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Livre - Page 47

  • Jean-Paul

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    (Notes d’hosto VII)

    22. Jean-Paul a quitté ce matin la chambre 426 que nous partagions depuis une semaine à l'unité Fleurs du HRV, et son geste de m’embrasser en me quittant m’a fait un peu honte. De fait nous nous sommes quittés sans rien savoir l’un de l’autre que nos prénoms. De notre grande chambre, c’est moi qui avait la belle partie, avec une table à écrire et vue par la vaste baie sur le ciel et le jardin suspendu , tandis que Jean -Paul était confiné derrière le paravent de séparation, avec la télé pour seule fenêtre. Donc nous nous sommes embrassés et souhaité bonne suite, il m’a dit « faut s’accrocher ! » et je lui ai répondu «courage jeune homme !» alors qu’il a l’air encore plus décati que moi, et ce n’est qu’après son départ que j’ai découvert son nom et son âge sur l’étiquette de son armoire perso: 1946,un an de plus que moi, un vrai croulant! Mais il était déjà parti et je me suis traité de nul.

    23. Qui était Jean Paul ? J’ai été le premier à lui tendre la main et à lui dire mon prénom, il m’a dit le sien et ça a été à peu près tout ce que nous nous sommes dits l’un à l’autre à part les amabilités d’usage et les regards croisés quand je passais de mon côté du paravent au sien, sinon rien. Il est vrai qu’il passait la journée à regarder la télé avec un casque sur les oreilles et que de mon côté je lisais ou écrivais quand je ne regardais pas un film sur mon laptop. N’empêche que j’aurais eu maintes occasions, non pas de rompre la glace puisque notre non-rapport n'était même pas froid, mais de passer le cap des formules toutes faites à un embryon de conversation ou nous eussions fait connaissance, mais non: j’ai passé une semaine avec un type victime du même accident cardiaque que moi et j’ai été infoutu de lui dire plus que des platitudes auxquelles il répondait comme en écho: « Que oui, c’est sûr, faut ce qu’y faut, c’est comme ça» deux vrais cons aussi taiseux que timides en apparence, sauf que celle-ci n’était sûrement qu’une fausse apparence.

    24. Jean -Paul a-t-il regretté que je ne fasse pas un pas de plus vers lui ? A-t-il été étonné du fait que pas un instant je n’allume la télé de mon côté ? M’a-t-il vu lire ou a-t-il entendu mes longues conversations pas taiseuses du tout ni timides malgré son casque ? Je n’en sais rien . Lui non plus n’a pas cherché à me faire parler, mais peut-être était-il, lui, un vrai timide, et peut-être regrette-t-Il lui aussi cette non rencontre puisque c’est lui qui a eu ce geste d’accolade qui m’a surpris et a suscité ma honte.
    Or celle-ci me dit quelque chose et peut-être est-cela seul qui compte à l’instant sous nos deux écrans de télé éteints ? Peut- être est-ce la Leçon du jour, pour parler comme un aumônier d'hosto ? Deux crises cardiaques qui feraient que deux vieux cons se parlassent ? Une vraie conquête de la médecine douce! En tout cas si l'on me renvoie un nouveau Jean-Paul de l'autre coté du paravent, pas que je le loupe !

    Peinture: Claude Verlinde.

  • Pas de quoi rire ?

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    (Notes d’hosto Vl)

    19. Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique. Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .

    20. Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...

    21. Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater ensuite d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

    (À suivre au prochain numéro)

     
  • Cris et chuchotements

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    (Notes d’hosto VI)

    16. L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...

    17. Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.

    18. Les nuits en prison, je ne les connais encore que par la télé, mais a l’hôpital ça a un son particulier, un silence jamais absolu, surtout dans un établissement comme celui-ci ou tout communique à l’horizontale et en dédale à multiples échos proches ou lointains, et ça chuchote donc un peu partout et tout le temps; mais hier soir là-bas, très loin (le bâtiment fait 800 mètres de longueur) ça été de la folie avec une querelle qui s’est prolongée vers minuit entre deux voix de vraies furies juste atténuées par la distance, et tout à coup plus rien - dans une prison ça se serait soldé par du sang sur le carreau, mais à l’hôpital les cris sont assez vite étouffés à ce qu'il semble - avec des oreillers ?

    (Suite au prochain numéro)

     
  • Aléas de métier

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    (Notes d’hosto V)

    13. Durant mon premier transfert en ambulance, d’un hosto tout neuf mais pas encore appareillé en matière de coronarographie, à l’autre oùje devais subir une angioplastie, trimballé couché à travers les coteaux enchanteurs de Lavaux classés au Patrimoine de l'Humanité, j’ai appris, par l’ambulancière quinqua sympa qui m’accompagnait , que, vingt-cinq ans plus tôt, ses journées de jeune mère (deux enfants) s’étaient partagées entre ceux-ci et les accidentés de la route: «C’est sûr que c’était des fois dur dur, mais on s’y fait, et quand on a la vocation, ma foi on y va»...

    14. Mon amie Hélène, enceinte de Léo avant d’avoir fini sa médecine, me disait qu’elle avait appris à se «dédoubler plus ou moins», comme elle disait, en disséquant les enfants morts-nés à l’institut d’anatomie pathologique, et je me souviens que l’activité en question était appelée le «décadage», et qu’elle avait donc droit au titre de «décadeuse»...

    15. La nuit précédant notre course à l’arête des Papillons, sous la tente de bivouac que nous avions dressée au Plan de l’Aiguille, Reynald m’a parlé de ses expérience de chef de clinique au service de chirurgie dirigé par le professeur Saegesser, et notamment du paradoxe qui faisait que les suicides étaient rares chez les patients les plus mal barrés, alors que l’un d’eux, auquel il venait d’annoncer qu’il allait s'en tirer, s’était jeté par la fenêtre du huitième la nuit suivante - et Reynald s’est tué un mois après dans les séracs du Mont Dolent bien nommé, fracassant du même coup la vie d'Hélène, de Léo et de Mélanie la petite dernière...

    (Suite au prochain numéro)

  • Pudeur et distance

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    Unknown-2.jpeg(Notes d’hosto IV)

    10. Le journal intime en langue française le plus bouleversant, à ma connaissance, est celui de Jean Colin d’Amiens, tenu par ce jeune peintre au fil des dernières années de sa courte vie, où il parle beaucoup de son travail, de plus en plus perturbé par la maladie dégénérative incurable dont il souffrait (sclérose latérale amyotrophique, dite maladie de Charcot), beaucoup des maîtres de la peinture qui enrichissaient sa vision personnelle, beaucoup aussi mais en toute discrétion du seul et dernier amour qu’il connut pour une jeune Polonaise qui l’épousa à l’article de la mort. Admirable de délicatesse et de courage, ce journal évoque aussi la présence amicale de Julien Green et, surtout, celle du tendre mentor que fut, pour Jean Colin, le peintre polonais Joseph Czapski qui avait passé la cinquantaine en ces années 50 finissantes et considérait lui-même le jeune homme comme son seul confident digne d'une absolue confiance.

    11. Le journal de Czapski , comptant 270 cahiers, se distingue du «diarisme» ordinaire par sa forme éclatée d’immense patchwork de texte et de dessins, mais une voix tout à fait personnelle s’y fait entendre, et la part intime passe aussi par les dessins, notamment les portraits d’hommes endormis dont les premiers datent de la captivité dans les camps soviétiques, et qui reviennent en motif émouvant.78267352_10221590258412652_3665714540860932096_n.jpg

    12. Travaillant un jour à un autoportrait, Jean Colin s’impatiente tout à coup en parlant de «pornographie» à propos de sa démarche et de son résultat, alors même qu’il n’y avait pas chez lui trace du moindre narcissisme ni d’aucun trouble de type auto-érotique ; cependant son exigence ascétique , sa haute spiritualité, et sa fragilité physique croissante lui rendant chaque geste de plus en plus difficile , l’auront amené à ressentir son regard sur lui-même comme une indécence - le comble pour une âme aussi pure...

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    (Suite au prochain numéro)

  • Intimité en Open Space

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    7. L’architecture très lumineuse constituant l’immense damier-dédale du nouvel hôpital régional du Chablais-Riviera donne l’ impression très singulière et très rare que tout y est conçu pour la circulation fluide des soignants, beaucoup de portes de chambres restant ouvertes et beaucoup de patients capables de le faire déambulant d’une unité à l’autre, de Fleurs a Horizon ou de Lac à Jardin. Moi qui ai détesté le concept d’Open Space de certaines rédactions - j’en fais une évocation gratinée dans mon dernier livre - , je me suis tout de suite senti chez moi dans ces beaux espaces très ouverts et protégeant l’intimité de chacun , où les soignants semblent parfois glisser ou patiner alors qu’ils s’activent diligemment , et quand j’écris soignants c’est très majoritairement de soignantes de tous les grades et nationalités qu’il s’agit .

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    8. Que serait un hôpital aussi gigantesque sans les soignantes et les soignants ? Rien. Bien entendu les médecins sont eux aussi méritants et parfois plus , mais ils sont visibles à tout coup, tandis que les soignants restent souvent inaperçus. Évoquant l’autre nuit, avec un infirmier originaire de Biasca, la dimension restée très humaine, voire parfois complice ou même affectueuse du rapport liant ici patients et soignants, il n’hésita pas à me lancer avec une sorte de fierté moqueuse : « Grâce à nous », et de me parler de l’envers du décor bureaucratique de l’entreprise ou des fonctionnaires comptant leur heures y vont de leurs directives implacables. Ce Flavio tessinois s’est gardé de me dire, sans me connaître, qu’il estimait le travail des soignants sous-payés, mais mon opinion est faite depuis les années où, au vif agacement de mes confrères, j’affirmais que les journalistes étaient beaucoup trop payés et les soignants pas du tout assez.

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    9. Après une semaine d’hosto ou je suis entré en urgence , voituré par ma bonne amie, j’ai retrouvé grâce aux soignantes (Marine de Liège, Carole du Gers, Maria de Porto, et les Flavio et José que je n’oublie pas ) cette espèce d’intimité «ouverte» et nullement collante ou indiscrète de la vraie relation humaine.
    Lorsqu’on demandait à Ella Maillart quelle heure il était : elle répondait : il est maintenant. Et maintenant, ce 7 décembre 2019 dans la chambre 426 que je partage avec un cardiopathe frère humain très amateur de karaoké et de jeux télévisés, il est bientôt onze heures du soir et donc bonsoir la soignante qui s’approche toute masquée pour me piquer avec un sourire timide que ne sauront reproduire les robotes de l’Avenir Transhumain..

    (Suite au prochain numéro)

  • Journaux intimes

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    (Notes d’hosto, II)

    4. Le genre est souvent décrié par les écrivains qui-se-respectent, surtout en France, considéré comme un sous-produit littéraire juste bon à occuper les après-midi des bourgeoises grandes ou petites, ou les nuits lunaires des adolescents tourmentés ; et le répertoire des imbécillités proférées, surtout en France, contre le Journal intime d’Amiel, en dit long sur l’espèce de déni d’intérêt marqué envers toute forme d’introspection, surtout en France ; en Suisse romande, la triple filiation de Rousseau, du protestantisme et du romantisme allemand a fait que le genre en question se trouve beaucoup mieux accepté, comme il en va dans la Russie de Tolstoï (premier admirateur d’Amiel) et l’Angleterre de Virgina Woolf & Company.

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    5. Bien avant la découverte d’Amiel, la lecture des Journaliers de Marcel Jouhandeau m’a passionné vers l’âge de dix-huit ans, qui relèvent plutôt des carnets quotidiens, tels que je les pratique depuis le même âge à peu près et dont j’ai déposé un premier lot de plus de 200 volumes aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale. Paul Morand et son ami Jacques Chardonne qualifiaient de « pipi » les carnets de Jouhandeau, injustice crasse assez typique de grands écrivains peu portés au « déballage » intime, mais l’on peut comprendre que le théâtre privé du cher Marcel, entre son Elise de plus en plus acariâtre et ses excursions dans les bordels de messieurs puisse lasser (ça a été mon cas) alors que sa formidable comédie humaine de province respire plus largement ; et puis, à côté d’un « pur amour » plutôt douteux invoqué les yeux au ciel à propos de ses impossibles amours masculines de vieux prince catho, un vrai courant de tendresse court à travers ses carnets, notamment à propos du petit Marc et de sa mère Céline ; enfin le style sans pareil de Jouhandeau irradie une intimité profonde à peu près sans pareille dans la littérature française, Julien Green excepté.

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    6. Le « journal » qui sonde le plus profondément l’intimité de son auteur, sans être un journal intime à proprement parler, est constitué par les « feuilles tombées » du Russe Vassili Rozanov, lequel parle de sexe, au sens de l’espèce et dans une visée plus juive que chrétienne, sans évoquer jamais le moindre détail de sa vie personnelle. Ce que j’entends par intimité est vécu par Rozanov à fleur de sentiments, de pensée et d’expression, nous entendons sa « voix » intime comme nous entendons celles de Jouhandeau ou de Julien Green, de Virgina Woolf, de Kathleen Mansfield ou de Monique Saint-Hélier, et naturellement la voix de Proust même si la Recherche est un immense journal intime différé dont l’ouverture à l’extime marque la même transmutation qui s’observe dans le passage du Journal de Julien Green à ses romans.

    (Suite au prochain numéro)

     
  • Ceux qui ne transigent pas

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    Celui qui explique aux parents de ses lycéens que le créationnisme est une doctrine imaginée en sept jours lors d’un séminaire sur l’évolution interrompu par une soudaine panne d’électricité dans tout le comté / Celle qui croit aux miracles quand on peut les géo-localiser au niveau du diocèse / Ceux qui refusent l’idée même que des mitochondries les ont précédés sur terre avant même qu’Adam le Glébeux ne fasse sa première demande à cette bonne vieille Eva encore vierge dans le Jardin de l’époque / Celui qui commence volontiers ses cours d’histoire naturelle par des citations de la Genèse et du Kama Sutra pour témoigner de son respect des croyances n’excluant pas selon lui l’Unique Vérité de la science dure / Celle qui s’accroche avec passion à celui en lequel elle devine un relent de positivisme et mérite selon elle d’être arraché aux griffes de Satan / Ceux qui se font détester des sectateurs de la Bonne Semence dont la prise de pouvoir sur Le Courrier des lecteurs du quotidien local se trouve par eux raillée avec force lazzis et horions / Celui qui prépare le cadavre de son ancien prof de biologie qui exigeait une crémation immédiate différée pour la présentation à la communauté de cet ancien enseignant darwinien viré du lycée mais soumis aux mêmes règles de politesse funéraire que tout un chacun et chacune / Celle qui ne trouve qu’un tract posthume anticlérical dans les papiers laissés par son conjoint toujours monté contre les croyants et pas un mot pour elle qui ne croyait pas plus que lui tout en restant une fille de quaker évitant les histoires / Ceux dont on conserve le corps embaumé dans la chambre froide où le saumon fumé lui rappellera peut-être ses folles partie de pêche avec ses bottes également prêtes pour le grand retour,etc.

    (Ces lignes légèrement persifleuses découlent de l lecture de la nouvelle tendre et grinçante d’Alice Munro intitulée Le réconfort - liste établie aux soins intensifs de l'hôpital de Rennaz où séjourne l'auteur après une entourloupe cardiaque...)

  • Expériences de l'intime

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    (Notes d’hosto à la division Fleurs du nouvel établissement hospitalier de Chablais-La Riviera, sous l’écran en mode veilleuse marqué Fréquence Banane)

    1. Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés. Ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane. Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre, je commence donc à prendre cette série de notes sur mon smartphone que je développerai ensuite sur mon laptop via le Cloud - yes oldie c comme ça qu’on cause aujourd’hui...

    2. La défense de notre immunité personnelle est mon thème plus actuel que jamais, qui prend sa source dans mon expérience particulière de l’intime, en totale opposition avec l’indifférenciation se développant comme un cancer par effet de meute. La meute m’apparaît aujourd’hui comme l’Ennemi par excellence, dont le langage s’est dégradé en abjecte jactance. Les réseaux dits sociaux, qui sont pour l’essentiel le contraire d’une société liée, sont devenus le lieu de la meute ennemie de toute intimité et de toute parole personnelle, mais c’est bel bien sur Facebook que je vais publier ces notes...

    3. Par intimité j’entends le noyau, dur et très doux à la fois, de la Personne, dont la majuscule suggère Ici qu’elle nous englobe tous dans notre unicité personnelle.

    (Suite au prochain numéro)

  • Vendange tardive

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       images-4.jpeg      (A propos du Journal intégral de Julien Green et de son génie de romancier. Feuilleton de lecture )

    Il y a plus de vingt ans que Julien Green, né avec le XXe siècle, a quitté ce bas monde , en laissant une œuvre dont je n’avais encore qu’une vague idée il y a un mois de ça, étant resté sur le seuil de deux ou trois romans (à savoir Moïra, Adrienne Mesurat et Le visionnaire) que j’avais achetés en édition de poche dans les années 60 et qui ne m’avaient pas «accroché », sans que je ne me l’explique aujourd’hui ni ne me le reproche d’ailleurs: cela s’est fait comme ça, et lorsque Robert de Saint-Jean, compagnon du grand écrivain que j’avais rencontré à propos d’un livre de mémoires qu’il avait publié à la fin des années 8o, s’était inquiété de savoir ce que je pensai de l’œuvre de son ami, je n’ai su trop quoi lu répondre et l’ai probablement étonné et peiné alors que je portais tant de vive et admirative attention à son livre à lui. 

    Or voici que, récemment, lisant les lettres échangées par Joseph Czapski et son jeune ami Jean Colin, peintre lui aussi, je tombe à plusieurs reprises sur le nom de Julien Green, qui s’intéresse aux œuvres respectives de deux amis et déclare, après avoir visité une exposition parisienne de Czapski, que les toiles de celui-ci sont « encore plus lugubres» que ses romans...

    Sur quoi, me trouvant de passage à Paris pour quelques jours, et retrouvant un soir mon ami Roland Jaccard, j’apprends par celui-ci qu’une nouvelle édition complète non expurgée du journal de Green vient de paraître dans la collection Bouquins, à laquelle il vient de consacrer deux pages dans le magazine Causeursous un titre accrocheur que je trouve aussitôt du pire mauvais goût : « Julien Green, un esthète des pissotieres+, ce que je reproche aussit’ot à l’infâme Roland dont je ne savais pas, au demeurant, qu’il a bien connu l’écrivain - d’où l’intérêt de son témoignage au titre si réducteur. 

    Mais fallait -Il publier le journal intégral de Julien Green, où tout ce que l’auteur en avait estimé inpubliable de som vivant - notammment à propos de ses cavalcades sexuelles de jeune homme et de maints portraits de ses pairs écrivains joyeusement brocardés - avait été expurgé, alors même qu’il autorisait ses héritiers à le divulguer post mortem pour qu’on sache tout de lui ?

    L’un de nos amis communs - Pierre-Guillaume de Roux-, qui trouve lui aussi calamiteux le titre de notre affreux-jojo, se jure de s’en tenir à la version de La Pléiade, estimant que notre «part d’ombre » n’a pas à être dévoilée et aujourd’hui moins que jamais où tout devient pâture de la meute.

    Quant à moi, ayant bel et bien acquis le volume en question et m’étant plongé avec la plus vive attention, parallèlement à un retour aux romans, dans ce journal dont me frappe aussitôt l’exigence totale d’honnêteté et de sincérité sans fard, je ne suis ni particulièrement intéressé ni choqué non plus par les «passages» relevant de la vie privée de ce digne garçon très corseté en apparence et passablement dévergondé à ses heures - et après ?

    Après il y a la vie, il y a les autres et il y’a l’amour. Par respect pour les vivants, à commencer par ses proches, Julien Green a trié ce qui est publiable et ce qui ne l’est pas. Faut-il le lui reprocher ? Bien sûr que non. Lorsque Gide le presse d’être plus explicite, après avoir reproché à Proust de travestir sa passion sous les traits d’Albertine, Julien Green exprime son mépris à l’égard de ce goût du scandale manifesté par le vieux faune dont les expression du désir et de la passion amoureuse restent bien guindées dans ses romans. Il en va tout autrement chez l’auteur de Moïra,dont le calme apparent n’exclut pas de terribles passions et des pics de violence.

    Ceci dit, il reste intéressant, pour une lectrice ou un lecteur libres d’esprit, de découvrir une partie de la vie sexuelle de l’écrivain, indéniablement frénétique par moments, et dont les détails et les mots sont aussi crus que ceux duJournal particulier de Paul Léautaud , avec un aperçu parfois gratiné des coulisses du monde littéraire et culturel parisien des années 20 à 40 et cent anecdotes , cent portraits, cent croquis de mœurs rappelant ceux du Journal de Jules Renard dont la partie scabreuse a été détruite par Madame.

    Il n’y a pas de Madame chez Green mais un compagnon, dès l’année 194, dont la présence irradie un amour profond et durable de très haute volée affective et intellectuelle qui n’exclut pas , durant leurs annnées de jeunesse les rencontres sensuelles latérales ou la petite musique en trio .

    De quoi grimacer ou se féliciter de cette «sortie de placard», pour user d’une formule actuelle qui ne signifie à peu près rien pour un romancier tel que Julien Green ? À vrai dire celui-ci rappelle très justement, à propos de L’amant de Lady Chatterley, que parler de sexe comme le fait D.H. Lawrence, relève d’un anti-puritanisme qui est encore une façon de donner trop d’importance à la chose, dont il entend parler lui, avec rigueur précision, appelant un cul un cul et dans les limites de ce qu’elle est - ce que Léon Bloy appelait « la petite secousse » alors que l’amour est autre chose.

    Dès les premières années de son journal (il entre alors dans sa vingtaine), Julien Green m’a captivé pour des raisons qui ont peu à voir avec ses goûts et autres pratiques sexuels, alors qu’il multiplie les observations pénétrantes sur L’Amérique, l’Histoire, la littérature en général et ses travaux personnels en cours, dans une langue parfaite de simplicité et de sereine lucidité ;  et tout naturellement le besoin m’est venu de passer de cette base des faits aux projections de la fiction, et la nouveau choc : Moïra!

    Avant d'en venir à cette fascinante plongée au cœur de la psychologie tourmentée d’une espèce de fou de Dieu dont le refoulement explose soudain, je note encore la saisissante maturité du jeune auteur du journal tout en me rappelant qu’il a perdu sa mère à quatorze ans, sans doute un énorme déchirement, et qu’il a vu la guerre de près - et plus tard Malraux, constatant l’inconsistance d’une certaine jeune littérature, dans les années 30-40, évoquera avec Green cette expérience cruciale pour un écrivain qu’est la guerre, comme Céline l’aura prouvé mieux que personne…

    (À suivre…)

     

     

  • Proust contre le désespoir

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    Lorsque Joseph Czapski racontait la duchesse de Guermantes aux prisonniers du goulag.

    Il y a vingt ans paraissait, à Lausanne, un livre à la fois émouvant et pénétrant, intitulé Proust contre la déchéance et constitué de causeries improvisée entre 1941 et 1942 par le peintre polonais Joseph Czapski, devant ses camarades prisonniers du camp soviétique de Griaziowietz.
    Après la déportation de quatre mille officiers polonais dans le camp de Starobielsk, près de Kharkov, depuis octobre 1939 jusqu’au printemps 1940, quatre cents d’entre eux furent déplacés à Griaziowietz, qui survécurent au contraire de leurs autres compagnons de captivité. Czapski lui-même fut l’un des rares rescapés du massacre de Katyn.
    Officier sans arme en sa qualité de pacifiste, Czapski explique pourquoi, afin de surmonter leur abattement et leur angoisse, les prisonniers polonais imaginèrent de se donner mutuellement des cours ou des conférences, selon le savoir et les compétences de chacun. Tandis que d’autres parlaient d’histoire, de philosophie, de science ou d’alpinisme, Czapski lui-même fit une série d’exposés sur la peinture française et polonais, ainsi que sur la littérature française.
    « Je vois encore mes camaraedes entassés sous les portraits de Marx, Engels et Lénine, harassés après un travail dans un froid qui descendait jusqu’à quarante-cinq degrés sous zéro, qui écoutaient nos conférences sur des thèmes tellement éloignés de notre réalité d’alors. Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée passée dans la neige et le froid, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire ».
    4700fd8071a5456a5c5562f46c737b66.jpgC’est en 1924 que, venant à Paris, Joseph Czapski découvrit le premier volume d’A la recherche du temps perdu, mais ce ne fut qu’à la lecture d’Albertine disparue qu’il se plongea dans l’univers proustien avec passion, profitant d’une longue maladie pour lire l’œuvre entière. La maladie de Proust est d’ailleurs très présente dans la présentation qu’il fait de son entrée en littérature, soulignant en outre le séisme qu’a représenté la mort de la mère.
    Artiste lui-même, dont la première partie de l’œuvre disparaîtra presque entièrement dans les ruines de la guerre, Joseph Czapski est sensible à la transmutation d’une vie si précaire en œuvre filtrée : « La lente et douloureuse transformation de l’homme passionnel et étroitement égoïste en homme qui se donne absolument à une œuvre qui le dévore, le détruit, vivant de son sang, est un procès qui se pose devant chaque créateur ». Et de comparer alors Proust à Conrad « quittant définitivement la mer pour entreprendre l’immense labeur de son œuvre littéraire ».
    Comme une mise en abyme, la remémoration de La Recherche par un prisonnier de guerre gravement atteint dans sa santé, sans livres ni documents à sa disposition, est elle-même une véritable création, et d’autant plus que Czapski n’est ni philosophe (il s’en excuse) ni critique professionnel (il en surclasse plus d’un…), mais lecteur et artiste, qui met en valeur la nouveauté de la phrase et de la forme proustienne tout en ramenant son théâtre prodigieux à la filiation de Saint-Simon et de Balzac, mais à l’opposé du « naturalisme sous la loupe » qu’on a prétendu.
    Un lecteur qui n’a jamais lu Proust découvrira, dans ce livre miraculeusement arraché à la déchéance, un chemin tracé vers un auteur qu’on a dit, à tort, réservé aux élites ou entaché de snobisme mondain. Czapski l'éclaire avec une intelligente simplicité, visant ensuite au plus profond. Ainsi, tout en relevant le fait que le mot « Dieu » n’est jamais écrit dans les milliers de pages de La Recherche, observe-t-il ceci que « quand même et peut-être juste à cause de cela, cette apothéose de toutes les joies passagères de la vie nous laisse un goût de cendre « pascalien » dans la bouche. »
    Un jour que je m’émerveillais, en présence du Czapski octogénaire, du fait que jamais, à lire ses écrits terribles (à commencer par Terre inhumaine, son récit de voyage à travers le goulag) il ne donnât l’impression d’avoir été tenté par le désespoir, il me répondit que non: que la vie des camps lui avait parut moins désespérante que la souffrance d’un premier chagrin d’amour à vingt ans, toute pareil à la détresse du Narrateur après la disparition d'Albertine...
    6b4b5773a27cfc256c29d2b28324049e.jpgJoseph Czapski. Proust contre la déchéance. Conférences au camp de Griazowiecz. Editions Noir sur Blanc. Lausanne, 1987. Le livre vient d'être réédité sous une nouvelle couverture, chez le même éditeur.

    Images: manuscrit de la conférence, et peinture de Joseph Czapski

    A voir aussi: le dernier film d'Andzej Wajda, consacré à la tragédie de Katyn, disponible sur DVD.

  • Entre le loup et le papillon

     

    nabokov.jpg(Sur les ailes de la mémoire)

    Il fut l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Citoyen du monde, il avait fait de la poésie sa patrie. Diverses publications illustrent les multiples aspects de son génie...

     

    Vladimir Nabokov, que les jeux mimétiques des papillons émerveillaient, pensait que «l'art tout entier est illusion, comme d'ailleurs la nature» qu'il taxait d'«excellente tricheuse». images-1.jpeg

    Illusionniste dès son enfance, il associait l'origine de la poésie à une menterie initiale, qu'il illustrait ainsi dans un entretien de la BBC datant de 1962: «J'ai toujours pensé que la poésie est née lorsqu'un petit garçon des cavernes est revenu en courant à travers l'herbe haute vers la grotte en criant dans sa course: «Un loup, un loup!» alors qu'il n'y avait pas de loup. Ses babouins de parents, chez qui on ne plaisantait pas avec la vérité, lui donnèrent une raclée, sans aucun doute, mais la poésie était née — une mystification était née dans les herbes hautes.»

    Est-ce à dire que l'art de Nabokov se réduise à une mystification? L'auteur de Lolita ne fut-il qu'un brillant manipulateur de chimères se complaisant dans son palais de reflets au mépris de la réalité souffrante? Ne sera-t-il jamais sorti de la tour d'ivoire des littérateurs prônant «l'art pour l'art»?

    De telles questions renvoient à une série de malentendus souvent entretenus, avec une malice hautaine, par l'écrivain lui-même qui fuyait, en multipliant les pirouettes, tout ce qui ressemblait à un lieu commun ou à ce fatras de vérités à bon marché dont regorge le discours commun et qu'il qualifiait du terme russe mal traduisible de «pochlost», désignant «une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d'imitations, des «profondeurs» en carton-pâte».

    Position décentrée

    Plus précisément, dans la littérature contemporaine, Nabokov visait «le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous». vladd.jpg

    Cette opposition farouche à certain esprit du temps ne se limitait pas, pour autant, à la position réactionnaire d'un esthète coupé de la réalité et de la vie, non plus que d'un cynique insoucieux de la tragédie contemporaine. Bien au contraire, elle procédait d'une expérience existentielle marquée par la cruauté et la bêtise des hommes.

    L'effondrement de la Russie, que son père (grande figure du libéralisme russe, assasiné) s'efforça d'empêcher au plus haut niveau contre l'autocratie bornée et la fureur révolutionnaire, puis l'exil et la pauvreté, ont été autant d'épreuves qui fondent la perception du monde et les opinions de Nabokov, jamais soumis à aucune idéologie ni à quelque parti politique que ce soit.

    Pratiquant un décentrage systématique, jamais il ne sacrifiera non plus aux opinions générales, bonnes selon lui pour «la gazette d'hier». Or cela ne signifie pas pour autant qu'il se désintéresse de la «réalité», dont ses livres constituent une exploration subjective et jubilatoire inépuisable.

    «Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, expliquait-il, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent est inextinguible, inaccessible.»

    Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en Dieu, Vladimir Nabokov que son père avait libéré très tôt de l'obligation de fréquenter l'église (où il s'ennuyait ferme), répondait qu'il en savait plus à ce propos que ce qu'il pouvait exprimer avec des mots, comme si le mystère du monde dépassait les pouvoirs du langage.

    Dans sa remarquable introduction au premier volume des Œuvres romanesques complètes, Maurice Couturier montre bien, cependant, que ces propos ne sauraient faire conclure (comme s'y emploient depuis peu certains critiques) qu'il y avait du métaphysicien, voire du mystique en puissance chez Nabokov, tout en soulignant le prodigieux pouvoir d'éveil de la sensibilité et de l'intelligence de son œuvre, marquée au sceau du plaisir sensuel et ponctuée d'éclats de rire.

    Œuvres romanesques complètes I. Introduction par Maurice Couturier. Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard, 1720 pp.

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    Etincelant Arlequin

    Romancier prodigieusement inventif et mémorialiste admirable (rappelons le merveilleux Autres rivages), Nabokov fut également un poète (un recueil de ses Poèmes et Problèmes d'échecs a paru chez Gallimard) et un maître de la nouvelle, ainsi qu'un critique aux jugements redoutables. Du nouvelliste, nous avions découvert l'art au fil des recueils publiés chez Julliard (notamment Mademoiselle 0, évoquant sa gouvernante vaudoise) ou chez Gallimard (La Vénitienne) ces vingt dernières années.

    A l'occasion du centenaire de Nabokov, son fils Dmitri a réuni, pour la première fois, les nouvelles en un seul volume, soit 67 pièces organisées par ordre chronologique. Simultanément reparaît un autre recueil, initialement publié sous le titre d'Intransigeances, et réintitulé Partis pris, des entretiens donnés par Nabokov à travers les années, dûment corrigés ou arrangés par lui, qui constituent une source passionnante de jugements sur son œuvre et son travail.

    À ces conversations savoureuses s'ajoutent onze «lettres aux rédacteurs» où s'exerce la faconde furibarde (et drolatique) du censeur (contre l'éditeur français de Lolita, Sartre ou ses détracteurs), et cinq articles de lépidoptérologie où Nabokov reste, comme partout, écrivain jusqu'au bout des ailes...

    Vladimir Nabokov: Nouvelles. Edition complète et chronologique. Laffont, Collection Pavillons, 779 pp. Partis Pris. Laffont, collection Pavillons, 300 pp.

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    Vera la muse

    Les épouses de très grands écrivains ne jouent que rarement un rôle de premier plan, sauf post mortem, en veuves plus ou moins abusives.

    Avec Véra Nabokov, il en va tout autrement, dont l'amour et la présence, mais aussi le soutien concret voué à celui qu'elle considéra d'emblée comme le plus grand écrivain de sa génération, justifient sans doute la biographie détaillée et instructive que lui a consacrée Stacy Schiff.

    D'innombrables témoins ont dit la complicité tendre des Nabokov, qui semblaient encore deux enfants acoquinés jusque  dans leur grand âge.

    «Non seulement ils étaient inséparables, écrit la biographe, mais leurs phrases fusionnaient, à l'écrit comme à l'oral.» Cette relation avait débuté au temps des vaches maigres, à Berlin, où Véra Evseïeva Slonim avait trouvé refuge et rencontra Vladimir en 1923.

    D'ascendance juive, elle fuit avec lui l'Allemagne nazie pour la France et les Etats-Unis. Très intelligente et cultivée, Véra Nabokov ne fut en rien l'esclave soumise de son génie d'époux. Sa biographie nous en apprend beaucoup sur les difficultés matérielles rencontrées par lecouple, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, que Véra l'aida à surmonter de manière décisive.

    Supervisant l'héritage de son mari avec une rigueur taxée d'«omnisciente» par son fils. Véra Nabokov (décédée à Vevey en 1991) n'avait rien pour autant du bas-bleu ou du «dragon». La figure que restitue Stacy Schiff est à la fois imposante et nuancée de nabokovienne malice. 

    Stacy Schiff: Véra Nabokov. Grasset, 455 pp.

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  • Ceux qui se perdent

     

    Celui qui a constaté l'apparition du 174-cinemovies-4c0-cfa-5984457df7157b936d1b8ecd5f-movies-119511-9.jpgpremier post-it marqué COUTEAUX sur le tiroir aux couteaux / Celle qui téléphone de la cabine du café pour demander comment ramener la cabine / Ceux qui ont soudain peur de comprendre / Celui qui estime que ça ne peut arriver à des croyants sincères / Celle qui a toujours trouvé cette femme un peu spéciale / Ceux qui considèrent la chose comme une expérience à partager hélas / Celui qui aurait préféré que ça lui arrive le premier / Celle qui se laisse emmener comme en vacances / Ceux qui ont été de jeunes amants puis de vieux amants sans savoir maintenant comment se le dire / Celui qui explique à sa fille Agathe que sa mère ne le fait pas contre elle / Celle qui dit Hello à ce type qui prétend ensuite l'avoir épousée et vient de changer de voiture / Ceux qui font jaser dans l'Institution par leur façon d'être toujours ensemble à grignoter / Celui qui la regarde le regarder avec un muet reproche / Celle qui aurait pu vivre sa vie avec l'autre qui ne la dérange pas / Ceux qui se sont découvert un goût commun pour les émissions de conso / Celui qui se rappelle durant son long silence qu'il l'a pas mal trompée tout en se disant à l'époque que faire l'amour l'embêtait et peut-être même ne se doutait-elle de rien mais à présent sa façon de le regarder le met mal à l'aise et d'ailleurs elle ne l'écouterait même pas s'il s'expliquait franchement et son nouvel amant (comme elle l'appelle) vient la chercher pour leur duo de pianola / Celle qui demande au curé s'il fait Dieu ce soir / Ceux qui savent ce que signifie le passage du rez-de-chaussée au premier étage des isolés / Celle qui se demande tout à coup si elle ne se joue pas la comédie à elle-même avant de se retrouver sans dentifrice / Ceux qui auraient encore des choses à se dire sans savoir lesquelles / Celui qui ne reconnaît pas ce bon vieux Kant assis à coté de lui avec son monocle d'époque / Celle qui ne supporte plus d'entendre jamais du Bartok / Ceux qui concluent que voyez-vous ces gens-là vont où ils veulent et si vous les aidez ils en demandent encore plus c'est comme des enfants sauf que ça grandit plus alors à la fin on se lasse, etc.    

     

    (Cette liste fait écho à la lecture de la nouvelle déchirante d'Alice Munro intitulée L'Ours qui traversa la montagne, adaptée au cinéma par Sarah Polley, avec Julie Christie dans le rôle de Fiona,  et rééditée sous le titre de Loin d'elle aux éditions Rivages)   

  • Peinture-peinture

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    Czapski a dit, écrit et répété maintes fois que lorsque ses amis artistes et lui débarquèrent en 1924 à Paris, où ils restèrent sept ans au lieu des six mois programmés, leur seule visée commune était de rompre avec l’académisme polonais plombé, notamment,  par le réalisme historique, au bénéfice de ce qu’il se plaisait à appeler la «peinture-peinture». Mais cette crâne appellation, à la fois explicite et vague, se distinguait autant de la vieille école que des multiples «ismes» proliférant à l’époque, à commencer par le « formisme » polonais, professé par Stanislaw Ignacy Witkiewicz et son compère August Zamoyski qui entendaient rompre eux aussi  avec la représentation conventionnelle sans adhérer pour autant à l’abstractionnisme, non plus qu’au tachisme – avatar pourtant possible de la peinture-peinture – ou à l’expressionnisme.

    Alors de quoi s’agissait-il ? Je présume que chacun des douze membres du Comité de Paris (ce Komitet Paryskidésignant le groupe des kapistes), de Jan Cybis à Zygmunt Waliszewski, pour ne citer que le premier théoricien du groupe et son pair souvent évoqué par Czapski, répondrait différemment, ainsi que l’illustrent d’ailleurs leurs œuvres respectives. On sait leur dette commune au maître de l’école des beaux-arts de Cracovie, Jozef Pankiewicz, précurseur polonais du néo-impressionnisme auquel le critique d’art Joseph Czapski a consacré sa première monographie, et leurs références majeures aux œuvres de Cézanne et de Gauguin, de Van Gogh ou de Bonnard, voire de Soutine ;  mais on voit aussitôt le peu de points communs liant ensemble ces œuvres exaltant assurément la «peinture-peinture», ou disons la création picturale dégagée (plus ou moins) du «sujet», de la «littérature» voire de la représentation, quoique là aussi le malentendu, aux franges de l’abstraction, n’en finisse pas de perdurer et de ressurgir tout au long de l’œuvre du seul Czapski.

    Celui-ci, d’ailleurs, dans un article lumineux paru en 1960 dans la revue Kulturasous le titre de L’Abstraction – le pour et le contre-, montrera combien cette notion d’abstraction, sous son air tranchant et bien «cadré», prête à confusion en une époque où, socialement, elle apparaît comme l’aboutissement logique et exclusif de l’art contemporain, alors que les «abstraits» eux-mêmes , tel un Bazaine, la relativisent  parfois, tandis que des historiens de l’art, comme le philosophe Etienne Gilson, en redéfinissant complètement les tenants et les aboutissants, au point de voir de l’abstraction chez un Uccello, un Véronèse ou un Rembrandt -  Jean Bazaine pour sa part trouvant plus d’abstraction chez un Douanier Rousseau que chez un Paul Klee…

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    Quant à Czapski, nous avons l’occasion d’en redécouvrir aujourd’hui l’œuvre d’un œil neuf , à quoi peut nous aider, paru ces derniers temps, le grand beau livre d’art très richement illustré conçu par Eric Karpeles à la suite de sa monumentale biographie, avec un choix de reproductions admirables qui a le mérite particulier de nous faire entrer littéralement «dans» la peinture de Czapski dont chaque toile est resituée dans le mouvement de l’œuvre avec l’ajout, parfois, de dessins préparatoires implicitement explicatifs.

    Regarde le monde qui te regarde, regardez ces objets qui vous regardent, regardons ces êtres qui nous regardent: ici commence l’apprentissage auquel nous convie Éric Karpeles , que chacun mènera à sa guise selon ses moyens.

    Pour ma part, je m’efforce d’oublier toutes les théories, les références à telle ou telle école, les supputations et les extrapolations, les beaux discours et les brillantes dissertations pour dire, avec le langage qui est le mien, ce que m’inspirent les œuvres de Czapski en leur langue propre.

    Tels objets: un grand vase bleu, un pain, un bouquet de mimosas, un petit vase blanc sur fond blanc….

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    J’ai vu et revu le Vase bleu au moins une centaines de fois, à travers les années, la plupart du temps en reproduction mais aussi de tout près, la première fois à l’exposition de Chexbres de 1985, et je crois savoir qu’il existe deux version de la même toile datant à peu près de la même époque alors que Czapski, dans une lettre à Colin datant de la dernière année de la vie de celui-ci, à l’occasion de son mariage in extremisavec l’amour de sa vie, propose au jeune couple plusieurs toiles à choix par manière de cadeau, dont un autre vase bleu.

     Et que me dit ce bleu ? Il a pour moi valeur d’aura. Je me rappelle ce que me disait un vieux libraire tabagique, selon lequel la couleur bleue était à l’origine celle des auréoles de la peinture religieuse ancienne. Sans le vérifier même je me range à cette vérité devant le bleu irradiant de ce vase sur fond de nuit brune comme la terre quand on la regarde le regard baissé, posé sur le même guéridon qui a servi à mes Poires sur fond rouge, d’un noir semblable à la nuit noire où affleureraient de multiples, minuscules étoiles du même bleu que le vase. Je me rappelle aussi que Czapski lui-même, dans l’une de nos premières conversations, me disait qu’il ne se souciait en rien du symbolisme des couleurs, aussi le silence devant l’objet de contemplation me semble-t-il s’imposer sans que j’aie à m’expliquer sur la raison qui fait que je revienne et revienne boire à la source de ce bleu.

    Or la soif de ce bleu n’a de pareille que la faim de brun d’un certain Pain, que je dirai le pain de vie sans allusion symbolique forcée.

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    Ce que ce pain me dit ou me suggère est notre affaire à tous, ici magnifié et merveilleusement conforme, non pas au cliché du pain mais à une sorte d’icône familiale de partout et de toujours, des cuisines de fermes obscures aux tables princières et pour tous les enfants qui seront des vieillards après une vie à «gagner leur pain», comme on dit.

    Ce pain n’est pas tant un symbole ou un archétype q’une réalité poétique première, résultant d’une opération quasi alchimique et millénaire aux retombées actuelles souvent avariées en leur forme de spongieux produits d’usine et qui restent pourtant le pain puisqu’ils assurent la survie de nos frères humains.

    Czapski serait-il outragé si vous lui demandiez de peindre ce matin un de ces infâmes pains sortant de fours à micro-ondes qu’on trouve sur les aires d’autoroutes ? Je n’en sais rien. Peut-être cela dépendrait-il de la couleur et de la texture du papier froissé qui jouxterait ce pain-là, ou de la forme de quelque objet qui pût retenir son attention ? À vrai dire, comme tout fait miel au psalmiste , tout peut «faire pain» à Czapski me semble-t-il 

    Donnez-moi n’importe quel objet, ce cendrier par exemple, n’importe quoi et je vous en tire un récit, lançait Anton Tchekhov à un compère par manière de défi, étant entendu qu’aucun objet regardé par l’écrivain ne serait réduit à n’importe quoi.

    Ainsi, comme par réverbération, devenons-nous l’objet du récit de ce pain de Czapski, qui fait écho en nous à des images de nos enfances aux abords de nos villes et de nos villages.

    Ce pain est un soleil en croûte vernissé du même brun roux à reflets orangés que les cafés d’Amsterdam, avec quelque chose d’Espagnol plus que de parisien. Il repose sur un guéridon souvent réutilisé par le peintre avec les nuances induites par la lumière et l’esprit du sujet, et voici qu’il lui vient ici un bouton bleu ciel à l’aplomb du bol noir qu’on dirait un cratère de lave traitée en céramique ; enfin chacun ajoute les images qui lui chantent, mais pour l’instant ce pain a valeur à mes yeux de parole d’Évangile, avec un clin d’œil bleu.

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    Si ce pain devrait recueillir les suffrages de ceux qui attendent d’un tableau du genre nature mortequ’il soit «bien peint», et s’il ne semble en rien assimilable à ce qu’on appelle l’abstraction, le petit vase bleu aux mimosas qui, chaque matin, en notre maison sur la hauteur  de La Désirade, nous accueille d’un joyeux crépitement d’étoiles - lesquelles ne sont à vrai dire, et plus précisément, que de hâtives giclures jaunes constellant un fouillis feuillu suggéré à vifs  traits verts et noirs -, pourrait être dit au contraire exécuté «à la diable» par ceux-là qui n’en verraient pas plus le caractère de toile abstraite que n’en ressentiraient la poésie d’essence toute pareille, à mon goût, à celle du pain.

    De fait, arrachée en 1985 à la pénombre de la cécité à gestes rapides par le quasi nonagénaire fort d’une vie entière de science picturale acquise et poussée ici jusqu’à une synthèse fulgurante, cette toile, qu’on dirait à la fois celle d’un enfant, m’évoque autant la joyeuse pureté d’un Matisse qu’elle marque une pointe de l’art le plus libre, tout spontané d’apparence et cependant construit avec quel équilibre et quelle harmonie de formes et de couleurs, poussant la hardiesse jusqu’à doubler le sujet en ombre grise – et d’un gris qui chante, à sa façon légère, voire humoristique, comme chantent toutes les couleurs jetées autour de l’adorable vase aux trois bleus juste marqués par un clin d’œil blanc, après quoi le vase blanc sur fond blanc, daté 1988 et qu’on pourrait dire à la frange du minimalisme,  pourrait faire office de paraphe.

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    Cependant regardons mieux ; minimaliste, vraiment, ce vase blanc sur fond blanc avec son bouquet à peine esquissé évoquant quelque lavis négligent ?

    Ce qui est sûr évidemment, c’est que jamais Czapski ne se serait réclamé lui-même d’un tel apparentement d’époque, et que l’usage minimal fait ici de la forme et de la « couleur » n’indique en aucune façon  quelque ralliement que ce soit à telle tendance passagère valorisant à l’excès (c’est mon opinion et je la partage) le presque rien au formidable potentiel publicitaire et boursier.

    Non sans un grain de sel, je me rappelle, à propos de cette toile, le propos quasiment extasié de Bernard Blatter, charmant directeur du Musée Jenisch, au vernissage de la rétrospective qu’il mit sur pied très diligemment en 1990, dans la petite ville vaudoise de Vevey, quand il célébra ce vase blanc sur fond blanc comme une sorte de summum symbolique de la modernité de Joseph Czapski.

    En fait ce vase blanc sur fond blanc ne danserait pas, comme il le fait, sans la triple indication du cerne noir de son pourtour, les zigzags verticaux de son ornement et le jaillissement vigoureusement marqué des feuilles de son bouquet. Nulle manière voulue minimaliste, sans l’ombre d’un doute, mais une simplicité d’aboutissement dont on comprend qu’elle ait épaté un directeur de musée ouvert à l’art contemporain, alors même qu’elle se retrouve, sous d’autres formes et formules, en maintes toiles des dernières années  de l’œuvre de Jospeh Czapski.

    Du moins, dans la suite d’objets proposée ici, contrastant vivement avec  la composition beaucoup plus élaborée du premier Vase bleuet du Pain, cette toile fait-elle figure, à la fois par le gestequ’on imagine chez le vieux peintre à peu près aveugle, et par la vision qu’elle affirme avec une sorte de grâce taoïste, de symbole d’une présence conjuguant les deux instances, omniprésentes chez le Czapski de toutes les époques successives, de la contemplation et de la fulgurance, du bond et du regard intemporel sur les choses et les êtres.

     

     

  • DANS la peinture de Czapski

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    (Un apprentissage du regard)

    Vient de paraître, sous la plume du peintre américain Eric Karpeles, un grand livre d’art très richement illustré d’une exceptionnelle qualité, tant pour la splendeur de ses reproductions que par la pertinence de leur choix et leur mise en perspective dans l'évolution de l'oeuvre.

    L’ouvrage , paru en Angleterre aux fameuses éditions Thames and Hudson, fait suite à la monumentale biographie publiée l’an dernier par Eric Karpeles en anglais sous le titre d'Almost nothing, aux éditions de la New York Review of Books, traduit en polonais peu après chez Noir sur Banc, et qui devrait paraître en langue française en 2020 parallèlement à une double exposition qui se tiendra au Musée de Pully et à la Maison de l’écrit de Montricher.

    Dans l’immédiat, le premier mérite de Jozef Czapski, an apprenticeship of looking est de nous faire entrer littéralement dans la peinture de cet artiste longtemps méconnu en Europe et snobé par les milieux de l'art, alors que la destinée historique du grand témoin du XXe siècle relève de la légende nationale...

  • De luxure et de mort

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    76720802_10221428534329651_8662482297640976384_n.jpg(À propos de Moïra et du Journal intégral. Feuilleton de lecture, II)

    Le premier décor du journal de Julien Green, avant la vingtaine de celui-ci, est américain, correspondant au séjour du jeune homme à l’université de Virginie, et l’on sent aussitôt le déchirement qu’éprouve le jeune homme hésitant entre l’entrée dans les ordres, à quoi le pousse le Père Crété, son confesseur, sa nature très sensuelle, sa détestation croissante de l’Amérique matérialiste, sa vocation encore incertaine et son désir pressant de revenir en France pour y exprimer ce qui bouillonne en lui.

    C’est d’ailleurs en France que se situera son premier roman, Mont-Cinère, mais l’invisible « main » de mon instinct m’a porté à lire en priorité, et parallèlement aux pages du journal intégral relatives à ses années d’université, celui de ses romans, datant de 1950, qui met en scène,précisément, un groupe d’étudiants gravitant autour d’un jeune homme à la fois effrayant, dans sa singularité de roux fou de Dieu, et non moins attachant par le combat qui se déchaîne en lui et qui le fait craindre ou détester, ou secrètement aimer par ses condisciples. L’un d’eux, au prénom de Simon et au faciès ingrat, payera son attirance immédiate et innommée, au prix fort puisque, rejeté dédaigneusement par le roux, il se tirera une balle dans son recoin.

    Le roux en question se nomme Joseph Day, il est descendu de ses collines puritaines pour s’instruire et sauver le monde dans la foulée, ses camarades l’ont bientôt surnommé l’ «ange exterminateur» à cause de son sérieux et de sa furieuse détestaton de la chair, à vrai dire proportionnée à la furieuse intensité de ses pulsions refoulées, et lisant le journal du jeune Julien Green l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a de lui dans le personnage de Joseph, avant de penser qu’il y a aussi de lui dans tous ses personnages.

    La première impression que j’aurai éprouvée, en entrant dans ce roman prodigieusement maitrisé dans toutes ses parties (personnages, paysages, dialogues annonçant le théatre, atmosphères psychologiques, dramaturgie, suggestions érotiques, archétypes de l’imaginaire au franges de l’onirisme par ailleurs hyper-présent dans le journal, controverses « bibliques », échappées spirituelles, substance verbale d’une impérieuse poésie, etc), m’a rappelé l’univers des grands auteurs à la Nathanaël Hawthorne (auquel le jeune Greene a d’ailleurs consacré un travail universitaire) ou à la Flannery O’Connor brassant les thèmes liés aux passions humaines en prises avec les instances sacrées du Bien et du Mal, sous l’égide d’un puritanisme ardent (chez Hawthorne) ou d’un mysticisme catholique foudroyant (la terrible Flannery au mileu de ses poules et de ses paons hurleurs…) , alors même que le roman, d’une obscure limpidité - si l’on ose l’oxymore - nous prend par la gueule et la secoue jusqu’à l’horrible dénouement.

    Moïra pourrait être dit, en partie du moins, le roman frénétique du refoulé et de son brutal et fatal retour, où la mauvaise plaisanterie de quelques étudiants ricanants pousse le protagoniste au bout de lui-même, provoquant la mort violente d’une jeune femme équivoque, chargée de séduire le beau roux coincé et jouant son rôle avec une rouerie cynique qui finit par se retourner contre elle.

    Pour mieux saisir les tenants de ce roman datant de la maturité de Julien Green (paru en 1950 chez Plon), la lecture du journal intégral de l’écrivain, dont on sait qu’il a été tenté par les ordres vers ses dix-neuf ans et qui se traite lui-même d’érotomane dans sa trentaine, est éclairante. D’abord parce qu’il y développe déjà l’idée que chaque individu en contient dix ou vingt autres, et ensuite par sa façon d’envoyer promener ceux qui, comme Gide ou le grand philologue allemand Curtius lui pelotant un peu les fesses, d’écrire des romans plus explicites en matière d’homosexualité. Or c’est justement là que Julien Green se distingue absolument de ce qu’on appelle la «littérature gay», où le malheureux homo est forcément une victime de la société ou d’une conception archaïque et punitive de la religion, en développant une vision beaucoup plus complexe, plus riche plus violemment contradictoire sans doute, mais plus intéressante et
    plus vraie de la complexion humaine aux cent visages.
    Joseph Day est, ainsi, immédiatement puant dans son arrogance, et non moins impressionnant par sa rectitude apparente de garçon studieux et solitaire, lecteur de la Bible et convaincu de ce que la chair est une diablerie ; et tout de suite il entre en conflit avec l’un de ses condisciples, l’orgueilleux Bruce Praileau en lequel on pourrait voir son double, qui l’a persiflé et avec lequel il va se battre si durement que l’autre le taxe de virtuel «assassin».

    Implacable avec un «fort», il ne l’est pas moins avec Simon Demuth, qui cherche ses bonnes grâces avec une gentillesse un peu collante qui l’horripile, et dont il provoquera plus tard le désespoir. Et puis il y a l’irénique David, bien décidé à devenir pasteur, qui l’identifie comme un «élu» dès leur première rencontre, l’aide obligeamment à échapper au cercle des lascars impatients d’aller se défouler dans la « maison » qu’on devine, et l’agace en même temps par son égalité d’humeur d’être parfait alors que lui-même se croit voué au feu glacial de l’enfer rien qu’à penser à ce qu’il pense – et il ne pense qu’à ça.

    En outre, de la première logeuse de Joseph au cercle des moqueurs, dont certains ne cherchent qu’à faire tomber son masque de puritain, et jusqu’à Moïra qui le trouble dès sa première apparition, les personnages du roman composent un « décor » humain très vivant qui s’intègre dans le décor naturel superbement évoqué du campus d’université où tout se passe.

    A début des années 20, Julien Green écrit dans son journal que l’Amérique l’ennuie de plus en plus avec son matérialisme bas de plafond, et même l’horripile. Or trente ans plus tard, avec Moïra, il aura distillé toute son expérience d’alors, réelle ou fantasmatique, pour en faire un roman hyper-américian et bien plus que ça : un poème romanesque d’une noire beauté traversé par un tremblement constant de joie et de terreur mêlées.

  • Pain de vie

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    Ce que ce pain me dit ou me suggère est notre affaire à tous, ici magnifié et merveilleusement conforme, non pas au cliché du pain mais à une sorte d’icône familiale de partout et de toujours, des cuisines de fermes obscures aux tables princières et pour tous les enfants qui seront des vieillards après une vie à gagner leur pain, comme on dit.

    Ce pain n’est pas tant un symbole ou un archétype q’une réalité poétique première, résultant d’une opération alchimique et millénaire aux retombées actuelles souvent avariées en leur forme de spongieux produits d’usine et qui restent pourtant le pain puisqu’ils assurent la survie de nos frères humains.

    Czapski serait-il outragé si vous lui demandiez de peindre ce matin un de ces infâmes pains sortant de fours à micro-ondes qu’on trouve sur les aires d’autoroutes ? Je n’en sais rien. Peut-être cela dépendrait-Il de la couleur et de la texture du papier froissé qui jouxterait ce pain-là, ou de la forme de quelque objet qui pût retenir son attention ?

    À vrai dire, comme tout fait miel au psalmiste , tout peut «faire pain» à Czapski me semble-t-il.

    Donnez-moi n’importe quel objet, ce cendrier par exemple, n’importe quoi et je vous en tire un récit, lançait Anton Tchekhov à un compère par manière de défi, étant entendu qu’aucun objet regardé par l’écrivain ne serait réduit à n’importe quoi.

    Ainsi, comme par réverbération, devenons-nous l’objet du récit de ce pain. Ce pain de Czapski fait écho en nous à des images de nos enfances aux abords de nos villes et de nos villages. Ce pain est un soleil en croûte vernissé de même brun roux doré que les cafés d’Amsterdam, avec quelque chose d’Espagnol plus que de parisien. Il repose sur un guéridon souvent réutilisé par le peintre avec les nuances induites par la lumière et l’esprit du sujet particulier, et voici qu’il lui vient ici un bouton bleu ciel à l’aplomb du bol noir bleuté qu’on dirait un cratère de lave traitée en céramique à grand feu; enfin chacun ajoute les images qui lui chantent, mais pour l’instant ce pain a valeur à mes yeux de parole d’Evangile, avec un clin d’œil bleu...

     
  • Derrière la cravate

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    (À propos de Julien Green et de Joseph Czapski)

    Dans une lettre à Jean Colin datant de 1956, Czapski évoque la visite de Julien Green à sa dernière exposition parisienne, au terme de laquelle l’écrivain lui fait observer que sa peinture est «encore plus lugubre» que ses romans, ce qui ne semble pas enchanter vraiment le peintre, mais au moins Green s’est-il déplacé contrairement à Mauriac ou à Malraux, alors même que Czapski se plaint de ce que, probablement, un Jean Cassou ne voie en lui qu’un «exilé réactionnaire».

    Or je parle de Julien Green, cité à plusieurs reprises dans les lettres de Jean Colin, non tant parce qu’il y a chez lui un véritable amateur de peinture, que son raffinement «à la française» empêche peut-être de discerner vraiment ce qui apparie, en profondeur, l’art de Czapski et sa propre inspiration, mais du fait de sa cravate.

    Il y a chez Julien Green un fond de violence sacrée, mais l’auteur de Mont-Cinère et de Moïra, en ville, est très strictement peigné et cravaté, de même que Joseph Czapski, jusque devant son chevalet, porte la cravate plus que la lavallière bohème des clichés, sagement assis au lieu de gesticuler, sans bouteille à sa portée ; et le soir il ne rejoindra pas le babineux Soutine au lupanar.

    Que veux-je dire par là ?
    Je veux dire que la cravate de Joseph Czapski, qui n’est en rien le signe d’un guindage social, autant que la cravate de Julien Green, qu’il portait aussi naturellement par respect de lui-même, plus encore que des convenances, m’indiquent une exigence de tenue que j’entends m’imposer également dans mon approche à col ouvert – chacun son style.

    Intrigué par la remarque faite par Julien Green à propos de la peinture de Czapski déclarée «encore plus lugubre que ses romans», j’ai été amené, tout récemment, à revenir à ce grand écrivain dont j’ignorais à vrai dire à peu près tout - en dehors de souvenirs scolaires épars et de lectures sporadiques -, à l’occasion de la publication, tapageusement accueillie par le médias, de son journal en version non expurgée, où le moins qu’on puisse dire est que l’auteur se décravate et se met à nu sans rien perdre, pour autant, de son élégance et de son humour en dépit du caractère parfois scabreux de ses notations quotidiennes jugées par lui-même impropres à la publication de son vivant.

    Joseph Czapski eût-il été choqué par le dévoilement de la vie privée d’un écrivain dont on connaissait évidemment les mœurs mais qui ne s’en était jamais prévalu sur la voie publique à la manière d’un Gide, et qui avait bel et bien autorisé ses héritiers à la publication intégrale de ce journal à titre posthume ? Probablement pas plus qu’il ne l’aurait été par la lecture non expurgée des carnets (inédits) de son ami Thierry Vernet, lestés eux aussi du «misérable petit tas de secrets» dont parle Malraux.

    Quant à moi, immédiatement captivé par la lecture du journal «intégral», après avoir ignoré la version censurée, et nullement déçu par la découverte, sous la cravate de l’écrivain posant pour la postérité, d’un homme souvent en proie à la fringale sexuelle, mais pas intéressé «plus que ça» par le détail cru de ses pratiques et fredaines, je n’ai pas tardé à me rendre compte que cette détermination à «tout dire» par souci de sincérité et d’honnêteté, ne prendrait de vrai sens que dans le «passage à l’acte» du roman, où la cravate ne serait pas l’insigne d’une pudeur familiale ou sociale mais une question de style et de libre transposition.

    Aussi bien la lecture des romans de Julien Green, amorcée avec le prodigieux Moïra, poursuivie avec Mont-Cinère et Le visionnaire, Léviathan et Adrienne Mesurat, m’en a-t-elle appris infiniment plus, sans cravate ou sous de multiples vêtements et masques d’emprunt, que le texte brut du journal dont l’intégralité du «tout dire» reste finalement limitée par sa forme même, en deça de tout travail poétique.

    Ce qui me ramène à la «cravate» de Czapski, ou plus exactement au lieu particulier de son «tout dire» à lui, qui n’aura probablement pas à être «dévoilé» de la façon douteuse qui a marqué la sortie de l’édition non expurgée du journal de Julien Green.

    Va-t-on découvrir quelque «misérable tas de petits secrets» dans le journal de Czapski comptant quelque 270 cahiers ? J’en doute à vrai dire, question de style et de culture ou d’idiosyncrasie personnelle, de même que je doute qu’aucune approche de type psychanalytique nous apprenne quoi que ce soit de déterminant dans la compréhension de sa peinture et même de sa personne.

    Retour alors au vrai sujet, devant les objets. Ceux-là seuls nous regardent en somme.

  • Entre le loup et le papillon

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    Présence de Vladimir et Vera Nabokov

    (Sur les ailes de la mémoire nabokovienne)

    Il fut l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Citoyen du monde, il avait fait de la poésie sa patrie. Diverses publications illustrent les multiples aspects de son génie...

    Vladimir Nabokov, que les jeux mimétiques des papillons émerveillaient, pensait que «l'art tout entier est illusion, comme d'ailleurs la nature» qu'il taxait d'«excellente tricheuse».

    Illusionniste dès son enfance, il associait l'origine de la poésie à une menterie initiale, qu'il illustrait ainsi dans un entretien de la BBC datant de 1962: «J'ai toujours pensé que la poésie est née lorsqu'un petit garçon des cavernes est revenu en courant à travers l'herbe haute vers la grotte en criant dans sa course: «Un loup, un loup!» alors qu'il n'y avait pas de loup. Ses babouins de parents, chez qui on ne plaisantait pas avec la vérité, lui donnèrent une raclée, sans aucun doute, mais la poésie était née — une mystification était née dans les herbes hautes.»

     

    Est-ce à dire que l'art de Nabokov se réduise à une mystification? L'auteur de Lolita ne fut-il qu'un brillant manipulateur de chimères se complaisant dans son palais de reflets au mépris de la réalité souffrante? Ne sera-t-il jamais sorti de la tour d'ivoire des littérateurs prônant «l'art pour l'art»?

    De telles questions renvoient à une série de malentendus souvent entretenus, avec une malice hautaine, par l'écrivain lui-même qui fuyait, en multipliant les pirouettes, tout ce qui ressemblait à un lieu commun ou à ce fatras de vérités à bon marché dont regorge le discours commun et qu'il qualifiait du terme russe mal traduisible de «pochlost», désignant «une camelote éculée, des clichés vulgaires, le philistinisme dans toutes ses phases, des imitations d'imitations, des «profondeurs» en carton-pâte».

    Position décentrée

    Plus précisément, dans la littérature contemporaine, Nabokov visait «le symbolisme freudien, les mythologies mangées aux mites, le discours social, les messages humanistiques, les allégories politiques, le souci exagéré des classes et des races et les généralisations journalistiques que nous connaissons tous».

    Cette opposition farouche à certain esprit du temps ne se limitait pas, pour autant, à la position réactionnaire d'un esthète coupé de la réalité et de la vie, non plus que d'un cynique insoucieux de la tragédie contemporaine. Bien au contraire, elle procédait d'une expérience existentielle marquée par la cruauté et la bêtise des hommes.

    L'effondrement de la Russie, que son père (grande figure du libéralisme russe, assasiné) s'efforça d'empêcher au plus haut niveau contre l'autocratie bornée et la fureur révolutionnaire, puis l'exil et la pauvreté, ont été autant d'épreuves qui fondent la perception du monde et les opinions de Nabokov, jamais soumis à aucune idéologie ni à quelque parti politique que ce soit.

    Pratiquant un décentrage systématique, jamais il ne sacrifiera non plus aux opinions générales, bonnes selon lui pour «la gazette d'hier». Or cela ne signifie pas pour autant qu'il se désintéresse de la «réalité», dont ses livres constituent une exploration subjective et jubilatoire inépuisable.

    «Vous pouvez vous approcher constamment de la réalité, expliquait-il, mais vous ne serez jamais assez près, car la réalité est une succession infinie d'étapes, de niveaux de perception, de doubles fonds, et par conséquent est inextinguible, inaccessible.»

    Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en Dieu, Vladimir Nabokov que son père avait libéré très tôt de l'obligation de fréquenter l'église (où il s'ennuyait ferme), répondait qu'il en savait plus à ce propos que ce qu'il pouvait exprimer avec des mots, comme si le mystère du monde dépassait les pouvoirs du langage. Dans sa remarquable introduction au premier volume des Œuvres romanesques complètes, Maurice Couturier montre bien, cependant, que ces propos ne sauraient faire conclure (comme s'y emploient depuis peu certains critiques) qu'il y avait du métaphysicien, voire du mystique en puissance chez Nabokov, tout en soulignant le prodigieux pouvoir d'éveil de la sensibilité et de l'intelligence de son œuvre, marquée au sceau du plaisir sensuel et ponctuée d'éclats de rire.

    Errant toute sa vie avec, au cœur, la nostalgie inextinguible d'une enfance enchantée, Nabokov ne s'établit vraiment nulle part que dans son Royaume d'ailleurs recréé par l'écriture, où il régnait au côté de sa chère Véra.

    En conclusion d'un entretien accordé en 1971, Nabokov tint ces propos qui ne sauraient être pris à la légère: «En fait, je crois qu'un jour viendra où quelqu'un me remettra en question et annoncera que, loin d'avoir été un oiseau de feu frivole, je fus un moraliste inflexible qui n'a cessé de distribuer des coups de pied au péché, des taloches à la stupidité, qui s'est gaussé des vulgaires et des cruels — et qui a conféré un pouvoir suprême à la tendresse, au talent et à la fierté.»

    Œuvres romanesques complètes I. Introduction par Maurice Couturier. Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard, 1720 pp.

     

    Etincelant Arlequin

     

    Romancier prodigieusement inventif et mémorialiste admirable (rappelons le merveilleux Autres rivages), Nabokov fut également un poète (un recueil de ses Poèmes et Problèmes d'échecs a paru chez Gallimard) et un maître de la nouvelle, ainsi qu'un critique aux jugements redoutables. Du nouvelliste, nous avions découvert l'art au fil des recueils publiés chez Julliard (notamment Mademoiselle 0, évoquant sa gouvernante vaudoise) ou chez Gallimard (La Vénitienne) ces vingt dernières années.

    A l'occasion du centenaire de Nabokov, son fils Dimitri a réuni, pour la première fois, les nouvelles en un seul volume, soit 67 pièces organisées par ordre chronologique. Simultanément reparaît un autre recueil, initialement publié sous le titre d'Intransigeances, et réintitulé Partis pris, des entretiens donnés par Nabokov à travers les années, dûment corrigés ou arrangés par lui, qui constituent une source passionnante de jugements sur son œuvre et son travail.

    À ces conversations savoureuses s'ajoutent onze «lettres aux rédacteurs» où s'exerce la faconde furibarde (et drolatique) du censeur (contre l'éditeur français de Lolita, Sartre ou ses détracteurs), et cinq articles de lépidoptérologie où Nabokov reste, comme partout, écrivain jusqu'au bout des ailes...

    Vladimir Nabokov: Nouvelles. Edition complète et chronologique. Laffont, Collection Pavillons, 779 pp. Partis Pris. Laffont, collection Pavillons, 300 pp.

     

    Vera la muse

    Les épouses de très grands écrivains ne jouent que rarement un rôle de premier plan, sauf post mortem, en veuves plus ou moins abusives.

    Avec Véra Nabokov, il en va tout autrement, dont l'amour et la présence, mais aussi le soutien concret voué à celui qu'elle considéra d'emblée comme le plus grand écrivain de sa génération, justifient sans doute la biographie détaillée et instructive que lui a consacrée Stacy Schiff.

    D'innombrables témoins ont dit la complicité tendre des Nabokov, qui semblaient encore deux enfants acoquinés jusque dans leur grand âge.

    «Non seulement ils étaient inséparables, écrit la biographe, mais leurs phrases fusionnaient, à l'écrit comme à l'oral.» Cette relation avait débuté au temps des vaches maigres, à Berlin, où Véra Evseïeva Slo- nim avait trouvé refuge et rencontra Vladimir en 1923.

    D'ascendance juive, elle fuit avec lui l'Allemagne nazie pour la France et les Etats-Unis. Très intelligente et cultivée, Véra Nabokov ne fut en rien l'esclave soumise de son génie d'époux. Sa biographie nous en apprend beaucoup sur les difficultés matérielles rencontrées par lecouple, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, que Véra l'aida à surmonter de manière décisive.
    Supervisant l'héritage de son mari avec une rigueur taxée d'«omnisciente» par son fils. Véra Nabokov (décédée à Vevey en 1991) n'avait rien pour autant du bas-bleu ou du «dragon». La figure que restitue Stacy Schiff est à la fois imposante et nuancée de nabokovienne malice.

    Stacy Schiff: Véra Nabokov. Grasset, 455 pp.

  • La Diva

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    La chair selon Czapski n’est pas flattée, pas plus qu’elle n’est humiliée : elle est montrée et l’on se dit à tout coup que «c’est comme ça».

    La chair de la pauvre Tosca est dramatisée par Patricia Deway. Je ne sais à quel moment de son visible lamento le peintre a ressaisi ce qui semble une imploration au masque de douleur, mais le réalisme expressif de la scène dépasse tout réalisme convenu autant qu’il intériorise ce que la toile a de bel et bien expressionniste, et la tonalité du tableau, ce qu’il faut bien dire l’âme du tableau sont rendues par des moyens picturaux et non point littéraires ou théâtraux.

    Nul besoin de connaître les détails affreux de ce que vit ou va vivre la diva de Puccini face à l’horrible Scarpia. Les bras de Tosca sont d’un rose veiné de bleu qui sanglotent pour ainsi dire, comme sanglotent ses longues mains aux doigts éperdus, et beaucoup de noirs se font écho entre la robe de Tosca et ses yeux et sa coiffure et la dominante sombrement chinée de multiples marrons bleutés du fond de la toile alors que la solennité du lieu et du moment se trouve campée par le grand fauteuil au tissu picturalement très «pioché».

    Tout cela comme jeté, mais notre œil est puissamment requis et découvre peu à peu le relief et la foison colorée de «tout ça», la puissance poétique de «tout ça» évoquant bel et bien la sombre terreur sadienne de la fin de cet opéra, et c’est d’une femme seule qu’il s’agit, et c’est l’art qui sanglote (« vissi d’arte, vissi d’amore », etc.), le diadème et les bijoux de la Callas seront plus voyants mais l’émotion est dans l’air déchirant et follement intense dont j’imagine ici la citation précise…

    Peinture: Joseph Czapski, Patricia Deway, dans Tosca, 1953.

  • Ceux qui se coachent de bonne heure

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    Celui qui a établi un listing de ses qualités et défauts qu'il compare à celui de son compagnon de vie Jean-Marcel avant leur entretien ouvert avec leur coach relationnel Hervé Mulot / Celle qui a signé la plupart des coups de coeur rédigés en lettres rondes sur les bandeaux des têtes de gondoles de la librairie Bouquinons Positif ! du quartier des Muguets / Ceux qui pensent idéalisme allemand tout en restant cuisine française / Celui qui va faire coacher ses collaborateurs de la police cantonale afin qu'ils puissent mieux gérer les comportements inappropriés des malfrats globalement étrangers sans vouloir vexer les pays limitrophes où il y a aussi du bon / Celle qui conclut de son étude-genre sur la vie de Rimbaud (poète français d'une orientation sexuelle pluraliste) que le jeune Arthur a manqué d'un coach qui eût pu le mettre en garde contre un individu à la Paul Verlaine notoirement marié et catholique / Ceux qui resteront ressource externe de l'Entreprise dont les RH ont coopté la mutation positive au moment du remaniement du personnel obsolète / Celui qui défend le principe de l'allaitement naturel en dépit de son refus d'adopter un nouvel enfant même dans le besoin /Celle qui a toujours donné le sein au niveau symbolique / Ceux qui font peser le silence dans le living comme s'ils étaient déjà partis / Celui qui fluidifie ses rapports sensuels avec Alberte pourtant branchée Onfray ces derniers temps / Celle qui réalise ce matin gris que d'autres gens habitent dans la grande ville et qu'eux aussi lisent peut-être des poèmes comme elle et sa bru (Vanessa la Canadienne) en complicité au niveau du ressenti / Ceux qui constatent un peu marris (même les femmes) que leur vie se réduit de plus en plus à des listes de choses à faire genre contacter un coach plus performant / Celui qui se sent soudain prince-évêque d'une ville d'empire rien qu'à écouter une cantate de Jean-Sébastien Bach (le père) dans sa Renault Espace 4x4 / Celle qui a lu La course du rat à l'époque sans se rappeler quel chien elle avait alors ni si Fabrice était déjà son ex /Ceux qui montrent du doigt leur collègue qui n'aime pas les ânes et le dit au dam de tout respect humain / Celui qui qualifie les personnages du Loft de "suicidés de la satiété" / Celle qui annonce de nouveaux lendemains qui chantent sur Canal Peluche / Ceux qui vont voter pour le maintien de l'Armée suisse afin de montrer aux Chinois et autres puissances étrangères que nos divisions de banquiers sont soutenues à la base / Celui qui se recroqueville sous sa couette en rêvant d'être lui-même la couette sous laquelle se recroquevillerait une fille rêvant d'être sa couette à lui / Celle qui estime que la notion de respect-des-aînés découle des principes dépassés d'une société patriarcale et ne bronche donc pas quand son fils Kevin lance à son second beau-père qu'il lui pisse à la raie avant de la taper de 300 euros / Ceux qui militent pour le droit à la joie des islamistes même radicaux / Celui qui milite pour la jupe courte mais contre le harcèlement même virtuel / Celle qui milite pour le coaching des violeurs en puissance genre prof de maths brandissant son tinel / Ceux qui affirment que le Seigneur n'eût jamais cautionné l'institution des majorettes si populaire dans les cantons de l'Est pourtant fidèles au diocèse / Celui qui propose le recours à un nouveau mode de coaching spirituel pour pallier le vide laissé par l'accroissement du scepticisme des fonctionnaires de Dieu en milieu moite / Celle qui reproche à son père de se crisper sur son prétendu droit biologique pour lui interdire de découcher un soir de Noël /Ceux qui disent à Marie: coache-toi là !, etc

    Peinture: Robert Indermaur.

     
  • Ce qui ne se peut dire

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    (Ce que Ludwig Wittgenstein, etc.)

    Plus tard il marchera derrière,
    à l’écart de son ombre,
    s’effaçant, fuyant les lumières
    et le tranchant des nombres.

    Il aspire à la transparence
    comme s’il n’avait rien dit,
    et retient ses propres silences
    que nul ne démentit.

    Plus tard il niera les mots
    de sa vie antérieure :
    l’indicible n’est un appeau
    que pour ceux qui se leurrent.

    Le couteau qu’il y a posé là,
    sur la table éclairée,
    n’a rien à dire à l’avocat
    crainte de se couper.

    Écoutez les mots silencieux
    du naufragé des temps
    engloutis dans le bruit des lieux -
    écoutez le plain-chant...

    Peinture: Emil Nolde.

  • Le salubre contre-prêche de Boualem

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    Retour sur 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Grand Prix du roman de l'Académie française. Meilleur livre de l'année selon le magazine LIRE, dans la dernière livraison duquel figure un entretien important avec l'écrivain.

    Livre I.

    Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

    Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

    Plus précisément, le jeune protagoniste Ati, tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

    Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell, sans qu’on puisse parler d’influence ou de référence littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

    L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une improbable Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

    2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur second du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué. Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », , ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

    Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

    Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera détaillée comme en passant, avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel ce récit n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

    L’Appareil de l’Abistan est dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires super-croyants choisis par Abi lui-même. Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais la découverte s'en fera plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

    Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer en Abistan avec le concours d’une partie de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

    « En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler peuple: pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur un stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industrielle : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et à exploiter de la soumission.

    Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien : « Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

    C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de palpiter en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

    5131019_75f6e038d18632a827b889c99d2df969a4e247ba_545x460_autocrop.jpgCependant, moins que la religion, ce qu’il rejette est l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant comme tout le monde. « Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et lpbséquiosité. Qui vivait pour rien, par seinmple obloigartion, èpar devoir inuitile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ».

    C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires renplacèremt les cadavres des martyrs, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable d’un autre monde. Or son voyage vers celui-ci va commencer…

    Livre II.

    L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil.

    Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or il ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde.

    Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que cela: que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

    Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

    Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah même n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Fraternité et de l’Appareil, dont on  verra plus tard les conséquences.

    Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, petit-fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

    Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié àl’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture parascientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prêt à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe.

    Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustées dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »…

    Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

    pèlerinage-à-la-Mecque.jpgAutre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous le rebut de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ». C’est d’ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

    « Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs,mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux, elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles savaient prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

    Comme on le voit dans cet extrait, la prose de Boualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant le souffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Mais peu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, le mélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

    hadj.jpgLivre 3.

    « L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

    À cette question posée en exergue du troisième livre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avec l’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser la moindre velléité d’émancipation, sous prétexte de participer à la consolidation de l’harmonie générale. C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faire son autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges. « Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

    Dans le même esprit de salubrité collective, quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant (« du renégat, de la canaille, du fornicateur, des gens indignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétendue découverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d’ores et déjà le pèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaient prises pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les gens s’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des babouches et des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une ère nouvelle était en route ».

    Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev, dans L’avenir radieux, ou du Swift des Voyages de Gulliver.

    Est-ce à dire qu’il exagère ? Mais comment, alors, ne pas se rappeler les récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

    On pense aussi au monstrueux Metropolis de Fritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv : « La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dit. Et très impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan, c’était la planète. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grand pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

    C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage du nom de Toz,  en rupture apparente complète avec la mentalité, les moeurs et jusqu'aux coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms étranges de pantalon ou de chemise, complétés par des souliers étanches…

    Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères,leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo… démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz grâce auquel une porte secrète s’est ouverte en lui.

    Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues ».

    images-2.jpegLivre IV. 

    La quatrème partie de 2084 marque l’apothose de la confusion mensongère entretenue par la hiérarchie de la Juste Fraternité, elle-même déchirée par des rivalités internes comme le furent les pouvoirs totalitaires en Allemagne nazie, en Russie stalinienne en Chine maoïste ou dans l’Iran des ayatollahs, notamment.

    Avant d’apprendre la mort « accidentelle » de l’archéologue Nas, coupable de trop en savoir sur le passé du village antique dont l’Appareil a fait son nouveau lieu de pèlerinage, Ati s’est inquiété de la disparition de son ami Koa, dont on verra plus loin comment il a lui-même été « suicidé » de son côté.

    Entretemps, le message à été transmis des plus hautes sphères à Ati qu’il est pressenti comme futur « membre distingué » d’un clan en train d’en éliminer d’autres, dans une atmosphère de complot qui ne laisse d’inquiéter notre Candide de plus en plus sceptique.

    De fait, tout naïf qu’il soit, Ati ne croit pas une seconde au prétendu suicide de Koa, alors qu’on lui fait croire qu’il a lui-même toutes les polices à ses trousses et qu’il est donc temps qu’il fasse confiance à ses prétendus protecteurs : « C’était le début de la fin, les clans entreraient bientôt dans une longue et impitoyable guerre ». Toute analogie avec quelque guerre de clans déchaînée aujourd’hui étant naturellement le fruit du hasard…

    À ce tournant du récit, une digression assez épatante attend le lecteur avant le tohu-bohu final, avec la réapparition du sympathique Toz, collectionneur  de vestiges des temps passés, qui a reconstitué un Musée de la Nostalgie, « copie au cinquième d’une ancien musée appelé Louvre, ou Loufre » qu’il fait visiter à Ati.

    La visite du musée en question vaut son pesant d’ironie puisque s’y trouvent les reliques de la vie précédant 2084 (il y a donc eu une vie avant 2084, contrairement à la doctrine officielle) où l’on découvre tous les aspects de la vie au XXe siècle, d’une salle d’accouchement à une exposition d’équipements de sports et loisirs et autres objets propres aux divers âges de la vie - toutes choses disparues depuis le Grand Nettoyage consécutif à la Guerre Sainte – et jusqu’à la représentation d’un bistrot français dans lequel « des loubards à l’ancienne taquinent des femmes légères ». À son total ahurissement, Ati a découvert en outre cet objet inimaginable appelé chaise-longue, évoquant un mode de vie peu compatible avec les règles du saint Gkabul…

    Ce livre sacré fait ensuite l’objet d’une réflexion de la part de Toz et Ati, qui tombent d’accord sur le fait que le livre en question représente « le grand malheur de l’Abistan ».

    Or ce Gkabul n’est-il pas le nom fictif donné par Boualem Sansal au Coran de l'islam ? Pas vraiment. Toz en a en effet étudié les tenants philologiques, pour constater que ledit Gkabul, loin d’être apparu en 2084 par génération spontanée, résulte d’un bricolage issu « du dérèglement d’une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et le bonheur de maintes grandes tribus des déserts et des plaines ».

    Les auteurs d’une première mouture du Gkabul furent des aventuriers dont la clique s’intitulait les Frères Messagers, mais il fallait les Sages de la Juste Fraternité pour réviser et parfaire la version désormais établie du Gkabul, signée Yölah et contresignée par Abi son Délégué. Et Toz de remarquer alors, à l’adresse d’Ati, que « la religion, c’est vraiment le remède qui tue »…

    La fin de 2084, féroce queue de fable où culmine la charge satirique, amère et drolatique, du roman de Boualemn Sansal, se décline en « news » émanant des diverses sources médiatiques abistanaises, officielles ou non.

    Ainsi apprend-on, par les écrans géants de Nadir I – station de Qodsabad, que deux cents cinquante criminels ont été condamnés à une prochaine décapitation pour avoir répandu le rumeur d’une évacuation aérienne du Grand Commandeur de la Juste Fraternité, atteint dans sa santé, à destination de l’« Etranger ». Scandale évident : qu’on puisse seulement prétendre que l’ «l'Etranger» existe !

    Plus tard, une autre rumeur, plus déplaisante encore, relayée par La voix des Mockbas, fera état de la soudaine apparition de nouveaux jeunes croyants fanatisés et, pour appliquer plus de justice selon les préceptes de Yölah et son Délégué, décidés à en découdre à coups de bombes s’il le faut – et il le faudra par Yôlah et Abi !

    Bref, c’est le moment pour la lectrice et le lecteur de consacrer de belles et bonnes heures à ce livre à la fois inquiétant et libérateur, qui associe le talent vif et l’imagination débordante du conteur aux vues cinglantes de l’écrivain révolté par l’obscurantisme massifié.

    boualem_sansal_leemage.jpgÀ qui n’aurait pas encore eu connaissnace des romans antérieurs et des essais polémiques du grand écrivain algérien, il me reste à signaler la parution salutaire, en juin 2015, d’un volume de 1226 pages de la collection Quarto, chez Gallimard, rassemblant Le serment des barbares, L’Enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga, Le village de l’Allemand et Rue Darwin.

    Préfacé par Jean-Marie Laclavetine, éditeur et ami de la première heure de Boualem Sansal, ce recueil est en outre doté d’un appareil biographico-historique indispensable à qui veut resituer l’écrivain dans son contexte familial et politique, professionnel et littéraire.

    Présentant Le serment des barbares, qu’il a reçu un jour par la poste , Jean-Marie Laclavetine écrit ce qui suit, qui justifie admirablement l’écrivain dès ses débuts.

    Ainsi commençe Le serment des barbares : «Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »…

    Et Jean-Marie Laclavetine de témoigner :  « Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans unb débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire, Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrismne habituel aux littératures maghrébines dans ce XXe siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puiusait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source de straditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné ».

    2084-la-fin-du-monde-roman-boualem-sansal-1.jpgBoualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015, 273p.

    Boualen Sansal, Romans 1999-2011. Gallimard, Collection Quarto, 2015, 1225p.

  • Ceux qui restent discrets

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    Celui qui évite de parler de ses rhumatismes articulaires sur Facebook/ Celle qui ne s’épanche qu’auprès de sa confidente sourde et aveugle / Ceux qui évitent toute complicité prématurée / Celui qui se dit une tombe quand on le prie de ne pas divulguer un secret de Polichinelle / Celle qui ne partage ses secrets qu’avec les Trois Personnes de sa trinité familiale et le mendiant mystérieux du métro Pyrénées / Ceux qui alimentent les faux bruits pour mieux savourer le silence des nuits d’hiver / Celui qui poste ses derniers scanners sur Instagram / Celle qui exige d’être enterrée avec son smartphone branché / Ceux qui se font un selfie devant la tombe du tweeter inconnu / Celui qui confisque la tablette du lanceur d’alerte impubère / Celle qui menace ses ex de ne plus les appeler la nuit / Ceux qui se sont rencontrés en 3D grâce aux nouvelles technologies / Celui qui commente le bilan dermatologique de sa cheffe de projet sur la Hotline / Celle qui se plaint de n’être pas regardée dans la rue ni même dans les églises et les piscines / Ceux qui se surveillent et en font un rapport quotidien sur Snapbook et Faceshit,etc.

    Image: Michael Sowa.

  • Les zombies sont parmi nous !

    Vient de paraître aux éditions Pierre Guillaume de Roux: Nous sommes tous des zombies sympas. En librairie tout soudain...

     

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  • Faut-il crucifier Amélie ?

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    Unknown.jpegLe dernier roman d’Amélie Nothomb, Soif,  mérite mieux qu’un prix Goncourt : une lecture attentive…

    Sous ses airs de fée-sorcière belge à la Harry Potter gérant son image à chapeaux de cirque avec une malice de sale gamine, la fine mouche, nièce du savant « bibliste» Paul Nothomb, a poussé le bouchon jusqu’à parler au nom du rabbi Iéshouah, le Jésus de nos catéchismes et superstar de cinéma.

    Mais pour dire quoi ? Lire Soif est la seule réponse à cette question, avec ou sans caution de cette institution littéraire défaillante qu’on appelle le Prix Goncourt.

    D’aucuns ont pris la romancière-à-succès de très haut, avec une condescendance toute parisienne qui ne pèse guère à côté de ce qui est vraiment développé dans ce monologue éminemment culotté, parfois pimenté d’ironie ou roulant des formules semblant « téléphonées » mais recoupant finalement, dans un langage tout simple à la fausse apparence « simplette », les méditations (sur l’incarnation, les miracles, le plaisir, l’amour charnel, la soif d’absolu, le scandaleux sacrifice, le chantage au salut, etc) de certains commentateurs les plus pénétrants des paradoxes du christianisme, de Nietzsche à Simone Weil ou Vassili Rozanov dans La face sombre du Christ...

    Bref, avant de dégommer ce livre sur la base de on-dits médiatiques ou mondains, prenez et lisez…

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    Cela pourrait commencer par un jeu où chacune et chacun dirait ce que le nom de Jésus évoque pour elle ou lui, et ce serait un premier défilé des Christs.

    Il y aurait d’abord, je parle pour moi et mes frère et sœurs, le Jésus de nos enfances, le tout bon gars en robe bleu ciel à longs cheveux et barbe sympa qui nous la jouait tout en douceur en murmurant «laissez venir à moi les petits filous», et ce serait le même dont nos mères et grand-mères nous enjoindraient d’écouter la petite voix ; et ensuite ce serait plutôt le grand frangin confident de l’école du dimanche, puis le Seigneur des sermons protestants et du catéchisme insistant sur l’enseignement moral de ses paraboles,  ou le Jésus des miracles et de la présence réelle invoqué par les curés de nos petits camarades catholiques, qui verraient dans le vin de messe son sang et dans l’hostie sa chair à ne pas mordre.

    Mais il va de soi que ces images eussent été tout autres, ou bonnement inexistantes, selon que l’on eût vu le jour en Nouvelle-Guinée entouré de parents en pagnes, ou dans quelque clinique pédiatrique pour nouveau-nés malformés, au titre des «bavures» de la Création. 

    En outre, 2019 ans après le transit terrestre du présumé Dieu incarné, les avatars de sa représentation, plus que mille Bouddhas plus ou moins dodus, se seraient multipliés de façon exponentielle et parfois contradictoire, jusqu’au Jésus d’Amélie qui en contient d’ailleurs plusieurs, entre le très cool, le plutôt soft et le plus radicalement hard.

    Un inventaire à dérouter l’anticlérical Prévert

    Avant d’évoquer l’inventaire des innombrables interprétations et représentations de la vie et des œuvres du présumé fils de Dieu né d’une vierge avec l’accord tacite d’un certain Joseph, menuisier au bon cœur – enfant surdoué devenu le rabbi Iéshoua, Messie annoncé, Roi des Juifs, chef de projet des évangélistes américains ou tête de turc des mécréants de tout poil, je cite illico ce propos du Jésus d’Amélie Nothomb, scandalisé par la «bévue» de son père sans corps et l’envoyant se faire crucifier pour sauver ses créatures décidément imparfaites: «Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité mais cela restera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la passion du Christ ».

    Et cela d’abord qui annonce des siècles d’imitation, de sacrifices, de martyres, mais aussi de meurtres par « devoir divin » et autres massacres : «Aucune souffrance humaine ne fait l’objet d’une aussi colossale glorification».

    Sur quoi défilent, pour nous en tenir à la tradition chrétienne occidentale, en sculpture ou en peinture, les Christs de bois ou de pierre, les austères Christs romans et les Christs dolents ou maniérés de la Renaissance et du baroque, les Christs évanescents ou les Christs violents, les indigents et les triomphants, le cadavre affreux de Hans Holbein au musée de Bâle qui faisait dire à Dostoïevski que c’était  une incitation à l’athéisme, les crucifiés saignant noir de Louis Soutter ou ceux de Friedrich Dürrenmatt entourés de rats; ou en musique : les Christ du plain-chant orthodoxe ou celui d’un Bach «capable du ciel», l’enfant Jésus de nos cantiques populaires à la Noël ou le Maître en gloire de Pâques et de la résurrection ; au cinéma le Christ pur et dure de Pasolini et le Christ frelaté deLa dernière tentation; en littérature le Christ de Rabelais (mais oui !) et les Christs de Dante, de Pascal et de Bernanos, de Léon Bloy et de Claudel ; le Christ chahuté par Nietzsche et scruté en sa face sombre par Vassili Rozanov ; enfin en théologie le Christ de Thomas d’Aquin et celui de Luther, le Christ des prêtres ouvriers et le Christ des moines ascètes, le Christ politisé à droite de l’Opus Dei ou à gauche par Dom Helder Camara, le Christ de Jean de La Croix, de saint FranCois des Fioretti ou de Simon Weil la juive confrontant la pesanteur et la grâce, etc.       

    Amélie et Jésus ou les malentendus

    Dans un papier  du magazine Marianne aussi railleur que superficiel, genre ouaf ouaf parisien, Amélie Nothomb se trouve qualifiée de midinette écrivant pour des coiffeuses et des ados férus de convivialité molle et de cuisine vegan, accusée, à grand renfort de citations prêtant en effet aux pires conclusions hâtives, de  réduire Jésus aux dimensions d’un mec cool  demandant pardon au figuier qu’il a maudit ou aux poissons qu’il a pêchés, dont la philosophie et la sagesse relèvent plus ou  moins de «la mystique pour les nuls».

    C’est brillant et ça se veut décapant, typique de l’esprit du temps qui ne peut imaginer qu’une auteure à succès soit autre chose qu’une « cruche », je cite, mais c’est aussi pécher par simplisme en ne voyant rien de ce qui est dit avec une rare simplicité.

    Quand le Jésus d’Amélie dit à Marie de Magdala, dite Madeleine, pour  laquelle il en a pincé dès qu’il l’a vue, sachant pourtant qu’elle a eu des tas d’hommes alors qu’il n’a point connu de femme jusque-là, qu’elle est son « gobelet d’eau », ça va pour ainsi dire de soi qu’on s’esclaffe. Trop drôle !

    Or l’esprit du temps, citadin à qui on ne la fait pas, peut-il imaginer ce qu’est un verre d’eau dans ce pays de grande soif et de troubles politiques (déjà !) où Jésus dit qu’il a « choisi » d’apparaître ?  Cela passerait mieux, évidemment si c’était Épicure, cité d’ailleurs par Amélie,  qui s’exclamerait : « Un verre d’eau et je crève de jouissance ! »

    De la même façon, quand le Jésus d’Amélie dit son bonheur d’être au monde, se réjouit du bon goût d’une pomme et du bienfait du sommeil, ou au contraire exprime sa peur de la douleur, le dégoût que la laideur ou la mesquinerie lui inspirent, l’envie d’échapper à son sort annoncé pour aller fabriquer du fromage de brebis avec sa Madeleine chérie à laquelle il fera une flopée d’enfants - quand cet humain dûment voué à l’incarnation  par son « père » sans corps se retrouve flagellé (quel show !) puis cloué à la croix qu’il a portée jusqu’au Golgotha, il semble ridicule qu’il crie «pouce» après avoir espéré couper au supplice à l’aube où il s’est mis à pleuvoir. Imaginer une crucifixion romaine sous la pluie – vraiment cette Amélie est too much. Mais la pluie va cesser et c’est parti pour accomplir la prophétie, au terme de laquelle, comme Gargantua à sa naissance, il s’exclamera : «J’ai soif ! » 

    La dernière question du crucifié

    Jésus croyait-il encore en Dieu sur la croix ? La question peut sembler blasphématoire pour un chrétien, loufoque ou sans intérêt pour un mécréant ou un chroniqueur à la coule, mais le crucifié d’Amélie nous incite à nous la poser. Lui-même ne se la pose d’ailleurs pas que sur la croix, mais aussi après sa mort, quand il se retrouve dans ce « corps » dont on ne sait rien.

    Mais croire ou ne pas croire est-il si important que ça, se dit-il alors. On connaît le pari de Pascal, qui spécule sur la foi comme s’agissant d’une espèce d’à-valoir dont le salut éternel serait l’enjeu. Or le Jésus d’Amélie n’aime pas du tout cette sorte de petit chantage, pas plus qu’il ne souscrit à ce que l’évangéliste Luc lui fait dire avant de rendre son dernier souffle : « Père pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font », qui lui semble une parole condescendante alors qu’il ressent l’ultime besoin, lui, de se pardonner à lui-même quelque chose d’hyper-important.

    Et quoi donc ? De ne pas s’être assez aimé lui-même, et d’avoir par trop humilié la chair – ce que lui reprocheront justement un Nietzsche ou un Rozanov. Tout à coup, sa parole « aimez-vous les uns les autres » lui semble vaine s’il ne recommande pas à chacun d’aimer en soi-même un être unique et incomparable.  Et de renvoyer alors le diable à son inexistence, en rappelant la formule de Thérèse d’Avila qui disait moins craindre le démon que ceux qui le craignent…

    Pour le Jésus d’Amélie, plus que le traître de la tradition chrétienne, Judas est un type trop cérébral, coincé dans son ressentiment et sa jalousie, qui manque littéralement de corps. Or le manque de corps aboutit au manque de soif, au sens physique ou spirituel – c’est du kif. Et voilà qui relie encore l’intuition centrale de ce roman à ceux qu’a indignés l’interprétation chrétienne étroite et punitive du « péché de chair », alors qu’il est évident qu’un amour sans corps n’a «pas d’histoire», ainsi que le remarque encore le Jésus d’Amélie en rappelant que le handicap majeur de son « père » est de n’avoir pas de corps…

    Notre Amélie a un « grain…de génie », disait son oncle Paul  

    images-2.jpegUnknown-2.jpegIl est trop facile de prendre Amélie Nothomb pour ce qu’elle semble être, genre diva médiatique à tenues voyantes, alors que la personne est tout autre que le personnage qu’elle a fabriqué pour se protéger.

    À ce propos, je me souviens d’une bonne conversation, du côté des Ardennes bleues, avec son oncle Paul, ancien  compagnon d’armes de Malraux et spécialiste avéré (traducteur et exégète) de l’Ancien Testament, qui me dit à peu près, comme je l’avais deviné dès ma première rencontre en 3D avec la romancière après la parution d’Hygiène de l’assassin, son premier roman à fracassant succès : « Voyez-vous, je crois que notre Amélie, avec laquelle j’aime beaucoup parler, a comme un grain… de génie, qui demande encore à pousser !»

    Et de fait, suffit d’un gobelet d’eau et ça « pousse » en donnant Soif

    Amélie Nothomb. Soif. Albin Michel, 2019.

  • Trois foudres de pureté

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    Unknown-7.jpegDans son pénétrant Éloge du génie, Patrick Roegiers célèbre trois grands créateurs que rapprochent leur totale identification à la pratique de leur art, à savoir la peinture (le Danois Vilhelm Hammershøi), la musique (Glenn Gould) et la littérature (Thomas Bernhard). Trois personnages hors norme également taxés d’extravagance, laquelle n’est qu’un effet collatéral de la même exigence absolue.

    Tel l’albatros de Baudelaire, magnifique de grâce en ses évolutions dans le ciel, mais s’empêtrant au sol comme un oiseau mazouté dès qu’il touche terre sans parvenir à rebondir avec ses trop grandes ailes, le génie, qu’il soit artiste ou savant, est souvent mal adapté à la vie sociale, en butte alors au décri des gens dits normaux que sa passion sans partage étonne ou même inquiète, surtout quand le personnage se montre effectivement trop ceci ou trop cela, peut-être asocial ou cultivant des manies, apparemment illuminé ou carrément extravagant selon les codes admis.


    Une idée reçue à la fois du romantisme et de l’esprit bourgeois du XIXe siècle, recyclée par la culture actuelle à la coule, voudrait que tout génie fût un personnage échevelé possiblement rebelle et même fou, qui fasse «rêver», genre Amadeus de cinéma ou Rimbaud aux-semelles-de-vent, et l’on se rappelle les railleries d’un Marcel Aymé, génie avéré mais à cravate et bon sens jovial, contre cette imagerie illustrant un nouveau conformisme.

    Or les trois génies rassemblés, avec quelle affection particulière, par Patrick Roegiers, sont bien moins extravagants qu’ils n’ont pu le paraître, et parfois pour de bonnes raisons, et bien plus émouvants en réalité par leur façon de ne pas se soumettre à des conventions qui les éloigneraient de leur «noyau» existentiel et créateur.

    Les trois « élus » de Patrick Roegiers sont certes trois «inadaptés» à divers égards, mais aussi trois «purs de purs» en leur art respectif et, affectivement, ce qu’on pourrait trois enfants perdus…

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    Dans un dédale de lumière

    Je ne connaissais pas la peinture du Danois Vilhelm Hammershøi - révélée au public français en 1997 au musée d’Orsay – avant de lire le premier chapitre de cet Éloge du génie, intitulé L’épouse modèle de Vilhelm Hammershøi, où Patrick Roegiers, aussi sensible aux arts plastiques (grand connaisseur de la photographie mais pas que) nous fait entrer, littéralement, dans l'univers de ce peintre à la fois austère et traduisant sa rêverie solitaire de manière quasi hypnotique dans une gamme de couleurs réduite où dominent le gris bleu et le brun cendré, notamment,  en un décor mutipliant les espaces intérieurs de son appartement de Copenhague pour ainsi dire «reconstruits » par la lumière, avec le personnage récurrent de sa sage épouse Ida, souvent vue de dos, mais point d’enfants ni d’animaux, point de détails troublant cette «impensable» songerie que l’auteur apparie à celle de Vermeer.

    « Pas de joie ni de drame, l’énigme du silence », et quand Ida se met au piano, une «aphonie absolue». Et pourtant cette peinture, longtemps oubliée comme celle, auparavant, d’un Caspar David Friedrich, taxée de conservatrice ou d’académique, est d’un grand peintre retrouvé dans son «silence entouré de silence»…

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    La musique incarnée

    Le pianiste indéniablement génial que fut Glenn Gould, adulé par l’internationale des mélomanes dès son enregistrement mythique des Variations Goldberg de Bach, en juin 1955, est évidemment plus représentatif d’une certaine extravagance extérieure, à la fois par ses manies et ses phobies, son comportement en société et les bizarreries de son mode de vie de reclus amateur de voitures ultrarapides et d’agoraphobe plus à l’aise avec son putois et ses petits chiens qu’avec ses semblables, mais l’important là-dedans ? Sûrement pas dans la curiosité «scientifique» des experts de psychiatrie se penchant sur son «cas», mais dans ce fait central que Patrick Roegiers énonce simplement, à savoir que Glenn Gould EST la musique.

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    On sourit évidemment au rappel de ses exigences «maniaques», rapport à sa chaise pliable aux pieds sciés remplaçant tous les tabourets du monde, ou à son hypocondrie, son aérophobie et sa façon de s’emmitoufler autant que Marcel Proust gardant au lit ses mitaines, mais Glenn Gould, entré en musique à trois ans, enfant prodige adulé, et interprète semblant composer la musique en même temps qu’il la joue, fou de précision et danseur du clavier semblant diriger un orchestre en même temps qu’il chantonne au vif énervement de certains - Glenn Gould n’est pas réductible à la figure d'une sorte de star cinglée refusant de toucher aux journaux par hygiène: il EST la musique et j’en convenais ce soir en l’écoutant «dialoguer» avec Yehudi Menuhin, parler pendant quatre minutes chrono face à la caméra de Beethoven, selon lui « bifrontal», avant d’interpréter la sonate Nummer 14 dite The Tempest - et demain je ressortirais mes CD et je serai à mon tour DANS la musique.

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    Même détruit, il survit

    En exergue de son Eloge du génie, Patrick Roegiers cite Schopenhauer selon lequel « la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même», et la formule va comme un gant (moufle de Gould ou gant de pécari du chauffeur de Proust) à Thomas Bernhard, grand blessé de l’enfance qui rata son premier suicide à sept ans et dont le théâtre des opérations, à savoir apparemment l’Autriche philistine et mal dénazifiée, est à vrai dire bien plus large et plus profond, incluant la vie même, la maladie et la mort, sources d’une inextinguible drôlerie, ah, ah, ah.
    Patrick Roegiers, auteur magnifique du Bonheur des Belges, est lui-même une espèce de génie baroque mêlant une immense érudition et une sensibilité tantôt surfine et tantôt à grosse gouaille à la Till Eulenspiegel, mais le vrai Roegiers se retrouve peut-être, en simplicité, dans ce miroir en triptyque où la réserve rêveuse du peintre danois le dispute à la pureté contrapuntique du pianiste canadien et à la mélancolie éperdue de l’imprécateur autrichien, «ami fragile» sous son masque d’ennemi du genre humain…

    ROEGIERS Patrick.  Arléa, collection La rencontre, 108 p, 2019.

  • Larbins des dictateurs

     

    images.jpegÀ propos de la nécessité de "tirer un trait" sur le massacre de Tian'anmen, prônée par le président de la Confédération suisse Ueli Maurer, et de sa caution apportée au régime sanguinaire de l'Arabie saoudite après une "pesée d'intérêt" justifiant sa visite aux princes du royaume en question...

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    images-4.jpegQue se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment enchantés ?
    Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, donc il y avait plus de vingt ans de ça, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

    (...)

    Nous sommes, évidemment, et tous tant que nous sommes, portés à tirer un trait sur ce qui nous disconvient, et d’autant plus que nous sommes souvent confrontés à une pesée d’intérêt, notamment lorsque nous exerçons les fonctions délicates de Président d’une Confédération démocratique capitaliste ou d’un Empire communiste néo-libéral.

    Cette pesée d’intérêt a d’ailleurs été invoquée tout récemment au plus haut niveau du gouvernement helvétique et de diverses institutions économiques après le sauvage assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi, impliquant là encore une prise de conscience dont les médias suisses ont rendu compte en évoquant l’embarras du gouvernement et l’éventualité de mesures à prendre au cas où le Conseil de Sécurité de l’ONU en fondrait la nécessité, et des condoléances furent présentées à la famille de Jamal alors qu’on manifestait fermement son espoir qu’une enquête en bonne et due forme fût diligentée par les services concernés; mais la pesée d’intérêt excluait en revanche l’interruption de la vente d’armes au Royaume pour l’instant, étant entendu par ailleurs et au total que, depuis 2009, les exportations n’étaient plus autorisées sauf pour les pièces de rechange et les munitions de systèmes d’armement déjà vendus, alors même que le gouvernement appelait une nouvelle fois l’industrie concernée à la plus stricte vigilance «compte tenu de la situation actuelle»…

    (Extraits du libelle qui vient de paraître sous le titre Nous sommes tous des zombies sympas)

     

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  • Mort d'un grand humaniste

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    Alfred Berchtold, lumière de l'esprit et du coeur, s'est éteint durant la  nuit du 26 au 27 octobre 2019.

    Un grand humaniste suisse vient de mourir à Genève en la personne de l'historien Alfred Berchtold, à l'âge de 94 ans. Grande tristesse de perdre cet être merveilleux.
    Adieu, Monsieur Berchtold, et merci pour votre présence irradiante et votre oeuvre sans pareille.

    Je reviendrai dès demain sur la personne et l'héritage culturel et littéraire exceptionnel que laisse l'auteur trop souvent méconnu de quelques livres majeurs, tels La Suisse romande au cap du XXe Siècle, Bâle et et l'Europe.

    Il y a quelques années, notre confrère Gilbert Salem lui avait consacré un bel hommage sur une page entière du quotidien 24 Heures, évoquant notamment le recueil d'entretiens que nous avions publié sous le titre de La Passion de transmettre, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts.

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    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de La Suisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*.

    «A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.»

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué.

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.»
    Plus tard, quand il alla à la rencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.»

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    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette.

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...»

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art.

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées.

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées...

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe.

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.»

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer.

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.»

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.»


    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Perdus

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    (Une si présente absence)

    Il y a ceux qui dorment, de nuit et de jour, et puis il y a ceux dont le regard semble ailleurs, ou tout ramené à l’intérieur, on ne sait pas trop, en tout cas la présence intense d’une absence non moins présente, si l’on peut dire, nous questionne au bord de ce gouffre de silence qui avale tout du bruit des cahots d’un train, d’une rame de métro passant soudain ou des clients du bistrot jacassant alentour.

    L’apparition la plus énigmatique à mes yeux serait alors celle de ce personnage noir dans un compartiment de train rouge, vu de profil et difficile à identifier.

    S’agit-il d’un jeune pirate à l’œil masqué ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de qui le regarde, et je suis celui qui le regarde du compartiment voisin.

    Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 est explicite à cet égard : Le compartiment, 1985, 65x 81cm.

    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau frotté de garance et de suie, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, le rouge sale d’une loge de théâtre décati, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf, donc ce doit être la nuit - le peintre est alors âgé de 89 ans mais on dirait là quelque vision de je ne sais quel jeune sauvage berlinois des année 70, et puis non: pas du tout, c’est autre chose, mais quoi ? C’est «du plus pur Czapski»…

    L’observation attentive des visages des personnages de Czapski révèle l’extrême sensibilité avec laquelle le peintre rend ce qu’on pourrait dire le poids de la chair et, paradoxalement, la nature la plus délicate de la personne, à savoir son âme affleurant la bidoche.

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    Cette épaisse femme, par exemple, derrière son bar, qui a l’air d’une pocharde, entre verres et siphon, semble comme perdue dans un rêve dont on ne sait, bien entendu, rien du tout. Elle est là : elle est un peu là, comme on dit. Elle pèse de tout son poids de présence, dans une lumière et au gré d’une inclinaison qui en adoucissent la puissante, voire l’écrasante affirmation en son tas de viande porcine et mystérieuse.

    Mon regard n’est plus ici latéral et réservé, comme dans les compartiments séparés par quelque espace, mais face à face, avec quelque chose de brutal dans ma façon de dévisager cette tête de brute qui ne m’accorde, par ailleurs, aucun regard, tout occupée à peser.

    Est-ce la patronne qui pionce après le départ des derniers clients de son troquet, comme pourraient le faire penser les bouteilles et les verres alignés derrière elle et le siphon à portée de pogne, ou bien est-ce une habituée, la pauvre pute du coin ? On n’en sait rien.

    Tel marchand s’offusque de ce que Czapski ne peigne point de personnages un peu plus présentables que cette calamité vivante à face ruinée de chair orangée malpropre que marbrent des reflets bleu rose violacé comme des hématomes, mais c’est bien ça que nous regardons et qui nous regarde : c’est là, j’étais là et telle « chose » m’apparut, le regard éperdu ou plus simplement perdu, et le marchand n’en démord pas, ne voyant pas quel salon garnir de ce vilain Au bar, 1956, 46 x 61 et ne trouvant à dire à l’artiste que l’évidence sonnante et trébuchante : invendable !

    Or je vois, pour ma part, tout autre chose qu’une scène misérabiliste à la Zola ou à la Daumier, je vois des couleurs, je vois comme une portée de bois sur laquelle s’alignent les notes de musique d’une dizaine de verres retournés, et d’autre verres au premier plan, ceux-là sur leurs pieds, remplis de doux mélanges de couleur orange, je vois, sous une chevelure d’un brun qu’on dirait de crin chiné, le gros, mol et doux visage aux yeux fermés et telle grosse épaule du solide appui fuyant ensuite en défaite fatiguée de l’autre côté de la robe bleue à l’échancrure laissant voir le blanc d’un probable camisole et la chair tendre de ce corps fatigué par la vie salope, je vois, enfin : je subodore malgré la certitude verticale du siphon et l’affirmation sourdement décidée du gros poing droit serré de la daronne, je bois la couleur à fortes lampées et laisse à d’autres le soin plus subtil et scientifiquement recevable de déconstruire la chose…

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    Sur quoi je découvre cette autre coulée de chair de L’Attente, 1981, 65x 81 cm, dont le regard perdu de la femme encore jeune représentée, profil droit, visiblement en espérance, comme on dit, conjugue une nouvelle fois la présence et l’absence.

    Rien apparemment de commun, du point de vue de ce qu’on pourrait dire la tonalité plastique, entre ces trois toiles évoquées ici dans le désordre de la chronologie et le souci d’échapper à la fois à la psychologie descriptive, plus encore à l’allusion sociologique, voire à la projection métaphysique, suggérant en revanche l’unicité d’un regard confronté à la double multiplicité du réel et des moyens de le transcrire.

    Je regarde le « dessin » très stylisé, voire élémentaire, du personnage du Compartiment me rappelant l’expression célinienne d’ «au bout de la nuit» - et j’y suis revenu à travers les années comme une noctuelle revient vers une lumière affleurant les ténèbres -, pour me trouver ensuite confronté à une rêverie éveillée suggérée dans un tout autre langage « du côté de la vie » pourrait-on dire, avec l’ « événement visuel » que représente la robe-sac de la femme enceinte à bretelles légères, dont le tissu blanc se cloisonne à traits noirs virevoltants et motifs oranges, et les parties visibles du corps de la femme est d’un jaune moutarde à l’unisson de la paroi de la salle d’attente, zigzaguant du visage taché de rose au long bras droit suggérant lui aussi l’attente avec un petit sac bleu nuit prêt à tomber, et ce bas de jambes croisées qui disent elles aussi quelque chose de l’expectative songeuse du personnage perdu dans sa nuit en plein jour.

    Les mots peinent à dire «tout ça», il faudrait plutôt dire «à peindre tout ça», ou bien il faudrait que ce qui est ici pure peinture devienne pur poème, et ce serait peut-être mieux dire, de manière « physiquement » plus suggestive et plus libre, côté lecteur, ce qui est exprimé par le jeu des formes et des couleurs, des lignes et des valeurs, qui ne ressortit ni tout à fait au réalisme ni non plus à l’expressionnisme, tant les «propositions» picturales de Czapski, ses « approximations » et ses « trouvailles », défient tout classement.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le Juste, livre en chantier)