Thomas Wolfe, terrassé le 15 septenbre 1938 par la tuberculose cérébrale, aurait eu 120 ans cet automne... Le géant de la littérature américaine reste assez méconnu en dépit d'une oeuvre monuentale.
Pour ceux qui ont accompli, déjà, la grande traversée des quelque six cents pages de L’Ange exilé, inaugurant en 1982 la réédition des œuvres de l’écrivain dans la première traduction française qu’on puisse dire recevable, la seule mention du nom de Thomas Wolfe (à ne pas confondre évidemment avec Tom Wolfe !) est évocatrice d’une légende fabuleuse et, pour ce qui concerne les œuvre, de grands espaces romanesques peuplés de personnages inoubliables.
Thomas Wolfe incarne la tentative inégalée de restituer, dans un maelström de mots et d’images, l’inépuisable profusion du vivant. Tout dire ! Folle ambition de l’adolescence transportée par sa passion généreuse…
Or il y a de l’éternel adolescent chez ce grand diable d’à peu près deux mètres, né avec le siècle et fauché par la sale mort à l’âge de 38 ans, après qu’il eut arraché des millions de mots de ses entrailles, constituant la matière de quatre immenses romans, de nombreuses nouvelles et de pièces de théâtre, notamment. Là-dessus, à ses élans juvéniles à jamais inassouvis, Thomas Wolfe alliait des dons d’observation tout à fait hors du commun et une profonde expérience du cœur humain, ayant vécu précocement toutes les contradictions et les souffrances de l’individu accompli.
Il y a la légende de Thomas Wolfe. Celle du jeune provincial d’Asheville (Caroline du Nord) quittant l’univers confiné de sa ville natale pour débarquer dans la galaxie fascinante de New York, décrite avec un lyrisme sans égal. La légende de l’écrivain solitaire travaillant debout à longueur de nuit dans de gros registres posés sur un réfrigérateur, faute de bureau à sa taille, tout en se cravachant à la caféine. Et celle du forcené des errances nocturnes dans la ville immense, dont nous retrouvons des échos bouleversants dans les nouvelles de De la mort au matin. Ou celle, aussi, de sa rencontre providentielle avec l’éditeur Maxwell Perkins, qui eut le double mérite de parier pour son génie et de l’aider à transformer ses manuscrits torrentiels et désordonnés en ouvrages publiables.
Mais l’essentiel de la légende de Thomas Wolfe, c’est évidemment dans son œuvre que nous le découvrons, transposée et magnifiée sous la forme d’une autobiographie incessamment recommencée. Est-ce à dire que l’écrivain s’est borné à se scruter le nombril et à raconter sa vie ? Tout au contraire : car nul n’est plus ouvert à toutes les palpitations du monde que ce « récepteur » ultrasensible, lors même que les faits et toute la geste humaine se parent, sous sa plume, d’une aura mythique.
À la mythologie, Le temps et le fleuve emprunte les titres des huit sections qui le composent, sans pour autant que les noms cités d’Oreste, de Faust, de Télémaque ou d’Antée, notamment, correspondent très strictement au récit et à ses péripéties. Plutôt, il s’agit d’indications poétiques qui signalent peut-être, en outre, l’influence de Joyce sur l’auteur. Avec celui-là, comme le précise Camille Laurent, traducteur, Thomas Wolfe partage la conviction que « ce qui est fascinant, c’est le quotidien, et l’extraordinaire, ce qu’on a sous les yeux ».
Ce qui tisse ainsi les huit cents pages du deuxième livre de l’écrivain américain, qu’on pourrait dire une autofiction épique, c’est l’expérience quotidienne qui fut la sienne entre 1920 et 1925, ponctuée par son arrivée à Harvard, la rencontre déterminante d’Aline Bernstein et un voyage en Europe.
Cela précisé, l’autobiographie se fait poème et roman dès les premières pages du livre, avec la scène des adieux du protagoniste à sa mère, et la prodigieuse évocation de son voyage en train.
Eugène Gant, double romanesque de Thomas Wolfe, et qui était déjà le héros de L’Ange exilé, quitte donc Altamont (Asheville en réalité) pour Harvard, non sans faire étape auprès de son père en train de mourir du cancer. Or, tout le livre sera marqué, conjointement, par le thème joycien de la quête du père et par la recherche d’une identité personnelle et nationale à la fois – car ce voyage au bout de soi-même, à travers les circonstances de la vie, les passions et les vices, les émerveillements et les désillusions, engage de surcroît la destinée de tout un peuple.
Qui sommes-nous, Américains ? se demande aussi bien Thomas Wolfe. Et la question ressaisira toute l’énergie de l’écrivain, persuadé de cela que l’œuvre à faire participe d’une aventure propre au Nouveau-Monde.
Peu connu des lecteurs de langue française, et d’abord parce qu’il fut exécrablement traduit, Thomas Wolfe demeure également, aux Etats-Unis, le grand oublié de la littérature contemporaine. Evoquez son nom dans les universités ou les milieux intellectuels américains et vous verrez quelle petite moue supérieure on opposera à votre enthousiasme.
C’est qu’il est assurément problématique, pour ceux qui accoutument de disséquer les textes, de se faire à ce titan romantique et fort indiscipliné dans ses constructions, dont les élans ne vont pas toujours sans emphase ou répétitions. Au demeurant, seul l’aveuglément ou la méconnaissance peuvent expliquer le terme de « logorrhée » dont on a parfois taxé son style, d’une fermeté et d’un éclat où nous voyons surtout, pour notre part, l’expression de la meilleure vitalité, au temps où le rêve américain faisait encore rêver…
Editions L’Age d’Homme, Le temps et le fleuve, 582p. L'Ange exilé a été réédité, également à L'Age d'Homme, où l'intégralité de l'oeuvre devrait paraître.
Commentaires
Je profite de cette note pour citer ce passage du chapitre XXII qui constitue à mon sens le point culminant du roman. Eugène, le héros, en révolte ouverte contre sa famille - et quelle famille ! - dit à sa mère, Eliza, qui le traite de monstre et lui prédit d’être puni par Dieu s’il y en a un dans le ciel :
« - Oh, il y en a un ! Je suis sûr qu’il y en a un ! s’écria Eugène. Parce que j’ai déjà été puni. Bon Dieu, je vais passer le reste de ma vie à me détacher de vous, à cicatriser et à oublier les blessures que vous m’avez infligées quand j’étais enfant. Mon premier mouvement, une fois sorti du berceau, a été de ramper vers la porte et tout ce que j’ai fait depuis a eu pour but l’évasion. Maintenant, je suis libre, même si vous avez encore des droits sur moi pendant quelques années. Et si je ne suis pas libre, je suis du moins enfermé dans la prison que je me suis faite, mais dans la jungle de ma vie je mettrai de la beauté, je mettrai de l’ordre : je trouverai ma voie, même si cela me prend encore vingt ans, et je la trouverai seul.
- Seul ? dit Eliza, toujours soupçonneuse. Où veux-tu donc aller ?
- Ah, dit-il, tu ne t’en es pas aperçue, hein ? Je suis déjà parti. »
Thomas Wolfe fait apparaître avec une finesse extraordinaire les mécanismes pervers de la manipulation familiale subie par Eugène. Il met en scène les fondements qui sous-tendent leurs échanges, les pièges verbaux et affectifs dont il est la victime.
Par exemple : en finançant une partie de ses études universitaires, la famille d’Eugène estime le tenir et peut ainsi l’humilier tout en gardant bonne conscience. Et comme ils payent, ils ne manquent de lui rappeler ce qu’il leur doit. Sur l’échiquier familial, chaque membre est toujours en position de devoir quelque chose à l’autre. « Tout ce qu’on t’a offert ». L’argument comptable témoigne de l’incapacité des uns et des autres à faire preuve d’empathie. Manière de dire qu’au vu de ce qui a été donné, l’autre doit une reconnaissance et une soumission illimitée à la loi du clan.
Eugène est un monstre au sein de sa famille (le monstre étant ce qui constitue une énigme, une différence incompréhensible). Sa différence les agresse. Les siens sont incapables de le comprendre. Ce qu’il est devenu les offensent. Il est indéchiffrable et constitue par là même une menace contre laquelle ils vont réagir violemment. Ce que ne manque pas de faire Luke, le frère d’Eugène, en l’agressant physiquement. Incompréhension, incapacité à verbaliser, donc à échanger. Les interactions chez les Gant sont pulsionnelles. Oui, Eugène paie cher le prix de sa différence, son devenir d’adulte, la solitude qui résulte de ce qu’il a compris (solitude qui est en même temps sa liberté).
Eugène va faire exploser le vice d’une morale qui sert de vernis et de bonne conscience à cette famille fort peu attachante, si ce n’est le père, sculpteur d’anges et Titan écroulé. (On trouve aux chapitre XXIII une description lapidaire de chaque membre).
Eugène, figure d’adolescent en rébellion, va s’extraire du bourbier familial en parvenant à nommer, à verbaliser, à comprendre la perversion du lien qui les unit – fonction libératrice du langage -, tandis qu’eux grouillent aveuglément dans la méchanceté. Eugène qui se donne rien de moins que la beauté comme issue salvatrice : «… mais dans la jungle de ma vie, je mettrai de la beauté, je mettrai de l’ordre ».
Oui, en parvenant à s’exprimer, il parvient à se réapproprier son destin, à devenir acteur de sa vie. En prenant conscience des liens obscurs qui le lient à sa famille, il entame le nécessaire affranchissement qui est celui que vient à connaître, sous une forme ou sous une autre tout adolescent. Une rupture plus ou moins heureuse, toujours emprunte d’une certaine brutalité, comme lors de toute mue ou toute séparation avec une partie de soi dont il faut se détacher pour poursuivre son chemin. La compréhension acquise par Eugène, cette clarté nouvelle, lui permet de poser une limite sur laquelle s’appuyer pour entamer ce long périple vers soi-même.
Eugène, ange exilé au sein de la famille Gant en quête de soi sur terre. « Ô perdu »… Deux mots qui résument à eux seuls le parcours d’Eugène Gant.
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La citation est tirée du chapitre XX de l’Ange exilé, Editions l’Age d’Homme.
"Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l'obscurité de ses entrailles, nous n'avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l'indicible, l'incommunicable prison de cette Terre. Qui a connu son frère ? Qui d'entre nous a pénétré dans le coeur de son père ? Qui donc n'est à jamais prisonnier de sa prison ? Lequel n'est à jamais un étranger, et seul ?"
Oui c'est le tout grand lyrisme d'un garçon qui a vécu mille vies sans avoir le temps d'en accomplir une seule, qui a pressenti sans doute qu'il fallait tout dire tout de suite, et dont il faut se garder absolument de penser, cependant, qu'il serait un poète désespéré de l'exil ou de la séparation. Nul n'a mieux parlé de l'amour fraternel, et de son père, et de sa mère, et de son clan et de son trou de province d'Altamont où j'ai débarqué une nuit, seul dans la neige et le froid, pour y découvrir une vieille vitrine empoussiérée, minable, dans laquelle se trouvait un pauvre exemplaire défraîchi de Look Homeward, Angel...