir par l'imprévisible annoncé. Le pire n'est pas atténué quand il s'affiche, et le ton de la chanson ne trompe pas en l'occurrence même relevant de la forfanterie narcissique et de la goujaterie provocatrice.

    Pas moins hideux qu'un Poutine en tenue de motard roulant les mécaniques (mais cette affirmation de la Force me semble moins perverse il me semble chez le Russe), le bateleur à groin laqué de la Maison-Blanche inquiète précisément par sa propre revendication de l'imprévisible, genre Néron fardé et chef de guerre de télé-réalité. Reste à savoir s'il n'est qu'un leurre de façade, et qui tire alors les ficelles du pantin, ou si sa folie parano entraînera ceux qui le manipulent à pire qu'il ne saurait faire seul ?

    Une belle âme s'étonnait l'autre jour que nous projetions de nous rendre sous peu aux States tant que ce monstre poudré y règne, mais quoi encore ? Que ne faudra-t-il pas pour dorloter nos bonnes consciences ?

    SUR L’AMITIÉ. - Proust se méfie de l'amitié, et comme je le comprends. Ce que Voltaire en dit est d'une justesse un peu amère mais non moins utile à titre préventif: «Mon Dieu gardez-moi de mes amis; quant à mes ennemis je m'en charge».

    Pour ce qui me concerne cependant je n'ai pas eu à affronter de vrais ennemis, et quant à mes amis je leur suis resté fidèle tant qu'ils ne me forçaient pas à me trahir au nom, précisément, de l'amitié.

    RELATIVISME. - La première fois que je suis revenu des States, en 1981, tout m'a semblé comme réduit aux proportions d'un modèle réduit, mais c'est dans le métro de Tokyo, quelques années plus tard, qu'une autre sorte de modification, d'ordre physique et psychique à la fois, m'a confronté à la relativité de ce que représente notre infime personne à la mesure vertigineuse des deux infinis. Autant dire que je m'attends à d'autres vacillements prochains.

    Or je retombe à l'instant sur cette note prise à La Nouvelle-Orléans en janvier 1981, qui me semble se situer dans un juste rapport aux choses : «Sur un mur en lettres immenses il est écrit: THE CHURCH THAT BINGO BUILD. Et plus loin: INVEST YOUR MONEY IN GOD.

    Entre les deux inscriptions se tient, sur le trottoir, une créature décharnée aux orbites creuses et aux bras tuméfiés de cent stigmates bleu et noir, dont le caddie contient tout le bien».

    Ce 7 avril. - Mon frère Pierre aurait eu 75 ans aujourd’hui, et j’en aurai 70 dans deux mois. C’est à n’y pas croire. Serions-nous plus proches s’il avait survécu ? Je me le demande. Ce n’est pas sûr, mais le contraire ne l’est pas non plus. Et notre père ? Oui, sans doute, je me serais encore rapproché du vieil homme, et de notre mère aussi probablement. Quant à moi, j’espère être encore de ce monde quand le premier enfant de nos enfants naîtra, en octobre prochain, en espérant que nos autres enfants connaîtront eux aussi cette joie et nous permettront de la partager.

    DE L’ATTENTION. - L'exercice de la notation , autant que le journal intime où les carnets volants, est le plus souvent tenu pour un art mineur, mais comment ne pas voir que tout part de ces traces de mains aux parois de Lascaux ou d'Altamira, me disais-je hier en (re)lisant les pages des Jeunes filles en fleur ou le peintre Elstir raconte, dans son atelier plein de ses marines, ce que dit vraiment le porche roman de l'humble église de Balbec si mal observée par son jeune interlocuteur; et les pages consacrées à ce début de temps retrouvé constituent l'exemple même de l'exercice d'attention auquel j'entends me plier aux States en m’efforçant d'échapper aux clichés qui ne disent rien.

    Pâques 2017. - Quand on lui demandait l'heure qu'il était, Ella Maillart répondait: il est maintenant ; et maintenant que Pâques se lève sous un ciel de tout le temps, je retrouve mes notes prises à La Nouvelle-Orléans le lendemain du Nouvel-An de mes 33 ans, une année pile avant de retrouver un flirt de nos dix-huit ans, ma bonne amie, alias Lady L., que je n’ai plus quittée jusqu'en ce jour où nous bouclons nos valises pour rejoindre, en Californie, la première de nos deux infantes qui avait trois mois à la mort de mon père il y a de ça 33 ans et des poussières - mais comment dire tout ça dans le transit temporel chahuté de nos vies ?

    PROFOND AUJOURD’HUI. - Nous débarquerons demain à San Diego, dont le nom rappelle la colonisation catholique de la Côte ouest, et nous passerons notre première nuit en vue du port militaire plus que jamais en exercice, non sans penser aux nouveaux dangers que laisse craindre, plus qu'au temps de l'intronisation du cow-boy californien, le nouvel Ubu de la ploutocratie impériale - cependant nous nous réjouissons de vivre l'aujourd'hui de demain en notre fugace temps humain...

    ON THE CLOUD. - J'avais 33 ans cette année-là et je prenais au stylo des notes que je recopiais sur mon Hermès Little Boy a capot cabossé, sans imaginer qu'un jour nous skyperions et grappillerions nos impressions sur nos smartphones avant de les balancer sur le Cloud.

     

    CONTRE LE VOYAGE. - Je me suis dit cette nuit en subite lucidité d'insomnie, entre trois et quatre heures du matin, que jamais je n'aurai vraiment aimé le voyage.

    Voyager est assommant, me suis-je dit. La vogue actuelle des récits de voyage m'insupporte presque autant que l'irruption d'un paquebot américain dans la lagune vénitienne, et je me suis rappelé cette nuit que jamais je n'aurai vraiment su voyager faute d'oser aborder les gens et de savoir me décarcasser sans argent.

    Il y a plus de cinquante ans que je me joue la comédie d'aimer ça mais à présent ça suffit: je vais donc essayer vraiment de noter ce que je ressens sans exagérer ni dans le sens de l'exaltation ni moins encore dans celui de la déploration morose, juste dire ce qui est et comment c'est - juste se rappeler ce qui a été et comment cela n'en finira qu'à la fin du tour du jardin.

    Une certaine année, notre père a constaté qu'il ne pourrait plus désormais faire le tour de son jardin, et ce fut ensuite comme s'il s'éloignait de nous et de lui-même, sans un mot pour l'exprimer, mais je revois son regard, et son silence me parle toujours.

    Je me rappelle aussi leurs voyages de retraités en divers pays lointains, malgré sa maladie à lui, ses multiples opérations et ses angoisses à elle, tous deux curieux d'Italie ou de temples mexicains, remuant leurs vieilles nageoires dans les lagons ensoleillés des Antilles ou les baignoires de boue israéliennes, ne dédaignant ni les groupes ni les troupes et revenant fatigués mais heureux, selon leur expression, comme des milliers et des millions de voyageurs organisés que pour ma part j'ai toujours fuis.

    Ce qu'il y a de pire dans le voyage c'est de voyager seul, mais voyager à deux n’est souvent qu’un enfer augmenté. Voyager seul, quand on ne sait pas bien s'y prendre, relève au départ du cauchemar angoissant, car il faut partir et l'on fait mine à soi-même de s'en réjouir, après quoi ce ne sont que tracas jusqu'au moment où l'on a posé ses affaires et qu'enfin l'on se retrouve là, peu importe où, que ce soit en Andalousie ou au Japon, dans ce pub de Sheffield où sur les crêtes de haute Toscane, et là c'est comme partout: je suis chez moi comme partout et je ne suis plus que reconnaissance devant cela simplement qui m'attendait en silence. Et dans cet état chantant voyager seul, à deux ou plus si affinités, redevient une grâce...

    Je décrie le tourisme en cela qu'il est le contraire du voyage quand il se fait à la masse. Le Grand Tour de jadis était une découverte de chaque jour, et lente, et fervente, tandis que l'évasion de la meute est invasion distraite et pillage d'images et simulation festive ou festivalière - à vomir de plaisir.

    ALORS VIRGILE : « Ici pourtant tu pourrais reposer avec moi cette nuit, sur le feuillage vert. J’ai pour nous des fruits mûrs, des châtaignes fondantes, du lait caillé en abondance. Dans le lointain déjà fument les toits des fermes et du sommet des monts tombent en grandissant les ombres ».

  • Mémoire vive, 2016

    107488914_10224003866231339_6453014947265006808_n.jpg

    Batz-sur-mer, ce samedi 16 avril. - La descente de Dinard à Guérande, par la Bretagne profonde, via Brocéliande, nous a valu de beaux moments en ces hautes terres boisées ondulant sous un ciel très changeant. Au volant depuis notre départ, il y a de ça deux dimanches, de La Désirade, notre maison sur les hauteurs lémaniques, à Colmar puis à Bois-le-Duc-Hertogenbosch , Bruges (sa bière sucrée et ses vieilles pierres romantiques), Dordrecht (sa vue sur les grues de Rotterdam), la Normandie (les parkings de Honfleur et du Touquet), la Bretagne aux bourgs pittoresques et la Loire Atlantique (où l’océan mène au fleuve), Lady L. a suivi les indications vocales infaillibles d’une robote GPS à voix suave quoique inflexible. Mais pour dénicher des coins qualitativement uniques : débrouillez-vous.

    Ce que nous avons fait avec autant d’alacrité dans la sagacité que de pot : ainsi avons-nous découvert l’aimable bourg pittoresque de Guérande, au milieu des marais salants, moins touristique et plus vivant que Tréguier ou que Dinan, l’anse de sable hors du temps où rêver à l’éternité les pieds dans l’eau, au restau éponyme de Pont-Mahé, et, à Baz-sur-mer, tel hôtel idéalement situé à cent pas de la mer…

    NUANCES. - Le fric fout tout en l'air en cette époque d'hallucinant déséquilibre entre trop riches et trop pauvres, mais nous qui sommes entre deux ne pourrions nous payer cette espèce de Grand Tour sans les quelques moyens acquis par notre travail, et celui de nos parents qui ont eux-mêmes commencé à voyager sur le tard.

    Ne crachons donc pas sur l'argent, grâce auquel nous nous sommes régalés hier soir, sur cette côte sauvage, de fruits de mer arrosés de Sancerre, avant un coucher de soleil virant de l'orange doux au rose virulent, et tâchons de rester aussi enthousiastes et poreux que lorsque nous allions en stop à vingt ans sur nos semelles de vent de petits fauchés.

    La merveille est d'ailleurs gratuite, à tous les virages. Hier par exemple, dans cette courbe de la route bombée des abords de Brocéliande, avant la descente sur la mer, entre les grands beaux arbres nous faisant comme un tunnel de lumière verte...

    107356908_10224003878351642_7962704674593854733_n.jpg

    HIATUS. - Lisant (un peu) les journaux et regardant (le moins possible) la télé le soir, nous aurons été frappés, durant ces vingt premiers jours à traverser trois pays et, plus particulièrement, la France «des régions», comme on dit à Paris, par le hiatus constant, pour ne pas dire le contraste lancinant, entre cette France réelle, paysagère et potagère, cette France des gens et des jardins, des maisons et des magasins, et le pays filtré par les médias parisiens, si suffisants et insuffisants.

    KITSCH TOURISTIQUE.- Avec ses parcours fléchés, ses clichés vidés de leur substance, ses contraintes et ses atteintes, son kitsch substitué à toute vraie beauté, le tourisme massifié des temps qui courent ne cesse de nous soumettre aux tensions schizophréniques entre curiosité et dégoût, attirance et répulsion, reconnaissance et déception, et cela s’avère par les lieux les plus remarquables, de Venise à Bruges ou, ces jours pour nous, en Bretagne, de Tréguier à Dinan.

    À Tréguier surtout, un peu moins à Dinan, mais aussi à Roscoff, d’imposants ensembles architecturaux ne sont plus aujourd’hui que des coquilles vides, dont nous admirons la beauté extérieure ne correspondant plus à un habitus communautaire vivant. Du moins la beauté de cette architecture qu’on dit «sans architectes» fait-elle écho au génie populaire dont est issue, en Bretagne la poésie «analphabète» relevant d’une haute tradition druidique puis chrétienne, qui se module notamment dans les lais du Barzas Breisz, somme lyrique et légendaire, musicale et morale de la plus ancienne histoire de Bretagne, dont la matière fut collectée auprès des vieilles paysannes et dans les cafés de marins, les comices agricoles ou les veillées funéraires, etc.

    CHANSONS. - Nous roulions ce matin sur la départementale assez encombrée reliant Roscoff et Dinan, et je psalmodiais, ainsi que le conteur en sabots, les Séries citées par Yann Quéffelec dans son Dictionnaire amoureux de la Bretagne, telles que les Neuf petites mains blanches ou Le Druide et l’enfant que lui récitait sa tante Jeanne au manoir de Kervaly, quand les oreillons le retenaient au lit.

    Je cite dans la foulée :

    « -Tout beau, bel enfant du Druide, réponds-moi. Tout beau, que veux-tu que je te chante ?

    - Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    - Pas de série pour le nombre un. La Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur, rien avant, rien de plus.

    - Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

    - Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent, ils vont expirer. Voyez la merveille ».

    Et ainsi de suite, les séries se suivant et s’amplifiant au fil de l’incantation, au risque d’hypnotiser Lady L.au volant de la Honda Hybrid : «Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine et l’air »…

    LE TUF. - «Si le monde actuel est un village planétaire, écrit Yann Quéeffelec, un village internautique, le villageois breton en exil n’oublie jamais le tuf armoricain.

    «La terre, l’océan: racines. La musique et la danse: racines. La Langue: sectionnée, mais racine. L’appartenance – abusivement qualifiée d’identité -, voilà bien la force innée qui l’attache à la tribu, breton qu’il est avant d’être français, européen. Ce n’est pas un repli, c’est un ancrage».

    En passant à travers les neiges d’aubépines et les soleils de genêts, vous entrevoyez les crucifix de pierre de Bretagne: racines. Des mots incompréhensibles surgissent ici et là: racines».

    Et Yann Quéffelec, relayant Per Jakez Hélias, l’auteur du Cheval d’orgueil que j’ai entendu un jour psalmodier lui aussi par cœur, de conclure à propos du villageois breton : «S’il veut parler brezhoneg en ces jours globalisés où Molière paraît s’américaniser à plaisir, c’est par instinct prométhéen, une gloire de sauveteur de feu»…

    RÊVER DEBOUT. - Nos jeunes camarades de Nuit debout disposent, paraît-il, d’un «pôle médiation» et d’un «pôle sérénité», entre autres instances d’apaisement relationnel au niveau de la communication. Il paraît que c’est une nouvelle façon d’acclimater le «vivre ensemble», et nous leur présentons nos sincères condoléances, vu que la nuit finira par se coucher quand nous serons debout dans le plein jour de la douce France qui est, parfois, si jolie, comme disait le poète à propos de notre mère la terre.

    DOUCE FRANCE. - Vendôme en fin de matinée est un paradis de présence douce où tous les temps de l’Histoire se conjuguent, avec une forte empreinte de roman et de gothique, le souvenir du Bourdon de l’abbatiale qui a perdu sa voix en 1994, celui du jour où Gracchus Babeuf s’est fait tirer de son ergastule et traîner jusqu’à l’échafaud, les reflets pensifs dans les eaux lentes d’un bras du Loir, un pêcheur qui n’a cure d’aucun «pôle de sérénité», et le buste de Balzac qui nous rappelle que le grand queutard a fait ses écoles ici même.

    Or cette région sublime de France plate, entre Beauce et Sologne, Chartres et Cluny (grosso modo, n’est-ce pas), est sillonnée par tous les chemins d’allers et de retours des romans de Balzac, via Paris et la vallée du Lys, que la vieille douceur de Vendôme, au bord du Loir, concentre autant que celle de Nevers, au bord de la Loire.

    Au reste, sans vouloir vexer nos amis Bretons, nous préférons, Lady L. et moi, la pierre blanche douce au derme de l’Anjou, à celle, presque noire, des bourgs de la rive atlantique septentrionale, du côté de Roscoff. Les église bretonnes sont émouvantes et nimbées de mystères celtiques, mais la France de Ronsard et du flamboyant gothique irradie bonnement, de Blois à Amiens ou en ces alentours de Vendôme et de Nevers, avec quelque chose de plus central, de plus fruité et de plus flûté.

    Bref, nous aimons ces vestiges d’une France remontant à la plus haute Antiquité (de la roche de Solutré se trouvaient précipités des chevaux vivants comme dans les feu les sacrificiels fils d’Aztèques) et dont on retrouve maintes traces un peu partout tandis que la loutre éternelle, au bord de la Loire, le soir, guette le poisson et que l’hirondelle, infoutue de passer la nuit debout, tournique au ciel du printemps revenu…

    107537749_10224003897672125_3653359080877872181_n.jpg

    Cracovie, ce lundi 25 avril. - Nous n’avions pas défait nos bagages, au retour de notre virée par les Flandres et la douce France, que, dans notre courrier amoncelé, je tombai sur un carton d’invitation à l’ouverture du nouveau pavillon du Musée national de Cracovie tout entier consacré à la mémoire de Joseph Czapski. Parallèlement, un ami photographe polonais, Krzystof Pruszkowski, m’avait envoyé les détails de la manifestation par courriel, où les noms «historiques» d’Adam Michnik et d’Andrzej Wajda figuraient parmi ses hôtes d’honneur, jouxtant celui du poète Adam Zagajewski, figure majeure de la littérature polonaise actuelle.

    107478516_10224003898912156_1881086048064882339_n.jpg

    Or je ne pouvais assister à cette inauguration solennelle de portée nationale, vu qu’elle s’était déroulée le jour même de notre retour, et je ne le regrettai point trop vu mon peu de goût pour les officialités, mais l’impatience de «retrouver» Czapski par le truchement de ses œuvres de peintre et d’écrivain, autant que par les documents témoignant de son parcours à travers le terrible XXe siècle, m’a décidé à faire le voyage de Cracovie sans plus attendre, laissant Lady L. à la garde vigilante de Snoopy…

    Il y a cinquante ans de ça, deux jeunes gens qui venaient de passer leur bac au Gymnase de la Cité, à Lausanne, débarquaient à Cracovie à bord d’une 2CV quelque peu cabossée, bientôt baptisée Brzydula (la mocheté, le tas de ferraille...) par leurs amis polonais. L’époque était aux débuts du gauchism ; la Pologne se trouvait sous la chape du socialisme réel dont nos deux lascars allaient découvrir le poid ; la renommée d’un empêcheur de ronronner au théâtre, du nom de Jerzy Grotowski, leur était parvenue, mais ce fut dans une cave vibrante de folle bohème, sous la place centrale, qu’ils découvrirent alors l’esprit frondeur de la Pologne artistique, notamment par la voix grave et lancinante d’Ewa Demarczyk.

    C’est à cette première découverte que je penserai demain en foulant le pavé de la place fameuse, mais depuis lors, et à travers les années, le génie de la Pologne n’a cessé de m’accompagner sous les multiples visages du génial et protéiforme Witkiewicz – véritable héros de notre jeunesse littéraire -, de Gombrowicz et de Mrozek, ou de Penderecki en musique, et bien entendu de Joseph Czapski que nous avons découvert grâce à Vladimir Dimitrijevic, et ensuite vu et revu dans le milieu privilégié de la Maison des Arts de Chexbres, aux bons soins de Richard et Barbara Aeschlimann qui ont été les plus fidèles amis et fervents soutiens romands du peintre, l’exposant à de multiples reprises jusqu’à la grande rétrospective du Musée Jenisch et l’exposition marquant le retour de Czapski en Pologne, consacrée en majeure partie aux œuvres prêtées par les collectionneurs de nos régions.

    Czapski est mort, son grand ami Thierry Vernet et sa chère Floristella sont morts eux aussi, Dimitri le passeur est mort, tout comme Jeanne Hersch proche aussi de Joseph, ou « Kot » Jelenski et le Nobel Czeslaw Milosz, et pourtant tous ces hérauts de l’Europe des cultures restent vifs en nos cœurs et leurs œuvres continuent de perpétuer un idéal intellectuel et artistique, une éthique et une spiritualité dont nous avons plus besoin que jamais en ces temps de chaos mondialisé et de fuite en avant, d’abrutissement collectif, de repli sur soi ou de cynisme. Vivent donc nos chers disparus et tâchons de les mériter. Enfin, c’est une grande émotion, mêlée de reconnaissance, que j’ai éprouvée en fin d’après-midi en découvrant, dans la nouvelle annexe du Musée national de Cracovie, le pavillon flambant neuf, de fine conception architecturale, consacré à Czapski sur trois étage, où le peintre est aussi présent que l’écrivain, avec une trentaine de peintures (dont pas mal ont été offertes par les Aeschlimann) et de nombreux aperçus de son monumental journal (en cours de restauration), alors que la partie principale est dévolue au fameux « témoin de son siècle ».

    TERRE HUMAINE. - Un président chinois qui se la rejoue Grand Timonier, un potentat russe à la botte des mafias, un milliardaire démagogue menaçant de débarquer à la Maison Blanche, une Europe s'alliant avec un autre despote ottoman parjure pour rejeter des migrants à la mer ou à la mort: décidément on serait tenté de désespérer de l'humanité si celle-ci n'était pas capable aussi de s'opposer au pire et de produire, parfois, le meilleur; et tout à l'heure, au nouveau musée honorant la mémoire de Joseph Czapski, à Cracovie, j'observais un ado et un tout vieil homme au milieu des nombreux films d'archives documentant les tragédies du XXe siècle que furent deux guerres mondiales, deux totalitarismes non moins meurtriers et autant d'injonctions sur le thème du «plus jamais ça», sans autres lendemains que ceux qui déchantent - et ces deux-là étaient bien vivants, ou survivants comme nous tous...

    Ce qu'on voit au nouveau musée dédié à Joseph Czapski, annoncé à grand renfort d'affiches géantes et de banderoles, est revigorant autant que le geste du pape argentin ramenant, même symboliquement, des migrants syriens honteusement taxés, sur un site romand dont j'ai honte, de nouveaux colons...

    De même, rampant devant Staline, de présumés défenseurs de la liberté et de la justice ont-ils entretenus, durant des décennies, le mensonge éhonté selon lequel les milliers d'étudiants et de militaires polonais exécutés par les Soviétiques l'avaient été par les nazis. « Détail de l'histoire », pour les cyniques, mais il faut voir, sur tel document filmé, le rescapé de Katyn Joseph Czapski braver les lécheurs de bottes alliés dont la première trahison avait coûté la liberté à sa patrie.

    Au demeurant, ce n'est pas d'un idéologue qu'on entretient ici la mémoire, mais d'un témoin et d'un artiste. Soit dit en passant, il faut relever le formidable travail de conservation et de restauration accompli pour sauver l'ensemble des carnets de Czapski, inestimable témoignage écrit, enrichi de milliers de dessins, courant de la jeunesse de l'idéaliste tolstoïen à nos jours, en passant par deux guerres et une vie à tenter de cerner la vérité de cette terre des hommes trop souvent inhumaine.

    « Czapski peint la vérité », écrivait notre ami Richard Aeschlimann qui, je le relève avec reconnaissance, a fait don, avec sa femme Barbara, des plus beaux tableaux illustrant l'art du peintre en ces murs.

    LE MUST AUSCHWITZ. - J'ai cherché ce matin un café rouge et or évoquant un tableau de Czapski que nous avions hanté, avec des amis, d'abord en 1966 puis après la chute du communisme, mais pas moyen: les bureaux de change, les kebabs, le MacDo et les boutiques pour touristes ont tout nivelé.

    Pourtant ce n'est pas d'hier que les marques se sont pointées en Pologne. Celle de Cardin m'avait frappé, cette année-là, peu après la chute du mur, sur cette place de Varsovie entièrement détruite à la fin de la guerre et reconstruite à l'identique, genre décor de théâtre baroque, que des milliers de petits marchands débarqués des campagnes de l'Est et de nulle part avaient investie pour y vendre tout et n'importe quoi

    Et maintenant, rue Florianska, les propositions des Tours Operators foisonnent, destination Auschwitz, entre un atelier de tatouage et le dernier Starbucks...

    WITKACY. - Le nivellisme sera votre avenir: telle fut la prédiction de l'écrivain-peintre-philosophe Stanislaw Ignacy Witkiewicz, surnommé Witkacy, qui se suicida en 1939 alors que son pays était pris en tenaille par les nazis et les communistes, ainsi qu' il l'avait annoncé.

    Mais quel électrochoc reste alors sa folle peinture, non loin de celle de Czapski, à l'étage du XXe siècle bien représenté, au Musée national de Cracovie, quelle fol délire vivace contre le mortel souvenir des camps de la mort nazis et du goulag. Trêve cependant de souvenirs de cendres, et qu'étincèle le diamant du jour !

    Parce que les marques, Pan Towarisz, ne sont pas pires que quarante ans de communisme. Parce qu'on voit partout de joyeux troupeaux d'enfants et d'ados, conduits par leurs instits et leur profs par les rues et les musées, les églises et les jardins publics. Parce que la vie est plus forte que le nivellisme, n'en déplaise à notre cher catastrophiste dont la lucidité nous retient pourtant de céder à l'euphorie...

    À TÉMOIN. - La dernière image que je garderai de Czapski à mon départ de Cracovie est cette monumentale photographie de notre ami, sur la hauteur d'un immeuble de cinq étages, qui m'a semblé le symbolique hommage d'un pays à l'un des siens.

    Sur le Rynek, place emblématique du vieux Cracovie, un monument émouvant rappelle l'auto-immolation d'un homme, en 1981, qui s'élevait notamment contre le mensonge perpétué à propos de Katyn. Or Joseph Czapski aura été, durant son exil, l'artisan infatigable du rétablissement d'une vérité trop longtemps occultée.

    DIOSCURE. - Mes deux «soleils» littéraires de jeunesse : soleil d’or byzantin de Charles-Albert et soleil de feu de sang de guerre des sexes de Witkacy. Cette antinomie est à mes yeux fondatrice et correspond évidemment à ma dualité personnelle: c’est l’explosion du TOUT DIRE contre l’épure de la sublimation.

    FAUTE D’ATTENTION. - Ils voyagent mais ne voient rien. Ils lisent tout ce qu’il faut lire pour être dans le trend, mais sans rien retenir de ce qu’ils ont lu. Ils lisent pour s’évader de leur morne vie alors que la littérature ne sera jamais qu’invasion et retour à la vraie réalité dont ils ne perçoivent à vrai dire rien.

    MESSAGES. - Divers messages «divins» m’arrivent ce matin à fleur d’éveil. Sur la présence de Dieu ressentie depuis toujours comme une évidence sans la moindre idée de ce qu’elle est au juste. Sur ma confiance aveugle «en général» et la façon dont les autres en abusent «en particulier». Sur les lumières du délire. Sur la contraction, dans le mot ICI, de tous les PARTOUT et de l’éternel TOUJOURS. Sur la maladresse en matière sexuelle et sur les images flatteuses qui surabondent. Sur la visite matinale du Seigneur aux malades. Sur la percée des tunnels. Sur la stupidité des hommes sûrs d’eux, etc.

    TONIQUE. - La (re) lecture de Révérence à la vie, de ce cher Théodore Monod, me requinque une fois de plus. Quel bel exemple d’humanité ! Quel homme droit et pur ! Quel admirable emmerdeur sur le chemin des cyniques et des puissants !

    Peintures et dessin: Floristella Stephani, Joseph Czapski.

  • Mémoire vive, 2016

    107583395_10223993887261871_3992320281373081443_n.jpg

    BRUGES. - Tout à été dit et écrit sur la poésie de cette ville comme ensablée dans le temps, mais tout est aujourd'hui à relire ou redire tant l'époque est à l'agitation distraite et à la consommation pressée, aux circuits et aux programmes.

    Comme à Venise le soir, les ruelles et les quais ne tardent pas à se rendre au silence où retentit votre seul pas, et voici que vous réentendez cette voix préludant au récit déchirant d'un veuvage, tel que le module le roman mystique et mythique à la fois que Georges Rodenbach publia en 1892 sous le titre de Bruges-la-Morte, qui associe un grand deuil à l'évocation rédemptrice d'une ville-refuge.

    Or faisant écho au romancier, maints poètes, de Baudelaire à Rilke ou de Zweig à Verhaeren ont dit eux aussi le «sourire dans les larmes» de Bruges, selon l'expression de Camille Lemonnier, «le sourire de cette tendre, vivante, spirituelle lumière, avivée ou décolorée selon les heures, aux heures où la grande buée grise s'entrouvre» et prolongeant la mélancolie de Rodenbach Henri de Régnier dit à son tour la «Belle Morte, dont le silence vit encore / Maille à maille et sur qui le carillon étend / Linceul aérien, sa dentelle sonore»...

    MILLER EN FINESSE. - Si l'on est choqué par la présence d'un débit de junk food au cœur du vieux quartier de Bruges, dans une haute et vénérable maison à blason, c'est sous la plume d'un Américain des plus civilisés en dépit de sa dégaine de libertin bohème que l'on trouve le meilleur interprète de ce rejet.

    « Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement », écrit ainsi Henry Miller dans ses Impressions de Bruges. « J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie».

    Et de noter ceci encore, datant de 1953 mais qui reste si juste aujourd'hui: «Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité».

     

    PHILISTINS. - La rencontre, sur une terrasse du Grote Markt de Bruges, d’un couple d’Allemands en bisbille (Monsieur nous a raconté le supplice qu’il endure du fait de l’insatisfaction systématique de sa compagne et de son humeur de massacre) nous a fait mieux apprécier le privilège que nous avons de ne jamais nous disputer en voyage, sans faire d’ailleurs le moindre effort…

    107000683_10223993896942113_7066712130283493362_n.jpg

    Ce dimanche 10 avril.- « Laissez venir l'immensité des choses », écrivait Ramuz, et je me le rappelle à chaque fois que nous en revenons à la réalité géographique du monde, loin de la jactance des médias. L'immensité de l'histoire compte évidemment, mais elle reste le plus souvent abstraite. Or ce que nous aurons laissé venir à nous aujourd'hui tenait à la fois à l'immensité géographique de la côté d'opale découverte au sud de Calais, dont les collines ondulées au-dessus des gazons bordés de falaises évoquent la haute Toscane, et à l'omniprésent rappel de la guerre en ces lieux stratégiques symbolisés par les vestiges du mur de l'Atlantique.

    Entre les deux Caps blanc et gris, les oiseaux transitent et font se braquer les appareils sophistiqués des ornithophiles amateurs tandis que les jeunes garçons imaginent de vraies canonnades d'un rivage à l'autre - au loin se distingue la vague ligne blanche des falaises de la perfide Albion, Shakespeare's Cliff & Company; et puis, entre les deux caps se dresse un énorme bunker boche transformé en musée et flanqué d'un canon toujours braqué sur l'Angleterre, tandis qu'une petite pancarte interdit au visiteur de fouler la pelouse du « lieu de mémoire ».

    Ensuite, le seul nom de Stella-plage m'ayant induit en rêverie balnéaire vintage (avec transats jaunes ou à rayures bleues face à l'océanique immensité, où la sténodactylo passe son congé payé à fumer ses Mary Long filtre en rêvant à quelque prince charmant en costume de tennisman), j'avais proposé à Lady L. d'y pousser une première pointe avant Le Touquet.

    Hélas quelle erreur, ou plus exactement: quelle horreur ! En son front de mer , de part et d'autre d'un terrain vague jonché de détritus et d'un parking bouchant la vue sur la mer, Stella-plage n'aligne que bâtisses décaties et moches constructions de vacances, sans une terrasse avenante ni trace d'autre restau qu'une sinistre brasserie. Triste débouché négligé d'une zone où pullulent les propriétés de super-luxe, véritable injure au moindre soupçon d'intelligence urbanistique malgré le bluff ringard annonçant un paradis avec vue sur la mer...

    Aussi, le seul nom de Paris-plage dit tout, qui fait du Touquet la parfaite illustration de l'esprit binaire à la française, entre castels royaux (ou simili-royaux) dans les bois environnants, et pavillons populaires, jardins somptueux et pelouses miteuses, vitrines rutilantes et boutiques à remettre.

    Paris-sur-mer, au Touquet, c'est d'un côté le Menu Gainsbourg de chez Flavio ou les soirées étoilées (toque, toque, toque) du palace Manchester, et de l'autre les restaus alignés de la zone piétonne où les brasseries plus ou moins chic des Années folles se la jouent à prix surfaits, front de mer entièrement plombé par de hautes bâtisses sans une terrasse (à une exception près, de la chaîne Hippopotamus) avec vue sur l'inévitable parking, etc.

    107554151_10223993891381974_3849911752998371381_n.jpg

    SACRIFIÉS - En cours de route, un panneau indiquant un Cimetière chinois m’a fait réagir, ma bonne amie a bifurqué et nous nous sommes engagés, par un hameau, dans un chemin de terre qui nous a conduits jusqu’à un lieu d’une étrange sérénité, grand enclos entourant plus de 800 tombes surmontées de grands cyprès et parfaitement entretenues.

    Ce sanctuaire a quelque chose de très émouvant, qui commémore le sacrifice de centaines de Chinois plus ou moins déportés par les Anglais au bénéfice des civils français, à la fin de la Grande Guerre, et qui s’acquittèrent de besognes nécessitées par l’absence des hommes en ces régions, avec l’interdiction de frayer avec la population hors des heures de travail. Ce qu’on appelle du travail forcé, imposé par les nations civilisées aux colonisés du bout du monde…

    Dinard, ce lundi 11 avril. - Nous avons ressenti une profonde émotion, ce matin, en découvrant la plage d’Omaha, où a eu lieu le débarquement de Normandie, le cimetière américain et tout l’arrière-pays dont quelques survivants et quelques vieux murs, quelques arbres aussi, ont « assisté » à cette tuerie garante de notre liberté, selon la formule consacrée – et justifiée en partie. Cependant, devant la plage à peu près déserte, j’ai surtout communié, intérieurement, avec les milliers de jeunes gens massacrés le même jour à cause, aussi, de l’incurie de leurs supérieurs.

    107089169_10223993900542203_3538095893620774708_n.jpg

    La journée avait commencé par un aperçu télévisé des dernières nouvelles, relatives, notamment, à la préparation d’un grand spectacle qui marquera la résurrection de Claude François en 3D, par hologramme, ainsi qu’une enquête sur la cryogénisation et notre avenir de misérables immortels…

    Or une sorte de honte rétrospective m’est venue, à la fin de la même matinée, en découvrant le rivage de sable d’Omaha Beach où, le 6 juin 1944, des milliers de jeunes gens ont été massacrés par les mitrailleuses allemandes alors qu’ils débarquaient à l’aube aux premières lignes du débarquement de Normandie.

    L’on a beau avoir vu cent fois mille images photographiques ou cinématographiques de cette aurore homérique aux doigts de sang : se trouver sur le lieu de ce sacrifice collectif reste tout de même bouleversant, et d’autant plus que nulle boutique ou buvette (comme il y en a même à Auschwitz) n’apparaissent sur ce kilomètre de grève nue où ne subsistent que quelques vestiges de casemates entre quelques stèles de mémoire, et ce seul arbre à la silhouette si expressive. Alors, le souvenir de Claude François, face à «tout ça»…

    WELLNESS.- En grec homérique la mer se dit thalassa, et l'établissement où nous avons fait escale est tout entier voué à la thalassothérapie, entre autres soins extrêmes dont certains frisent le haut comique, à grand renfort de dépenses supplémentaires - ce qui s'appelle vulgairement faire pisser le dinar...

    Ainsi, â côté des classiques bains en eau salée, massages hydrorelax, enveloppements d’algues et autre détente coachée sous pluie marine, est-il possible, en ce temple du bien-être, de «remodeler son corps» par l’expertise minceur d’Acquascience en 3 séances de Watermass (190 euros), avant un gommage douceur aux senteurs méditerranéennes (50 euros les 25 minutes), préludant à trois séances de Conseils en image de soi subdivisées en une expertise de colorimétrie (la couleur de vos fringues assortie à votre carnation), une autre de maquillage et une troisième relative au dressing code – toutes opérations éminemment valorisantes au niveau de l’estime reconquise de soi, à raison de 190 euros le multipack…

  • Mémoire vive, 2016

    91466191_10222822637141350_8559971272350498816_n.jpg

    BINGO. - Je retrouve, dans mes carnets, cette note qui me ramène au Paris de Czapski: «Richard Aeschlimann me dit qu’après la mort de Bingo, Czapski lui a fait remarquer du ton le plus assuré : «Alors il est au ciel». Et d’ajouter en bon chrétien ami des chiens : «Parce que si Bingo n’est pas au ciel, c’est qu’il n’y a pas de ciel».

    L’ARCHONTE. - Ce que Tolstoï pensait des écrivains de son temps, Tchékhov compris: des gamins. Seul Shakespeare trouvait grâce à ses yeux, qui avait cependant le tort de ne pas écrire comme lui.

    Anecdote plaisante: lorsque Tchékhov essaie un pantalon avant de se présenter chez Tolstoï: celui-ci est trop serré, il va me prendre pour un gandin, celui-là est trop large, comme la mer Noire - Tolstoï va dire que je suis culotté!

    Ensuite, à la fin de sa visite à Tolstoï celui-ci lui murmure à l'oreille: «Je ne peux pas supporter vos pièces. Shakespeare écrivait comme un cochon. Mais vous, c'est pire»…

    À LA VENVOLE : « Ce qui m'a toujours tenu debout: la nature, la lecture et l’écriture ».

    Ou cela : « Drôle de société que la nôtre, qui a développé des moyens de communication sans précédent, et dont les individus communiquent si peu en réalité ».

    ÉCRITS «ANNEXES» - Pourquoi ai-je toujours été intéressé par les journaux intimes et les correspondances d’écrivains, et cela dès mes seize à vingt ans ? Parce que la vie littéraire et les secrets d’alcôve des écrivains m’intéressaient? Pas vraiment. Parce que les anecdotes de la vie m’attiraient plus que les œuvres ? Absolument pas. Disons plutôt que le mélange des vies et des voix, des douleurs personnelles et de leur expression, de l’immédiateté de la perception et de la relation directe m’ont passionné du point de vue (d’abord peu conscient, ensuite plus lucide) d’une phénoménologie existentielle modulant une littérature, non pas brute mais très proche de l’écrivain se livrant en (quasi) toute sincérité, comme Marcel Jouhandeau dans ses Journaliers, Paul Léautaud en son Journal littéraire ou Jules Renard dans le sien, plus encore Rozanov dans son effacement progressif de toute «littérature»…

    2549417213.jpg

    NOTRE VOYAGE. - C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

    Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire: nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais ne nous forçons à rien. Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

    Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François vivant la peinture comme je la vis.

    Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel « partage culturel »: simplement une façon commune de vivre la couleur et la « vérité » peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

    Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

    Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite - et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...

    Ce mercredi 30 mars. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l’intention était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter, enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre 2013 quand, sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo Saō Vicente et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...

    ECCE HOMO. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, l’on reste évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en se rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules.

    Comme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft.

    La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale.

    Ensuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'Alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les salaloufs de Daech...

    OMNIA : Barbey d’Aurevilly: «L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui !»

    Bar-le-Duc, ce vendredi 1er avril. . - La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch, déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de librairies ou de laiteries, toutes les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

    De fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre (!) n’a (presque) rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite «art brut», plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

  • Mémoire vive, 2016

     

    106904414_10223979155613589_3890857205396156315_n.jpg

    Paris, ce lundi 22 février. - Départ ce matin à destination de Paris. J’essaie de me rappeler quand j’y suis allé pour la dernière fois, ah oui : c’était le jour de mon rendez-vous raté avec Bernard de Fallois, suite à une hémorragie qui m’a conduit à l’Hôtel-Dieu et fait découvrir la cour des miracles de celui-ci ; et le lendemain j’ai poussé une pointe au cimetière des chiens d’Anières…

    Mais comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je tout à l’heure, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage. Quelle histoire est donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco, vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    AVEUGLEMENT. - Le film Salafistes, que j’ai vu ce soir dans un cinéma proche du Luxembourg, et dont je suis sorti conforté dans ma détestation viscérale des « purs » idéologues de toute nature, a été taxé de propagande islamiste larvée par je ne sais quelle commission de censure, ce qui relève de l’imbécillité caractéristique de ceux qui ne veulent pas voir ce qui est – ici la collusion de brillants jeunes imams lettrés distillant leur doctrine, et les exécuteurs de celle-ci brandissant leurs sabres et décapitant au nom du Miséricordieux. Or on reproche aux réalisateurs de ne pas dire assez que ce qu’ils montrent est abominable, comme si les faits ne parlaient pas d’eux-mêmes.

    C’est exactement le même argument que les idéologues socialistes-révolutionnaires russes opposaient à Tchékhov quand ils lui reprochaient, à propos d’un récit où il était question de voleurs de chevaux, de ne pas conclure en affirmant qu’il est mal de voler des chevaux. Et voici que des censeurs en arrivent à limiter la diffusion d’un film qu’il faudrait monter, au contraire dans les écoles, quitte à en discuter les éventuelles insuffisances ou à en compléter les lacunes historico-politiques…

    UN RÊVE BOHÈME. - Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.

    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués «mon» peintre préféré d’alors : ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.

    107388759_10223979179654190_2336276998766487685_o.jpg
    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux : le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler.

    Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbaud aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres que j’avais mémorisés le diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème : «Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande Chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : «Rien n’est confus sauf l’esprit»…

    NOMS DE PARIS. - Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari: peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

    107095779_10223979160773718_6914310053238279232_n.jpg

    CAFÉS DE LEGENDE. - Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a quelque chose d’un peu trop touristique à mon goût dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.
    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos «minutes heureuses» passées au café me restent inoubliables.

    PARIS PERDU ? - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, ou se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien.

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.
    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

    76048394.jpg

    BONNARD EN L’AN 2000. - « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

    581511979.jpg

    PASSION DE SOUTINE. - Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.
    Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce «sur pièce» ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

    106638340_10223979154693566_2284527487190446615_o.jpg

    PARIS PARTOUT. - Paris, pour moi, c’est partout; et le Paris que j’aime est partout parfait. D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune, sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germanopratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est «plus ça» ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    Tout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.
    L’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

    J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon).
    J’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontré Robert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.
    Or me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception de cette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

    PARTOUT CHEZ MOI. - En date du 12 octobre 1984, je notais ceci dans mes carnets : «Je suis à Paris comme chez moi, et comme partout ailleurs d’ailleurs. La chaussée élastique de New York ou de San Francisco accueille mon pas avec la même souplesse moelleuse que le macadam de la bouquinerie géante de Kanda, à Tokyo, bref la forêt de la grande ville me convient autant que les grands bois de mon adolescence songeuse ».

  • Platonov et le saint anonyme

     

    À propos de La Fouille d'Andrei Platonov

    "Le jour du trentième anniversaire de sa vie privée, Vochtchev fut congédié de la petite entreprise de mécanique qui assurait ses moyens d'existence. Son bulletin de licenciement précisait qu'il était renvoyé pour baisse croissante de productivité et propension à la rêverie ralentissant le rythme du travail".

    Ceux qui ont lu les oeuvres déjà parues en traduction française du grand écrivain russe Andrei Platonov auront sans doute reconnu le style qui le caractérise, qu'on pourrait situer entre la transparence et l'efficacité narrative de la Légende dorée ou d'un rapport administratif.

    Et ce n'est pas un paradoxe: Platonov me semble en effet rédiger, dans ses livres, une sorte d'hagiographie du Saint Anonyme -, d'un obscur vagabond, clochard céleste qu'on aurait privé de son Dieu. Il le fait dans un langage dont l'âme a été peu à peu étouffée par les directives de l'idéologie présidant à l'établissement d'un bonheur exclusivement terrestre. La nécessité a envahi le monde et tout se passe, dans cet univers, comme si la matière elle-même, à force d'être sollicitée, se trouvait soudain mécaniquement animée: le vent souffle pour que les gens puissent respirer, l'herbe pousse avec une bonne volonté d'essence prolétarienne, et les pierres elles-mêmes semblent se remuer lourdement afin de participer, à leur humble manière, à l'édification du socialisme. Le lecteur aura déjà perçu, en ces mots, l'ironie sous-jacente propre à Platonov.

    Pourtant ne nous y trompons pas : Platonov n'est pas un "dissident" comme les autres. Son ironie est plus profonde que celle des contestataires politiques, se rapprochant d'une forme très singulière, et spécifiquement russe, d'humour philosophique, voire métaphysique.

    Cela dit, La Fouille n'est pas un livre drôle du tout. Si j'ai parlé d'humour, c'est pour qualifier une attitude devant l'existence faite à la fois d'incrédulité fataliste et de pitié, d'accablement et de solidarité, de lucidité et de sourde révolte.

    "Comment avons-nous pu en arriver là ?", semblent demander à tout instants certains de ses personnages, à quoi d'autre font écho en s'exclamant crânement: "Creusons, camarades, creusons pour que nos fils le connaissent, ce p'tit bonheur !"

    Fable symbolique, La Fouille évoque une sorte de mise en scène rêvée de quelque épisode mythique de l'histoire humaine se déroulant dans un terrain vague rappelant étrangement les déserts bibliques du peuple élu. Oui, mais. Mais cette épopée, rassemblant une poignée de gueux, se situe dans le cadre de l'Union soviétique des débuts, quelques lustres après ce qu'on appelle la "révolution industrielle", à une époque où la machine se trouve officiellement promue au rang de prothèse du corps humain, voire à celui de cerveau d'acier.

    L'humanité de Platonov, à cet égard, est à la fois à peine sortie de sa caverne préhistorique et bombardée "masse responsable". Ses préoccupations quotidiennes sont à peu près celles de l'homme de Néanderthal, et son langage d'un intellectuel petit-bourgeois qui aurait fait ses classes entres les camarades Marx et Lénine.

    Sans cesse, en lisant Platonov, nous passons du plus concret à l'abstrait: l'idéologie n'est plus un discours coupé de la réalité, mais la matière même de la réalité, le référentiel absolu, le nouveau dieu, la suprême drogue - en un mot la nouvelle aliénation. Poussez le mode d'emploi du réalisme socialiste jusqu'à l'absurde et vous aurez l'art insidieux de Platonov, fondé sur le degré zéro du sens réalisant la plus pure tautologie.
    L'envers du Slogan

    La grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."
    Aujourd'hui, l'on creuse la fouille qui servira à l'édification de la Maison du Prolétariat. Demain, l'on organisera un kolkhose où tous travailleront dans le même esprit, correspondant à "La Ligne", après liquidation des koulaks qu'on aura tous réunis sur un radeau, et va comme je te pousse jusqu'à l'océan.

    Mais aujourd'hui et demain, chez Platonov, c'est tout un. Car le temps semble s'être arrêté: les travailleurs dorment dans des cercueils, les petites filles s'expriment par aphorisme comme de vieilles femmes aux formules recuites, et le moujik, ce héros de l'Histoire, a pris les traits de l'ours légendaire de la tradition, effrayant plantigrade pétri de ressentiment social, dont on sait bien qu'il ne mourra jamais et dont les rugissements se perdent néanmoins dans le néant.

    Telles sont, hâtivement évoquées, quelques-unes des composantes de ce livre saisissant, dont une vertu supplémentaire est de nous renvoyer à notre propre vide.

    L'Occident n'a pas encore accouché de son Platonov (même s'il y a Beckett, en nettement plus émacié...), mais nos gueux existent cependant, et la pauvreté morale et spirituelle des riches, autant que les slogans du Grand Magasin, n'ont rien à envier aux saints anonymes du romancier-poète de Voronej.

    Andrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.

  • Journal des Quatre Vérités, XXXVIII

    120107165_10224768944637821_792647482310404671_n.jpg

    Ce jeudi 25 juin.– Ma dernière chronique à propos de Lisière de la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquable portraits, mais une chronique est forcément marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler « au corps », et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon peu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules - autant dire rien. D’ailleurs je reste hyperactif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie …

    À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc.

    DÉCADENCE OU MYOPIE ?  - Notre ami Claude Frochaux, et

    nombre d’esprits fort de sa génération  et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d'après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?

    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis parisiens  dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?

    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un  Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe: je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression. Or, à l’affirmation passée de la mort  du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivra le roman survivrait, et t elle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre et Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra... 

    120224979_10224768945197835_682106936933226435_n.jpg

    COUP D’ARRÊT.– Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées en fonction de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le système actuel fondé sur la compétition et le profit. La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortne, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel. 

    LE BON GÉNIE. -  Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus  et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.

    120219709_10224768945677847_3645989110323367480_n.jpg

    LES NOUVEAUX REVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique  Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».

    120192455_10224768946437866_7219652956510169177_n.jpg

    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il « détourné » le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son bravache, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie Walter Issacson, lequel  a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ». De fait, et une fois de plus,  comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Eternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?

    carnaval-de-nice-securite-renforcee-donald-trump-en-vedette.jpg

    LE MONSTRE EST LÀ. – La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours. Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière et l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.          

  • Mémoire vive, 2015

    images-1.jpeg

    MESSAGERS. - La lecture m’est vitale, et les livres aussi m’arrivent comme des messagers. Pas un hasard ainsi que je trouve, dans les entretiens de Kenzaburo Oé, intitulés L’écrivain par lui-même , ce que je cherchais précisément à ce moment-là.

    Le grand écrivain japonais raconte ainsi comment le souci d’attention lui est venu, dès son enfance, et cela rejoint aussitôt ma réflexion actuelle sur l’attention défaillante de la plupart de nos contemporains, éparpillés et distraits par un peu tout et n’importe quoi.

    Peu avant sa mort le vieux Maurice Chappaz, allongé sur une espèce de divan russe et couvert d’une capote miliaire, me disait avec son accent valaisan à couper au couteau: « Voyez-vous, ce qui manque vraiment de nos jours, au point que c’en est un péché : c’est l’attention ! »

    C’est en m’attardant le long des ruelles du quartier de Kanda, à Tôkyo, où voisinent des milliers d’échoppes de livres essentiellement japonais, que je me suis dit qu’il était merveilleux d’écrire et tout aussi légitime en somme de n’en rien faire, comme je l’ai éprouvé une autre fois dans l ‘Hyper U de Cap d’Agde devant les piles de best-sellers du monde entier, où j’eusse en vain cherché un roman de Oé Kenzaburô en dépit de son prix Nobel…

    Ainsi est-ce à partir du moment où l’on entrevoit la totale inanité de l’acte d’écrire, au regard des galaxies ou des multitudes humaines, que la chose devient réellement intéressante et se recharge de sens comme, à Kanda ce même jour, en découvrant, dans telle immense librairie internationale, les milliers d’ouvrages du monde entier accessibles dans toutes les langues, tout Proust en japonais ou tout Kawabata en français…

    Au début de ses entretiens avec Oé Kenzaburo, Ozaki Mariko lui cite un de ses poèmes, fameux au Japon, datant de ses dix ans:

    « Sur les gouttes de pluie

    Le paysage se reflète

    Dans les gouttes

    Un autre monde se retrouve ».

     

    UN JOUR « SANS ». - Louis Calaferte dans Situation , carnets de 1991 : « Je suis faiblesse dans ce monde de vainqueurs ». Ou ceci à méditer : « Les enfants sont d’abord attentifs à leur sécurité morale ». À distinguer autant de la morale moralisante que de l’immoralisme.

    Ou ceci encore : « La poésie, c’est la Joie intérieure, la Force à l’état pur, la Violence de Dieu ». Rien à voir, en effet, avec la poétisation poétique des poètes poétisant en cénacles subventionnés et se remerciant mutuellement d’exister.

    Ou cela enfin : « Les doigts entendent » et, cité de Tertullien et me faisant tomber des nues: « Les Tables de la Loi ne sont pas écrites dans la pierre mais dans la nature »

    REJET. - Après cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires d’ailleurs engendrés par les youtres - et le serpent de la haine de se mordre la queue...

     

    FRISCH. - Dans L’ Esquisse de son troisième journal, qu’il a repris en 1981 après l’achat d’un loft à New York, Max Frisch exprime aussitôt ses sentiments violemment contradictoires à l’encontre de l’Amérique de Reagan (« I LOVE IT / I HATE IT / I LOVE IT / I Don’t KNOW / I LOVE IT»), en affirmant que les USA le font «gerber» (j’aurais plutôt traduit par « vomir », question de génération), cela me ramenant à ce que j’éprouvais l’autre soir en sortant de la projection d’American Sniper, film crédité de pacifisme par certains critiques alors qu’il relance l’idéologie nationaliste armée la plus chauvine et dédaigneuse des autres nations.

    Que dirait le pauvre Max s’il revenait en tram bleu sur notre planète orange pour apprendre ce qui s’est passé à New York dix ans après sa mort ? sans parler de la relance impérialiste de Bush et même d’Obama ?

    En 1981, il écrit « Ce qu’attendent nos amis américains : un miracle ! Ils veulent être à la fois redoutés et aimés. Si nous n’y parvenons pas, ils considèrent cela comme de l’anti-américanisme ».

    Or aujourd’hui, je serais curieux de savoir ce que dirait Frisch du film de Clint Eastwood exaltant le fait d’armes le plus vil (la cible traitée à trois cents mètres de distance, et 300 morts au palmarès du sniper) en réduisant l’adversaire à une horde de sauvages ? Lui qui aimait assez les States pour les critiquer, durement, ne sacrifierait sûrement pas son sens critique au mol consentement actuel qui feint de trouver du pacifisme dans le dernier « film culte « de ce bon vieux Clint si sympa n’est-ce pas…

     

    « RELIGIEUX » ? - Que penser de ce qu’on appelle le «retour du religieux» ? Et d’abord, est-ce un fait avéré ? Qu’observe-t-on en réalité ? Qu’est-ce que ce «religieux» alors que les églises et les couvents se vident ? Les manifestations de masse et les poussées de fanatisme relèvent-ils du «religieux» ? Que penser de tout ça ?

    À la fin des années 50, nous nous trouvions, chemises bleues et jambes nues, à chanter crânement autour du feu de camp : «La lutte suprême / Nous appelle tous / Et Jésus lui-même / Marche devant nous/ Que sa vue enflamme / Tous ses combattants / Et soutienne l’âme / Des plus hésitants / Du Christ la bannière / Se déploie au vent / Pour la sainte guerre / Soldats en avant ! ».

    Or lequel d’entre nous, aujourd’hui, verserait une goutte de son sang pour la « sainte guerre » ? Et lequel d’entre nous, alors, pensait vraiment ce qu’il chantait ?

    SOURCE SUISSE. - La première page de Mon premier livre, tel que nous l’avons pratiqué en première année à l’école primaire, et retrouvé l’autre jour chez un bouquiniste, illustre quatre voyelles (A comme Avion, I comme Iris, O comme Orange et U comme usine), le E étant absent on ne sait trop pourquoi - improbable préfiguration de La Disparition de Perec…

    Quant à la thématique dominante, suisse au possible, c’est Nature et Travail, avec l’avion pour aller de l’avant. Ensuite viendront Maman (ma / mi / mo /mu ) et Papa (pa/ pi / po / pu), puis les verbes en page quatre: Papa téléphone et maman tricote. La voyelle E n’arrive qu’en page trois, avec le chien et le soleil…

    Unknown-2.jpeg

    VIEILLIR. - Louis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois ans avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».

    Ce qui ne l’empêche pas de noter joliment le lendemain : «La petite pluie serrée grignotait le gravier» .

    Mais quelques jours plus tard : «À voir une fois encore toutes ces beauté du printemps, le regret de devoir disparaître à un épais goût d’amertume».

    Or j’aimerais ne jamais céder à cette aigre tristesse, même s’il n’est pas de jour où ma carcasse à moi ne grince un peu plus aux jointures, douleurs jambaires et fatigues croissantes, crampes nocturnes et palpitations dès que trop d’alcool dans le sang, souffle en baisse et pertes d’équilibre sur les pavés urbains, déclinant sourdingue et plus capable de rien lire sans lunettes - mais je me rappelle la joie de mon père au jardin alors qu’il en était à sa énième opération, s’excusant presque de tomber mais restant debout d’humeur et de regard, sans se plaindre jamais. Mon père est mort à 68 ans. Je l'aime toujours, mais j'aimerais bien, aussi, lui survivre un peu...

    Louis Calaferte : «Toute cette jeunesse en allée… »

    Et moi : « Mais non, vieux con : toute cette enfance qui revient »…

    images-5.jpeg

    Ce mercredi 8 avril. - En abordant le nouveau livre de Christoph Ransmayr, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité…

     

    images-4.jpeg

    J’ÉTAIS LÀ ET JE VIS…. - Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet, au début de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’œil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

    Évoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Ransmayr écrit ceci encore qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : «À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule «J’étais là, telle chose m’advint», mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons ardents poussiéreux où je me tenais caché », « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe...

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.

    ONFRAY LE JOBARD. - Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que je suis vraiment tombé pile en comparant Michel Onfray à ces deux jobards.

    De fait, la façon du «philosophe», dans Cosmos, de se pâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration des anguilles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, des choux ! »

  • Que l'âge ne fait rien à l'affaire...

    réflexion,littérature,société

     

    À bas les jeunes et mort aux vieux sera leur devise...

    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps, de l'âge qui ne fait rien à l'affaire et des filiations fécondes...

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner.

    Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident.

    Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'une croissante liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client.

    Logiquement, selon les Lois du Marché consacrées par nos plus hauts lieux communs, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité en devenir boursier.

    Cela étant, j’ose dire que le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant «djeune».

    réflexion,littérature,société

    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète suréminent) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne se rapporte plus à l'espace mais au temps.

    Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse contemporaine alors même qu'on invoque à n'en plus finir le «devoir de mémoire». Mais est-ce à coups de «devoirs» qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo, royaliste à trente ans et socialiste trente ans plus tard, ou le vieux Goethe, étaient plus jeunes que les jeunes gens qu'ils avaient été.

    Or je vois aujourd'hui que le provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme.

    On voit en effet se répandre, surtout en France, mais aussi en Suisse française, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma, et le regretté Freddy Buache y allait lui aussi de la même chanson. Ainsi, un jour que je lui demandais ce qu’il pensait de Garçon stupide de Lionel Baier, il me répondit : mais est-ce encore du cinéma ? Or le « jeune » Lionel fut plus généreux que le cher Freddy en rendant un bel hommage au «vieux» Claude Goretta…

    Le cinéma suisse de Freddy Buache avait été celui de Tanner et de Soutter, notamment, avant qu’il se rallie à celui de Godard. On trouve chouette le cinéma de ses contemporains, et non moins chic de bazarder tout ce qui vient après: c’est humain. Mon vieil ami Claude Frochaux, dans le formidable Homme seul, en a même fait une théorie reprise dans ses livres ultérieurs : à savoir qu’après 1960 il ne se fait plus rien de bien dans les arts et la littérature occidentale. Frochaux a vibré un max à la littérature et au cinéma de ses 20-30 ans, entre, Londres et Paris. Ensuite plus rien. Alors je m'exclame en mon jeune âge de 7 à 77 ans: mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

    Que le dénigrement des jeunes remonte à la plus haute Antiquité

    Prétendre aujourd’hui que les natifs d’après 1968 n’ont plus rien à dire ni à nous apprendre, ni rien non plus à apprendre de nous, ne tient pas debout, mais ce n'est pas nouveau: à l’époque de Platon, les sages de plus de quarante ans (on était vieux à quarante et un ans) se lamentaient déjà sur la nullité des jeunes gens de l’époque, même joliment fessus. Ensuite cela s’est vu et revu: les pères n’ont pas fini de débiner les fils, contrairement à la bourde du cocaïnomane Sigmund Freud selon lequel le fils doit flinguer le père avant de se «faire» maman.

    Je l’ai personnellement expérimenté, ayant eu la chance d’avoir eu un père très doux et une mère peu portée à l’inceste, mais un mentor intellectuel dominant que j’ai rejeté à un moment donné au motif qu’il me demandait de défendre ses idées en trahissant les miennes. Du coup nos amis ont pensé que je «tuais le père», alors que je m’éloignais prudemment d’un mauvais maître.

    Inversement, la rébellion, apparemment légitime, des contestataires de Mai 68 impatients de déboulonner la statue du Commandeur paternel et autres «chiens de garde» de la «vieille» pensée, masquait souvent une volonté de puissance se réduisant au sempiternel et moins défendable «ôte-toi de là que m’y mette !»

    réflexion,littérature,société

    De la montée de l’insignifiance chez les « nés coiffés »…

    Cela étant, comme il y a une part de vérité dans toute exagération polémique, l’on a raison de s’inquiéter de ce que Cornelius Castoriadis appelait «la montée de l’insignifiance», qui semble bel et bien affecter une partie importante des générations occidentales «nées coiffées» après, disons, l’an 1980.

    Dans sa «confession» plombée d’ironie un peu amère, l’ancien wonder boy de la littérature américaine, Bret Easton Ellis, taxe ceux qu’on appelle «millenials» de conformisme social et politique, de paresse intellectuelle et d’incuriosité historique et culturelle.

    Je suis rétif, pour ma part, à toute classification générationnelle. L’on m’a traité de «vieux», à vingt-cinq ans, au motif que je critiquais vertement, dans un reportage paru en 1970, les mouvements libertaires d’Amsterdam tellement sympas, qui à moi me semblaient inconsistants et par trop soumis l'opinion de groupe dans la fumée des joints.

    La démagogie «jeuniste» commençait alors, qui nous priait de trouver formidable tout ce que les nouveaux bourgeois de la gauche caviar se préparaient à acclimater, à commencer par la culture d’État. Après quoi les fonctionnaires du tout-culturel ont pullulé partout, qui nous ont expliqué, et jusqu’à Lausanne avec Maurice Béjart, que la culture pouvait booster le tourisme et l’économie pour autant qu'elle sache se vendre...

    Nous voici d'ailleurs, dans le monde de la culture helvétique fonctionnarisée, au top du nivellement par les clichés ou les anti-clichés («La Suisse n’existe pas» des pseudo-rebelles n’étant que l’autre face de la médaille touristique du «Y en a point comme nous ») ou vieux et jeunes se tutoient et se flattent à qui mieux mieux sans se respecter plus que ça...

    En attendant que les jeunes auteurs se bougent...

    Il est remarquable, ici et maintenant , qu’aucun de nos jeunes écrivains, pas plus en Suisse romande que chez nos Confédérés – à deux ou trois exceptions près - ne dise mot de ce qui nous arrive dans ce pays à l’unisson du monde globalisé, ni ne s’impose par le projet conséquent d'une œuvre ou par une écriture personnelle forte.

    Une association de jeunes écrivains, sous le sigle d’AJAR, prétendait ouvrir les fenêtres de la salle de paroisse de la littérature romande. Or qu’a-t-on vu en émerger jusque-là ? Une jolie chose bricolée en collectif, des parodies de séries télé, des lectures en plein air et autres interventions ludiques, mais encore ? Déjà qu’il me semblait aberrant que des écrivains se rassemblassent en fonction de leur jeune âge. Mais quelle œuvre significative est-elle en train de se faire chez ces trentenaires en «fin de droit», alors que Ramuz signait son premier chef-d’œuvre à 24 ans et qu’avant leur trentième année Dürrenmatt multipliait nouvelles et pièces de théâtre percutantes, tandis que Barilier publiait le mémorable Passion ?

    L’on m’objectera que Joël Dicker n’avait «que» 27 ans lorsqu’il a conquis le monde avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais après ? Que prouve un succès aussi fracassant, consacrant un storyteller de talent, sinon que l’habileté passe désormais pour du génie et que la standardisation générale nivelle la littérature ? Et comment en accuser Dicker ? Et comment reprocher aux jeunes auteurs de se lancer dans la course alors que l'esprit de management fausse toutes les données ?

     

    La vraie littérature est filiation entre sans-âge

    Ce qu’il y a de redoutable, pour un jeune écrivain d’aujourd’hui, est que le critère de son âge altère autant l’image qu’on a de lui que sa propre perception et le comportement qui en découle. On voit ainsi, chez un Quentin Mouron, sûrement le plus doué des jeunes auteurs romands actuels, et qui a amorcé un vrai semblant de début d’œuvre, une propension à gesticuler qui tend, notamment sur Facebook, à propager de sa personne, dont je sais d’expérience qu’elle vaut mieux que ça, une image de prétentieux cynique autosatisfait, voire vulgaire, multipliant les «attention j’arrive !» Or les médias ne demandent que ça, et plus encore les réseaux sociaux dont la stupidité de masse ne cesse de croître.

    Et pourtant: et pourtant, je le sais, Quentin ne cesse de lire et de s’abreuver aux sources de la vraie littérature. Il y a chez lui du jeune coquin célinien capable de renouer avec l’idée picaresque et d’admirer Gombrowicz ou Madame Bovary. De la même façon, son contemporain Bruno Pellegrino, bientôt vieux jeunot de l 'AJAR, est allé visiter Gustave Roud post mortem comme nous y sommes allés, par le tram des prés, cinquante ans plus tôt, pour en tirer un livre affirmant bel et bien une filiation féconde..

    A vingt-cinq ans, j’ai rencontré Georges Haldas pour la première fois, qui avait l’âge de ma mère et que j’ai retrouvé maintes fois autour d'un verre (et souvent de plusieurs) sans jamais le tutoyer alors même qu’il me parlait comme à un pair. À la même époque, j’ai fait la connaissance d’un fabuleux jeune homme de 87 ans, au nom de Joseph Czapski, peintre et écrivain polonais hors norme qui fut à la fois un témoin des pires horreurs du siècle (il a échappé de justesse au massacre de Katyn et de plus de 10.000 camarades polonais massacrés par Staline), un artiste dont l’œuvre n’a cessé de se revivifier alors que le grand âge minait sa grande carcasse et que sa vue baissait jusqu’à la cécité – il est mort peu avant le cap de la centaine, en 1993 -, et ce m’est aujourd’hui un honneur et un bonheur de me rappeler tout ce qu’il m’a apporté en tâchant de contribuer modestement à sa survie par un livre qui me fait oublier mes putains de douleurs articulaires et consorts.

    Tout ça pour dire que la vraie littérature, l’art éternel et la poésie qui transcende les siècles – que tout ça est sans âge, etc.

    Dessins: Léonard de Vinci

  • Mémoire vive

    3842165764.JPG

     

    Thierry Vernet:  « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ». Ou cela de non moins engageant: « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    °°°

    Présent.jpgTrès intéressé, et même personnellement touché, par la réflexion que développe Simon Leys, dans Le Studio de l’inutilité, sur le lien, dans la littérature et les arts chinois, entre éthique et esthétique. Il part de propos d’un peintre néo-zélandais, Colin McCahon (1919-1987) qui déclarait à un sien ami : «Mon prochain ensemble de peintures devrait être meilleur, et pourtant je ne me sens pas encore capable de mieux peindre. Pour le moment mon effroyable problème est qu’il me faudra d’abord devenir un homme meilleur avant de pouvoir faire de la meilleure peinture ». 

    Cela fera naturellement ricaner la plupart des artistes (ou prétendus tels) de nos jours, sans parler des spécialistes avérés (ou auto-proclamés) de l’art contemporain, mais Simon Leys, loin de se gausser, rappelle que ce lien entre esthétique et éthique est au fondement même de la conception chinoise en la matière, où la notion de beauté est en revanche secondaire, voire réduite à un sous-produit, ou pire : dépréciée comme un élément de séduction de mauvais aloi.

     

    En ce qui me concerne, je rapporte l’observation à la modulation du style et aux soubassements éthiques d’une écriture qui fasse pièce à ce qu’Armand Robin appelait « la fausse parole ». Ce qui n’a rien à voir, cela va sans dire, avec la soumission des arts ou de la littérature à une morale liée à une idéologie religieuse ou politique. 

     

    °°°

     

    images-1.jpegMa liste du jour est consacrée à Ceux qui tournent la page, avec un coup de pied de l’âne au paltoquet  Ueli Maurer, Président de la Confédération helvétique pour une année, qui a osé dire, à Pékin, qu’il fallait « tirer un trait sur Tiananmen », tout à fait dans la tradition des larbins capitalistes du totalitarisme soviétique ou chinois, entre autres idiots utiles. J’ai noté cela en marge de la lecture du chapitre consacré, dans Le studio de l’inutilité de Simon Leys, à l’évolution de la Chine actuelle et, plus précisément, à la résistance héroïque de Liu Xiaobo et à la Charte 08.

     

    °°°

     

    images-2.jpegCommencé de lire aujourd’hui Les Misérables, avec un très vif, immédiat intérêt. La figure de Bienvenu l’évêque des pauvres est très attachante dès les premiers chapitres, et je me réjouis de passer du temps en sa compagnie. Tout de suite on est dans le christianisme de la miséricorde et de la compassion. Victor Hugo avait 60 ans quand le livre a paru, mais quelle extraordinaire vitalité dans l’écriture et quelle pénétration tendre dans l’approche de son personnage. J’ai dévoré les cent premières pages en lisant, parallèlement, les premiers chapitres de Napoléon le petit, évoquant la trahison de Napoléon Bonaparte. Là encore, le souffle incroyable du poète-polémiste est irrépressible. 

     

    °°°

    Je me passe et me repasse la vidéo de l’entretien de Philippe Sollers et Julia Kristeva, sur L’expérience intérieure à contre-courant, animé par Colette Fellous.  Illico Sollers se démarque du spiritualisme et de la mystique en invoquant la « charlatenerie globale » développée autour de l’« intériorité» faite marchandise, insistant sur le terme d’expérience, en tant que connaissance. Affirme crânement que la critique sociale abordée par ses livres et ceux de JK est une réponse à la société mondialisée, lessivée par les informations « en temps réel ». Affirme que la société actuelle est devenue Dieu. Le contre-courant s’opposerait alors à cette dévastation qui touche l’intériorité de l’être humain et le langage. Trouver quelqu’un qui lit réellement, selon lui, serait devenu le problème principal. 

     

    Sollers_JuliaKristeva_ photo_gkgalabov 2011.jpgSollers aborde d’abord la question de l’enfance, le lieu actuellement le plus sous pression et le plus entamé, selon lui. L’enfance est importante pour la constitution réelle de l’expérience intérieure, affirme-t-il comme un grand. Belle découverte ! Mais il a des arguments existentiels qui dépassent la platitude : en son enfance, JK a connu l’expérience totalitaire, comme elle le raconte dans Le vieil homme et les loups. De son côté, il dit avoir eu le privilège de vivre dans une famille totalement anglophile. Sous l’Occupation, on écoute Radio-Londres. Sa famille a pour principe de vérité que les Anglais ont toujours raison. Cite ensuite les messages personnels surréalistes entendus par l’enfant de 6 ans : J’aime les femmes en bleu, je répète,  j’aime les femmes en bleu, ou Nous nous roulerons sur le gazon… Sonconcept d’acier remontant à ce temps : ni Vichy, ni Moscou. De son côté, Julia Kristeva évoque le milieu totalitaire dans lequel elle a vécu, jusqu’à la mort de son père littéralement « assassiné » dans un hôpital communiste, peu avant la chute du Mur de Berlin, et l’évolution des échanges de langage actuels, de plus en plus virtuels et inconsistants. Tout cela plutôt intéressant.

     

    Selon Sollers, la société actuelle serait donc devenue le nouveau dieu. Bon : c’est un point de vue. On peut dire aussi qu’elle est devenue magma. Je ne sais pas. Je ne sais pas trop ce que c’est que « la société » en général. Sollers a raison de dire que la critique vaut par ses contre-propositions, et qu’être à contre-courant est surtout une dynamique, on pourrait dire : la remontée vive du dauphin. Ceux qui savent nager seront sauvés, etc. Mais est-ce bien original tout ça, dit pourtant si gravement ?

     

    Selon JK l’expérience intérieure « n’est pas de soi » mais serait une façon de se traverser en permanence. Raconte la belle histoire où, dans une fête à la mémoire de Cyrille et Méthode, elle fut une lettre de l’alphabet, et comment elle s’est accrochée à cette lettre de l’alphabet quand elle s’est sentie menacée par la noyade totalitaire. JK évoque ensuite le mouvement de la conscience, qui se saisit elle-même et se dessaisit, perçu par Hegel et Heidegger comme un surgissement permanent. Parle ensuite du mythe occidental de Narcisse, le personnage qui découvre son image, se demande qui il est et tente de s’aimer, avant de tomber sur un os. Assez académique en somme.

     

    Plus vif, Sollers relève deux pestes de l’époque : le roman familial et l’embarras sexuel. La misère sexuelle est formidable, que Michel Houellebecq décrit parfaitement et avec quel succès, et l’ouverture des vannes annonce  un tsunami de conformisme généralisé. Sur quoi Sollers attaque les intellectuels français qui ne s’intéressent plus du tout, selon lui, à l’Europe supposée coupable, ne visant que le Moyen-Orient et rien de la Chine ou de l’Inde. À l’en croire il n’y aurait que JK et lui qui en auraient jamais eu souci. Assez gonflé tout de même, et c’est là qu’est peut-être la faille chez ces deux-là, qui ont l’air de se croire  les seuls à défendre les Vraies Valeurs ; et le ton même de Sollers, rutilant de pontifiance quand il se met lui-même en valeur, est à la limite du supportable.

     

    Bref, c’est un constat qu’on peut d’ailleurs rapporter à l’ensemble de ses écrits, très intéressants quand ils traitent de tel ou tel sujet, mais assez vite gâchés quand il se flatte et se félicite lui-même. Très Français tout cela. Très centre du monde et Moi-soleil. Très Milieu parisien aussi cette façon de dégommer tout ce qui n’est pas Soi-soleil. 

     

    Carlos Fuentes me dit un jour qu’au fil de ses pérégrinations de par le monde il n’avait jamais rencontré de personnage aussi  peu curieux des autres que le Français, et plus précisément l’écrivain ou l’intellectuel français. Simon Leys, pour sa part, s’est fait un plaisir de rappeler l’extraordinaire aveuglement de Roland Barthes, Philippe Sollers, Julia Kristeva et toute la bande de Tel Quel, à l’époque du maoïsme le plus sanglant. Il suffit de relire les pages consacrées, dans Les Samouraïs de Kristeva, à leur équipée sur la Muraille de Chine pour mesurer l’étendue de leur vanité et leur extravagante naïveté,  notamment quand Sollers déclare que Mao, pour sa Grande Action, a besoin de la caution de l’intelligentsia parisienne. Ce n’est pas fair play de ressortir tout ça, mais dénoncer l’amnésie des autres pour mieux dorloter la sienne n’est pas fair-play non plus au regard des millions de victimes d’un régime infâme aujourd’hui flatté par le Président de la Confédération suisse en personne. Shame !

    °°°

    Perou-(18).jpgAssez impressionné, ce soir, par l’apparition des Indiens Quechuas des hautes terres du Pérou, à la télé, dans l’émission Rendez-vous en terre inconnue. Ces visages, ces belles gens, cette immense nature, tout cela fait du bien même si je regimbe un peu à l’idée qu’on en fasse du spectacle ; mais enfin dans le genre c’est le moins pire, me semble-t-il, et voir ces bonnes gens, les entendre parler de leur vie est un réel bonheur et une sorte de preuve d’humanité dans le magma des médias de l’ère du vide. 

     

    °°°

     

    Malle.jpg« Mon œuvre, écrivait Walter Benjamin,  a quelque chose d'un taillis dans lequel il n'est pas aisé de dégager mes traits décisifs. En cela je suis patient. Je n'écris que pour être relu. Je compte sur le temps qui suivra ma mort. Seule la mort fera ressortir de l'oeuvre la figure de l'auteur. Alors on ne pourra plus méconnaître l'unité de mes écrits…

     

    Dans les multiples aspects de la lecture, le phénomène de la relecture est une expérience en soi, qui peut prendre elle-même les formes les plus variées. Du livre lu en adolescence, type Vol à voile de Blaise Cendrars, ou Crime et châtiment de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, et qu’on éprouve la nostalgie ou la curiosité de relire dix ou vingt ans plus tard, à ces auteurs ou ces ouvrages auxquels on revient sans discontinuer à travers les années – en ce qui me concerne ce sont Charles-Albert Cingria et Paul Léautaud, Marcel Jouhandeau et Alexandre Vialatte, Henri Calet ou Jules Renard, donc autant de « grands écrivains mineurs », entre beaucoup d’autres -, la relecture équivaut souvent à une redécouverte, laquelle dépend évidemment de l’évolution du texte autant à travers les années que de celle du lecteur.

    Lire Les possédés à dix-huit ans, même si Dostoïevski a pu passer pour le champion des exaltations de la jeunesse, revient le plus souvent à nepas en percevoir les dimensions les plus profondes, faute d’expérience. Mais relire Dostoïevski à trente ou cinquante ans peut, aussi, nous en éloigner. Et lire Dostoïevski dans la traduction nouvelle d’un André Markowicz, qui serre le texte initial de beaucoup plus près que ce ne fut le cas des «belles infidèles», revient positivement à redécouvrir l’écriture frénétique du grand romancier russe, comme en passant d’une versionà l’autre de Don Quichotte ou des Mille et une nuit…

     

    Ingeborg Bachmann écrivait, dans le chapitre consacré aux Problèmes de poésie contemporaine, dans ses Leçons de Francfort: «Au cours de notre vie il arrive souvent que nous changions plusieurs fois de jugement sur un auteur. A l’âge de vingt ans, nous l’expédions avec un mot d’esprit ou nous le classons comme une figurine de plâtre qui n’a rien à voir avec nous. A l’âge de trente ans, nous découvrons sa grandeur et, dix ans plus tard encore, notre intérêt à son égard s’est à nouveau éteint ou encore nous sommes saisis de nouveaux doutes ou pris par une nouvelle intolérance. Ou, au contraire, nous commençons par le prendre pour un génie puis nous découvrons chez lui des platitudes qui nous déçoivent et nous l’abandonnons. Nous sommes sans merci et sans égards,mais là où nous ne le sommes pas, nous ne prenons pas non plus parti. Il y a toujours tel ou tel aspect d’une époque ou d’un auteur qui nous convient et dont nous sommes prêts à faire un modèle, mais d’autres aspects nous gênent et nous devons les éluder par la discussion. Nous citons en portant au triomphe ou en condamnant comme si les oeuvres n’étaient là que pour prouver quelque choseà nos yeux»…

    Preuves attendues ou révélations inattendues, sources auxquelles nous revenons ou rivages à découvrir encore : peu importe en définitive, n’était l’acte vivifiant de lire - et telle année j’aurai relu Voyage au bout de la nuit de Céline, découvert à dix-huit ans, Sous le volcan de Malcolm Lowry lu à vingt ans dans la traduction d’Au-dessousdu volcan, ou Alexis Zorba qui m’a accompagné à quinze ans sur les hauts gazons d’Ailefroide, me fascinant par sa recherche d’une adéquation entre action physique et pensée, sensualité et pénétration spirituelle, philosophie et poésie. 

     

      °°°

    images-33.jpegJe lis ces jours Les Misérables, que je croyais avoir lu depuis longtemps, mais non : jamais vraiment. J’en connaissais l’histoire par des extraits, un film peut-être, un grand spectacle théâtral mais de Victor Hugo je n’avais jamais vraiment lu, et tardivement que le prodigieux Homme qui rit, sans compter des milliers de vers mémorisés autour de mes treize ans. Resongeant alors aux sophismes d’un Pierre Bayard, qui prétend que parler d’un livre sans l’avoir lu est tout à fait légitime et qu’il y a diverses façons de lire, je me dis une fois de plus que, tout au contraire, lire n’a de sens que celui qu’un enfant découvre, une lettre après l’autre, un mot après l’autre, une phrase après l’autre, une page après l’autre, à savoir le sens d’un nouvel accès au monde qui fait de la lecture un sésame, de lire un bonheur sans pareil, et de relire une expérience de plus…          

     

    °°°

    Victor Hugo sur la course au succès : « Nous vivons dans une société sombre. Réussir,voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb.

    « Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. (…) De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussisez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ;soyez heureux, on vous croira grand. En dehors de cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvuqu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-mêmeet qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse,Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée etpar acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. (…) »

     

    « Ils confondent, avec les constellations de l’abîme, les étoiles que font dans la vase molle du bourbier, les pattes des canards ».

  • Les courtisanes

    104834412_10223821092342106_3440813277792141445_n.jpg

     

    S’il pleut la nuit sur le trottoir

    de la rue des Reflets,

    la femme aux yeux de chatte noire

    fait son plus bel effet...

     

    Elle a les ongles peints en bleu,

    ses lèvres entrouvertes

    ont le brillant carmin des feux

    de l’avenue déserte...

     

    On lui dirait l’air de couver

    un désir d’en finir,

    on la croit en train de pleurer,

    on suppose le pire...

     

    On ne voit pas l’arme qu’elle braque

    sur la blême rôdeuse

    qui dans l’ombre éclairée la traque

    en jalouse tueuse...

     

    Sors donc de là que je te crève !

    menace la fille de joie

    sous l’averse raillant sans trêve

    sa rivale aux abois...

     

    Peinture: Gustav Klimt.

     
  • Ceux qui se gênent

    628051915.jpg

     

    Celui qui a toujours l’air de s’excuser d’être là / Celle que résument sa jupe plissée et sa blouse ton sur ton / Ceux qui ne veulent pas déranger mais insistent à leur façon / Celui qui craint les timides en sa qualité d’officier du renseignement par ailleurs rompu aux ruses des faux modestes / Celle qui n’a jamais supporté l’imbécillité vulgaire d’un Patrick Sébastien sans le proclamer trop haut au bureau vu qu’elle n’a qu’un diplôme de sténo-dactylo / Ceux qui ont toujours trouvé que le sans-gêne des gens de télévision reflétait en somme la muflerie ambiante / Celui qu’amusent de moins en moins la stupidité et la vulgarité de la meute / Celle qui craint les hyènes médiatiques se précipitant sur elle chaque fois qu’elle change de rouge à lèvres / Ceux qui à l’instar de Chief Brenda Johnson fuient les estrades / Celui qui se sachant dépositaire d’un secret tâche d’en assurer la protection / Celle qui se cache pour souffrir / Ceux qui attentent à la pudeur de la lectrice et du lecteur de façon trop ostentatoire pour être remarquée en zone de muflerie généralisée / Celui qui est d’un pessimisme noir à son éveil avant que ses fenêtres ne hissent les couleurs / Celle qui apprécie le coucher de soleil sur les docks sans en fait pour autant un poème sur Facebook / Ceux qui dans la Vita Nova du jeune Dante ont appris ce qu’était le Dolce stil nuovo auquel ils n’adhèrent pas entièrement vu son tour un peu désincarné par les temps qui courent / Celle qui s’est toujours tenue à distance des jacteurs et des cafteuses qui lui en veulent pour cela même et jactent donc à son propos et caftent à l’avenant / Ceux qui arborent des chapeaux en sorte de rappeler à tout un chacun (et chacune) qu’ils sont écrivains / Celui qui rappelle à ses clients qu’il est d’abord écrivain mais c’est bien le chauffeur de taxi qui les conduit à l’aéroport / Celle qui déballe tout à la commissaire qui lui a ordonné d’accoucher / Ceux qu’une certaine réserve retient de montrer leur derrière sur les sites concernés / Celui que la chiennerie généralisée de la meute a conforté dans la discrétion de sa vie de chat / Celle qui est toujours restée décente comme le lui a enseigné sa mère militaire au doigt sur la couture / Ceux qui aiment bien revoir les Portraits de femme au travail d’Alain Cavalier dont l’aristocratie naturelle console de la vulgarité et de la stupidité gagnant tous les étages de la société / Ceux qui ont pressenti par intuition et ont vérifié par expérience que la quête effrénée du quart d’heure de célébrité ne relevait pas tant du besoin d’exister que de celui d’écraser / Celui qui prie à sa façon sans que le Seigneur ne lui en tienne rigueur vu qu’ils ont bon cœur tous les deux / Celle qui supplie le Bon Dieu de la rendre meilleure et de fait cela se remarque au bureau sauf les jours de congé / Ceux qui ne se gênent pas de se dire qu’ils s’aiment et d’ailleurs ça ne gêne personne tant qu’ils restent entre eux, etc.

    Peinture: Max à la poule, d'Albert Anker

  • Tchekhov, notre ami pour la vie

     
     
    Anton Tchekhov croqué par Frassetto.
    © Frassetto pour Le Temps
     

    Le nom de Tchekhov, tout auréolé de douce lumière grise cernée de noir, m’évoque moins la figure dominante d’un mentor que celle d’un frère humain que j’ose dire mon ami et qui m’est resté, à travers les années, aussi présent que mes plus proches, et cet ami est aussi le vôtre.

    C’est ainsi par l’émotion que je me suis attaché autant à l’œuvre qu’à la personne d’Anton Pavlovitch, et d’abord sous le signe d’une espèce de constellation affective et poétique née dans la grisaille d’une bibliothèque me rappelant aujourd’hui la poussière «orientale» de Taganrog, «ville sourde» où la fleur de ses jeunes années fut entachée par la brutalité de son père et la pauvreté.

     

    Je me revois ainsi dans le dédale fleurant l’odeur de papier sec et de colle blanche de cette bibliothèque lausannoise dite des Quartiers de l’Est, aux soins vigilants de dames en tablier gris dont l’une – la plus jeune, aux nattes relevées en couronne blonde, semblant elle-même un peu Russe avec ses beaux yeux vaguement tristes et ses pommettes saillantes – me dit un jour, comme en confidence, que je devrais lire La dame au petit chien

     

    Or je ne suis guère touché, à 16 ans, par la rencontre des deux amoureux sur le tard qu’évoque la nouvelle en question, mais l’atmosphère de celle-ci, la douceur lancinante des sentiments qu’elle module, le mélange de tristesse et de tendresse, de sensualité et de liberté, les odeurs et les saveurs brutes que j’y découvre me touchent au tréfonds, après quoi je lis L’envie de dormir et Volodia, je lis Le violon de Rothschild et j’entre alors, réellement, dans cet univers dur et pur de Tchekhov et, plus tard, dans la complicité des auteurs dits tchékhoviens pour la même attention extrême qu’ils portent à la vie ordinaire et aux gens, de Georges Haldas à Alice Rivaz et Jean Vuilleumier, de Raymond Carver à Alice Munro et Kathleen Mansfield ou à Cristina Campo, laquelle parle de notre ami Tchekhov comme personne: «Si une incomparable sympathie humaine s’exprime chez Tchekhov, écrit-elle dans Les impardonnables, son apparition n’est jamais aussi avenante et consolatrice que dans la sympathie du médecin: c’est-à-dire de celui qui laisse converger en lui des souffrances innombrables mais sans paroles superflues et «tout en sifflotant parfois d’un air distrait»; et l’on se rappelle alors que la première gloire populaire de Tchekhov tient à ses petits récits comiques, écrits «tout en sifflotant» non sans relancer la farce gogolienne de la dèche russe, et cela d’abord pour nourrir les siens à raison de cinq kopecks la ligne…»

    ***

    L’année de mes 20 ans, il fait en montagne un soleil éclatant, nous sommes là-haut de jeunes troufions à l’exercice, les 18 poches de ma tenue d’assaut contiennent deux ou trois exemplaires d’œuvres de mon ami Tchekhov, et là je raconte les récits d’Anton Pavlovitch à mon ami Hans le muletier alémanique, qui en comprend tout illico comme le peuple russe a tout de suite pigé et aimé Tchekhov.

    Je lui raconte l’histoire de la petite servante de 12 ans malmenée par ses maîtres, étouffant le nourrisson braillard qui l’empêche de dormir; je lui raconte le suicide du jeune Volodia humilié par sa mère volage et la femme qu’il désire secrètement; je lui raconte Rothschild le «youpin», auquel Iakov le rustre avare lègue son violon pour expier ses fautes avant de rendre l’âme; je lui raconte la vie tragique et drôle de la Russie et de la cité terrestre et il m’écoute, parfois les larmes aux yeux, entre deux éclats de rire.

     

    Puis je lui raconte la vie de Tchekhov. Le soutien de famille qui pallie dès ses 19 ans la faillite du père bigot et pas moins ivrogne que ses fils aînés; le courage insensé du jeune médecin déjà tuberculeux qui, pour témoigner contre l’injustice, se rend aux îles Sakhaline où il établit un rapport accablant sur les conditions de vie des déportés et de leurs familles; je raconte à mon moujik suisse les initiatives sociales du Russkoff qui minimise sa propre maladie et fait bâtir des écoles et un sanatorium pendant que les idéologues de tous bords palabrent dans le vide.

    ***

    Un an plus tard, ce sera Mai 68, et je me croirai quelque temps progressiste, mais l’esprit de Tchekhov, rétif aux illusions collectives et à la langue de bois, contribuera pour beaucoup à mon propre écart. Ange gardien ou mentor? Peu importe, mais les Conseils à un écrivain tirés de ses milliers de lettres m’auront bel et bien été un viatique jusqu’à maintenant.

    Quant à l’image d’un Tchekhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du XIXe siècle, qui continue parfois de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», elle vole en éclats dès qu’on prend la mesure de son extraordinaire vitalité, de son humour et de sa compassion sur fond de fresque tragicomique, de son art qui ne ment jamais.

     

    «Comme tout esprit libre, écrit encore Cristina Campo, Tchekhov a les yeux grands ouverts, des yeux héroïquement attentifs. C’est cette présence totale – sans évasion et sans repos – qui donne à l’immense narration tchékhovienne son unité de représentation, voire de mystère, à travers d’innombrables péripéties.»

    Vladimir Volkoff, qui me disait un jour qu’un grand écrivain se reconnaît à ses portraits de femmes, voyait en Tchekhov un «maître de second rang». Hélas, le romancier Volkoff n’a jamais été fichu de camper un seul personnage féminin crédible, alors que le monde de Tchekhov est irradié par la présence des femmes, leur lumière et leurs souffrances. Et les enfants, et les douleurs, les bonheurs de tous – jusqu’aux chiens Quinine et Bromure…

    Enfin, les doctrinaires chrétiens, entre autres belles âmes, n’auront vu en lui qu’un positiviste froid ou un mécréant, mais il suffit de lire la nouvelle intitulée L’étudiant – d’ailleurs la préférée d’Anton Pavlovitch – pour voir où souffle l’esprit évangélique marqué au sceau du sacré, omniprésent dans son œuvre, de notre ami pour la vie…

     

    Profil

    Jean-Louis Kuffer

    Critique littéraire, journaliste, écrivain et essayiste, Jean-Louis Kuffer a travaillé pour différents titres de la presse romande et fut responsable durant de nombreuses années des pages Livres de «24 heures». Il a obtenu en 2007 le Prix de littérature de l’État de Vaud. On peut notamment le lire régulièrement sur son blog «Les carnets de JLK». 

    Jean-Louis Kuffer: «Et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre»

    1947: Naissance à Lausanne

    1983: «Le pain de coucou» (L'Age d'Homme)

    1999:«Le sablier des étoiles» (Bernard Campiche)

    2006: «Les bonnes dame» (Bernard Campiche)

    2011: «L'enfant prodigue» (D'autre part)

    2012: «La fée valse» (L'Aire)

    2014: «L'échappée libre» (L'Age d'Homme)

    2018: «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018» (Pierre Guillaume de Roux)

     

    (Cette page a paru dans l'édition du 23 mars 2019 du journal Le Temps).

  • Apprendre à parler à une pierre

     

    Unknown-1.jpeg

     

    Les étoiles, le soir,
    quand nous étions couchés
    sur la molle litière des prés verts et noirs,
    les étoiles filaient en éclairs
    dans les allées du temps passé
    tout à leur lente course;
    mais nos mémoires d’enfants
    perdraient bientôt le goût des sources.

    Un arbre là-haut dessiné,
    pour la première fois
    semblait nous murmurer:
    ce que tu vois te regarde...

    Seul lui et vous, rameaux:
    seuls dans le silence nombreux
    des grillons crépitant comme des diamants en feu,
    et devant la pierre, à genoux,
    tu priais qu’elle t’entende
    en attendant qu’elle te parle.

  • La photo sépia

    Suisse420001.JPG

    Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début du siècle, en 1900 pile, attirés par les lumières et l’idée nouvelle de l’Amérique.
    La maison de Grossvater est ce qu’il a pu récupérer de la débâcle de l’Emprunt russe au retour d’Egypte préludant à la Grande Guerre : elle a trois étages et des locataires payant rubis sur l’ongle un assez modeste loyer et qui le restera. Sa montée d’escalier sentira toujours la peinture de couleur vert sombre. Nous gravirons toujours les 66 marches conduisant à l’appartement de Grossvater comme à travers une raide forêt, et là-haut une verrière 1900 à vitraux singularise, sans luxe mais avec élégance juste ce qu’il faut, l’appartement des propriétaires et de leurs deux filles institutrices dans la trentaine puis la quarantaine.
    Sur les hauts de Berg am See, la maison de Grossvater affirme un certain droit de cité, sans ostentation bourgeoise pour autant. L’entresol est occupé par le facteur d’orgues Goldau. De son atelier montent des parfums de bois travaillé et de colle qui se mêlent à l’odeur sylvestre de la montée d’escalier. Un petit garage permet de ranger les bicyclettes de nos balades vespérales. Un jardin entoure la maison, séparé du jardin voisin par une clôture encore lâche, comme toutes les clôtures de l’époque. L’immeuble voisin est à dix ou douze mètres, et le suivant, et le prochain, à distance régulière et tout le long de la rue parcourue par un trolleybus bleu, jusqu’au couvent des franciscains. La maison de Grossvater, sur la scène de Prospero, occupe la partie droite de l’île, sur la hauteur. On y sent déjà le Nord.
    La maison du Président, cette villa La Pensée dont lui et notre mère-grand ne sont à vrai dire que locataires, sent pour sa part, en bordure du jardin aux volières de notre ville, le Sud que figurent sa base de pierre de taille et ses moulures de stuc, son toit de fer-blanc gris percé de tabatières, la couleur rose de ses façades, la véranda aux vitraux à motifs style Grasset, un nom de philosophe local à la rue qui la borde, de petits palmiers comme à Nice, des vasques à tritons dans son jardin, de romantiques mansardes propices aux étudiants russes et aux jeux des enfants qui se sont multipliés dans le soulagement sexuel de la fin de la guerre.
    En faisant dresser, de part et d’autre de la scène, sur son île imaginaire, ces deux maisons aux airs tutélaires, le Prospero dont j’endosse le rôle ne vise qu’à fixer un décor visant à rendre plus visibles les personnages jusque-là juste aperçus d’un récit qui se défend d’être le seul mien pour déclencher, sous le crâne de chaque spectateur, la tempête dont réchappera le Remember, vaisseau de nos enfances.
    Nos aïeules nous ouvrent les bras. Lorsque le virtuel fils prodigue de Prospero reviendra de sa mauvaise vie chez son père, celui-ci lui ouvrira les bras comme les mères de sa mère et de son père lui ont ouvert les bras. La pièce ne vaut pas apparemment pour tous mais qu’on la rejoue d’abord avant d’en juger, quitte à découvrir d’autres pièces dans la pièce et d’autres maisons derrières ces deux premières maisons-là.

    Nous le savons: ces maisons 1900 où nos mère et père nous ont emmenés à la visite de leurs mères et pères pourraient être des isbas, comme celles des mère et père du grand et du petit Ivan, des huttes de Nègres ou des tentes de Peaux-rouges : peu importe à vrai dire s’il est admis que la vie nous ouvre les bras – ou du moins est-ce le récit que j’en ferai.
    Nous étions attendus dans les maisons, les enfants, nous y avons été accueillis, la plupart du temps nous restions sous les tables ou par les jardins, mais tel fut notre premier royaume bientôt élargi de maison en maison communicantes, où nous commencions d’installer nos tréteaux.
    Nos aïeux furent les personnages d’un Testament à redéchiffrer, et tel serait le propos de cette Veillée ventriloque où chacun réapparaîtrait dans son rôle, et voici le facteur d’orgues nous ouvrir les bras à notre arrivée, ou c’est l’oncle TamTam revenu des missions qui déballe pour nous, dans la véranda de notre mère-grand, sa collection de sagaies et de masques africains ; et le photographe déambulant de maison en maison, bardé de son attirail, aligne la smala que voilà : celui-ci est un géant chercheur d’or revenu du Minnesota, celle-là une monitrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille de Tasmanie, ces autres des champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Abbé toscan - tous et tant d’autres debout autour du couple jubilaire de nos aïeux sur la photo sépia…