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Livre - Page 49

  • Comme un rêve éveillé

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    J’étais perdu dans la savane,
    mais à y resonger,
    ce vieux relent de caravanes
    m’est un rêve étranger.

     

    Je suis en seyant pyjama,
    dans cet aéropage
    de séducteurs en panamas,
    qui me semblent hors d’âge.

     

    Tu es tout nu dans les bureaux
    des juges en cravates
    en train d’aligner des zéros
    au nom du Psychopathe.

     

    Ils travailleront à la chaîne
    de l’usine onirique
    tant que nul autre enfant ne vienne
    à eux des Amériques.

     

    Elle est parfois contrariée
    par ton sourire errant
    la nuit remuant ses marées,
    et ton regard dément.

     

    Dans ce monde on ne rêve pas,
    dit la Dame aux yeux mauves
    qui te berce au creux de ses bras
    de fée aux dents de fauve.

    (Peinture: Robert Indermaur. PP. JLK)

  • Ceux qui s'excusent

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    Celui qui exige de sa mère qu’elle lui demande pardon de l’avoir mis au monde / Celle qui s'excuse de demander pardon au curé qu’elle a faussement accusé de reluquer ses mollets / Ceux qui baissent le nez avant de s’excuser de s’être attouchés eux-mêmes et d’avoir ainsi attristé les deux dieux Père et Fils / Celle qui branlait le petit Marcel pour le faire dormir et qu’on excuse ou pas selon qu’on apprécie ou pas la Recherche du Temps perdu / Ceux qui demandent pardon à la mosquée au nom de leurs ancêtres croisés qui ont cassé du mahométan / Celui qui sonde sa conscience en sorte de trouver un motif de s'excuser qui le fasse remarquer chez Ruquier / Celle qui écrase un cafard et se promet d'allumer un cierge à sa mémoire / Ceux qui regrettent le fait que la Suisse n'ait jamais eu de colonies qui leur permettrait de le déplorer en toute sincérité / Celui qui aime bien les catéchumènes qui se châtient elles-mêmes dans son confessionnal aéré / Celle qui attend de son fiancé autre chose que des excuses quitte à le lui reprocher ensuite dans leur groupe de conscience / Ceux qui se battent les flancs dès que la caméra est enclenchée / Celui qui refuse d'excuser son molosse de t'avoir mordu au point que tu ne t'excuseras pas de lui faire un procès / Celle qui excuse le peuple allemand de n'être pas français sans que ceci n'explique cela / Ceux qui se confondent en excuses en vous marchant sur les pieds, etc.

  • Christian Bourgois le découvreur

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    Il fut, au début des années 1960, le premier éditeur français de Garcia Marquez et de Soljenitsyne, à l’enseigne de Julliard. Sous son propre label, il publia Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993, et brava le terrorisme islamiste en éditant Les versets sataniques de Salman Rushdie, ce qui le contraignit à s’entourer de gardes du corps pendant plusieurs mois, avant d’être lâché par l’écrivain pour mieux offrant…

    Avec un catalogue prestigieux mêlant grands noms (Jünger, Borges, Gombrowicz, Miller) et autres découvertes, Christian Bourgois incarnait l’une des dernières figures mythiques de l’édition littéraire française, avec Maurice Nadeau et Jean-Jacques Pauvert.

    « Je suis en somme un éditeur du XIXe siècle », me disait-il il y a une dizaine d’années de ça, au tournant du trentième anniversaire de sa maison.

    Il était entré en édition au côté de Dominique de Roux, proche aussi de Vladimir Dimitrijevic dont il soutint L’Age d’Homme, à Lausanne. De la race des passionnés et des découvreurs, il avait renoncé à une carrière plus lucrative dans les hautes sphères de l’édition commerciale pour se frayer une voie personnelle. Il a succombé au cancer à l'âge de 74 ans, en décembre 2007.

    C’est en 1959 que le jeune Christian Bourgois, brillant sujet de l’ENA (dans la volée d’un certain Chirac) renonça à la haute administration pour rejoindre l’éditeur René Julliard, auprès duquel il fit ses premières armes d’éditeur, dont la première initiative inspirée fut le développement de la collection de poche 10/18, parallèlement au lancement de sa propre maison, dès 1966.

    Convaincu que l’avenir du livre résidait dans le passé, à savoir dans le texte, le sens, la valeur et la beauté des mots, Christian Bourgois n’avait rien pour autant de l’éditeur recroquevillé sur les valeurs homologuées.

    C’est ainsi qu’il se fit vite connaître, avec la « ligne » esthétique immédiatement reconnaissable de ses ouvrages, par la défense d’auteurs novateurs (de Witold Gombrowicz à Juan Carlos Onetti ou de William Burroughs à Fernando Arrabal, entre beaucoup d’autres), sans se borner aux modes passagères.

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    Avec des conseillers avisés (tels Dominique de Roux ou Francis Lacassin, Hubert Juin, Paul Zumthor ou Brice Matthieussent), Christian Bourgois constitua un catalogue international en constant renouveau, où apparurent les noms du jeune Irlandais McLiam Wilson ou de l’Alémanique Martin Suter, de la Française Linda Lê ou du Portugais Antonio Lobo Antunes, dont l’œuvre fascinante reste un fleuron de la maison.

    Découvreur de tempérament, Christian Bourgois avait révélé au public francophone l’essayiste américaine Annie Dillard et le philosophe allemand Peter Sloterdijk, ainsi que les premières traductions d’Antonio Tabucchi.70124385_10220656769436011_1188168853801140224_n.jpg

    Comme beaucoup de ses pairs sourciers, il vit nombre de ses « poulains » lui échapper vers de plus verte prairies, selon les fluctuations de l’offre. Reste un catalogue formidablement vivant et varié, où Lovecraft voisine avec Juan Marsé, Martin Amis ou Tolkien, Boris Vian ou Peter Stamm. A préciser enfin que Christian Bourgois ne se prenait pas lui-même pour un créateur, estimant que son catalogue le justifiait à cet égard...69709363_10220656769916023_2101592274629558272_n.jpg

    Son héritier bien vivant est le fils de son ami Dominique de Roux, mon ami Pierre-Guillaume...

  • Transfiguration

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    (In Paradiso)

    Ce sont, alignés sur une table de cuisine recouverte, comme d’une nappe, par la double page ouverte du Figaro, trois bols blancs et un bol noir que la vieille Maria regarde en pensant à quelque chose que le contraste des bols blancs et du bol noir lui ont suggéré, se disant qu’elle est là - comme cette espèce de tableau est là devant elle -, sous le regard du Seigneur qu’elle prie alors de lui dire ce qu’elle verra après ce qu’elle voit là, dans l’autre monde - dis-moi, Seigneur, dis-moi ce que je verrai après, je vais fermer les yeux en comptant les bols qu’il y a là et ensuite je les rouvre et tu me montres ; et la vieille Maria ferme les yeux et compte jusqu’à trois pour les bols blanc, respire et compte le bol noir, puis elle ouvre les yeux et voilà ce qu’elle voit exactement comme c’est là, mais dans une autre lumière qui est peut-être celle qu’elle voit en elle quand elle ferme les yeux.

    Joseph Czapski. Quatre bols et le Figaro. Huile sur toile.

  • Figures de contemplation

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    Le vert et le rouge sont dites couleurs de la passion, qui composent ici, dans la forme, accentuée par des cernes noirs, de six poires posées sur un guéridon noir adorné de dorures, ce qu’on dirait conventionnellement une nature morte, mais à vrai dire par antiphrase tant elle est vive et chatoie dans le détail foisonnant d’autres touches de couleur, ou encore une façon d’icône profane rappelant les visions d’un Rouault, sans qu’il s’agisse de référence et moins encore de citation.
    Ce tableau datant de 1973, qui n’a cessé de nous accompagner, m’apparaît aussi, par son mélange de lyrisme m’évoquant également le chant des vitraux, comme un objet de contemplation qui me rappelle le siècle d’or espagnol plus que les maîtres flamands, et d’emblée s’est imposé le mot d’apparition.

    Ce sera d’ailleurs, dans le statisme de la contemplation mais aussi par la chose saisie au vol dans le mouvement, une constate de la peinture de Czapksi que de faire apparaître le monde qui nous entoure, et voir, ce qui s’appelle voir, les choses non seulement vues mais regardées – le verbe signifiant « garder avec » - , que le travail du peintre consiste à dégager de leur part anecdotique et contingente pour en fixer la présence et l’aura.

    Ce que je vois me regarde, semble nous dire l’Artiste, mais encore s’agit-il de le traduire en sorte de dire que ce que je vois regarde aussi les autres.

    Poires vertes, fond rouge. Huile sur toile, 61x50, 1973. Pp LK/JLK.

     

     

  • Contre la Poësie

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    Voici venir la Poësie
    toute à poétiser;
    de blanc vêtue, de daim gantée,
    digne, grave, elle se guinde,
    avisant de son haut la foule,
    elle a le cambré de la dinde;
    vêtue de blanc, sans ironie,
    elle entend nous laver,
    dans l'impétueux de la houle,
    de toute impureté
    relevant de la simple vie...

    Ou plutôt elle la sublime:
    elle se dit ouvrière,
    elle aime se la jouer minime -
    à frêles mots comptés
    dessus la page immaculée...

    Ou bien elle fulmine:
    tordons le cou à l’éloquence
    est alors son slogan,
    ou plus crânement elle enchaîne:
    Rimbaud est notre différence !
    Elle ose dire: osons !

    Comme toute publicité:
    osons le métro, la cité,
    osons les peuples opprimés !
    Osons donc dépouiller nos chaînes !
    dit-elle en sanglotant
    et les bas-bleus et les pédants
    à l'avenant la ramènent -
    mais où sont les bardes d'antan ?

  • La ballade des vaincus

     

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    Sept nouvelles de  Raymond Carver. Qui évoquent les tribulations des gens quelconques avec la tendresse d’un Tchekhov

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    C’est un miroir à la fois cristallin et comme tremblant d’émotion que Raymond Carver (1939-1988) promène le long des chemins de la vie qui va. Dans ce monde observé au ras du quotidien, rien n’est très stable, et les relations affectives moins que tout: de fait, la plupart des personnages de Carver ont passé par un désastre sentimental ou un mariage raté. Le décor est américain au possible, avec ce mélange caractéristique de clinquant et de déglingue qui se retrouve dans la psychologie d e s gens, oscillant entre optimisme ingénu et la déprime chronique.

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    Telle est par exemple cette veuve de chômeur, dans la nouvelle intitulée Cartons, qui déménage sans cesse, persuadée que l’herbe est plus verte ailleurs, et pour laquelle son fils ne sait trop quels sentiments il éprouve, d’agacement ou d’affection.

    C’est d’ailleurs une constante dans ces histoires d’une écriture si nette apparemment, qu’on pourrait dire hyperréaliste: que les sentiments sont aussi fluides et mouvants, changeants et incertains que les opinions des personnages qui y évoluent, errant à la surface d’une terre sans mémoire. Du moins les perdants deTchekhov se distinguaient-ils encorepar leur métier ou leur conversation, tandis que ceux de Carver sont « débranchés », pour reprendre le titre d’une autre nouvelle.

    Au propre et au figuré, leur vie tient à un fil, sinon à. un coup de fil. Ce qu’ils se disent n ’est jamais très important, tandis qu’il est vital qu’on leur parle ou qu’ils puissent parler à quelqu’un.

    Naufragés de la prospérité

    Nul .écrivain américain contemporain, mieux que Raymond Carver, ne nous paraît illustrer, par le truchement de situations et de personnages caractéristiques, la rupture du lien social qui fait de tant d’individus des paumés en puissance.

    Si nous ne sommes pas, ici, chez les épaves down and out de

    Charles Bukowski —auquel Carver s’apparente à certains égards, de même qu’à John Fante — c’est néanmoins à la même «dissociété» qu’appartiennent ces naufragés de la prospérité qui vivotent entre semi-névroses et tuiles passées ou à venir, s’entraident ou s’entre-déchirent, cherchent vainement le sommeil ou fuient le vide de leurs rêves, tandis que l’auteur nous ouvre le trop-plein de leur coeur.

    Comme chez Tchekhov, dont Carver évoque les derniers instants dans la très belle nouvelle qui donne son titre au recueil, une sourde poésie émane de ces histoires évoquant autant de ballades  à la fois lancinantes et tendres.

    Enfin, de bons sourires, empreints d’humour, ponctuent ces nouvelles dont la plus surprenante, Le bout des doigts, touche également à un mystère plus profond qui rel.ve dece que Luc Dietrich appelait « le bonheur des tristes »....

    «Les trois roses jaunes». Traduit de l’américain par François Lasquin. Et pour mémoire: «Parlez-moi d’amour», «Tais-toi, je t’en prie» et «Les vitamines du bonheur», chez Mazarine.

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  • Lire et écrire à Lausanne

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    À l’occasion de la vaste opération intitulée Lire à Lausanne, JLK invite ses amies et amis, qui sont aussi amis de la littérature, de la lecture et de l’écriture, de la culture et de l’agriculture, à le rejoindre :

    ce jeudi prochain 29 août, de 12h.3o à 13h 30, au Forum de l’Hotel de Ville, place de la Palud.

    Pour un libre entretien avec Isabelle Falconnier, où il sera question de son dernier livre, Les Jardins suspendus, de son ouvrage intitulé Impressions d’un lecteur à Lausanne, paru en 2007 chez Bernard Campiche, et de son prochain libelle à paraître en automne, chez Pierre-Guillaume de Roux, sous le titre affriolant de Nous sommes tous BookJLK19.JPG66837494_10220217479854046_1983787562287759360_n.jpgdes zombies sympas.37714378_10217182298576411_1219481480376352768_n.jpg

    Ne soyez pas des zombies, mais soyez sympas, et si vous n’aimez pas JLK, envoyez-lui vos ennemis !

    Lire à Lausanne c’est:

    5 ans de politique du livre
    14 maisons d'éditions lausannoises
    7 soirées littéraires
    1 librairie 100 % lausannoise
    Et, durant une semaine, des rencontres conviviales avec des auteur-e-s, des soirées festives avec les éditeur-trice-s, des balades, des animations pour les enfants, des propositions de lectures et de découvertes du patrimoine littéraire lausannois et romand!
    Le programme complet: https://urlz.fr/a82e

  • La ville aux jardins

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    Ce qu’il faut bien se dire d’abord, au double sens électif et caustique de l’expression, c’est que Lausanne ne ressemble à rien. Ce n’est pas vraiment une ville, bien qu’à certains égards l’on y soit moins provincial qu’en certaines cités plus considérables, et pas un village non plus en dépit du fait que tout le monde s’y connaît plus ou moins, ou peu s’en faut.

    On notera d’emblée, soit dit en passant, le caractère flottant de ces premières approximations, bien dans le ton de ces régions dont l’accent traîne un peu à la paysanne, marquant l’esprit du lieu même si l’on ne peut pas dire non plus qu’il y ait un caractère lausannois bien défini, pas plus que Lausanne ne se donne comme un tout.

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    C’est plutôt un amoncellement de parties et de particularités disparates que Lausanne, avec les mêmes détours labyrinthiques, les mêmes replis ombreux ou ombragés et les mêmes stratifications qui caractérisent à la fois la structure naturelle et l’entassement de son bâti, au-dessus d’un vague ruisseau, des rues et des ruelles dont on s’essouffle à remonter les roides pentes d’un bleu à l’autre, comme l’a figuré Godard dans sa fameuse Lettre à Freddy Buache, court métrage d’une abstraction lyrique par trop elliptique mais aquarellant en somme  le schéma plastique de la ville en quelques couleurs superposées d’une fluidité mouvante, du bleu de l’eau à celui du ciel en passant par  les verts des jardins et les ocres orangés ou les vert-de-gris du construit dont le grès tendre fonde les murs de l’ancienne ville basse et plus haut ceux de la cathédrale à l’élan gothique comme freiné par les aléas du temps et des mauvais traitements - ou ceux du gratte-ciel raté de Bel-Air dont Ramuz a dit tout ce qu’il fallait en dire dans son indépassable pamphlet de  La Ville qui a mal tourné, à savoir qu’étant à la fois trop haut et trop bas il finit par n’être rien ; ou ceux encore du plus hideux des monuments publics que figure le pseudo-florentin Palais de Rumine, symbole par excellence du mélange de pompe imitée et de vanité philistine caractérisant la tradition culturelle, ou, plus exactement, agri-culturelle, du goût officiel local.

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    Si vous voulez fâcher certains représentants de nos autorités se la jouant Verdurin, rappelez-leur d’ailleurs la formule du poète et satiriste Jean  Villard-Gilles, selon laquelle « Lausanne est une belle paysanne qui a fait ses humanités ». Ce qui est tout à fait exact, même si lesdites «humanités» se perdent, mais qui contrevient en revanche à l’idée des zélateurs du tout-culturel actuel pour lesquels Lausanne est devenue ces dernières décennies un fleuron mondial grâce, notamment, à un Maurice Béjart (lequel en est désormais honoré par un arrêt du nouveau métro) dont nous n’aurons fait, à vrai dire, que « bénéficier » des derniers feux…

    Lausanne5.jpgIl y a donc de l’indécision dans l’air, de l’insouciance lacustre et son contraire calviniste, de la nonchalance méditerranéenne et un vieux fonds d’angoisse nordique qui s’exacerbe jusqu’à de noirs désespoirs, de la rondeur truculente et de cette timidité rusée teintée d’hypocrisie se perpétuant comme un rappel des temps d’occupation.

    Les Alémaniques se figurent, parfois, que les Vaudois sont de joyeux noceurs prenant la vie du bon côté. Or s’il y a de ça chez eux lorsque, par les beaux jours d’été, ils trinquent sous les platanes ou sur les terrasses que caressent des brises, en célébrant leur vin subtil aux transparences dorées, ils ont aussi leurs pentes mélancoliques et leurs abrupts dépressifs. Ainsi le pont Bessières, en pleine ville, et juste à l’aplomb de la cathédrale, s’est-il acquis la plus sinistre renommée en devenant le lieu par excellence du suicide publiquement manifesté. Et comment ne pas relever aussi, omniprésente dans la littérature de nos régions, cette autre composante d’un caractère romand marqué par le calvinisme, porté aux affres de la rumination solitaire et de la conscience malheureuse, telles que les ont vécues un Edmond-Henri Crisinel ou un Jean-Pierre Schlunegger jusqu’à la même issue fatale, alors que toute l’œuvre de Jacques Chessex, Vaudois longtemps établi à Lausanne, en témoigne également à de multiples égards ? 

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    Le génie artiste ou poétique, au demeurant, n’est pas plus reconnu à Lausanne, par les naturels, que dans n’importe quel pays où il est notoire que  nul natif n’est prophète, mais il s’y ajoute «chez nous» une sorte de méfiance terrienne qui rabaisse a priori toute qualité trop voyante tout en surévaluant, à proportion inverse, le talent le plus moyen.

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    C’est ainsi que d’extraordinaires créateurs, tels un Charles-Albert Cingria ou un Louis Soutter, n’auront jamais été tenus de leur vivant que pour des originaux
    perdus pour la société, comme on dit, sauf à compter quelques cercles fervents d’amateurs éclairés comme il en a existé et comme il en existe encore, il faut le souligner, dans ce cher pays.

     

    Je garde pourtant toute ma tendresse au Vaudois ordinaire, donc au Lausannois de souche aussi, naviguant dans ses eaux moyennes avec un art patelin de s’accommoder des situations variables qui se fonde, sans doute, sur les siècles durant lesquels Leurs Excellences de Berne, puissance occupante, décidèrent à sa place, jusqu’au jour où le Major Davel, cet autre historique cinglé, donna le branle à l’émancipation, au prix de sa tête, tombée plus ou moins dans l’indifférence ou le consentement ambiants, pour devenir ensuite un Héros mythique.

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           Le Vaudois ordinaire salue Davel a posteriori, comme il honore Ramuz post mortem, car il n’apprécie guère les extravagants de leur vivant. Cela étant, son conformisme, magnifiquement épinglé par Ramuz lui-même, n’exclut pas la rosserie ni l’humour, non plus que la reconnaissance tardive, voire jalouse.

    En outre il n’y a pas que de la vaudoiserie à Lausanne, et ces dernières décennies moins encore qu’avant, au rythme des multiples afflux extérieurs et de brassages de populations qui font dire à pas mal de naturel qu’«on n’est plus chez soi » alors même que le cosmopolitisme n’a rien de neuf en cette ville, quoique de façon tout autre qu’à Genève.

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    Lausanne ainsi  est plus que Lausanne par assimilation ; à la bonhomie vaudoise à courte vue s’ajoutent les apports de la Germanie et de la latinité, de la subtilité française et des savoirs de partout, ramenés par ceux qui sont partis et revenus, ou reçus de tout nouvel arrivant.   

    Des réfugiés huguenots de jadis aux saisonniers italiens des années 50-70, avant les vagues successives d’Espagnols et de Portugais, puis de Kosovars et d’Africains, la ville a absorbé, intégré ou juxtaposé, selon les origines, les classes sociales ou les langues, les communautés les plus diverses dont plusieurs milliers d’individus restent aujourd’hui sans papiers.

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    Ces gens-là sont-ils plus Lausannois que ne le furent en d’autres temps un Voltaire ou le fameux historien Gibbon, qui y séjournèrent ? Je n’en sais rien à vrai dire mais cela aussi ressortit, peut-être, à l’indétermination lausannoise que Cingria pointait en affirmant qu’on ne sait à qui cette ville appartient…

    De loin ou de près, cela étant, Lausanne est un fatras attachant et parfois intéressant. Or ce fatras m’évoque la ville qui s’est faite, disloquée et recomposée depuis les temps des princes évêques où l’on y processionnait, jusqu’à la Réforme qui en a terni le ton sous la double férule du Pion et du Pasteur longtemps omniprésents dans la littérature romande, ou de l’expansion de quelques capitaines d’industrie locaux (la prospérité des Mercier dans le négoce mondial du veau ciré) à la colonisation de la rue de Bourg par les dealers d’Afrique de l’Ouest, notamment.

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    Le fatras est plus que jamais architectural et urbanistique, avec une centre ville à tout moment «déconstruit», le plus souvent en pire mais pas toujours, comme à cent mètres de distance on peut le vérifier actuellement en comparant, au Rôtillon, l’affreux îlot jaunasse, à parking souterrain, jouxtant l’ancien rendez-vous des «hautes dames», ainsi que les appelait Cingria, au café populaire Au Mouton, et les espaces piétonniers du Flon où s’épanouit, comme en un jardin urbain,  toute une jeunesse intensément sensuelle et festive.

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    Quant à moi je ne me sens pas à vrai dire plus  Lausannois que Vaudois: plutôt Lémanique que Romand et plutôt Européen que Suisse à condition d’entendre l’Europe essentiellement culturelle et identifiable en ses régions communicantes, comme la pensait Denis de Rougemont, et non selon Bruxelles évidemment !

    °°°

    La ville de mon enfance était bâtie à la campagne : c’étaient les hauts de Lausanne, entre Valmont qui a vu surgir quatre tours de plus de dix étages dans les années 6o et dont la  forêt de nos jeux fut coupée en deux par l’autoroute – je le dis sans nostalgie particulière.

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    Nous habitions à un coup d’aile de la Maison de la Radio, qui nous reliait au monde, mais c’était avant l’avènement de la télévision qui a fait les gens du quartier se replier sur leur quant à soi. Nous vivions au milieu des prés. Il n’y avait guère de barrières entre les jardins. Les gens se rendaient les uns chez les autres. Les soirs de beau, nous étions à tout coup une bande de vingt à trente enfants à nous éterniser dans la lumière  déclinante. Il y avait du vert paradis dans notre enfance de sauvageons : l’été à dévaler les pentes jusqu’aux rives du lac - et quels plongeons c’étaient alors avant de remonter en traînant beaucoup, ou l’hiver à nous lancer, des hauteurs du sanatorium de Sylvana, en terribles attelages de luges que rien n’arrêtait sur la route enneigée.

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    En ce temps-là, Lausanne était d’abord pour nous une rumeur. Le samedi après-midi, nous entendions la fanfare municipale à l’exercice sur la colline de Sauvabelin surplombant toute la ville, et tous les Lausannois de ces époques héroïques se rappellent, assurément, les longs mugissements, entrecoupés de silences suspensifs, de l’avion du boulanger Thomas en ses acrobaties aériennes. Il y avait aussi les puissants hourras du stade olympique, les jours de match, lorsque le Lausanne-Sports marquait. Ou bien c’était, plus proche, le clapeticlop des chevaux attelés remontant du marché vers les fermes de l’arrière-pays ; c’était la canonnade des pétards et des fusées des nuits du 1er août, ou c’était cette cacophonie jubilatoire, au milieu des grands arbres de Sauvabelin, de la Fête du Bois rassemblant tous les enfants de la ville autour de manèges en nombre, voltigeurs et autos tamponneuses – et le flirt adolescent fleurissait alors à l’enseigne de la Poste Américaine…

    À une époque de morosité marquée par les lendemains qui déchantent,  il en fut qui prétendirent que cette ville était morte désormais. Sous le Pont Bessières, un tagueur anonyme avait symbolisé le malaise d’une minorité mal dans sa peau par une signalisation triangulaire à bordures rouges au milieu de laquelle figurait une silhouette de désespéré avec l’inscription : Attention, Chute d’espoir. Et les punks de ces années-là, promenant leurs crêtes d’Iroquois entre la fontaine de la place de la Palud au parvis de l’église de Saint-Laurent jonché de junkies, de surenchérir avec leur No Future…

     

    Au joli mois de mai 68, nous avions exprimé, d’une façon plus intempestive, notre propre malaise intérieur et notre désir d’un monde meilleur. Nous manifestions contre la guerre au Vietnam de Saint-François à la Riponne et nous retrouvions, le soir, dans la fumée de Gauloises bleues ou de Gitanes sans filtre du Barbare, du Vieux Lausanne ou du Major Davel rebaptisé Mao, pour fomenter la Révolution mondiale.

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    Or le monde s’est mondialisé, le Mao est devenu restau chinois et les étudiants ont quitté le centre ville pour les rives apolitiques d’un campus lacustre à l’américaine, le Barbare n’a plus son air de trappe bohème et cela fait plus que belle lurette que le Central, où l’on pouvait rencontrer, dans les années 50, l’inénarrable Charles-Albert Cingria, qui de notre ville a dit le suressentiel dans ses Impressions d’un passant à Lausanne, a été remplacé par un Prisunic ensuite remplacé lui-même par je ne sais quel conglomérat de boutiques de luxe.

    Mais s’il est vrai que tout fout le camp, comme le ressasse une antienne vieille comme le monde, et s’il est indéniable que la tendance au nivellement n’a cessé de bousculer les états successifs de Lausanne, le génie composite du lieu, perçu et chanté par Cingria, ne cesse pour autant de renaître et de se perpétuer autrement dans la permanence intacte, et même relancée par de récentes initiatives, de ses jardins suspendus.

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    Je me rappelle les séculaires jardins vignerons en étages auxquels s’adossent les hautes maisons des Escaliers du Marché, haut-lieu magique du vieux quartier qui fut un village estudiantin et artiste où cohabitaient artisans et lingères, poètes et philosophes, et que je retrouve en songe comme une Abbaye de Thélème. Là survivent, hors du temps, les fantômes mythiques de tel libraire anarchiste et de tel vieux rétameur italien, de tel étudiant désespéré se faisant sauter la cervelle au dernier étage du Numéro 13 et de telle repasseuse n’en finissant pas de maugréer contre l’humanité, de tels amoureux s’éternisant sur le banc à mi-pente ou de tels détenus se communiquant les dernières nouvelles d’une cellule à l’autre de la Maison d’Arrêt, tout à côté…

    °°°

    Lausanne3.jpgLausanne n’a jamais été bien belle dans sa partie construite, si l’on excepte sa cathédrale et ce qu’il reste de sa partie médiévale ou de ses fleurons du XVIIIe siècle, souvent sacrifiés par l’incurie privée ou publique ressortissant au même esprit philistin d’une moyenne bourgeoisie pragmatique et sans goût sûr. Parce que la ville n’a jamais eu de patriciat, comme à Fribourg ou Genève, Berne ou Zurich, ses choix architecturaux ou urbanistiques ont toujours été mal équilibrés ou patauds, comme en témoignent, je me répète, ses monuments publics et jusqu’aux statues de ses jardins.

    Ramuz a dit précisément, dans La ville qui a mal tourné, ce qu’aurait dû être la place Saint- François : au lieu de ce replat bouché par les bâtiments néoclassiques lourdauds de la Banque et de la Poste, une esplanade grande ouverte et descendant en terrasses jusqu’à l’étage inférieur de la gare, où se serait concentrée la ville des affaires, descendant encore ensuite en doux gradins jusqu’au bord du lac avec de grandes avenues comme à Lisbonne ou en Amérique du Sud.    

    Hélas il n’y avait que des  poètes, tels Ramuz, ou Cingria chantant le lagon polynésien que devient le lac d’été aux rives suaves, pour voir ce Lausanne-là, que dis-je : cette Lausanne-là qui ne s’éternise pas moins en ses jardins. Or c’est bel et bien ce Lausanne réel, cette Lausanne telle qu’elle est, que nous aimons pour cela qu’il, ou elle, ne ressemble à rien…Barbare2.jpg

  • Le p'tit dèje des Ricains a fait de Jésus un pantin

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    Dieu est leur copilote, disent souvent les Américains, et la seule invocation du nom de Jésus, qui aime tout le monde et jusqu’aux pires canailles, comme chacun sait, suffit aux plus malins pour justifier tout et n’importe quoi. Ce qu’on sait moins, que révèle une brève série documentaire de Netflix, intitulée «The Family» et sous-titrée «la menace fondamentaliste», c’est qu’une véritable société secrète agit depuis des décennies au plus haut niveau du pouvoir, à la dévotion particulière de la divinité Dollar…

    L’on peut être croyant sincère ou mécréant avéré, agnostique voire indifférent à toute forme de religiosité et ressentir la même pénible impression, sinon le même dégoût devant la fausse piété étalée ou pire: devant l’utilisation frauduleuse et cynique de la religion dans l’exercice de pouvoirs abusifs ou de profits éhontés.

    L’image de Donald Trump, les yeux au ciel, inaugurant le premier petit-déjeuner national de prière de son investiture, en présence de centaines de «frères et sœurs» richissimes ou détenant les plus hauts pouvoirs politiques ou financiers, relève apparemment de la caricature alors qu’elle correspond, bel et bien, à une réalité dont la tartufferie a de quoi révulser.

    Du moins est-ce le sentiment que j’ai éprouvé en regardant les cinq épisodes d’une série documentaire récente intitulée The Family et sous-titrée «la menace fondamentaliste», tirée du livre éponyme du journaliste d’investigation Jeff Sharlet, lequel  expose, après avoir vécu quelque temps en immersion dans leur milieu, en ses jeunes années, les menées en coulisses des pontes de ladite Famille conjuguant depuis des décennies,  au plus haut niveau du pouvoir politique américain, l’idéologie religieuse la plus élémentaire – Dieu vous aime, il vous aide à positiver et à prospérer, etc. – et la conduite des affaires politiques et économiques les plus terre-à-terre.

     

    Le livre de Jeff Sharlet. © DR

    Rien de neuf à cela, dira-t-on: le slogan God is your copilot est d’âge aussi vénérable que les pères fondateurs de l’Union, et nous étions encore des jeunots lorsqu’un Billy Graham faisait le tour du monde avec sa bonne parole de marshmallow parfumé d’impérialisme, avant la prolifération des télévangélistes aux gueules fardées de marchands du temple. 

    Or, ceux-ci sont également aussi vieux que le christianisme en expansion, jusqu’aux missionnaires espagnols de la «conquista» remontant la côte Ouest avec croix et fusils, préparant le terrain de juteuses affaires. Cependant, la nouvelle croisade mondiale des «évangéliques» me semble d’une autre nature que celle des «pionniers» catholiques et autres puritains d’antan style quakers, en cela qu’elle relève d’une ploutocratie hyper-conservatrice frottée en apparence de bons sentiments, dont la foi tient de l’investissement calculé et camoufle les vrais intérêts. 

    Une organisation qui prétend ne pas l'être...

    Ainsi découvre-t-on, au fil des épisodes de The Family, une organisation aussi discrète, voire secrète, qu’une certaine famille d’origine italienne versée dans le crime organisé. Mais l’un de ses principaux animateurs, du nom de Douglas Coe, confident de tous les présidents en exercice, de Dwight Eisenhower à Donal Trump, ne finit pourtant pas de répéter, de son air de parfaite sainte nitouche gominée, que seul l’amour de Jésus inspire cette organisation qui-n’en-est-pas-une, juste une gentille famille qui accueille des «frères» à ses petits déjeuners de prière que seuls les mauvais esprits trouveront à critiquer, qu’il s’agisse de tel ou tel potentat africain ou de telle espionne russe avérée, pour peu que ceux-là paient leur invitation…

    Je n’invente rien: un ticket d’entrée au P’tit Dèje National de Prière (National Prayer Breakfast) a été proposé au président du Tchad, Idriss Déby, pour la somme de 220'000 dollars, histoire de lui ménager une discussion évangéliquement informelle avec son homologue américain, et de même la fameuse Christine Butina, jeune blonde russe très portée sur l’usage des armes personnelles, et ultérieurement accusée d’espionnage au profit de son pays d’origine, a-t-elle fait une apparition remarquée au même petit déjeuner; et ce qu’il faut alors préciser, c’est que cette institution conviviale est devenue l’occasion, étalée sur plusieurs jours, d’une véritable bourse aux relations fructueuses où Jésus fait figure de «facilitateur» des meilleures combines…         

    Le «deal» géant du roi David

    Si Jésus est déclaré «leader charismatique» (tels sont les termes exacts) de la nouvelle start up évangélique – talisman pour les uns en matière de réussite en dépit de sa dégaine de «loser», et mascotte angélique pour d’autres –, son nom est pris en vain plus rudement que celui de son paternel supposé, ce Dieu de l’Ancien Testament qui, en matière de relations humaines, était carrément moins regardant que son fiston nazaréen.

    Chacune et chacun se rappelle, aussi bien l’épisode de feuilleton biblique du roi David tombant raide amoureux de la belle Bethsabée, mariée à l’un de ses chefs de guerre, l’engrossant et envoyant le mari trompé au casse-pipe avant de se battre les flancs aux pieds du Dieu surpuissant.

    Or, apprend-on en l’occurrence, la légende en question aura servi de justification à un «frère» éminent (sénateur, puis gouverneur)  de la Famille, coupable d’adultère caractérisé – qui plus est traître à l’amitié puisqu’il a séduit l’épouse de son meilleur compère –, trouvant en le roi David, dûment pardonné par le Seigneur, l’exemple patent de ce que l’adultère entre en somme dans les plans de Dieu, lequel absout à l’avenant, etc.

    Est-ce dire que les Ricains, plus que d’autres chrétiens, sont incapables de vivre une foi sincère ou de ne pas mélanger religion et business, politique et convictions intimes? Évidemment pas. Par ailleurs, si le fil rouge du documentaire est constitué par le témoignage de Jeff Sharlet lui-même, de nombreux  membres de la «Family» sûrement persuadés d’être les meilleurs disciples de ce va-nu-pieds de rabbi Iéshouah, sont invités, face à la caméra et suavement souriants,  à nous confronter à leur vérité.

    À chacune et chacun, ensuite, de se faire sa petite idée…

    Dessin: Matthias Rihs.

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    7. Nous sommes tous des zombies sympas

    Livia Mattei : - Le dernier chapitre de votre libelle achoppe, plus encore que les précédents, aux pires aspects de la crétinisation contemporaine, du feuilleton des Kardashian aux expositions « artistiques » de cadavres plastinés importés de Chine, entre beaucoup d’autres exemples. Cependant, comme votre concept du « Chinois virtuel », vos « zombies » englobent une humanité en déroute qui ne se borne pas aux « freaks » du cinéma américain...

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    JLK : - Le premier titre du libelle était Nous sommes tous des génies sympas, par allusion à l’idéologie du tout-culturel chère à Jack Lang, notamment, qui proclamait que tout un chacun est un Rimbaud ou un Mozart en puissance et que le street art des tags vaut bien les fresques de la Renaissance. Puis, en me rappelant la jeunesse californienne dorée et dévertébrée que décrit Bret Easton Ellis dans un recueil de nouvelles paru en français sous le titre de Zombies, précisément, alors que le titre anglais était The Informers - et cela tombait au moment où je lisais l’espèce de journal rétrospectif autocritique de White, du même « auteur culte », qui disait en interview que les vrais maîtres d la Maison-Blanche étaient actuellement le clan glamour des Kardashian, milliardaires par excellence de l’empire du vide -, je me suis dit que l’image du mort-vivant « sympa » serait mieux appropriée à l’évocation d’une humanité en voie de déshumanisation qu’une «star » de la philosophe américaine, Donna Haraway, se félicite de voir accéder au stade suprême de l’épanouissement naturel sous forme de compost…

    L.M. : Vous achoppez au pire de la culture américaine, mais aussi au meilleur…

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    JLK : - J’ai cité la géniale Annie Dillard dès le premier chapitre du libelle, et ce n’est pas pour me faire bien voir des néo-féministes d’outre-Atlantique, dont je ne sais d’ailleurs ce qu’elles pensent de cette étrange paroissienne imprégnée par la lecture d’Emerson et des hassidim, de Teilhard de Chardin et des traités de sciences naturelles, sans parler de ses multiples explorations personnelles aux quatre coins du monde. Ce dont je suis sûr est que la pensée d’Annie Dillard – et quand je dis pensée j‘englobe son écriture hautement poétique, ses récits de voyages et ses méditations, ses romans et ses observations sur toutes choses - est à mes yeux, aujourd’hui, l’une des plus vivifiantes et je dirai même l’une des plus belles, comme je le dirai à propos de la pensée et de l’écriture de Cristina Campo que Pierre-Guillaume m’a fait découvrir récemment et à laquelle j’ai aussitôt adhéré: qu'elles sont portées par la beauté.

    L.M.- Vous ne vous réclamez d’aucun système philosophique ?

    JLK : Hélas, dès que je perçois le système, j’ai la même réaction de rejet qu’envers l’idéologique : je décline poliment. Cela m’est même arrivé avec un penseur que j’estime du premier rang, à savoir René Girard, dont la théorie relative au mimétisme devient parfois trop systématique, comme je le regrette en lisant la suite de ses essais sur Shakespeare, dans Les feux de l’envie, si passionnant au demeurant. Mes philosophes sont tous des écrivains, et mes penseurs à peu près tous des poètes, de Pascal à Chestov, de Montaigne à Rozanov, ou de Sénèque à cet étonnant brasse-tout de Peter Sloterdijk, de Witkiewicz le catastrophiste à Cingria le psalmiste. Et la perception du monde d’un Tchekhov ou d’un Jules Renard, et leur simplicité toute limpide d’expression, m’ont accompagné dès mes 18 ans alors que l’étudiant raté que j’ai été bâillait aux explications du prof husserlien qui nous chantait de l’Hegel ou de l’Heidegger…

    L.M. – Vous vous flattez, cabotin que vous êtes, de n’être titré que de votre université buissonnière, mais ce dernier chapitre accorde un place notable au Sorbonnard Jean-François Braunstein, auteur de La Philosophie devenue folle paru à la fin de l’an dernier…

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    JLK : J’ai reconnu en Jean-François Braunstein un honnête homme au sens le plus élevé, un prof comme j’eusse aimé en avoir à vingt ans au lieu des bonnets de nuit que j’ai subis ( ou bien apprendre la philo avec un Bachelard, un Jankélévitch ou un Gilson…), je l’ai d’abord rencontré en 3 D chez Yushi, à la table de Roland Jaccard, et c'est devenu par la suite un ami après lecture et présentation de son ouvrage, mais mon enthousiasme n’a rien à voir avec du copinage : sa présentation polémique des dérives mortifères de la philosophie américaine et du nivellisme qu’elle opère au niveau des genres et des gens confrontés à la vie ou à la mort, est des plus toniques. Je ne connaissais mal ou que de loin les théories « starisées » d’un Peter Money, gourou délirant se faisant le chantre « scientifique » de la « pédophilie douce » et de « l’inceste consenti », ou d’une Donna Haraway flanquée de sa chienne Cheyenne qui m’a rappelé les dérives parascientifiques ou pseudo-mystiques d’un Philip K. Dick, et je sais donc gré à notre ami de nous avoir éclairés sur ces diverses théories qui me semblent préfigurer le monde nivelé des zombies… Il me suffit par ailleurs de lire trois pages de Judith Butler, une autre de ses cibles, dont l’écriture est un aussi illisible salmigondis que celle d’un Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes, pour m’en détourner autant que des absurdes excès « animalitaires » d’un Peter Singer…

    L.M. : Quel rapport avec les Kardashian ?

    JLK : À mes yeux bien plus profond qu’on ne croirait, s’agissant d’une sorte de fuite de la vraie Réalité, à la fois mortelle et immortelle. Chez les Kardashian mondiaux je sens le zombie transhumaniste, comme dans les contes de fées flapies de la vieille Barbie Donna Harraway je constate que le survivant est une tautologie. Sacraliser notre compost est la négation même de toute poésie, qui m’horrifie plus encore que la vision des sorcières botoxées du clan Kardashian devenu le clan des pilleurs de tombeaux de partout aux lèvres dégoulinantes de pétrole.

    L.M. - La poésie serait alors le contre-poison, plus que la philosophie ?

    JLK : - À condition de ne pas « poétiser » la réalité. Ludwig Hohl, génie suisse allemand mal embouché et peu porté à dorer la pilule, affirme que « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole », et je trouve le même genre de paradoxes apparents chez une Simone Weil, dans La Pesanteur et la grâce, ou dans cette autre suite d’essais d’Adam Zagajeski intitulée La Trahison qui postule en passant que nous sommes tous, de naissance, des traîtres à notre vocation, laquelle est de ne rien faire d’autre que de renaître tous les matins et ressusciter comme si c’était Pâques, et c’est en effet Pâques tous les matins au ciel de la poésie, n’est-ce pas Livia ?

  • La Fête des gens, l'âme d'un pays...

     

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    Une liesse générale sans artifices a marqué la Fête des vignerons 2019, dont le rythme en frénésie, l’énergie des chœurs et des chorégraphies, le tourbillon des images et des visages, sur un canevas enfantin, se sont déployés en beauté, relevant de ce qu’on peut dire sans vanité le génie des lieux et la bonhomie des gens, voire le bonheur d’être suisse cher à un certain Jean Ziegler…

     

    Il est émouvant de voir, juste avant minuit sous les étoiles, 25.000 personnes se lever et clamer leur joie sans qu’on ait envie de parler d’euphorie conditionnée, et vraiment c’était à n’y pas croire, en tout cas je n’ai jamais vécu ça comme ça…

    Or j’avoue que je n’étais pas disposé, a priori, à croire que cette quatrième Fête des vignerons à laquelle je pourrais assister de mon vivant serait plus qu’un grand machin clinquant style Son et Lumière augmenté à l’enseigne du dernier chic technologique.

    Je gardais au cœur l’émotion toute pure d’un petit garçon juché sur les épaules de son paternel, 65 ans plus tôt, fasciné par le défilé tout doré des Archers du soleil et plus encore par la blondeur de la déesse de l’été Cérès dont je n’ai appris qu’avant-hier, par ma bonne amie, qu’elle avait été hôtesse de l’air « au civil »…

    Jamais je n’ai revécu cet émerveillement de mes huit ans, quels qu’aient été les mérites des éditions de 1977 ou de 1999, et mon agoraphobie croissante, ma défiance persistante envers toute forme de chauvinisme ou de folklore relooké en clinquance à la manière des fonctionnaires de Présence Suisse, enfin les premiers échos faisant état d’une manifestation comparable aux démonstrations sans âme d’un Etat totalitaire avaient achevé de me décourager, d’autant que nous avions du boulot au chalet: du bois et de l’herbe à couper avec notre journalier népalais au sourire himalayen, un grand meuble chinois à installer dans l’atelier perso de Lady L. avec l’aide de deux forts à bras macédonien et syrien, un petit-fils à dorloter dont le frère d’un an avait déjà traversé le Cambodge entre autres cieux et pays européens – autant dire que nous vivons la mondialisation au quotidien,  enfin je travaillais à la correction de mon vingt-cinquième livre où je m’en prends assez virulemment à l’air du temps et au politiquement correct , intitulé Nous sommes tous des zombies sympas ; enfin j’apprends que le traditionnel messager boiteux est cette année d’émois humanitaires et climatiques une jeune messagère infirme championne de gymnastique – non mais des fois !

     

    L’hameçon de la télé, et l’étourdi piégé…

    Sur quoi, ne regardant plus la télévision depuis belle lurette, je tombe sur un bout de la retransmission de la Fête que me balance ma bonne amie d’une tablette à l’autre, un premier regard distrait semble me conforter dans mon rejet, mais j’y reviens peu après, je regarde l’entier de la chose et me fais bel et bien attraper : je commence à croire que j’ai eu tort de n’y pas croire, après quoi ma sœur puînée, bonne Vaudoise dont le conjoint fait partie des confrères  du Guillon amateurs de grands vins, me dit au téléphone qu’elle est fan folle de cette Fête, et le même soir ma bonne amie casse sa crousille et me retient l’une des meilleures places qui restent pour le lendemain, et c’est ainsi que l’étourdi se fait piéger par les étourneaux… 

     

    Une féerie en crescendo

     

    Le lendemain du 1eraoût au soir, me voici donc traînant mes vieilles pattes et vacillant en mes troubles vestibulaire et cardio-vasculaires, sur le quai de Vevey littéralement bonnement bondé où je vais faire pisser notre Snoopy quand je l’emmène dans l’atelier dont je dispose à la ruelle du Lac et où j’entrepose des milliers de livres; jamais je n’ai vu la chère petite ville aussi chatoyante et joyeuse entre les statues de Charlot & Gogol et le château de l’Aile où j’aimais bien de son vivant voir Paul Morand faire ses moulinets de gymnastique suédoise à torse poil sur son balconnet ; mais je n’ai encore rien vu: je capte au passage l’image d’une ondulante chanteuse en plein Tutti fruttiaccompagnée de musiciens et de nostalgiques de la promotion  Presley, je grappille deux ou trois autres images  sur mon smartphone et me voilà dans les gradins où m’accueillent d’accortes jeunes ou vieilles dames déguisées en étourneaux, et c’est parti mon Louli, vite une dernière image de tout ça à ma Dulcinée restée au chalet pour cause de mobilité momentanément empêchée, et voici débouler, trépignant et martelant leurs cageots, les anges de la vendange aux dégaines de criquets ou de hannetons furibonds, ou de fourmis à culs rebondis et autres bestioles de carnaval javanais,  tandis qu’une libellule humaine prend son envol dans la lumière qui fout le camp…

     

    La candeur matoise des vieux savoirs

    Vous qui n’avez pas encore compris ce que c’est que la Suisse, je ne vais pas vous l’expliquer vu que, Lausannois de naissance, à moitié bernois et lucernois d’origine, à moitié lémanique d’adoption et à moitié rital d’atavisme vu que ma trisaïeule maternelle connut bibliquement un curé piémontais qui la fit chasser du Haut-Valais après le péché de l’avoir induit en tentation – toutes ces moitiés se démultipliant à l’exponentielle chez tous nos concitoyens dont j’aime à penser que ce qui les relie, autant qu’un certain goût de la liberté symbolisé par le héros national d’importation nordique connu sous le nom de Guillaume Tell, est ce qu’on pourrait dire l’esprit de la forêt : de la forêt pleine de contes et bordée de vignes, semée de lacs cristallins et peuplée de chèvres en tabliers et de chevriers jamais guéris d’avoir été chassés du paradis, là-haut sur la montagne ou la blonde ado Heidi s’adonne à la youtse et au jodel avec son Grossvati…

    On n’en dira pas plus d’ailleurs sur la dramaturgie de la Fête des vignerons 2019 : voici la petite Julie et son jeune vieux barbon barbu qui traversent de concert un cycle de saisons non sans commentaires gentiment patauds de trois compères guillerets.

    Quant à l’histoire saisonnière racontée au fil des tableaux d’une beauté couper le sifflet, on en connaît la chanson, et les mélodies de l’occurrence  se retiendront moins que les rythmesendiablés.  De même que le peuple  grec connaissait par cœur la story des tragédies quand il y assistait, nos ancêtres médiévaux n’avaient pas besoin du « livret » pour suivre le cours des Mystères.

    Enfin c’est comme ça, sans faire outrage à mes excellents confrères Etienne Hofmann et StéphaneBlok, dont je n’ai pas eu sous les yeux le détail des mots, que j’aurai absorbé physiquement, et sûrement aussi spirituellement, la substantifique  substance, vive et parfois explosive, crépitante d’inventions et légère comme un vin frais de grotto sous le soleil plombant, mais bien ancrée en Lavaux et magnifiée par ce talent avéré de nos gens - dont la culture séculaire est d’abord villageoise et terrienne, tissées de métiers et de petites sociétés -, pour le champ choral le plus raffiné.

    Je n’aurai pas ici le cœur ni le cran de «déconstruire» la représentation relevant à mes yeux de la cérémonie plus que du show géant. Il va de soi que je m’incline bien bas devant l’immense savoir-faire de ses artisans, bravissimo a la signora Maria Bonzanigo et au signor Daniele Finzi Pasca, et tutti quanti cela va de soi, mais c’est surtout dans la sublimation populaire du travail des champs par le travail géant des gens, que j’entrevois ce qu’il y a de grand dans ce petit fouillis cantonal sous les étoiles .

         

    Une Raison d’êtreici, et c’est partout…

    Rien ne me semble sonner faux dans l’imagerie et les musiques de la Fêtes des vignerons 2019, et ce n’est pas tant une prouesse artistique comparable à une mise en scène d’opéra géniale ou à l’organisation  high techd’un  spectacle olympique multimondial: c’est autre chose.

    Chacune et chacun aura remarqué, dans l’imagerie rebrassant les bons vieux clichés vaudois, la présence des « trois soleils » dont Ramuz a parlé en relançant lui-même une observation « sur le terrain » remontant aux moines vignerons du Moyen âge, constatant que le soleil du ciel ne suffit pas, en Lavaux, à faire du vin, sans les deux autres soleils de la terre et du lac

    Dans la foulée, je remarque qu’on n’a jamais impliqué les plus grands poètes et musiciens de ce pays dans la réalisation de la Fête (de Ramuz et Honegger à Frank Martin et Philippe Jaccottet), mais de bons artisans peut-être moins éminents mais plus proches aussi de l’esprit et de la familiarité d’avec les gens. Tout le monde ici connaîtLa Venogede Jean-Villard Gilles par cœur, mais qui  aurait eu l’idée de lui demander, ou à Paul Budry ou à Charles-Albert Cingria, à René Auberjonois le peintre ou à Julien-François Zbinden  le savant musicien jazzy – plus récemment au ludique et non moins flamboyant Richard Dubugnon, de s’y coller ?

    La chimie particulière de la Fête des vignerons est trop organiquement associée à la vie populaire pour se monter le coup hors des associations – je me rappelle dans la foulée que tout dernièrement plus de 100.000 pelés et tondues se sont rassemblés à l’enseigne des Jeunesses campagnardes  - et le miracle de 2019 est qu’il réalise plus que jamais cette fusion combien improbable en  ce temps de confusion et de nivellement globalisé.

    Dans un texte qu’on dira pompeusement « fondateur », intitulé Raison d’êtreet marquant le lancement en 1914 des Cahiers vaudoisoù quelques (grands) artistes de nos régions prétendaient exister loin de Paris, Ramuz définissait, en poète s’en tenant à une certaine courbe du rivage et à une certaine lumière, ce qu’on peut dire le génie d’un lieu, que mille poètes de mille autres lieux auront pu qualifier à leurs façons en accord avec le génie particulier des gens.

    Sous le titre Le génies des Suisses, le sympathique François Garçon s’est élevé à juste titre contre le dénigrement de bas étage, croulant de clichés, à quoi s’est adonné notamment le médiocre littérateur Yann Moix. Mais François Garçon, à son tour, schématise un tantinet en ne voyant guère, derrière le succès fracassant de nos start upet autres succès techno-économiques, la douce et très sage folie forestière des Helvètes que mon ami Jean Ziegler, autre contempteur de  notre pays mais pour de plus justes raisons que celles de l’âne Yann, reconnaissait en percevant plus de génie démocratique chez ses aïeux paysans que parmi se camarades militants. Nicolas Bouvier, de son côté rendit un bel hommage aux arts populaires, et l’on se réjouit de voir ici les motifs des papiers découpés se décliner sur le dos des armaillis et les écrans géants.    

    Dieu sait (Dieu sait tout, m’ont appris mes propres grand-mères) que je suis loin de partager l’idéologie catho-marxiste de celui que j’appelle Jean le fou, mais je dois à la lecture de son Bonheur d’être Suissede nous avoir découvert, avec la passion de la poésie, plus de points communs que de raisons de nous dépecer à la hallebarde.

      

     Et l’âme dans tout ça ? Je vous réponds : santé !

     Si vous n’avez pas chialé pendant le chant sublime des armaillis modulé à treize voix et bien plus, puisque la petite Julie y est allée de son couplet, tandis que mille briquets s’allumaient dans l’arène au-dessous des lumières du Pèlerin et des constellations plus vieilles que nos vieux ; et si vous n’avez pas vibré de toute votre chair païenne au déboulé des tracassets conduits comme des bolides de karting par des dieux déjantés, tandis que  les chœurs alternés se répondaient des quatre coins du cercle de l’arène – il n’y a qu’en poésie que les cercles ont des coins - , si le « sens » de tout le reste vous a manqué, si vous avez regretté le peu de «message» délivré  au niveau d’un signifiant pastoral signifié , enfin si l’âme de cette  Fête folle vous a échappé, je ne dirai pas que c’est de votre faute mais avec un clin d’œil et le peu de mots que notre bon peuple de plus ou moins taiseux plus ou moins timides aura trouvé en son tréfonds – je ne saurai joyeusement que vous répondre, avec ou sans verre dans le nez : santé ! 

     

    Jean Ziegler. Le Bonheur d’être suisse. Seuil

    François Garçon. Le Génie des suisses. Payot.

     

     

     

     

  • Contre la poésie

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    À propos d'un brûlot de Witold Gombrowicz réédité ces jours...

    Donc LA poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose ou sert des causes, mélange d’affectation et de vanité ou de flatterie, telle que l’a vilipendée un Witold Gombrowicz dans un texte vif dont la réjouissante mauvaise foi module quelques vérités appréciables; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.

    Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés.

    À treize, quatorze ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés, et tel devrait être le premier devoir des écoles : qu’on fasse apprendre par cœur des vers par milliers aux kids sans les assommer de slogans printaniers.

    « La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin.

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    Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement suréminents (les Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment sont plus rares, en tout cas en langue française.

    Du fait de ma génération j’aurai fort apprécié les vers jazzy d’un Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, et plus encore les splendides sourciers sauvages à la Franck Venaille ou à la William Cliff.

    Mais ce ne sont là que quelques repères d’un goût qui transcende la séparation des langues et me conduit tantôt vers Umberto Saba et Pavese autant que vers Cees Nooteboom ou Joseph Brodsky, ou voici Adam Zagajewski, poète de A à Z autant dans ses vers que dans ses essais - celui des grands lyriques contemporains qui m’est le plus proche avec sa Mystique pour débutants composée en polonais et que je lis aussi volontiers dans notre langue que dans celle de Dante.

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    Je lis ainsi ces vers traduits du polonais, du recueil Mystique pour débutants, me retrouvant aussitôt dans ce que Georges Haldas appelait l’État de poésie :

    « Parle plus bas : tu es plus vieux que celui
    que tu as si longtemps été ; tu es plus vieux
    que toi-même – et tu ignores toujours
    ce que sont l’absence, la poésie et l’or »…

    Ou je lis ces vers traduits en italien, du recueil Dalla vita degli oggetti :

    « Si smorzano le voci degli uccelli.
    La luna si mette in posa per la foto.
    Lucciano le umide guance delle vie.
    Il vento porta il profumo di campi verdi.
    Lontano, in alto, un piccolo aeroplano
    Gioca come un delfino ».

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    Sur quoi voici que je tombe, dans le recueil d’essais intitulé Dans une autre beauté , sur ces lignes achoppant à l’introuvable définition de la poésie :
    «Non, ce n’est pas ça, répétait obstinément un poète peu connu quand on lui présentait les multiples théories et définitions de la poésie. On lui demanda donc de bien vouloir donner son opinion personnelle. Il s’y refusa longtemps, jusqu’au jour où, cédant aux encouragements de certaine charmante dame, il évoqua en quelques mots le bonheur de quelques combinaisons linguistiques, la vie spirituelle et l’excitation des nerfs (le frisson). Il marqua un temps d’hésitation et ajouta : non, ce n’est pas ça ».

    Définissable, alors, la poésie ? Peut-être par approximations. Explicable ? Sûrement pas plus que ce qu’on éprouve au tréfonds du chagrin ou au pic de la joie, dans l’effusion amoureuse ou dans la mélancolie du temps qui passe, sûrement pas plus que le mystère lui-même ou ce que suggère ce mot en trahissant ce qu’il semble dire.

    Alors qu’en dire ? « Que la poésie est l'essentiel», affirmait Ramuz qui n’aura jamais composé qu’un mince recueil de poèmes - fine merveille au demeurant, que Le Petit village - alors que son ami Charles-Albert Cingria, dont je ne sache pas qu’il ait aligné trois vers dans son œuvre d’incomparable poète en prose, évoquait ainsi l’art de Pétrarque : «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment»…

    La poésie vue alors comme une cristallisation, pour dire l’essentiel en peu de mots, et le plus souvent avec d'autres vocables que ceux qui font poétique. Ce qui n’exclut pas, cela va sans dire, que Rossignol se prenne les ailes dans les barbelés de Birkenau, ni la poésie au bord de l’abîme de Paul Celan ou de Sylvia Plath.

    Est-ce dire que la poésie soit rare ? Assurément. Réservée à une élite ? Sans doute, mais pas du tout celle qu’on croit, car l'aristocratie de la sensibilité traverse les strates sociales et les races. Doit-elle être accessible à tous ? Pas forcément. Hermétique alors ? Le moins possible au premier regard, mais possiblement chiffrée, secrète et mystérieuse. Populaire ? Et pourquoi pas ? Des foules vibrantes ne sont jamais que des ensembles d’individus émus.

    Y aurait-il donc un noyau sensible commun à tous les poètes ? J’en suis, pour ma part, convaincu, et cela même fonde cette espèce d’internationale hypersensible comparable à la «société des êtres » dont parlait Baudelaire.

    (...)

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    En fils de bonne famille mal élevé, auquel l’exil a ajouté pas mal de morgue ressentimentale, Witold Gombrowicz, s’exprimant Contre la poésie, parle surtout de ce que n’est pas, précisément la poésie, et c’est en cela qu’il nous intéresse aujourd’hui où ce qu’on appelle la poésie, et printanière à outrance, relève de la même convention sociale qui faisait réagir l’écrivain en 1947, scandalisant alors tel cénacle littéraire de La Havane en exprimant sa détestation de ce qu’il appelait la «poésie pure», et non seulement son composé chimique mais le culte qui lui était rendu et les postures de ses officiants autant que celles de ses sectateurs, le cercle social confiné dans lequel la «poésie pure», que j’appelle pour ma part la poésie poétique, prospère et relance les mêmes ridicules à sept décennies d’intervalle.

    Non sans relever son adhésion personnelle au sentiment poétique «impur» qui peut se dégager des œuvres de Shakespeare, de Dostoïevski ou de Pascal – et je pourrais ajouter aujourd’hui les noms de Gombrowicz lui-même, de Tchekhov et de Proust, de Céline ou de Joyce, entre tant d’autres poètes avérés à la T.S. Eliot ou à la Whitman -, l’affreux-jojo décriait la notion même de pureté au sens à la fois verbal et moral, constatant que «personne ne mangerait une assiette de pur sucre » et que de cette seule assiette de «pure poésie» ne pouvait découler que l’écœurement et la fatigue par «excès de mots poétiques, excès de métaphores, excès de noblesse, excès d’épuration et de condensation» qui assimilent le vers à un extrait pharmaceutique.

    (...)

    Que Gombrowicz le malséant s’en prenne au vers régulier, qui ne lui en impose pas plus que le vers dit libre, ou qu’il se moque en passant d’un grave débat sur les assonances, dit assez que la «machine à coudre» de l’ancienne versification - dont le ronflement monotone a sans doute accablé des générations d’innocents vauriens et de petites pestes contraints de mémoriser des centaines de vers punitifs -, l’excède autant que peuvent nous agacer aujourd’hui les maniérismes ou les partis pris les plus divers, des épigones éthérés de Mallarmé aux rejetons de multiples «ismes», avant les zombies invertébrés de la galaxie numérique.

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    Le non moins persiflant Léautaud, que les artifices de la rhétorique horripilaient autant qu’il aurait honni le mépris actuel de toute règle syntaxique ou même orthographique, affirmait qu’il est bon, de temps à autre, de lire un livre «de carton», ne serait-ce que pour affiner son goût par défaut, comme il est bon de distinguer le kitsch de la qualité en matière d’arts plastiques; et le mérite particulier du brûlot de Gombrowicz tient autant à stigmatiser la médiocrité prétentieuse d’innombrables produits de «poésie pure» que de mettre en évidence le monde social des poètes, constituant un univers séparé du monde ordinaire par le fait même de sa pureté, avec des effet collatéraux relevant de la morne sociologie plus que de la gloire orphique : «La première conséquence de l’isolement social des poètes est que dans leur royaume tout est démesuré et que des créateurs médiocres atteignent des dimensions apocalyptiques», à cela s’ajoutant le fait, aujourd’hui persistant que « les poètes écrivent pour les poètes», qui se «couvrent mutuellement d’éloges et se rendent mutuellement hommage».

    Et là encore, deux ou trois CLICS sur Facebook nous feront assister à une débauche de salamalecs entre «sœurs» et «frères» en poésie numérique, pieusement escortés par leurs followers…

    (Extrait du sixième chapitre du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas, la partie en question portant le titre de Nous sommes tous des poètes numériques)

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    Witold Gombrowicz. Contre la poésie. Dans Les Cahiers de Tinbad, no7.
    Ou dans le recueil d'essais et autres entretiens paru récemment  sous le titre La Patience du papier. Christian Bourgois, 2019.

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    6. Nous sommes tous des poètes numériques

    Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…

    JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et de 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des pièces brèves d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John-Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…

    L.M.: - Vous écriviez-vous-même de la poésie ?

    JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le « voulu poétique »…

    L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre,relève selon vous du « voulu poétique » ?

    JLK. - C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du « voulu poétique » sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’« events ».

    L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?

    JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.

    L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…

    JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas. Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie , qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».

    L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent vraiment la version polonaise ?

    JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails.

    L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un « con ».

    JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qui n’a rien précisément de « voulu poétique »…

    L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello. Nous citer ce que vous tenez pour un beau poème.

    JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et nervalien poète romand Edmond-Henri Crisinel et qui s’intitule La Folle.

    « Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
    Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
    Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
    Les jardins sont absents et morte est la douleur.
    Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
    eaux transparente où passe et repasse une fuite.
    Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite.
    Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    5. Nous sommes tous des délateurs éthiques

    Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?

    JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume de Roux, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…

    L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet…

    JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais cependant lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre Ma vie parmi les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négative et me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre

    L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…

    JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison; et le résultat est que j’en ai tiré depuis lors un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…

    L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…

    JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaîné depuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…
    L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…

    JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.

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    L.M. - Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…

    JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, mais j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant. Or un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno, quelques années plus tôt, par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée -, qui avait taxé son film "Vol spécial" d’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité de notre pays avec le plus d’attention et non sans sensibilité plutôt « de gauche »…

    L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…

    JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ; j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui fait des propositions, puisque je l’ai vécu, ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grands mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, s'est fait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation; et le fait est que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés par la sainte Eglise, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…

    L.M. - Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…

  • En attendant les zombies

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    Entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa Rossa de Trieste, à propos d'un libelle à paraitre à la rentrée...

    4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons

    Livia Mattei : - Le quatrième chapitre de votre libelle, consacré à l’art dit contemporain, même s’il n’en représente qu’une partie, démarre à fond de train puisque vous y taxez Jeff Koons, le plus grand «vendeur» actuel en la matière, de charlatan…

    JLK : - Charlatan est bien le mot dans l’absolu que représente l’Art méritant une majuscule et une révérence point forcément pieuse mais non moins sincère, de Lascaux à Nicolas de Staël, mais vous aurez remarqué que je nuance le terme en présentant notre ami Jeff comme un manager capable et un spéculateur cynique aussi avisé que le bateleur actuel de la Maison-Blanche. En fait, plus que cet habile crétin milliardaire qui a su recycler à sa façon toutes les resucées pseudo-avant-gardistes de son époque, dans la lointaine filiation de Marcel Duchamp ou sur les traces plus récentes de Warhol & Co, ce sont ses laudateurs extraordinairement complaisants que je vise, galeristes en vue ou conservateurs, critiques ou historiens d’art, qui ne cessent de glorifier ses babioles de luxe, jusqu’à la dernière enchère du Balloon Dog vendu à plus de 55 millions de dollars. Je vise les pontes de Beaubourg ou de la Fondation Beyeler qui se foutent du public avec des hymnes d’une vacuité prétentieuse sans pareils, et toutes celles et tous ceux qui en rajoutent comme à propos d’un Damian Hirst et de pas mal d’autres stars momentanées du Marché de l’Art. Faites un tour dans les archives de la Toile et vous verrez que pour un Jean Clair, lucide et implacable connaisseur à qui on ne la fait pas, la majorité des commentateurs se couchent…

    L.M. - Votre premier coup de gueule date de 1992, à Lausanne. C’était encore du temps de notre délicieuse Cicciolina…

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    JLK : - C’était l’hiver, il faisait froid, nos amies les Brésiliennes ou les Roumaines se les gelaient sur les trottoirs de l’ancien quartier industriel du Flon, et c’est là, dans un ancien atelier de tanneur recyclé en loft de luxe, que j’ai découvert, au milieu de toute une société de snobards de nos régions, les fellations ravissantes et les sodomies reluisantes de Jeff et sa putain mauve, traitées en délicates teintes sulpiciennes, à 75.000 dollars la pipe et, parmi autres objets, tel caniche de bois polychrome ou telle truie à 150.000 dollars pièce TVA non comprise, sans oublier la verge en érection du Maître en matière polymère, à disposer chastement sur sa table de nuit

    L.M. - Vous étiez alors chroniqueur littéraire à 24 Heures, mais vous avez commis un édito d’humeur qui vous a presque valu un procès…

    JLK : - Comme je traitais la galerie de porcherie modèle et plaignais les péripatéticiennes de la rue voisine moins bien traitées, l’épouse de trader new yorkais qui tenait la boutique a failli me traîner en justice, mais un abondant courrier de lecteurs m’a valu d’y couper, alors même qu’un artiste branché de la place me taxait de censeur à la Goebbels. Mais ça n’est qu’un début anecdotique, avec la série porno de Made in Heaven, après laquelle Jeffie allait frapper beaucoup plus fort «à l’international»…

    L.M. – Ce qui me touche, c’est que vous parlez surtout, entre vos diatribes, de l’Art qui vous tient à coeur…

    JLK : Je ne suis pas un spécialiste ni un critique d’art, mais j’aime la peinture depuis l’âge de treize ou quatorze ans, quand j’ai découvert les coulures vert sombre ou les moires à multiples noirs des murs de Paris d’Utrillo, et un bon prof à lavallière m’a entraîné ensuite dans les jardins provençaux de Cézanne, les jardins marins de Gauguin et les jardins méditerranéens de Bonnard, et c’était parti pour rencontrer un jour Joseph Czapski et devenir l’ami de Thierry Vernet, très humbles et très admirables artistes partageant en outre une admiration presque sans bornes pour l’un des derniers représentants de la grand peinture occidentale en la personne de Nicolas de Staël. Donc au pamphlet s’oppose l’exercice amoureux…

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    L.M. - Comme vous rappelez le conformisme des pseudo-rebelles, dans le chapitre précédent de votre libelle, vous vous en prenez à ce qu’on pourrait un nouvel académisme à verni progressiste, consacré par des collectionneurs fortunés et répertorié comme dans une Bourse…

    JLK : - Jean Clair, dans cet essai salubre qui s’intitule L’Hiver de la culture, décrit assez exactement le processus qui a permis à un pseudo-artiste comme Jeff Koons - dont on peut rappeler qu’il a fait lui aussi ses débuts comme trader à Manhattan -, de développer ses sociétés de bricolage de luxe à l'échelle mondiale, citant ce bunker bâlois, nommé le Schaulager, où sont stockées les œuvres les plus intéressantes du point de vue de la spéculation, au gré des décideurs qui manipulent le Marché de l’Art à leur guise. En Suisse, nous avons en outre des ports-francs qui facilitent le transit de ces « produits structurés » en 3 D, si j’ose dire. Tout cela pour convenir, carissima Livia, que le prétendu progressisme de Jeff Koons, si proche du peuple n’est-ce pas, célébré par l’impayable Bernard Blistène, lors de la rétrospective Koons à Beaubourg relève de la pure foutaise…

    L.M. : Après Lausanne, Bilbao, Versailles, Beaubourg et Bâle, vous revenez en votre pays pour administrer une taloche posthume au très officiel influenceur local que fut Pierre Keller en terre vaudoise…

    JLK : Bah, c’est en effet le serpent qui se mord la queue, et je ne vais pas cracher sur le joli cercueil de Pierre Keller décoré par le plasticien millionnaire John Armleder, mais le fait est que, des pissotières de Los Angeles, constituant son premier sujet de photographe-plasticien, au culs de chevaux et autres étapes mineures dans le pseudo-conceptuel, avant sa vraie carrière de manager scolaire et de notable concélébré par tous les amateurs de vins et de beaux discours, ce Vaudois parfaitement aligné, jusque dans sa gay-attitude joviale, n’aura pas manqué de célébrer verbalement les idoles du Marché de l’Art que sont devenus un Jeff Koons ou un Damian Hirst, proclamant lui-même en tant que fondateur et directeur de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne) : « Avant de leur apprendre à devenir artistes, j’apprends à nos élèves à se vendre »…

  • De dieux la fête !

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos de la Fête des vignerons 2019, de l’hésitation à s’y rendre pour de multiples bons motifs, et des raisons d’en être fou par delà toute réserve, le génie populaire damant le pion au message populiste…

    Moi l’autre : - Alors là, compère, nous voici pour une fois 100% d’accord, et même plus…

    Moi l’un : -Et tu m’en as vu le premier  ébahi, ébloui, illico charmé par l’ambiance bon enfant de la rue et des places encore ensoleillées, ensuite touché par l’accueil si prévenant des placeuses et placeurs bénévoles déguisés en étourneaux, enfin conquis en crescendo par cet incroyable spectacle dont j’avais craint le pire…

    Moi l’autre : - C’est vrai que nous y allions un peu à reculons…

    Moi l’un : - Moi surtout : tu me connais, je suis de nous deux la partie la plus lucidement sceptique, bien moins avenant voire tolérant que toi, et je cumule l’agoraphobie, le rejet de tout chauvinisme national ou cantonal, mais aussi la démagogie de tous bords et le folklore abruti par les clichés et la clinquant touristique, enfin je redoutais le gigantisme creux à grand renfort d’effets du dernier cri technologique. Et puis j’ai lu deux ou trois premières critiques évoquant le manque d’âme de tout ça et son côté parade de masse à la Kim Jong-Un. La Corée du Nord sur la place du marché où Jean-Jacques Roussau effeuillait le liseron : tu vises l’horreur ! 

    Moi l’autre : - Pour ma part, âme sensible comme tu me connais, plus Anima qu’Animus que toi, je redoutais plutôt l’artifice à la page tel qu’on l’a déjà vu en 1999, avec tous les gadgets de mise en scène resucés des années 70-90, de la musique pour flatter - pourquoi pas du rap ou du slam des Alpes ? et des images à en saturer Instagram…

    Moi l’un : - Ajoutant à cela que nous sommes, tous deux, allergiques à l’hyperfestif qui fait que la vraie fête n’existe plus, c’était en effet mal parti. Comme sont partis, envolés comme des baudruches dans le soir se faisant nuit et la nuit de plus en plus noire et pleine d’étoiles, toutes nos préventions et autres préjugés. Or le plus fou est que tous les aspects que nous craignions : le côté mégalo du projet, le brassage des airs choraux très rythmés et des chorégraphies, la dramaturgie réduite à trois fois rien, les trucs de mise en scène rappelant telle séquence de Fellini (la grande toiles agitée des eaux) ou telle vision de je ne sais quel film astro-futuriste – tout ça se trouvait intégré comme le sublime Ranz de vaches me rappelant la poignante litanie nocturne de Padre Padrone ou les incantations himalayennes, et la scène des tracassets m’a paru le summum d’une transposition coupant court à tout naturalisme pour convoquer les dieux de la terre… 

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    Moi l’autre : -  Assez loin de Ramuz tout ça…

    Moi l’un : - Très loin de l’usage conventionnel qu’on  a fait de Ramuz, mais Ramuz était à sa façon à l’écoute des dieux de la terre et de la chair, plus que du Dieu des chaires synodales, et la façon de la Fiesta 2019 de recycler les puissances naturelles, le soleil et les angoisses, me semble rejoindre le mysticisme naïf toujours présent chez les petits bourgeoisde tous âges sortant de la Migros pour rejoindre la « répète » des choristes, au dam des idéologues helvétistes ou anti-helvétistes…

    Moi l’autre : De fait, il n’y a pas de message dans cette fête, ou disons que le message est cousu dans le costume des messagers. Donc rien à voir avec les spectacles de propagande militaro-politiques, avec les rassemblements d’évangélistes, les célébrations olympiques ou les défilés massifs de l’Allemagne nazie…

    Moi l’un : - Comparer cette manifestation populaire, qui est l’émanation des villes et villages de cette terre, de ses sociétés locales et de ce qu’on peut dire « nos gens », aux shows totalitaires de la Corée du Nord est d’une imbécillité et d’un manque de tact, de sensibilité et de santé tellement énormes qu’on aura la charité de ne pas en rajouter, et qui dirait que le défilé des carrés de Cent-Suisses, même un peu tiré en longueur, fait l’apologie de la guerre ou de la force virile ? Dira-t-on que les jupons voltigeurs des effeuilleuses sont des incitations à  l’incivilité sexiste ou que les petits solistes  aux voix angéliques, les magnifiques gymnastes tournoyant sont des exaltations pédophiles ou des défis jetés aux handicapés ?

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    Moi l’autre : - D’autant moins que le messager boiteux de la tradition  est une messagère à jambe de titane articulée et qu’elle rebondit sur l’écran de sol comme un ange sans ailes !

    Moi l’un : - Une autre objection à la représentation a invoqué son manque d’âme ! C’était un peu vrai, m’a-t-il semblé,  pour l’édition de 1999, malgré son empreinte plus ostensiblement « artistique » et « littéraire », mais chaque édition reflète aussi son époque, et celle de 2019, par delà les prestiges culturels locaux d’époque, me paraît remarquable par sa façon d’intégrer les codes d’un méli-mélo culturel de plus en plus « foutraque », pour le dépasser en saisissante connivence avec les gens – et cela c’est dans l’arène seulement qu’on l’aura perçu. L'âme y était partout, dans le vitrail visuel de la saint-Martin et les yeux des enfants dessous les âges, dans la grâce et la fluidité du mouvement, l'âme des corps et des visages, l'âme qui a un coeur et point trop d'esprit à l'affiche mais dans l'intelligence instinctive et délicate, etc. 

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    Moi l’autre : - Tu te rappelles notre émotion de 1955 ? Ce supplément d'âme au nom des dieux plus explicitement figurés - mais ça prouve quoi ?

    Moi l’un : - Et comment : sur les épaules de notre employé de bureau modèle, ancien des éclaireurs de Sauvabelin et bon paroissien des hauts de Lausanne, lecteur de Ramuz et de Giono, qui a frémi comme sa Lucernoise de conjointe à l’apparition des archers du soleil et de Bacchus presque tout nu tandis que nous tombions raides amoureux de Cérès la déesse de l’été, hôtesse de l’air au nature. Le rêve ! Et c’est le souvenir que je souhaite aux kids d’aujourd’hui qui auront vécu ça : que ça leur chante au cœur une vie durant !

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  • Une belle échappée

    Hofmann2.jpgROMAN Dix ans avant la Fête des vignerons, mais un an seulement après le Prix Nicolas Bouvier à son Estive, l’écrivain-voyageur se coulait dans la peau de L’Assoiffée, trentenaire en quête d’elle-même.

    Blaise Hofmann aime la vie et les gens, mais aussi les mots qui expriment la sève de la vie et donnent voix aux gens. De ces dispositions généreuses, ses deux premiers livres se sont fait l’écho, autant qu’un tour de la Méditerranée que les lecteurs de 24 Heures ont pu suivre au fil de chroniques à la fois personnelles et denses. Cette soif de vivre, nous la retrouvons dans son premier roman avec plus encore d’intensité, marqué par l’impatience et la révolte d’une jeune femme en rupture de conformité, Berthe de son prénom. « C’est mal vu de se chercher quand on est adulte », écrit Berthe à l’ami qu’elle largue après un tendre début, et dont elle n’attend pas de réponse, dans une lettre datée de Paris où elle se retrouve après une longue errance à bicyclette, à pied ou en stop, de l’arrière-pays vaudois aux quatre coins de l’horizon où son appétit de choses nouvelles et de rencontres l’a poussée.
    Il y a de l’aventurière chez cette « sale gosse » qui a épuisé ses parents et se rêve « chevalière » plutôt que « pondeuse », mais également de l’enfant du siècle avec ses désarrois et ses vertiges suicidaires. L’écrivain lui communique du moins sa fringale de découverte et son besoin de se frotter aux autres, et l’on s’attache à ce beau personnage radical, que son refus de s’enliser porte aux extrêmes.

    - Comment ce personnage vous est-il apparu ?
    - Le livre est né d’une impulsion forte et naïve qui ne se reconnaît plus du tout dans le produit final : le malaise ressenti à la vue d’un sans-abri. Comment l’évoquer et sous quelle forme ? Adopter «artificiellement» un mode de vie SDF aurait manqué de respect. Jouer au reporter aurait fait de moi un voyeur. Élaborer un roman sociologique aurait sonné froid et distant. J’ai donc choisi d’injecter, dans une trentenaire bien portante, un « chromosome assoiffé », en deux mots, une envie de vivre sans compromis, sans hésitation et au plus près de soi. C’est moins l’état final d’une vie vagabonde qui m’intéressait que le lent glissement qui y aboutit.
    - Vous identifiez-vous au personnage ?
    - Que le narrateur soit une narratrice n’est pas très important. Je pense que nous avons tous, les hommes comme les femmes, une assoiffée en nous, qui crie plus ou moins fort et que l’on écoute plus ou moins. En ce qui me concerne, j’espère ne pas l’avoir tout à fait tuée en écrivant ce livre… Il faut lire ce roman comme un conte réaliste : la femme dont je parle ne peut pas exister, elle est trop extrême, elle ne tient pas la route. Et pourtant, mystère, elle parle de nous.
    - Vous dites tenir particulièrement à ce livre. Pourquoi cela?
    - Billet aller simple et Estive étaient des livres confortables. Il y avait entre les paragraphes un vécu « aventureux », mais la trame était réglée sur une expérience limitée dans le temps et l’espace. L’Assoiffée est partie de rien, m’a demandé beaucoup plus de travail, mais sonne peut-être… plus vrai?

    De fait, en dépit d’un scénario aussi tâtonnant que l’errance de la protagoniste, c’est un livre construit et bien incarné, vécu senti, marqué par le besoin d’honnêteté et de netteté de la jeune génération, et qui jette un regard frais sur le monde, non sans cynisme blessé parfois, mais avec une extrême acuité sensible au chaos social ou médiatique, aux langages de Babel ou à la profusion de la nature, du brassage urbain, de la ville-univers: « La rue, c’est un peu moi. En plus marqué. La rue met le doigt où ça fait mal. Elle parle de mes possibles, de mes ruptures, de mes deuils, de mes abandons, de ma solitude»…

    Blaise Hofmann. L’Assoiffée. Editions Zoé, 171p.

  • En attendant les zombies

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    Entretien, à Trieste, de JLK avec Livia Mattei.

     

    À la rentrée de l’automne 2019 paraîtra, chez Pierre-Guillaume de Roux, le 25elivre de JLK, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et constituant, sous l’appellation de « libelle », un brûlot virulent visant la massification globalisée (Nous sommes tous des Chinois virtuels), le nivellement de la littérature par les stéréotypes et la quête du succès à bon marché (Nous sommes tous des auteurs cultes), l’acclimatation de tout esprit critique à l’enseigne d’une nouveau conformisme «décalé» (Nous sommes tous des rebelles consentants), l’abaissement de l’Art au niveau d’un produit structuré soumis à la plus juteuse spéculation (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons), le déploiement d’une forme nouvelle de lynchage public à grande échelle (Nous sommes tous des délateurs éthiques), la dégradation du langage poétique devenant bavardage sentimental où chacun se la joue Rimbaud ou Minou Drouet sur les réseaux sociaux (Nous sommes tous des poètes numériques)et enfin le glissement progressif de l’humanité sympathique vers une espèce de plus en plus formatée, uniformisée et fardée à la manière des Anges de la télé et autres sous-produit du feuilleton Kardashian  (Nous sommes tous des zombies sympas).

    Composé dans l’urgence en moins de trois mois, ce livre dédié à la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray - trois esprits supérieurement éclairés rompant d’avec la veulerie de temps qui courent, l’ouvrage demandait, tant pour sa conception que pour sa réalisation, quelques explications que Livia Mattei, bien connue en Mitteleuropa cultivée pour l’alacrité sagace et la pénétration de ses lectures, a tenu à recueillir auprès de son vieil ami invité pour l’occasion dans sa demeure des hauts de Trieste…

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    1.Nous sommes tous des Chinois virtuels

     

    Livia Mattei : - Votre dernier livre, caro, est immédiatement mordant par son écriture et la charge de son contenu, qui relèvent du pamphlet. Alors pourquoi l’appeler « libelle » alors même que, dès le premier chapitre, vous attaquez durement les deux Présidents de la Chine néo-maoïste et de la Suisse capitaliste participant au déni de mémoire de celle-là par opportunisme ?

    JLK : - Il se trouve que, par nature tant que par éducation, je préfère le judo au karaté. Autour de mes dix-huit ans, j’ai été marqué par l’enseignement d’un prof d’italien du nom de François Mégroz, qui nous faisait lire la Commedia de Dante et, au titre de ceinture noire, initia les garçons de la classe intéressés aux rudiments des mouvements élémentaires dits Uki-goshi ou Kesa-Gatame.  Ce que j’en ai retenu est essentiellement qu’au lieu de frapper pour faire tomber son adversaire, mieux vaut préparer et accompagner sa chute en douceur en combinant Uki-Goshi (6emouvement du premier groupe du gokyo) avant de l’immobiliser au sol (Kesa gatame). En outre, tout s’oppose chez moi à la pratique binaire en matière de langage. Le pamphlet  cogne de manière le plus souvent univoque. Le libelle pointe, pique et n’est pas sans s’inspirer, en tançant, de la danse immobilement vibratile de la libellule.

    Lorsque Ueli Maurer, le Président de la Confédération helvétique en exercice, de passage à Pékin, déclare servilement qu’il faut « tirer un trait» sur le massacre de Tian’anmen, il incite aussi vivement à la pique que lorsque le président chinois à vie Xi ping donne aux Occidentaux plus ou moins pleutres, au forum économique de Davos, des leçons de libre échange. Mais cette entrée en matière « politique » ne tarde à déboucher, dans mon libelle, sur une réflexion beaucoup plus générale opposant ces « chinoiseries » très réelles à ce que j’appelle les Chinois virtuels que nous devenons tous peu ou prou. 

    L.M. : - Vous distinguez nettement, en effet, le Chinois virtuel du Chinois «plus que réel». Qu’est-ce à dire plus précisément ?  

    JLK : - Nous nous sommes écrits des billets bleus et verts, chère Livia, pendant plus de cinquante ans, et désormais nous « échangeons » par MESSENGER ou par SKYPE, et d’un CLIC nous « partageons » sur FACEBOOK. C’est ce que j’appelle devenir des Chinois virtuels. Par l’extension de la machine et par sa soumission à l’Empire commercial, quel qu’il soit.  Je ne parle donc pas du Péril Jaune mais d’une uniformisation virtuelle qui, par la multiplication des images lisses  et des mots sans chair, nous coupe de ce que j’appelle le plus-que-réel. Il va de soi que le massacre de Tian’anmen, ou la catastrophique pseudo-révolution pseudo-culturelle et ses millions de victimes, ne sont que des images symboliques, mais renvoyant à des faits combien réels. Plus-que-réels, mais qui ont été et continuent d’être niés, sauf par les esprits libres que je cite – un Simon Leys dans Les habits neufs du Président Mao,ou un Jean Pasqualini dans Prisonnier de Maoque lisait mon père dans les années 70 alors que je me débarrassais, de mon côté, de mes illusions de progressiste virtuel marxisant…

          L.M : - Vous prétendez que vous avez cessé d’être gauchiste en mai 68 après avoir vu de près les barricades parisiennes. N’est-ce pas un raccourci ?

           JLK : - Bien entendu. Je me suis éloigné du progressisme en m’efforçant de parler son langage, que j’ai vite ressenti comme une langue de bois, et surtout, à 19 ans, donc en 1966, en découvrant le socialisme réel en Pologne et l’usine à exterminer d’Oswiecim – Auschwitz en bon allemand. Mais j’ai mis bien plus longtemps à me défaire de toute idéologie, gauchiste ou réactionnaire, et c’est essentiellement contre l’idéologie que je ferraille dans ce nouveau livre…

              L.M. : Qu’entendez-vous exactement par idéologie ?  

           JLK : Disons que c’est l’usage des idées soumis à tel ou tel système religieux, philosophique, politique, social ou commercial, plus généralement : utilitaire. L’idéologie marque la pétrification de la pensée. Tout langage argumentatif y succombe. La poésie seule y échappe, sauf quand elle retombe dans le prône, le catéchisme religieux ou politique ou la publicité. 

    L.M. : Vous vous en prenez violemment à ceux q1ue vous appelez les jobards de l’intelligentsia parisienne, chantres du maoïsme dans les année 70, Sollers et consorts…

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    JLK : - L’épisode  de la visite de la bande de Tel Quel en Chine maoïste, relaté sans aucun recul par Julia Kristeva dans Les samouraïs, est en effet un moment emblématique de l’aveuglement des idiots utiles occidentaux, immédiatement pointé par Simon Leys, l’exemple à mes yeux de l’intellectuel intègre, mais traîné dans la boue par Le Mondeoù il était taxé d’agent d’influence américain. Philippe Sollers est retimbél sur sea pattes avec l’habileté acrobatique qu’on lui connaît, mais un Alain Badiou n’en démord pas et les témoignages accablant sur cette époque se sont multipliés.

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      L.M.- Passons donc à la Chine plus que-réelle de Xi Jinping, que vous évoquez à propos du romanChina Dream de l’exilé Ma Jiang…

    JLK : - Oui, et là encore c’est au très regretté  Simon Leys que je suis gré d’avoir découvert cet auteur, dont la satire du bonheur chinois actuel est carabinée, à la fois déchirante et salubre. Ma Jiang est certes un intellectuel de haut vol, mais c’est d’abord un écrivain en pleine pâte, et c’est en quoi il relaie les fables contre-utopiques de Zamiatine (Nous autres), des Anglais Aldous Huxley (Le meilleur de smondes), et Orwell (La ferme des animauxet 1984) ou du Polonais Witkiewicz (L’Adieu à l’automne etL’Inassouvissement), en travaillant sur la langue de bois du néo-communisme hyper-capitaliste de la Chine actuelle, avec laquelle la Suisse prétendument hyper-démocratique fricote par « pesée d’intérêt », comme elle fricote avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur l’assassinat de Jamal Khashoggi…

    L.M. :- Avez-vous honte d’être Suisse ? 

    JLK : - Pas plus que vous d’être Italienne, femme ou belle. D’ailleurs je ne sais pas trop ce que signifie «être Suisse» dans un pays aussi composite que l’Europe où le paraître compte plus, en nombre que l’être, et je sais assez quelles tueries séculaires, religieuses ou politiques, claniques ou idéologiques de tous bords  ont abouti à cette entité viable qu’est la Suisse réelle d’aujourd’hui…

     

    2. Nous sommes tous des auteurs cultes  

     

    Livia Mattei:- Après la massification collectiviste, vous vous en prenez à l’idolâtrie publicitaire. Mais où et quand est apparu selon vous ce qu’on appelle l’auteur culte, voire cultissime ?

    JLK.- Il me semble que le lancement du jeune Radiguet, vendu dans les années 1920 comme un savon par Grasset, annonce la couleur, en phase avec la première idolâtrie hollywoodienne d’importation. Le personnage devient plus important que son œuvre, ou plutôt l’image fantasmée , comme celle de Sagan en voiture de sport.

    L-M.: - Le type de succès même immense qu’ont connu un Victor Hugo ou un Edmond Rostand change alors de nature par le truchement de la publicité et des médias...

    JLK: - Exactement, et le culte à l’américaine fabrique des mythes à foison qui seront recyclés dès les années 1960 par des modes impliquant les écrivains autant que les stars du cinéma ou de la chanson. Curieusement cependant les livres cultes et les auteurs cultes ne sont pas forcément les plus lus du grand public, notamment en France où un certain sens de la qualité et un certain snobisme font encore le tri avant le règne de la seule quantité. Un Henri Michaux est enterré comme un auteur culte . C’est dire!

    L.M.: - Vous amorcez votre aperçu des auteurs cultes contemporains avec Joël Dicker. Pourquoi cela ?

    JLK: - Parce que la success story de ce wonderboy suisse idéalement mal rasé me semble emblématique. D’abord du fait de l’indéniable talent de storyteller du jeune auteur, dont le premier succès est due aux libraires et aux lecteurs plus qu’à la publicité et aux médias , ensuite par le formatage du deuxième roman au niveau d’une série aussi niaise que fade. Même si l’habileté technique y était encore. Mais tel est bien l’auteur culte des remis qui courent: c’est un habile. Votre Umberto Eco en est d’ailleurs un exemple probant, en plus smart que notre mini-Federer feuilletoniste...

    L.M.: -Selon vous Joël Dicker ne serait pas un écrivain mais plutôt un écrivant...

    JLK: - De fait je reprends la distinction faite par Audiberti entre écrivains - auteurs qui imposent un ton unique -, ecriveurs - gens de plume faisant le meilleur usage de la langue mais sans originalité foncière, et écrivants qui usent d’un langage standard et fabriquent souvent des livres plus vendables que maints écrivains. On ne fera pas de ce classement un système, mais ça peut aider à un repérage graduel qui se perd aujourd’hui faute d’esprit critique ...

    L.M. - Vous donnez ensuite l’exemple d’Anna Todd et de ses sex-sellers vendus par millions...

    JLK: - C’est le fond de la nullité à succès, sur la base d’un journal de collégienne publié sur Internet, plébiscité par des millions de gamines et récupéré par un grand éditeur américain d’un opportunisme typique. Plus indigente qu’une Barbara Cartland, la bimbo texane préfigure le degré zéro du feuilleton ou la notion même d’auteur n’a plus de sens. L’obsession sexuelle n’y est d’ailleurs plus qu’une sanie de compulsion puritaine mais ça cartonne chez les zombies...

    L.M. Et voici Michel Houellebecq. Tout autre animal !

    JLK: - Et sûrement un écrivain , ça ne fait pas un pli, avec un ton et une tripe sans pareils. Vaut-il pour autant l’appellation d’écrivain national comme l’a tiré récemment un magazine de la droite française ? Pauvre France alors « pays défait » comme l’appelle Pierre Mari dans une salutaire lettre ouverte aux élites présumées et autres importants de l’insignifiance établie... Et poète comme on l’a intronisé. Mais quelle poésie de gadoue si l’on excepte quelques rayons sur la poubelle genre Bukowski chez les Deschiens. Cela étant le lascar est un médium social et psychologique remarquable, et son observation portée sur le langage actuel et les faux semblants idéologiques et culturels est d’une pertinence unique. Et puis il n’a cessé d’évoluer, et son bilan dermatologique semble s’améliorer...
    Mais grand écrivain ? Comparez sa phrase et sa poétique à celles de Céline ou Proust, à Bernanos ou à dix autres stylistes du niveau d’Audiberti ou Paul Morand, Giono ou Jacques Chardonne et revenons à la considération du degree hiérarchique chère à Shakespeare, etc.

    L.M. : - Vous prenez aussi la défense de l’auteur culte norvégien Karl Ove Knausgaard, contre ses détracteurs français, dont un Pierre Assouline...

    JLK: - On a parlé à son propos d’un Proust norvégien, ce qui fait bondir nos chers Parisiens, qui le réduisent au rang d’un graphomane à santiags, ce qui me semble injuste même si son immense journal intime n’a rien de la tenue poétique de la Recherche ni de l’extraordinaire densité de l’univers proustien. Mais l’hypermnésie de son récit a bel et bien quelque chose de proustien, même si l'auteur lui-même se défend de cette écrasante comparaison, et je lui trouve une remarquable honnêteté dans son approche des êtres et un charme de vieux jeune homme plein de tendresse.

    L.M. : - Enfin vous vous moquez plutôt de cette étiquette d’auteur culte ...

    JLK: - Et comment, carissima ! Culte de quoi ? Plutôt cuculte, pour singer Gombrowicz ! Et qui en décide ? Voyez et concluez en n’oubliant pas de tirer la chasse d’eau !

     

    À suivre. Demain: Nous sommes tous des rebelles consentants

     

     

  • Par tous les chemins

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    Chemin faisant (1)

     

    De l'angoisse levée. - C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux départs sans retour, mais le seul drame ce soir sera de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une et de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux... 

    Des collines et des coquelicots.- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers,et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

    Des fontaines et des filles en fleur. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite  que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle  vie...  

    (Rome, le 19 mai 2009)

    Peinture: Floristella Stephani.

  • L'étrange Questionnaire

    littérature
     

    Notre occulte compère blogueur rémois Eric Poindron, tenancier du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/) , et sévissant non moins notoirement sur Facebook, jugea bon ce jour-là d'interrompre nos Travaux & Loisirs par un étrange Questionnaire, et voici ce qui lui fut répondu....


    1 – Écrivez la première phrase d’un roman, d'une nouvelle, ou d’un conte étrange à venir.
    - Une jeune femme émaciée lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là. Ce titre autant que la pâleur de la lectrice me composaient un nouveau ciel sous lequel il me plut de commencer d’écrire l’étrange roman que voici...
    2 – Sans regarder votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de brasser les aiguilles.

    3 – Regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Ma montre s'est arrêtée lors de notre dernier match de Sumo.
    4 – Comment expliquez-vous cette – ou ces – différences du temps ?
    - Il n’est aucun écart entre l'aiguille et son ombre.

    littérature
    5 – Croyez-vous aux prévisions météorologiques ?
    - Certes, mais à contre-temps.

    6 - Croyez-vous aux prévisions astrologiques ?
    - Certes, mais à contre-coup.
    7 – Regardez vous le ciel, et les étoiles, quand il fait nuit ?
    - Les étoiles me rappellent mon âge d'avant ma naissance. Quant au ciel il me scrute à la dérobade.
    8 – Que pensez-vous du ciel et des étoiles quand il fait nuit ?
    - Le ciel et les étoiles m'impatientent au point que je fais tomber le jour avant qu'il soit temps.
    9 – Avant de répondre à ce questionnaire, que regardiez-vous ?
    - Je regardais passer le train du temps en mâchant de la réglisse.

    10 – Que vous inspirent les cathédrales, les églises, les mosquées, les calvaires, les synagogues et autres monuments religieux ?
    - Ce sont les chastes maisons de passe du Temps.

    littérature

    11 – Qu’auriez-vous vu si vous aviez été aveugle ?
    - Je suis aveugle à tout ce que je ne vois pas.
    12 – Qu’auriez-vous aimé « voir » si vous aviez été aveugle ?
    - J’eusse aimé voir le clavier des prés de Rimbaud les yeux fermés.
    13 - Avez-vous peur ?
    - Tout le temps que je perds.

    14 – De quoi avez-vous peur ?

    - De ne pas avoir peur seul à seul quand la chauve-souris se coiffe au poteau.
    15 - Quel est le dernier film horrible que vous avez vu ?
    - Je suis aveugle à cela puisque je n'en prends point le ticket même en exo syndicale.
    16 - De Qui avez-vous peur ?
    - D’un être qui ne se nomme pas.
    17 - Vous êtes vous déjà perdu ?
    - Je le suis tout le temps.

    18 - Croyez-vous aux fantômes ?
    - Cela ne s’appelle pas croire.
    19 - Qu’est-ce qu’un fantôme ?
    - Cela ne se dit pas.
    20 - En l’instant, à l’exception de l’ordinateur, quel(s) bruit(s) entendez-vous ?
    - Le bruit de mon sang dans les pâles de mon ventilateur éteint.

    littérature
    21 - Quel est le bruit le plus effrayant que vous ayez entendu – « la nuit avait l’allure d’un cri de loup », par exemple - ?
    - La nuit tous les cris sont loups.
    22 – Avez-vous fait quelque chose d’étrange aujourd’hui ou ces derniers jours ?
    - J'ai inauguré une nouvelle chapelle, mon fils.
    23 – Êtes-vous déjà allé dans un confessionnal ?
    - J’y ai fait mon nid en septembre 2001.
    24 – Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable.
    - Je vous confesse l’innommable.
    25 –Sans tricher, qu’est-ce qu’un « cabinet de curiosités » ?
    - Je serai curieux de l'apprendre.
    26 –Croyez-vous à la rédemption ?
    - C’est elle qui tient l'Agenda, mon enfant.
    27 – Avez-vous rêvé cette nuit ?
    - Les SR de la Confédération détiennent les cassettes vidéo.
    28 - Vous souvenez-vous de vos rêves ?
    - Certes, et eux aussi.
    29 - Quel est le dernier rêve que vous avez fait ?
    Celui de la nuit prochaine.littérature

    30 – Que vous inspire le brouillard ?

    - Ce qu’il m’inspire m'aspire.
    31 - Croyez-vous aux animaux qui n’existent pas ?
    - Je ne crois qu’aux animaux que je savoure des yeux.
    32 - Qu’est-ce que vous voyez sur les murs de la pièce ou vous êtes ?
    - Je vois le squelette de la maison calcinée où vous retrouverez mes dents en or.
    33 - Si vous deveniez magicien, quelle est la première chose que vous feriez ?
    - Je ferai attendre le Congrès.
    34 - Qu’est-ce qu’un fou ?
    - Tout ce que vous trouvez en lui qui n'est pas vous.

    35 - Etes-vous fou ?
    - Si vous le dites.
    36 – Croyez-vous en l’existence des sociétés secrètes ?
    - J’en suis une quantité.
    37 – Quel est le dernier livre étrange que vous ayez lu ?
    - La multitude du passereau.
    38 – Aimeriez-vous vivre dans un château ?
    - Je suis plutôt théâtre ambulant, ces jours.
    39 – Avez-vous vu quelque chose d’étrange aujourd’hui ?
    - Certes, et je vous le fais mater pour un bon prix.

    littérature

    40 – Quel est le denier film étrange que vous avez vu ?
    La mélancolie du cimeterre.
    41 – Aimeriez-vous vivre dans une gare désaffectée ?
    - Tout lieu où je ne vis pas m’affecte.
    42 – Etes-vous capable de deviner l’avenir ?
    - Ce n’est pas une capacité mais une fonction matinale de buraliste inspiré.
    43 – Avez-vous déjà pensé vivre à l’étranger ?
    - Mon nom est Xénophile.

    44 – Où ?
    - L’étranger est partout où je vis.
    45 – Pourquoi ?
    - Pour devenir mon propre ami.

    46 – Quel est le film le plus étrange que vous avez vu ?
    - La chevale du seautier.
    47 – Auriez-vous aimé vivre dans un presbytère ?

    - Ce fut un fantasme de ma période belge.
    48 – Quel est le livre le plus étrange que vous ayez lu ?
    - Les mulets de Méra.
    littérature
    49- Préférez-vous les sabliers ou les globes terrestres ?

    - Je préfère les templiers savoyards.
    50 – Préférez-vous les loupes anciennes ou les armes blanches
    - Je préfère l’Opinel de la nonne sauvage Emma Porchetta.
    51 – Qu’y a-t-il, selon toute vraisemblance, dans les profondeurs du Loch Ness
    - Il y a l'un de mes briquets perdu mais resté allumé.
    52 – Aimez-vous les animaux empaillés ?
    - Surtout les silencieux et les humbles.
    53 – Aimez-vous marcher sous la pluie ?
    - La pluie lave mes aquarelles et requinque ma Vertu.

    54 – Que se passe-il dans les souterrains ?
    - Les souterraines y fomentent des complots au lieu de lustrer les boussoles.
    55 – Que regardiez-vous quand vos yeux se sont détachés de ce questionnaire ?
    - J’ai vu mes yeux se détacher et faire quelques pas sur le muret.

    56 – Que vous inspire cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase étant célèbre, je la salue comme il se doit d'une célébrité en m'inclinant humblement.
    57 – Sans tricher, d’où est tirée cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase n’est plus digne d’être saluée si quelque motion trivialement inquisitoriale la surdétermine.
    58 – Écrivez la dernière phrase d’un roman, d’une nouvelle, d’un livre étrange à venir.
    - Etrangement : non: mon agent à La Havane s'y oppose contractuellement.
    59 – Sans regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de s'aller immerger dans la piscine d'eau salée .
    60 – Regardez votre montre. Quelle heure est-il ?
    - Il est encore et toujours l’heure d'échapper à la voracité des cadrans.

    Image ci-dessus: Michael Sowa.

  • L'envers du cliché

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    26239170_10215404011280340_4090586481278418726_n.jpgÀ propos des 100 Cervin de JLK)

     

    C’est entendu : le cliché est une plaie. Plaie du goût, plaie du langage, plaie de la littérature et des arts plastiques et visuels, plaie de la musique dite légère ou de fond et tutti quanti.

    Contre le cliché, le bon ton mobilise les esprits forts et les initiés de l’esthétique supérieure, quitte cependant à développer une rhétorique anti-clichés devenant elle-même un langage convenu.

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    Voyez donc les gens de Bon Goût ricaner d’un air entendu à la seule évocation de ce cliché par excellence de l’helvétisme touristique, paysagiste ou chocolatier que représente le Cervin, montagne magique aux yeux candides et dont l’évidence altière, isolée parmi ses multiples cimes voisines, a suscité mille chromos et découragé autant de représentations picturales de qualité si ce n’est celle, formidable, d’un Oskar Kokoschka.

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    Cependant il est, me semble-t-il une autre façon, modeste en mon occurrence, et sans railler ou persifler ce cliché des clichés, de dégager l’objet, - et ce serait valable pour la pomme banale d’un Cézanne , le champ de tournesols d’un Van Gogh ou le Sacré-Cœur d’un Utrillo – de cet état conventionnel, consistant simplement à regarder vraiment la chose, compte non tenu de ses millions de représentations mécaniques aujourd’hui reproduites à milliards vomitifs sur Instagram, simplement comme elle est, à savoir multiple d’heures en heures et sous tous les angles, ou revue imaginairement sur la toile par celui qui s’y colle, et voici donc l’origine et la justification de ma démarche devenue work in progress dont la visée crânement affirmée est une série de 100, qui pourrait se développer en 1000 unités si je n’étais si velléitaire et lambin, voire paresseux alors qu’il suffit d’ouvrir une fenêtre pour voir bien mieux…

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  • Lorsque la nuit revient

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    Des lampes se sont allumées

    sur la rive d’en face

    où jamais je ne suis allé.

    Tout au fond de l’espace

    s’élève un escalier de vent

    affolant les rapaces.

     

    Dans ses meilleurs moments,

    le Temps se reprend à fumer

    comme un adolescent.

    J’aime voir s’envoler

    les ombres de la déraison

    par delà les nuées.

     

    Le fleuve ignore les saisons,

    et de l’autre côté

    a disparu notre maison.

     

     JLK, Urban Park. Gouache, octobre 2018.

  • Les échangistes

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    On s’était pointés suite à la petite annonce en bas de l'immeuble et le couple avait l’air clean, mais ce qui a suivi ne s’est pas limité à ce que vous imaginez : avec les Duflan il a aussi été question de déco et désormais ça fusionne entre nous à tous les niveaux.

    Gilda et moi nous nous entendons sur toute la ligne en matière d’aménagement intérieur, mais faut pas croire qu’on s’en tient au prêt-à-visser genre Conforama : on a aussi nos fantaisies; et c’est pareil avec les Duflan, qui nous ont donné des idées pour les rideaux dès le premier soir, avant même qu’on passe aux préliminaires.

    À la base on avait aussi les mêmes principes : rapports sécurisés et tous épilés avant la rencontre. Liberté totale ne veut pas dire laisser-aller : on est bien d’accord.

    RM_Perinee_11.jpgQuestion mode de vie on était aussi en phase : Kevin se faisait un joli salaire chez Microsoft et Marjo n’aimait pas trop les animaux à cause des déprédations sur le mobilier et des voisins, même au septième étage.

    Côté parfums nos libertines s’accordaient également : sensuel mais pas brésilien, de marque mais sans se ruiner.

    Bref on a vraiment échangé, avec les Duflan, sans pour autant faire péter tous les codes vu que tout se sait dans le quartier et qu’avec l’âge, après la retraite, ça deviendra limite.

    (Extrait de La Fée Valse)

    Dessins: Ruppert et Mulot.

  • Dans la peau d'Amiel

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    Opuscule à la fois pénétrant de psychologie surfine et d’une ironie tordante, sur fond de documentation sûre, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est un portrait fidèle jusque dans ses inventions, et un autoportrait de l’auteur en artiste du mentir vrai.

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    Ce fut un adorable drôle de type qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1861), auquel on laisse le privilège de se trouver également exécrable en se flagellant tous les soirs au moment de rédiger son «cher journal», mais pas que. 

    C’était une espèce de vieil orphelin demeuré quand il passa de survie en trépas un matin de mai 1861 après avoir toussé beaucoup, mais pas autant que sa mère, tuberculeuse pour de bon, qui l’abandonna avec ses deux sœurs alors qu’il avait à peine passé l’âge de raison, le père se jetant au Rhône trois ans plus tard pour laisser le petit trio à la charge d’un oncle barbant. L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.

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    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux journal en voie d’édition complète. J’avais vingt ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail, mais quel boulot passionnant que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses soeurs-chaperons ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceau de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une mansarde des Batignolles, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant, et c’est donc en pays de connaissance, et avec reconnaissance, que je me suis plongé dans le roman de Roland Jaccard…

    Un monument sauvé du feu

    Faut-il croire Amiel quand, au bord de la tombe et soupirant à la vue des cahiers représentants quelque 16457 pages de son Journal intime, dont il lui semble qu’il lui ricane au nez, se dit que le mieux serait de les détruire, mais, n’en ayant pas la force (!) s’en remet à son ami Edmond Schérer qu’il taxerait de «trahison» s’il s’avisait de ne pas les brûler voire, horreur, de les publier?

    Ce qui est sûr, c’est que ledit Edmond Schérer n’a pas obéi à son ami plus que Max Brod ne s’est résolu à brûler les écrits de Kafka, publiant deux volumes d’extrait du Journal intime un an après la mort du diariste, à partir desquels le plus extraordinaire monument du genre allait susciter autant d’engouement – dont celui de Léon Tolstoï – que de dénigrement, notamment en France.

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    À cet égard, il vaut la peine de citer le chapitre des Réflexions sur la littérature d’Albert Thibaudet consacré aux Journaux intimes, où il rappelle à quel point la critique parisienne du début du vingtième siècle est restée rétive voire hostile au pauvre Amiel, traité d’«emboché» pour ses accointances avec la culture allemande, et ensuite de «sous-homme» par un Paul Souday (qui fut aussi éclairé à la lecture de Proust… ) quand des extraits du journal divulguant la vie amoureuse d’Amiel, et plus précisément l’épisode connu sous le nom de Philine, furent publiés.

    Or, cette détestation que Thibaudet rattache à la forme française de puritanisme que représente le jansénisme, et tenant pour rien la littérature de l’aveu personnel non «sublimée» par le roman, a été relayée autant par le journalisme littéraire que par l’université française, comme on le voit aujourd’hui encore dans la réception du Journal intime, jusque sous la plume d'un Angelo Rinaldi .

    L’accusation de nombrilisme, porté contre tout ce qui concerne l’observation de soi-même relevant ou non de l’introspection, relance cette prévention d’une certaine France guindée et coincée. Le même reproche a été fait à Montaigne, et pour Amiel c’est l’opprobre méprisant sans en avoir, généralement, lu une ligne. Mais que cela cache-t-il? Quelle peur de se rencontrer? Quel préjugé? Comme si chacun de nous n’était pas le nombril d’un monde? Comme si le roman était par définition plus ouvert au monde que les écrits intimes ou épistolaires?

    Je reste, pour ma part, convaincu qu’un personnage de roman assure plus de liberté et plus d’universalité à l’écrivain que son journal intime ou sa correspondance, mais ce n’est pas une règle et les jugements en la matière ne sont souvent que des idées préconçues.

    Autant dire que Roland Jaccard, pratiquant lui-même le genre depuis sa prime jeunesse, (et bien armé pour apprécier l’immense apport d’Amiel à la psychologie littéraire et à la psychanalyse), a fait œuvre unique en matière de défense et d’illustration du présumé parangon d’impuissance, grand «malade de la volonté», d’abord en chroniqueur, puis en éditeur, et maintenant en romancier subtilement ironique.

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    Perspective cavalière et plus-que-présent

    Roland Jaccard ne «romance» pas la vie d’Amiel: il endosse sa peau à l’article de la mort et la retourne comme un gant, si l’on peut dire, en lui empruntant ses maux et ses mots. L’exercice paraît tout simple, servi par l’expression limpide du romancier, mais il a surtout le mérite d’éclairer la complexité du personnage au fil du temps, sans tenir compte d’une chronologie conventionnelle. Le «film» du roman se débobine alors comme une suite de séquences très agencées, qui traite le passé comme une relance vive.

    Le bilan établi au début du roman (donc tout à la fin de la vie d’Amiel) est désolant, mais bientôt l’on constatera que l’ombre finale n’est que la somme des désillusions de cet ancien élève (à Berlin) d’un certain Schopenhauer, qui l’aura marqué autant qu’en aura été influencé un certain Roland Jaccard.

    Si le Journal intime vous est familier, comme c’est mon cas, peut-être trouverez-vous que l’auteur des Derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel «jaccardise» un peu trop son sujet, en insistant sur la conscience malheureuse et la récurrente tentation suicidaire de celui qui a vu son père, sa jeune cousine Cécile et un ami étudiant «payer d’exemple», mais les faits sont là. Et les maux et les mots lestent le roman de gravité sans jamais exclure le décalage de l’ironie liée aux contradictions du personnage et aux tensions antinomique de sa «nature», ainsi faite qu’«elle s’ingénie à faire le désert autour d’elle et ne peut souffrir le désert», fuit ce qui l’attire, repousse ce qu’elle appelle, outrage ce qu’elle aime».

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    La passion de l'échec amoureux...

    Plus encore, l’Amiel de Roland Jaccard est ici perçu comme un artiste de l’échec amoureux, tantôt en égotiste au cœur sec et tantôt en idéaliste craignant l’enlisement conjugal, dont la première «bonne fortune» qu’il connaît, au tournant de la quarantaine, est ici restituée dans un raccourci saisissant et bonnement comique.

    Quand la douce Marie le «drague» pour ainsi dire, au moyen d’une première lettre doucement enflammée, lui avouant que ses conférences au cercle littéraire de Lausanne l’ont convaincue que leurs grandes âmes étaient faites pour convoler, et après qu’ils se sont retrouvés au Lausanne-Palace (Jaccard a l’air de connaître les lieux comme sa poche…) où ils passent une soirée de réciproque éblouissement finissant, au domicile de la jeune veuve, par l’étreinte «biblique» dont il confiera le lendemain à son journal que c’est «peu de chose», Amiel apparaît, dans le roman de Roland Jaccard, comme une synthèse vivante et vibrante de l’impossibilité de vivre une passion et moins encore une relation amoureuse dans le temps. Tétanisé devant le «triangle sacré» de la dame, il garde assez de bon sens pour se dire que cette jeune femme est sa dernière chance, mais il se rappelle bientôt qu’elle est fille de charcutier et, après avoir établi un tableau des avantages et inconvénients du célibat et du mariage, il se trouve des raisons de la repousser comme il l’a fait des «candidates» précédentes, etc.

    Pour plus de détails, la lectrice et le lecteur pourront se référer aux extraits du Journal intime d’Amiel relatifs à la liaison de celui-ci avec Marie Favre, dite Philine. Mais la «réalité» du journal n’est pas à opposer à la «fiction» du roman de Roland Jaccard. La loi de l’ironie, chère à celui-ci, à l’imitation d’Amiel, consisterait plutôt à n’accorder aucun crédit à une version plutôt qu’à l’autre, ou de les estimer aussi recevables l’une que l’autre, etc.

    Roland Jaccard. Les derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel. Serge Safran éditeur, 137p.  Paris, 2018.

  • Nous sommes tous des zombies sympas

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    (Libelle, à paraître à la rentrée 2019)
     
    À la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray.

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les traits les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6: Nous sommes tous des poètes numériques. 7: Nous sommes tous des zombies sympas.
     
     
     

  • La vie transfigurée

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    En lisant Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert. Dont vient de parasiter Visions de Goya, chez Arléa.

     

    "Les livres ne sont jamais, contrairement à ce que certains tentent de faire croire, des blocs opaques, séparés de la vie de ceux qui les écrivent », lit-on à la fin de cette très belle évocation de la vie et de l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël, focalisée sur les derniers jours, tragiques, d’une destinée marquée par le déchirement entre tourments et fulgurances créatrices.

     

    Cette observation du romancier-poète belge Stéphane Lambert fait écho à l’exergue de son livre, signé François Cheng, insistant également sur l’implication existentielle sans partage de l’artiste : « La peinture, au lieu d’être un exercice purement esthétique, est une pratique qui engage tout l’homme, son être physique comme son être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente ».

     

    Autant dire que ce livre, bien plus qu’une glose de plus sur un artiste commenté, déjà, par divers spécialistes, marque la rencontre, « par delà les eaux sombres », d’un écrivain personnellement très impliqué (certes érudit mais sans le moindre jargon) et d’un artiste dont l’engagement dans son œuvre tenait, comme chez un Van Gogh, de la quête d’absolu, souvent au bord du gouffre.

     

    Le titre de l’ouvrage  demande un premier éclaircissement :« La foi est la force qui anime », explique Stéphane Lambert ;« appliquée dans le domaine de l’art, c’est la certitude de devoir créer ». Et quant au vertige, c’est « la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d’être vivant ».

     

    Or l’un ne va pas sans l’autre : la foi sans l’intranquillité, la certitude sans remise en question, ou au contraire le doute énervé,  jusqu’à l’autodestruction, n’aboutissent pas à l’œuvre, faute d’équilibre dans le déséquilibre, si l’on ose dire.

     

    L’immédiat intérêt du livre de Stéphane Lambert tient, alors, au fait que, loin de la dissertation désincarnée, sa première partie, intitulée La Nuit désaccordée, relève de la fiction, en tout cas pour sa forme, puisque le point de vue est celui de Nicolas de Staël lui-même, modulé en discours indirect.

     

    Ainsi, de la nuit surgit une espèce de fugue soliloquée, admirablement rythmée, inquiète et désordonnée (le peintre revient en voiture à Antibes de Paris où il a assisté aux concerts fameux de Schönberg et Webern), zigzaguant mentalement entre ses souvenirs déçus de son second voyage en  Espagne, son envie d’aller « enlever Jeanne », sa tentation de se foutre en l’air dans le décor, son sentiment que tout est fini, puis son désir relancé de la « grande œuvre héroïque » à faire encore, autrement dit le Concert...

     

    Les yeux « grands ouverts sur un écran noir », Nicolas de Staël est donc évoqué une première fois comme une espèce de voyageur solitaire au bout de la nuit (« Plus on devient soi et plus on devient seul ») se rappelant ses étapes et ses espérances, ses  avancées d’artiste                                                               attaché à la représentation de l’« impossible réalité du monde » et ses déceptions sentimentales ou sociales, notamment devant la menace d’une gloire factice et de l’argent en trombe.

     

    Sur quoi l’auteur, dans la deuxième partie de La Nuit transfigurée, relaie la première fugue de l’artiste au fil d’une suite de variations un peu moins fondues en unité musicale, au moment de passer de l’implication à l’explication, mais enrichissant le tableau de nombreux détails factuels intéressants.

     

    Stéphane Lambert parle de peinture en poète, sans la sublimité un peu ronflante d’un Claudel, mais avec une finesse intuitive qui va de pair avec un savoir sûr, notamment dans ses mises en rapport entre siècles et styles.

     

    En ce qui concerne le Staël des dernières années, il évoque parfaitement la « tonne » musicale du rouge « en hémorragie » du Concert en sa « terrifiante monumentalité », autant qu’il décèle le caractère quasi sacré de ces icônes profanes des dernières années que figurent La Table de l’artiste ou La Cathédrale,  justement rapprochées.

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    Il faut se trouver devant les œuvres elles-mêmes, comme devant celles de Mark Rothko, très justement apparié à de Staël en l’occurrence, pour « entendre » vraiment ce qu’elles disent dans leur immense évidence silencieuse, pure, hiératique, quasi sacrée. Or Stéphane Lambert a raison  d’insister sur la dimension spirituelle de ces deux œuvres relevant d’un « grand feu » et d’un «grand style », la lumière en plus.

     

    Maison_nicolas_de_stael_Antibes.jpgMais l’écrivain ne s’en tient pas à cette dimension spirituelle, évidemment essentielle, correspondant pour Staël à une incessante quête du sens de la vie. De fait, Stéphane Lambert aborde d’autres aspects, plus triviaux, mais non moins importants pour la compréhension d’un homme à multiples facettes.

     

    Par delà la rhétorique romantique l’assimilant à un « ange fracassé », à l’instar de son voisin de cimetière René Crevel, à Montrouge, Nicolas de Staël était un homme comme les autres, probablement invivable à divers égards , passionné jusqu’à la démence,mais non moins  capable de mener sa barque d’artiste engagé dans une carrière. Ainsi Stéphane Lambert éclaire-t-il ses rapports avec les galeristes et autres personnages utiles à sa « visibilité », en s’interrogeant au passage sur les motivations qui l’ont poussé à réaliser la série des footballeurs, conspués par certains au motif qu’il rompait le pacte de l’abstraction. Nicolasde Staël opportuniste ? Sûrement pas ! Bien plutôt : démuni devant  le Gros Animal se profilant à l’horizon d’Amérique, gloire et fric à l’avenant. Mais on ne s’attardera pas...

     

    Enfin, s’il y a de la fragilité dans ce livre, avec une exposition sensible rare dans le genre, c’est que Stéphane Lambert suit Nicolas de Staël jusqu’au bout de sa nuit, au bord extrême du « balcon fatal », quitte à  revenir in extremis  du côté de la vie où l’œuvre de Nicolas de Staël nous rappelle que l’art, à sa façon, est plus fort que la mort

     

    Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa, 168p.

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  • Quand la critique est un art

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    20882564_10214082966455045_8934503663127614844_n.jpgJean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.

    Par Olivier Maulin.

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    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience. Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…

    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclevtisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarasser du livre.

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    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur.

    C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage. Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, «ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée.

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    Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur de collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Tchekhov, Bounine, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant.

    Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste.

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    Aphone au moment de la rencontre à cause d’un cancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Jean-Louis Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit.

    Olivier Maulin (Valeurs actuelles, le 24 janvier 2019)

    Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 416p.

  • Produits d'entretien

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    Jean-François Duval fait parler

    ceux qui s'inquiètent de l'avenir.

     

    Passeur d’idées et d’expériences humaines, l’écrivain-reporter pratique l’entretien avec autant d’empathie que de compétence, jusqu’au plus pointu de la pensée contemporaine. Deux livres récents nous valent d’extraordinaires rencontres, qu’il s’agisse d’Elisabeth Kübler-Ross en sa retraite d’Arizona, ou de dix-huit personnalités qui ont des choses à dire dépassant la jactance des temps qui courent.

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    «L’avenir est notre affaire», nous rappelait Denis de Rougemont il y a plus de quarante ans de ça, dans un livre-testament militant pour une prise de conscience écologique non dogmatique, qui fit ricaner à gauche et soupirer à droite.

    Le grand Européen, que Malraux avait dit l’un des hommes les plus intelligents de sa génération, développait une réflexion globale sur le pillage de la planète et sa pollution, la nécessité de redéfinir la notion de territoire, ou l’urgence de dépasser les vanités et les clôtures de l’Etat-nation, qui faisait alors figure, pour certains, d’élucubrations de vieux rêveur impatient de séduire les jeunes filles en fleur, alors qu’elle s’inscrivait dans un courant de pensée devenu, aujourd’hui, bonnement central et vital.

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    Or je n’ai cessé de me rappeler ma propre rencontre avec le vieux Maître, en 1977, qui m’avait dit qu’une Europe des technocrates ne réaliserait jamais ses espérances et son combat, en lisant le recueil d’entretiens rassemblés par Jean-François Duval, où le souci de «notre affaire» revient à chaque page, chez les personnalités interrogées les plus diverses, qu’il s’agisse de Brigitte Bardot ou du philosophe Paul Ricoeur dont Emmanuel Macron fut le disciple, du penseur slovène non conformiste Slavoj Zizek dialoguant avec Isabelle Huppert, ou de notables penseurs transatlantiques (de Jean Baudrillard à Fukuyama) et du sommital et pétulant Dalaï-Lama rencontré en son exil de Dharamsala, sans oublier Michel Houellebecq en caleçon dans sa cuisine, avant et après sa douche…

    soluciones-elisabeth-kubler-ross.jpgUne espèce de sainte au milieu des coyotes

    Les gens qui souffrent le plus sont parfois les plus rayonnants, et c’est une joie aussi rare, et presque scandaleuse à certains égards, qu’on perçoit en la présence d’Elisabeth Kübler-Ross, quasi grabataire après plusieurs accidents cérébraux qui n’ont pas entamé son mental ni son moral quand Jean-François Duval, en 1996, débarque chez elle. 

    Quoique mondialement connue, la septuagénaire raconte que son fils Kenneth l'a «kidnappée» après l’incendie criminel qui a détruit sa maison de Virginie où elle avait le tort (aux yeux du Ku-Klux-Klan en tout cas) d’accueillir des enfants sidéens, pour la mettre à l’abri dans ce coin perdu de l’Arizona.

    En 1996, Elisabeth, que ses amis indiens ont sacrée «femme au calumet» avant de lui offrir un totem à l’effigie de l’Aigle debout, vivait toute seule dans une maison toujours ouverte, avec une seule jeune aide de ménage mexicaine, et c’est couchée, très affaiblie, quasi paralysée mais terriblement vivante (elle refusait de prendre des médicaments pour garder tous ses esprits) que son visiteur la découvrit et, bientôt, se fit reprocher de ne pas fumer: «Vous n’avez pas honte! Vous n’avez pas vu la pancarte à l’entrée de ma maison: merci de bien vouloir fumer! J’aime les gens qui fument». Et d’évoquer ensuite les sept «merveilleux coyotes» rôdant autour de sa maison…

    Une cinglée que cette mystique qui se réjouit de mourir pour rejoindre ceux qu’elle est persuadée de retrouver de l’autre côté? Le gens raisonnables le penseront sûrement quand, sur la base de sa longue expérience, elle lance au mécréant Jean-François que les enfants mourants ont bien de la chance d’en finir et qu’elle a déjà plein d’anges autour d’elle. 

    Et l’on se rappelle alors que c’est en découvrant les papillons noirs dessinés sur les murs par les enfants juifs déportés au camp de Majdanek, en sa vingtaine déjà très sensible au sort des autres, qu’elle a décidé de se consacrer à l’accompagnement des mourants. À ses yeux, notre vie serait donc celle de chenilles enfermées dans leur corps, dont la mort les délivrerait…

    Au fil de deux rencontres restituées comme deux petites pièces de théâtre savoureuses, c’est pourtant le contraire d’une illuminée qui s’exprime sur la vie autant que sur la mort: les signes qu’elle a reçus de son mari défunt qui ne croyait absolument pas à «tout ça», ce qu’elle a appris des enfants et des mourants devant la souffrance, l’aide d’un «soigneur d’âme prénommé Joseph» qui l’a enjointe de ne plus se focaliser sur la mort, entre autres propos affectueux ou plus sévères sur la Suisse et ses compatriotes trop souvent étroits d’esprit ou attachés à leur seul petit confort, Jésus qu’elle trouve aussi «okay» que mère Teresa (juste un peu trop «complexée» à son goût), l’enfer que les humains se fabriquent sur terre et qu’il est stupide d’imaginer qu’un Dieu ait pu le concevoir, ou encore l’importance de savoir recevoir plus encore que de savoir donner…

    1006402-Paul_Ricœur.jpg«Reporter d’idées» et bien plus... 

    Journaliste et écrivain, Jean-François Duval a accompli, des années durant, un travail qui relevait en partie du «reportage d’idées», au sens où l’entendait un Jean-Claude Guillebaud, grand reporter revenu de divers fronts de l’actualité avant de développer son «enquête sur le désarroi contemporain» dans la magistrale série d’essais nourris que furent La Trahison des lumières (1995) ou Commencement d’un monde (2008), en passant par La Tyrannie du plaisir.

    Plus modestement, mais avec autant de curiosité non alignée – qui l’a fait dialoguer par exemple avec un Charles Bukowski, en connaisseur avéré de l’underground culturel américain - que de solide formation, Jean-François Duval a multiplié, des années durant, les reportages et les entretiens de haute tenue qu’une inappréciable petite dame, à Zurich, du nom de Charlotte Hug, accueillait dans les pages de Construire, l’hebdomadaire «du capital à but social»… 

    Bien plus qu’un banal recueil d’interviews recyclées, ce nouveau livre intitulé Demain, quel Occident? fait double office de substantiel rappel «pour mémoire», en donnant la parole à quelques voix prophétiques (un Jean Baudrillard, par exemple, qui pressentait avec vingt ans d’avance le besoin compulsif des individus de se prouver qu’ils existent à grand renfort de selfies et autres shows auto-promotionnels sur les réseaux sociaux), mais aussi en multipliant les observations en prise directe sur notre présent et l’avenir que nous réserve un monde en mutation de plus en plus rapide. 

    Cinéma d’époque et zooms sur l’avenir 

    En rupture complète avec les médias cannibales qui consomment de la vedette et ne s’intéressent qu’au «buzz» de l’opinion, les entretiens réunis ici sont soumis à la double exigence du respect humain et de l’approche bien préparée. Brigitte Bardot n’est pas abordée ici comme un sex symbol décati fondu en écolo réac (je singe le langage des médias vampires), mais comme une personne de bon sens qui formule des jugements aussi respectables que ceux d’un Cioran, et bien plus affûtés que ceux  d’un Michel Houellebecq, dont la rencontre est bonnement drolatique dans le style Deschiens – en fait c’est surtout sa femme qui parle… 

    Blague à part, si ce livre est une véritable mine de réflexion, ou plus exactement d’amorces de réflexion et de pistes qu’il nous incombe, lecteurs, de suivre, c’est que Duval, ferré en philo et en connaissances tous azimuts mais ne donnant jamais dans aucun jargon, s’est préparé sérieusement à chaque rencontre. 

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     Tout le monde parle aujourd’hui de transhumanisme, mais c’est en 2002 déjà que le reporter se pointe à Boston chez Ray Kurzweil, et c’est dès 1996 qu’il avait interrogé Francis Fukuyma! Le nom de Paul Ricoeur est souvent réapparu dans les médias depuis l’accession à la présidence française de son disciple, mais c’est dès 1986 que Jean-François Duval avait enregistré ce grand maître de la pensée contemporaine jugeant que «nous sommes le dos au mur» et constatant, comme les Américains Daniel C. Dennett ou Stanley Cavell, ou comme le Dalaï Lama visité à Dharamsala, que le moment est venu pour l’humanité de considérer un peu plus sérieusement que l’avenir est «son affaire», etc. 

    1524834788_duval2.jpg1524834746_duval1.jpgJean-François Duval. Demain, quel Occident ? Entretiens. Social Info, 251p.

    Social Info, 251p.

    Elisabeth Kübler-Ross va mourir et danse avec les loups. SocialInfo, 97p.

  • Delteil le bienheureux

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    Faut-il canoniser Joseph Delteil 3.pngSurvivant mieux qu’un immortel académique, le chantre par excellence de la vie belle, « bonhomme inouï », nous revient par le truchement d’une très substantielle livraison de la revue « Instinct nomade », pilotée par le timonier Bernard Deson. C’est l’occasion de refaire le parcours d’un auteur adulé en sa jeunesse, oublié quelque temps, puis ressuscité au titre de «saint laïc», en attendant la caution fort heureusement improbable du Vatican… 

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    Figure éminemment originale de la littérature française du XXe siècle, Joseph Delteil (1894-1978), quoique massivement méconnu du grand public actuel, pourrait être dit un grand écrivain mineur - remarquable à la fois par son style et son mode de vie de véritable personnage,pittoresque à souhait -, au même titre qu’un Paul Léautaud ou un Albert Cossery. Comme ces deux derniers à la ville, Delteil figurait, au milieu de ses vignes du Languedoc, une manière d’individualiste à tout crin  féru d’amitiés vraies, anarchiste en apparence mais ancré au plus profond de la civilisation paysanne traditionnelle, dont il situait le paradis perdu au paléolithique. Son opposition farouche à une société fondée sur le profit et l’aveugle  fuite en avant au nom d’un hypothétique progrès, ses positions incessamment réaffirmées contre la guerre, la violence et la déshumanisation, avaient fait de lui, dans les années 60, une sorte de  précurseur de mai 68, un peu à l’image du « philosophe dans les bois » américain Henry David Thoreau, sans qu’il devienne pour autant un «auteur culte» de la jeunesse, et ce malgré ce qu’il y avait chez lui de l’hédoniste, à l’instar de son ami Henry Miller, ou de l’utopiste à pieds nus propre à séduire les hippies.

    D’un autre point de vue, l’homme vivant au quotidien comme une espèce de bienheureux avéré avec sa chère vieille moitié américaine, dans leur mas des environs de Montpellier, d’aucuns le déclarèrent «saint laïc », et voici que, dès son introduction au très substantiel numéro que sa revue Instinct nomadeconsacre cette année à Delteil, Bernard Deson n’hésite pas à en appeler  à un procès en canonisation vaticane style santo subitopost mortem, non sans un grain de sel de joviale ironie…

    De sainte Jeanne à Jésus-le-retour 

    Mais après tout pourquoi pas ? Le paroissien n’était certes pas du genre béni-oui-oui, qui déclarait volontiers « je suis chrétien, voyez mes ailes, je suis païen, voyez mon cul », et pourtant un véritable esprit évangélique traverse toute son œuvre, autant que sa vie a été marquée - comme celle de François d’Assise auquel il consacra une biographie à sa façon, - par une période joyeusement dissolue, dans le Paris des années folles, suivie d’une longue retraite de vigneron-poète dont le meilleur autoportrait en mouvement se déploie, en langue infiniment savoureuse, dans son dernier livre qu’on pourrait fort bien conseiller comme sa meilleur introduction, intitulé La Deltheillerie et faisant office à la fois de mémoires et de vibrant et très vivant credo, où d’emblée il nous le rappelle : « Je dis souvent : je, , mais c’est le pluriel, c’est le je de l’homme »…

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    « Monté » à Paris au début des années 1920 avec ses rudes sabots de fils de bûcheron du Sud-Ouest, Delteil connut la célébrité au cap de sa trentaine, après trois premiers livres concélébrés par Aragon et André Breton, avec une évocation biographique de Jeanne d’Arc jugée triviale ou au contraire trop chrétienne par les uns (Breton, rejetant son disciple surréaliste d’un temps, parla de « vaste saloperie ») alors qu’un Paul Claudel, catholique et poète de génie, y flairait le fumet d’un futur « grand écrivain »…

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    Bref, la petite péquenote, béatifiée en 1920, valut à Delteil le prix Femina et d’abondantes rentrées d’argent qu’il claqua en émule de Don Juan, et, plus durablement, inspira La Passion de Sainte Jeanne  au cinéaste danois Carl Dreyer (avec un certain Antonin Artaud et un non moins certain Antonin Artaud dans sa distribution), chef-d’œuvre du muet dont chacune et chacun pourra vérifier tout à l’heure (sur Youtube ou via Vimeo, avec l’ajout d’un Lamentate d’Arvo Pärt) qu’il n’a pas pris une ride… 

    Or en quoi la Jeanne de Delteil et Dreyer rompait-elle avec l’imagerie plus ou moins conventionnelle voire sulpicienne de la tradition ? En cela qu’elle y apparaissait en son humble chair vibrante de paysanne aussi charnellement présente qu’inspirée en son regard tout pur (le visage fascinant de Renée Falconelli, tondue par le réalisateur, y contribuait notablement), proche en cela d’un Jésus II à venir 20 ans plus tard sous les traits d’un échappé d’asile de fous entraînant, plus fou que le Christ de Pasolini ultérieur, douze apôtres non moins extravagants aux noms (ou surnoms) de Parsifal, Socrate et Salomon, Savonarole ou Don Quichotte, notamment) qui fausseront compagnie à leur Maître, lui préférant les pécheresses d’un Établissement spécialisé, laissant Jésus II  gagner Rome par «tous les chemins», où règne un «vieux pape tout papu», entre autres péripéties abracadabrantes fleurant leur iconoclasme potache… 

     

    Toute une époque en peinturlure

    Joseph Delteil raconte de façon tordante, dans La Deltheillerie,les séance collectives d’écriture automatique présidées, rue Fontaine, par le pape du surréalisme André Breton, qu’il traita plus tard de dictateur des lettres. Quant au charmant René Crevel, lui aussi de la fameuse bande, il dénonça le « francisme ordurier et la bondieuserie fanfaronne » de sa Jeanne d’Arcà succès, en un temps où le rejet des « valeurs chrétiennes » ou de la « civilisation française »  faisait figure de dogme chez les jeunes auteurs de l’époque, lesquels s’écharpaient les uns les autres avec une vigueur inimaginable aujourd’hui. Delteil lui-même n’avait-il pas « pissé » sur la tombe d’Anatole France à l’union de ses compères surréalistes ? Et ne compare-t-il pas son Cholérabiscornu à un « nouvel Hernani » ?

    Ce qui est sûr, c’est que toute une époque revit dans le chapitre de ses mémoires qu’il a intitulé La révolution à Paris, avant que la maladie et les vanités de la vie parisienne ne le fassent se replier dans un «désert» aux allures de grand jardin : « J’ai fui. Ce que j’ai fui c’est ce côté officiel de la littérature, ce côté foire, bazar, bagarre » (…) « J’ai refusé de monter sur les planches, de me donner en spectacle, d’être un « personnage »…    

    L’amour et les copains d’abord…

    Cela étant, il y a bien un « personnage » chez Delteil, et certains lui ont d’ailleurs reproché d’en rajouter à cet égard ; et c’est vrai que La Deltheillerie regorge de détails sur lui-même – jusqu’à ses vêtements au naturel faussement débraillé -   qu’on pourrait trouver complaisants. Ce à quoi il répond, dans un entretien référentiel avec Jacques Molénat, datant de 1969 et repris dans Instinct nomade : «La complaisance, je n’ai jamais su ce que c’était. C’est l’un des deux ou trois défauts qu’on m’a toujours reprochés. Personnellement, je ne vois pas ce qu’on veut dire par là. » (…) Je voudrais me regarder simplement de façon à me voir exactement tel que je me suis (…) « Est-ce de la complaisance. J’appelle cela l’amour de la vérité ».

    Et de fait, et bien plus largement, l’amour, à tous les sens du mot, traverse l’a vie et l’œuvre de Delteil, et son souci de la vérité et du mot juste pour la dire. Son premier roman reconnu s’intitulait ainsi Sur le fleuve amour,et le « faune » d’une certaine légende érotisée a partagé le plus claire de sa vie auprès d’une seule femme, qui précise aussi ceci, dans le même entretien, en matière d’érotisme au goût du jour : « Voilà un mot trèsgalvaudé. Si on appelle érotisme le fait, par exemple, d’allerdans monjardin, de me promener, de regarder les fleurs, de cintenpler une rose dans toutes ses faces, dans toutes ses nuances, d’attendre que le soleil l’éclaire detelle directionplutôt que de telle autre pour en jour pleinement, mieuxque personne et mieux que jamais, alors naturellement je suisérotique, cela va sans dire(…)Mais on appelle quelque fois érotisme une espèce de vice qui consisterait é détruire cette fleur, à n’en garder que… le pistil  et à détruire tout le reste »…

     Ainsi parlait le septuagénaire, qui n’en était pas moins un vert-galant de langage et pas que.

    Or il faut le lire dans le texte, parfois émaillé de rabelaisiennes obscénités, ou l’entendre parler de son ami Henry Miller, ou lire dans La Delteheillerieles admirables pages qu’il consacre à sa mère ou au jour sacré de la mise à mort du cochon, à son père l’homme des bois ou à l’amitié qu’il ne conçoit pas sans amour, pour vérifier le caractère englobant et pour ainsi dire sacré, religieux hors des dogmes, grave et joyeux, à la fois panthéiste – il est l’auteur d’une fameuse Cuisine paléolithique dont les recettes sont autant de poèmes savoureux – et profondément bon qui invoque aussi volontiers le Livre des morts(« Je n’ai causé de souffrance à personne ») que la satisfaction de faire et de se faire du bien (« le tout non par humanité, sentimentalité ou charité mais encore une fois pour mon plaisir ») et s’exclame enfin comme ça. « Ah ! la vie simple, amusante, naïve, sublime, que je mène au beau milieu de ce monde absurde, tragique et fou ! »…

     

    « Faut-il canoniser Joseph Delteil ? ». Instinct nomade, la revue du métissage culturel.No3, printemps-été 2019, 256p.

    Joseph Delteil. La Deltheillerie. Grasset, Les Cahiers rouges, 250p. 1996.

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