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Livre - Page 45

  • Peace & Love...

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    (Shakespeare en traversée. Drames historiques)

    30. Henry VI / 3

    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.

    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.

    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.

    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.

    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type » au milieu de ses brebis.

    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.

    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

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  • Ceux qui (re)lisent Montaigne

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    Celui qui prétend sur Facebook qu'il "relit les Classiques" avec l'intention ferme de s'y mettre une fois s'il a le temps mais en tout cas pas maintenant vu que la lecture de Dan Brown va lui prendre des plombes avant la parution du best-seller annoncé de Marc Levy et Guillaume Musso réunis à quatre mains sur un roman dont l'héroïne est asexuelle et le héros gay tu te rends compte le défi Maguy ! / Celle qui pense qu'elle DOIT lire La Boétie comme l'a recommandé Michel Onfray sur France-Info / Ceux qui sont venus à Montaigne par Erasme qu'ils ont bien connu à Bâle avant qu'il n'arrête de fumer / Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui remarque que la mort sereine d'André Gide (Roger Martin du Gard notant: "Il faut lui savoir un gré infini d'avoir su mourir si bien") fut aussi désespérante et réconfortante à la fois que celle de La Boétie relatée par son ami en ces termes sobres: "Etant sur ces détresses il m'appela souvent pour s'informer seulement si j'étais près de lui. Enfin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m'en réjouis avec Mademoiselle de La Boétie. Mais une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux et puis tirant à soi un grand soupir il rendit l'âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu trente-deux ans,neuf mois et dix-sept jours" / Ceux qui pensent naturellement à Stendhal lorsque Montaigne écrit du bon écrit selon lui qui est "un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, non tantdélicat et peigné quevéhément et brusque, éloigné d'affectation, court et serré, décousu et hardi" / Celui qui a noté quelque part cette sentence selon laquelle "tout jugement en gros est lâche et imparfait", qui le conforte dans l'évitement souple des abus de généralités / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui ne se parlent plus depuis que le plus catholique de deux à option souverainiste a crié à l'autre qu'il fallait choisir entre Montaigne et Pascal point barre / Celui qui se rappelle les jugements de Barrès sur Montaigne en lequel il voyait essentiellement un crypto-youpin (langage d'époque) manquant de courage devant la peste et décriant les moeurs très-chrétiennes genre égorger un protestant ou un mahométan / Celle qui aime bien la façon qu'avait Montaigne d'admirer son père qui "parlait peu et bien" / Ceux qui lisaient Tintin au Congo à l'âge (sept ans) où Montaigne savait déjà par coeur Les Métamorphoses d'Ovide en latin / Celui qui ayant emporté le Journal de voyage en Italie a relevé sur le Campo de Sienne en laissant froidir son capuccio: "J'ai honte de voir nos hommes s'effaroucher des formes contraires aux leurs; ils semblent être hors de leur élément quand ils vont hors de leur village. Où qu'ils aillent ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères" / Celle qui trouve bien plates les considérations artistiques de ce cher Montaigne qui de Sienne ne voit que le Campo jolient incurvé et rien des fresques de Simone Martini ou d'Ambrogio Lorenzetti / Ceux qui rappellent au taxidermiste anti-sceptique que Montaigne déposa une médaille votive en pensant à son épouse et sa fille en une chapelle de Lucca où il écrit qu"il y a là "plus d'apparences de religion qu'en nul autre lieu" / Celui qui compatit rétrospectivement (ce qui lui fait une belle jambe) aux douleurs subies par Montaigne sous l'effet de la pierre / Celle qui affirme que la détestation des médecins professée par Montaigne annonce celle de Molière qui n'a pas connu pour sa part les colites néphrétiques / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui apprécie particulièrement le goût de Montaigne pour les nuances et détails qui lui font voir divers aspects d'une même réalité - ainsi: "N'oserions-nous pas dire d'un voleur qu'il a une belle jambe ?" / Celle qui estime très sots ceux-là qui ne veulent lire que Bossuet et pas Les Essais ou que Rousseau et pas Voltaire / Ceux qui voient en Monsieur de La Boétie un crypto-protestant coincé mais ça aussi ça se discute / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées / Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir" / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon comme le pensait aussi Jeanne de Lestomac sa nièce canonisée en 1949 / Ceux qui ont toujours Les Essais à portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite comme ils le font du Zibaldone de Leopardi ou des Notizen de Ludwig Hohl, etc.

    Montaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de Vingt-sept sonnets d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

    Roger Stéphane. Autour de Montaigne. Stock, 1986.

    Jean Lacouture. Montaigne à cheval. Seuil, 1997.

  • Le printemps refleurira

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    26. Le Conte d’hiver

    À la plus extrême violence s’oppose, dans Le conte d’hiver, une douceur infinie qui se module de façon très nuancée entre tous les personnages de cette romance des dernières années du Barde, où la jalousie délirante, la pureté lustrale d’un premier amour et le retournement du pardon sous-tendent un poème dramatique à la fois déchirant et libérateur, en prélude à La Tempête finale.

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    La jalousie folle qui s’empare soudain de Leontès, roi de Sicile, à l’instant même où son inséparable ami d’enfance Polixène, devenu roi de Bohême et son hôte depuis quelque temps, s’apprête à le quitter, est pour ainsi dire déclenchée par lui-même puisque c’est à sa demande insistante que sa femme, la très douce et fidèle Hermione, prie leur ami de rester encore un peu.

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    Or l’affectueuse façon que la reine met à retenir Polixène, assortie d’un tendre geste amical, cristallise soudain l’affreux doute de Leontès qui s’ombrage aussitôt et se met à fulminer, à déraisonner d’abord tout bas et bientôt tout haut au point d’épouvanter et de faire fuir son ami, de sidérer ses conseillers éclairés s’ils ne le suivent pas dans son délire, de condamner l’innocente Hermione au noir cachot et de traiter l’Oracle de Delphes de pur mensonge quand il apprend, devant la cour supposée condamner l’abominable adultère, qu’Apollon lui-même blanchit Hermione et Polixène.

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    Mais voici que sa monstrueuse injustice se retourne contre lui puisque, en deux temps trois mouvements, son fils chéri meurt de chagrin et qu’Hermione est également donnée pour morte. C’est alors que la furieuse montée aux extrêmes de la jalousie se transforme, chez Leontès, en descente au tréfonds de la déploration et du désespoir coupable. Tout cela à quoi la sage-femme Pauline, qui est également la plus sage des femmes, a assisté en défendant l’innocence de la reine comme une furie, crachant ses quatre vérités au monarque jaloux, sans parvenir à lui arracher la prétendu bâtarde qu’Hermione vient de mettre au monde dans sa cellule et que le roi ordonne à l’un de ses conseillers d’abandonner loin de sa vue, ce que fait aussi bien le fidèle Antigonus avant d’être dévoré tout cru par un ours. Que d’horreurs !

    Mais ce qu’il faut se rappeler à tout moment, avec Shakespeare, c’est que nous sommes au théâtre, et nul besoin de V-Effekt (la fameuse et un peu lourdingue distanciation brechtienne) pour en constater l’évidence. Ainsi l’extravagante colère de Leontès, dont la dégaine à quelque chose d’Ivan le terrible dans la version de la BBC, est-elle à le fois d’un irrésistible comique sans cesser d’être tragique.

    Le Grand Will savait d’expérience ce que représente la mort d’un enfant et ce qu’une jeune fille espère au printemps de la vie. C’est ainsi qu’à seize ans d’intervalle, dans Le conte d’hiver, la plus merveilleuse histoire d’amour fleurit-elle, au propre et au figuré, au seuil d’un printemps renaissant après la descente au tombeau des mauvais sentiments.

    Rhétorique de bluette que tout ça ? Cela pourrait être si Barbara Cartland tenait la chandelle, alors qu’on est ici, dans la prairie de la bergère et du prince déguisé en berger, à l’antipode malicieux de tout kitsch mièvre.
    La poésie du Big Will ruisselle et charrie tous les affects. Parlant à tous les publics il ne se fait aucun scrupule de recycler une love story fleurant aussi bien l’antique que le postmoderne, avec un filou faisant les poches des villageois à la fête où le roi de Bohême lui-même s’est déguisé pour confondre son fiston amoureux d’une gueuse, laquelle est incidemment fille de reine – vous suivez au fond de la classe ?

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    Quant au Grand Pardon du dénouement , il ressortit lui aussi au théâtre et à la magie des masques – au conditionnel évangélique de la bonté.
    La comédie finit bien parce qu’il y a au monde de la bonté incarnée, qui se nomme ici Pauline ou Camilo, et que ceux-ci rayonnent et donnent envie au public d’être bon. De fait la bonté shakespearienne, tissée de mélancolie et de savoir noir, instaure en nous un printemps possible qui fera l’hiver reverdir, ainsi de suite…

     

  • Un épique mélo

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    24. Périclès, prince de Tyr (1608)

    Si les romans d’aventures ont enchanté notre enfance et notre adolescence, c’est le même dépaysement épique, ponctué de moments de réelle émotion, avec pirates et lupanars pour épices, que nous propose un auteur bicéphale avec Périclès, prince de Tyr, qu’on pourrait dire alors un poème d’aventures, entre fable morale et feuilleton picaresque.

    Si la patte lyrique du Barde y est perceptible sans discontinuité , la première partie de cette pièce aurait été co-écrite par George Wilkins, mais peu importe: l’on est ici dans une machine théâtrale constituant un canevas parfait de téléfilm, que le réalisateur David Jones a d’ailleurs conçu dans cette optique, avec tempêtes marines spectaculaires et scènes en plein air (ou au bordel) plus vraies que nature.

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    Un souffle bel et bien shakespearien porte cependant cette romance dramatique, où s’opposent le vice meurtrier du roi Antiochus, amant de sa propre fille qui voue les prétendants de celle-ci à la mort, et la vertu du noble Périclès – rien à voir avec son homonyme du siècle de Platon -, d’abord amoureux de la belle princesse et ensuite forcé de fuir après avoir percé l’énigme de l’incestueux monarque.16114701_10211912925325373_6579633770292745352_n.jpg

    Malgré l’abondance des épisodes mélodramatiques, la pièce atteint une intensité émotionnelle d’une indéniable pureté, culminant dans ses dernières scènes où, après moult épreuves cruelles, le héros éponyme, magnifiquement campé par Mike Gwilym, retrouve sa femme et sa fille supposées mortes à la suite d’un naufrage et devenues, respectivement, prêtresse du culte de Diane et captive d’une très vilaine maquerelle…

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    Charge féroce contre les tyrans corrompus, la pièce joue sur les antinomies carabinées du bien et du mal, sur fond de truculente peinture gréco-orientaliste joliment figurée par la mise en scène.

  • Ceux qui tiennent le cap

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    Celui qui affirme qu’avec lui finit la Littérature avec une grande aile et que tout le reste est du roman-photo / Celle qui objecte que la Littérature c’est elle et qui en fait un manifeste contresigné par toutes les ligues de Vertu littéraire / Ceux qui en sont restés à l’oralité en leur qualité de griots de père en fils et de mère en belle-fille / Celui qui se rappelle l’expression de sa maîtresse de piano Solange Miauton quand elle disait : et maintenant nous allons mettre les nuances / Celle qui porte le relativisme à son point d’effusion phénoménologique genre Merleau-Ponty découvrant le Brésil ou le réseau des réseaux / Ceux qui ne s’intéressent qu’à la saveur détaillée des choses dont les pions idéologues ne perçoivent rien en général et moins encore en particulier / Celui qui se réveille ce matin d’un 16 février dans le brouillard hivernal à 1111 mètres d’altitude sans en conclure que ça durera jusqu’à demain puisque après-demain il se réveillera à 1222 mètres d’altitude par temps clair  / Celle qui n’a jamais été dupe de ceux qui font les marioles constatant que le terme n’est féminin qu’adjectivé sauf « la mariole était en blanc » / Ceux que l’angoisse tenaillera jusqu’à moment de franchir le bastingage de la pirogue / Celui qui reste près du hublot de l’avion pour vomir si jamais dans les virages / Celle qui lit l’avenir dans la paume des mains des hôtesses de l’air / Ceux qui font tous les matins Paris-Dakar et retour le soir sur les rotules même en fumant des cigares en classe Business / Celui qui lit Closer dans les closets du zingue / Celle qui estime que la nouvelle réalité multimondiale est un creuset d’observation insondable pour un jeune cinéaste de taille moyenne et pratiquant quelques langues ou pour une nouvelliste d’origine indienne voyageant sur Facebook Airlines / Ceux qui ont signé un cheik en blanc au grand porteur et se font repêcher par une pirogue au large de Dakar en costumes trois-pièces avec vue sur le port, etc.  

  • Les masques transparents

     

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    19. Comme il vous plaira

    Shakespeare a-t-il péché contre le Bon Goût littéraire en déclarant au grand public de son temps et du nôtre : Comme il vous plaira !? Ne se l'est-il pas joué Love Story avant la lettre en faufilant cette pastorale où deux fois deux couples, avec travesti bisexué pour corser la mise, s'en vont fleureter dans une forêt où se sont déjà retiré un Duc en exil et ses compagnons restés fidèles, fort contents au demeurant de respirer les parfums sylvestres loin des cours corrompues ? Et comment croire que l'auteur de Hamlet et du Roi Lear soit le même que celui de cette apparente bluette finissant en happy end aussi suave que dans les romans à la tisane rose de Barbara Cartland ?

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    À vrai dire, se poser ces questions, comme l'ont fait des générations de cuistres graves, revient à avouer qu'on n'a rien vu ni rien entendu de cette délicieuse parodie (qui n'en est pas vraiment une) d'un genre à peine détourné mais qui sert de prétexte a une suite de variations plus ou moins persifleuses, mais également imprégnées de tendresse, sur les thèmes de l'amour et de l'amitié, du pouvoir abusif et de la jalousie, du simple bonheur d'être au monde et de la mélancolie à l'épreuve de ce qu'il est si souvent.

    L'intrigue amoureuse principale de la pièce (l'amour évident, idéal et longtemps empêché de se déclarer au grand jour, de l'adorable Rosalinde et du non moins craquant Orlando) pourrait être fadement convenu, et pourtant il n'en est rien. Lorsque Rosalinde, déguisée en Ganymède, lance à Orlando son fameux "fais-moi l'amour !", l'humour fou de la situation va bien plus loin que l'ambiguïté pointée par d'aucuns, la provocation transgessive ou la perversion dénoncée par les puritains: c'est un jeu de masque transparent sublimé par la prodigieuse fantaisie verbale de la fille-garçon, tellement plus déliée et inventive dans son improvisation narquoise que le pauvre Orlando super-sentimental en ses vers appliqués.

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    L'être humain qui aime d'amour ou d'amitié est plus naturellement aimable que le jaloux ou le méchant, et le bonhomme public aime qu'on le lui rappelle même s'il sait qu'on est au théâtre, et Comme il vous plaira ne se dédouble pas en discours sur le théâtre pour rien (la première envolée de Jacques le mélancolique), alors que chacun joue son rôle en clignant de l’oeil, qu'il soit d'un berger philosophant sans malice ou d'un bouffon jonglant avec les paradoxes, d'un amoureux transi (le très candide Silvius) ou d'un esprit fort (Jacques le faux cynique) préférant sa solitude aux ronds-de-jambes, d’une paysanne un peu peste ou d’une fille de Duc plus stylée.

    S'il vous plaît que la vie vous plaise: comme il vous plaira, et qui reprocherait à la pièce d'embellir la donne, ou à Shakespeare son amour de la vie ?

     

  • Le fiasco de Falstaff

     

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    (Shakespeare en traversée. Comédies)

    18. Les joyeuses commères de Windsor

     Après les tragédies et la comédie plutôt noire de Shylock, loin de la Rome antique et des sanglantes intrigues de palais, cette comédie écrite par Shakespeare en moins de deux semaines (dit la légende) à la demande de la reine Elisabeth (autre donnée controversée) impatiente de voir réapparaître la bedaine de Falstaff, combine deux ou trois intrigues amoureuses assez « téléphonées » qui sont surtout l’occasion de rire d’un peu tout le monde dans le genre de la comédie d’humeurs à vives saillies satiriques et grand renfort de personnages hauts en couleurs, à commencer par le vaniteux et truculent John Falstaff.

    Celui-ci, nobliau déchu et fauché sur le retour d’âge, court deux femmes mariées à la fois, qui se jouent de lui de façon à la fois hilarante et impitoyable, alors que la fille de l’une d’elle, la belle Anne Page, convoitée par divers prétendants, faufile sa propre Love story à l’insu de tous ou presque.

    Dans une ronde un peu folle, basculant finalement dans une féerie nocturne dont la magie tient du simulacre grinçant, la comédie vaut par le relief de ses personnages et par les jeux à n’en plus finir sur le langage oscillant entre parodie à gros traits et douce folie.

    Cependant une note plus mélancolique s’y fait aussi sentir, comme en sourdine, liée à la déconfiture de Falstaff le faraud défait que ces dames, à la toute fin, n’auront pas le cœur de ne pas convier aux agapes du happy end…  


    Sources: Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Le premier coffret des Comédies contient Le marchand de Venise, Les joyeuses commères de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira et La nuit des rois. Editions Montparnasse.

  • Du Petit au Nouvel Adam

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    (Pages de journal)

    Pour Tim et Anthony

    À La Désirade, Ce mercredi 12 février . - Nous étions tous inquiets, ce matin, à cause du Petit. Sa mère, dans le box des urgences de pédiatrie, au même hosto où je me trouvais en décembre dernier, n’avait pas fermé l’œil, tandis que l’équipe du service «monitorait» l’enfant sous aide respiratoire; Lady L. et son frère avaient pris le relais auprès du Grand qui a dormi «comme un prince »; les médecins de Rennaz ont constaté un statu quo provisoire et je me suis renseigné sur Internet à propos du virus peut-être communiqué au Petit par le Grand via la garderie où celui-ci passe ses journées, juste à côté du Montreux-Palace de nabokovienne mémoire; nous nous sommes rappelé bien sûr le premier séjour de notre Grande à l’hosto pour son faux croup assorti de complications infectieuses, mais une angoisse n’est jamais réductible à une autre et celle que nous a valu notre première infante il y a plus de trente-cinq ans de ça ne banalise aucunement celle que nous vaut ce matin Tim le benjamin de notre puînée devenue grande...

    DU VIOL. – Remonté à notre nid d’aigle de La Désirade pour y consulter mes cahiers chinois de l’année 2013 en vue de l’établissement du sixième recueil de mes carnets d’ores et déjà intitulé Mémoire vive (Lectures du monde 2013-2019), je tombe sur Le Taureau de Phalaris de Gabriel Matzneff que je retire de son rayon avec Un galop d’enfer, son journal des années 1977-1978, et consultant le sommaire du «dictionnaire philosophique» que constitue le premier je découvre cette rubrique consacrée au VIOL : «Dans Gloria mundi, film de Nikos Papatakis, on voit des parachutistes torturer une femme et la violer avec un tesson de bouteille. Il n’existe aucune différence entre ces tortionnaires et le jeune cadre dynamique qui prend une fille en auto-stop sur la route, puis la viole. Prétendre le contraire est un sophisme. Le type qui viole une femme et le type qui lui brûle les seins avec une cigarette participent à la même ignominie. Il est d’ailleurs rare que dans un viol l’homme se borne au seul acte sexuel : celui-ci est presque toujours accompagné d’une volonté sadique de dégrader, d’humilier la victime. La violence physique est une et indivisible. Dans la Grèce ancienne, la loi condamnait de façon semblable « toute espèce de mauvais traitement, de violence ou d’outrage contre un enfant, une femme, un homme libre ou esclave ». Et Démosthène, dans son discours contre Midias, loue l’humanité, la philanthropia de cette loi.
    Les femmes qui s’apitoient sur les violeurs condamnés à de sévères peines de prison ne sont que des dupes. Les violeurs sont des ordures, et leur châtiment est une victoire du droit sur la sauvagerie. Récuser, comme le font certaines féministes, « la justice patriarcale de l’État bourgeois » (sic)) équivaut à débrider les brutes, pire encore : à les légitimer.
    Et le pardon des offenses, m’objectera-t-on ? J’ai le droit de pardonner le mal que l’on me fait, mais non celui que l’on fait aux autres. Au jour du Jugement, seuls les martyrs auront le droit d’intercéder en faveur de leurs bourreaux ».

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    Or, recopiant ce passage, auquel je souscris entièrement, et le publiant sans nom d’auteur sur mon site de Facebook, je relève une nouvelle attaque fielleusement vertueuse de Médiapart, non seulement contre Matzneff mais aussi contre son ami Giudicelli, les éditions Gallimard en train d’être perquisitionnées (hourrah !) en attendant de flinguer tous ceux qui, de près ou de loin (gare à tes miches, cher Roland !) ont participé à l’abominable défense et illustration de ce monstre avéré dont j’ai gardé (horreur !) quelques lettres de remerciement datant des années 70, à l’époque où je rendais compte, en ma qualité (?) de critique littéraire, de L’Archimandrite ou de Nous n’irons plus au Luxembourg – années précisément d’Un galop d’enfer où il raconte tranquillement ses douces baises avec diverses lycéennes (il en rigole avec Sollers tout en pleurant la mort de Dominique de Roux) ou avec un Olivier de 15 ans, etc.

    Or avais-je sursauté à la première lecture de ce journal des années 77-78 ? Nullement ? Devrais-je donc me sentir complice de crimes abominables ? Peut-être. Je ne me rappelle pas avoir, personnellement, «fait l’amour» avec aucune ou aucun mineur; je me rappelle qu’au Barbare le ténor S. siégeait entouré de gamins dont un blondinet que j’avais eu dans ma patrouille d’éclaireurs unionistes, vers mes seize ans et ses dix ans, mais quoi ? Ai-je été tenté de branler mes petits loups ? Non. Y ai-je seulement pensé. Pas du tout. Est-ce dire que j’obéissais à un Surmoi moral. Même pas. Et que penser alors de l’énorme vague de moralité qui déferle aujourd’hui sur le pauvre Gabriel ? Qu’il l’a cherché ? Peut-être. Qu’à l’instar d’un Richard Millet il a voulu cet opprobre ? Je ne le crois pas. Que le tribunal populaire d’Internet a mille fois raison ? Tout au contraire: il me fait gerber. Qu’il faut désormais en revenir à l’interdiction d’interdire que prône notre ami Roland ? Là encore c’est le contraire que je recommande : interdiction totale d’écrire et de penser autrement que les zombies filles et garçons de la nouvelle Humanité purifiée et propre sur soi comme un robot de ménage, etc.

    SAGESSE DE GREEN. – Redescendu ce soir à la Maison bleue des fenêtres de laquelle je vois le lac se déchaîner sous le ciel vert et noir, au point de me ramasser une bonne gifle d’eau sur le quai où je vais aérer Snoopy, je lis ensuite une quinzaine de pages du Journal intégral de Julien Green (année 1934 à rumeurs de guerre ou de révolution) que m’a fait découvrir l’affreux Roland, ami du désormais infréquentable Gabriel, extraordinaires évocations du retour de l’écrivain bien établi (ses romans sont déjà traduits en américain) auprès de ses tantes et cousins côté maternel (il en a une centaine à Savannah), quinze ans après sa jeunesse qu’il dit très malheureuse faute de pouvoir réaliser ses désirs ardents, au milieu de la nature magnifiquement dépeinte (arbres-cathédrales aux ombres fantomatiques et aux racines flottant dans les eaux boueuses), dans l’alternance de souvenirs historiques (le général Sherman a passé dans la maison de son grand-père maternel), défense de la vision sudiste propre à sa mère et altérée par la mémoire officielle, dernières nouvelles inquiétantes de l’Allemagne contemporaine et de Paris, magma de la vie charriant aussi le récit de ses frasques sexuelles sans nombre dont il aura grand soin de ne rien livrer au public dans son journal édité de son vivant au point d’égarer un pieux biographe (un certain Nicolas Fayet) convaincu que sa relation avec Robert de Saint-Jean reste platonique, etc.

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    D’ÉMOUVANTS ANDROÏDES. – Tandis que le Petit se bat à l’hosto contre le virus, je pense à ce que le romancier Ian McEwan, grand réaliste doublé d’un grand fantaisiste fait dire à Alan Turing dans Une machine comme moi.

    Génie des maths et de l’informatique qui a beaucoup travaillé sur les vingt-cinq androïdes en circulation au tournant de l’année 1982 (le vrai Turing s’est suicidé en 1956 en croquant une pomme empoisonnée dont l’entame est devenue le symbole d’Apple) le septuagénaire confesse une limite de la réplication parfaite du génie humain et de ses moindres inflexions affectives ou créatives : à savoir la perception du monde vécue par l’enfant (ou peut-être le génie à l’état retrouvé d’un Léonard ou d’un Shakespesare) avant son accès au langage commun.

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    Le Petit, à huit mois, n’est pas encore à même de s’exprimer, mais le Grand, de deux ans son aîné, est à observer avec des yeux purs...

    Quant aux androïdes imaginés par Mc Ewan, ils auront de la peine à supporter la chaotique déraison humaine où la violence, contre les autres ou contre soi-même, l’autodestruction, l’envie pernicieuse et la mauvaise humeur, la vanité pire que l’orgueil et l’hybris faisant délirer les nations autant que les personnes, s’opposent à la calme ordonnance d’une vision juste et modérée – donc ces pauvres êtres trop parfaits se débranchent, les Èves achetées par des milliardaires du pétrole arabe sont les premières à rendre leur tablier et c’est ensuite la déroute en cascade - jusqu’au pauvre Adam trop droit et conséquent pour être supporté par le Charlie qui l’a acquis à grand prix et le massacre d’un coup de marteau sans se douter que l’androïde à déjà transféré ses données personnelles sur le Nuage en attendant une humanité meilleure, etc.

  • Proust en zoulou

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    On lit d’abord ceci en langue zoulou : « Kwaphela isikhathi eside ngaya embhedeni ekuseni. Ngezinye izikhathi ikhandlela lami lalingacimi, amelho ami avaliwe masinyane kangangokuthi ngangingekho isikhathi sokuthi, « Ngilele »…

    Ce qui donne en français numérique littéral, via la traduction que chacune et chacun obtiendra sur son ordi perso: « Pendant longtemps, je me suis couché le matin. Parfois ma bougie n’était pas éteinte, mes yeux étaient si rapides que je n’avais pas le temps de dire: « Je dors »…

    Chacune et chacun sursaute alors, se rappelant évidemment la première phrase de la première page la plus célèbre de la littérature romanesque française donc mondiale : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «Je m’endors. »

    Ce qui donne en allemand via la traduction numérique : « Lange ging ich früh zu Bett. Manchmal ging meine Kerze kaum aus, meine Augen schlossen sich so schnell, dass ich keine Zeit hatte zu sagen : « Ich schlafe ein ».

    Ce que chacune et chacun, recourant à son ordi perso, pourra lire en version nettement différente de la traduction du zoulou : « Longtemps je me suis couché tôt. Parfois, ma bougie s’éteignait à peine, les yeux fermés si vite que je n’avais le temps de dire : « Je m’endors ».

    Après cela, vous qui êtes Polonais et avez appris, par vos aïeux, que la traduction en votre langue de la Recherche du temps perdu par Tadeusz Boy -Zelenski était bonnement plus lisible que l’originale de Marcel Proust, vous découvrez la version Internet de la fameuse première phrase devenue : « Je me suis couché tôt pendant longtemps. Parfois ma bougie était presque éteinte, les yeux fermés si vite que je n’ai pas le temps de dire : « Je me suis endormi », version à vrai dire fidèle à l’original polonais de la même version numérique : « Prez dlugi czas wczesnie kladlem sie spac », etc.

    L’exercice vous amuse-t-il ou vous paraît-il vain, voire sacrilège ? Pour vous amuser, Ricardo Bloch l’a répété 50 fois dans son recueil intitulé À la recherche du texte perdu, reproduisant la première page du Du côté de chez Swann sur le premier rabat de couverture qui permet à chaque fois au lecteur (et à la lectrice si elle n'est pas en train de tricoter) de pouffer ou de froncer le sourcil, selon l’humeur.

    Et comment ne pas éclater de rire en lisant la traduction du texte « sacré » en pachto : «Pendant longtemps je vais au temps. Parfois, lorsque mon chiffre est très proche de l’heure à laquelle je n’ai pas dit l’heure, je me suis endormi et au bout d’une demi-heure, j’ai cru avoir le temps de dormir; j’aimerais manger »…

    Et si tout cela était « pour ton bien, mon vieux Proust ?», suggère Daniel Pennac dans sa préface au recueil, au nom des « zéditeurs zavisés », ajoutant pertinemment, au ressouvenir d’un certain péché originel commis par Gide : « En optant pour les plus récents logiciels automatiques de traduction nous avons eu à cœur de vous préserver des aléas de l’interprétation personnelle propre à trop de traducteurs ».

    Dans la foulée, l’on découvrira que la traduction de la Recherche en serbo-croate accuse le coup de la séparation récente des deux langues, puisque le Croate numérique dit : « Je suis allé au lit il y a longtemps », alors que le Serbe féminise la donne : « Je suis restée longtemps au lit »…

    Enfin l’on constate que le Kurde brille par l’ellipse (« Ca fait longtemps. Souvent mes yeux étaient devenus si rapides que je ne parlais pas ».), le Cingalais par son réalisme (« Il y a longtemps, j’ai dormi dans mon lit »), le Birman par sa bifurcation érotique (« pendant longtemps, je suis allé à elle ») et enfin le Laotien par sa façon de viser certains lecteurs de la Recherche : « Pendant longtemps, j’ai dû dormir au début »…

    Richard Bloch. À la recherche du texte perdu, Marcel Proust, Du côté de chez Swann, page 1. Préface de Daniel Pennac. Editions Philippe Rey, 109p. 2020.

  • Féerie onirique

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    (Traversée de Shakespeare. Comédies)

    16. Le Songe d’une nuit d’été (1596)

    Dire que Le Songe d’une nuit d’été est la première pure merveille signée Shakespeare relève du pléonasme, vu que le merveilleux constitue la substance même de ce chef-d’œuvre de fusion formelle et d’effusions amoureuses transfigurées par la poésie.

    L’excellent René Girard y voit un summum de mimétisme, mais pour une fois le système du cher homme semble par trop systématique (!) voire artificiel, s’agissant d’une œuvre qui se rit de toute explication (à commencer par celle du Duc Thésee quand il s’efforce de définir l’imagination du poète, à la fin de la pièce) dans le mouvement fou de celle-ci auquel préside la trinité gracieuse et aussi active qu’invisible de Titania, d’Obéron et de Puck…

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    Plutôt que d’expliquer le Songe – ce qui se peut faire naturellement sans recourir aux instruments conventionnels ou néo-convenus de la critique académique ou freudienne, entre autres -, il convient d’abord de s’y impliquer avec la candeur et le reste de sensualité sauvage qui reste à chacune et chacun en notre monde lisse et formaté.

    L’esprit du conte et le génie poétique, à la fois dyonisiaque et apollinien, président en effet à cette féerie apparemment surréaliste et plus fondamentalement réaliste, voire hyperréaliste en ce sens que toute la réalité humaine, légendaire et tout actuelle, mythique et magique, mais aussi pulsionnelle et affective, mais encore sociale et morale (avec le père de la libre Hermia qui freine des quatre fers), mais encore légale et politique (le Duc rappelle à Hermia qu’elle risque la mort si elle brave la loi athénienne en n’obéissant point à son paternel) se trouve modulée, et non pas sous l’égide d’une anarchie romantico-bordélique mais conformément à une très subtile redistribution des valeurs soumises au très shakespearien Degree, où la Renaissance à pas mal à voir même si Shakespeare la dépasse à sa façon.

    Le grand metteur en scène Peter Brook tremblotait un peu à l’idée de monter le Songe, comme il le raconte dans La qualité du pardon, superbe recueil de réflexions sur le Barde, et l’on regrette évidemment de ne pouvoir se référer à sa version, mais celle d’Elijah Moshinsky , à l’enseigne de la BBC, sûrement moins novatrice formellement que celle de Brook, n’en est pas moins formidable, et par son interprétation – dominée par la lumineuse Titania d’Helen Mirren et pimentée par l’adorable Puck de Phil Daniels – et par l’esthétique onirico-raphaélite – de la féerie nocturne poussant le baroquisme délirant (les petits elfes rivalisant de cajoleries sur le lit d’une Titania enlacée à l’âne couillu de ses rêves !) sans verser dans le kitsch…

    Mais aussi, relire Le Songe d’une nuit d’été en version bilingue rénovée (celle de Jean-Michel Déprats, en Pléiade, convient parfaitement) s’impose à qui désire replonger son rêve dans la substance verbale du mot à mot poétique, comme s’y emploient les comédiens savoureusement patauds et fraternels au milieu desquels le Big Will se projette lui-même en humble serviteur du Démiurge…

     
  • Ce que femme veut

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    Shakespeare en traversée. Comédies.

    15. Peines d'amour perdues (1594)

    S'il n'est pas rare que des jeunes gens, aussi débordants d'idéal que de sève, se détournent soudain de la chair au nom du pur esprit et de la vertu chaste, assez exceptionnel en revanche paraît le serment signé, au début de cette brillante comedie du premier Shakespeare, par le non moins jeune et beau roi de Navarre et trois de ses fringants ministres, résolus à se consacrer pendant trois ans à l'étude sans se laisser distraire ou tenter jamais par ce démon lubrique ennemi de l'Esprit que représente la femme. Point de femme au palais pendant 36 mois, et la honte au contrevenant, l'opprobre voire les fers !

    Le hic, c'est qu'une visite de la fille du roi de France est inscrite sur l'agenda royal et qu'on ne peut couper à l'impure présence vu qu'il en va de tractations diplomatiques et financières de première importance. Que faire alors sinon cantonner la princesse et ses suivantes dans les communs jouxtant le palais, au vif déplaisir de ces dames. Mais le pire est encore à venir, puisque les quatre foudres de vertus tombent illico amoureux des beautés en question, qui vont alors retourner la situation à leur avantage avec autant de ruse que de débonnaire malice.

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    Jouant sur une double intrigue, avec celle des assermentés bientôt parjures (évidemment!) et la romance du pédant moralisant qui s'entiche d'une petite fermière toute simple, la pièce combine plusieurs lignes de franche satire visant les faux savants et les précieux ridicules, les pseudo-poètes et les séducteur verbeux, mais aussi de plus pénétrantes observations, par delà les affrontements relevant de la guerre des sexes, sur les simulacres de l'amour et les sentiments plus sincères et vrais, dont les femmes sont ici les souriantes incarnations, à commencer par la malicieuse et non moins majestueuse fille du roi de France, maîtresse du jeu soudain frappée, en plein spectacle parodique, par l'annonce de la mort de son père , après laquelle la pièce devient plus grave, plus émouvante et finalement ouverte à une nouvelle approche de l'amour fondé sur un attachement sincère et durable.

    Saine moquerie de toute forme d'affectation, du donjuanisme creux et de tous les traits de langage signalant la prétention où la fausse vertu, éloge de la bonne vie et du bon naturel , tout cela cohabite dans cette comédie lègere mais pleine de joyeuse sagesse.

  • Des choux à la promenade

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    (Page de journal)

    Ce dimanche 9 février.- J’apprends ce matin, par ma camarade de réseau social canadienne Nicole H., que la nouvelle tendance chez les végans est d’aller promener ses légumes de compagnie. C’est exactement le genre de nouvelle revigorante qui nous aide, au lever du jour, à reprendre confiance en l’humanité.

    Dans sa variation romanesque consacrée à l’insondable génie humain, Flaubert avait fait Bouvard et Pécuchet se pâmer devant l’apparition d’une carotte ou d’un chou dans leurs carreaux respectifs, mais on fait à présent mieux que de se pâmer : on se met à l’écoute de l’endive et du topinambour avant d’emmener ses légumes de par les prés et les rues.

    «Les légumes sont meilleurs compagnons que les chiens parce qu’ils n’aboient pas et qu’ils ne se battent pas avec d’autres légumes », constate un jeune végan qui ajoute avec gratitude : «Je sens que je peux transférer mes pensées négatives sur moi-même au chou, aller me promener avec lui et rentrer à la maison en me sentant mieux dans ma peau »...

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    PHRASES VIVANTES.- L’écrivain Henri Michaux ne m’aurait pas plus surpris à évoquer sa promenade matinale avec son légume de compagnie : «Ensuite je ne suis aperçu de cela que Clara l’aubergine avait mal sanglé son gilet de sauvetage», ce qui s'appelle une phrase vivante.

    Est-ce dire que je sois-je attiré par la folie ? Nullement. Cependant je remarque que celles et ceux qui écrivent des phrases qui vivent, ce qui s’appelle vivre, sont souvent des cinglés selon les critères de la normalité.

    84992442_10222256277102703_4447705932297666560_n.jpgCORINNE LA DINGUE. - Corinne Desarzens , dans une page de son journal, raconte par exemple comment un gosse probablement grec et bronzé se soulage sous un arbre méridional, et cela donne là encore des phrases qui vivent.

    On lit ainsi dans Corinne à Coron, l’extrait figurant dans le recueil d’Amiel & co : « Ce qui sort est propre. Chier sous un olivier, dans le sud du Péloponnèse, est une célébration». Et pour en remettre, comme gravé dans le travertin : « Quoi de plus tendre qu’un caca d’enfant , avec sa mouche d’or vert posée dessus ? » .

    Et ensuite : « Urticantes, les premières figues brûlent la langue. Torréifiées, positionnées sur le mode sécheresse, les plantes se défendent, griffent, étranglent pour survivre».

    Et plus loin : « Les yeux tranquilles de la présentatrice du journal télévisé contrastent avec les pneus de sa bouche ».

    Et encore : « À un moment donné, bizarrement, les choses se liguent pour te faire tout regretter, L’œil intelligent, tout rond, de l’hippocampe qui a du sable plein la crinière »...

    Et pour faire bon poids : « Au café, une bande d’ados a remplacé la serveuse de l’aube. Cinq ou six têtes de guerriers sarmates, aux côtés ras de condamné à mort, tentent de faire pousser au moins quelques épines pour protéger la rose qu’ils couvent en secret »…

    UNE BOMBE. - Ce que je pourrais ajouter, à l’attention de la Québecoise Nicole H., c’ est qu’avec Corinne, en je ne sais plus quelle année, nous avons fait route ensemble le long du Saint-Laurent jusqu’à Montréal, où je lui ai acheté une citrouille - c'était alors l'une des addictions de l'extravagante auteure- que j’ai présentée, à la douane de l’aéroport où l'on me demandait la nature du contenu d'un certain sac de toile, comme «une bombe », m’attirant une réprimande sévère de la surveillante en service qui menaça d’en référer céans à la Sécurité.

    Et soudain je me rappelle cette autre phrase vivante de Michaux : « Le sage trouve l’édredon dans la dalle »…

  • Éloge de la douceur

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    Shakespeare en traversée. Comédies


    13. La mégère apprivoisée (1592-93)


    On a pas mal tartiné à propos des sources de cette pièce "de jeunesse" et des avatars de sa composition , où d'aucuns voient une apologie conventionnelle de l'obéissance due à son seigneur et maître par son épouse, d'autant plus regrettable qu'elle est ici prononcée en conclusion apparemment très morale par l'incarnation furieuse de la femme impatiente de s'affirmer.

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    Or rien n'est jamais aussi simple et tranché avec le plus grand humoriste tragi-comique de l'histoire du théâtre, qui est aussi le plus profond connaisseur de ce qu'on appelle un peu globalement le cœur humain.
    De l'avis général des habitants de Padoue, la fille aînée du sieur Baptista figure l'incarnation braillarde de la peste en jupons, qui décourage d'avance tout prétendant en dépit de la fortune de son père. Celui-ci, qui a un peu du maquignon en la matière, imagine un marché pour caser ses deux filles: à savoir qu'il n'accordera la main de la douce et belle Bianca, soumise comme il sied a une jeune fille bien drillée, qu'après avoir trouvé à Catherine, son hystérique aînée, un époux assez courageux ou cupide pour affronter la sauvage et rafler du même coup sa considérable dot.
    Et de fait, c'est bien celle-ci que semble d’abord convoiter le fringant Petruchioquand il débarque de Vérone en quête de fortune et de femme, mais ce qui nous intéresse ensuite n'a plus rien à voir (ou presque) avec de si mesquins calculs, car la rencontre dudit Petruchio et de la mégère Catherine relève du choc des titans et de la guerre des sexes dépassée par un énorme, rabelaisien amour prodigue d'autant de drôlerie que de douceur.

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    L'énormité de la farce ne doit pas nous tromper, ni le fait que Petruchio détaille la finesse de sa "politique" avec ce qui pourrait paraître du cynisme: c'est bel et bien d'amour que nous parle Shakespeare sous le masque du formidable lascar (qui se pointe torse nu et coiffé d'un chapeau de pirate au mariage où il injurie le pauvre prêtre) et c'est par amour aussi que la tonitruante Catherine, sidérée et séduite par ce grand fou aussi peu respectueux qu'elle des belles (et hypocrites) manières auxquelles se soumettent Bianca et son jeune et beau soupirant.

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    Quant à l'apologie finale de la soumission que prononce Catherine devant les convives médusés par sa transformation, Shakespeare nous la balance avec un clin d’oeil énorme et plein de tendresse. Ne pas le percevoir relève d'un aveuglement propre à notre époque de simulacres de libération continuant de verrouiller les relations vraies, au dam de tout amour et de toute douceur...

  • Question de style

     

    littérature,sociétéLe plus dur est de retrouver le sourire. Même si les gens de l’équipe sont hypergentils c’est pas tous les jours cadeau de bosser dans le hard quand t’es romantique.

    Moi ce que j’aime au fond c’est les jolies robes et les uniformes, mais surtout qu’on me fasse la cour et dans les formes de politesse à l’ancienne.

    Et là faut reconnaître que c’est plus très la manière de l’époque.

    Les gens sont tellement stressés !

    Note que je comprends qu’ils ont pas la vie fastoche mais je vois pas ce que ça arrange qu’ils fassent cette gueule et qu’ils te tiennent pas la porte à l’entrée du métro.

    Dans le métro je me donnerais au premier venu qui me ferait un sourire humain.

    C’est entendu qu’on est tous vannés à mort - tu te figures pas ce que t’es naze après une double pénétration, mais où ce qu’on irait sans la tradition française et tout ça ?

     

  • L'oncle au lotus

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    On entendait des voix sous la lampe,
    et le jardin, plus loin,
    reposait en silence;
    ou bien il y avait des grillons
    encore plus loin dans l’ombre.

     

    Un oncle revenait de Manille:
    là-bas, la nuit , le soleil brille déjà,
    disait l’oncle à boucle d’oreille;
    on n’y croit pas, mais la terre, là-bas,
    semble beaucoup plus vieille;
    d’ailleurs ils font bouillir les chiens,
    leurs yeux sont comme des fentes,
    ils ont des fourmis dans les jambes
    à force de marcher sur les mains;
    et la Chine est encore plus loin
    derrière la muraille aux oiseaux ,
    disait l’oncle au bord de la nuit.

     

    Tel est le monde en raccourci
    disait-il cet été,
    mais le jardin s’est éloigné,
    l’oncle ne fume plus
    ses cierges sentant bon l'opium
    sous la lampe allumée -
    et l'on n'entend plus les grillons..

  • Une farce à double fond

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    Shakespeare en traversée. Comédies.


    16. La comédie des erreurs (1590)


    Sous ses allures de comédie bouffonne, cette pièce de jeunesse du Barde combine une belle embrouille familiale – dont le canevas initial revient à Plaute -, où deux jumeaux et leurs valets non moins jumeaux, ont été séparés jadis, de même que leurs père et mère, par une tempête dont ils ont réchappé pour survivre l’un à Syracuse et l’autre à Corinthe puis Ephèse.

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    Lorsque le père, Aegéon, commerçant à Syracuse à la recherche de son fils disparu au prénom d’Antipholus I, se pointe à Ephèse, précisément, bravant l’interdit de séjour fait aux citoyens de la cité sicilienne, sous peine de mort – sauf à verser 1000 marcs - la triste histoire qu’il raconte au Duc local émeut assez celui-ci pour lui donner un jour de répit avant d’être décapité.


    Ce même jour, unité de temps de la pièce se passant en ce seul lieu, voit l’apparition d’Antipholus II et de son valet Dromio II, qui vont être prestement confondus avec leurs doubles locaux. Le premier quiproquo repose sur la scène de ménage opposant Adriana, épouse d’Antipholus I, follement jalouse de son mari (un assez sale type effectivement volage et violent), et Antipholus II qu’elle essaie d’amadouer après l’avoir tancé, et qui n’y comprend rien…

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    Mise en scène (par James Cellan Jones) dans un joyeux tourbillon de « théâtre dans le théâtre », façon Commedia dell’arte, cette pièce qui n’a l’air de rien qu’un divertissement se dédouble pourtant en vive satire de la jalousie et des horreurs de la vie conjugale, que Shakespeare confie au formidable personnage de l’Abbesse, prenant le doux Antipholus II sous sa protection, accusant Adriana d’avoir rendu la vie impossible à Antipholus I et finissant par révéler qu’elle est la mère des jumeaux et donc l’épouse perdue du marchand de Syracuse, etc.

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    Le happy end de cette farce apparemment abracadabrante, contre toute attente, est réellement émouvant non moins qu’édifiant, faisant de l’abbesse une sorte d’émule de l’Abbaye de Thèlème rabelaisienne, avec la bénédiction du brave Duc et le pardon général à tous, à l’enseigne de la plus pure tendresse shakespearienne…

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  • Paupières de plomb

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    Les écrans sont partout, dehors et dedans, qui nous empêchent de voir. Dehors ils ont investi la ville et le monde. Dedans ils nous distraient de nous-même et nous masquent à nos propres yeux - ce qu’on dit les yeux de l’âme.

    Dehors ce sont des murs couverts d’images, immobiles ou animées, formant un nouveau paysage mondial de l’urbanité publicitaire globalisée. La Joconde apparaît ici associée à une grande marque de parfums multinationaux, souriant énigmatiquement sur les murs de New York ou de Tokyo, et la statue du David de Michel-Ange, relookée par les designers de la firme Jeff & Koons en hologramme d’un vert fluorescent, figure la nouvelle aspiration du client universel à la vie écologiquement durable.

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    Nous en avons plein la vue, comme on le disait dans l’ancien monde où l’on voyait ce que «ça veut dire», nos paupières sont elles-mêmes des écrans et réversibles puisque les écrans géants du dehors clignotent désormais sans discontinuer dans notre plus intime dedans.

    Il me souvient d’avoir évoqué un jour , à propos de Gogol dont nous parlions avec Czapski, le démon russe au nom lancinant de Vii que ses paupières de plomb traînant jusque par terre font ressembler à un monstre plus effrayant même qu’un cyclope, et cette figuration fantastique de l’aveuglement m’aura fait mieux voir à travers les années ce que précisément nous ne voyons plus ou ne voulons pas voir, ou ce que nous croyons voir en présence de la véritable Joconde ou en tournant longuement au pied du David de la place de la Seigneurie de Florence où, à l’instant, des milliers de Japonais et de Chinois, d’Indiens et de Hollandais confirment leur géo-localisation sur leurs minuscules écrans.

    Certains spécialistes avérés ont estimé, quelque temps, que les paysages de Czapski étaient moins représentatifs de son art surtout dévolu à ce qu’ils auront appelé le Théâtre du Quotidien, mais ce n’était voir en somme que du déjà vu, comme tout ce qui se réfère à telle ou telle mouvance picturale rapporte ce qui n’a jamais été regardé comme ça à du déjà vu.

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    Est-ce alors prétendre que tout ce que Czapski voit et traduit en vision tient essentiellement du jamais vu ? Oui et non. Non s’il s’agit de prétendre que personne, jamais, n’a entrevu la myriade des couleurs de la montagne Sainte-Victoire au point de n’en rien reconnaître devant les myriades de représentations qu’en propose Paul Cézanne ; et bien sûr que oui pour attester l’unicité de la vision du même hurluberlu.

    L’on pourrait s’étonner de ce que Czapski, à de multiples reprises, invoque le nom de Cézanne et en revendique une part de filiation alors que vraiment, comparant les œuvres respectives de ces deux peintres, l’on se dit à bon droit que cela n’a «rien à voir », et pourtant...

    Sur les écrans géants, au fronton de tel musée présentant la énième rétrospective du «maître d’Aix» où sur les sets de table proposés à l’Hyper U de la banlieue de Nîmes, au rayon ménager, la Montagne Sainte-Victoire ou les sympathiques Joueurs de cartes se reconnaissent évidemment au titre du déjà-vu, comme le cinglé à l’oreille coupée ou les corneilles de Van Gogh imprimés sur des t-shirts, et l’on se rappelle alors que certains paysages de Czapski, ou certain pain sur une table, peuvent évoquer quelque chose de la passion picturale du «maître d’Arles», même si ça n’a visiblement «rien à voir» non plus.

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    Reste donc à voir – ce qui s’appelle voir, en regardant plus attentivement ce qui nous regarde. Cela me semble assez simple, et purificateur pour l’âme, devant les dessins et les tableaux de Jean Colin d’Amiens, qui nous ramènent en douceur au plus intérieur de notre dedans; tandis que voir vraiment ce que fait voir Czapski, qui ne cesse d’aller et de venir entre les dehors du siècle et le dedans de nos âmes et de nos corps, de nos esprits et de nos cœurs compliqués, requiert une attention plus en alerte, de plus vigilantes défenses et tout autant de curiosités, à son instar, que de prudences immunitaires.

    S’agit-il de se «brûler les paupières» ? Mais non mon cher, objecterait l’inlassable adversaire de la rhétorique creuse ou par trop romantique : tâchons simplement d’ouvrir nos bons yeux sur les mondes du dehors et du dedans, au dam des écrans.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le juste, livre en chantier, à paraître en juin 2020).

  • Les zombies au scanner

     

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    J.-F. Duval. Copyright Yvonne Bohler JPEG copie.jpeg

    par Jean-François DUVAL

    « NOUS SOMMES TOUS DES ZOMBIES SYMPAS»: C’est ce qu’annonce le titre du nouveau livre de Jean-Louis Kuffer (éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019).

    Comment nier qu’il dit juste, tant les temps nouveaux sont à bien des égards à la fois fantomatiques, robotiques, déréalisés ? Jean-Louis Kuffer le décline encore autrement : nous sommes tous des Chinois virtuels, tous des caniches de Jeff Koons, tous des auteurs culte. Et plus. Après tout, n’étions-nous pas déjà « tous Charlie » ? Notre époque est une époque de foule, et donc de contamination, où le « Je » ne tend plus qu’à se confondre avec la masse d’un « nous » fort indistinct et indifférencié.

    C’est un livre de colère et de combat – d’une colère paradoxale puisque (lui-même le dit, on le croit et on le sait), Jean-Louis Kuffer est par essence d’un caractère gentil. N’empêche, certaines choses doivent être posées. Et il arrive des moments où un auteur n’en peut plus de toute la poudre qu’on jette effrontément aux yeux de tous, sur tant et tant de sujets. « Nous sommes tous des zombies sympas » est une invite à s’en débarrasser. En rejoignant par exemple et parmi d’autres résistants un Ma Jian, selon lequel, rappelle JLK, la vérité et la beauté sont les seules « forces transcendantes » qui nous permettront de survivre « aux tyrannies des hommes ».
    Comme il est désormais impossible d’explorer la totalité du champ qu’il s’agirait de remettre en question, JLK, en sept chapitres, choisit d’examiner quelques points focaux et révélateurs. L’ambition est, comme on dit, de « mettre le doigt où ça fait mal ».
    Par exemple (on est au chapitre deux du livre), va-t-on considérer qu’un Joël Dicker (au même titre qu’un nombre incroyable d’auteurs très lus aujourd’hui) appartient à la catégorie des écrivains ? Pour être bien comprise, notre époque réclame des distingos, même si personne n’en veut plus. Dicker n’appartiendrait-il pas plutôt à celle des écrivants ? ou des écriveurs ? La question n’est pas du tout anecdotique, de détail. Au contraire ! Dans la mesure où un écrivain, un vrai, DIT à peu près tout de notre société, elle est fondamentale. Comment en effet écrit-on aujourd’hui le monde ? Et quel est à cet égard le rôle décisif de la vraie littérature ? JLK nous rappelle qu’un John Cowper Powys la concevait « comme une sorte de journal de bord de l’humanité ». Sa fonction étant celle d’un miroir révélateur, autorisant une connaissance plus fine de soi, des autres et du réel ?
    Notre problème : dans ce miroir-là, les « zombies sympas » que nous sommes devenus ne peuvent plus guère découvrir que d’autres zombies, en leurs multiples reflets. Autant en prendre acte. Finkielkraut le faisait déjà voici trois décennies, quand il insistait sur le fait que sur le plan culturel, tout n’est pas équivalent, « tout ne vaut pas tout » – quand bien même, dès qu’on quitte ce champ-là, un Joël Dicker est tout aussi sympa qu’un Federer.
    Mais sur son terrain propre (l’écriture), dira-t-on que Dicker est aussi génial que Federer sur le sien (le sport)? Et où placer un Jean d’Ormesson, dans la confusion ambiante des valeurs ? Que valent réellement ses livres dans le vaste domaine de l’histoire littéraire ? (D’Ormesson lui-même n’était pas du tout dupe et ne se leurrait aucunement). JLK juge à raison que D’Ormesson est à ranger, au même titre qu’un George Steiner, au rang des écriveurs (un peu plus doués que les écrivants, car ils font profession d’écrire). Des personnages brillants, dont la plume l’est tout autant, mais qui, au fond ne dépassent guère leur propre flamboyance (derrière celle-ci, qu’y a-t-il ?). Bref, en regard d’un Flaubert, d’un Proust ou de tout écrivain véritable, de simples brasseurs de mots, si éblouisssants et sympathiques soient-ils. Ainsi le livre de JLK va-t-il de questions en interrogations – à une époque où l’on ne s’en pose plus aucune, sinon celles qui obéissent aux très circonstancielles et éphémères exigences du moment.GFWD0923.jpg

    Dans la foulée et pour rester encore un peu dans le domaine de la littérature, JLK pose cette autre question : Michel Houellebecq, si intéressants que soient ses livres en tant que reflet d’un certain état de la société, serait-il, lui, un véritable écrivain ? (c’est-à-dire, pour reprendre les distingos de JLK, non pas un écriveur ou un écrivant) : oui, « un Grand Ecrivain, au sens où un Victor Hugo, un Chateaubriand ou un Balzac » l’étaient ? C’est une vaste question, puisqu’à l’heure actuelle, elle vaut non seulement en littérature, mais dans à peu près tous les domaines censés traduire et révèler ce qui fait le propre de la sensibilité de notre espèce (une faculté dont on se demande parfois si elle n’est pas en train de s’évaporer, à force d’indifférence, de bêtise, de conformisme, d’aliénation consentie, etc). Pour nous aider à penser la chose, JLK cite judieusement quelques vers de Houellebecq qui ne semblent pas entièrement remplir les exigences requises. On les cite :

    « Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles que possible / Etc. » )

    Ne serait-on pas assez loin de l’univers d’un Robert Walser ? D’un Eluard ? Mais qui est le coupable ? Où le chercher ? A moins que la poésie et les alexandrins de Houellebecq ne soient de la plus fine, de la plus indétectable ironie? Passons. Après tout, Houellebecq est un homme de son temps, et ne prétend d’ailleurs à rien d’autre (c’est justement ce qui fait tout son succès). Donc voilà : aujourd’hui, au même titre que Sartre en son temps, Houellebecq est en 2020 un homme semblable à tous les autres, un homme qui (humblement) « les vaut tous et que vaut n’importe qui » (magnifique conclusion de Sartre, à son propre propos, dans «Les Mots »). C’est-à-dire, en infléchissant certes un peu l’idée de Sartre, un zombie. Car le phénomène n’est pas nouveau, il se manifeste simplement sous des avatars différents. L’avatar sartien se distinguait simplement en ce que le personnage se voulait un philosophe de la LIBERTE. Un zombie libre (son «pour-soi» qui à la fois « est » et « n’est pas » appartient forcément à la catégorie des morts-vivants – cela c’est moi qui le glisse en passant, JLK n’est pour rien dans cette incartade, petite tentative de me « singulariser »). Zombies nous étions, zombies nous sommes, zombies nous serons. De plus en plus.

    Y a t-il jamais eu rébellion contre cette propension, peut-être innée chez nous, inscrite dans notre espèce ? Sur le sujet de la rébellion possible, et cela me fait plaisir, JLK évoque au passage la figure de James Dean (tous deux nés en en 1947, JLK et moi aurions pu nous retrouver côte à côte au cinéma à regarder «La Fureur de vivre ». Mais aujourd’hui, à l’heure de « Black Mirror » sur Netflix, pouvons-nous encore espérer en cette « adorable trinité de youngsters» (comme dit JLK) composée par James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo, dont par instant on aimerait tant qu’ils resurgissent dans le monde d’aujourd’hui ? Sauraient-ils semer quelque zizanie dans notre univers de zombies – ou d’aspirants zombies ? S’y débattraient-ils mieux que nous ? On peut en douter, tant nous les avons rejoints dans leur statut de « rebelles sans cause ». Comme le dit Philippe Muray, cité par JLK : « La rébellion, depuis longtemps déjà, est devenue une routine, un geste machinal du vivant moderne. Elle est son train-train ordinaire. » 1958881849.2.jpeg
    Le bon marquis de Sade disait : Français, encore un effort si vous voulez devenir républicains ! (in «La Philosophie du Boudoir»). Une certaine évolution veut que désormais l’ambition soit devenue tout autre : « Français (mais pas seulement), encore un effort si vous voulez devenir « fun » (des millions de magazines et guides sont là pour nous en donner la recette chaque matin). Comme le dit JLK, le fun est désormais « le liant fluide du consentement par euphorie auditive et visuelle, mais aussi sensorielle et consensuelle. » Du coup, disparition du tragique, et avec lui, de la condition humaine elle-même. Bientôt, autant que des zombies, nous ne serons plus que des animaux très heureux, bâillant aux corneilles (quand bien même en d’autres terribles coins de la planète on continuera d’être en prise avec les vraies difficultés du réel, avec des questions de vie ou de mort, mais à chacun ses soucis.)
    De fait, nous nous trouvons en présence d’un double dispositif : d’un côté un discours qui n’admet plus rien d’autre que le consensus, d’autre part une rébellion qui n’en est plus une. Double dispositif dans lequel une nouvelle forme de langue de bois prolifère toujours davantage, et qui même, s’incrustant plus profondément dans notre être profond, dans notre substance même, cesse d’être langue de bois pour devenir « pensée» de bois. Vrai qu’il est difficile de faire autrement quand il s’agit d’accommoder, sur cette planète, la présence de 8 milliards d’individus condamnés à s’entendre, sauf s’ils se résolvent unanimement à disparaître de sa surface. Sur ce globe envahi (par notre présence), plus rien n’ira de soi qui ne doive tenir du compromis. Mais jusqu’où aller dans le compromis ?
    Si bien que dans «Nous sommes tous des zombies sympas», JLK en vient à prendre résolument la défense de quelques parias. Un Richard Millet par exemple, autrefois encensé, édité chez Gallimard, désormais considéré comme un pestiféré, un paria des lettres françaises. JLK y voit un effet de l’esprit de «délation» qui caractériserait les temps modernes. En soi, le phénomème n’aurait rien d’étonnant : quand tout le monde pense en troupeau, comment pourrait-on éviter que telle ou telle manifestation d’individualité suscite tout à coup de hauts cris d’orfraie. Le mot d’ordre, aujourd’hui, est à La Curée. Pauvre humanité. Une immense partie de celle-ci, parce qu’elle est mise en contact avec elle-même (ce n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité), ne supporte tout simplement plus qu’on prenne une opinion CONTRAIRE à la sienne (et c’est bien pourquoi menacent les totalitarismes et les fascismes). Tout se passe un peu comme si, par nature, la société se devait de ne plus admettre le plus minime écart ou excès d’individualité. N’en voulait tout simplement plus. Chacun étant tenu de ne jamais franchir certaines limites acceptables, digestibles. Herman Hesse insistait déjà dans son fabuleux «Loup des steppes» sur le rôle des marginaux, des artistes, et des loups de steppes (le prodigieux et actuel succès de « La panthère des neiges » de Sylvain Tesson m’apparaît pour le coup très révélateur d’une sorte de nostalgie que nous avons d’un mode d’être devenu rare et impossible).

    A lire « Nous sommes tous des zombies sympas», on a l’impression un rien désespérante que seuls seraient tenus à cet impossible des gens qui n’ont pas tous bonne réputation : Peter Handke, Richard Millet et autres « infréquentables » du genre Polanski. (Mais aussi : ces infréquentables doivent-ils s’étonner de l’être quand les gens fréquentables ont aujourd’hui nom Jeff Koons et autres ? )06dillard-articleLarge-v3.jpg

    JLK a l’heureuse idée de nous proposer encore d’autres pistes. Ses principales admirations vont à Anne Dillard, à Zamiatine, à Tchekhov, à Bret Easton Ellis. A Joseph Czapski aussi. Et, en art (puisque on parlait de Jeff Koons), à Nicolas de Staël, Thierry Vernet, Soutine, Munch, Bacon ou Lucien Freud (liste non exhaustive).

    On l’aura compris : il n’est pas sûr – mais ce n’est aucunement requis – que le livre de JLK soit perçu et reçu « comme il convient » dans l’époque qui est la nôtre. Cela ne le rend que d’autant plus nécessaire.

     

    Jean-Louis Kuffer, «Nous sommes tous des zombies sympas », Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2019.

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  • Le complexe d'Amiel exorcisé

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    Quand l’intime à la façon d’Amiel devient noyau de résistance…

    Sous le titre explicite d’Amiel & Co, la revue de Gilbert Moreau intitulée Les moments littéraires rassemble vingt-trois fragments de journaux plus ou moins intimes d’écrivains romands où les «classiques» de jadis et naguère (Amiel, Ramuz, Monique Saint-Hélier, Gustave Roud, Jacques Mercanton) voisinent  avec des contemporains de générations diverses – de Douna Loup à Alexandre Voisard, ou de Noëlle Revaz à Jean-Pierre Rochat et Alexandre Friedrich -, dans un ensemble assez représentatif mais surtout varié de ton, avec de vraies découvertes en bonus. Démarche obsolète dans un monde où le «cher journal» fait figure de vieillerie ?  Ou défense du supplément d’âme et de style, de l’indépendance d’esprit et de la qualité littéraire, quand  l’intimité même est livrée en pâture à la meute vorace ?

    L’époque est plus que jamais, ces derniers temps, au déballage des vices privés livrés à la «vertu» publique, où tout se mêle dans un magma souvent hypocrite voire obscène qui fait le beurre des médias et que les réseaux sociaux amplifient à outrance, à faire vomir les estomacs les plus solides. Tout cela au dam de toute vraie intimité…

    Mais de quoi parle-t-on ? Et qu’est-ce au juste que l’intime ? Qui tient aujourd’hui un journal intime ? Qu’en est-il du secret personnel ? Et qui désire publier ce qui, pour elle, ou lui, relève de la vie privée soumise à une légitime pudeur ?

    L’on me dit que 3 millions de Français tiennent aujourd’hui un journal intime. J’ignore où en sont les Suisses allemands, les Russes et les Anglais, les Japonais et les Bantous, mais le commerce des petits carnets est bel et bien florissant un peu partout, de Moleskine en Paper Blanks, et le «cher journal» a connu un revival jusqu’au Texas où la blonde d’Anna Todd a entrepris, il y a quelques années, de noter tous les jours les moindres détails de sa vie de collégienne oscillant entre un boyfriend agrée par sa mère et le bad boyqui lui fait connaître sa première « petite secousse », sous le titre d’Afteret de Before, «cartonnant» d’abord sur Internet et ensuite publié par un éditeur prestigieux avant de donner lieu à un film débile en attendant la série sûrement inepte, etc. 

    D’aucuns, grises mines littéraires, n’ont pas attendu Anna et ses «sex-sellers» pour voir dans le «cher journal» un sous-genre avoisinant le degré zéro de la littérature. «Trop facile», estimait un Roland Barthes, longtemps après que ses pairs eurent traité un Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) de «noix creuse» et de parangon d’impuissance créatrice, lui-même réduisant en fin de vie les 16.857 pages de son Journal intimeà une forme d’onanisme graphomaniaque et priant ses proches de jeter ses 177 cahiers au feu.

    Or Amiel ne prêtait-il sincèrement aucune valeur littéraire à son extraordinaire journal ? Était-il si mauvais juge en matière littéraire et philosophique, pour préférer, à cette somme d’observations et de réflexions nullement bornée à l’examen de son nombril,  les vers archi-conventionnels qu’il composait les yeux au ciel et lisait aux prudes dames de son entourage ? J’en doute et présume qu’il se doutait, lui-même, que son ordre d’autodafé ne serait pas plus respecté que celui de Kafka par son ami Max Brod…

     

    Et si l’intime ouvrait à  de grands voyages ?

    Un Russe intensément barbu, du nom de Léon Tolstoï , fut l’un des premiers génies littéraires à reconnaître l’intérêt et la valeur du Journal intime d’Amiel, et ce fut un Serbe farouche de vingt ans, Vladimir Dimitrijevic, fuyant la conscription de son pays tombé sous la coupe du communisme, qui publia un siècle plus tard les douze volumes de la première édition complète du monumental objet vingt-cinq ans  après avoir débarqué en Suisse avec une première question posée à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»

    Dans l’intervalle, ledit Amiel, d’abord sous forme d’extraits, suscita à titre posthume l’intérêt de lecteurs du monde entier, sans atteindre jamais ce qu’on appelle le grand public, lequel préfère qu’on lui raconte des histoires avec moult personnages, des intrigues bien ficelées et si possible une fin heureuse - tout cela au nom d’une littérature dite d’évasion, à l’opposé - je caricature… - du «travail sur soi» que suppose l’introspection solitaire.

    Mais ce qu’on appelle l’âme humaine, ou le cœur, ou l’esprit, contenus dans un corps vibrant de passions et de pulsions, ne constituent-ils pas un univers riche en virtuelles îles au trésor, odyssées et autres voyages extraordinaires à la Jules Verne ou à la Michaux - pour citer un explorateur des gouffres intérieurs où le docteur Freud a lui aussi mis le nez ?

    Ce qui est sûr est qu’Amiel fut un grand arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises, avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus.

    Or qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le Journal intimed’Amiel ?

     

    Une page au hasard et c’est un monde !

    J’ouvre au hasard le dixième volume  de l’édition intégrale, le 26 août 1875 (le « diariste » a 54 ans), et sur fond de «très beau temps» je constate qu’on se désole pas mal de ne pas arriver à écrire un article («reconnu avec effroi et horreur la quasi impossibilité de faire un plan, d’aboutir, en un mot d’accoucher le chaos»), qu’on se lamente à propos des larmes d’une certaine Cesca (son amie Fanny Mercier) qui pleure sur les «ruines» de celui auquel elle dit qu’elle ne peut plus se passer de lui, puis s’avoue qu’il a été «véhémentement tenté» de porter, à une certaine Gudule (la même Fanny sous un autre pseudo) , le cahier de journal «où elle aurait vu ce qu’elle est pour moi et bien des vers qui la concernent», car il sent bien que sa vie changerait auprès de Fanny (« Là est le salut, si tu peux être sauvé, là est ta dernière chance ! »), mais il hésite, il atermoie, il se tâte, il veut et ne veut pas comme il a voulu et pas voulu épouser une quantité d’autres amies en se trouvant à tout coup une raison de ne pas «faire le pas»,  puis il se lance dans une digression saisissante sur sa «catalepsie morale» de quasi mort-vivant ou de dormeur éveillé fuyant dans le rêve dont il dit gravement: « Cette habitude est de l’épicurisme pathologique, de la psychologie goumande, une sorte de découragement qui se féconde lui-même, une variété du suicide, cela ressemble à un cancer qui s’amuserait à étudier curieusement ses progrès, à une combustion lente qui se regarderait brûler », et de conclure qu’il y a là de la « torpeur indienne qui refuse de se défendre contre la mort », ainsi de suite et tour à tour rasant et passionant, tordant de candeur quand il dit son  « affinité avec le génie indou, imaginatif, immense, aimant. R’eveur, spéculatif mais dépourvu de brutalité virile » se reconnaissant « trop condamné à la cellule» et ayant « trop vécu avec les femmes pour ne pas devenir un brahmine », bref un fleuve, un océan de sensations et de prémonitions surprenantes (il pressent l’avènement du collectivisme russe après s’être interrogé sur ses vies antérieures), des milliers de pages où grappiller des merveilles dans le tout-venant, et ce qu’on croyait claquemuré dans l’intime se fait constellation de sens et d’émotion à partager si affinités…               

     

    Gilbert Moreau mise sur l’intime, en amateur très éclairé

    Des affinités avec l’intime, Gilbert Moreau en a tant qu’il en a fait la base même d’une revue dont il est le fondateur et l’animateur unique, d’autant plus méritant que Les Moments littéraires,dont le premier numéro (paru en 1999) questionnait une vingtaine d’auteurs sur leur raison d’écrire, a été longtemps sa passion d’homme occupé à un «autre travail», à l’écart du monde éditorial et médiatique.

    Dès sa deuxième livraison, la revue proposait (notamment) un extrait du journal intime de Marie Curie, et la suite des sommaires affiche plus de trente dossiers personnaliés (où voisinent les noms de « diaristes » emblématiques tels Charles Juliet et Serge Doubrovsky et, sous le titre de Feuilles d’automne(No 40), un premier ensemble d’extraits de journaux intimes datés du 23 au 29 octobre 2017, dont la formule «sur commande» aboutissait à certaines pages faites pour l’occasion.  Or l’artifice soulignait le caractère très «ouvert» de l’écrit intime selon la conception de Gilbert Moreau, qui ne se borne pas forcément à la forme chronologiquement linéaire du «cher journal».

     

    En pays romand, tous n’ont pas le « complexe d’Amiel»…  

    La même souplesse préside au choix des vingt-trois auteurs réunis dans Amiel & Co, dont tous ne sont pas «diaristes» réguliers comme l’annonce le sous-titre de la livraison, mais peu importe n’est-ce pas si le caractère «intime» s’y retrouve peu ou prou. Ainsi, des trois auteurs dont  les extraits m’ont fait la plus forte impression quant à leur originalité littéraire, à savoir Corinne Desarzens (toujours plus lyrique et siphonnée), Monique Saint-Hélier et François Vassali (une prose magnifique intitulée Port-sommeil), seule Saint-Hélier aura tenu, à la même époque qu’un Julien Green dont on redécouvre la fascinante intégrale non expurgée des écrits intimes (Bouquins, 2019), un Journalreprésentant 18 volumes dans l’édition récente de L’Aire… 

    Ceci noté, le genre du journal intime est-il une expression privilégiée de ce qu’on appelle la littérature romande en dépit des tortillements des beaux esprits prompts à voire de l’identitaire dans toute affirmation d’identité ? Disons ici que la lecture attentive d’Amiel & Co suffit à repérer les parentés liées à la tonalité protestante ou poético-métaphysqiue et au rapport avec la nature de nos auteurs – chez Ramuz, Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi chez un Voisard ou une Catherine Safonoff -, autant que les disparités accentuées avec les nouvelles générations. Or  la spécificité « romande » du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante Introduction.

    Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel,  que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises antérieures et avant que tous les membres de la famille Tolstoï se collent à leur « cher journal »….

    Quant au Complexe d’Amielqu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté ou l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la « littérature » de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses,  l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées  et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc Amiel & Co pour vous en faire une idée…

    Amiel & Co. Diaristes suisses. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p.

    A signaler aussi : le  Hors série consacré à la très intéressante Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, présentée par Luc Weibel Les Moments littéraires, 353p.           

  • Vaine fureur

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    Shakespeare en traversée


    7.Timon d'Athènes


    Si la tradition classe cette noire satire au nombre des tragédies de Shakespeare, l'on peut légitimement se demander en quoi les tribulations de Timon, - riche Athénien prodiguant ses largesses à une cour de flatteurs puants, se retrouvant soudain endetté et aussitôt abandonné par ses parasites, et se réfugiant alors dans une grotte pour maudire le genre humain et la vie même - relève du tragique ?
    Tout ce qui lui arrive ne procède -t-il pas en effet de sa vanité et de la niaiserie naïve qui lui fait croire que l'amitié s'achète, et n'aggrave-t-il pas lui-même son cas en crachant sur les seuls amis sincères qui lui restent, à savoir le noble Alcibiade et son intendant Flavius ?
    Quoi de tragique là-dedans, sinon l'aveuglement d'un fils à papa se la jouant Schopenhauer avant la lettre ?

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    Le caractère composite de la pièce, notoirement attribuée à au moins deux auteurs, et d'un équilibre dramatique un peu chancelant, n'empêche pas la pérennité percutante de sa partie satirique, et le discours de Timon sur la corruption et la décadence reste d'actualité en notre époque de prédateurs voyous. Pas étonnant que les contempteurs de la société bourgeoise, de Marx à Peter Brook, y aient vu un manifeste à relancer.
    Au demeurant, ce n'est pas par la voix de Timon que Shakespeare nous touche le plus, mais par celle de ses vrais amis, le général Alcibiade et l'intendant Flavius.
    Comme le Philinte de Molière, dans Le Misanthrope, l'intendant de Timon, qui n'a cessé de le mettre en garde contre le gaspillage, est le seul à pleurer sincèrement la déchéance de son maître, qui reconnaît en lui un parfait honnête homme avant de l'envoyer au diable avec la même ingratitude inconséquente qu'il montre à son ami Alcibiade.

    Or c’est par celui-ci, injustement exilé par les sénateurs pourris alors qu’il défendait l’un des siens injustement condamné à mort, et revenu en force leur damer le pion, que la paix sera rétablie à Athènes, palliant la tragique imbécilité des postures extrêmes par le moins pire des arrangements.

  • Czapski méconnu et reconnu

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    Le nom de Joseph Czapski sera à l’honneur cet été en Suisse romande à l’occasion d’une double exposition, au musée de Pully et à la Maison de l’écriture de Montricher (Fondation Jan Michalski), alors que paraîtra,  à l’enseigne de Noir sur Blanc, la traduction française de la première grande biographie consacrée au peintre et écrivain polonais, sous la plume de l’artiste américain Eric Karpeles.

    Le nom de Joseph Czapski (1896-1993), autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.

    Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés  du « milieu » que des relais médiatiques ?

    Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés, autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporainet signé Pierre Nahon, qui passe pour un connaisseur avéré. Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent  Jeff Koons concélébré de Versailles  à Beaubourg, pour ne citer que lui.

    Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque  forme que ce soit d’inflation publicitaire  

    Czapski-Livre---La-main-et-l-espace-BD.jpgQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle Werner-Gagnebin, publié en 1974 à L’Âge d’Homme sous le titre de La main et l’espace. Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.

    Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un  Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.78267352_10221590258412652_3665714540860932096_n.jpg

    Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski(Noir sur blanc, 2003), incarnant  le jeune poète à l’écoute d’un aîné de constante disponibilité, Adam Zagakeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur (Fayard, 2008), et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés,paru en 2010, s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski,  et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans partage.

    Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration, conçue par le peintre américain Eric Karpeles , tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français en 2020 sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of lookingmarquant, devant la peinture de Czapski très amplement détaillée, dans un ouvrage somptueusement illustré, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.

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    Peintre de la présence essentielle (qu’il s’agisse d’un pain ou d’une cantatrice en scène, d’un paysage ou d’une vieille mendiante), Czapski est à la fois un poète de l’humaine condition  considérée avec une  émotion profonde mais non sentimentale – proche à cet égard d’un Goya, d’un  Daumier ou d’un Soutine -, un coloriste intense et parfois même violent de la réalité la plus élémentaire (surtout dans les paysages saisissants de ses dernières années), un visionnaire radical opposé à toute paresse ou complaisance esthétique, mais aussi un contemplatif  rejoignant la peinture « silencieuse » d’un Morandi. 2380738487.jpg

    Jamais limité au décoratif, le regard de Czapski sur le monde nous regarde,au double sens du terme. Regarder un tableau de Czapski agit comme un décapant. Après la première exposition de Czapski que je découvris à Paris, en 1973, la réalité retrouvée de la rue et de la ville me sembla ainsi comme « nettoyée » et vue « pour la première fois ». Et puis on se dit que « ça nous regarde », comme tout ce que « raconte»  cet artiste constamment présent dans une réalité qui est aussi la nôtre.

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    Du 5 juin au 9 août 2020

    Joseph Czapski. Portrait d’un humaniste

    Le Musée d’art de Pully présente la première grande rétrospective suisse du peintre et écrivain polonais Joseph Czapski depuis trente ans (1990, Musée Jenisch Vevey). Amoureux des lettres, poète, peintre et critique d’art, Czapski incarne le type même de l’humaniste européen. Mêlées aux grandes tragédies du XXe siècle, la vie et l’œuvre de Czapski sont alternativement teintées de terreur et d’espoir.

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    Défendue et portée actuellement par de nombreux collectionneurs suisses, et reconnue dans les milieux littéraires et artistiques, l’œuvre de Czapski mérite d’être plus largement connue du grand public. Ses peintures et ses carnets témoignent de l’attention de tous les instants que l’artiste polonais porte au monde alentour. Véritable échange culturel entre la Suisse et la Pologne, cette rétrospective revient sur une figure clé mais encore trop méconnue de la scène artistique européenne du XXe siècle.

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    Parallèlement à l’exposition du Musée d’art de Pully, la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature à Montricher présente une autre manifestation consacrée aux écrits impressionnants de Joseph Czapski. Fruit d’un partenariat entre les deux institutions, cette synergie permet d’aborder la richesse de la création de Czapski avec un accent sur la peinture et le dessin à Pully et sur l’écriture à Montricher.

    Le vernissage aura lieu le 4 juin 2020 à 18 heures. 

     

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  • Douce fureur des purs

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    Shakespeare en traversée


    4.Hamlet


    Première des quatre grandes tragédies de Shakespeare (avant Othello, Macbeth et Le Roi Lear), Hamlet est, à égalité avec Roméo et Juliette, la plus connue du grand public et la plus jouée dans la plus grande variété d'interprétations, y compris la version pour marionnettes présentée par l'enfant Peter Brook à ses parents médusés.
    Or, en dépit de toutes les réalisations, accordées à la richesse et à la complexité de son contenu latent, la pièce garde tout son mystère élémentaire qu'on pourrait dire celui de l'homme nu sous les étoiles, vieil enfant très pur incapable de faire semblant et de participer vraiment au mensonge de ses frères humains.
    Jouant la folie, Comme seule Ophélie y sera poussée par le désespoir, Hamlet est, avec son ami Horatio qu'on pourrait dire son double préservé de toute charge sociale ou politique, le moins aliéné des protagonistes de la pièce.


    Celle-ci, sous son apparence convulsive, est traversée par les lignes pures de ce trio de l'amour et de l'amitié, auxquelles s'ajoute celle de Laërte, frère d'Ophélie impliqué à son corps défendant et frappant Hamlet à mort à l'instigation du plus nul et du plus puissant (en apparence) des personnages que figure l'usurpateur royal et incestueux Claudius.
    Hamlet est la story d'une vengeance "pour l'honneur", dans un monde où l'honneur n'est qu'un mot creux ("Words, Words, words") invoqué par un fantôme dans un cycle récurrent de meurtres qui fait du père vengeur un criminel à peine plus recommandable que son frère félon.

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    On a souvent vu en Hamlet la préfiguration du héros mélancolique et velléitaire dont le Werther romantique de Goethe sera le parangon, mais c'est ne pas assez dire la profondeur de sa tristesse d'enfant déçu et sa formidable fureur, éclatant à proportion de sa douceur attaquée de toute part.
    Hamlet nous parle les yeux dans les yeux au fil de ses monologues, et ce ce qu'il y a de si personnel, intime et intraitable dans sa confrontation avec l'abjection des hommes et à leur pauvre sort ("Poor Yorick", etc) saisit particulièrement dans la version signée Rodney Bennett de la BBC, multipliant les gros plans et cadrant le drame dans une sorte d’intimisme épuré, avec un Derek Jacobi accentuant magnifiquement la force tempétueuse et la fragilité délicate du prince restant noblement lui-même de part en part au milieu des masques et autres grimaces, doublement piégé par sa condition de mortel et sa naissance de noble mal barré.


    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

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  • Ave Caesar mortibus

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    Shakespeare en traversée


    3. Jules Cesar
    L'on doit à un ancien chevrier des montagnes de la Suisse primitive, du nom de Thomas Platter et qui devint un éminent humaniste du XVIe siècle, de savoir, par le truchement de son fameux journal - quasiment mythique dans la littérature helvétique de la Renaissance, tant par sa richesse documentaire que par sa fraîcheur -, que la représentation de Jules Cesar marqua, en 1599, l'inauguration du théâtre du Globe.
    Tant par sa thématique (le conflit entre république et tyrannie) que par la puissance rhétorique et la dialectique politique de ses discours, mais aussi par la peinture d'une frise de grands personnages et la poésie intense de certaines scènes, on a déjà là du grand Shakespeare historico-politique.

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    Nietzsche à relevé, très justement, que le protagoniste majeur de la pièce n'est pas Jules César lui-même, tout imbu de sa pseudo-divinité qu'il soit, mais bien Brutus et son double intrigant Cassius, magnifiquement campés (par Richard Pasco et David Collings) dans cette version filmée de la BBC, réalisée par Herbert Wise.
    Focalisée sur la période des troubles qui sépare la Rome républicaine de l'Empire, la pièce illustre à merveille deux aspects de la théorie mimétique formulée par René Girard: la crise du Degree (crise de rivalité mimétique surgie au sein de la hiérarchie et formulée par Shakespeare lui-même ) et le sacrifice du bouc émissaire censé résoudre la crise collective.
    Brutus parle explicitement de sacrifice. Si nous tuons César, dit-il en substance, ce sera sans rage ni trouble satisfaction, pour la purification d'une situation dont celui-là est responsable.

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    Shakespeare n'a pas écrit pour le cinéma, mais c'est tout comme. En l'occurrence en tout cas, la réalisation se distingue du théâtre filmé et la pièce elle- même, malgré son mouvement limité (rien du tourbillon de La Tempête, par exemple), permet une mise en scène qu'on dirait presque en 3D avec ses gros plans accentués sur des acteurs magnifiquement distribués.
    Shakespeare est un penseur politique, mais c'est aussi un satiriste redoutable, un poète à l'écoute des voix de la nature et du cœur, aux inflexions de tendresse contrastant avec de formidables éclats.


    La faute de Jules Cesar est évidemment d'avoir cédé à l'hybris, délire d'orgueil prométhéen qui sera fatal à tant de princes de ce monde, mais on sent que la même soif de pouvoir habite Brutus et Antoine, quel que soit le beau discours qu'il vont balancer au peuple romain pour le séduire, lequel peuple revivra d'autres crises mimétiques et sacrifiera d'autres boucs émissaires à venir, non sans que de multiples rivaux se réclamant de lui ne s'étripent dans l'intervalle, et ainsi de suite jusqu’en nos jours, de la Cité interdite au Kremlin ou à la Maison Blanche où se joue la énième saison de House of cards...

  • L'amour au véronal

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    Shakespeare en traversée


    2.Roméo et Juliette

    Après le carnage à la romaine de Titus Andronicus, on change de costumes et de décor avec Roméo et Juliette, qui peut d'ailleurs se jouer aujourd'hui encore sans être forcément actualisée: au contraire, son côté comédie romantique et ses beaux jeunes gens ferraillant ou flirtant dans les nobles murs d'une ville italienne semblent faits pour le cinéma en alternant scènes d'action et duos d'amour, mélo juvénile et tragédie.

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    Mais où est le tragique dans Roméo et Juliette, au sens grec qui exclut toute échappatoire, ou au sens racinien ?
    Du temps de Shakespeare, déjà, certains puristes ont trouvé à la pièce un caractère composite où l'élément tragique figuré par le dénouement mélodramatique, relève du coup de théâtre plus que du fatum, avec quelque chose qui paraît téléphoné malgré la beauté de la chose aiguisée par un humour noir very british.


    En fait, la réponse à cette question du tragique essentiel, ou inessentiel, de cette tragi-comédie ouverte à de multiples interprétations, dépend du point de vue dominant, qu'il soit social et psychologique (la haine opposant les Montaigu et les Capulet, qui rappelle celle des Gibelins et des Guelfes du temps de Dante, dans la Commedia duquel on trouve d'ailleurs les deux jeunes amants, mais à Crémone et pas à Vérone), ou plus radicalement "métaphysique".
    Grand Corps Malade ne pousse pas trop l'analyse , mais son Roméo kiffe Juliette privilégie le conflit social, comme le fait Léonard Bernstein dans son sensationnel opéra-rock West Side Story, alors que les Montaigu et les Capulet ne se trouvent ni en conflit de classes ni d'ethnies; et la même approche à dominante sociale marque un très beau film de 1942 co-signé par Hans Trommer et Valerian Schmidely - l'un des chefs-d'œuvre du cinéma suisse, selon Freddy Buache,- et constituant l'adaptation d'une des plus belles nouvelles de Gottfried Keller intitulée Roméo et Juliette au village .
    Or la partie secrète, chuchotée dans la nuit ou modulée en vers merveilleux (Roméo kiffe aussi le sonnet) dit autre chose que l'obstacle obstiné des familles: bien sûr elle capte la haine, mais elle parle aussi d'amour fou comme l'a célébré le romantisme et le surréalisme, la passion enivrante et mortelle, d'autant plus funeste qu'elle est à la fois glamour et brutale, cernée de jeunes épées et trop impatiente pour écouter aucun conseil de sagesse.

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    Pour un René Girard, le caractère tragique de Roméo et Juliette tient surtout au drame de jeunesse exacerbé par la précipitation. On sait la défiance de Girard envers les gesticulations romantiques, et c'est vrai que cette belle jeunesse se fait tout un cinéma, ce qui explique d’ailleurs le goût de la télé et du cinéma pour la story, du téléfilm déclamatoire à la française style Claude Barma aux superproductions italo-américaines d'un Zeffirelli ou d'un Baz Luhrmann, après George Cukor, entre autres.

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    Par delà ces éléments antagonistes "physiques" de jeune chair enflammée et de verrous familiaux, ou de morale chrétienne et de transgression passionnelle, Shakespeare nous dit aussi autre chose, là-dedans, qui va par delà le "physique" et qu'on dira donc "métaphysique " , où l'autre opposition d'Éros et Thanatos se perpétue sous le ciel étoilé auquel s'adresse Juliette :


    "Viens, douce nuit, viens amoureuse nuit au front noir,
    Donne-moi mon Roméo, et quand je mourrai,
    Enlève-le et découpe-le en petites étoiles,
    Et il rendra si beau le visage des cieux
    Que le monde entier s’éprendra de la nuit
    Et n’adorera plus le soleil éclatant”.


    On pourrait sourire du fait qu'une Lolita ritale (Juliette à moins de quinze ans) tienne un si sublime discours, comme lorsqu'elle prononce ces autres paroles si pénétrantes:


    “Mon unique amour né de mon unique haine
    Inconnu vu trop tôt et reconnu trop tard,
    Pour moi l’amour est né comme un enfant bâtard
    Qui me pousse à aimer la source de ma haine”.


    Mais la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque étaient plus jeunes encore que Juliette, et il ne serait guère plus étonnant non plus que les vers de Roméo aient été inspirés, au vrai Shakespeare des fameux Sonnets, sur lequel on n'a d'ailleurs aucune certitude, par un joli brin de garçon...

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    Sur cette même pente allègrement déviante, et pour rassurer telle enseignante anglaise qui s'indignait que Roméo et Juliette fût une pièce si exclusivement hétéro, l'on peut signaler qu'un film en a tiré l'argument d'une adaptation homophile. Plus précisément, le réalisateur américain Alan Brown, dans Private Romeo (2011), a imaginé qu'après avoir lu la pièce de Shakespeare dans le cadre d'un collège militaire américain, deux boys s'éprennent l'un de l'autre en provoquant la scission du dortoir en deux clans opposés, etc.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient enfin de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, 918p. Plon, 2016.

  • Shakespeare en traversée

     

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    Une lecture des 37 pièces de William Shakespeare

     

    Les Tragédies.

     

    1.   Titus Andronicus

     

    Le monde dit civilisé s’est ému, ces derniers temps, à l’annonce de quelques décapitations. On y a vu l’expression d’une sauvagerie sans nom. Du jamais vu auront clamé ceux qui ont la mémoire courte. On se sera saintement indigné. On aura fait l’impasse sur des siècles de sauvagerie exercée par les prétendus civilisés et les enfants auront été renvoyés dans leur chambre où ils se seront passés le dernier film gore.

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    Tout cela sent pourtant le sang réchauffé, si l’on peut dire, Alors que faire ? Se détourner et positiver, comme on dit. On le peut certes. Mais on peut, aussi, regarder autrement.

     

    C’est cela : regarder autrement.

     

    L’art et la littérature ont, entre autres, cette vocation : de nous faire regarder autrement.

     

    L’Iliade d’Homère nous fait regarder autrement la guerre. Les Entretiens de Confucius nous font regarder autrement la recherche personnelle de la sagesse et la recherche collective de l'harmonie sociale et politique. Le Sermon sur la montagne du Galiléen nous fait regarder autrement chaque personne humaine. Mais les hommes n’ont cessé de fouler au pied les enseignements des sages et des saints, et ce sont les violents qui continuent de l’emporter.

     

    Or nous permettre de regarder autrement la violence humaine, ou plus exactement l’inextricable mélange de la férocité et de la douceur humaines, est peut-être ce qui justifie le mieux le fait qu’on appelle Shakespeare « notre contemporain » le génie poétique qui a probablement le mieux pénétré ce qu’il y a de plus inhumain et de plus humain dans l’humain.

     

    Ainsi l’inhumanité monstrueuse des humains se révèle-t-elle dès la première tragédie de Shakespeare, Titus Andronicus, dont le grand poète T.S. Eliot a dit qu’elle était la plus stupide au motif que les horreurs y culminaient sans la moindre contrepartie lumineuse. Ce n’est pas l’avis de Jan Kott, entre autres commentateurs, qui voit en cette pièce une sorte de projection hallucinée, poussée en effet aux extrémités de l’absurde, de toutes les turpitudes humaines commises au nom de l’esprit de domination et de vengeance. Shakespeare notre contemporain est le titre, fameux, de l’essai consacré par Jan Kott à Shakespeare, et les pages concernant cette pièce insistent, justement sur son aspect contemporain. 

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    Titus Andronicus, dont tous les protagonistes finissent par s’entretuer, sauf un, est en effet la plus gore des pièces de Shakespeare. L’ouvrage n’est que partiellement attribué à celui-ci, mais la touche du Big Will se reconnaît en ses parties les plus lyriques, notamment dans la partie finale, autant qu’au tracé de ses grandes figures, à commencer par Titus, la reine des Goths Tamora et le Maure Aaron.

     

    images-2.jpegLorsque Titus Andronicus, général romain de retour à Rome après avoir défait les Goths, dont il ramène captifs la reine Tamora et ses trois fils, lui-même a déjà perdu vingt-deux fils sur les champs de bataille. Mais un quart d’heure n’a pas passé qu’il aura déjà trucidé un autre de ses fils, Mutius, qui défie le nouvel empereur au motif que celui-ci a jeté son dévolu sur sa sœur Lavinia, fille de Titus et déjà promise au noble Bassinius. Dès le même premier quart d’heure, la reineTamora, qui sera faite plus tard impératrice en lieu et place de Lavinia, a vu son fils aîné coupé en morceaux par les hommes de Titus afin d’honorer les mânes des défunts romains. Or toute la pièce, ensuite, va tourner autour d’une suite de meurtres et de vengeances du même acabit, pour laisser trente-cinq cadavres sur le carreau. Dans la foulée, on aura coupé la langue de Lavinia fraîchement violée par les fils de Tamora, Titus devra sacrifier son bras avant qu’il ne fasse du pâté avec les têtes de ses ennemis, et autres raffinements dont la littérature la plus noire, et les gesticulations des djihadistes, sont de pâles reflets.

     

    images-3.jpegMalgré cette suite d’abominations confinant au Grand Guignol, Titus Andronicus est « déjà du théâtre shakespearien »,comme l’a reconnu Peter Brook, même si ce n’est « pas encore le texte shakespearien », relève Jan Kott, qui précise que Peter Brook et Laurence Olivier ont monté la pièce « parce qu’ils en ont vu, dans sa forme brute,l’embryon de toutes les tragédies de Shakespeare ».   

     

    Produite par Shaun Sutton et dirigée par Jane Howell, cette version de Titus Andronicus, avec Trevor Peacock dans le rôle–titre, date de1985. Longtemps délaissée, la pièce a été « revisitée » dans la seconde partie du XXe siècle de façon significative, notamment par Peter Brook.

     

    Numériser.jpegSources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVDcconsacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au  grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006.

    Egalement à consulter quoique bien conventionnellement universitaire à mon goût: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016.

    Formidablement documenté sur l'époque, l'oeuvre et le feu qu'on sait de l'auteur, mais s'opposant aux thèses anti-Stratford : Will le magnifique de Stephen Greenblatt, aux éditions Libres/Champs. Etc.

     




  • Celui qu'on n'attendait pas...

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    D’une densité émotionnelle et d’une qualité d’écriture hors pair, le premier roman d'Edmond Vullioud, acteur vaudois bien connu place celui-ci au premier rang de nos écrivains. Dans le décor admirablement restitué de nos bourgs calvinistes du début du XXe siècle, l’auteur brosse le portrait infiniment nuancé, tendre et violent,   d’un «innocent» humilié de multiples façons et qui se révèle bientôt, par delà ses blessures, un artiste original et un «justicier» impatient de reconquérir son royaume perdu.

    Les vraie découvertes littéraires, supposées plus durables que les pléthoriques «coups de cœur»  d’un jour, sont aujourd’hui bien rares, et particulièrement en Suisse romande où la foison de livres de second rang disperse l’attention du public autant que de la critique. En ce qui me concerne en tout cas, je ne saurais citer que deux ou trois titres qui fassent vraiment date, ces dernières années, à commencer par le dernier roman d’Etienne Barilier, Dans Khartoum assiégée (Phébus, 2018), ou, venant de paraître, cet extraordinaire roman d’Edmond Vullioud dont l’originalité du talent s’était déjà déployée dans les nouvelles mémorables du recueil intitulé Les Amours étranges, paru en 2013 à L’Âge d’Homme.

    Si je parle d’un  roman «extraordinaire», au risque de paraître abuser d’un superlatif, c’est que Sam se distingue à tous égards des romans « ordinaires » à quoi pourraient se rattacher ses thèmes, qu’il s’agisse d’abus sexuel ou de déglingue familiale, d’hypocrisie moralisante ou de préjugés crasses.

    Sans doute le jeune Sam, dont l’enfance heureuse de petit prince s’est achevée avec la mort de sa mère, laquelle a provoqué la déchéance alcoolique du père, pourrait-il apparaître comme une victime «ordinaire» depuis  que le jeune Thomas,  fils du pasteur local, en a fait, dès ses douze ans, l’objet de ses «travaux» sexuels, selon son expression,  mais le roman se distingue immédiatement des motifs esthétiques érotico-religieux «à la Chessex» autant que de toute dénonciation explicite de la pédophilie, même si Sam, que son malheur a rendu à peu près muet, souffre de sa sujétion sans oser dire «non» alors que tout crie en lui, faute du moindre amour réel de la part de  Thomas. Le môme est «joli» et, n’est-ce pas, c’est un «simple d’esprit» béni par le Seigneur.  Le viol récurrent se passe dans un cagibi du temple magnifique dans lequel on entre en traversant le cimetière, après que Thomas a fait courir ses fines mains blanches  sur les claviers de l’orgue;  et pour accueillir Sam à son retour penaud de l’église, une gifle supplémentaire de son père le marque d’un «coquard» dont les paroissiens charitables s’inquièteront à l’heure du culte. Bientôt l’on s’empressera de soustraire l’adolescent à la garde de l’indigne William en train de laisser son domaine (le plus beau du village) dépérir, pour le confier d’abord au rigide  pasteur Nicole et à son épouse Marthe, plus attentionnée mais ignorant tout des liens de son cher fils et de son esclave sexuel, et ensuite à une institution spécialisée où les dons d’artiste de Sam s’épanouiront. 

    Mais là encore, le roman se distingue de l’ordinaire (et souvent juste) procès fait rétrospectivement aux établissements pour la maltraitance qui y régnait parfois puisque, aussi bien, la bonté et l’intelligence pédagogique offrent un refuge et un terreau fertile aux dons du garçon. 

    Sam, à vrai dire, n’est ni un roman « historique », ni l’exposé romancé d’un «cas» social ou psychologique, ni moins encore le portrait-charge d’une société donnée, même s’il y a un peu de tout ça dans ce roman où il y aussi de la tendresse poignante à la Dickens, de l’observation méticuleuse et de la grâce verbale d’un Flaubert ou quelque chose des atmosphères oniriques d’une Catherine Colomb dont les titres des romans (Châteaux en enfance ou Le Temps des anges) entrent en consonance évidente  avec l’univers d’Edmond Vullioud.  

    Mais qu’est-ce alors plus précisément que cet étrange roman ?

     

    Des faits établis à la fiction

    Le portrait photographique d’un adolescent songeur au doux visage et au regard tout intérieur constitue la couverture du roman d’Edouard Vullioud, qui a choisi de représenter ainsi son personnage sous les traits de son propre fils autiste.

    Est-ce à dire alors que Sam traite du «problème de l’autisme» à partir du vécu personnel de l’auteur ? Oui, si l’on pense à la souffrance et aux difficultés de relation imposées par cet état de fait, qui leste l’expérience de l’écrivain d’un savoir «extraordinaire » en matière de sentiments, mais la relation père-fils, dans le roman, dépasse ce «cas» particulier pour englober toutes les difficultés de communication vécues que nous connaissons, de même que la légende familiale «réelle» des Vullioud se trouve complètement transposée par le roman.

    La douceur de Sam, son rapport «extraordinaire» avec les animaux, sa parole rare, mais aussi le regard suraigu qu’il porte sur la réalité, et son tenace esprit de vengeance, découlent bel et bien de l’expérience à la fois douloureuse et très riche vécue par Edmond Vullioud et son fils, autant qu’il se rapporte à la saga d’une tribu vaudoise portée, comme souvent les dynasties terriennes, aux embrouilles et  à la vindicte.

    Dans le roman, il est question de deux vieilles sœurs enfermées par leur famille dont on dit qu’elles ont perdu la boule à la suite d’un chagrin d’amour, et l’auteur, qui a transformé le nom de Vufflens-la-Ville en Bassens, m’apprend (en aparté…) que les sœurs en question, enfermées derrière des barreaux, ont bel et bien vécu à la fin du XIXe siècle dans la grande demeure toujours appelée le Château, à l’entrée du village vaudois, et que cette maison est l’un des modèles du domaine des Auges dont le père de Sam, William Abel, précipite la chute avant de se retrouver valet humilié et pochard de son frère Auguste, autre personnage tonitruant du roman dont les colères folles renvoient à celles que le comédien lausannois a observées chez un de nos metteurs en scène fameux…

    Cela noté pour ramener à l’anecdote bavarde ? Tout au contraire : pour souligner l’immense travail, à la fois méticuleux en diable et porté par le souffle de la poésie, accompli par Edmond Vullioud dans ce premier roman à la fois intimiste par sa «voix» narrative, et picaresque dans ses développements romanesques, lesquels nous rappellent, notamment, les aventures collectives de l’émigration des Suisses en Amérique du Sud, et la différence de couleur entre un mauvais lieu de nos régions (le Mironton de la Pernette) et un lupanar chamarré d’Uruguay.

    Ce qu’il y a d’unique dans Sam relève d’une sorte de sublimation rêveuse sur fond de lourde réalité, restituée avec une extrême précision; mais il y a plus, car au souci maniaque de minutie, que l’auteur prête aussi à son protagoniste, s’accorde le don de la candeur et de la puissance créatrice qui fera de Sam un artiste non conventonnel  suscitant bien des sarcaasmes (l’incrédulité du notaire conseiller de paroisse Bérard, plouc parfait,  ou d’un critique méprisant) mais aussi de bienveillantes attentions – à commencer par celle du peintre en lettres Timoléon Magetti  devenu son mentor.

    Sam est un livre d’une musicalité et d’une pureté émotionnelle sans faille. Chose rare : sa narration elle-même ressortit à la musique par le truchement du murmure intime que l’Auteur adresse à la fois à son protagoniste, puisque tout le récit est modulé en deuxième personne, et à son Lecteur, dans un rapport qui rappelle le murmure du Narrateur de Proust, mais dans une tonalité tout autre, marquée à la fois, et dès la première page, par un mélange détonant de sensualité (l’évocation de la première nuit d’amour de Sam et de la sauvage Philomène) et de sourde douleur, et par une sorte de basse continue qui détaille les multiples nuances de la pensée du présumé «demeuré».

    Or ce taiseux peut se révéler terriblement parlant quand il s’exprime, notamment par le dessin et la peinture, autant que l’ «innocent» fait figure de révélateur dans le monde des bavards et des tricheurs. L’art de Sam lui permet de se réapproprier le monde, et parfois même de soumettre les dominants à son pouvoir, non sans cruauté défensive quasi animale.

    Quant à l’art du romancier, il tend à l’épopée d’époque dans la partie du roman intitulé Le bout du monde  qui nous emmène vers Paris au temps de la Grande Guerre, les espaces infinis de l’Amérique du Sud où les traces du premier amour de Sam se sont perdues alors qu’il hérite d’un fils (imprévu quoique prévisible…) qui lui survivra après un naufrage apocalyptique…

    Requiem pour un paradis perdu

    À quoi tient enfin le fait que Sam, qu’on pourrait dire un roman anachronique de tournure selon les codes et conventions actuels,  sonne si clair et vif, si neuf en somme et si frais en dépit de sa mélancolie lancinante, et nous ménage des surprises à chaque page, nous reste au cœur comme une musique tendre et belle en dépit des laideurs et des violences du monde ? 

    Sans doute à la substance humaine dense et vibrante, autant qu’à la dimension  onirico-poétique et à la tenue littéraire de ce roman qui peut parler de tout sans jamais flatter ni dévier de sa ligne – en dépit de multiple digressions parfois comiques et de variations d’intensité, voire ici et là de quelques longueurs -, à son style élégant mais jamais trop voyant,  à sa dimension affective hypersensible mais non sentimentale  qui nous attache à Sam jusque dans ses excès de violence compulsive touchant alors au picaresque – et le roman frise alors le conte noir -, enfin  à une teneur spirituelle rare aujourd’hui, qui rappelle les «innocents» de Bernanos et de Julien Green, de Faulkner ou de Dostoïevski, à une vision à la fois évangélique d’inspiration et portée par la révolte contre une Création décidément mal fagotée, où l’enfance volée, par delà toute détresse individuelle,  revêt le sens universel  d’un paradis perdu.

    Edmond Vullioud. Sam.Editions BSN Press, 425p. Lausanne, 2019.

     

  • Le prix de l'idiot

    De la (bonne) méchanceté de Patricia Highsmith

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    littérature

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Il est de basses méchancetés, comme il en est de bonnes, qui procèdent de l’innocence bafouée et de la révolte contre l’injustice. Les vraies méchantes gens affectent volontiers des airs de belles âmes, tandis que certains êtres foncièrement bons en arrivent à se montrer méchants à seule fin de résister à ce que la vie a d’insupportable, et tel me semble le cas de Patricia Highsmith, dont les personnages se défendent comme ils peuvent des iniquités subies, ainsi qu’on le voit dans la terrible nouvelle intitulée Le prix de l’idiot.
             C’est l’histoire d’un homme comme les autres qui s’attendait à couler une bonne petite vie avec sa femme Jane, intellectuellement vive et sexy lorsqu’il l’a rencontrée, et qui s’est empâtée et se traîne en savates depuis que la fatalité les a gratifiés d’un enfant trisomique auquel elle se consacre comme à une « mission à plein temps ».

             Un soir de grisaille où lui pèse également son job de conseiller fiscal, l’idée d’étrangler son enfant lui passe par la tête, et c’est sur cette lancée d’obscure fureur que, se retrouvant par les rues de Manhattan, il se jette soudain sur un passant qu’il tue de cette façon et traîne dans un coin sombre non sans lui arracher un bouton de son pardessus.
             Sur quoi la méchante Patty note, sans forcer pour autant le trait, que Roland Markow s’est retrouvé « en pleine forme » le lendemain de son meurtre, et que c’est avec un sentiment de dignité restaurée qu’il reprend goût à la vie avec son bouton en poche, et je comprends cela très bien, pas un instant je ne suis tenté de lui jeter la pierre même si le bouton a coûté cher à un pauvre type passant par là, dont le sort pourrait alors faire l’objet d’une autre nouvelle: la story d’un certain Francisco Baltar, quarante-six ans, ingénieur espagnol en voyage d’affaires à New York et se trouvant ce soir-là par hasard dans la 47e Rue Est...
             En l’occurrence cependant, c’est de Roland Markow qu’il s’agit, dont l’enfant (un cas sur sept cents) a décroché un chromosome surnuméraire à la loterie Pas-de-chance. Un type comme nous tous, qui eût aimé voir son gosse jouer avec les autres et lire un jour les histoires de Robert Louis Stevenson, alors que le petit crapaud (c’est la méchante Patty qui parle de « crapaud ») ne sera jamais capable même de déchiffrer la notice d’un paquet de corn flakes. 
             La méchante Patty l’a noté sans pitié: « Bertie avait de fins cheveux roux, une petite tête au sommet et à la nuque aplatis, un nez court, épaté, une bouche pareille à un trou rose, à jamais ouverte, d’où pendait presque sans trêve une langue énorme. Sa langue était traversée à l’horizontale de bourrelets d’allure plutôt repoussante. Bertie bavait en permanence, bien entendu ».
             Ce méchant « bien entendu » est une réponse aux belles âmes qui argueront que Bertie, bien entendu, fait partie de l’admirable plan de Dieu. Et le bouton dans la main du père n’a pas d’autre signification symbolique: c’est le tribut repris par le père humilié au méchant Dieu.   

    Patricia Highsmith. Le prix de l'idiot (The Button). Nouvelles complètes, Laffont, collection Bouquins.   


     

  • De rire et d'oubli

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    (Milan Kundera)

     

            Ce qu’il faut dire en premier lieu du Livre du rire et de l’oubli [1] c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.

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    L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.

    De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.

    Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa « triste Bohême ». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.

    Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…

    Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.

    Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».

    Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont ellene sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.

    Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation. Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.

     

    D’étonnantes intuitions

    Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.

    Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.

    Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né d enotre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…    

    Une autre façon de résister

     

    (Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)

     - Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?

    - Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.

    - Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?

    - Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.

    - Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?

    - C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux léinéaments de out ce ui cinstitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est lé une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.

    - Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?

    - Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’enplus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes

    - Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…

    - Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique , mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…

     

    [1] Milan Kundera. Le Livre du rire et de l’oubli, traduit du tchèque par François Kerel. Gallimard, coll. Du monde entier, 1979.

  • Mon ami Tchékhov

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    Ce n’est pas abuser de prétentions occultes, ni non plus céder à je ne sais quel sentimentalisme douteux que de parler de la relation que j’entretiens avec Tchékhov, depuis mes seize à vingt ans, comme d’une amitié, et plus immédiate, immédiatement plus profonde, plus entière, plus candide et grave, plus souriante et mélancolique, plus claire dans le noir et plus lucide, plus durable et jamais entamée, plus durable et jamais déçue que toutes mes amitiés vécues «en réalité» en ces années où mon penchant récurrent à l’élection d’un Ami Unique n’aura fait que multiplier illusions et déconvenues.

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    C’est cependant par l’émotion, et non sur de sages bases raisonnables, que je me suis attaché à la personne d’Anton Pavlovitch – je dis bien : à la personne, autant sinon plus qu’aux personnages des récits de l’écrivain qui certes me touchaient ou parfois me bouleversaient tout en me ramenant à tout coup à la personne de l’écrivain ; mais là encore je distingue la personne du personnage social ou littéraire de l’écrivain que je ne découvrirais que plus tard et sans  en être d’ailleurs jamais troublé le moins du monde puisque, aussi bien, l’écrivain Tchékhov, autant que l’homme Tchékhov, le docteur Tchékhov, ou le fils, le frère, l’ami ou le conjoint, tels que nous le révèlent notamment ses milliers de lettres ou les témoignages de ses proches, n’auront jamais altéré, en moi, la réalité de la personne d’Anton Pavlovitch dont j’ai eu le sentiment, aussitôt rencontré, qu’il incarnait un ami «pour la vie».

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    Parler ainsi de «mon ami Tchékhov» ne relève pas d’une fantasmagorie coupée de la réalité, mais inscrit au contraire cette relation, tout ce que j’ai ressenti et donc vécu dès ma lecture du premier bref terrible récit de Tchékhov, intitulé Dormir, suivi d’un autre récit non moins terrible et déchirant intitulé Volodia,au cœur même de la terrible et déchirante réalité vécue par ces personnages (deux adolescents pris au piège de la réalité) dont je percevais la vérité à travers ce qu’en faisait ressentir, de toute évidence, une personne en laquelle j’identifiai, aussitôt, «mon ami Tchékhov», que j’ai retrouvée chaque fois que j’ai lu d’autres récits de l’écrivain Tchékhov, et ce fut La dame au petit chien connue de tous mais que je m’appropriai d’emblée rien que pour moi, toute de délicatesse et de larmes ravalées, ce fut la descente aux enfers combien réels de La Salle 6ou ce furent, en retour ultérieur aux premiers écrits du jeune Anton Pavlovicth, les bousculades hilares et les galéjades de ses premières nouvelles illustrant d’emblée le sens du comique de ce témoin de la tragédie de tous les jours. 

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    Volodia et Varka dans ma tenue d’assaut

    J’étais alors un jeune soldat sur les hauteurs ensoleillées, ou c’était la nuit sous une toile camouflée, mais non : c’était la journée puisque, je me le rappelle, deux ou trois exemplaires des Œuvres de Tchékhov, réunies en vingt volumes aux Editeurs française réunis, sous une couverture gris-vert, avec une bande rouge et le motif d’une mouette blanche, alourdissaient  ma tenue d’assaut à dix-huit poches, au su de mes camarades et autres caporaux qui aimaient également me voir lire au soleil ou à l’ombre de nos poses sans fin, comme j’aimais boire avec eux ou les écouter me raconter leurs vies de possible personnages de Tchékhov, ou, plus rarement, à tel ou tel que j’aimais plus que les autres, raconter ce que je lisais dans les récits de mon ami Tchékhov.

    Ainsi aurai-je fait venir les larmes aux yeux de l’innocent Hans, mon compère soldat du train au physique de forestier et au cœur de tendron, le regard bleu laiteux m’évoquant celui des glaciers qu’on voyait là-haut, et conduisant d’une main sûre l’un des équidés chargés de nos caisses de munition, en lui racontant l’atroce fin de Volodia et le martyre de Varka.

    On n’a pas dit assez la tendresse presque féminine des longues poses ponctuant les longue marches militaires, mais c’est bien ainsi que, sous le soleil des hautes terrasses, à la fois  revigorés par l’eau glacée des torrents dont nous nous étions soulés avant de nous en asperger le visage et le torse, et tout alanguis par la fatigue et l’estivale touffeur, Hans et moi nous nous tenions quand je lui avais évoqué la détresse de Volodia, moqué par la femme mariée qui lui reproche de ne pas la courtiser alors même qu’il l’aime en secret.

    Raconter une histoire déjà racontée par un ami russe à un moujik suisse allemand en tenue d’assaut requiert beaucoup d’attention et d’affection, mais la précision, l’émotion, la compassion, le mélange de dérision marquant la méchante médiocrité des gens  observées par mon ami Tchékhov,  et la compassion manifestée à Volodia le pataud, le lourdaud, le bêta complexé, par l’écrivain, me faisait raconter à mon ami tringlot le désarroi de Volodia, et l’affreux dénouement du récit, avec une émotion redoublée par le fait que, de toute évidence, Hans comprenait la honte de Volodia et se pénétrait lui-même de chaque détail du récit de l’écrivain Tchékhov que je lui rapportais : la moquerie des femmes, mais aussi le mépris de la vieille femme nantie pour la plus jeune faisant encore la coquette - cette mère de Volodia dont la frivolité  faisait horreur à celui-ci, enfin tout ça n’était-il pas clair et net comme la vie, horriblement trivial et délicieux comme la vie, terriblement attirant et tellement dégoûtant qu’il n’y avait plus qu’à se tirer une balle ?  

    Plus tard je me suis demandé ce qu’était devenu mon ami Hans qui m’avait supplié, après celle de Volodia, de lui raconter d’autres histoires que racontait mon ami Tchékhov. À vrai dire je me rappelle pas une seule personne, tant d’années après, qui ait porté autant d’attention que lui à une histoire que je lui rapportais, en seconde main, comme si je l’avais vécue moi-même et comme s’il lui reconnaissait une vérité d’évidence en consonance parfaite avec sa réalité de jeune paysan dont je savais qu’il n’avait jamais lu aucun livre d’aucun auteur russe, et peut-être aucun autre livre du tout ? Mais avec Hans j’ai partagé, comme avec personne, la détresse de Volodia et la tristesse égale du crime de la petite Varka, pauvre enfant de treize ans  dont l’irrépressible envie de dormir la distrait de son rôle de surveiller le sommeil d’un tout petit enfant qu’elle finit par étouffer pour avoir la paix. 

     

    Une image à retoucher

    L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment.

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    Or j’ai retrouvé mon ami Tchékhov au fil des notes prises, de son vivant, par Ivan Bounine, plus jeune de lui de dix ans et qui fut son bon camarade jusqu’à sa mort. C’est à vrai dire sur le tard, en 1952, que Bounine esquissa ces notes, mais  leur caractère d’inachèvement  n’enlève rien à leur intérêt et moins encore à leur charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.

    Ainsi est-ce c’est par petite touches qu’il complète son portrait «en mouvement» d’un Tchékhov à la fois amical et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du geignard que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au modèle de vertu. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est piquant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa sollicitude affectueuse de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine esquisse à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour «empêché» d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova, nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi fermement mais en douceur.

    J’aime que ce soit un ami, et sans doute l’un des plus vrais qui l’aient connu, qui m’en dise ainsi un peu plus de mon ami Tchékhov. 

    Anton Tchékhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance, constituent un inépuisable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi «conseils à tout le monde».

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    Écrire et vivre, pour mon ami Tchékhov, allait de pair, et ses propos sur «la petite vie de tous les jours» ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de «féroce». C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchékhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.

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    À Sorrente, cette année-là…

    Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov.

    Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Soviet suprême; ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je ce soir-là devant la baie de Sorrente en lisant la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez, vous, de tellement sensible et délicat. Et voilà que me revient cette phrase de mon ami Anton Pavlovitch au jeune Gorki : «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…

     

    1031924717.jpgVertige du Vendredi saint

    Rétif à toute idéologie de nature politique ou religieuse, mon ami Tchékhov, devenu soutien de famille avant sa vingtième année pour surseoir aux manques d’un père ivrogne et brutal, autant que bigot, a trop souvent été considéré comme un positiviste étranger à toute dimension religieuse.

    Or celle-ci se retrouve pourtant dans le récit qu'il disait préférer entre tous, intitulé L'étudiantet constituant une sorte de mystique plongée en cinq pages dans la profondeur du Temps.

    Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici les veuves bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible: « Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne.

    «Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut ».

     

    La dernière flûte de Champagne

    Durant la nuit du 1er juillet 1904, Anton Tchékhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d’appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «ich sterbe», déclinant ensuite la proposition d’envoyer chercher une bouteille d’oxygène. En revanche, Tchékhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter entretemps, remarqua qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait plus bu, s’étendit sur le flanc et rendit son dernier souffle. La suite des événements, le jeune Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits.

    De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que la dépouille de l’écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, un fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchékhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour.

    Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de mon ami Tchékhov porté par deux étudiants...

     

    Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.

    Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékhov, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.46474716_10218132181642894_8672513447163854848_n.jpg

     

  • saint Lambert sauvé des flammes

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    Grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, d'émotions et de saveurs, érudit voyageur et poète, jouisseur avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses, l’écrivain luxembourgeois évoque non sans mélancolie, dans son dernier livre, «Une mite sous la semelle du Titien», la nuit de cauchemar où son immense bibliothèque fut la proie des flammes…

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    Pour entrer illico dans le cercle de feu il faut citer d’abord ceci de la soixantième «proserie» du septième tome du Murmure du monde où Lambert Schlechter écrit ceci, sur une page où l’écrivain semble chercher ses mots dans la sidération persistante: «Un jour je raconterai la violence de tout ça, la soudaineté du passage du sommeil à ce réveil-là, le passage du noir de la nuit à l’incandescence de cette lumière-là, je dirai combien c’était violent, et je mettrai ce mot-là, la violence de ce mot-là, pour faire comprendre ma stupéfaction, c’était si violent, voir ça, à peine réveillé, voir ça, la porte du grenier à peine ouverte, voir tout le grenier en flammes, ne voir que des flammes, ne voir rien d’autre que des flammes, comme si on voyait le soleil de tout près, de trop près, de mortellement trop près, c’était si violent, on ne peut pas se remettre de ça, je ne pourrai jamais me remettre de ça, c’était si violent, c’était trop violent»…

    Ensuite on voit, sur la couverture du dernier livre de Lambert Schlechter, Une mite sous la semelle du Titien, le détail de La Vénus d’Urbino du Titien en question, doux petit carré montrant un ventre féminin joliment bombé au bas duquel une main féminine repose sur le sexe féminin de la Vénus en question; et quant à la mite, il faudra la chercher (!) avec le regard de voyeur voyant de Lambert, sur le tableau du Titien, «couchée sur le dos, aplatie, blanchâtre, bien visible à cause de la couleur brique du carrelage, probablement déjà desséchée à l’intérieur, tout le psychisme qui était sans doute dans son ventre mou s’est évaporé, impossible de savoir comment elle est morte»... ou disons que le poète impute la mort de la bestiole au Titien qui n’a pas vu cette «inoffensive saleté», imaginant que c’est lui «qui a marché dessus, l’aplatissant, alors que le petit ventre palpitait avec un dernier reste de vivacité»…

    Vous avez compris, vous, cette histoire de mite aplatie sous la semelle du peintre sublime? Une mite sur un tableau représentant la beauté à l’état pur! Autant dire: le grain de sable dans le mécanisme, pour ne pas désigner l'étincelle qui met le feu aux poudres. La mite du Sisyphe dont la maison vient de cramer!

    Après quoi le poète n’en finit pas de brûler ses vaisseaux

    Mais la vie continue! Vous allez chercher la mite de la Vénus d’Urbino sur Google images, comme j’ai appris par Facebook, en avril 2015, que la fameuse bibliothèque du compère Lambert était partie en fumée, des rayons entiers et ses cahiers de 1965, ses cahiers de 1967 aussi, tous ses cahiers nom de Dieu, et le voilà qui ajoute dans son dernier opus: «Plusieurs fois par jour, ce réflexe, cet élan d’aller sortir un livre du rayon, rechercher un passage, relire une page, un chapitre, puis aussitôt: mais non, ce livre n’y est plus, n’y a plus de rayon, n’y a plus d’étagère, le livre a brûlé avec la planche où il se trouvait», etc. 

    Or ceux qui suivent Lambert Schlechter à la trace se rappellent le troisième volume du Murmure du monde, intitulé Le Fracas des nuages, à la page 100, où l’écrivain bricole lui-même la bibliothèque de son grenier: «Planches, planches, régulièrement, depuis des semaines, je vais travailler dans mes planches, pour une heure ou deux je me me fais artisan […] au mois d’avril j’ai enfin installé ma bibliothèque asiatique», et dix ans après tu parles d’un péril jaune: le feu aux planches! 

    Et si vous êtes sur Facebook – nul n’est parfait –, vous aurez suivi, au début de l’été 2015, le beau mouvement de solidarité qu’a suscité la cata' vécue par Lambert, les unes et les autres lui envoyant des livres pour qu’il les aligne sur les nouvelles planches de sa nouvelle maison. 

    Pour autant,  nous savons qu’il ne se paie pas de mots quand il écrit qu’il ne se remettra jamais de cette même violence du feu qui, de la bibliothèque d’Alexandrie, crama sept cent mille livres au moment de l’incendie. Comparaison n’est pas raison? Sûrement pas, mais nul n’aurait le mauvais goût de rappeler à un lettré dont la mémoire est celle d’un vieux mandarin chinois que la destruction d’une partie de sa bibliothèque ne fait pas le poids à côté d’Hiroshima ou d’Alep, car la Douleur n’a pas de mesure, et la mite reste un symbole de notre propre ténuité. 

    A ce propos, Guido Ceronetti, dont nous partageons l’admiration avec Lambert Schlechter, écrit dans Insectes sans frontières: «Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita», à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité. Et Lambert, qui brûle ses vaisseaux à chaque page, est justement de ceux-là qui tirent leur force de leur vulnérabilité même.

    L’œuvre kaléidoscopique d’un grand «petit maître»

    Lambert Schlechter poursuit, depuis le début des années 80, l’élaboration d’une œuvre dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes à propos des fragments du Murmure du monde: «Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte-rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela»...

    Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave: «Un jour je commencerai à écrire»… Et de fait, le fabuleux fatras de sa quasi trentaine de livres publiés - nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins, comme Georges Haldas dans ses cafés de l’aube, et d’une expérience reliant «le cendrier et l’étoile», selon la belle expression de Dürrenmatt, où le très intime (jusqu’au saillies érotiques crues de l’amoureux à genoux devant la «fleur» féminine) voisine avec le très fracassant orage d’acier que le poète qualifie de «murmure du monde», des massacres antiques aux pogroms du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Shoah et au goulag de la Kolyma, jusqu’à Lampedusa la nuit dernière… 

    Il y a du mystique chez cet iconoclaste anti-clérical, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov («Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire») ou de l’observateur du corps humain autant que du fantastique social rappelant justement un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi, à sa lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.

    Mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient

    S’il fut prof de philo et de littérature française, rien cependant chez Lambert Schlechter d’un pédant ou d’un littérateur affecté, inclassable mais lié de toute évidence à ce que Georges Haldas appelait «la société des êtres» et, comme écrivain, à toute une nébuleuse d’auteurs au nombre desquels je compte une Annie Dillard ou un Ludwig Hohl, un Alberto Manguel (autre lecteur universel) ou un Louis Calaferte, entre autres.

    En outre lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan: «C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau»... 

    Le labyrinthe d'un lecteur du monde

    Lambert Schlechter n’a jamais publié de roman au sens conventionnel, à ma connaissance, mais l’ensemble de ses livres forme une vaste chronique fourmillant d’épisodes romanesques et de scènes à n’en plus finir, comme le récit de la visite d’Andy Warhol au pape dans son dernier livre, ou l’agonie de sa femme il y a vingt-sept ans de ça (la lecture de son journal de deuil, Le silence inutile, ouvre peut-être le meilleur accès à son œuvre), les photos de sa famille punaisées dans la mansarde de sa sœur à Rotterdam, les reproches qu’il s’adresse par rapport à son fils souffrant de ses absences, et ses aises et ses baises d’éternel amoureux, ses manies de graphomane, ses étonnements de lecteur tous azimuts qui a découvert que le feu «ça peut tuer», et c’est reparti pour l’inventaire, «mes quatorze ou quinze Brautigan ont disparu avec la planche où ils se trouvaient, mes douze au treize Annie Saumont ont disparu avec la planche où ils se trouvaient», sur quoi le voici regarder ses mains dans les cendres encore trempées de ses livres – ses mains avec lesquelles il aurait volontiers fait jouir la Vénus d’Urbino, etc..  

    C’est un Labyrinthe à la Borges que l’œuvre du compère Lambert (je l’appelle familièrement comme ça vu que nous sommes restés un peu proches par l'échange de nos livres respectifs et par Facebook après nous être rencontrés à Toulouse à un salon du livre et du jambonneau, au mitan des années 2000), une œuvre prodigue en incessantes découvertes et bifurcations (l’un de ses livres que je préfère s’intitule d’ailleurs Bifurcations) et qui suppose, aussi, une lecture non moins attentivement active que l’est son écriture.

    Il se dit aujourd'hui Chinois malgré la reconnaissance grand-ducale que lui voue son Luxembourg natal, et ses Lettres à Chen Fou – scribe comme lui, né en 1763 et mort en 1810 qui, dans ses Récits d'une vie fugitive a évoqué les humbles peines et joies de notre bref passage sur terre après la mort de son épouse –, illustrent bel et bien, dans l'esprit de la poésie chinoise, ce que les cœurs sensibles ont en commun en constatant, comme le sage Su Tung po, herboriste et poète du onzième siècle mal vu des puissants, que «le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace»… 

    Dessin: Matthias Rihs. ©Rihs/Bon Pour La Tête