Une visite à Dominique de Roux, en 1972.
Comment situer Dominique de Roux, écrivain dans la trentaine, essayiste, polémiste et éditeur dirigeant actuellement les éditions de l’Herne, sur la scène littéraire française ? Imaginons-le du côté des moutons noirs de bonne famille, l’air à la fois très détaché de ce bas monde et cependant préoccupé d’y croiser le fer avec élégance, plein d’une morgue teintée d’ironie, tantôt amical et tantôt éclatant en foucades contre ce qu’il appelle les « ténèbres de l’imbécillité ».
Auteur de talent, il brille particulièrement dans l’essai (La mort de L.F. Céline, L’écriture de Charles de Gaulle, Gombrowicz) et dans la chronique fragmentaire regroupant des éléments de toutes sortes, d’ordre historique, politique, philosophique, poétique, au encore procédant de plus fugaces règlements de comptes à la parisienne. Ses formules sont fulgurantes, ses jugements sans appel, et sa langue, déliée ici, voire somptueuse, se décharne là jusqu’à l’os, pour s’improviser ensuite couperet ou main caressante, selon l’objet considéré. L’ouverture de la chasse, dans le genre vif, contenait ainsi de nombreuses réflexions sur le monde actuel et sur quelques artistes ou écrivains (Gombrowicz, Pound et Brancusi, notamment), l’auteur lâchant d’emblée quelques flèches empoisonnées aux enthousiastes des « Ides de mai » de l’an 68. Poursuivant la même démarche légère et nerveuse, son dernier livre, intitulé Immédiatement, est une manière de provocation à l’intelligence.

Dans son appartement du VIIe arrondissement, à une portée de mousquet du ministère des Armées, Dominique de Roux me reçoit très cordialement. La pièce où nous prenons place est tapissée de livres. On reconnaît le buste du poète Ezra Pound et le portrait dédicacé de Witold Gombrowicz. Grand seigneur, le maître de céans m’annonce que le temps de converser n'excédera pas une petite heure, après quoi il s’envolera vers l’Afrique...
« Voyez-vous, me dit-il alors, j’ai le sentiment que nous vivons dans un monde terriblement encombré, et c’est à lutter contre ce gavage d’oies que je travaille. L’oppression du capital est aussi grande que celle des pays de l’Est. Là-bas, au moins, c’est Goliath. On le voit. Mais ici, que faire ? Tout semble égal, et l’on perd peu à peu ses forces… »
- Cependant, vous publiez Immédiatement…
- Parce qu’il faut réagir, bien sûr ! Notez qu’avec ce livre, j’ai tenté de prendre une certaine distance par rapport à moi-même afin de penser ma situation dans la vie et dans l’idée, en contempteur. A cet égard, il me semble très important de développer, aujourd’hui, l’insolence et la polémique, bref : l’écriture de lutte.

« Identifier « le signe des temps » dont nous parlait, avec son exaltation politico-théologique, le pape Jean XXIII, et qui s’ouvre, subtilement, sur la profonde misère mentale d’une époque aliénée, anéantie par l’oubli de la vérité de l’être », c’est, aussi, à quoi s’ingénie Dominique de Roux dans son petit livre frondeur. Pour lui, il s’agit d’échapper à la « médiocrité apocalyptique » de ce temps et de rejoindre certains esprits demeurés libres, entre autres Gombrowicz à Vence à la fin de sa vie, ou Pierre Jean Jouve parvenu au « temps des vents inutiles ». Entre la jeunesse, dont le premier a prévu, après Kant, l’explosion (le fossé se creusant entre l’âge adulte selon la nature et l’âge adulte selon la culture), et l’état de maturité, Dominique de Roux s’attache à « dénominer le monde comme dans les rêves et les fulgurations », rejoignant à sa manière ceux qui ont choisi d’écrire – disent-ils – pour ne pas mourir.
- Les porteurs de chapeaux règnent, n’est-ce pas ? Chacun a son petit masque, que lui a collé la société, et chacun joue sa comédie là-dessous. L’horrible, alors, c’est le moment où les fils adolescents essaient d’imiter leurs pères…

A ce propos, Dominique de Roux écrivait dans L’Ouverture de la chasse : « Les étudiants auraient dû innover. Les étudiants n’auraient pas dû confondre la France avec leur langage, ni écouter les claquettes des pauvres idiots, intellectuels bourgeois aux slogans dévastés, heureux qu’on les remarque, dans leur parodiques clameurs : Butor, Claude Roy ou maurice Clavel suivis de l’habituel congrès des signataires. C’était à qui coifferait le gros bonnet pour venir faire la pige aux bonzes des syndicats jaunes… »
Et de poursuivre ici :
- Il n’y a malheureusement, aujourd’hui, mon cher, que des oies et des âmes d’oies sur un capitole de fumier sec. Pour nous, ce qu’il nous reste, c’est d’incarner les « fils » aux yeux des générations montantes. »
Pour bien comprendre ces mots, il faut revenir au Gombrowicz de Dominique de Roux, peut-être son meilleur livre, et à sa recherche passionnée d’une jeunesse nue, non encore flagornée par les vieux moralistes ou par les vieux politicards : « Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ». Pour Dominique de Roux, c’est dans l’œuvre de l’exilé polonais qu’il fallait chercher les vrais insurgés « riches de leurs yeux tranquilles », les vrais fils soustraits à la stérilisation de leurs pères : « Quand l’absurde et la médiocrité apocalyptiques se paient du bon temps et prolifèrent dans la basse opulence d’une dégobillante Nouvelle Société Mondiale de la Technique, laquelle enfante à son tour ces masses surcrétinisées, cabotines, rendues à la mélasse des fondues originaires, tous les espoirs convergent vers le point lumineux des jouvenceaux primitifs de Gombrowicz ».
Mais au fait, nous n’avons pas encore hissé les couleurs : Dominique de Roux est-il de gauche ou de droite ? Sans doute les chiens de garde du troupeau n’auront-ils pas attendu le premier mot de l’intéressé pour lui coller les étiquettes de « réac », voir de « fasciste ». Et lui-même en aura rajouté par provocation : « Moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg ». Et d’ajouter : « Tout le monde aujourd’hui se sent débordé sur sa gauche à chaque instant. C’est une surenchère minable de tous les instants. On ne peut plus parler, on fait du bruit. Les couvercles de pianos ont remplacé les pianos ».
- Et la droite ?
- Des débris ! Des vieillards agitant des épouvantails et de jeunes flics. Je crois que l’engagement dans la réalité est aujourd’hui trop profond pour se laisser délimiter par les critères de « gauche » ou de « droite ». D’autant que celle-ci ne sera jamais forte que des abdications de celle-là. Pour ma part, je crois mille fois plus important de sauvegarder à tout prix ma liberté intérieure.
Dans sa conversation, autant que dans ses écrits, Dominique de Roux parle beaucoup des écrivains contemporains. Peu de respect chez lui pour les « pontes », dont il stigmatise la fuite en avant, à commencer par Sartre. Tandis que Malraux, selon lui, n’a pas la force de rester seul, et que Montherlant ne nous concerne plus, Genet portant son masque de maudit en espérant que les Palestiniens pourront en faire quelque chose…
- Et Céline ?
- Ah, Céline, c’était le nautonnier de Dante. Il avait déjà fait la traversée, lui. Mais maintenant il s’est éloigné de nous. Comme Bernanos, il a coulé avec son vaisseau…
- Et vous, pourquoi écrivez-vous ?
- Comme je tente de l’expliquer dans Immédiatement, il s’agit d’apprendre à vivre quotidiennement la tragédie profonde de sa propre disparition. Il faut pouvoir s’inventer pour soi-même une psychanalyse de soi-même. L’écriture est alors valable parce qu’elle s’installe dans son propre mensonge, se disant qu’elle est tout alors qu’elle n’est rien.
Cet entretien, partiellement retranscrit, a eu lieu à Paris en 1972 et a été publié dans La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures. L’Ouverture de la chasse et Immédiatement ont paru aux éditions L’Age d’Homme et chez Christian Bourgois.

Ce qui apparaît mieux aujourd'hui, en outre, comme on a pu le constater du néo-réalisme italien sur la distance, c'est que la métaphore historique et sociale est d'autant plus lisible et pertinente, à l'heure qu'il est, que l'attente "didactique" d'un certain public cinéphile cède le pas à une approche plus libre et plus aiguë aussi, à proportion de l'aplatissement croissant du discours sur la réalité. En regardant Lola, une femme allemande, il m'a semblé retrouver l'esprit de fable limpide et radical de La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, qui installe la réflexion sur la corruption en plein bordel, quitte à détendre l'atmosphère. Or le plus étonnant est que, loin de flatter le cynisme ambiant genre "tout est pourri, rien à foutre", Fassbinder, comme Dürrenmatt, parvient à maintenir intacte la vérité des sentiments (la scène du retournement de situation, lorsque l'urbaniste Bohm craque devant Lola qu'il prétendait acheter) tout en maintenant ceux-ci en plein mensonge social.
Barbara Sukowa, pénétrante dans son commentaire, relève la grande tendresse manifestée par RWF à l'égard de ses personnages, à commencer par les femmes. Loin de se moquer de la plus grotesque en apparence - la secrétaire servile de Bohm -, il nous la fait aimer autant que la gouvernante, mère de Lola dont le conjoint est mort à Stalingrad et qui voit sa fille se prostituer sans la juger, comme si la fatalité historique de l'époque passait toute morale. Et Sukowa de rappeler que les Allemands des années 50, en plein élan de reconstruction, restaient mentalement déchirés par leur besoin d'oublier et par la conscience lancinante d'une responsabilité criminelle collective qui les empêchait de faire leurs deuils privés. 

Par JEAN AMMANN, dans La Liberté de Fribourg.
Marié depuis 1982 à Lucienne (sa «bonne amie»), deux filles, Sophie, née en 1982, et Julie, née en 1985.
Ils l'ont retrouvé dans le placard cloué du cellier de la Cure, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de soulier, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le leur à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché.
Or ce que déclare Pajak dans le préambule de ce nouveau livre, intitulé Manifeste incertain, c'est qu'il n'a cessé, depuis sa jeunesse à trente-six emplois temporaires dont celui de couchettiste des wagons-lits internationaux, d'écrire et de détruire ce même manifeste incertain en lequel on pourrait voir le livre fantôme que tant d'écrivains rêvent de composer et qui sans cesse se dérobe ou se module, bel et bien, sous d'improbables formes.
Frédéric Pajak. Manifeste incertain. Editions Noir sur Blanc, 189p.




Maria Braun incarne en effet un amour absolu qui ne se souille jamais en dépit des apparences, pas plus que le soleil se salit à traverser les lieux les plus sordides. Elle couche avec un soldat noir alors qu'elle ne cesse de penser à son mari qu'on lui a dit mort sur le front russe, elle couche ensuite avec l'homme d'affaires qui l'a engagée alors que son mari a pris sur lui la responsabilité de la mort du soldat noir qu'elle a assommé à son retour et qu'il croupit en prison; elle vit cet amour absolu hors de toute contrainte morale ou circonstancielle, sur fond de ruines, au début du film, et de reconstruction à la fin du film. On pourrait la croire cynique sans voir cette dimension d'un amour à la fois implacable et invivable - en tout cas selon Fassbinder, dont Hanna Schygulla s'est efforcée d'adoucir la vision - d'où la fin moins désespérée du film qui hésite entre la conclusion accidentelle et le suicide involontaire. 


L'amour est plus froid que la mort est typiquement, par son ton et sa forme, au noir-blanc quasi janséniste, un film sinon d'école (on sait que RWF n'en a suivie aucune), en tout cas de cinéphiles, marqué notamment par les cadrages, les ambiances et certain humour godardien.
Féerie fantasmatique
Fantasmagorie sexuelle absolue, Querelle est probablement l'une des plus étonnantes adaptations d'une oeuvre littéraire au cinéma, à la fois très fidèle dans l'esprit et la lettre, parfois citée mot pour mot, et complètement libre dans son invention formelle et ses accentuations thématiques.





La grandeur de Platonov tient, entre autres, à cela que cette leçon "philosophique" ne nous est pas servie de façon didactique mais qu'elle émane pour ainsi dire des situations figurées au cours du récit. Ses "idées", ce sont avant tout des hommes vivants dont l'écrivain partage la souffrance élémentaire. "À présent, leurs corps déambulent comme des automates - se dit Vochtchev en les observant - ils ne perçoivent pas l'essentiel". Les question posées par l'auteur et ses personnages naissent tout naturellement de la narration et de ses saillies: "Voici que vient de naître en moi un doute scientifique", dit Safronov en fronçant son visage poliment conscient". Ou, entre autres observation innombrables:"J'étais le curé, mais maintenant je me suis désolidarisé de mon âme et me suis tondu à la mode fox-trot..."
Andrei Platonov. La Fouille. Traduit du russe par Jacqueline de Proyart. L'Âge d'Homme, collection Classiques slaves. Chez le même éditeur: Djann. Chez Gallimard: La ville de Villegrad. Chez Stock: Les Herbes folles de Tchévengour.












Etait-ce à dire que Cioran fût un imposteur cynique, ou, plus médiocrement encore, ce poseur «fin de siècle» que le chroniqueur parisien Renaud Matignon «dessouda» il y a quelque temps au fenestron en qualité de sous-produit?
Cela étant, quel que fût son désenchantement, lui qui situait le paradis terrestre en son enfance roumaine merveilleuse, il aura toujours nourri de ses lectures et de ses réflexions une pensée à la fois malséante et tonique. 


MORAND. – C’était au beau milieu de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était réellement de culotte qu'il s'agissait, plutôt anglaise, genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Philippe Sollers, dans son Discours parfait, place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline.
UNE HEURE AVEC SOLLERS. - Ma rencontre de cet après-midi avec Philippe Sollers s'est passée le mieux possible, selon les normes et formats civils. Je me suis pointé chez Gallimard à trois heures, il m'a reçu sans me faire attendre dans son bureau plein de livres et de piles de papiers plutôt bien ordonnées. Il m'a enjoint de "jeter ma pelure n'importe où" et de m'installer sur un canapé gardé par la Berthe Morisod en noir de Manet. Lui s'est installé à sa table de travail proche de la fenêtre qu'on voit sur diverses photos. Sa ressemblance avec ses derniers portraits m'a également frappé, avec son air moins moine de cour qu'à cinquante ou soixante ans. Tout aussitôt m'ont saisi la solidité de ses attaches et sa présence immédiatement péremptoire et autoritaire, s’affinant selon le sujet. Avant de l’interroger sur Discours parfait, je lui ai proposé une dizaine de mots et de noms sur lesquels improviser (Amateur, Apprendre, Intimité, Jardin, Adversaire, Tragique, Pensée, Année Zéro, Marthe et Clara, quelques autres - ce genre de thèmes tirés de ses livres) et j’ai vu son visage irradier quand je lui ai proposé JARDIN !
JARDIN.- J’ai vécu, de façon enchantée, dans une enfance avec grand jardin, à Bordeaux, et c’est pour toujours. La première partie de Discours parfait, ce livre dans le livre intitulé Fleurs et comptant beaucoup pour moi rappelle que, si les civilisations disparaissent, les fleurs, elles, sont toujours là. Ce que Joyce dit en français dans un passage de Finnegans Wake : « Catastrophes, massacres, les fleurs reviennent… » Donc le jardin est donc quelque chose d’absolument fondamental pour moi, alors que presque plus personne ne voit ce que c’est qu’un arbre ou ce que c’est qu’une fleur, ce que c’est que l’herbe, ce que c’est que la nature - pas du tout au sens écologique mais au sens plus large du surgissement de cette merveille. Enfin le jardin, c’est l’Eden, c’est Dante, c’est le paradis terrestre - le Jardin dont la Chute nous a privés.
FERDINE.- À la parole Au commencement était le Verbe il faudrait substituer : au commencement était l’action, au commencement était le mouvement, mais le défi de Céline est bel et bien relevé par rapport au verbe, et au verbe pris au sens biblique. Cela l’a entraîné dans des dérives peu reluisantes marquées par le rythme. Pour Céline, tout langage qui n’est pas chargé par le rythme est mort. Ainsi pense-t-il que les autres écrivains pratiquent une langue morte. Céline a tenté, et y a réussi je crois, de s’inscrire dans la langue vivante. Quand il parle de la langue française comme d’une langue royale, et foutu baragouin tout autour, ça a l’air du nationalisme mais en fait pas du tout, il dit : royal, la nation n’y a rien à voir : c’est une souveraineté que le français possède en lui-même, il serait d’ailleurs temps que les Français se le rappellent.
MORAND. - J’ai voulu insister sur un aspect méconnu, qui fait l’objet d’une jalousie particulière et d’un ressentiment formidable, et c’est le corps des écrivains. Je ne parle pas d’un corps spécialement beau, mais de la façon dont un corps fonctionne quand on est un écrivain. Chez Morand c’est intéressant, parce qu’il avait en somme le suffrage à vue. Mais ça peut être aussi bien Beckett ou Sartre. Sartre n’était pas séduisant, mais j’ai été avec lui genou contre genou et après une heure on était absolument sous le charme du fait de la puissance de sa parole. En ce qui concerne Morand, je crois que le refus qu’il inspirait ne tenait pas qu’à ses opinions, mais à un rejet physiologique, comme Fouquet était l’objet d’une jalousie physique de la part de Louis XIV.
NIETZSCHE.- Je pense avoir fait sentir l’existence de Nietzsche dans Une vie divine. Pas du tout, là encore, dans le ciel des idées, mais dans l’effectuation d’un corps. Vous savez que j’adopte son changement de calendrier, dès le 30 septembre 1888, premier jour de l’Ère du salut. Pour moi, en fonction de ce changement, nous sommes donc en 122 et le 30 septembre prochain nous passerons en 123. Je reçois désormais des vœux de bonne année à cette date. Je vis ainsi accordé au temps de la figure la plus haute de la liberté...

Or, par contraste extrême, certaines scènes de son théâtre se chargent soudain de détails quasi "véristes", et c'est ainsi que, dans la deuxième partie des Frères Karamazov, le chapitre intitulé Hystérie à l'isba, où l'on voit Aliocha se pointer dans le logis calamiteux de l'ex-capitaine Nikolaï Sneguiriov, qui se surnomme lui-même Labibine, pour ses penchants à la fuite dans l'alcool, entouré de femmes infirmes ou mal embouchées, à quoi s'ajoute un môme criseux et maladif de neuf ans, nous confronte soudain à l'abîme des bas-fonds de la Russie sociale et spirituelle que documenteront autrement un Tchékhov ou un Gorki, sans qu'on puisse parler ici de témoignage social comparable à celui que Dostoïevski à ramené du bagne avec ses Souvenirs de la maison des morts.
Tchékhov sans programme . - Au critique socialiste qui reprochait à Anton Tchekhov de ne pas "dénoncer" assez explicitement le mal social qu'il peignit mieux que personne dans ses récits, l'auteur de l'inoubliable Salle 6, entre tant d'autres récits du bout de la nuit russe, répondait que l'écrivain qui entreprend de décrire des voleurs de chevaux, s'il a bien fait son job, n'a pas besoin de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. De la même façon, Tchékhov s'est toujours garder de délivrer un message.
De la même façon, ce que nous retenons, trente ans après la lecture des Hauteurs béantes ou de L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev, ne tient pas aux "idées" politiques de l'écrivain, et moins encore à sa qualité de prophète (il voyait le communisme durer 1000 ans), mais aux innombrables composantes humaines d'une société malade de son idéal trahi. Dès que Zinoviev, d'ailleurs, s'est exprimé dans les médias en tant que porteur d'opinions, ce fut pour dire tout et son contraire.
Entre supplication et "message"
Que Boualem Sansal peigne un monde plombé par une sorte de secte mondiale para-islamiste après la victoire des Croyants sur les Mécréants, sous forme de fable d'anticipation à la manière de La guerre des salamandres de Karel Capek ou de 1984 de George Orwell, est une chose. 

Le débat pourrait sembler dépassé, obsolète voire surréaliste. Et pourtant, nous rappelle (entre beaucoup d'autres) le penseur russe Nicolas Berdiaev, qu'on a souvent rapproché des personnalistes français, le personnage historique du Grand Inquisiteur aura changé maintes fois de masque et de costume à travers les siècles et jusqu'en nos temps actuels. Ainsi Berdiaev propose-t-il une nouvelle interprétation de cette figure, parangon du totalitarisme clérical tuant au nom de Dieu, mais aussi de toute autorité ou pouvoir terrestre s'opposant à la liberté spirituelle fondée par le Christ, comme le ferait toute philosophie de l'histoire de type positiviste ou matérialiste. Il y aurait donc, pour Berdiaev, du Grand Inquisiteur non seulement dans les théocraties ou les pouvoirs monothéistes exclusifs que nous connaissons aujourd'hui encore, mais dans toute idéologie matérialiste et ses dérivés actuels noyant l'Esprit dans le marshmallow de la consommation abrutie, ou de la vénération des idoles multitudinaires assimilables au culte de l'Argent.
La pensée des écrivains. - La grande littérature russe des XIXe et XXe siècles, actuellement dénaturée par une espèce d'américanisation rampante voire parfois galopante - tout au moins à ce qu'en révèlent les traductions de ces vingt dernières années -, reste un extraordinaire trésor de pensée vivante, bonnement incarnée par des personnages aux sentiments et aux comportements à caractère universel, notamment chez un Dostoïevski.
Rozanov affirmait que les plus grands philosophes russes de son tournant de siècle étaient des écrivains, et de même pourrait-on dire que le dernier des grands penseurs russes, Léon Chestov, est d'abord un admirable prosateur. Or c'est en lecteur de romans qu'il faudrait réfléchir aujourd'hui à la signification actuelle de la légende du Grand Inquisiteur, en particulier, et à la portée des romans de Dostoïevski en général. Ou plus exactement: en lecteur du monde actuel considéré comme un roman s'écrivant au jour le jour. Il ne s'agit pas tant, en effet, de savoir si l'on va "choisir" entre Rome, Athènes ou Jérusalem, ni d'établir la supériorité de l'islam sur le christianisme, l'agnosticisme ou l'athéisme, le port de la barbe ou l'interdiction du string sous la burqa - il s'agit moins de répondre que de questionner à partir des positions humaines incarnées que représente la Littérature universelle en général et le roman russe en particulier. Bref il s'agit, contre l'universel papotage "autour" des livres, de lire vraiment ceux qui en valent la peine et de réagir en son âme et présence.
Une question de Dimitri. - Notre ami Dimitri, alias Vladimir Dimitrijevic, éditeur-sourcier de La Légende du Grand Inquisiteur, recueil d'essais réunissant les réflexions de six penseurs russes sur le chapitre fameux des Frères Karamazov (L'Age d'Home, 2004), se demandait à la fin de sa vie si l'on verrait bientôt advenir le temps où le public se détournerait du superflu pour lui préférer la lecture d'un bon livre ?
