De « ces choses-là » et de La Chose
À propos de la réalité réelle que nous vivons et de ce qu’on en peut dire. De ce que disent vraiment Proust et, à leur façon, Céline ou Jouhandeau..
Ce vendredi 8 janvier. – Dès la début de la pandémie en cours, j’en ai perçu le tour apocalyptique, au sens propre d'une «révélation », mais pas au sens figuré de la théologie : au sens d’un dévoilement, lequel m’est apparu avant tout comme une mise au jour de l’inanité des idéologies, des théories complotistes ou non, et de tout ce qui fait l’impasse sur la complexité du phénomène et sa réalité bêtement naturelle, si l’on prend la nature comme un grand corps malmené par notre espèce.
Cette idée m’est venue avant ma découverte de La vie dans l’univers du physicien Freeman Dyson, qui n’a fait qu’affermir mon intuition avec des arguments combinant la Science et la Poésie, sans que l’une n’interfère avec l’autre comme l’aurait voulu un Jean Guitton berné par les frères Bogdanov et tant d’adeptes du Nouvel Âge plus ou moins escrocs ou escroqués.
Cela dit on aura vu proliférer, par rapport à la pandémie, cette nouvelle semi-imposture du «débunkage» qui prétend en finir avec le complotisme au moyen de nouveaux arguments ressortissant eux aussi à une idéologie pseudo-scientifique à relents médiatico-politiques, et le serpent de se mordre la queue à l’enseigne d’une déconstruction relançant la fabrication de l’ignorance – le fait restant têtu, comme le rappelle humblement Dyson, selon quoi notre ignorance reste à peu près entière…
CE QU’ON PEUT DIRE. – L’époque est à l’ingénieur et au technicien, comme le rappelle le charmant vulgarisateur qu’incarne Yuval Noah Harari, abusivement taxé de «philosophe», et c’est en somme rassurant qu’on sache à quel guichet s’adresser pour les réclamations, mais la Littérature, la Poésie, l’Art sont autre chose me dis-je en revenant une fois de plus aux trios de Mendelssohn ou au piano de Schubertn avant de reprendre la lecture du Temps retrouvé dont je me demande, tout à trac, ce que signifient les premières vingt pages, jusqu’à l’impayable pastiche de Goncourt...
Que dit Proust entre les lignes en nous bassinant à propos des goûts supposé de Robert de Saint-Jean, passé de Rachel à Morel, des préférences supposées d’Albertine et même de Gilberte, et qu’en a-t-on à fiche de savoir si tel « en est » ou « n'en n’est pas » après les mêmes observations remâchées sur des centaines de pages dans Sodome et Gomorrhe, à croire que Proust n’est qu’un obsédé de ces choses-là ?
En fait plus j’« écoute » le Narrateur et plus j’entends une autre musique, qui est celle non de la conformité moralement ou socialement conforme de ces choses-là, mais de la réalité poétique et musicale de La Chose, qui est essentiellement ce qui est dit vraiment sous l’apparence de ce qui est écrit, à savoir précisément cette musique, et picturale, sensuelle et sexuelle (sans une seule « scène explicite») que Céline feint de ne pas saisir alors qu’il dit autrement la même chose.
Proust selon Céline, on se le rappelle, ce serait l’histoire de ce mec qui consacre cinquante pages à se demander comment Totor va s’y prendre pour enculer ou se faire enculer par Tatave, mais Céline sait très bien, dans sa gouailleuse mauvaise foi, que «ces choses » n’ont à vrai dire rien à voir avec La Chose, qu’il appelle lui-même tantôt « l’émotion » et tantôt la « petite musique ».
LA MARQUE DU GRAND ÉCRIVAIN. – Dans ses Divertissements, Marcel Jouhandeau, à propos de Molière, se demande ce qui caractérise celui que, trop souvent par abus de langage, on qualifie de « grand écrivain ». Et de constater que « les écrivains de qualité pullulent, les écrivains de talent se multiplient à vue d’œil, mais de grands écrivains il n’y en a pas plus de deux ou trois par siècle ». Et de préciser ensuite que deux critères permettent de reconnaître un éventuel grand écrivain , « l’importance du monde qu’il a ressuscité ou créé, comme Saint-Simon, Balzac, Stendhal et Proust, ou bien l’originalité de son style, du moment qu’on ne peut lire une phrase de lui sans la reconnaître pour sienne, comme il arrive en présence d’une ligne de Pascal, de Chateaubriand, de Chamfort ou de Jules Renard », et l’on pourrait ajouter : de Céline, ou encore: de Jouhandeau lui-même.
De la même façon, lisant les évocations furieusement érotiques de Jouhandeau le catho grand seigneur de souche terrienne et de goûts particulier, dans ses Pages égarées sublimement dévolues à la glorification du cul et de la flamberge, je me dis que là non plus ce n’est pas de « ces choses » passionnant les tabloïds qu’il est question là, mais de La Chose qui est affaire de monde recréé et de musique…
Freeman J. Dyson, La vie dans l'univers, réflexions d'un physicien. Gallimard, 2009.
Marcel Jouhandeau. Divertissements, Gallimard 1965; Pages égarées, Pauvert 1980.