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Livre - Page 53

  • Ceux qui se poilent

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    Celui qui voit toujours le comique des pires situations / Celle qui a l’impolitesse du désespoir / Ceux qui rient de tout sauf de ce qui est triste / Celui qui compatit sans lamento / Celle qui pense comme Pollyanna que tout pourrait être tellement pire que c’est à rendre joyce / Ceux que la faim dans le monde fait franchement marrer tellement c’est marrant n’est-ce pas, ah, ah / Celui qui met un pain sur la figure du faux mendiant qui dépouille la vraie vieille / Celle qui trouve drôle l’unijambiste qui sifflote sur sa branche / Ceux qui tricotent le fil de fer barbelé et parfois se blessent aux doigts ça c pas gai / Celui qui fait les enterrements pour les buffets des familles élargies / Celle qui fait élargir le lit parental pour sa famille recomposée / Ceux qui trouvent rigolo d’avoir plusieurs mères et des mecs qui vont et viennent avec des Nokia et même des Blackberry selon leurs affaires / Celui qui annonce à ses papas gays qu’il est tombé raide amoureux d’une postière hétéro / Celle qui s’excuse d’être
    normale et promet de faire de son mieux à l’avenir / Ceux qui se bidonnent tout au long de leur première nuit tellement c’est bidon /Celui qui constate que le Suisse moyen en camping est statistiquement aussi con que le Français ou le Danois mais faut pas généraliser / Celle qui se la joue Deschiens avec ses deux beaufs et leur pavillon à volets couleurs fantaisie / Ceux qui se succèdent à eux-même au poste de caissier du mingolf des Bleuets dont les avoirs viennent d’être dégelés par l’Administration communale / Celui qui se mort annoncée par la voyante belge réjouit vu qu’il a encore le temps d’épouser sa Canadienne et de se payer la Studebaker rose à bord de laquelle ils vont se crasher contre un séquoia en mai 2016 / Celle qui meurt de rire et pleure de joie en ressuscitant grâce à sa foi Alleluia / Ceux qui ont mis les rieurs de leur côté et de l’autre un peu de thune, etc.

     

  • Le Goncourt au gilet jaune

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    Feuilleton social visant à rendre justice à une France périphérique sinistrée par la crise industrielle, Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu s’en tient à un tableau de société à la fois précis et empathique, mais à la fois convenu, voire complaisant, dont l’observation reste assez pauvre et les personnages ténus. Le roman populiste (sans guillemets) a fait bien mieux !

     

    Alain Soral exulte: le prix Goncourt 2018 vient en effet de couronner le roman d’un vrai petit Français qui évoque le quotidien plombé d’autres vrais petits Français dont l’un d’eux, prénommé Anthony et observé durant sa «guerre» de 14 à 18 ans, se fait maltraiter par un jeune Arabe fourbe et dealer, qui lui pique la moto que lui-même a empruntée à son paternel, lequel est chômeur et alcoolo alors qu’Hèlène, la mère, se débat entre assistante sociale et non assistance affective, etc.
    Nicolas Mathieu se félicitera-t-il de la caution bruyante de Soral l’extrémiste national-socialiste, qui affirme que le «prestigieux prix littéraire commercial va d’habitude à un livre qui traite du nazisme, de la collaboration, de la Shoah ou d’une enfance persécutée pendant les années 30 » ?


    Rien n’est moins sûr évidemment, vu que l’auteur de Leurs enfants après eux n’a rien d’un idéologue d’extrême-droite, bien au contraire : son roman est tout imprégné d’empathie sympa, comme on dit aujourd’hui, on ne peut plus «à l’écoute» de ses personnages dont il reproduit le langage avec une exactitude mimétique, comme dans ce premier dialogue d’anthologie, au bord d’un lac aux eaux polluée, à l’été 1992, entre Anthony et son cousin :
    « Le cousin roulait déjà un deux-feuille de beuh.
    - Putain.
    - Ouais.
    - Qu’est-ce qu’on fait ?
    - J’sais pas».


    Nicolas Mathieu, qui avait quatorze ans en 1992, connaît le milieu de la France d’en bas qu’il évoque, autant qu’il est imprégné de la mentalité « djeune » de l’époque, dont ses personnages sont autant de stéréotypes. Son récit très fluide et « facile à lire » relève à la fois du croquis de mœurs et de la romance adolescente marquée par l’ennui, l’impatience de baiser, les fiestas tribales et la quête d’emplois. De ce matériau humain, une Annie Saumont a tiré de belles brèves nouvelles acérées et tendres à la fois, qui avaient le mérite de la densité et de la brièveté.
    Avec le roman de Nicolas Mathieu, qui ne manque au début ni de charme ni d’assez belles évocations «en plein air», tissé de phases bien calibrées, aux chutes de chapitres àvives relances et dont le «scénar» bien structuré fait déjà voir déjà la série télé qu’on en tirera, tout s’étire au contraire comme un long fleuve plus ou moins intranquille, dans cette France des périphéries dont une partie se soulève ces jours en arborant un gilet jaune – et l’on a « vendu » ce roman, avant le Goncourt, comme une chronique des «vraies gens», pour donner une somme de composantes indéniablement «vendeuse».


    Pitch de l’ouvrage repris à foison dans les présentations médiatio-publicitaires du chouette lauréat «Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique (sic) d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage». Mais encore ?

    Du « sociétal » au grand ou petit pied…
    Vous avez quelque chose, me demandera-t-on peut-être, contre le récit à valeur de témoignage social ou politique ? Vous suivez la moustache de Mallarmé quand elle frémit à l’idée que la littérature puisse se salir ses blanches mains dans le « reportage universel ». Pas du tout !
    De Jules Vallès, avec sa magnifique trilogie (L’enfant, Le bachelier, L’insurgé) à Emile Zola, au tournant du siècle passé, et ensuite de l ‘immense fresque « unanimiste » de Jules Romains, dans Les Hommes de bonne volonté (que les « purs littéraires » accoutument de dédaigner sans y avoir mis un bout de nez), à l’inoubliable Sang noir de Louis Guilloux, figure majeure de ce qu’on a appelé le roman populiste - sans l’actuelle connotation péjorative -, et jusqu’au formidable Faubourg des coups-de-trique d’Alain Gerber (prix du roman populiste en 1982), les « vraies gens » - pour parler comme Marie-Chantal la Parisienne qui «va au peuple» avec la même attention que les vieilles ganaches de l’académie Goncourt , ont inspiré les meilleurs écrivains.
    Autant dire que ce n’est pas par préjugé «élitaire» ou mépris des «petites gens» que je bémolise mon enthousiasme à la lecture du Goncourt 2018 : c’est simplement que je reste sur ma faim, même à en comparer le propos social ou politique à la série télé danoise Rita, dont l’aperçu qu’elle donne de la jeunesse me semble beaucoup plus riche et nuancé, ou plus près de nous à la série romande Romans d’ados, dans un contexte certes plus soft mais avec des point communs dans la psychologie et le désarroi juvénile.
    Pour en revenir à la littérature française actuelle à « vues » sociales ou politiques prédominantes, la comparaison pourrait se faire aussi avec deux romans récents remarquables, dont la riche substance humaine fusionnait avec l’observation socio-polique et, portée en outre par une écriture affûtée, à savoir Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (prix Médicis 2010) et Des châteaux qui brûlent (2017) d’Arno Bertina, qui eût fait un Goncourt aussi présentable sinon plus que celui de Nicolas Mathieu.
    Celui-ci saura-t-il résister au nivellement de la littérature par l’idéologie (n’est-ce pas Soral ?) ou par les «lois du marché» et l’emballement d’un public qui ne demande pas plus au livre qu’à un tour operator possiblement low cost ? Tout devenant matière à feuilleton genre Joël Dicker relooké glamour par Jean-Jacques Annaud : suite au prochain épisode

    Dessin: Matthias Rihs. Copyright Rihs/BPLT.

  • Les Jardins suspendus

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     Vient de paraître !
     
     
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    Si le Verbe se fit chair, il incarne notre mémoire commune et la lecture est alors un acte sacré au jardin suspendu, qui scelle la rencontre du Lecteur et de l’Auteur.
    Le jardin suspendu est ce lieu où l’attention vive à toutes les manifestations du Verbe se réitère tous les jours - ici depuis cinq décennies. Une curiosité passionnée y relance l’aventure de lire qui relève de l’amour, ignorant dans sa superbe ce qui est jugé trivialement idéologique, banal ou bavard.
    Les lectures et rencontres consignées ici sont tantôt marquées par l’Histoire (le fasciste Lucien Rebatet ou l’antifasciste Imre Kertesz, Amos Oz ou Doris Lessing, Alexandre Soljenitsyne ou Jonathan Littell) et tantôt par la tragi-comédie quotidienne (avec Anton Tchékhov ou Cormac McCarthy, Patricia Highsmith ou Georges Simenon, Alexandre Tisma ou William Trevor, Alice Munro ou Juan Carlos Onetti, Vassily Grossman ou C.F. Ramuz ), partout où le Verbe se fait chair.
    La bibliothèque du lecteur, attenante aux jardins suspendus, est son corps projeté dans le temps hors du temps de la Poésie (le Suisse cosmopolite Charles-Albert Cingria y rayonne en génie byzantin, et l’Américaine Annie Dillard y module sa prose d’un réalisme mystique sans pareil), mais le frisson de la Littérature parcourt les échines les plus diverses, des conteurs (un Marcel Aymé ou un Dino Buzzati) aux flâneurs (un Henri Calet ou un Alexandre Vialatte) en passant par les passants profonds, (Guido Ceronetti et Dominique de Roux), les bardes de leurs tribus (Thomas Wolfe et Philip Roth), les enchanteurs ironiques (Vladimir Nabokov et Fabrice Pataut), les enfants perdus (Fleur Jaeggy et Robert Walser), les sourciers du langage (Yves Bonnefoy ou William Cliff), les contempteurs furieux (Thomas Bernhard ou Martin Amis), les sondeurs du tréfonds psychique (Amiel ou Antonio Lobo Antunes) et les visionnaires hallucinés (Céline et Witkacy), tous embarqués dans la même Arche.
     
    Jean-Louis Kuffer, né en 1947 a Lausanne, vit au lieu dit La Désirade, surplombant les eaux lentes du lac Léman, avec sa bonne amie et leur chien Snoopy, au milieu des renards et des écureuils, des oiseaux et des livres, des tableaux et des vendanges tardives.
     
     
     
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  • Le brigand au tea-room

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    (Robert Walser)

    On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d’abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d’irrépressible angoisse. C’est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale. On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C’est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce.

    Il est possible au tea-room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu’on a dit : « Merci bien » à la serveuse, elle répond : « service ». On lui donnerait un bec ou on l’étranglerait : c’est la Suisse.

    Le poète, en lisant le journal et ses accablantes dernières nouvelles, songe au réconfort de la nature innocente.
    « Comme l’ombre des arbres nous fait du bien », remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage « hölderlinement clair et beau ».

    S’il était normal il se dirait : « Cette sommelière me fixe, donc je vais lui faire une révérence ». Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo.

    « L’amour est quelque chose d’absolument indépendant », griffonne-t-il en pattes de mouches. Et à un docteur il s’exclamera : « Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d’amour. »

    Pourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le « faire » que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu’il publie enfin un livre positif.

    Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis ») à cette « foule de manteaux de dames ». Hélas il ne peut qu’ironiser : « Le mieux c’est que j’aie un enfant et que je le présente à une maison d’édition, qui ne pourra guère le refuser. »

    Or cet indéniable vacillement n’empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l’enseigne d’une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d’ailleurs, comme l’attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades.

    Publier un enfant, choyer un livre d’un tendre bout de crayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut : c’est à cela que s’emploie Robert Walser à l’été 1925, quand il écrit Le brigand.

    Si les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme : son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes.

    En outre il aligne, en ces années, un nombre conséquent de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu’on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne.

    En 1925, il écrit : « Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades : « Il faut le mettre à l’asile », comme si le mal était conjuré.

    Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter.

    La suite est biographique : de nouvelles crises, l’internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d’un sien roman de jeunesse...

    Plus que de l’art brut, dont on croit savoir ce qu’il est, Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d’enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micro- graphiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant
    précisément de « l’art des fous », se distinguent cependant absolument de celui-ci : il n’est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d’esprit au délire autiste d’un Adolf Wöffli, par exemple.

    Sans outrance, l’on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l’auteur puisqu’il ne fut déchiffré qu’en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L’on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique.

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  • Ceux qui pensent l'épluchure

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    Alexandre Vialatte en septembre 1966: "L'épluchure doit être pensée ".
     
    Celui qui se rend à la déchetterie pour faire son bilan bicarbonate / Celle qui échange une lampe contre un éteignoir a la ressourcerie des Lucioles / Ceux qui pensent l'épluchure sans chercher à la comprendre / Celui qui n'en revient pas de revenir aux fondamentaux de la décharge / Celle qui pouffe dans son fauteuil crapaud / Ceux qui chinent dans les puces japonaises / Celui qui propose à ses élèves du Gymnase de la Cité cette sentence de Michaux pour sujet de composition française: "Quand les autos penseront les Rolls Royce seront plus angoissées que les taxis" / Celle qui offre son tricycle à sa sœur puînée qui lui demande: et c'est pour la vie ? / Ceux qui ne comprennent pas mais s'émerveillent / Celui qui apprend par l'Almanach des boiteux qu'en juillet les Catherine feront d'appréciables moissons sans gluten / Celle qui vit avec une chèvre dans la région de Grignan ou les poètes foisonnent par contact / Ceux qui ne voient en Ramuz (ils prononcent Ramuze) et Chappaz (ils prononcent Chappâze) que des poètes régionalistes au même titre que Bashô le Jaccottet japonais du sud-est / Celui que tout met en joie quand un Suisse allemand la ramène / Celle qui s'émerveille de ce que la France typiquement française soit la même en Savoie basse et en haute Louisiane au niveau de l'accent grave / Ceux qui apprécient le folklore lapon pour sa laponitude fondamentale / Celui qui ne récuse pas l'idée du koala en soi mais préfère l'individu réel accroché à son tronc de gommier / Celle qui hennit de satisfaction spontanée quand on la selle joliment / Ceux qui ont fait de l'anticonformisme leur oreiller à œillères, etc.
     
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  • Prodiges de Fabrice Pataut

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    Dans le sillage de Nabokov, le nouvelliste et romancier fait merveille...

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    Son nouveau recueil de nouvelles, Un jeudi parfait, déploie la même étincelante originalité que les autres très insolites récits  et romans de ce magicien de l’imaginaire et du verbe, primé vivant par les Immortels et loué par Alberto Manguel le grand lecteur-découvreur, qui écrit que « le monde de Fabrice Pataut est un monde de prodiges »…

    Mea maxima culpa : je n’avais  pas lu une ligne de Fabrice Pataut avant le 20 avril 2018 à la première heure du matin lorsque, revenu à l’hôtel parisien La Perle d’une soirée arrosée quoique sans excès anesthésiant, les bras chargés de douze livres que m’avait offerts l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, je commençai de lire Un dimanche parfait dont la première nouvelle, curieusement intitulée Coups de feu et pommes de terre,me saisit illico au collet dès sa première page pour ne pas me lâcher avant de s’achever; et rien d’étonnant à ce tilt-surprise initial pour autant que soit précisé que le début de ce dialogue entre un double meurtrier et une psychothérapeute nous apprend que le premier homicide (plus exactement gynocide)  commis, de façon quelque peu involontaire, par le protagoniste, fut d’avoir révolvérisé sa mère à l’âge de trois ans dans un supermarché américain, avant que la sœur aînée du criminel, décidée à en établir l’innocence, dix ans plus tard, ne subisse le même sort au motif qu’un acte ne saurait s’édulcorer par une tierce volonté même bonne…

    L’immédiate ironie de cet échange positif et même constructif,  comme on dit, entre un meurtrier assumant ses actes et une professionnelle de l’écoute cherchant à en comprendre les motivations, n’a donc pas manqué de piquer ma curiosité au vif, au point que je profitai du confort moelleux des oreillers de La Perle (hôtel de la rue des Canettes dont chacune et chacun se rappelle qu’il fut acquis par la bienveillante Céleste Albaret, gouvernante de Marcel Proust,  au lendemain de la mort de son adorable et despotique patron), pour lire les seize autres nouvelles du recueil avant le lever du jour sur les toits avoisinants entre lesquels s’aperçoit le double clocher de l’église de saint Sulpice.

    Trois fenêtres ouvertes sur un dédale  

    La deuxième nouvelle du recueil Un jeudi parfait évoque la punition, de mort, d’un brave homme qui a eu le toupet de toucher, d’un doigt sacrilège, le veau d’or biblique fameux, et Fabrice Pataut rend bien l’ambiance fumigène du paganisme et les rigueurs incessamment révoltantes de l’observance des rites que les intégristes actuels perpétuent un peu partout, mais  c’est surtout la troisième nouvelle - qui n’en est pas tout à fait une à l’aveu même de l’auteur -, intitulée Trois fenêtres, à laquelle il faut revenir pour commencer d’entrevoir les diverses lignes de fuite du grand Labyrinthe que constitue l’univers narratif de l’auteur.

    Trois fenêtres pour distinguer «la différence entre les vies audacieuses et les vies manquées». La première donne sur un jardin en enfance, à Neuilly, avec la vision héraldique d’un dalmatien et le souvenir d’une protection féminine - cette fenêtre, ouverte sur l’inconnu, qu’on franchissait en douce plus volontiers qu’une porte. La troisième fait face à la forêt de buildings de New York, d’où le narrateur envoie des lettres à une amoureuse, donc avant le trop immédiat SMS. 

    Et la deuxième ? la plus décisive sans doute en termes de mue existentielle : une fenêtre en la parisienne île Saint-Louis où le studieux étudiant en philosophie reçoit une invite , avec contrat à signer, dans une faculté californienne aux maîtres prestigieux; bascule d’une vie aventureuse pour l’esprit et le jogging, mais vision aussi de la vie manquée, d’un ami tiraillé entre deux genres, ce Michel sensible, compère lycéen qui rendit l’âme (et le corps avec ) dans un train de nuit entre Salamanque et Paris, à l’âge de cueillir les roses…

    Or, des fenêtres  de cette nouvelle qui-n’en-est-pas-une , comme d’un cristal réfractant, mille rayons se projetteront  en autant de lignes thématiques : sur le jeune héros aux multiples avatars et doubles mimétiques, les oscillations affectives et sensuelles, les filiations propres ou figurées,  les trous noirs de la grande Histoire dans l’espace-temps de nos vies fugitives ou inversement, l’enfance intransigeante et les transits du cœur - autant de nouvelles à l’obscure clarté et de romans non moins énigmatiques évoquant souvent les détours au terrier d’Alice.  Et Nabokov là-dedans ?       

    Tout un univers à reconquérir

    Le lyrisme de Puccini,  souvent snobé par les spécialistes, ne vaut-il pas en sensibilité complexe les projections complications admirables d’un Schönberg ? Je ne réponds, pour ma part, qu’en chantant par cœur des airs entiers de La Bohème ou de Tosca, tandis que « réciter » du Schönberg est au-dessus de mes forces, autant que  résoudre les problèmes d’échec de VladimirNabokov.

    Dans Un jeudi parfait, Fabrice Pataut évoque la prétendue opposition/rupture entre Puccini et Schönberg, comme on pourrait l’imaginer entre le roman classique (Balzac. etc,) , le Nouveau Roman et  les narrations postmodernes auxquelles d’aucuns rattachent Nabokov.  

    Or un grand écrivain,  comme un grand peintre (Cézanne contre les bôzarts), échappe à ces classifications en sortant par la «porte» de la fenêtre enfantine, et c’est là, dans la clairière de ce qu’on peut appeler la poésie, qu’un Fabrice Pataut rejoint le grand maître facétieux du Montreux-Palace sans chercher jamais à l’imiter, le citant pourrant «en creux» dans le grand roman Reconquêtes.

    Parlons alors de Reconquêtes, non sans deux allusions à Aloysius et au chat qui parle, cousin du Tobernory de l’impayable Saki, puis au charmant William du roman Tennis, socquettes et abandon mangeant ses trop beaux habits dans une vertigineuse quête de soi   

    Il faudrait passer par la ligne « pensée » de Degas, et donc par l’intelligence de Valéry, pour évoquer, plus que raconter, les romans de Fabrice Pataut dont partent ou souvent aboutissent les nouvelles de Pataut Fabrice.

    Aloysius(2001) est un diabolique roman minorquin, donc hispano-anglais, qui se situe temporellement à la fin  de la guerre d’Espagne.  Aloysius est un garçon charmant, surtout charmeur narcissique, mais c’est un faux révélateur, comme Lolita charmante et charmeuse est révélatrice en son charme toc. La lectrice et le lecteur brûlent d’y aller voir. Allez ! 

    Ensuite il y a donc Tennis, socquettes et abandon (2003), deuxième roman : rien à voir avec le précédent, quoique.  Comme du génial Feu pâle de Nabokov je dirais de ce roman que c’est une espèce de poème, ici  à la jeunesse éperdue, du côté des enfances qui se rêvaient épiques et sont tombées sur l’os des micmacs adultes.

    Sur quoi l’on passe (en 2011) à cette grande chose que représente Reconquêtes, extravagante évocation de l’Amérique dont l’hyperréalisme le dispute au rêve éveillé. Il y est question d’une digne dame américaine, dont le contour de la propriété correspond exactement à celui des Etas-Unis, et qui décide d’acheter l’Alaska (donc   au nord du « jardin ») à un Russe exilé au prénom de Vladimir (suivez mon regard…)  avec la collaboration de deux agents immobiliers amis de jeunesse, à la fois gémeaux et rivaux  comme les deux jeunes prostitués de Valet de trèfle et les deux Aloysius (le vrai et le faux) du premier roman éponyme – vous suivez le discours du tour operator ?

    On cherchera en vain la moindre allusion directe, dans les nouvelles et les romans de Fabrice Pataut, aux roman et aux nouvelles de Nabokov, même si la malice sardonique de Lolita  ou l’innocence incestueuse des jeunes amants d’Ada ou l’ardeur trouvent des échos poétiques dans le roman  En haut des marches (Seuil, 2007), évoquant le transit quasi transparent d’un transgenre, et dans maintes dérives sensuelles ou sexuelles.

    À ce propos, je ne connais aucun auteur contemporain  qui parle, comme Fabrice Pataut, de ce qu’on appelle le sexe ou de ce qu’on dit la politique, et là encore il me semble s’apparenter avec Vladimir Nabokov par sa profondeur mélancolique et sa pénétration de sentiments, sous couvert de constante invention littéraire.     

    15879_fabricepataut14dr.jpgLa douce folie d’un sage

    Chacune et chacun, en mal de curiosité documentaire, peut apprendre plus précisément qui est Fabrice Pataut «à la ville» en consultant la notice que Wikipedia lui consacre en toute transparence. Les lecteurs de nouvelles aussi folles que Kipling, sur laquelle s’ouvre le grand recueil intitulé Le cas Perenfeld, ou de romans aussi dingues que Tennis socquettes et abandon, ne manqueront pas de s’étonner du fait que cet écrivain si versé dans l’irrationnel fantaisiste et  les fantômes, fantasmes et autre fantasmagories puisant au tréfonds du subconscient, à l’imagination  frottée d’affectivité maladive et de poussées oniriques, soit à la fois un très digne chercheur cravaté, spécialiste reconnu dans les sphères académiques pour ses travaux sur la philosophie du langage et des mathématiques. 

    Or quoi de vraiment étonnant à cela si l’on y réfléchit à deux fois (réfléchissez toujours à deux fois avant de vous tirer une balle ou d’épouser votre directeur de thèse ou votre concierge kosovare ) en se rappelant qu’un Vladimir Nabokov fut à la fois l’interprète éclairé des errances de Nicolas Gogol, l’époux prévenant  d’une Russe juive et le plus rigoureux lépidoptériste ?  

    De même Fabrice Pataut passe-t-il, après chasses et cueillettes un peu foldingues, comme en enfance, au travail minutieux du polissage des petits cailloux de Poucet et à l’établissement de minutieuses nomenclatures. 

    On ouvre Le Cas Perenfeld pour lire,  à la page 329, une Table périodique des thèmes des quarante-cinq nouvelles réunies dans ce grand recueil, dont les  titres (Amour, Cannibalisme, Echec, Exil, Frères, Mère et fils, Mode, Perte de temps, Paris,  Prostitution, Rituels, Yiddishkeit, etc. ) renvoient à autant de titres de récits, dont l’origine de chacun est  décrite en fin de volume…

    Or cette espèce de folie littéraire, qui rappelle les inventaires de Perec ou de Cortazar, n’exclut pas ici une sorte de sagesse infuse, qui procède d’une tendresse diffuse, irradiant bonnement une lecture vécue comme une exploration…

    Lecture difficile ? Pas plus que celle de Nabokov, mais  sûrement exigeante. Rien de froidement cérébral, mais rien non plus de tout cuit ou de pré-mâché. Chaque mot compte, se savoure, interroge et parfois révèle.   Ouvrez la fenêtre et c’est là : ce que vous voyez vous regarde !

    Fabrice Pataut. Un Jeudi parfait. Nouvelles. Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

    Autres nouvelles de Fabrice Pataut : Trouvé dans une poche. Buchet-Chastel,  2005, prix de la Nouvelle de l’Académie française ; Le Cas Perenfeld, Pierre-Guillaume de Roux, 2014.

    Romans : Aloysius, Buchet Chastel, 2001, réédité au Rocher en 2009 avec une préface d’Alberto Manguel ; Tennis, socquettes et abandon,  Buchet-Chastel, 2003 ; En haut des marches, Seuil, 2007 ; Reconquêtes, Pierre-Guillaume de Roux, 2011 ; Valet de trèfle, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.

  • En lisant René Girard

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    René Girard. De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.

    Préface

    - Le recueil contient les quatre premiers livres de RG.

    - Mensonge romantique est un essai de littérature comparée.

    - La violence et le sacré une approche des religions archaïques.

    - Des choses cachées une enquête sur les sources du christianisme.

    - Le Bouc émissaire une prolongation de cette enquête.

    - Le thèmes qui relie ces livres est le rapport liant la violence et le religieux. - Dans la perspective de l’hypothèse mimétique.

    - Mensonge romantique et vérité romanesque achoppe au désir mimétique.

    - Il interroge cinq grands romanciers européens très différents les uns des autres mais qui traitent le désir mimétique de façon confluente : Cervantès, Flaubert, Stendhal, Dostoïevski et Proust.

    - Plus tard, il appliquera la même approche à la tragédie grecque et à Shakespeare.

    - Pour expliquer le désir mimétique, RG revient sur la scène emblématique de L’Enfer de Dante, impliquant Paolo et Francesca, les deux amants qui craquent en lisant le récit de Lancelot.

    - Leur baiser est interprété comme un acte spontané par le lecteur romantique.

    - Alors que Dante devine son caractère mimétique.

    - RG pense que le désir mimétique est plus fort que le désir spontané.

    - Le désir mimétique, ou triangulaire, ou médiatisé, fait référence à la notion de médiation fixée par Hegel.

    - C’est plus qu’un besoin ordinaire : un fait essentiellement humain qui désigne un manque d’être, une insuffisance ontologique.

    - Le manque peut-être compensé par une imitation, d’où l’importance du modèle.

    - On commence par imiter un modèle, réel ou fictif.

    - Pour moi : Bob Morane, Charles de Foucauld, Michel Strogoff, le héros de Vipère au poing, mon frère aîné… -

     On imite, on singe, on cite, etc.

    - Je l’ai fait énormément : citer…

    - Il y a des objets de désir que nous pouvons partager, à commencer par les livres ou les modèles éloignés. On parlera de « médiation externe ».

    - Et puis il y a les objets proches, qui suscitent une rivalité.

    - Par excellence : la fiancée ou l’épouse qu’il est exclu de partager.

    - La rivalité mimétique relève de la médiation interne.

    - La rivalité mimétique ne peut être dépassée sans être nommée et exorcisée par la lucidité. L’ai expérimenté à maintes reprises.

    - La rivalité mimétique est le plus souvent camouflée, ou déguisée.

    - Elle se développe de manière exponentielle dans l’égalitarisme démocratique.

    - Tocqueville l’a décrite dans la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.

    - La rivalité mimétique est à la base du ressentiment contemporain décrit par Nietzsche et Scheler, et du sentiment d’insuffisance et de non-reconnaissance éprouvé par tant de gens.

    - La Violence et le sacré achoppe au mécanisme du bouc émissaire.

    - Les experts contemporains limitent l’origine de la violence à l’agression. - Vue trop courte selon RG.

    - La rivalité mimétique explique le phénomène de la violence de manière plus profonde, au niveau social maintenant.

    - Question posée : comment les sociétés archaïques se protègent-elles des rivalités mimétiques ?

    - Rend hommage aux travaux en anthropologue religieuse d’Eugenio Donato, qui l’ont aidé au départ.

    - Il faut partir alors des mythes fondateurs.

    - Qui se fondent en général sur une crise initiale violente : agression surnaturelle, perturbation cosmique, épidémie galopante, etc.

    - L’origine d’Œdipe Roi est une peste.

    - Le mythe doit désigner le coupable et le liquider.

    - Tel est le bouc émissaire.

    - L’expression vient du rite biblique de Yom Kippour.

    - On sacrifie l’animal pour purifier Israël. - Les boucs émissaires sont divinisés à proportion de leur vertu purificatrice.

    - Ce sont soit des anti-héros déclassés, soit des êtres brillantissimes, toujours autres cependant que la moyenne.

    - Les infirmes, les fous, les étrangers inquiètent les foules autant que les privilégiés. - Mais la désignation du bouc émissaire conserve quelque chose de hasardeux. - Les sacrifices rituels formalisent donc la purification. - Mais il n’y a pas que les sacrifices : il y a aussi les interdits.

    - Les jumeaux, ainsi, sont souvent frappés d’interdit et massacrés. - Les interdits ne se limitent pas qu’à la peur ou à la haine de la sexualité, mais aussi à la crainte de la rivalité mimétique. (p.19)

    - Des choses cachées depuis la fondation du monde, ou la révélation destructive du mécanisme victimaire.

    - Avec le christianisme, nous passons du savoir non écrit des mythes à celui que documentent les Evangiles.

    - Caïphe dans l’Evangile de Jean : «Il vaut mieux qu’un seul homme meure et que le peuple ne périsse pas tout entier ».

    - Le crucifixion relaie le lynchage archaïque.

    - Le Romain Celse, et les Modernes, voient en la Crucifixion un mythe comme un autre. Ils ont tort selon RG.

    - Whitehead partage cette analyse.

    - Qu’il ne suffit pas d’écarter avec mépris. Mais qu’il faut dépasser par des preuves.

    - Les mythes n’impliquent pas la conscience de l’injustice faite à la victime. - Tandis que les Evangiles la pointent à tout moment.

    - L’originalité de la Bible, et plus encore des Evangiles, est de prendre parti contre la foule, pour la victime innocente.

    - Ce que ne font jamais les mythes archaïques.

    - Avec Jean-Baptiste, Jésus, bouc émissaire, devient « agneau de Dieu ».

    - La Bible semble plus violent que les mythes, parce qu’elle rend explicite la violence, que les mythes occultent plutôt.

    - Note que les quatre Evangiles coïncident sur le récit de la Passion, moment de la crise mimétique, et sur le reniement de saint Pierre, séquence également décisive.

    - Cite cette parole des Psaumes à propos de Jésus : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte ».

      Le bouc émissaire

    - Ce quatrième livre poursuit et accomplit le travail d’élucidation des deux précédents. - RG le trouve le plus réussi de tous.

    - Souligne le fait que les quatre livres ne forment qu’un seul ensemble théorique.

    - Assume l’organisation d’un système, qui nous fait parfois contre son tour trop… systématique.

     - Admet les défauts de ses livres mais en revendique l’originalité quant à l’approche de l’Essence du religieux ».

    - Souligne le fait que l’hypothèse, et la théorie qui en découle, est réunie pour la première fois en un seul volume.

    - Qu’on peut dire la Somme de René Girard.

    - Cette préface date de 2007. 

      Mensonge romantique et vérité romanesque; Le désir triangulaire

    - Amorce la réflexion sur Don Quichotte parlant, à Sancho, d’Amadis de Gaule.

    - C’est Amadis qui inspire, à Quichotte, son désir chevaleresque.

    - Quichotte évoque Homère à travers Ulysse, ou encore Enée à travers Virgile.

    - Base de la médiation externe.

    - Amadis sera toujours présent dans l’imitation de Don Quichotte, mais à distance.

    - D’une façon analogue. Don Quichotte médiatise le désir de Sancho de posséder une « île ».

    - Pour Quichotte, la médiation est écrite et à distance ; pour Sancho, elle est orale et proche, mais la distance sociale demeure.

    - Le lecteur romantique oppose l’idéalisme de Quichotte et le réalisme de Sancho, à faux selon RG.

    - Car tous deux empruntent leurs désirs à un tiers ce qui les rapproche en réalité.

    - La fonction « séminale » de la littérature se retrouve chez Emma Bovary, grande lectrice de romans sentimentaux.

    - Jules de Gaultier a bien analysé le phénomène.

    - Chez Stendhal, Julien Sorel imite Napoléon, et Mathilde de La Mole imite les gens de sa famille. Le prince de Parme imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde imite les vieux prélats.

    - Le vaniteux selon Stendhal imite ceux qui sont « arrivés ».

    - Cf. le Journal très éloquent aussi à cet égard.

    - Tel est le désir triangulaire.

    - C’est à cause de sa rivalité avec Valenod que M. de Rênal « achète » Julien.

    - Du Quichotte, où domine la médiataion externe (Amadis est inatteignable), on passe à la médiation interne chez Stendhal (où les protagonistes sont proches et interactifs).

    - Fait essentiel : la distance qui sépare le sujet désirant du médiateur. - Pour Don Quichotte, Amadis est inatteignable.

    - Pour Emma, Paris reste lointain.

    - Avec Stendhal, les rivaux sont en proximité immédiate.

    - Le parallèle entre Don Quichotte est Madame Bovary est classique.

    - Dans la médiation interne, la rivalité directe entre l’imitateur et le modèle est générateur de haine-amour.

    - « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine.

    - Exactly what I observed several times.

    - Le même phénomène est décrit dans L’Homme du ressentiment de Max Scheler.

    - Dans la médiation interne, le sujet désirant s’auto-empoisonne.

    - Ce que l’on sous-estime, c’est la fascination liée à la jalousie.

    - Max Scheler ne voit pas assez le rôle du médiateur et des variations de distance.

    - « Toutes les ombres se dissipent si l’on reconnaît un médiateur dans le rival abhorré », note RG.

    - Scheler montre combien l’état d’âme romantique est pénétré de ressentiment et mobilise, selon les mots de Stendhal lui-même (dans Mémoires d’un touriste) « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ».

    - Un état d’esprit surmultiplié de nos jours, peut-on ajouter.

    - Aujourd’hui, en effet, la médiation interne s’accroît à proportion de l’effacement progressif de toute différence entre les individus.

    - On entre dans le vif du sujet de l’hypothèse mimétique. (p.45)

    - Le lecteur romantique fait du Quichotte un modèle, alors que c’est le prototype de l’imitateur.

    - Le romantisme occulte le médiateur.

    - Tandis que le romanesque selon RG le révèle bel et bien.

    - Stendhal désigne explicitement les « désirs de têtes ».

    - L’analyse de Stendhal commence dès De l’amour.

    - Il peint alors « la passion avant la vanité ».

    - L’illustre par le processus de la cristallisation, encore insuffisant.

    Stendhal2.jpg- La passion selon Stendhal est le contraire de la vanité.

    - Fabrice puise l’essence de sa passion en lui-même.

    - La vanité passe par le regard de l’autre et fabrique un leurre.

    - La passion ressent le vrai.

    - Le premier Stendhal reste romantique. Ne montre pas le médiateur.

    - Puis il découvre « la force prodigieuse du désir imité ».

    - C’est la vanité qui agite Julien Sorel quand Mathilde se dérobe.

    - Chez le dernier Stendhal, il n’y a plus de « désir spontané ».

    - L’élément féminin, qui a stimulé la vanité, favorise au-delà l’apaisement et la sérénité, comme dans l’épisode final de la tour Farnese.

    - L’accomplissement esthétique marque le dépassement du trouble mimétique. - Très important : « c’est la volupté créatrice qui l’emporte sur le désir et sur l’angoisse ».

    - Ce qu’on pourrait dire : la sublimation poétique.

    - Proust2.jpgPasse alors à l’exemple de Proust.

    - Lien évident entre la vanité stendhalienne et le désir proustien.

    - Pied de nez à certaine critique moderne.

    - Chez Proust, l’amour est subordonné à la jalousie, à savoir : à la présence du rival.

    - « En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur ». On ne saurait mieux dire le masochisme voluptueux du cher Marcel !

    - Le snob proustien est imitateur par excellence.

    - Chez MP, les jeux de la jalousie et du snobisme sont constants.

    - « Les lois proustiennes se confondent avec les lois du désir triangulaire ».

    - Le temps retrouvé marquera le moment du dépassement.

    - Le mimétisme proustien est plus « sombre », plus angoissé ou angoissant que celui de Stendhal, à cause de la plus intense implication de Marcel.

    - Mais RG montre aussi le caractère évolutif du génie proustien.

    - Ne se fie pas à la « théorie » romantique de Proust, mais à sa pratique romanesque.

    - Prend l’exemple de la fascination de l’adolescent pour la Berma.

    - Que relance le jugement de Norpois.

    - Montre aussi que c’est par Bergotte que le désir de Proust flambe.

    - MP subit la même suggestion, par Bergotte, que Don Quichotte par Amadis de Gaule. (p.58)

    - Le désir proustien marque le triomphe de la suggestion sur l’impression.

    - Le jardin intérieur de MP n’est jamais solitaire.

    - Très important : « L’émotion esthétique n’est pas désir mais cessation de tout désir, retour au calme et à la paix ».

    - Ainsi se prépare la sérénité finale du Temps retrouvé.

    - Tout ça est admirablement senti et montré.

    - Affirme ensuite que l’enfant chez Proust n’existe pas dans l’acception autonome du romantisme, selon lui mythique.

    - « Le génie proustien efface les frontières qui nous paraissent gravées dans la nature humaine ».

    - Chez MP, la médiation enfantine constitue un nouveau type de médiation externe.

    - C’est le secret de sa « pureté », qui n’a rien à voir avec la pureté enfantine mythique, vraie foutaise.

    - La liberté deu Narrateur n’est jamais troublée par les modèles tels que Bergotte ou Elstir.

    - Tandis que le baiser de Maman scelle la dépendance de la médiation interne.

    - Note ensuite que, chez Flaubert, la suggestion joue un rôle plus limité.

    - Jean Santeuil, par contraste, est encore un livre romantique, sans génie. La vanité y règne encore à plein, et la jalousie, la haine mimétique.

    - « Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil. »

    - « Le génie romanesque commence à l’écroulement des mensonges égotistes. »

    - Lorsque Dostoïevski célèbre la « force terrible de l’humilité », c’est de la création romanesque selon RG qu’il parle. (p.64)

    - Il y a là une suite d’intuitions formidablement éclairantes.

    - La critique « symboliste » ou psychologisante croit au désir spontané.

    - RG montre que la naissance de la passion proustienne coïncide avec celle de la haine.

    Dosto.jpg- Mais c’est chez Dostoïevski que la fusion de la haine-amour culmine à vrai dire.

    - « On s’insulte,on se crache au visage et, quelques instants plus tard, on est aux pieds de l’ennemi, on lui embrasse les genoux ».

    - Chez Dostoïevski, la médiation interne est à son paroxysme. - Cela confine à l’aliénation pure dz fait de la proximité endogamique des couples modèle-imitateur, pères et fils ou frères.

    - Dostoïevski marque en cela un sommet du roman européen.

    - L’Adolescent en est une bonne illustration, avec la rivalité du père et du fils.

    - Mais L’Eternel mari module des situations encore plus explicites, avec l’homosexualité larvée qui exacerbe le mimétisme. (p.69)

    - L'éternel mari révple l'essence de la médiation interne, avec un glissement érotique de type homophile.

    - Montre comment Denis de Rougemont a dégagé le mécanisme du désir triangulaiure dans L'Amour et l'Occident.

    - Rapproche alors les extrêmes: Don Quichotte et L'Eternel mari, dont la fiiation est éclairée par le récit de Cervantès intitulé La curieuse impertinence.

    - L'histoire d'un jeune marié qui fait tout pour que son meilleur ami séduise sa femme, jusqu'à y parvenir et s'en suicider...

    - L'orgueil sexuel  pousse à la trahison mimétique masochiste.

    - RG constate que le vrai Don Juan n'est pas autonome, contrairement au préjugé romantique.

    - Souligne le fait que Dostoïevski jugeait sans doute Quichotte en romantique à en croire ses notes.

    - RG voit en Cervantès le père du roman moderne.

    - "Il n'est pa sune idée du roman occidental qui ne soit présente en germe chez Cervantès". (p.75)

    II. Les homme seront des dieux les uns pour les autres

    - Les héros de romans aspirent à une métamorphose via la possession.

    - Le désir d'imitation en est un masque.

    - Etre l'Autre, ressembler voire se substituer àl'Autre exacerbe le jeu mimétique.

    - Les héros ont piètre opinion d'eux-mêmes à la base: tels Marcel, Julien, Emma, l'homme du souterrain de Dostoïevski, etc.

    - Ils veulent plus d'être: ils se jugent en un sens métaphysique ou ontologique.

    - Le "Dieu est mort" retentit en arrière-fond.

    - "À mesure que s'enflent les voix de l'orgueil. la conscience d'exister se fait plus amère et solitaire".

    - "Le héros de roman est toujours l'enfant oublié par les bonnes fées au moment de son baptême". (p. 79)

     

    (À suivre…)

  • À hauteur d'enfant

    Plus de trente ans après Les Petites fugues, film "culte" du cinéma suisse, le réalisateur Yves Yersin faisait un beau retour, en 2013, avec Tableau noir, chronique lumineuse d'une classe d'écoliers jurassiens. Le réalisateur vaudois vient de s'éteindre à l'âge de 78 ans.

    Locarno37.jpg1200 heures de tournage pour les 100 et quelques minutes de ce Tableau noir: le rapport arithmétique de ces deux chiffres ressemble au temps d'Yves Yersin. Dans un monde dominé par la précipitation, le Lausannois septuagénaire va son pas indépendant et régulier. Un peu moins de cinquante ans après son premier film. Le Panier à viande, réalisé en 1964 avec Jacqueline Veuve, la filmographie de l'artisan-artiste compte une trentaine de réalisations et autres reportages dont la visée ethnographique est primordiale. Après le sketch plein d'empathie d'  Angèle, dans Quatre d'entre elles, Yves Yersin  a passé à la fiction avec Les petites fugues, en complicité avec le scénariste Claude Muret. L'histoire du valet de campagne Pipe (l'inoubliable Michel Robin) qui s'achète un vélomoteur au  lendemain de sa retraite et réalise divers rêves (dont un épique tour du Cervin en avion) devint un film "culte" du cinéma suisse, alliant verve épatante et témoignage "de mémoire".

             Or Tableau noir, le nouveau film d'Yves Yersin tourné sur une durée d'un an dans une classe mêlant des enfants de six à douze ans, procède d'une même démarche. Un demi-siècle après Quand nous étions petits enfants d'Henry Brandt, également très présent au souvenir du public romand,  le réalisateur vaudois a choisi lui aussi un endroit retiré des hauts jurassiens, avec l'école intercommunale de Derrière-Pertuis, en plein pâturage, au centre d'une région surnommée "la Montagne". Une ombre plane sur la fin du film, liée à la fermeture de l'école "multiclasse" et à la retraite anticipée de son formidable "régent". Mais l'essentiel de ce document "pour mémoire" respire la générosité et le bonheur de transmettre             

    Locarno35.jpg- Comment vous est venue l'idée de Tableau noir ?

    - Au terme de la scolarité de mon fils, je me suis posé des questions sur ce qu'il avait appris à l'école, dont il ne parlait guère. Ensuite un ami m'a parlé d'une école où il se faisait des choses extraordinaires, sur les crêtes du Jura. Il m'y a conduit et  tout de suite j'ai été enthousiasmé par le travail de Gilbert Hirschi. J'ai vite décidé que je reviendrai en ces lieux pour y faire un film, en dépit de l'"affaire" qui allait nous compliquer la vie.

    - Quels problèmes particuliers vous a posé ce film ?

    - Humainement parlant, c'est justement cette "affaire" que nous avons dû affronter Durant l'été 2005, l'instituteur fut en butte à une sombre cabale que j'ai suivie de près.

    - Que lui reprochait-on ?

    - À côté d'accusations relevant de la pure calomnie, je crois qu'on lui reprochait essentiellement son exigence.  Le conflit nous a amenés en justice, et j'aurais pu faire un autre film, affreux,  sur le thème de "la rumeur". Mais je ne voulais pas gâcher mon sujet... 

    - Le film saisit par la proximité que vous entretenez avec les enfants. Comment y êtes-vous parvenu ?

    - Nous avons d'abord passé un mois à l'apprendre. Ensuite,  la technique s'est imposée: tout à l'épaule, à deux caméras travaillant en champ/contrechamp; et tout en gros-plans, tout à hauteur d'enfant. Une technique de prise de son sans perche ajoute à la proximité.

    - Qu'avez-vous appris en tournant ce film ?

    - Beaucoup de choses sur une façon de transmettre le savoir de manière vivante et "globale", incarnée par Gilbert Hirschi. Sa méthode consistant à mettre sans cesse en relation  les disciplines variées, et son appel "multisensoriel" à tous les aspects de la perception, au geste et au toucher, à tout ce qui relie les mots et les choses, m'a donné une belle leçon de vie !

     

     Locarno13.jpgUn Tableau noir aux couleurs de la vie

    C'est d'abord un magnifique hommage au très noble métier d'instituteur que Tableau noir, où les noms de Gilbert Hirschi et de sa collègue Débora  Ferrari, "maîtresse d'appui", méritent la première mention à la craie blanche. La présence de ces deux enseignants "généralistes" irradie bonnement le nouveau film d'Yves Yersin, mais c'est à vrai dire à tous les enseignants, sans culte de l'exception, qu'est dédié ce film dont les premiers acteurs sont les enfants.

    Chronique d'une année  ponctuée par les saisons, les travaux et les fêtes de toute une communauté montagnarde également présente au long du film, Tableau noir échappe à toute exposition "scolaire" par le truchement d'un récit à la fois très libre et très cohérent, sans une minute d'ennui , que rythme un montage également déterminant.  De l'arrivée des enfants en classe au premier bain commun en piscine où les grands aident les petits, de la leçon de choses  à la montée à l'alpage, du crépage de chignon de deux chipies à la préparation du spectacle de Noël, en passant par les observations avec la potière ou le fromager, les chansons en allemand et la virée outre-Sarine, les séquences dansent comme les images d'un kaléidoscope aux belles couleurs, sans que les enfants ne soient jamais mis en vedette.   Gilbert Hirschi a transmis son savoir d'instituteur "généraliste" pendant plus de quarante ans, avant d'être mis en retraite anticipée à l'âge de 62 ans. Ses adieux sont empreints de tristesse partagée, mais il est le premier à montrer aux gosses la route qui continue, et c'est sans peser sur les circonstances de la fermeture de l'école qu'Yves Yersin conclut ce document à grande valeur poétique.

     

     

  • Un lancinant Mystère

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    Après sa création récente, Le Mystère d’Agaune, oratorio de Richard Dubugnon, sur un livret de Christophe Gallaz, sera repris le 25 novembre prochain en l’abbaye de Saint-Maurice. Ce sera l’occasion, à ne pas manquer, de découvrir une œuvre magnifique aux résonances multiples, dont le premier enregistrement reste actuellement en ligne sur le site de la RTS...
    Ce n’est peut-être pas l’event «tendance» du moment, mais c’est, bien plus sûrement, un événement musical marquant que nous vivons à la découverte du Mystère d’Agaune, qui saisit aussitôt par sa puissance expressive, du triple point de vue vocal, choral et orchestral, et par l’intensité émotionnelle que dégagent ses thèmes puisqu’il est question, notamment, de violence fanatique à connotation religieuse, sur fond de massacre légendaire.
    Au lendemain de la création de l’ouvrage (le 28 octobre dernier), l’on pouvait lire les lignes qui suivent sous la plume de Jean-François Cavin, qui n’a pas la réputation de s’exalter à bon marché : « Nous avons rarement été impressionné autant par une création, si forte qu’on a le sentiment d’avoir assisté à la naissance d’un chef-d’œuvre digne de figurer au répertoire des grands oratorios. Dubugnon est un de nos meilleurs compositeurs. Sa musique, qui sait être savante, n’est nullement cérébrale ; elle est vivante, elle parle au cœur » (La Nation, no 2109, du 9 novembre 2018).
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    Initialement intitulé Saint-Victor, lequel est aussi bien le patron de l’église d’Ollon, l’oratorio rebaptisé Le Mystère d’Agaune - le nom d’Agaune désignant le bourg devenu Saint-Maurice - retrace les tribulations de cet officier de la légion thébaine , aux çôtés de saint Maurice, martyrisé pour avoir refusé d’abjurer sa foi, vers l’an 300 de notre ère. Ce n’est pourtant que 100 ans plus tard que l’épisode est devenu fondateur sous la plume de l’évêque de Lyon, ainsi que le livret de Christophe Gallaz le rappelle au passage.
    Mais la dramaturgie du livret en question n’est pas documentaire ou édifiante pour autant. S’inspirant de la tradition orale des mystère médiévaux, elle se colore immédiatement de traits populaires à bon renfort d’adresses au public, de sorte à inscrire notre petite histoire dans la grande Histoire et à tous les temps de la condition humaine. Couteaux aiguisés, mugissements de sirènes, pin-pons des services du feu profane, et c’est parti pour une narration alternant les voix des solistes et du choeur, en crescendo tantôt éclatant et tantôt s’apaisant en douces inflexions sottovoce.
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    Richard Dubugnon a commencé d’écrire cet oratorio au moment des attentats de 2015, à Paris, et d’emblée le lien émotionnel s’établit entre notre présent (de la Syrie au Yemen, ou de Gaza au martyre des coptes, etc.) et le passé des sempiternelles souffrances que l’homme s’inflige au nom de ses croyances, avec toutes les interrogations, désarrois, colères, déplorations que cela suppose.
    Tout cela qui nous échappe, bien entendu, à la première écoute du Mystère d’Agaune, ainsi que le relève Jean-François Cavin, mais qui n’en est pas moins là et que les mots et plus encore la musique suggèrent et soulignent, modulent et incarnent.
    Dans l’immédiat, l’enregistrement de l’ouvrage à sa création, au temple d’Ollon, peut toujours être écouté sur le site de la radio romande (https://www.rts.ch/play/radio/lheure-musicale).
    Par ailleurs, il m’a semblé intéressant de poser quelques questions à Richard Dubugnon sur les tenants de cette aventure créatrice à quatre mains, superbement mise en valeur par ses interprètes professionnels et amateurs.
     
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    Entretien avec Richard Dubugnon
    - Qu’est-ce qu’un oratorio ? Et quel est à votre goût le top 3 (ou 7) des oratorios existants ?
    - C’est un drame lyrique sur un sujet religieux, parfois profane, souvent écrit pour solistes, chœur et orchestre. Mes oratorios préférés sont par ordre chronologique : la Passion selon Saint Matthieu de J.-S. Bach, la Messe luthérienne en Fa majeur du même compositeur, la Petite Messe solennelle de Rossini (1864, qui donna le modèle instrumental originel pour le Mystère d’Agaune : piano et harmonium), le Requiem de Verdi (1874), le Stabat Mater de Szymanowski (1926), le Requiem de Ligeti (1965), la Passion selon Saint Luc de Penderecki (1966). J’ajouterai bien en bonus la Liturgie de Jean Chrysostome de Rachmaninov (1910), la Symphonie des Psaumes de Stravinski, (1930) et Jeanne au bûcher d'Honegger (1938).
    - Quel est votre rapport avec la musique dite sacrée ?
    - Je suis un "athée - mystique", à savoir que je crois à la science et à l’évolution des espèces, sans renoncer au mystère, à l’incompréhensible et l’impalpable et à tout ce qui n’a point encore été découvert. Je ne rejette pas les créations artistiques extraordinaires que le sentiment religieux ont pu susciter : tous les symboles, les architectures, arts visuels et sonores m’inspirent et me donnent envie d'inventer à mon tour. Le besoin de créer révèle l’aspect le plus fondamental de l’homme depuis la révolution cognitive, à savoir son besoin d’imaginer ce qui n’existe pas.
    - La musique à connotation religieuse a-t-elle encore un sens dans un monde tel que le nôtre ?
    - « Si la musique parait expri­mer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réalité » disait Stravinski. Elle n’exprime donc rien d’autre qu’elle-même et les auditeurs et interprètes y trouvent les connotations qu’ils veulent, accordées à leurs sensibilités ou spiritualités les plus diverses. Une même musique peut exalter un catholique, un baptiste, un Mormon, un Communiste et j’en passe. Selon moi, l’Art (tout comme la vie, et donc les hommes) précède la religion (au mieux, lui est simultané), il est donc d’une expression plus essentielle, plus humaine, qui va au delà des différentes croyances. Tout en étant profondément croyants, des compositeurs comme J.-S. Bach, Messiæn, Poulenc ont su transmettre une force dans leur art qui va au delà du sentiment religieux, puisqu’il touche des « impies », non croyants ou infidèles. Inversement, des compositeurs mécréants comme Mozart, Richard Strauss et beaucoup d’autres, peuvent toucher des personnes religieuses qui trouveront « leur compte » dans leurs musiques.
    - Quelle a été la genèse, pour vous, du Mystère d’Agaune ?
    - Le Festival de l’Automne Musical d’Ollon (VD), pour célébrer son dixième anniversaire, a désiré me passer commande d’un oratorio sur l'histoire de Saint Victor d'Agaune, saint patron du lieu. J’avais voulu dès le début sortir du simple récit du massacre de la Légion Thébaine et en faire un message de paix contemporain, à l’image de Paul Claudel et Arthur Honegger lorsqu’ils décidèrent de faire leur Jeanne au bûcher. J’imaginais alors un modèle d’oratorio avec deux récitants, homme et femme, un peu comme des présentateurs de téléjournal, un chœur, un piano et harmonium, la même instrumentation que la Petite Messe solennelle. J’avais reçu en 2014 le Prix Musique de la Fondation Vaudoise, la même année qu’elle distinguait Christophe Gallaz, qui me sembla être alors le partenaire idéal pour le livret, car je le connais depuis de longues années et j’admire la méticuleuse précision et la force poétique de ses écrits.
    - Quel sens particulier revêt ici le terme de Mystère et quelles résonances possibles en notre époque ?
    - Le mystère d’Agaune est modelé sur les mystères du Moyen-âge, un genre théâtral et musical qui mettait en scène des sujets religieux ou profanes sur le parvis des églises, s’adressant au peuple par le biais d’allégories, de textes et de symboles, afin de lui révéler le sens caché et profond des choses. Je suis convaincu de l’efficacité du « spectacle vivant » à notre époque où tout est dématérialisé, où la communication est virtuelle et où nous sommes assujettis aux médias digitaux. Les artistes en chair et en os ont un pouvoir de communication (je dirai d’éducation) incomparable, qui nous ramène à l’époque des conteurs, griots, bardes et trouvères en tout genre. Les enfants en sont la preuve : ils n’oublient pas un concert ou une visite au cirque aussi facilement qu’un dessin animé ou un jeu vidéo.
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    - Comment avez-vous travaillé avec Christophe Gallaz ?
    - Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois pour parler du sujet, en buvant des verres au Café de l’Europe (Lausanne). Nous sommes aussi allés visiter le trésor à l’Abbaye de Saint Maurice, sous les auspices du commissaire de l’exposition, Pierre-Alain Mariaux, que je salue au passage. Les premiers six mois consécutifs, Christophe n’a rien produit, ce qui m’a mis dans un état de panique quasi-mystique. Puis après une série de coups de semonces téléphoniques, il a fini par pondre le texte en écriture quasi-automatique, ce en quelques semaines et à ma plus grande joie, car j’étais en retard sur deux autres commandes à cause de ce délai. Nous avons communiqué par email, avec des feed back mutuels très enrichissants. Bien que n’étant pas musicien, Christophe est mélomane et possède un sens très poussé du rythme déclamé et des idées précises pour les didascalies. Il s’inquiétait au début de faire des rimes ou des pieds dans ses vers, mais je l’en ai dissuadé, précisant que la musique serait là pour donner des effets purement sonores au texte.
    - Comment la création s’est-elle développée avec vos interprètes ?
    - La création de ce mystère a été frappée d’une malédiction digne de celle de Toutankhamon, avec pas moins de trois décès et plusieurs désistements. Tout d’abord, Anne Cunéo, alors pressentie pour le livret avant Christophe, décède. Puis c’est le tour d’Olivier Faller, alors directeur de l’Automne Musical d’Ollon, qui nous quitte brutalement à cause d’un arrêt cardiaque. Le troisième à nous quitter fut l’organiste de Barbarie d’origine, Jérôme Capeille, des suites d’un cancer. Heureusement, son frère Didier put reprendre le flambeau, étant le seul à pouvoir manipuler l’engin et perforer les cartons nécessaires. Plusieurs chanteurs ont du déclarer forfait pour diverses raisons, qui furent suivis du pianiste Pierrre Goy, à cause d'un burn out. Bien que j'avais pu rendre la partition dans les temps, les organisateurs du festival ont mis un temps inexplicablement long à commander les piano-chant pour les choristes et cela mettait en péril leur travail, vu qu’ils ne sont pas professionnels. Nos soucis ne s’arrêtaient pas là, car la veille des répétitions, la soprano Christine Buffle se retrouva complètement aphone à cause d’une grippe ! Nous devions trouver quelqu’un le jour-même, qui nous vint de Paris sous la forme de l’ange salvateur qu’est Karen Wierzba.
    - Cet oratorio opus 52 prend-il une place particulière dans la suite de vos compositions ?
    - Il s’agit déjà de l’opus 80 ! Je me sers des numéros par souci d’ordre dans mes pièces, mais je m’y perds moi-même. Certains numéros ne pas sont dans l'ordre chronologique, d’autres sont inexistants et certaines œuvres n’en ont pas. Ce Mystère d’Agaune tient une place affective très particulières cependant, car outre son message politique, mystique ou purement musical, il reflète mon souci de retour à la simplicité, à une expressivité plus immédiate, un langage plus accessible et direct, pour permettre aux interprètes une plus gande palette d’interprétations possibles et aux auditeurs de ressentir les émotions les plus diverses, conformément à leurs sensibilités, spiritualités et croyances de tous horizons. En un mot : il s’agit d'une œuvre libre, ouverte, offerte à tous pour le bonheur de tous...

  • Proust sans clefs

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    Un buzz récent évoquait les romans à clefs de la rentrée littéraire qui vont faire mousser les médias et glousser les avocats. De son côté, Bernard de Fallois nous rappelle que les personnages de la Recherche du temps perdu de Proust ont (presque) tous plusieurs «modèles» et ne sont jamais désignés par leur vrai nom, sauf un brave couple de Français.
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    (Dialogue schizo)
     
     
    Moi l’autre : - Et toi qu’en penses-tu, de ce buzz ?
    Moi l’un : - D’abord qu’il sent le vide médiatique des fins de vacances dans les rédactions moites, et ensuite qu’il relance un débat vieux comme le couple de l’indiscrétion et de la médisance. En plus, comme souvent, on focalise un thème pour exciter les curiosités alors qu’une rentrée littéraire brasse tout et n’importe quoi…
    Moi l’autre : - Mais avant la rentrée, il y a eu les hauts cris de Séverine Servat de Rugy, la femme du président de l’Assemblée nationale française qui s’est reconnue dans le roman à paraître Vivre ensemble, d’Emilie Frèche, laquelle vit avec son ex et où son jeune fils ado apparaît sous un jour qui l’a scandalisée…
    Moi l’un : - C’est ça : on n’est plus dans la littérature mais dans une embrouille privée/publique aussi puante que celle de dame Angot il y a quelques années, avec Les Petits, le roman assez tordu qui lui a valu de perdre un procès.
    Moi l’autre : - Elle remet d’ailleurs ça cette année avec un nouvel épisode où apparaît Doc Gynéco…
    Moi l’un : - Tant mieux pour celui-ci, puisque la rumeur affirme qu’il trouve son portrait «juste cool». Quant à la femme du président, elle a obtenu un encart d’avertissement au lecteur dans le roman qu’elle a renoncé à faire interdire. Mais quel intérêt «littéraire» dans ce micmac ?
    Moi l’autre : - Je te rappelle que le buzz (notamment dans L’Express) parle d’une «myriade» de romans à clefs à paraître cet automne…
    Moi l’un : - Va pour l’effet d’annonce, puisque le buzz en question ne cite pour le moment que deux ou trois noms de personnages connus (dont Sylvain Tesson et François Nourissier) que les lecteurs pourront identifier. Mais le problème est-il là ? Et d’ailleurs y a-t-il un problème avec le roman à clefs ? Moi je n’en vois qu’un:est-ce un bon ou un mauvais roman ? Le personnage «masqué» par une clef est-il intéressant ou l’auteur ne fait-il qu’attiser la curiosité du lecteur-concierge ?
     
    Moi l’autre : - Tu penses à Philippe Sollers, dans Femmes ?
    Moi l’un : Je ne trouve pas que Femmes soit un vrai roman : c’est une chronique romancée à la Sollers dont les clefs ont régalé le tout-Paris et environs. On y reconnaît Barthes, Althusser ou Aragon sous divers masques, mais ces personnages vivent-ils en tant que tels ? Pas vraiment. Il en va tout autrement dans le superbe Ravelstein de Saül Bellow qui, à partir du modèle d’un célèbre intellectuel américain, Allan Bloom, auteur d’un essai dévastateur contre le politiquement correct, intitulé L’Âme désarmée, a façonné un vrai personnage de roman en ronde-bosse. On ne sait pas ce que Bloom aurait pensé de son avatar romanesque, vu qu’il a quitté ce bas monde en 1992, huit ans avant la parution du roman de son ami Bellow…
    Moi l’autre : - Tout ça me rappelle aussi le portrait de son ami Cézanne par Zola, dans L’œuvre de celui-ci, sous les traits de Claude Lantier.
    Moi l’un : - Eh oui, d’ailleurs pas terrible le roman, mais là le problème n’est pas dans la «clef», car ce qui a navré Cézanne n’a sûrement pas été de se reconnaître mais de constater que décidément son compère de jeunesse ne comprenait rien à sa peinture !
    Moi l’autre : - Une vingtaine d’années plus tard, c’est Monet que certains ont cru reconnaître dans le personnage du peintre Elstir, grande figure d’À la recherche du temps perdu…
    Moi l’un : - Certains autres ont parlé de Gustave Moreau, d’autres encore d’Auguste Renoir ou de Vuillard que Proust a rencontré dans son atelier de Cabourg. Et les clefs à têtes multiples sont quasiment la règle dans la Recherche, à commencer par la fameuse Albertine…
    Moi l’autre : - Dont la «clef» serait Alfred d’Agostinelli, le chauffeur de Proust et l’une de ses passions amoureuses…
    Moi l’un : - Tout juste Auguste, mais le personnage d’Albertine a d’autres «sources», à la fois masculines et féminines, de son secrétaire particulier suisse Henri Rochat à son amie platonique Marie de Chevilly…
    Moi l’autre : - Bisexuel, le «petit Marcel» ?
    Moi l’un : - Pas plus que son narrateur hétéro Et c’est par cette transposition, justement qu’on passe du roman «à clefs» à la symphonie proustienne qui cherche la vérité humaine de chacun de ses personnages à travers de multiples facettes.
    Moi l’autre : - Pourtant certains amis de Proust se sont brouillés avec lui en croyant se reconnaître ?
    Moi l’un : - C’est vrai, son cher ami Louis Albufera, hétéro notoire, a cru se reconnaître dans le personnage par ailleurs magnifique de Robert de Saint-Loup, qui «vire pédé» avant de mourir au champ d’honneur, et le prétendu modèle a donc tourné le dos au romancier. De la même façon, le comte de Montesquiou, célébrité du tout-Paris poético-pédérastique de l’époque, n’a pas trop aimé qu’on l’assimile au baron de Charlus, etc. Même topo pour le romancier Bergotte, qui au moins cinq ou six modèles, et jusqu’à la grand-mère du Narrateur, à laquelle Proust à donné des traits de sa propre mère. Bref, comme le relève Bernard de Fallois, grand proustien disparu en janvier dernier, dans sa magistrale Introduction à la Recherche du temps perdu qui vient de paraître, les plus de 2000 personnages des plus de 3000 pages de la Recherche ne sont pas «à clefs» mais «à lois», en cela que leur vérité découle de vérités humaines plus générales que chez un seul individu, obéissant aux lois du plus vieux sentiment humain qu’est l’amour, et à ses corollaires de désir ou de jalousie, aux lois du milieu social ou de l’époque, de la psychologie ou de la physiologie, etc.
    Moi l’autre : - Tous sont donc «inventés». Aucun nom « réel » n’est cité genre name-dropping à la Houellebecq…
    Moi l’un : - À l’exception d’un couple, dont le Narrateur cite avec émotion le nom de Larivière dans un passage de la Recherche évoquant les malheurs de la guerre et la droiture particulière de certains humbles Français. Et pour le name-dropping, le Narrateur cite par leur nom un tas de célébrités de l’époque, qui ne sont pas des personnages du roman mais «font l’actualité », à commencer par Alfred Dreyfus – et Zola !
    Moi l’autre : - Mais pourquoi transformer un jeune homme aimé en jeune fille en fleurs ? Par crainte du qu’en dira-t-on ?
    Moi l’un : - Pas du tout, et là-dessus Bernard de Fallois est plus clair et direct que de nombreux commentateurs qui ont confondu l’Auteur et son Narrateur. Celui-ci, contrairement à son «père» littéraire, aime les femmes, alors que Proust n’a jamais caché son homosexualité, ni ne s’en est prévalu comme d’une qualité spéciale. Ce décalage, par le truchement de son Narrateur, lui permet d’ailleurs de développer une veine comique trop souvent négligée, qui fait de tous ses personnages de tous les sexes une comédie humaine à la fois plus noire et drolatique que celle de Balzac.
    Moi l’autre : Même chose avec les Juifs !
    Moi l’un : Exact. Proust, homosexuel et plus que demi-juif par sa mère, parle des Juifs, dans le roman, avec une distance qu’on lui a également reproché. Tu te rappelles les railleries du grand-père du Narrateur à propos de son jeune ami Bloch ! Or Proust ne «dénonce» jamais ses personnages. On peut y voir de l’ambigüité, comme chez Shakespeare avec Shylock, mais on peut aussi rappeler la phrase de Tchékhov sur les voleurs de chevaux, qui disait que lorsqu’un écrivain décrit des voleurs de chevaux, rien ne l’oblige à ajouter, comme au catéchisme, qu’il est mal de voler des chevaux...
    Moi l’autre : - Bernard de Fallois souligne aussi la qualité poétique et «musicale» inouïe de la Recherche, mais également sa façon de laisser leur liberté à tous ses personnages, jusqu’aux plus abjects en apparence, tels le maquereau Jupien ou le gigolo Morel, Odette la bécasse ou la fille perverse du musicien Vinteuil..
    Moi l’un : - Il a le grand mérite aussi de montrer comment le Temps lui-même, à savoir l’expérience, l’amour fou et la jalousie, la maladie, la mort de ses parents et de sa grand-mère, l’injustice faite à Dreyfus et la guerre, le snobisme mondain et le rejet croissant des artifices sociaux, enfin l’extraordinaire volonté de ce doux despote malingre et tousseux, dans ses murs doublés de liège et sous ses monceaux de lainages, ont contribué à l’écriture de ces «Mille et une nuits» dont les seules clefs sont d’un palais imaginaire…
    Bernard de Fallois. Introduction à la Recherche du temps perdu. Editions de Fallois, 316p.
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  • Ceux qui ne parlent que de ça

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    Celui qui se sent tout minaret quand il voit une figue ou une moule / Celle qui sublime ses érections mentales / Ceux qui en font des colloques humides / Celui qui a fait du scrabble avec le docteur Lacan ce type qui gagnait à être connu / Celle qui se faisait passer pour Duras le bourreau des cœurs de camionneurs / Ceux qui font leur coming out en plein harem / Celui qui le fait trois fois en une et s’en vante au tea-room des veuves en recherche / Celle qui s’est fait un sosie de Paulo Coelho par ailleurs invité d’un clone de Laurent Ruquier / Ceux qui font dans le faux authentique genre Rembrandt en 3D / Celui qui répand des bruits de chiottes via Radio-couloir / Celle qui dit baise-moi au telévangéliste à pommettes fardées / Ceux qui ont vu passer Tariq Ramadan sur une lambretta empruntée à une bisexuelle mal vue des laïcs de droite / Celui qui propose à ses maîtresses ni de gauche ni de droite de mettre tout à plat / Celle qui en a là-dedans et dehors je te dis pas / Ceux qui ne savent pas où ils se sont rencontrés vu qu’il n’y étaient pas sans en en être sûrs / Celui qui dans les parties carrées ne cesse de tourner en rond / Celle qui dit toujours ça je n’avale pas en invoquant son droit à la différence et le respect des minorités sceptiques / Ceux qui ont vu le Seigneur au coin d’une colonne de Notre-Dame et en ont tiré la doctrine de la colonne à coins / Celui qui se dit pratiquant sans être croyant vu que ça ne mange pas de pain / Celle qui a fait le chemin de croix sur les genoux et le reste en apnée / Ceux qui en prennent leur parti sans laisser l’adresse, etc.

  • Enfantés par la tempête

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    Le roman de Roberto Saviano, «Piranhas», nous plonge dans l’univers des baby-gangs napolitains qui en remontrent aux pires mafieux. Des ados retombés dans la barbarie de «Sa majesté de mouches», roman anglais de William Golding et film de Peter Brook datant du début des années 60, aux «tueurs nés» italiens, la régression semble cependant contaminer jusqu’à la «dénonciation» du phénomène...
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    Depuis la parution, en 2006, de Gomorra, dans l’empire de la Camorra, récit-reportage très documenté sur les méfaits de la mafia napolitaine, le nom du journaliste d’investigation Roberto Saviano a fait le tour du monde, partageant désormais le sort d’un Salman Rushdie puisque lui aussi a été condamné à mort, non par des fanatiques religieux mais par les parrains dont il a livré les noms et décrit les crimes par le détail, révélés à plus d’un million de lecteurs avant la transposition du livre en série télévisée.
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    La série Gomorra, devenue elle aussi «culte», a provoqué, plus que le récit, une controverse mettant en cause l’image «négative» réfractée par ce microcosme criminel au dam de l’«Italie de rêve» des dépliants touristiques — argument, notamment de Silvio Berlusconi —, et l’influence délétère de son contenu sur la belle jeunesse italienne, notamment dans l’épisode ultra-violent intitulé Tueurs nés en écho à un film non moins controversé d’Oliver Stone, mais impliquant cette fois des adolescents et des enfants regroupés en gangs.
    Malgré le «contrat» pesant sur lui et fort du soutien de certains intellectuels italiens de premier plan, dont un Umberto Eco, Roberto Saviano, toujours sous protection policière rapprochée, n’a pas cessé de défendre ce qu’il estime un combat pour la défense de la civilisation, à l’écart de la politique politicienne mais au cœur des questions qui déchirent l’Italie actuelle, poursuivant son enquête sur les réseaux mondiaux de la drogue (Extra-pure: voyage dans l’économie de la cocaïne) et prenant position contre la politique migratoire de Matteo Salvini, lequel a menacé récemment de supprimer sa protection policière… Et voici que Saviano «passe au roman» en reprenant la thématique des «tueurs nés» dont les nouveaux parrains ont moins de vingt ans…
     
    Un effet de loupe superficiel
    Or le roman Piranhas ajoute-t-il quelque chose de nouveau voire de décisif à l’observation déjà faite par Roberto Savinio sur les tribus ensauvagées des «baby-gangs»? Tel n’est pas mon avis, en dépit de ce qu’on pourrait dire les «arrêts sur images» du roman, qui frappent le lecteur d’une façon plus «intime» que dans le reportage ou sur l’écran, avec l’effet grossissant, et affectivement plus prenant, de la fiction qui s’efforce de dépasser la réalité par le truchement de ses personnages et son alternance d’action et de recul voulu «poétique».
    Trois images fortes marquent, entre autres, la folle course au pouvoir du jeune protagoniste de Piranhas, Nicolas Fiorillo dit Maharaja (du nom d’une boîte très encanaillée du Pausillipe), relevant de la «scène à faire» incontournable pour les faiseurs de romans: la première est le «massacre» symbolique d’un gosse au prénom de Renatino qui a eu le front regarder un peu trop son aîné («Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction…» et, pire: de «liker» la copine du chef sur son smartphone de manière trop harcelante au jugé de Nicolas, qui lui chie à la face [au sens propre, si l’on ose dire] au milieu de ses lascars déchaînés.
    La deuxième est celle de Nicolas cherchant l’adoubement d’un vieux parrain qui lui impose, pour l’humilier, de négocier entièrement nu, sans empêcher pour autant le défi teigneux du baby-gangster; et la troisième image — scène finale pour ainsi dire «faite pour le cinéma», comme les deux précédentes — est celle de l’enterrement de tournure très traditionnelle du frère de Nicolas que celui-ci a envoyé se faire tuer en lui ordonnant de flinguer un ami proche - tel étant le cercle infernal des relations mimétiques liant entre eux ces petites crevices imitant leurs aînés comme les jeunes djihadistes le font des leurs...
    Or le roman, diablement bien ficelé, question technique narrative — comme le sont d’innombrables romans à succès actuels plus ou moins violents, et autant de séries cumulant les talents de superpros avérés —, et certes très efficace, me semble relever finalement, par rapport à l’art romanesque, du sous-produit désormais dominant, saturé de stéréotypes récurrents et sans supplément d’âme ou de style personnel…
     
    Vieille baderne qui parle d’Art!
    Ah mais tu oses parler d’Art, et avec majuscule, vieux chnoque? Mais tu ne crois pas que tu retardes? Et comment que je retarde! Au point que je vais te remonter la pendule de sept siècles jusqu’à celui de la Commedia de Dante [renommée Divine comédie par le compère Boccace] qui, de l’Enfer où grouillent les pires crapules politiques ou ecclésiastiques — à côté desquelles les Berlusconi et autres Trump font figure de démons de seconde zone — tire une fresque à la fois effrayante et fabuleuse de paradoxale beauté, qui vous prend aux tripes, au cœur et au plus fin de la corde sensible.
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    Or voyez les sous-produits de ladite Commedia en ses multiples adaptations «populaires», de vidéos gore en bandes dessinées à bulles «dantesques», et vous distinguerez mieux ce qui relève de ce truc-machin qu’on appelle la poésie depuis la nuit des temps et de ce qui n’en est que la contrefaçon d’habile fabrication usinée.
     
    Une île mythique du roman et du 7e art
    Un exemple plus proche [à peine le battement de cil d’un demi-siècle...] me semble aussi probant que celui de La Divine Comédie de ce vieux réac hypercatho de Dante, et c’est celui du magnifique roman de William Golding, Sa majesté des mouches, adapté au cinéma par le grand metteur en scène Peter Brook, spécialiste de Shakespeare et auteur d’un merveilleux essai sur celui-ci intitulé La Qualité du pardon.
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    Du pardon chez les piranhas? Pas plus que de vrai tragique ou de comique non plus! Question de degree, pour parler la langue du good Will: question de degré dans l’échelle du verbe et de l’émotion; question de hiérarchie qui met, après le roman à valeur de fable, les images cinématographiques des gamins de l’île au sommet de l’expressionnisme tragique, quand la petite bande régresse dans la barbarie d’un culte primitif [la fameuse tête de porc sauvage adorée par la tribu peinturlurée et gesticulante] et se retourne contre celui qui lui résiste au nom de la dignité humaine avant de sacrifier l’innocent.arton1386.jpg
     
     
     
    On sait la vertu purificatrice de la tragédie antique: cela s’appelle la catharsis et cela aussi distingue le pouvoir réel de l’Art avec majuscule — dont les lois n’ont rien à voir avec celles du marché —, des sous-produits dont celui-ci se gave, comme de chair tendre les terribles piranhas...

  • Contemplation et fulgurance

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    Contemplation et fulgurance

    Joseph Czapski, peintre de la condition humaine.

     

    Cela tient du miracle : chaque fois c’est un émerveillement que de découvrir les œuvres nouvelles de Joseph Czapski. Alors que tant d’artistes au goût du jour se bornent à répéter tout ce qui été dit dans les premières décennies de notre siècle par l’avant-garde, Joseph Czapski poursuit, à l’écart des modes mais non sans s’inscrire dans la double filiation de la peinture-peinture et de l'expressionnisme tragique (de Cézanne à Nicolas de Staël, Pierre Bonnard Van Gogh, Soutine ou Louis Soutter) son œuvre qu’orientent la fois l’intelligence d’un homme de vaste culture et la sensibilité à vif d’un témoin de toutes les souffrances de notre temps.

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    Or, ce qui est particulièrement bouleversant chez le grand artiste polonais, qui touche à l’extrémité de ses forces physiques et que menace la cécité complète, c’est que ses dernières toiles parviennent à la synthèse des deux tendances qu’il s’est longtemps acharné à concilier, de la construction analytique et du saut dans le vide, de la lutte patiente avec la matière et du geste impulsif, de la contemplation et de la fulgurance.

     

    L’ultime pointe

    En découvrant la série de natures mortes que Czapski a littéralement jetées sur la toile à la fin de l’an dernier, nous pensons à ce peintre taoïste qui, après avoir médité de longues années sans toucher un pinceau,réalisa son chef-d’œuvre en un tournemain, ou encore à tous ces artistes se résumant soudain à la fine pointe de leur art, forts du savoir de toute une vie mais touchant finalement l’essentiel en quelques traits et quelques touches de couleur.

     

    Devant le merveilleux Mimosa, c’est le bonheur du Matisse le plus épuré que nous retrouvons sous la forme d’un poème visuel. Avec le Vase blanc évoquant une manière d’icône profane, on se rappelle la quête ascétique d’un Giacometti visant à restituer la mystérieuse essence des objets ou des visages. Plus incroyable encore d’audace elliptique, Fruit jaune et vase blanc pourrait être proposé, aux jeunes peintres d’aujourd’hui cherchant à renouer avec la représentation, comme un manifeste de liberté et d’équilibre.

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    Enfin, la Grande nature morte aux vases éclate comme un hymne la joie dont la lumière irradie l’harmonie atteinte.

    Le regard de Czapski, c’est évidemment l’œil d’un peintre, et qui pense en formes et en couleurs, en luttant chaque instant contre le déjà-vu. Mais si l’artiste a réagi dès ses jeunes années contre l’académisme de ses aînés (à commencer par le naturalisme historique régnant au début du siècle en Pologne) et s’est confronté par la suite à tous les problèmes picturaux de notre époque (de la couleur pour la couleur chère aux impressionnistes, aux images racontées de l’expressionnisme ou à l’abstraction désincarnée, constituant autant de solutions intégrer puis dépasser), son regard est aussi celui d’un homme que son destin a immergé dans la tragédie contemporaine et qui n’a cessé depuis lors d’interroger la condition humaine, la solitude de l’individu et la déréliction de l’espèce.

    Voir vrai

    La peinture de Joseph Czapski, par ses visions, réveille et rafraîchit tout coup notre propre regard sur le monde. Voyez cette grande toile datant de 1969 et intitulée Le ventilateur dans un soubassement de grande ville, entre deux pans jaune sale encadrant, comme un rideau de théâtre, le fond noir suie d’une muraille nue : c’est le double événement d’un choc pictural, avec l’immense poussée rouge sang d’un tuyau de ventilateur, et d’une présence énigmatique que fait peser cet ouvrier demi-caché dans sa coulée de noir Goya.

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    Ou c’est cette autre présence lancinante du Jeune homme au Louvre, perdu dans ses pensées comme le sont tous les personnages de Czapski, et qui semble flotter dans une grisaille nimbée de jaune-orange et parcourue de grands traits noirs donnant sa formidable assise à la construction du tableau. Ou, enfin, c’est la monumentale Vieille dame dont la chair croulante paraît comme écrasée par l’atmosphère feutrée de quelque salle d’attente officielle, tandis que les chevrons obsédants du plan- cher tanguent follement sous ses pauvres jambes bandées. À l’opposé d’un misérabilisme de convention, Joseph Czapski nous révèle ainsi tout ce que nos yeux aux paupières trop lourdes ne voient plus, par habitude, ou esquivent, par lâcheté. La vie est là, simple et terrible, nous dit et nous répète Czapski, et ce n’est qu’au prix d’une incessante quête de vérité que nous pourrons en déceler la profonde beauté.

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    Témoin de notre siècle

     

    Czapski36.jpgPlus âgé que notre siècle (il est né Prague en 1896 de parents Polonais), Joseph Czapski, après ses écoles accomplies à Saint-Pétersbourg, où il assista aux débuts de la révolution bolchévique, entreprit des études à l’Académie des beaux- arts de Cracovie. Chef de file du mouvement des kapistes, il passa quelques années à Paris dans les années vingt, avant de retourner en Pologne pour défendre sa conception de la «peinture-peinture », fortement influencée par Bonnard et les fauves notamment. Fait prisonnier par les Soviétiques au début de la Deuxième Guerre mondiale, il échappa par miracle au massacre de Katyn et fut chargé de retrouver, en Union soviétique, les 15 900 soldats polonais disparus. Dans son livre intitulé Terre inhumaine, Joseph Czapski relate les détails de cettmission et l’épopée de l’ armée Anders, rassemblant militaires et civils, avec laquelle il traversa l’URSS, l’Irak et l’Egypte, jusqu’à la bataille du Monte Cassino où les patriotes polonais devaient apprendre l’abandon de leur pays par les Alliés.1596689695.jpg

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    En exil à Paris depuis 1945, Joseph Czapski fut l’un des animateurs principaux de la revue Kultura, dont le rôle fut essentiel pour les Polonais. Ajoutons qu’une monographie a été consacrée Joseph Czapski par Muriel Wer- ner-Gagnebin et que le peintre est lui-même l’auteur d’un remarquable recueil d’essais sur la peinture, paru en français sous le titre de L’œil ». Tous les ouvrages cités ci-dessus sont disponibles aux Editions L’Age d’Homme.

     

    (Tribune - Le Matin, 2 avril 1986)

     

  • Ce jour-là...

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    Ce dimanche 4 novembre 2018.– On me dira que c’est par hasard, mais pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie de ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…

     

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  • Ceux qui vivent dangereusement

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    Celui qui prétend qu’il a mis sa peau sur la table dans son roman à succès éventuel intitulé Mon corps mis à nu / Celle qui affirme qu’elle est devant la page blanche comme l’enfant en chemise de nuit devant le rhino féroce / Ceux qui vont en Malaisie par EasyJet comme Joseph Kessel à la chasse aux pygmées / Celui qui fronce les sourcils devant son miroir avant de lui lancer: à nous deux Superman / Celle qui a osé le rimmel noir à coulures vertes / Ceux qui se retrouvent au lounge des étonnants voyageurs subventionnés par Hermès / Celui qui raconte sa guerre d’Algérie aux scouts alsaciens impatients d’en découdre avec les bicots de la zone industrielle de Strasbourg et environs / Celle qui se donnerait à Nick Cave s’il le lui demandait le couteau sous la gorge avec son sourire inquiétant style Snake / Ceux qui caillassent par erreur la vitrine de la fleuriste voisine de la charcuterie du quartier sensible / Celui qui a mis la banlieue dans son récit de vie que vont s’arracher les filles qui ne savent que faire de leur argent de poche / Celle qui met carrément une claque à sa mère qui lui dit que le djihadiste de ses rêves sent mauvais de la bouche / Ceux qui se retrouvent dans la cave de la villa parentale Sweet Home pour fomenter un complot contre le capitalisme sauvage / Celui qui lit du Christine Angot pour défier sa mère prof de lettres qui ne jure que par Annie Ernaux / Celle qui découvre Venise du septième étage de la ville flottante MSC Preziosa mouillant dans la lagune et note dans son carnet électronique que la Sérénissime ne fait plus rêver / Ceux qui se font un selfie avec le mendiant de la Salute sans se douter qu’il crèche au Danieli / Celui qui a fait la steppe sur les traces de Sylvain Tesson auquel il a envoyé des images sur Facebook restées sans réponse - ce qui lui fait dire que ce prétendu baroudeur n’assume pas / Celle qui assume sa réputation de fille de feu du lycée André Maurois / Ceux qui ont remonté l’Orénoque au temps où il y avait encore des Indiennes qui s’y baignaient en pagne / Celui qui estime que voyager autour de sa chambre est une façon de manifester sa différence dans un monde uniformisé à outrance et perdant ses repères genre la croisière s’amuse / Celle qui recommande les îles Lofoten à sa coiffeuse Rita qui lui fait une coupe à la Björk / Ceux qui ne sont jamais arrivés aux Maldives hélas englouties entre-temps par la montée des eaux d’ailleurs annoncées même par les Verts libéraux, etc.

  • Schumacher vous connaissez ?

    Nous avons tous un Schumacher dans nos romans de famille...
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    Pour son premier livre, Romain Buffat combine la magie de la fiction et la grâce d’un style dans l’évocation d’un personnage restituant toute une époque, avec les ingrédients romantiques (ivresse et larmes) d’un premier chagrin d’amour. Ce petit roman l’installe, sans fracas, au premier rang des nouveaux auteurs de nos contrées.
     
    Si vous en avez soupé des secrets de famille romancés, que les récits de vie de Madame et Monsieur Tout-le-monde vous ennuient la plupart du temps, et que les théories littéraires prônant le « retour au réel » vous bassinent tout autant, du moins lirez-vous Schumacher avec le plaisir, nimbé d’émotion, que procurent les vraies découvertes. De fait, le premier roman de Romain Buffat a beau tenir du roman familial et du récit en prise directe avec la plus humble réalité et de ce que Pierre Michon, d’ailleurs cité en exergue, appelait les « vies minuscules », il n’en est pas moins unique par son ton et sa découpe narrative. C’est d’autant plus remarquable que le canevas de l’histoire de John Schumacher n’a rien de particulièrement original, qui pourrait alimenter la story d’un roman-photos des années 50. Un beau militaire américain, sergent dans une base française de l’OTAN – plus précisément à Evreux, dans un paysage normand vert « presque belge » - tombe amoureux d’une jolie serveuse blonde. Romantique en son début, l’idylle résiste même au frein d’une mère rabat-joie, et l’avenir semble acquis aux tourtereaux jusqu’au déplacement du soldat sur une autre base, d’où il oubliera celle qu’il appelait «ma biche» en l’abreuvant de promesses, pour lui laisser un enfant en souvenir de leur dernière « étreinte »...
     
    Or Schumacher vaut bien mieux qu’un feuilleton à deux balles du genre du magazine Nous deux qui faisait vibrer les petits cœurs de nos grandes sœurs : c’est un roman de pure sensibilité et d’observation surfine qui rappelle un peu l’empathie filtrant dans les nouvelles d’une Alice Munro, avec ce même art discret qu’on trouve chez un Raymond Carver ou chez un John Cheever – trois orfèvres de la nouvelle américaine dans le sillage doux-acide des récits du Russe Tchékhov. Cependant je m’en voudrais d’écraser le jeune auteur sous de telles comparaisons : c’est juste pour le situer dans une famille sensible dont la tendresse compense l’acuité du regard…
    Romain Buffat.
     
    Sur quoi, avant d’en finir avec les « références » littéraires un peu lourdes et disproportionnées, s’agissant d’un auteur de moins de trente ans à ses débuts, je citerai pourtant, encore, le fameux Paludes d’André Gide, réalisant le défi de décrire un roman en train de se faire, à propos de presque rien. Le procédé fera des petits, et Romain Buffat n’en est pas loin dès la première page de Schumacher, dont il dit qu’on ne sait à peu près rien du protagoniste, sauf que son nom pourrait nourrir un mythe, et c’est parti pour une spéculation sur une histoire possible liant ledit Schumacher à l’aïeule maternelle du narrateur, prénom Colette. Ce que je vous raconte est du domaine de la fiction, mais peut-être pas tout à fait, allez savoir…
    Quand Schumacher ressuscite d’entre les ombres…
    Je ne sais pas vous, mais nous avons eu, nous aussi, notre Schumacher. Le lascar, sûrement beau comme un dieu, mais plus accessible malgré sa soutane, était un abbé toscan débarqué dans un village du haut-Valais où il fut plus que sensible aux charmes de notre trisaïeule, céda à celle-ci (ah ces tentatrices !) et la poussa, sonaffairefaite, à quitter ces lieux (de gré ou de force) pour trouver un refuge dans les bras d’un brave menuisier lucernois d’accord de reconnaître « l’enfant du péché ». Possible roman là aussi, dans lequel je crois déceler la source de ma passion pour les hautes terres de Toscane, mais trop tard pour se coller à cette peut-être belle ou peut-être triste histoire, chi lo sa ?
    Mais qui était donc Schumacher ? Un mâle typiquement lâche comme tant de pères en fuite pour toujours après le spasme d’une nuit ? Et le roman de Romain Buffat ? Une dénonciation de plus, genre «balance son porc !», pour compatir au blues d’une aïeule blousée ? Cela sans doute en filigrane, mais bien plus subtil et compliqué que ça : le mélange de ce qu’on dit les «erreurs de jeunesse» et de ce qu’elles eurent de si bon sur leur petit nuage, le méli-mélo des petites intrigues amoureuses sur fond de grande Histoire, entre guerres et après-guerres, les espérances aussi candides que les déconvenues seraient cuisantes, ainsi de suite.
    Schumacher, c’est l’intrusion du romanesque dans nos vies minuscules, aussi légitime en somme que le rêve d’un jeune fils de brasseur issu de l’immigration allemande de devenir poète ou aventurier avant de parcourir le monde dans l’uniforme de la U.S Air Force à la même époque qu’Elvis, et pas plus incongru que le rêve d’une jeune fille pressée de quitter la serre tiède de sa famille et de convoler avec le héros qu’elle croyait l’homme de sa vie.
    Vous avez tous, dans vos romans de famille, un Schumacher ou une Colette, une Pierrette (la mère rabat-joie de celle-ci) ou un Griffin (le jeune compère envieux et peu flamboyant de Schumacher, qui reconnaîtra l’enfant après la défection du pseudo-héros), des oncles à la Cendrars revenus des States (l’un des nôtres, chercheur d’or au début du XXe siècle, a fini contrôleur sur les bateaux à roues du lac des Quatre-Cantons), ou des voyageuses à la Lina Bögli parties aux quatre vents - et l’une des vertus de la lecture du roman Schumacherest alors de nous en rappeler les innombrables menées avérées «au niveau du réel» entre souvenirs rapportés plus ou moins légendaires, documents photographiques ou carnets intimes, témoignages de première ou seconde main dont on imagine que Romain Buffat s’est servi lui aussi pour reconstruire, à partir de presque rien, les personnages de Schumacher et de sa «biche», au premier rang, et toutes les figures du deuxième ou du troisième plan - tous finement silhouettés et bien vivants par la vertu d’une écriture à la fois elliptique et très précise.
    Parlant de Charles-Albert Cingria après la mort de celui-ci, Jean Paulhan remarquait que son ami disait « il pleut » comme personne. Or parlant de la pluie sur Evreux, Romain Buffat écrit qu’elle « fut passagère, irlandaise ». Et telle est son écriture : fluide, rapide, limpide, comme est clair et précis, vif et surprenant, le montage des plans et séquence de son « film ».
    La littérature est une vitesse, disait un jour je ne sais plus qui, et la poésie consiste à trouver un mot pour un autre, sans que cela fasse trop recherche ; enfin le style est la signature par excellence d’une personne, et si ladite personne a la papatted’un véritable écrivain, son style le prouvera, etc.
    Il y a de l’enquête et de la ballade « bêtement nostalgique », du cadeau d’un fils à sa mère et offrande à toutes nos mémoires dans le petit livre de Romain Buffat, qui échappe autant au sociologisme et au psychologisme, pire: au langage standard des séries télé (pas toutes !) et des romans à sujets « sociétaux » au goût du jour
    La grand-mère du narrateur (Colette) et la fille de celle-ci (la mère du narrateur) sont-elles vraiment retournées sur les traces de Schumacher pour en avoir « en réalité », le cœur net ? C’est probable mais pas certain. Une lecture « au niveau du réel », prosaïque ou moralisante n’est pas souhaitable en l’occurrence, ou alors c’en serait fait de la littérature qui fait réapparaître en lumière ce qui, sans elle, aurait disparu dans les ombres…
     
     
    Romain Buffat. Schumacher. éditions d’autrepart, 105p.

     

  • On achève bien les cadavres

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    La récente interdiction, à Lausanne, d’une exposition de cadavres plastinés, devrait relancer, plus encore qu’un débat juridique ou moral sans doute nécessaire : une réflexion sur notre façon de vivre la mort, d’honorer les défunts et, en art, de la représenter comme elle le fut à travers les siècles. De Philippe Ariès à Jean-François Braunstein, le thème a nourri les réflexions les mieux fondées. Mais au fait : à quel prix vendriez-vous les corps de vos parents ou de vos enfants défunts ?
    Ils ont osé! Nos politiciens et nos juges ont osé braver le défi du sieur Hubert Huppertz, organisateur allemand de la tournée internationale de «Bodies Exhibition», invoquant la Loi après la première interdiction des autorités lausannoises, avant l’arrêt du tribunal. Aber was? Un gouvernement qui fait fi du Droit! Et l’impresario des cadavres de recourir avec véhémence, pour ne pas dire avec arrogance, comme on l’a vu dans nos médias, avant de tomber sur un os!
    On aura remarqué qu’à l’origine de cette double décision d’interdire, à Lausanne, la présentation de «Bodies Exhibition», l’intervention d’ACAT-Suisse (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture et de la peine de mort) a joué un rôle initial décisif, l’association en question réagissant au fait qu’un lourd soupçon pesait sur la provenance des cadavres supposés de condamnés à mort vendus par une firme chinoise à de telles fins. À quoi le sieur Huppertz aura rétorqué que non: que «ses» cadavres n’étaient «que» les corps de volontaires américains, etc.
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    Mais que cela changeait-il donc au fond de la question? Et n’y avait-il pas autant d’obscénité, de la part de tel avocat ou de tel procureur adjoint se tortillant sur la question de la «commission d’un infraction pénale», que de celle du showman teuton promenant ses pauvres dépouilles en se réclamant du Droit? Comme si celui-ci n’avait qu’une voix!
    Eh bien non: même si la disposition de sa propre dépouille est un droit fondamental reconnu en Suisse, son utilisation reste soumise à des règles dont toutes ne sont pas écrites mais qui ressortissent à la dignité humaine, même au dam des dernières volontés du macchabée.
    Si vous imposez ainsi, à votre conjoint (e) ou à vos enfants, de présenter votre cadavre dûment naturalisé – comme celui du renard de votre oncle chasseur toujours livré aux mites sur le buffet de sa veuve –, dans son jardin privatif ou au Café des amis où il avait ses habitudes, vous risquez aussi bien de vous heurter à des mesures peut-être un peu floues mais néanmoins soumises à la loi.
    Ceci pour situer la question d’une façon immédiatement accordée à la sensibilité humaine de chacune et chacun, avant même d’entrer dans le détail des raisons ou alibis «médicaux» ou «artistiques» avancés par le sieur Huppertz après les arguments déjà développés en long et en large par Gustav von Hagens, autre tour operator allemand spécialisé dans le même genre de «spectacles» depuis des années et qui fit mousser une polémique genevoise, l’an dernier, à propos de son show à lui, intitulé «Body Worlds» – pour d’autres détails, l’aimable lectrice et le lecteur curieux trouveront leur content sur la Toile, car j’aimerais en faire pour ma part une chose toute personnelle, convaincu que je suis que cette sinistre mascarade est notre affaire à tous….
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    Quand mon ami Richard dessinait d’après nature à la morgue…
    Il y a de ça bien des années, mon ami Richard Aeschlimann, artiste et écrivain, éprouva le besoin de dessiner des morts «sur le motif», à quoi il s’employa quelque temps avec les autorisations obtenues. Les dessins à la plume qu’il a réalisés ne faisaient que prolonger un regard «panique» qu’il portait alors sur le monde, sans trace de voyeurisme malsain.
    Or m’évoquant récemment cette expérience, interrompue sous le poids d’éléments extérieurs (des parents du mort se pointant à la morgue pendant qu’il dessinait «leur» défunt», ou tel autre cadavre devant être lavé avant une autopsie, etc.), il m’a dit son trouble au moment de lever un drap, sa gêne devant le mort qui restait sous ses yeux plus qu’un objet de nature morte (!) avec toute son «histoire», et jamais ensuite, que je sache, il ne s’est servi des quelques dessins réalisés en thématisant une exposition à partir de là.
    Sur quoi cet exemple me renvoie à un geste personnel, à la toute fin de la vie de ma bien chère tante B. dont j’étais resté proche des années durant, et que je pris en photo alors qu’elle était déjà inconsciente, agonisant dans la petite pension lucernoise où je lui rendais visite chaque mois, peu de jours avant sa mort.
    Plus banal que ce récit tu meurs (!) et pourtant comment expliquer, que jamais tu ne te serais permis de te servir de cette image privée non transposée sans trahir votre relation ? Quant à l’idée de «plastiner» cette bonne personne dont l’humour était pourtant l’une des plus belles qualités, non mais! Ou commercialiser cette photo «volée» pour en faire un poster? Mais quelle horreur!
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    Du Josephinum au Christ de Holbein, via momies et reliques…
    Mais quelle horreur, précisément ? Vous qui avez visité le fameux Josephinum de Vienne et sa fantastique collections de corps écorchés bel et bien destinée, initialement, à l’enseignement médical, pourquoi vous offusquer de l’exposition de cadavres plastinés, alors que l'institution en question reste une attraction touristique au même titre que le Musée Fragonard, autre haut-lieu du genre également célèbre pour ses «naturalisations» de cadavres humains ou animaux, qui fait référence nationale en France civilisée ?
    Quelle différence entre ce cher Fragonard qui vendait ses pièces de collection aux esthètes de l’aristocratie, et le commerce des sieurs Huppertz et Von Hagens? Et toutes les cultures humaines n’ont-elles pas multiplié les représentations de la mort, à valeur ou non d’exorcismes?
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    Et l’art occidental, des danses macabres du Moyen Age au cadavre du Christ «immortalisé» par Holbein le Jeune – toujours visible au musée de Bâle –, n’a-t-il pas nourri la même curiosité fébrile que celle des millions de visiteurs de «Body Worlds» ou de « Bodies Exhibition»? N’y avait-il pas, chez Fragonard comme chez les deux Allemands, le même mélange des genres douteux entre médecine, art et business? Et la saga des momies pillées? Et le commerce des reliques de la Sainte Église? Pourquoi, devant la châsse de sainte Marguerite, présentant le cadavre (à vrai dire improbable) de la bienheureuse dans la basilique de Cortone (Toscane), ne suis-je pas choqué comme je le suis devant un groupe de cadavres (chinois ou américains, quelle importance?) jouant aux cartes ou singeant la copulation dans le cadre d’un show commercial? Pourquoi les écorchés du Josephinum ou du musée Fragonard me semblent-ils bel et bien ressortir à une forme d’art, alors que la démarche des sieurs Von Hagens et Huppertz m’apparaît comme le pur produit du putanat pseudo-artistique des temps qui courent?
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    La réponse à de telles questions échappe, me semble-t-il, à toute référence «légale», autant peut-être qu’à la «morale» conventionnelle qui s’accommode, dans le monde actuel, d’horreurs bien pires que l’exhibition de cadavres plastinés. Du côté de l’art, pourri par un marché plus obscène que celui des armes en cela qu’il arbore le masque de la Joconde pour faire pisser le dollar et le dinar, rien de neuf à vrai dire en dépit de l’obsession de la nouveauté justifiant tout et n’importe quoi. De l’ «artiste» se charcutant mortellement la verge en public à l’abject Jeff Koons moulant la sienne en polymère pour la vendre à grand prix aux gogos, en passant par les fantaisies multiples du Body Art et les auto-mutilations d’une Marina Abramovic, on aura déjà tout vu, à quoi les expositions de macchabs plastinés n’ajoutent rien de plus scandaleux, mais le dégoût de ceux pour qui l’art n’est pas n’importe quoi reste le même.
     
    Ma mort, ta mort, notre mort, etc.
    Du côté de la «réalité», d’où proviennent bel et bien les cadavres exposés pour de l’argent, c’est une histoire non moins triste et répugnante, dont l’hypocrisie des arguments de ceux qui les exhibent comme des pantins pornos atteint le tréfonds.
    Dans un livre qui a fait date, L’homme devant la mort, l’historien Philippe Ariès a montré comment, en Occident, la perception de la mort, jadis considérée comme un phénomène naturel, a changé au point de devenir un objet de scandale, de plus en plus «évacué» du discours commun, voire occulté. Or un argument de Gustav von Hagens était, précisément, de faire «parler de la mort» en la banalisant, tout en donnant à ses cadavres plastinés un aspect «artistique».
    La bonne blague, alors qu’il s’agissait juste de susciter une curiosité louche mais combien lucrative en multipliant les images kitsch d’une danse des morts de grande surface, tapageuse et vulgaire.
     
    Dans un essai d’une exceptionnelle pertinence, intitulé La philosophie devenue folle, signé Jean-François Braunstein et que j’ai déjà présenté ici, notre rapport avec la mort, avec le corps, avec la décision d’en finir, avec les trafics d’organes, est abordé dans une perspective qui rétablit la légitimité d’un jugement personnel, fondé sur le sens commun plus ou moins séculaire, qui nous dit que tel usage est «humain», et que tel autre ne l’est pas.
    Un autre de nos amis, le peintre merveilleux, doublé d’un délicieux écrivain que fut Thierry Vernet (1927-1993), compagnon de Nicolas Bouvier sur la route et illustrateur de L’Usage du monde, écrivait ceci dans ses carnets inédits: «D’ailleurs c’est bien simple: ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Ce «n’importe quoi» est la négation de l’art, autant qu’il est la négation de l’élémentaire dignité humaine. C’est dans les shows de morts plastinés et la violence politique qu’on empile les cadavres. Ailleurs il y a des êtres humains, ouverts et que nous croyons infinis…
    Philippe Ariès. L’Homme devant la mort. Seuil, 1997.
    Jean-François Braunstein. La Philosophie devenue folle. Grasset, 2018.

  • Ceux qui suivent le mouvement

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    Celui qui dit bonjour à la machine qui l’en a prié personnellement / Celle qui écrit hi-hi pour exprimer son hi-hilarité à la lecture du message hi-hilarant que lui envoie son ami-Facebook tellement sympa à qui elle répète tous les matins coucou / Ceux qui se lancent des coucous par-dessus les murs de l’incommunicabilité dont il est question dans les séminaires de sociologie engagée / Celui qui est ce matin tout joyce comme Ulysse quand il lisait la BD d’Homer le chien / Celle qui trouve Donald Trump à la fois près du peuple et serviable avec ceux qui ont quelque argent / Ceux qui ne manquent pas d’air quoique tutoyant les sommets / Celui qu’on taxe de cadavre ambulant au motif qu’il se traîne d’exposition en exposition / Celle qui est restée coincée dans la file des admiratrices d’elle ne sait quelle star dont elle ignore la préférence sexuelle / Ceux qui avouent franchement leur préférence à la télé qui fait ensuite le nécessaire / Celui qui répète qu’avec toute cette technologie on va dans le mur voire plus / Celle qui se dit Charlie au Charlot de droite qui lui offre de la charlotte aux pommes faite maison / Ceux qui plaignent leurs amis Facebook qui ont perdu qui un chat dans le quartier qui un père a l’étranger / Celui qui pause en badboy des réseaux dont il insulte les usagers s’ils ne le likent pas / Celle qui recommande sa pince à épiler à son cousin salafiste / Ceux qui pratique le salafist fucking avec leurs frères agenouillés / Celui qui se contente de suivre le chemin des étoiles et plus si affinités / Celle qui s’abandonne au mouvement ascendant du plaisir terminé bâton / Ceux qui échappent à la mouvance dominante pour se concentrer sur leurs travaux d’étymologie imaginaire, etc.

  • Ceux qui ont le dernier mot

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    Celui qui soupire en souriant avant d’expirer / Celle qui demande qu’on lui prépare son costume de cygne noir / Ceux qui réclament leur lunettes avant de fermer les yeux / Celui qui se rappelle qu’il était né mortel / Celle qui se réjouit de pouvoir enfin dormir / Ceux qui n’en reviennent pas d’avoir à s’en aller sans ticket de retour / Celui qui s’exclame : « À très vite ! » / Celle qui lance à la dame en noir: « Revenez plus tard je suis occupée » / Ceux qui toujours optimistes répètent que l’avenir est leur affaire / Celui qui jure que mourir sera la dernière chose qu’il fera sur terre / Celle qui est seule à pleurer sa perte / Ceux qui font un dernier tour du jardin en balayant les feuilles mortes / Celui qui n’a pas eu le temps s’ouvrir son parachute doré / Celle qui sortant de l’avion par erreur tombe dans un trou d’air où elle rend son dernier souffle sans commentaire / Ceux qui ont préféré en finir après avoir tué le temps , etc.

  • Devant la porte de fer

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    ...Tu te demandes, devant la porte de fer, où va la poésie, mais tu le sais sans avoir besoin de répondre, ou plutôt elle le sait et répond qu’elle va où “nous rendre habitable l’inhabitable, respirable l’irrespirable”...

    (Image Philip Seelen, à Toronto)

  • Avez-vous lu Fabrice Pataut ?

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    En marge d’une rencontre-lecture à Paris consacrée à son dernier recueil de nouvelles, le 23 octobre prochain au soir, au Café de la Mairie .
     
     
    Un écrivain d’une folle originalité, qu’on pourrait dire un maître de la poésie-fiction, nouvelliste hors pair et romancier des plus singuliers: tel est Fabrice Pataut, philosophe à la ville et conteur insondable sur ses sentes buissonnières. Au fil zigzaguant des 17 nouvelles d’Un jeudi parfait, Fabrice Pataut fait merveille, avec autant de fantaisie cocasse que de gravité sous-jacente, de tâtons oniriques ou de fulgurances lucides à la Nabokov, dans les situations et les climats les plus variés d’apparence, relevant tous cependant du même regard à facettes et fondus en unité par la grâce d’une écriture vibratile.
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    À propos d’Un Jeudi parfait, paru en 2018 chez Pierre-Guillaume de Roux.
    Les lecteurs ignorant encore tout de l’œuvre de Fabrice Pataut, comme c’était mon cas avant que je n’y entre par les 17 portes et les trois fenêtres d’Un Jeudi parfait, trouveront dans ce recueil un concentré représentatif, me semble-t-il – je le dis après avoir lu son recueil précédent, Le Cas Perenfeld, et quatre romans (Aloysius, Tennis , socquettes et abandon, En haut des marches, et Reconquêtes) de la même exceptionnelle qualité - de l’art de cet écrivain hors norme, avec ses thèmes et ses variations, son humour et son extrême sensibilité, son don d’observation sans limites et son imagination narrative sondant volontiers l’insolite voire l’obscur, enfin la plasticité et la grâce d’une écriture à la fois limpide et chatoyante.
    Dès la première page de la première nouvelle d’Un Jeudi parfait, modulant le dialogue d’un criminel pas comme les autres (après avoir tué accidentellement sa mère à l’âge de deux ans, au moyen d’un revolver chargé qui se trouvait prêt à l’usage, il a mis fin aux jours de sa sœur coupable à ses yeux de chercher à l’excuser) et d’une psychiatre impatiente elle aussi de le comprendre – dès ce début apparemment abracadabrant j’’ai été saisi, scotchécomme on dit, intrigué et de plus en plus intéressé, par delà le semblant de paradoxe et le sarcasme, par la justesse du propos sous son dehors extravagant.
    C’est que l’auteur, comme on le vérifie dans ses nouvelles plus étoffées, nous retient immédiatement par le détail ou la tournure verbale inattendue – un peu comme chez un Marcel Aymé – avec un mélange d’ironie et de bonheur d’expression qui en scelle l’originalité.
    Dans Le veau d’or, ensuite, changement total d’ambiance, où l’on voit un brave homme mis à mort à l’instant où il s’est risqué à toucher la clinquante idole, inspirant à son fils de sages conclusions sur ces excès de « tapageuse » crédulité.
    Puis ce sont, avec Trois fenêtres, qu’on ne saurait tout à fait dire une nouvelle, trois regards sur la vie du narrateur confronté à ce qu’on pourrait dire le miroir du Temps – qui joue un rôle crucial dans les « musiques » de Fabrice Pataut, de son enfance à la bascule d’une amitié de jeunesse et des « choix » de sa vie…
    Sur quoi nous voyons Yvonne retrouver son fils Yves pour un dialogue durant depuis trente ans, qu’elle décide tout à coup d’interrompre, dans Un jeudi parfait, pour s’en aller de son côté de la façon que la lectrice et le lecteur découvriront…
    Tout cela ne se raconte d’ailleurs pas comme ça, car l’anecdote ou l’intrigue sont secondaires, même quand l’auteur joue sur la tension et la surprise, comme dans Luxembourg, délicieux portrait de groupe bilingue où l’on voit une demoiselle de dix ans (l’âge de raison comme on sait) imaginer les situations les plus scabreuses impliquant ses proches - ô vilaine Lolita !
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    Comme l’auront constaté les lecteurs de plus longue date des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, ceux-ci et celles-là communiquent parfois ainsi qu’on le découvre dans Qui assassinera Perenfeld ?, plongée dans les embrouilles tragiques de la guerre rappelant les romans de l’auteur serbe Alexandre Tisma, sur un thème déjà traité dans Le cas Perenfeld.
    À cet égard, il vaut la peine, même en cours de lecture, de consulter les dernières pages des recueils de nouvelles de Fabrice Pataut, où celui-ci explique brièvement la genèse de chaque morceau. Ainsi apprend-on par exemple que L’amateur d’oreilles, variation assez sidérante sur le rapport que le narrateur entretient avec ce «réceptacle des confidences» par lequel ses mots vont glisser dans « la femme à l’oreille », a été composée à Minorque et que sa thématique est « à tiroirs »…
    Prodigieusement poreux, et non moins polyphonique, plus encore : synesthésique, l’art du conteur se nourrit de sentiments souvent confus autant que de sensations, achoppant ici (Rêverie à la plage) au « langage » des orteils de telle baigneuse, ou là aux errances nocturnes d’un certain Giacomo Puccini flanqué de son chauffeur en livrée, pour une sorte de tendre hommage dont l’auteur, là encore, explique l’origine en note…
    Lire Fabrice Pataut relève bonnement, pour qui est sensible à sa très pénétrante intelligence et à sa complexion psychologique et affective des plus riches, de l’exploration. D’une nouvelle de ce recueil à l’autre, l’on marivaudera à ski (Promenade sentimentale) l’on s’interrogera sur les relations liant un hippopotame à la révolution cubaine, (Les bonbons cubains) ou l’on se penchera (Narcisse) sur l’eau virginale de la jeunesse se rêvant toute pure, entre autres épisodes, biblique (Les fils de Joseph) ou relevant de la science fiction critique à coloration nippone (Les usines Tobakulari), j’en passe et de quoi remplir (dans le morceau intitulé précisément Remplir) la lectrice et le lecteur d’une foison d’images et d’idées n’excluant pas le simple et radieux bonheur de lire…
    Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Pierre-Guillaume de Roux, 269p. Paris, 2018.
     
    Les Mardis Littéraires de Jean-Lou Guérin
    Présentations, lectures, débats, dédicaces
    Le mardi 23 octobre 2018 à 20h30
    Olivier Amiel présentera le dernier recueil de nouvelles de Fabrice Pataut, et Diego Colin en lira des extraits
    Diego Colin (conservatoire de Boulogne et compagnie Machine théâtre)
    Olivier Amiel (éditeur)
     
    Café de la Mairie, 8, place Saint-Sulpice, 1er étage
    M° Mabillon • Bus 70, 84, 87, 94 • RER Cluny - La Sorbonne

  • Aux lendemains qui chantent

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    Marcher jusqu’au lilas
    deviendra chose incertaine:
    la Chine, ce sera
    dans une vie prochaine.
     
     
    Dans une ville, un peu plus tard,
    un enfant-étincelle
    allumera les feux du soir
    à l’étonnement des échelles.
     
     
    La danse des lanciers
    se pratiquera sur la lande
    tant que les Irlandais
    se saouleront en bandes.
     
     
    Il n’est pas l’heure de s’en aller,
    disait la demoiselle
    au préposé désenchanté
    à la voix de crécelle.
     
     
    Quand la mélancolie viendra
    sur un air de violon,
    dans le silence tu reprendras
    sa très douce chanson.
     
     
    Le lilas passera l’hiver,
    et tu pourras attendre,
    en regardant ton revolver,
    la lumière se fendre.
     
     
    Dans la ville enfin retrouvée,
    tu feras des projets
    de voyage en éternité,
    comme on n’en fit jamais...

  • Les cancrelats et l'enchanteur

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    L’art de lire selon Nabokov fait la pige aux savantasses

     

    Avant le succès mondial de Lolita, l’immense écrivain, durant une vingtaine d’années,  présenta les chefs-d’œuvre de la littérature aux étudiants américains. Avec une générosité et un mépris des conventions peu fréquents chez les spécialistes universitaires. Dont Roberto Bolaño, avec 2666, a dressé quatre portraits carabinés…

     

    Les critiques littéraires de type académique se caractérisent, plus souvent qu’à leur tour, par ces deux affects que sont l’envie et la jalousie, qui les distinguent autant de leurs confrères chroniqueurs exerçant leur métier de passeurs dans les journaux et les revues, que des lecteurs communs même les plus entichés d’écrivains « cultes ».

    Les critiques universitaires exercent le plus souvent en vase clos, ou dans les réseaux multinationaux où ils se mesurent à leurs semblables et rivaux, de colloques en congrès, n’ayant jamais à rendre compte ni au public ni non plus aux auteurs, fussent-ils spécialistes locaux ou mondiaux des œuvres de ceux-ci, à l’égard desquels leur envie et leur jalousie s’exercent le plus directement.

    22_Bolano.jpgUn Livre des critiques en miroir inversé…

     La première partie du monumental roman de l’auteur chilien Roberto Bolano, paru après la mort prématurée de celui-ci sous le titre de 2666, elle-même intitulée Le livre des critiques, nous vaut un portrait de groupe «en situation» de quatre thésards européens également voués à l’étude exclusive d’un des plus grands astres de la galaxie littéraire mondiale en la personne de l’auteur allemand Benno von Archimboldi, aussi célèbre qu’invisible, inaccessible à toute approche médiatique ou «scientifique», comme l’ont été un Henri Michaux, un J.R. Salinger, un Réjean Ducharme ou le toujours vivant Thomas Pynchon.

    Les quatre facultards en question sont Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise, laquelle partagera son cœur et son corps avec les trois autres au titre de « sous-texte » existentiel. 

     Sans être a priori des personnages romanesques plus saillants que la plupart des universitaires bon teint sortis de l’école pour y rentrer peu après sans avoir eu le temps de vivre au grand air, les protagonistes du Livre des critiques sont entraînés, et la lectrice et le lecteur avec eux, dans une équipée qui les conduit, à travers les années et aux quatre coins du monde, de colloques en congrès où ils se mesurent, notamment, à leurs redoutables rivaux allemands sans cesser – c’est l’obsession de tout critique universitaire – de multiplier les publications «scientifiques» qui les feront connaître et reconnaître au-delà des frondaisons de leurs campus.

    Pendant qu’ils s’adonnent à cette nouvelle modulation du tourisme intellectuel, l’écrivain « culte », candidat au Nobel, fuit comme le furet du bois joli jusqu’au jour où, croyant qu’il séjourne au Mexique loin des estrades et des caméras, les quatre critiques y débarquent pour découvrir qu’on y assassine, «au niveau du réel», des centaines de jeunes femmes… 

     À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel «cœur des ténèbres» ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées «purement littéraires». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de «puceaux de la vie», se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais… 

    Non sans humour noir latino, mais dans une langue certes moins raffinée et une moins folle fantaisie imaginative que celle du Nabokov de Pnine, mémorable portrait d’un prof russo-américain s’efforçant de faire connaître le fameux Tolstoïevski à ses étudiants,  Roberto Bolaño capte néanmoins le fondement de la psychologie du spécialiste persuadé que sa recherche est au moins aussi importante que la création d’une œuvre littéraire, en oubliant souvent le contenu de celle-ci. C’est ainsi que, sur les centaines de pages évoquant les menées des quatre critiques, pas une ne nous renseigne sur la substance des ouvrages d’Archimboldi !      

    Tel le cancrelat de La Métamorphose de Kafka, magnifiquement décortiqué par Nabokov dans l’un de ses cours, le critique académique de Bolaño, sans génie hélas et pattes en l’air, s’agite vainement au milieu de ses semblables indifférents, me rappelant alors un autre personnage de Kafka, dans sa nouvelle intitulée Un petit bout de femme. 

    Celle-ci, véritable peste aux yeux du pauvre narrateur ne comprenant pas pourquoi elle lui en veut tellement sans cesser de quémander son approbation, telle un(e) prof de lettres rêvant d’être invité(e) à la Grande Librairie, un(e) écrivain(e) s’épanchant sur Internet sans le moindre «retour» ou un Dieu jaloux fulminant de ne plus être tenu pour l’Unique, n’en finit pas de distiller son aigreur inquiète dans un monde globalement livré au délire de la comparaison, de l’envie et de la jalousie. 

     

     

    51+CzaZmNRL._SX210_.jpgQuant le Lecteur et l’Auteur font ami-ami 

    Toute bonne littérature, disait le poète anglais Matthew Arnold, est dans une certaine mesure une critique de la vie. Et l’incomparable lecteur et écrivain que fut John Cowper Powys, après avoir constaté que «les magiciens n’ont été capables de contrôler leurs anges ou leurs démons que le jour où ils ont découvert leurs noms», concluait lui aussi qu’ «après avoir suscité et créé la vie, la première fonction des mots, c’est de la critiquer »… 

    Mais critiquer «la vie» sans avoir bien regardé ses merveilles et ses horreurs, ou critiquer une œuvre artistique ou littéraire sans avoir essayé de pénétrer son sens et détaillé ses qualités propres ou ses failles, revient à nier tout ce qui les distingue du néant morose. 

    Or c’est contre cette morosité plus ou moins nihiliste qu’un Vladimir Nabokov s’est élevé, béni des fées en son enfance et chassé du paradis par la furie des hommes, en s’efforçant de lire le monde et de le dire avec ses mots.

    S’il fut à la fois un scientifique avéré  et un poète, jamais il ne prétendit soumettre la poésie à la science, même si celle-là requiert autant de précision minutieuse et de rigueur, dans le choix des mots, que celle-ci dans ses expériences: son œuvre de romancier-poète le prouve à l’évidence, mais son travail de lecteur n’est pas moindre, qu’illustrent les 1200 pages du recueil de Littératures, rassemblant ses cours à l’université de Cornell (notamment) où il détaille les chefs-d’œuvre d’une quinzaine de grands écrivains, (notamment Jane Austen, Dickens, Stevenson, Joyce, Flaubert, Proust, Kafka, Tolstoï, Gogol ou Tchékhov) après avoir défini ce qu’est selon lui un bon lecteur, à savoir « celui qui possède de l’imagination, de la mémoire, un dictionnaire et quelque sens artistique ». 

    Pour Nabokov, l’art de lire est fondamentalement lié au fait de relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est selon lui un relecteur. La vraie lecture n’est pas un pensum ou la préparation compulsive à l’exercice d’un pouvoir quelconque, mais c’est un acte gratuit partagé qui implique à la fois l’Auteur et le Lecteur : « Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais»… 

    Roberto Bolaño. 2666. Gallimard, Folio, 1358p. 

    Vladimir Nabokov, Littératures, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1211p.

  • Le vert est dans le fruit

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    Dans la filiation des contre-utopies du XXe siècle pointant l’horreur du «meilleur des mondes», le jeune auteur de Bienvenue à Veganland, Olivier Darrioumerle, développe une dystopie bien charpentée, très sérieusement documentée et gardant le pied léger, avec une dose d’humour cryptocarnassier de la meilleure veine. Croquant ! 

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    La quête du bonheur généralisé vaut-elle qu’on s’entretue ? Les deux grandes utopies, raciste et collectiviste, qui ont dévasté le XXe siècle de guerres mondiales en révolutions, n’ont-elle rien appris à notre drôle d’espèce ? Et comment répondre aux nouveaux idéalistes basculant dans la violence au nom d’un monde meilleur où notre drôle d’espèce, dûment «nettoyée», se fondrait dans une harmonie pure de tout désir et de toute pensée inappropriée ? 

     Ces questions sont de celles qu’on peut se poser par les temps qui courent de façon générale, face aux nouvelles dérives idéologiques plus ou moins délirantes voire meurtrières,  ou plus particulièrement en se pointant dans l’univers idéalement nettoyé d’Océania après avoir répondu à l’invite du jeune auteur Olivier Darrioumerle nous souhaitant  Bienvenue à Veganland au fronton de son deuxième roman… 

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    Océania, des années après le Grand nettoyage qui y a été opéré, est un havre d’apparente paix sociale et de silence où vous seriez mal avisé de faire crisser vos semelles sous l’effet d’on ne sait quelle humeur incontrôlée: aussitôt les barbus de l’homéostasi, police conviviale dont les opérateurs se partagent entre le jardinage et le maintien de l’ordre et de la propreté physique et mentale de la Grande famille, vous embarqueraient pour vous interroger et vous recadrer en vue d’une meilleure gestion de vos émotions illicites. 

     Celles-ci, (la peur, le dégoût, la sympathie, le mépris, la culpabilité, etc.) ont été bannies du vocabulaire depuis la purge lexicale liée au Grand nettoyage, remplacées par trois concepts émotionnels dûment homologués : le Respect, la Gratitude et L’Admiration. Au demeurant, on ne parle plus à Océania d’émotions mais de réflexes positifs ou négatifs, surveillés par connexion. La surveillance de l’harmonie est d’ailleurs omniprésente dans l’environnement  d’Océania où chacune et chacun ont externalisé leur vie personnelle, désormais en réseau dans la transparence assurée par la technologie de pointe (puces sous-cutanées et lentilles spéculaires à l’appui) et par le contrôle en temps réel sur les murécrans où alternent nouvelles du jour et séances d’aveux public, etc. 

     Un roman d’idées bien incarné 

    Si la premier mérite de la dystopie d’Olivier Darrioumerle tient à la clarté de son exposé spatial, social et fonctionnel, dans cet univers aseptisé rappelant la ville transparente du mythique Nous autres (1920) du Russe Evguéni Zamiatine, récemment réédité dans une nouvelle traduction, le climat social du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, ou l’irradiante lumière californienne du Cercle de Dave Eggers, le roman du jeune auteur ajoute bientôt, à ce tableau de la nouvelle réalité à l’américaine (les districts et les toponyme d’Océania ont des noms à consonance anglophone, sauf le café du Pont…), le charme de personnages à la fois typés, au premier regard, et bientôt tiraillés par leurs contradictions internes, complexes mal refoulés et autres sentiments plus ou moins avouables, qui nous les rendent plus proches et attachants que des représentants attitrés de telle ou telle thèse. Arbor1.jpg

    Bazarov est le premier de ces animaux humains. Contrôleur diététique de par sa fonction, sportif de haut niveau, il aspire à payer la « dette écologique » que représente sa pendable ascendance de fils de carnassiers. Sa participation à la compétition sportive du BigTop pourrait lui valoir un émancipation en phase avec sa popularité d’influenceur sur les réseaux sociaux, mais il se sent en revanche peu attiré par la consécration dévolue aux champions du SexTop auxquels est désormais réservée la reproduction de l’espèce. Autant dire que c’est une machine possiblement défaillante, que menace un retour du refoulé humain-trop-humain. 

    Du moins a-t-il longtemps fasciné le jeune Green, dont la mère porteuse n’était pas de sang vert mais qui fréquente essentiellement les végans avec lesquels, dans sa beauty box, il se consacre à la créativité vestimentaire la plus « officiellement » débridée, tant il est vrai qu’Océania encourage la diversité superficielle pour mieux canaliser la conformité, poussant le libéralisme « pluraliste » jusqu’à autoriser l’usage de drogues de synthèse physiquement inoffensives mais très utiles à l’entretien des équilibres. 

    Sous le contrôle de Bazarov, son conseiller diététique, Green compense ainsi ses états d’âme parfois déstabilisés par une pilule de kelp, un complément de sélénium ou des algues de synthèse. L’ecstasy est en outre en vente libre, à cela près que plus rien ne s’achète désormais en Océania où « la propriété c’est le viol », la seul monnaie étant faite de bigcoins utiles à l’évaluation de chacune et chacun en toute transparence collective. 

     Et puis il y a Madras le transgenre à dégaine d'Indien efféminé trop ou trop peu sûr de lui, qui aspire à sortir de son disctrict pourri de Darwin pour accéder aux jolis quartiers des sangs verts; et bientôt d’autres personnages féminins plus déjantés apparaîtront, au café du Pont genre bohème déconnectée, où Bazarov, après un coupable contrôle positif en plein championnat, connaîtra déchéance et gloire humaine-trop-humaine de cour de miracles… 

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     Une satire à l’arrière-goût doux-acide 

     Dans la foulée de l’essayiste Philippe Muray et du romancier Michel Houellebecq, Olivier Darrioumerle propose en somme, avec Bienvenue à Veganland, un essai-roman qui va bien au-delà de la critique du «véganisme» plus ou moins militant voire intégriste, prolongeant la remarquable fresque de Muray sur la société hyperfestive et l’empire du bien, ainsi que les observations percutantes de l’auteur de La carte et le territoire. Dans la même mouvance des réflexions critiques sur un certain terrorisme suave de l’indifférenciation, ce roman recoupe également, par le développement du double thème de la soumission et de la délation, les constats du philosophe Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle, notamment à propos du discours «animalitaire» dans ce qu’il a de plus dogmatique et sectaire. 

    Sans souci de déplaire, Olivier Darrioumerle brosse, dans son chapitre consacré à l’organisation de jeunesse constituant le fer de lance des végans purs et durs, futurs «gardiens de la révolution» de l’homéostasi a barbes de djihadistes écolos, un portrait des nouveaux intolérants tout semblables à leurs grand-pères maoïstes ou à nos ancêtres inquisiteurs de diverses confessions, réclamant ici des camps de rééducation alimentaire… 

    Or un autre mérite du jeune romancier est d’échapper à la logique binaire qu’il pointe à maintes reprises, donnant plutôt dans l’humour acéré d’un Tchékhov que dans la «dénonciation» des bien ou des mal-pensants - deux faces de la même pièce de monnaie de singe. 

    On sourit ainsi un peu jaune, comme à un refrain ressassé par des générations de militants déçus, quand la vieille écolo Merete, en pointe dans le combat pour la Libération animale au moment du Grand nettoyage, fait le bilan du mouvement auquel elle a participé tout en refusant systématiquement les « mises à jour » et s’exclamant : « Grand nettoyage mon cul ! On prend les mêmes en plus verts et on recommence !» 

    Et Bazarov d'y aller de ses rodomontade de macho en surveillant Julia la sauvage, qui le surveille autant que Green son ancien disciple, lequel le dénoncera avant d’être dénoncé… 

    Bien entendu la dystopie exagère ! C’est son job, à plus value d’exorcisme en l’occurrence! Et plus encore : fonction d’incitation à la réflexion et à la discussion,  d’autant plus qu’elle se coule, ici, dans les moules de l’humaine ambivalence. Cela donnant, miam-miam,  un roman à dévorer à belles dents! 

     Olivier Darrioumerle. Bienvenue à Veganland. Sable polaire, 266p.

    DESSIN:Matthias Rihs. ©RIHS/BON POUR LA TÊTE. 

     

  • Ceux qui préfèrent ne pas...

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    Celui qui décline l’invitation du serpent à lunettes / Celle qui reste sur son Kant à soi / Ceux qui tiennent la meute en respect en fronçant juste un sévère sourcil de réprobation muette / Celui qui sans se prendre pour un héros ne touche pas à l’héroïne / Celle que ne dupe point la dope sans lâcher la clope / Ceux qui se tient à carreau derrière leurs carrés de carottes / Celui qui a trop de tact pour demander à la demoiselle vegan si la plainte du soja cuisiné ne l’empêche pas de rêver la nuit / Celle qui refuse de manger du chien chaud et de brouter l’herbe au chat / Ceux qui ne se sont jamais mouillés dans les affaires brûlantes / Celui qui a fait installer un périscope dans son cercueil d’immortel titré / Celle qui n’a jamais demandé de rallonge à sa vie de vierge promise à Dieu sait quoi / Ceux qui ont apprécié le voyage et ne se jetteront sous le train qu’après le terminus / Celui qui reprend un peu de nirvâna entre deux loukoums / Celle qui se contente d’une élévation en fin de soirée pour voir le Mont-Blanc sous les derniers rayons / Ceux qui préférant ne pas payer à la sortie ont avalé leur ticket, etc.

    Peinture: Joseph Czapski.

  • Question

     

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     Les mots nous interrogent de leur seule présence.

     Amour, écrit Sylvia Plath.

     « Amour, l’amour a réglé le rythme de ton cœur

     comme une grosse montre d’or ».

     Les mots donnent une forme

     visible / invisible.

    Un affect a réglé l’horloge des sentiments.

     Amour.

     Valise des mots.

    Pratique pour le voyage

     visible/invisible.

     

                                                                      

     

     

     

  • Sebastiano


    Sebastiane3.jpgLe pauvre garçon doit terriblement souffrir, mais j’ai ce qu’il faut pour le soulager quand les soldats nous laisseront seuls.
    Pour l’instant le supplice continue.
    Chaque flèche qui le pénètre me pénètre. Ils ne visent que la chair pleine, en évitant les os et les organes vitaux, de sorte que cela pourrait se prolonger des heures, mais je sais que ce sont eux qui flancheront les premiers et que pendant leur sieste je pourrai m’approcher de lui.
    Je me demande parfois si Dieu s’ombrage de la douceur de mes caresses. Je ne sais exactement qui a ordonné le supplice, et je me soumets à la volonté supérieure comme Sebastiano lui-même s’y soumet, mais comment Dieu ressent-Il la chose à ce moment-là ?
    La réponse que je donne pour ma part est une caresse plus douce encore, qui fait soupirer le jeune homme et lui tire ses dernières larmes, juste avant la conclusion.
    Sebastiane2.jpgPersonne ne me voit lui planter le couteau de cuisine au coeur. Personne ne l’a entendu me supplier de lui donner le coup de grâce. Sa queue se libère enfin du pagne quand ma lame s’enfonce en lui, mais le bleu de ma robe de pucelle se confond à celui du ciel et personne n’y verra la tache
    .

  • Nicolas de Staël le pur

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    Une merveilleuse exposition, à Aix-en-Provence, et la correspondance du grand peintre (1914-1956), éclairent, d’une lumière irradiante et tragique à la fois, la destinée d’un quêteur d’absolu déchiré par la passion...
    Il est émouvant de découvrir en la ville natale de Paul Cézanne, un peu plus d’un siècle après la mort de celui qui marqua une première rupture dans la représentation picturale du XXe siècle, au seuil de l’abstraction, les œuvres « provençales » de Nicolas de Staël qu’on pourrait dire, sous la lumière incandescente du Midi, le deuxième messager des dieux qui poursuive, et achève peut-être, par delà toute « littérature », avec des couleurs et des formes d’une pureté inégalée, l’aventure et la quête sacrée de l’art occidental.
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    Or ladite aventure, à la fois artistique et existentielle, a été marquée pour Nicolas de Staël, et particulièrement en Provence dans les trois dernières années de sa vie, par une véritable explosion créatrice – comparable à certains égards à celle du dernier Van Gogh – alors même que sa joie de travailler se trouvait plombée par un doute croissant qu’une passion amoureuse dévorante compliquait de surcroît.
    Pour l’artiste, qui avait vécu des années de vache enragée, un succès grandissant sur le marché de l’art, notamment américain, avait constitué un facteur déstabilisant qui motivait son «retrait» provençal, d’abord à Lagnes avec sa petite famille, puis à Ménerbes dont il investit seul la ruine du château pour en faire son atelier.
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    Avant la dernière période d’Antibes et son suicide «en pleine gloire», la période provençale de Nicolas de Staël, illustrée à merveille par l’exposition qui s’est tenue cette année dans l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, a le mérite particulier de nous faire entrer au cœur le plus épuré de cette peinture défiant toute comparaison à sa pointe et réduisant à rien la frontière entre figuration et abstraction.
    Qu’il s’agisse d’une imprécise femme grise assise sur un vague nuage rose ou d’un ciel rouge sur des collines bleues, d’un arbre rouge ou d’un soleil fixé bien en face comme un oeil de cyclope, d’une route de Sicile d’un extrême bleu peint dans un atelier aux murs décatis: on se fiche pas mal du «sujet»...
     
     
    Comme l’écrit d'ailleurs le peintre le 12 octobre 1953 : «Je peins des paysages de Sicile et des nus sans modèle dans une grange du Vaucluse dont la plaine regrette à jamais les marais qui la noyaient dans le temps», ou ceci, du castelet de Ménerbes où il vit son atroce et flamboyante solitude, en mai 1954 : «Je me suis mis sur dix dix tableaux neufs tout d’un coup. C’est si triste sans tableaux la vie que je fonce tant que je peux. Il y a un mistral à tout casser depuis hier. Il fait froid»...
     
    Des petits formats multipliant l’espace
    Au regard de surface, l’on pourrait affirmer que la Provence de Nicolas de Staël n’a rien à voir avec celle de Paul Cézanne, alors que sa peinture sculpte et transfigure ses objets à la même lumière qui décomposait et restructurait les paysages de plus en plus épurés de celui-ci. On le voit immédiatement, en l’occurrence, dans le dédale sur deux étages de l’hôtel de Caumont, avec des petits formats rarement vus en exposition qui saisissent aussitôt par leur façon d’agrandir le ciel, d’approfondir l’espace et de donner aux choses peintes (des mûriers, des cyprès, des rochers, etc.) leur assise physique et leur évidence.
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    «Je n’ai jamais vu de ma vie des arbres comme cela étayés apparemment par leur propre écorce, si fermes que l’œil refuse à situer les racines et hésitera encore un moment », écrit-il le 4 juin 1953, avant ces mots de novembre où le même tremblement d’incertaine certitude le reprend : « Je décolle souvent et voyage toujours pour voir si le lieu du leurre ne se confond pas avec celui de ma main. Il faut pourtant y arriver, que ce soit sans hésitation là et pas ailleurs que cela se passe. C’est si dur d’accepter l’abruti qui se trouve en soi et comment faire sans lui ? »
    Quant à la violence de caractère et de geste, perceptible un peu dans le premier Cézanne, elle fonde au contraire le grand combat hypertendu de Nicolas de Staël qui n’invoque pas pour rien la fusillante lumière grecque sublimée par la quête d’équilibre de ses sculpteurs et de ses philosophes apolliniens.
     
     
    « J’ai choisi une solitude minable au retour de mon voyage chez les fantômes de la mer des Grecs, mais cela me va bien parce que j’ai maintes facilités à devenir moi-même un fantôme avec ou sans obsessions », écrit-il en octobre 1953, une année après l’été où il note : « Évidemment c’est une grande leçon de forme que donne cette lumière grecque où seuls la pierre ou le marbre résistent en radiation. Tout compte fait, ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Bonnard ne s’en sont servis autrement qu’en éperon psychique, je veux dire sur le grand plan intime, ils auraient pu peindre ce qu’ils ont peint vraiment n’importe où. Les Grecs non, c’est total, leur culture prend et rend le soleil comme il est impossible de le faire ailleurs dans toute sa multiplicité ».
    Or c’est, sans doute, cette aspiration totale qui aura provoqué l’irrépressible saut de sa peinture vers le haut, et la chute de son pauvre corps à l’âme vaincue par la passion.
     
    Après les mots de Cézanne, des lettres de douce fureur
    On trouve ces jours, dans les librairies d’Aix, des romans plus ou moins récents consacrés à la «vie passionnée» de Nicolas de Staël. Quant à moi j’exclus absolument d’y mettre le nez !
    Question peinture, Staël écrivait ceci en mars 1954, qui peut servir en matière biographique aussi : «Le problème de fond consiste, pour moi comme pour vous, à ne pas faire des choses «petits-bourgeois» dont la France est pleine. Mais la façon dont on y arrive, cul-terreux ou pas, m’est indifférente. Couleur pour couleur, c’est tout. Échantillon dru. Ne pas regarder les musées, mais les tubes qui sont là».
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    Pour l’amateur sincère de cette peinture, le «musée» s’impose évidemment à l’autre bout des « tubes », si l’on ose dire, et dans la foulée on aura remarqué le tact et le respect non béat des visiteurs de l’hôtel de Caumont, visiblement inspirés par la grâce de cette peinture qui l’est au degré suprême et sans une inflexion de flatterie répétitive. À l’ère des fripouilles abjectes du marché de l’art mondialisé, dont le parangon est évidemment un Jeff Koons, l’intime joie de Nicolas de Staël illumine chacun en son humble tréfonds.
    Donc pas une concession au romantisme « petit-bourgeois » d’un « récit de vie » bricolé autour d’un drame que les lettres du peintre à ses proches (de sa femme Françoise à René Char ou de son amante Jeanne à ses autres amis) , détaillent sous les lumières changeantes d’une existence aussi «compliquée» que les nôtres et traversée par les bolides de la passion.
    De Paris, le 26 juillet 1954, Nicolas écrit à Jeanne qu’il appelle son «petit», ces mots invoquant une folie au sûr et sombre avenir : «Jeanne, le doute chez moi est passion et la passion un devoir, une tâche, une chose simple à accomplir. Le reste est la folie pure de l’Art. Je crois que c’est comme ça pour tous les garçons qui travaillent dans la nuit et y croient».
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    Le seul "roman" d'une vie...
    Il ne peut y avoir, me semble-t-il, qu’un seul « roman » fidèle à la mémoire de Nicolas de Staël, à sa souffrance et à celle qu’il a imposée aux autres, à son art et aux époques qu’il a traversée en archange-enfant (la formule est de son ami Pierre Lecuire), et c’est l’ensemble des lettres tissant la toile de sa vie de 1926 à 1955, rassemblées et commentées dans un formidable volume de 732 pages. Nicolas de Staël se donna la mort en se précipitant du haut de son immeuble, à Antibes, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Le jeudi 17 mars à 4h du matin Pierre Lecuire écrivait à Françoise de Staël : «Oh, Françoise, j’en avais toujours peur. Et pourtant, le voyant plus dur, je pensais que cela serait évité. Nous ne sommes jamais assez bons. Je ne peux plus penser à rien qu’à sa solitude. J’avais horreur qu’il me dise qu’il aimait la mort, tant j’avais peur que ce ne soit vrai ».
    Et quelques jours plus tard, à une autre amie : « Il tenait de l’archange et de l’enfant, de l’un la profondeur, le chant, l’ouverture aux choses grandes et terrifiantes, de l’autre, la cruauté, les perspectives versatiles, la ruse et finalement l’innocence, la magnétique innocence »…
     
    Aix-en-Provence, Hôtel de Caumont, Nicolas de Staël en Provence. Jusqu’au 23 septembre 2018.
    Nicolas de Staël. Lettres 1926-1955. Edition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte. Postface de Thomas Augais. Le Bruit du temps, 732p.
     
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  • Au carrousel voltigeur

     
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    À mes amis nihilistes
     
    Mon âme sans corps a erré
    longtemps longtemps longtemps.
    Ce n’était pas très amusant
    de n’avoir pour compter
    les étoiles du firmament
    nul doigt, même de pied...
     
    Ensuite on a bien mal au corps,
    et le cœur plein de sang,
    sans nul égard monte et descend,
    tant qu’à la fin on serait mort,
    prêt à l’enterrement,
    s’il n’y avait eu la vie avant.
     
    Ne décriez pas mon amie
    vous dont l’âme sans corps
    n’a pas connu ce bel essor.
    Plutôt venez faire un bon tour
    de manège en famille,
    et sur vos doigt de pieds compter
    les heures sans retour...

  • Première visite au Maestro

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    Rencontre de Guido Ceronetti, génial auteur du Silence du corps, de La Patience du brûlé et d'Insetti senza frontiere, entre vingt autres titres, en son repaire de haute Toscane, le 20 février 2011.

    (Mezzanotte, dopo l’incontro col Ceronetti) – Del Maestro mi rammenterò sempre quella visione del vecchio tutto piegato, perfetta immagine del uomo solo, « senza più carezze », cosi come diceva, assai patetico e ridendo anche quando gli dissi : « La vie est vache, comme disait Céline », e lui : « pauvres vaches, dont on invoque le nom en français, méritent-elle ça ?», et moi : « On peut dire aussi à la vie: vieux chameau », e lui : « Si dice ancora chameau oggi in francese ? », alors moi : « Si, lo dico io alla moglie : vieux chameau », et lui : « Ah, ah, ah… »

    °°°
    Nous venions alors de rentrer d’une balade à trois sous la pluie, sur les dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son «corps de chiotte» tout en évoquant un prochain «Festival des désespérés» qui va se tenir à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise et où diverses « performances » seront proposées à la seule gloire du Désespoir. Or, comme je lui demandais des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda avec sa femme, de m'expliquer qu’il survit, notamment avec une tournée récente des Mystères de Londres, de sa composition, et de me laisser entendre ensuite qu'il lui survivra encore sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes « de l’autre côté »…

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    Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella, mon amie Anne-Marie Jaton - parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact par le truchement de notre ami commun Fabio C. qui vient de présenter son mémoire de licence sur Cioran -, à la porte de son repaire plus ou moins secret de Cetona, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, tout dévolu aux livres et à l’étude, aux murs ornés de nombreux collages et de gravures, de photos de théâtre et de portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire pour station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent assez éloquemment le type de composition simultanéiste et comparatiste du poète-philologue en son savant patchwork philosophique et littéraire…

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    C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien à proprement parler, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain m’a dit pas mal de choses intéressantes sans répondre trop précisément à mes questions, mais brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme de commande, ou plus précisément le refus, par les autres, de la réalité de la souffrance et de toute conversation portant sur la mort.

    À propos d’Insetti senza frontiere, sur quoi je le lance pour commencer l’entretien, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un livre de vieillesse.

    Copie de DSCN7341.JPG« J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans une forme que j’aime beaucoup, de l’aphorisme. C’est un goût que je cultive depuis toujours, et qui a même permis à mes éditeurs d’établir des recueils à partir de fragments tirés de mes divers livres. C’est un livre qui est lié à la difficulté et à la douleur physique croissante que je vis, en même temps que des joies ténues mais non moins réelles. J’exprime aussi la difficile relation avec les autres, devant le combat que nous menons avec la mort, qui n’est pas censée exister. Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible. Je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence devait exprimer le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’une chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis. Et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»

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    Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles sur le vieillissement. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de « travailler »…

    Ensuite, la conversation s’est poursuivie, au fil de laquelle nous avons parlé de sa vision du monde dualiste, qui l’apparie au catharisme et à sa perception du Mal, il nous a raconté son séjour en clinique et les deux nouveaux livres qu’il en a tirés – dont un roman à paraître, intitulé Dans un amour heureux -, puis nous avons parlé plus en détail des genres divers qu’il a traités , de la chronique polémique au récit de voyage, ou de la poésie et de l’essai fragmentaire, et de son besoin de décrire la réalité plus que de parler de lui-même.

    Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, l’écrivain m’a proposé de faire une pause, après quoi il a parlé encore un bon moment puis il nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour « une bonne marche ». Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours, nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellerait vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.


    De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé assez plaintif, s’estimant le plus seul des hommes, il a tenté d’embrigader Anne-Marie pour lui faire faire sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier - ce qu’il a accepté à condition qu’on ne voie pas sa « courbure » -, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’ Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant : « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita »…

    Photos JLK: Guido Ceronetti, febbraio 2011.