Entre poésie à quatre sous et célébration mystique, confusion mondiale et lueurs d’antique sagesse, marchands du temple et tendre innocence, Savoir à majuscule et sentiments minuscules, l’humanité se cherche un sujet de fête commune qui ait du sens. Folie apparente de ce Noël 2020 aux rites perdus, ou tout le contraire, ainsi que le suggère Simplement comme c’est, poème d’une seule phrase signé Vince Fasciani…
Nous fêterions en sage famille la Noël de ce millésime un peu fou, juste cinq pelés et tondues avec l’Enfant et Marie, Joseph le père virtuel et deux figurants genre bergère et roi mage, sans masques mais avec la distance requise et du Bach ou du Dolly Parton sur la Playlist, vraiment le modèle de la sainte famille en son cluster occidental, et la poésie de la Nativité se perpétuerait en ce 24 ou 25 décembre - on ne sait pas trop, disons que le solstice rappellerait, avec l’archaïque célébration du dieu Mithra, le moment propice où, en présence de Vénus au ciel visible, serait advenu le pire et le meilleur en la même nuit, massacre d’innocents et naissance d’un Sauveur présumé de l’humanité mal barrée, cela pour la story magique qui a bel et bien coupé notre temps en deux, avant et après le moment de la crèche…
Poésie de Noël ? Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas célébrer la naissance d’un enfant palestinien, à la fois juif et citoyen du monde, de nature peut-être divine même si l’on n’en sait pas plus qu’un physicien en matière de cantiques ? Pourquoi ne pas se réjouir de se retrouver en famille comme dans notre enfance, même s’il est politiquement correct de détester Noël ? Pourquoi ne pas se souhaiter joyeux Noël au prétexte que ce n’est pas la joie dans les mouroirs d’à côté et les dépotoirs de Lesbos ou de Calais, les ruines d’Alep et de partout où l’on n’a que ses yeux pour pleurer ? Et si ce qu’on appelle la conscience et la confiance avaient autant de droits, non seulement à Noël mais tout le temps et partout, que ce qu’on dénigre sous la formule de «bonne conscience» ?
Au conditionnel de l’enfance, nous serions tous poètes…
Ce que j’entends par poésie, sans savoir trop bien de quoi il s’agit au sens du Savoir à majuscule du spécialiste, serait, « simplement comme c’est », une façon « augmentée » de ressentir notre présence au monde et de l’exprimer en « musique », avec ce « supplément d’âme » qu’on ressent comme une joie - tous ces guillemets suggérant que cette joie simple comme bonjour est aussi subtile en sa substance qu’une molécule d’émotion ou un atome de sentiment pur et que les mots ne la ressaisiront pas mieux qu’une mélodie réduite en chiffres…
J’en viens alors à Simplement comme c’est, le tout récent opuscule d’un poète septuagénaire qui se dit citoyen du monde, au nom de Vince Fasciani, rencontré au petit bonheur de Facebook alors que nous avons publié plusieurs livres à la même enseigne de L’Âge d’Homme sans jamais nous croiser et qu’il vit au bord de l’Arve chère à Georges Haldas.
Cependant, lisant sa Poésie ininterrompue de huitante pages, j’oublie son âge, son état-civil et son origine de Rital helvète pour ne ressentir immédiatement que ça: le présent de la présence, si j’ose dire, au double sens d’un cadeau et d’une évidence immanente.
Tout de suite en effet cette phrase en zigzags non ponctuée coule de source sur la page et se faufile en mince cours d’eau limpide avec ses mots lumineux cristallisés de loin en loin en constatations pensives ou rêveuses, et c’est une humble célébration de tous les jours avec leurs minutes heureuses mais autant de creux et de ces blancs de l’espace-temps que Cézanne réservait de plus en plus dans ses aquarelles comme peintes en suspens dans l’air léger.
Cela à l’air de rien, c’est apparemment le degré zéro de la complication poétique sans être du minimalisme à la sauce blanche, le type qui écrit se dit bel et bien poète mais sans hausser jamais le ton, présent à son « job » en affirmant qu’il « dispose d’un peu de ciel dans son évier », signalant d’emblée qu’un visage suffirait à déplacer l’ordre des choses, et ce sera la présence de l’autre au féminin, ce sera un peu comme à quinze ans quand on a une amoureuse et qu’on brûle d’en parler tout en gardant ce trésor pour soi, car la joie est partout présente, ou le blues qu’il y a forcément au revers de la joie, et la machine à laver qui ronronne et la rue qui bourdonne.
Ce serait donc Noël malgré les galères
L’art du simple est difficile, qui requiert autant de sensibilité fine que de tact verbal et de grâce musicienne, de modestie intérieure et de mesure détaillée avec ou sans solfège et autres rimes – on pense aux sonatines d’Erik Satie et aux fugues perlées de Scarlatti ou au lento dolcissimo de Thelonius Monk -, il y faut de la concentration et autant de légèreté que dans les haïkus et les tankas de Bashô le vieux natté ou de Takuboko l’autre inspiré nippon mort à un âge encore tendre, tout cela procédant universellement de l’état chantant vécu par Haldas penché sur sa table de Chez Saïd comme un Chinois, ou Pessoa dans son bureau de tabac, ou Saba dans sa librairie de Trieste, et le poète de 70 piges à la page 70 de Simplement comme c’est constate que «malgré toutes ces années sur terre» il remarque encore « la nature raffinée et généreuse de sa bonne amie », et tu le prends pour toi, vous le prenez toutes et tous à votre façon comme les « gisements d’or » du cœur de ceux que vous aimez, bref ce serait Noël malgré les galères et comme le poète je vous souhaite de pouvoir dire « je m’apprête à vivre l’enfantement réciproque de moi et du monde », je vous souhaite à toutes et tous de pouvoir dire comme lui « là où un homme peut encore faire quelque chose de sa vie je me porte volontaire », et ça finirait en beauté au plus-que-présent car « la joie de la réalité est le spectacle le plus saisissant du monde » et qu’il n’ y a pas « besoin de fermer les yeux » pour le voir et le croire…
Vince Fasciani, Simplement comme c’est, Poésie ininterrompue Éditions des sables, Genève, 2020.