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Un sourcier du verbe aux véhémences de quêteur d'absolu. Cioran voyait en lui un «admirable monstre», Fellini raffolait de son théâtre de marionnettes, et La Patience du Brûlé signale un écrivain d'une saisissante originalité. Une (première) rencontre en 1995.
« La vie fait passer, à travers notre pauvre chair, des projectiles, et des poignards», murmure le petit homme à l'imper soigné et au joli béret basque, qui manie notre langue avec un raffinement souverain, à peine voilé d'un accent.
«On est blessé, mais aussi cela aiguise. Somme toute j'ai vécu en curieux. En amateur. Tout ce que j'écris vient de la vie. C'est en feuilletant la vie que j'ai découvert des choses»...
De ces «choses de la vie» dont les journaux sont pleins,Guido Ceronetti s'étonne que ses pairs fassent si peu de cas. «Je ne comprends pas que les écrivains italiens d'aujourd'hui se désintéressent à ce point du monde terrible qui nous entoure. On dirait qu'ils vivent en aveugles. Seul, peut- être, mon ami Guido Piovene avait le sens des problèmes de l'époque. Pour ma part, je me suis toujours passionné pour le crime. Il y a là un tel mystère. Et c'est la base, en outre, de toute légende»...
Est-ce un écrivain «engagé» au sens habituel qui s'exprime ainsi, un «témoin de son temps» selon l'expression consacrée? Et Guido Ceronetti aurait-il donné dans la narration criminelle? Pas vraiment. Mais on sait l'implication virulente du chroniqueur de La Stampa dans la réalité italienne. Anticommuniste en un temps où cela valait d'hystériques condamnations, puis s'en prenant aux pollueurs industriels et aux barbares de la décadence culturelle, il s'est fait détester tous azimuts par sa virulence d'imprécateur et sa position de franc-tireur pauvre.
Car Ceronetti vit de rien dans un bourg de Toscane, loin des cercles littéraires ou académiques. Il n'écrit point de romans à succès mais des poèmes et des sortes d'essais très concentrés, où les aphorismes déflagrateurs («Comment une femme enceinte peut-elle lire un journal sans avorter?», «L'arme la plus, dangereuse qui ait été inventée est l'homme», «Qui tolère les bruits est déjà un cadavre», «Si le Mal a créé le monde, le Bien devrait le défaire») voisinent avec des développements plus amples sur les thèmes essentiels du rapport de l'homme avec son corps et avec le Cosmos, impliquant donc la maladie et l'érotisme, l'obsession quasi maniaque pour la diététique et une détestation non moindre de la technique («un serviteur admirable, savez-vous, si parfait qu'il va nous supprimer»), la réflexion métaphysique et la méditation sur l'Histoire passée et présente, entre autres intuitions mystiques, digressions philologiques, émerveillements artistiques, vibrations sensibles enfin du médium un peu sorcier qui a recréé la vie à bout de fil en qualité de manipulateur de marionnettes, à l'enseigne de son fameux Teatro dei Sensibili très prisé du Maestro Fellini.
Sombre vision
Dans sa postface au Silence du Corps (Prix du meilleur livre étranger 1984), Cioran disait que l'impression donnée par Ceronetti est «de quelqu'un de blessé, à l'égal de tous ceux à qui fut refusé le don de l'illusion». De son ami roumain, Ceronetti partageait au reste la vision gnostique du monde. «C'est vrai, je suis une sorte de cathare. Peut-être cette vision dualiste est-elle fausse. Je ne sais trop, j'ai besoin de penser ainsi.»
Répugnant à parler de lui-même, cet «ascète raté», ainsi qu'il se présentait lui- même, se fait beaucoup plus loquace dès lors qu'on l'interroge sur l'Ancien Testament, citant par cœur des strophes entières de L'Ecclésiaste, dont, avec celles du livre de Job, les âpres vérités et la sagesse contradictoire l'imprègnent depuis sa jeunesse.
Sombre Ceronetti? Certes très pessimiste sur l'avenir de l'espèce. «Le monde actuel va devoir affronter un terrorisme de type apocalyptique. Voyez le nouveau nihilisme à caractère religieux qui se développe dans le monde, notamment chez les islamistes et les sectes: il semble qu'il n'y ait aucune possibilité de paix, et que l'humanité doive s'enfoncer ainsi dans cette boue sanglante»...
Prophète de malheur, mais aussi porteur de quelle lumière intérieure, ce même Guido Ceronetti dont rayonne de loin en loin le sourireangélique.
Grappilleur de génie
Guido Ceronetti ne voyage pas, tel l'escargot du futur, avec son ordinateur sur le dos: «Une telle peste ne m'aura pas dans son lazaret»,précise-t-il, au terme du travail de «fusion rhapsodique» qu'il a accompli sur la base de carnets annotés à la main au fil de cinq ans de déambulations par les rues et les livres, de 1983 à 1987.
Or, La Patience du Brûlé n'a rien, pour autant, du journal de bord ordinaire. C'est un formidable concentré d'impressions visuelles (non du tout pittoresques mais picturales, pourrait-on dire, avec une superbe digression finale sur la distribution sensible des couleurs), d'observations «le long du chemin» et de pensées, d'échos de lectures à n'en plus finir, de relevés de graffiti (source populaireà l'invention souvent révélatrice), de souvenirs, d'invectives (contre la hideur des villes italiennes dégradées par l'invasion touristique ou l'anarchie industrielle, et plus généralement contre la vulgarité généralisée en laquelle il voit l'extension médiocre de l'esthétique des aquarelles d'Hitler exposées à Florence) ou de très délicates petites scènes qui disent, par contraste, sa qualité de cœur et d'esprit. On ne saurait rendre en quelques lignes la substance profuse, traversée d'éclairs géniaux, d'un tel ouvrage, dont la compacité apparemment «brute» fait à la fois la difficulté et la profonde singularité.
Tout différent des passionnants essais d'Une Poignée d'Apparences et du Lorgon mélancolique, ou du beau recueil e pensées plus «fusées» de Ce n'est pasl'Homme qui boit le Thé mais le Thé qui boit l'Homme,La Patience du Brûlé est de ces livres-gigognes qu'il faut avoir sans cesse à portée de soi pour y revenir comme à une fenêtre ou à l'œil d'un puits au fond de l'eau duquel brille un anneau de ciel...
Guido Ceronetti, La Patience du Brûlé. Traduit de l'italien par Diane Ménard. Albin Michel, 453 p. Les autres titres cités sont publiés chez le même éditeur, sauf Le Silence du Corps, disponible en Livre de Poche Biblio.
(Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 27 juin 1995)
En mémoire du Maestro, mort le 13 septembre à Cetona. Grazie al filosofo ignoto !
Guido Ceronetti, grand écrivain italien tout menu d’apparence, subit le poids du monde sur ses frêles épaules de nonagénaire sans cesser de perpétuer le chant du monde. En mémoire de son ami Cioran, auquel Fabio Ciaralli a consacré un essai intitulé «Odyssée de la lucidité», et en présence d’Anne Marie Jaton dont le dernier livre célèbre «le mariage miraculeux des contraires» chez Albert Cohen, le Maestro présidait l’autre soir une mémorable rencontre en son fief toscan de Cetona...
Les ors et la pourpre d’automne jetaient leurs derniers feux, ces jours, sur les collines de haute Toscane, où Nature et Culture n’en finissent pas de se fondre et de survivre au fracas des batailles séculaires.
De Florence à Pérouse, en passant par les collines lunaires des crêtes siennoises, ou en fonçant sur les autoroutes démentes, la double nature infernale et «capable du ciel» de notre terrible espèce a trouvé sa plus mémorable illustration dans La Divine Comédie de Dante, que les livres joyeusement désespérés de Guido Ceronetti relancent à leur façon dualiste.
Miel et fiel, festival local de la truffe et champignon blanc de la hantise mondiale d’une Apocalypse nucléaire, subite apparition de trois biches à ma fenêtre sur fond d’oliviers argentés et de cyprès en immobiles flammes noires, et sempiternelle jactance de la télé de Berlusconi & Co relayant les Fake News du twitteur ubuesque de la Maison-Blanche: tel est le monde qu’on dirait aux mains d’un marionnettiste tantôt démoniaque et tantôt angélique, dont le Teatro dei Sensibili, fondé par Elena et Guido Ceronetti, a été l’avatar artistique salué par leur ami Fellini et toujours animé par les jeunes disciples du Maestro.
Souvenir perso remontant à l’an 2012:à Turin, à l’inénarrable Festival des désespérés réunissant, sur scène, le vieux lutin génial et sa compagnie juvénile. Masques et marionnettes pour dire la tragi-comédie humaine. Magie de l’antique poésie populaire. Séquence de plus à l’Amarcord fellinien ! Mais le théâtre des sensibles n’est pas qu’italien: il est de partout et nous en sommes..
Révélations de la douleur
Fabio Ciaralli a fait l’expérience extrême de la douleur existentielle, qui l’a amené à plusieurs reprises au bord du désespoir et de la tentation suicidaire.
Paradoxalement, c’est avec deux maîtres contemporains du pessimisme philosophique qu’il a trouvé la force de survivre: Guido Ceronetti, qu’il a lu avec passion et avec lequel il a entretenu une longue correspondance, pour devenir son ami. Et Cioran, penseur d’origine roumaine devenu l’un des plus purs stylistes en langue française, dans la tradition des moralistes, dont il aime à dire qu’il lui a sauvé la vie et auquel il a consacré un livre paru récemment sous le titre combien explicite d’Une Odyssée de la lucidité.
Parallèlement, l’amitié partagée de Ceronetti a permis la rencontre de Ciaralli et de la Vaudoise Anne Marie Jaton, alors titulaire de la chaire de littérature française à l’Universite de Pise, auteure de livres consacrés à Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Charles-Abert Cingria, Jacques Chessex et tout récemment Albert Cohen, et qui l’aida à acquérir des titres universitaires en marge du cursus habituel.
Ainsi, mon amie que j’appelle la Professorella, et Fabio Ciaralli, ont-il signé ensemble un premier ouvrage consacré à la littérature concentrationnaire au titre (je traduis) d’Aller (sans) retour, et c’est également avec l’aide du Maestro Ceronetti et de sa «mentoresse» que Ciaralli a réalisé ce nouveau livre tenant à la fois de l’aperçu approfondi de l’œuvre et de la vie d’Emil Cioran (1911-1995) et un reflet plus personnel et vibrant de ses lectures. Cioran «a nourri mes veilles», écrit Fabio Ciaralli, «il m’a tenu en vie», lui qui disait qu’il n’y a pas tant à «se contraindre à une œuvre» qu’à «dire quelque chose qui se puisse murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant»…
Le moins qu’on puisse dire,dans la foulée, est que Cioran ne dore pas la pilule à la manière de ceux qui «positivent» à bon marché. Cependant, constater la souffrance et les noirceurs de la vie peut aussi nous en révéler plus clairement l’indicible beauté. Et de même qu’on peut être frappé par l’extraordinaire vitalité des Cahiers de Cioran, dont la substance quotidienne est souvent pimentée d’humour, Fabio Ciaralli a-t-il trouvé dans son oeuvre les mêmes contre-poisons toniques que chez Ceronetti.
Dans l’église « polyvalente »
Or ce fut un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accroché aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée à Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente» selon l’expression plaisante du Maestro.
Guido Ceronetti est lui-même un drôle de paroissien ! Traducteur de plusieurs livres de l'Ancien Testament et longtemps chroniqueur-polémiste dans les colonnes de la Stampa, immensément érudit et curieux de toutes les dernières trouvailles des graffiti muraux, l’auteur du phénoménal Voyage en Italie et de La patience du brûlé, est aussi un témoin de la tragédie quotidienne, un fulminant opposant à la robotisation et au culte satanique de l’argent et du pétrodollar, un poète délicat, un végétarien et un cannibale mangeur d’imbéciles.
N’oublions pas la mémoire !
Le monde actuel est une espèce d’église polyvalente en déficit redoutable de mémoire, et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...
Or ça nous arrive à tous, nous qui aurons vécu plus longtemps que Mozart ou le rabbi Ieshouah, mais le titre d’un des derniers petits livres du Maestro m’a sauté l’autre jour aux yeux, sur un rayon d’une petite librairie de San Quirico d’Orcia, au milieu d’un des plus beaux paysages du monde, entre vestiges étrusques et chapiteaux romans, avec ce titre indicatif que je traduis dans la langue d’adoption de Cioran: Pour ne pas oublier la mémoire...
Fabio Ciaralli.Emil Cioran, Odissea della lucidità. La scuola di Pitagora editrice, 167p. 2017. Anne Marie Jaton et Fabio Ciaralli.Andata e (non) ritorno; la letteratura dello sterminio fra storia e narrazione.Edizioni ETS. 200p, 2016.
Anne Marie Jaton.Albert Cohen, le mariage miraculeux des contraires.Presses polytechniques et universitaires romandes. coll. Le Savoir suisse,121p. 2017.
Guido Ceronetti,Le silence du corps, Voyage en Italie, La patience du brûlé,etc. Albin Michel et Livre de poche.
Per non dimenticare la memoria.Adelphi, 2016, et Messia, Adelphi, 2017.
Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat.
Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu.
Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
À propos du degree dont parle Shakespeare comme du bon critère de hiérarchie, Pierre Reverdy note dans En vrac : «Rares ceux qui, dans la vie et leur art, savent rejoindre le tact et la mesure en passant par la démesure ».
Ce mercredi 1er août. - Des feux d’artifice, du côté du Bouveret et de Saint-Gingolph, ont marqué ce soir l’ouverture de ce nouveau carnet, après le magnifique specimen américain trouvé à San Diego chez Barnes & Noble et inauguré le jour de mon 7Oe anniversaire, comptant 404 pages et enluminé de nombreuses aquarelles. Nul feu sur nos monts plus ou moins indépendants n’est apparu, et Snoooy n’a guère eu que deux ou trois occasions d’aboyer les rares pétards. Bref, «ce n’est plus ça» en dépit des encouragements commerciaux et de quelques patriotes arborant, sur Facebook, leur chemises d’armaillis.
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Plus sérieux: Dans Khartoum assiégée, le roman de Barilier, dont j’ai passé le cap de la moitié. Grand livre assurément. Qui n’a pas eu jusque-là droit à un seul article digne de ce qu’il apporte, juste signalé par la patronnesse du Temps d’un ton admirativement pincé, l’éteignoir en question parlant de la tragédie de Khartoum comme d’une sorte d’anecdote et signalant quelques longueurs - et voila où nous en sommes dans ce pays de marmottes moites!
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Revenant à Shakespeare je vais tacher de réfléchir un peu plus à la notion de degree telle qu'il l’aborde par la voix d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida. C’est aujourd’hui un repère décisif dans l’observation fine de l’indifférenciation générale.
Ce dimanche 5 août, tard le soir. – J’ai retrouvé tout à l’heure mon compère Roland Jaccard à la brasserie du Lausanne-Palace, où nous nous sommes régalés une fois de plus d’un loup de mer et d’un sorbet au thé vert. Nous étant séparés à onze heures, j’ai encore pris un verre de rouge et un autre d’eau minérale à la terrasse d’à côté, où j’ai lu l’article d’Olivier François, sur Jean Cau, dans le magazine Éléments dont Roland m’a offert un exemplaire, lequel papier m’a rappelé ma visite à l’écrivain après la sortie de Croquis de mémoire pour un entretien plutôt cordial dont me reste le constat du vieux réac: «En somme voyez-vous, Monsieur, la culture d’aujourd’hui célèbre une peinture abstraite qui est concrète, et une musique concrète qui est abstraite », avec un léger accent méridional qui fleurait bon la Méditerranée…
Quant à notre conversation de ce soir, toujours riche et très variée, en forme de vrai dialogue, elle a roulé sur nos souvenirs communs de vieux Lausannois; puis Roland m’a raconté l’année terrible qu’il a vécu à onze ans dans un internat de redressement où les grands garçons persécutaient les petits; plus tard je lui ai répondu en détail quand il m’a demandé ce que je pensais des camarades Daniel de Roulet et Nicolas Bouvier; il me dit ensuite que Proust a fait beaucoup de mal à la littérature française en plaçant la barre beaucoup trop haut pour ses éventuels concurrents, et je lui réponds qu’au contraire il a fait autant de bien que Montaigne ou que Rabelais ou que Molière ou que Victor Hugo en brisant une fois de plus les codes de la bienséance académique; il m’évoque la présence au Yushi d’un avocat algérien radié de l’Ordre après avoir défendu des caïds corses et fait de la prison pour je ne sais quoi et employé un certain Alexandre Benalla comme garde du corps quand sa tête fut mise à prix; sur quoi nous parlons de cinéma: je soutiens que Le genou de Claire de Rohmer a pris un terrible coup de vieux à mes yeux, puis il me raconte la visite d’une rédactrice du Monde au chalet de Montana ou séjournait le très cruel Jerzy Kosinski qui proposa à la brave consœur, après leur entretien, d’aller dans la nuit crever les yeux des chats du voisinage – et la dame de s’enfuir à toutes jambes; nous parlons assez longuement de diverses pages de Proust où il est question de pédophilie (petits garçons pour Charlus et petites filles pour le Narrateur); je lui dis mon admiration pour les écrits de Fabrice Pataut, il me parle des romans de science fiction de Ron Hubbard et de son refus de publier un ouvrage de celui-ci sur la dianétique dans sa collection des Presses Universitaires de France, enfin de temps à autre l’un ou l’autre des garçons de la brasserie vient lui demander si tout se passe bien avec une sorte de complicité enjouée que lui vaut sans doute sa qualité de vieux client affable dénué de toute condescendance, etc.
Enfin il s'est félicité, au moment de nous quitter devant le porche du Lausanne-Palace, d’avoir trouvé en moi un interlocuteur avec qui parler littérature, et un ami, et je ressens la pareille en dépit de tout ce qui nous distingue sans nous opposer.
«Nous sommes les seuls à pouvoir célébrer la mémoire de REB», s’est-il en outre exclamé au même moment, et ça en dit long, car Richard Edouard Bernard, type même de l’écrivain-journaliste-poète de province, est exactement celui que les littéraires qui-se-respectent auront oublié alors que lui, non, n’a pas oublié REB, ni le délicieux Samuel Chevalier, ni le savoureux Jack Rollan. Autant dire que notre prétendu snob entretient de tendre fidélités qui démentent son affectation de cynisme.
Ce mardi 7 août. – Je suis arrivé, dans la journée, au terme de ma lecture du roman de Barilier, Dans Khartoum assiégée, sans doute son chef-d’œuvre, mais le dirai-je en ces termes? Je ne sais pas, à cause du malentendu que peut susciter un mot aussi «cher», au sens où l’entendait Nabokov. D’ailleurs quel est LE chef-d’œuvre de Nabokov, Feu pâle ou Ada et l’ardeur, entre autres titres non moins marqués au sceau du génie ? Je ne sais et peu importe à vrai dire. Charles Dantzig a écrit pas mal de stupidités à propos des chefs-d’œuvre, et notamment sur Dostoïevski, donc on ne va pas en rajouter, mais grand livre il y a et je l’écrirai sans crainte de me tromper ou de promener le lecteur.
Ce mercredi 8 aout. – Je trône devant mon Super Mac comme un pilote devant son tableau de bord éclairé pour un vol de nuit, et décidément la relecture des Jardins suspendus me conforte dans le sentiment que je maîtrise mon appareil…
À l’isba, ce jeudi 9 août. – Après la visite de Julie et de Monsieur Pépère à la datcha, je passe à l’isba où, la pluie soudaine nous y confinant avec Snoopy, je lis et annote les poèmes de Charles Dantzig, dans Le chauffeur est toujours seul, parfois finement rythmés et attrayants par leurs images captées dans la trivialité quotidienne, mais souvent négligés, voire informes, et là ça ne pardonne pas, la poésie ne souffrant pas, mais alors pas du tout l’à peu près…
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Tout autre chose : Aloysius de Fabrice Pataut, où je crois avoir découvert ce matin son passage-clef, véritable sésame de cette œuvre à secrets, dans la lettre à son père qu’a écrit le jeune Guillermo, militaire contre son gré auquel son père a offert la Recherche et qui évoque les relations entre réalité et fiction au gré de la mémoire proustienne selon le baron de Charlus – lettre retrouvée par le narrateur et son amie Dolores après la mort du jeune homme déporté en Allemagne, etc.
Les retournements successifs de ce roman décidément troublant et retors, me plaisent beaucoup par l’usage qui y est fait de la fiction, tel que je ne l’ai jamais pratiquée que de manière sporadique, sans réflexion vraiment conséquente. Fabrice Pataut a une intelligence prospective et un talent de conteur qui me font peut-être défaut, ou alors mon énergie s’est concentrée sur d’autres aspects de la matière littéraire, mais son exemple, tant dans ses nouvelles que dans Aloysius et Reconquêtes, m’est précieux dans l’optique d’un retour à la narration. Ce qui est sûr est qu’il y a, dans Aloysius, une cristallisation d’ordre à la fois romanesque et poétique qui me plaît énormément.
Ce samedi 11 août. – Achevé ce matin la lecture de l’Aloysius de Fabrice Pataut. Très fort. Je dirai carrément: chef-d’œuvre. Forme parfaite et soubassement historico-politico-familial carabiné. Le thème du double avec meurtre à la clef, cher à Pierre Gripari, mais qui me rappelle plutôt L’homme pris au piège de Tisma ou Jonathan Littell, est superbement filé
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Lu quelques pages des Divagations de Mallarmé sur la poésie. De très bonnes choses en dépit de l’excessive préciosité de l’expression. De la Grande Littérature avec plein de belle plumes de paon au cul et le bec pincé, mais le drôle dit quand même deux ou trois choses…
Ce mercredi 15 août. – Ma bonne amie a largué son attelle, et moi j’aurai balancé mon PDF des Jardins suspendus ce soir avant minuit, comme promis à mon cher éditeur.
Ce vendredi 17 août. Relu à l’instant, à l’Atelier de la ruelle du Lac, mon poème d’hier soir intitulé À voix douce. Pas mal. Je vais d’ailleurs me concentrer, ces prochains jours, sur l’œuvre de Pierre Reverdy et les poètes réunis par Philippe Jaccottet en anthologie, qui me semblent pour beaucoup de haute volée.
À voix douce
Chaque soir au sous-bois
je reviens à l’orée des heures;
il y a là quelqu’un
qui m’attend tout silencieux.
Est-ce l’ami perdu ?
Ou notre mère revenue
nous tirer de l’oubli ?
Il semble que la nuit
là-bas baisse elle aussi les yeux,
et nos ombres retrouvent
tant de noms chers à murmurer...
Ce samedi 18 août. – Drôle de rêve cette nuit. Un type m’appelait par le prénom de Mohammed, me qualifiant de Mahdi et m’apprenant qu’il était chargé de me faire un gommage. J’en étais étonné et ne me souviens plus de la suite, mais ce matin, dans les Partis pris de Nabokov, je lis qu’il ne faut jamais, selon lui, se fier au «charlatan de Vienne» pour l’interprétation de ses rêves, comme je m’y suis d’ailleurs toujours refusé…
Ce samedi 19 août.- Je me demandais si ce que j’ai écrit sur l’évolution du romancier Barilier allait être démenti par la lecture des Cheveux de Lucrèce, comme l’auteur lui-même l’entendait dans un courriel de (discrète) protestation, mais pas du tout, et au contraire, car ce roman n’a pas, et de très loin, la qualité d’empathie et d’immersion de Dans Khartoum assiégée, restant en somme devant la vie et pas dans la vie, un théorème plus qu’un poème, avec un fond de discours aussi docte que dans Un Véronèse. Je vais tâcher de l’expliquer à l’intéressé, alors que son dernier roman illustre à merveille à mes yeux, le passage du mensonge romantique à la vérité romanesque.
Ce lundi 20 août.- Cauchemar concentrationnaire. Je me trouvais dans une vaste étendue cernée de barbelés et percée de souterrains dans lesquels étaient enfermés des femmes qu’on appelait animaux inutiles. Il y avait une sorte de chemin longeant les ouvertures des cellules enterrées, qui permettait de voir les prisonnières de plus près, mais l’accès à ce chemin était soumis à un contrôle policier et je n’avais pas le document nécessaire. À un moment donné une prisonnière jaillissait à mi-corps de sa cellule pour embrasser une vieille femme arrêtée à la hauteur de ladite cellule enterrée et lui disait avec émotion «maman, maman !», après quoi je me trouvais avec un ami ou un groupe à longer une très grande tribune, au fond d’une immense salle-stade, où des milliers de responsables de services se tenaient aux aguets dans leurs alvéoles respectives, visiblement séparées les unes des autres , et je reconnaissais quelques têtes et me demandais si ces personnages disposaient de bureaux style open space et je m’entendais répondre qu’il ne s’agissait là que de la plénière, sur quoi je m’affairais à dissimuler une liasse de documents dans une serviette que je substituais à une autre serviette en prenant de n’être pas remarqué et je parvenais enfin, ouf, à m’échapper de ces lieux de justesse...
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Titre de ma prochaine chronique : « Celles et ceux qui cherchent des clefs / ne les trouveront pas chez Proust »…
Et cela pourrait commencer comme ça :
Un buzz récent évoquait les romans à clefs de la rentrée littéraire qui vont faire mousser les médias et glousser les avocats. De son côté, Bernard de Fallois nous rappelle que les clefs de Proust se perdent dans son trousseau à complications. Un mélange de curiosité basse, d’envie à base de cupidité et de frustration, ou de quel besoin vulgaire de vengeance psychologique ou sociale me semble assez caractéristique du pire penchant de cette époque à meutes de hyènes impatientes de dénoncer à tout-vat ou de savoir qui se cache derrière tel ou tel personnage de roman promis à un carton d’automne, etc.
Ceux qui se prennent au sérieux
Celui qui exige une génuflexion de la part de la lectrice ou du lecteur qui entrent dans la cathédrale de son Œuvre poétique à voussures néogothiques / Celle qui dit Maître au littérateur dont elle rêve de devenir la maîtresse en dépit de leur âge déjà pas mal avancé / Ceux qui intriguent pour qu’on parle d’eux dans LA revue de poésie chinoise qu’il faut lire absolument en Belgique lettrée / Celui qui ne prend pas de gants pour moucher la vanité des vanités dont parle L’Ecclésiaste best-seller a l’époque / Celle qui décide d’écrire un roman où elle révélera enfin son potentiel / Ceux qui classent l’humanité en deux à savoir celles que Ruquier a reçues et les autres / Celui qui parle de son prochain roman comme de l’événement que lui-même n’attendait pas en son for modeste / Celle qui se propose de publier séparément les notes en bas de pages de ses poèmes à clefs / Ceux qui insistent sur la modestie qui les fait s’incliner devant l’excès d’honneur qui leur est dévolu à la réception du Prix de poésie du demi-canton / Celui qui n’est plus là pour affirmer que jamais il ne s’assiéra à la table des moqueurs laquelle n’en avait à vrai dire rien à cirer / Ceux qui ont de la moque au nez en attendant que leur vienne du poil au cul / Celui qui a lu tout Shakespeare sans qu’on en perçoive l’effet sur sa conduite au niveau du groupe transgenre / Celle qui se demande si tu ne la vises pas quand tu ajoutes à ta liste à commissions la laitue - à ne pas oublier / Ceux qui se reconnaissent dans le discours du Préfet saluant les meneurs d’hommes à femmes / Celui qui salue le jour qui vient avec sa troupe de raseurs à éviter tant que faire se peut / Celle qui évite de prendre l’ascenseur avec ceux qui montent / Ceux qui aiment bien châtier ceux qu’ils aiment bien pour d’autres raisons , etc.
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En somme je fuis, j’évite, je coupe court à toute forme d’objectivation, qui relève forcément, à mes yeux, de l’aplatissement réducteur.
Ce vendredi 24 août. – Passé la soirée d’hier avec Gérard, au Rivage de Lutry. Tambouille exécrable et prix surfaits, mais fort bonne conversation et vrai regain d’amitié. M’a raconté ses trois psychanalyses, à Paris et Londres, entre seize et vingt ans, notamment avec un rival de Lacan. Dans nos échanges de vues sur le monde actuel, le m’efforce de lui montrer le verre à moitié plein alors qu’il se désole de le voir aux trois quarts vide. Nous parlons une fois de plus de D., en évoquant la méchanceté de l’homme en ses dernières années, mais plus volontiers de littérature et de cinéma – il me signale Le fanfaron de Dino Risi, que je vais me projeter tout à l’heure. J’évite de boire le verre de trop et rentre tout content en écoutant Volutes de Bashung…
Ce mardi 28 août. – J’ai entrepris la préparation des notes utiles à mon projet de roman panoptique, qui constituerait la suite du Viol de l’ange. Relisant celui-ci ces jours derniers, parallèlement à ma découverte des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, je me suis dit qu’une nouvelle synthèse via la fiction, développée entre les années 2002 et 2018, avec deux fortes ponctuations historiques (la chute des Twin Towers et l’attentat contre Charlie-Hebdo), vingt ans après les événements en ex-Yougoslavie, et avec quelques personnages issus du premier roman, pourrait être intéressante ; en tout cas je vais m’y essayer…
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N’ai-je pas exagéré en parlant de Fabrice Pataut comme d’un «grand écrivain» ? C’est possible, mais je m’entends, car il y a du vrai dans ce qui distingue cet écrivain de ses semblables actuels, à ma connaissance en tout cas: il y a une forme de réel génie littéraire dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est peu répandu, et qui se sent dans sa phrase et l’imbrication de ses propositions, dans ses développements narratifs et ses mises en rapport, dans l’interférence continue du réel et de la fiction révélatrice d’un autre plan du même réel, etc. Il est rare d'avoir une tête philosophique qui ait à la fois les tripes d'un romancier et le coeur d'un poète
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Le titre de mon projet de roman panoptique pourrait être Les Tours d’illusion, alors que celui de mes délires extralucides serait plutôt le sarcastique Horizons barbecue, tiré du recueil actuel, qui donnerait plus d’impact critique à ce qui pourrait faire figure de préambule poétique au roman.
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J’ai résolu ces jours de me concentrer plus, dans les temps à venir, sur mes seuls travaux personnels, en ramenant toutes mes lectures latérales à cette perspective, sans me disperser, publications récentes comprises. Je ne renoncerai donc pas au «service» que représente mon activité de chroniqueur littéraire, mais ce sera de moins en moins en conformité avec ce que mes chers confrères attendent de moi en termes publicitaires, pour mon seul intérêt à moi.
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Je suis en quête, par rapport à la littérature, d’un regain d’innocence. J’ai connu la magie de la découverte, parfois, entre seize et vingt ans, hors de tout mimétisme. Ma lecture du Retour de Philippe Latinovicz, après celle de Je ne joue plus, du même Miroslav Krleza, m’a fait le même effet que celui que j’aurai éprouvé, à quatorze ou quinte ans, à la lecture de Vipère au poing de Bazin ou, plus tard de Moravagine de Cendrars, entre tant d’autres vraie révélations semblables à celle que, tout récemment, j’ai éprouvée à la découverte des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut.
Or à quoi cela tient-il ? À chacun de le dire. Un jeune homme découvrira-t-il ainsi, en 2047, l’un ou l’autre de mes livres ? C’est en me l’imaginant que je me figure, sans autre vaine vanité, je ne sais quelle justification…
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Je m’accorde un quart d’heure, chaque matin à l’heure du café, d’observation consacrée à l’imbécillité de la meute, sur Facebook et environs, après quoi je vais sarcler ailleurs.
Un an après sa mort subite, Philippe Rahmy reste très intensément présent dans l’espèce de chronique-reportage-confession-poème que constitue "Pardon pour l’Amérique", récit flamboyant d’une enquête exploratoire à l’envers du décor de la téléréalité selon Donald Trump, avec les paumés qui ont élu le Président-Ubu, les laissés pour compte et tous ceux que l’écrivain en chaise roulante rencontre entre parloirs de prisons et plantations, motels et routes au bout de nulle part. Un livre-testament poignant et tonique, qui fera date.
Était-ce un ange aux ailes brisées ou un cinglé, une espèce de saint à roulettes ou un athlète cognant avec des mots la vie qui l’aura cassé plus souvent qu’à son tour ? De quelle terrifiante fragilité lui est venue cette force ? Comment, de la douleur éprouvée dans ses os de verre, a-t-il tiré cette énergie de fer ?
Telles sont, entre autres, les questions que ceux qui ont suivi, par ses écrits, le parcours de Philipe Rahmy, n’auront cessé de se poser et plus encore, un an après la mort qui l’a touché au cœur, à la lecture de Pardon pour l’Amérique où l’on pourrait dire qu’il est allé au bout de la nuit du monde et de ses jours à lui, dans une espèce de frénésie joyeuse à dire le pire, autant que son contraire, dans cette Amérique précisément binaire qu’il sillonne en grande pompe nickelée à deux mille dollars ou sur son fauteuil à deux roues d’handicapé hyperactif.
Son projet ? Entre autres: rencontrer les personnes indûment incarcérées aux USA, puis libérées (ou pas) après avoir été innocentées par un test ADN. «J’ai traversé l’Atlantique pour les voir, les écouter », note-t-il au début de son récit en constatant que ledit projet patine: «Concentré de gâchis. Après avoir noué contact par internet, je n’ai trouvé que silence, personne, non merci, rien, des terrains vagues et des relais routiers où j’ai patienté sous le cagnard».
Témoigner, mais de quoi ?
De quoi le décourager ? Le penser serait ne pas connaître le lascar ! Mais à son obstination se mêle, à tout coup, une lucidité et une conscience de la relativité, voire de l’ambigüité de son entreprise, qui ajoute à son intérêt. Faire de la littérature avec la misère des gens ? Et si parler d’eux publiquement risquait de les enfoncer un peu plus, comme lorsqu’une responsable d’une association de défense des travailleurs ruraux plus ou moins clandestins lui demande de ne pas les filmer ?
Or son projet, d’abord pavé de bons sentiments et conforté par de révoltantes statistiques, va le confronter à une réalité bien plus mélangée, voire tordue qu’il ne s’y attendait. Et ce qui va lui sauter à la gueule déborde alors son plan «humaniste» de tous côtés, qui le décide tout à coup, au lieu de s’en tenir aux seules présumées victimes, de «ne jamais rentrer en Europe, loin du battement qui rythme la Floride», mais de «rester parmi les momies en survêtement Dior boursouflées par la cortisone et l’aérobic, les débris humains accrochés à leurs caddies sur les parkings Walmart, prostrés derrière le volant de leur truck, anciens combattants des récentes guerres américaines bourrés d’anxiolytiques, une arme chargée sur le siège passager, qui vous regardent au feu rouge avec des yeux qui pleurent.
«Ne jamais me couper de ce monde bestial », se promet –il crânement, « trois fois rien sous le soleil, la même boule de feu qui rissole les Indiens, les paysans, les clubbeurs bodybuildés, les femmes de ménage peroxydées se prostituant au bord de la piscine des motels d’Immolakee, Chokoloskee ou Homestead, là où la route touche le fond du paysage, sa trame râpée, le même incendie qui fait fondre et déforme ce qui prétend durer, consume toute matière et permet de tout réinventer, de se réinventer»…
Du bagne russe au melting pot américain
Les écrivains ont parfois de drôles de lubies. Ainsi d’Anton Pavlovitch Tchékhov, en 1890, qui décide tout à coup de se rendre au bagne sibérien de Sakkhaline, en cette île-prison sibérienne où il a appris que des milliers de détenus vivaient dans ce qu’il décrira comme un enfer après avoir recueilli d’innombrables témoignages.
Lui-même tuberculeux, supplié par ses proches de renoncer à ce projet fou de plusieurs mois, l’écrivain-médecin va rassembler une documentation de première main sur la vie à Sakkhaline, les traitements faits aux détenus, la corruption et la prostitution enfantine, matière d’un récit si bouleversant qu’il donnera lieu à la constitution d’une commission d’enquête; et dans un même esprit, un siècle plus tard, Svetlana Alexievitch témoignera pour sa part des séquelles humaines de la guerre en Afghanistan et en Tchétchénie, des conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et de l’état actuel de la société post-soviétique.
Philippe Rahmy lui-même, à propos de témoignage, évoque ceux de la photographe hollandaise communiste Germaine Krull, dont les images ont cherché à réinventer Paris durant l’entre-deux-guerres où ses pas croisèrent ceux de Walter Benjamin et, par association d’idées, les reportages de la Polonaise Hanna Krull qu’il déclare la «mère du reportage moderne, à savoir résolument impartial, mais dont l’empathie envers son sujet, traduite par la style, dénote au contraire un amour sans faille pour les êtres humains », termes d’ailleurs applicables à Rahmy lui-même.
Toute proportions gardées évidemment, la démarche de Philippe Rahmy procède cependant d’une réflexion éthique proche de celles de Tchékhov ou de Svetlana Alexievitch, cependant très limitée dans ses moyens physiques réels et qu’il dit lui-même «arrogante» du fait même de sa fragilité, mais qui n’en impose pas moins le respect et vaut par la qualité de ses observations au fil de ses rencontres.
Celles-ci sont multiples, tantôt révélatrices et tantôt frustrantes, entre tel groupe de ramasseurs de tomates esclavagisés et tels monologues d’anciens combattants devenus criminels de guerre par la force des circonstances, en passant par tel meurtrier qui propose à l’écrivain de lui décrire la «vraie vie» de la prison, etc.
Pardon pour nos frères humains…
Cela étant, le plus grand apport de Pardon pour l'Amérique, comme d’ailleurs de Monarques, paru du vivant de l’auteur, me semble ailleurs: dans la voix unique de l’écrivain, son regard et son écriture, mais aussi son implication personnelle si vibrante, par exemple quand il raconte comment il a reçu le stylo avec lequel il a écrit ses livres.
«C’était un dimanche, pendant le culte. Je venais confirmer mon baptême en compagnie d’autres adolescents de mon âge. Les uns après les autres, nous nous sommes levé pour nous adresser à l’assistance. J’ai été le dernier à prendre la parole. J’ai dit que j’entrevoyais le plein jour, mais que je renonçais à Dieu, qui tolère la souffrance. Je me suis rassis. Mon coeur battait à se rompre. Ma mère a pris ma main. Quand elle l’a relâchée, je tenais un stylo en or».
Poète au noyau dur et au cœur doux, Philippe Rahmy relie à tout coup le détail et l’ensemble, la maman alligator protégeant ses petits ou Jim Morrison en son dernier concert de révolté, le sort tragique de la cueilleuse de tomates Dengé ou le racisme récurrent d'America first, du film Naissance d’une nation de Griffith aux hideuses manifestations de Charlottesville banalisée par Trump.
Quant à Philippe Rahmy qui disait, à 16 ans, renoncer « à Dieu », il parle avec une affection évangélique du camarade de classe qui, le tabassant un jour sans savoir ce qu’il faisait à cet enfant de verre, le cloua pour la première fois sur un fauteuil roulant.
Et ces derniers mots de Pardon pour l’Amérique, où l’on entend «pardon pour les humains», qui nous serrent aujourd’hui le cœur : «Ne plus emballer la pierre du réel. Adieu images, couleurs et rubans ! La pierre. Saigner sur elle. Lutter. Saigner. Aimer. Finir. S’alléger de jour en jour. Ni ordinateur, ni tablette, ni téléphone, ni livres. Un crayon, un papier dans la poche. Comme un ancien fumeur conservant un paquet de cigarettes au fond d’un tiroir. Combien de temps encore, cet ultime recours ? Désormais seul face à l’immense soudain. Seule la littérature. Dehors et autrui à travers soi. La vie au filtre de la chair »…
Philippe Rahmy. Pardon pour l’Amérique. La Table ronde, 310p.
Pascal Quignard est sûrement l’un des plus grands «musiciens» contemporains de la langue française, dont l’oeuvre polyphonique se déploie dans tous les registres de la sensibilité et de l’intelligence, de l’érudition et de la sensualité verbale. Pas moins de cinquante livres constituent cette oeuvre majeure, récompensée en 2002 par le Prix Goncourt aux Ombres errantes, premier tome de l’ensemble de proses digressives intitulé Le Dernier royaume, riche de six titres et marquant une sorte d’archipel central.
Parlant de lui-même (dans Le Dictionnaire de Jérôme Garcin) , l’écrivain notait un jour: «Il aime les papillons qui ne voudraient pas redevenir chenille. Il croit à la métamorphose ou plutôt à la transmigration des formes. Il met plus haut que tout l’image qu’employait Jean Buridan au début du XIVe siècle, selon laquelle les récits des hommes sont les gouttes de vin tombées sur une nappe sèche qui restent en boule et reflètent la salle, les fruits, les ustensiles de cuisine qui y sont déposés et l’invraisemblable beauté des mains, des seins et des visages des femmes qui sont sur le point de débarrasser la table et qui se penchent sur elle».
Oscillant entre le roman déployé en amples rêveries (Le salon du Wurtemberg,Les escaliers de Chambord ou Tous les matins du monde), l’érudition «antique», avec les huit tomes de ses fameux Petits traités, les essais monographiques (sur le poète Maurice Scève ou le peintre du silence Georges de La Tour), les études aux sources du langage ou de l’érotisme (La nuit sexuelle), l’oeuvre de Pascal Quignard, si diverse en apparence, est tenue ensemble par une langue d’une vive clarté et ce qu’on pourrait dire plus précisément sa «lumière dans les mots». Or cette «lumière» est à la fois une «musique».
Les Solidarités mystérieuses, roman comme monté des profondeurs de la vie à travers la mémoire d’une femme, relayée par diverses autres voix, est ainsi une pure merveille de musicalité sensible. Cette plongée dans le temps, qui interroge nos liens avec nos proches parfois si lointains, mais aussi nos attaches avec la Nature, fait écho à un autre mémorable roman récent, intitulé Villa Amalia et marqué par un autre portrait de femme.
Or ce nouveau roman à la fois dur et tendre, comme la vie et les gens, tragique et doux, fait apparaître d’abord une femme affirmée, nette et forte en apparence, claire comme son prénom dont elle fête la patronne, sainte Claire, le 11 août, avec son frère homosexuel Paul, qui fête avec elle la saint Paul le 29 juin.
Fragile et solide à la fois, le lien qui unit Claire et Paul, est une des ces «solidarités mystérieuses». L’ouverture du roman, avec le retour de Claire dans la Bretagne de son enfance, où elle retrouve sa vieille maîtresse de piano et la nature peuplée de petits animaux chers à sa mémoire, est d’une exceptionnelle qualité de présence, picturale et musicale à la fois. Puis tout se passe comme si Claire se fondait dans ce tableau, et c’est alors que les voix des autres (son frère Paul, Simon l’ami perdu, sa fille Juliette) relaient pour ainsi dire celle de Claire pour compléter son portrait et moduler le roman dans le temps retrouvé des mots - ce temps de tous dont nous n’habitons que quelques instants et que reflètent les gouttes de vin sur la table du monde...
Pascal Quignard. Les solidarités mystérieuses. Gallimard, 251p.
Deux auteurs quadras, le Serbe Andrija Matic, dans L’égout, et la Russe Irina Bogutivskaya, avec Camarade Anna, scrutent le présent et le futur de leurs pays respectifs, avec talent, lucidité panique ou tendre désarroi.
Chronique de JLK
Vingt ans après l’explosion de l’entité yougoslave et l’implosion de l’empire soviétique, deux écrivains qu’apparentent leur jeune âge au moment de ces séismes, leur vive sensibilité et leur capacité de transformer le magma des faits en œuvres significatives, prouvent une fois de plus que la littérature conserve une fonction majeure dans la perception et l’interprétation de la réalité, à discuter ensuite sur pièces.
De fait, ni l’un ni l’autre de ces deux écrivains ne prétend au rapport objectif ou à la vérité générale. Le premier, Andrija le Serbe, force en effet le trait en expressionniste lanceur d’alerte, et la seconde, Irina la Russe, concentre son observation sur une fraction de la nouvelle réalité russe évidemment partielle. Mais les deux visions sont saisissantes et méritent attention et réflexion.
Un avenir radieux à souhait...
Les lendemains qui déchantent ont encore de l’avenir en Serbie, à en croire Andrija Matic, dont L’égout (initialement publié en 2009, il faut le préciser) anticipe, au tournant de l’an 2024, un tableau pour le moins réjouissant... De fait, après l’effondrement économique de l’Occident et la relance d’une nouvelle guerre froide, la patrie de l’auteur a trouvé une nouvelle unité dans la fusion de l’idéal communiste et du sentiment nationaliste le plus pur, avec la bénédiction de l’église orthodoxe.
La plus saine éthique chrétienne a été restaurée par l’éradication des deux vices typiquement occidentaux que représentent la drogue et l’homosexualité, désormais punis de mort. L’usage des ordinateurs et donc d’Internet a été proscrit, de même que, la pratique de l’Anglais, interdite par l’Assemblée nationale, comme on l’apprend à la première page du roman, au dam du protagoniste, Bojan Radic , qui n’est pas plus homo que toxico mais prof d’anglais.
Comme tous ceux qu’on appelle précisément les « Anglais », Bojan se trouve rejeté, même par ses amis, après avoir perdu son job et sans espoir d’en retrouver un nouveau. Jusqu’au jour où un voisin l’aborde, qui n’est autre que le chef de la sécurité nationale et lui propose, sous le sceau du secret, d’enseigner la langue interdite à ses deux enfants.
C’est ainsi que Bojan accède au cercle des privilégiés du régime, moyennant une condition supplémentaire : il lui faudra, tous les dimanches, emmener les enfants du chef à l’exécution publique du jour. Or, contre toute attente, la vision de celle-ci (deux homos écrabouillés à la masse à la grande satisfaction des bandes de skinheads et de jeunes orthodoxes à longues barbes, autant que des autorités politiques et religieuses conviées au spectacle, mufti de Belgrade compris) fait naître, dans la conscience et les tripes du protagoniste, une sorte de jouissance participative «divine» qui fait de lui un nouvel homme.
Manque de pot: une femme l’attend sur le banc d’un parc, au prénom de Vesna et aux yeux doux, qui va compliquer la donne. On sait que la femme est maléfique par nature, mais en l’occurrence il y a pire, car Vesna est séropositive, contaminée par un petit ami dûment exécuté l’année précédente. Du coup, notre Bojan ne pense qu’à s’esquiver, mais il va de soi que les services secrets l’ont pisté et qu’il devra promettre au Chef de ne plus voir la pécheresse. Jusqu’au jour où, celle-ci s’étant suicidée de désespoir, la mauvaise conscience du jeune homme le taraude au point de le faire assister à l’enfouissement du corps de Vesna dans la fosse commune, faute professionnelle grave évidemment relevée par les sbires du chef qui entreprendra alors sa descente aux enfers, passons sur les détails.
Dystopie au futur antérieur
Situé abusivement dans la filiation d’Orwell, alors que cette fable futuriste gore n’a que peu avoir avec la grande fresque de 1984, le roman d’Andrija Matic me semble bien plus proche d’une dystopie noire du genre de La servante écarlate de Margaret Atwood ou, dans la foulée des auteurs serbes, des terribles romans d’Alexandre Tisma ou des allégories mémorables d’un Branimir Scepanovic (La bouche pleine de terre ou plus encore La mort de Monsieur Golouja) évoquant la fuite d’un individu poursuivi par la meute collective.
Comme le remarque le traducteur du roman en postface, la société décrite par L’égout rappelle surtout la Serbie nationaliste et bigote des années Milosevic, même si maints détails évoquent bel et bien les nouvelles dérives des sociétés post-communistes. Or le plus intéressant de ce roman tient peut-être à la ressaisie, par le jeune auteur (Matic était dans sa trentaine au moment de sa composition) des errements de son personnage entre soumission et révolte, que résume cet aveu du protagoniste : «Seule l’hypnose avait pu me fondre dans une armée de mortels anesthésiés qui s’attribuaient le nom de peuple, me faire cesser de réfléchir avec sobriété »…
Oblomov et les néo-leninistes Le merveilleux personnage d’Illia Ilitch Oblomov, type du paresseux en poétique robe de chambre à l’orientale imaginé par Ivan Gontcharov et devenu une figure emblématique de la grande littérature russe, fut désigné par Lénine comme l’exemple du bourgeois à abattre, incarnant le propriétaire terrien à comportement de parasite; et voici qu’un jeune homme né dans la même ville que le (trop) fameux Oulianov, oblomovien en sa douce moëlle de rêveur, ressuscite dans Camarade Anna par la grâce d’Irina Bougatyreva, auteure déjà fêtée dans son pays, dont la découverte de son premier roman traduit en français nous vaut un vrai bonheur de lecture.
Après avoir débarqué à Moscou de sa province lointaine, écouteurs à noires pastilles sur les oreilles («le vieux rock russe qui l’avait vu grandir lui déchirait l’âme de sa tristesse coutumière», le jeune Valia, étudiant en communication au «regard sombre de Bakchir» et au tendre cœur, remarque tous les soirs, à minuit moins le quart, une jeune fille vêtue d’un manteau de cuir et portant à l’épaule un sac noir auquel est noué un ruban rouge vif d’un « archaïsme provocant», sortant par la même porte du wagon central du métro à la station Prolétaires et rappelant au garçon les jeunes filles phtisiques des romans de Dostoïevski - d’autant plus attirante donc qu’elle semble inabordable avec son air pur et dur, etc.
L’ayant enfin abordée à la suite d’une véritable course-poursuite qu’il finit terrassé au pied de la belle, laquelle l’imagine envoyé par de mystérieux ennemis, Valentin est sommé de dégager avant d’apprendre qu’elle répond au nom de «camarade Anna».
Or, loin de se décourager, Valia va bel et bien susciter, à force de croisements dans le métro, l’intérêt de la farouche Anne qui, un jour, l’emmène dans un sous-sol où se tient une grave assemblée dont il apprendra plus tard qu’elle réunit le « club de réflexion des jeunes patriotes » dont les jeux de rôles consistant à reconstituer le contexte historique de l’époque de la Révolution, sous la direction d’un mentor moralisant qui, dès l’apparition de Valia, le soumet à un interrogatoire serré sur son idéal et son mode de vie.
Le doux rêveur et la militante
Sur fond de bohème estudiantine charmante - Valia vivant en colocation avec un adorable couple genre babas-cool à la russe, dans une chambre marquée par le suicide hyper-lyrique d’un jeune homme qui a sauté par la fenêtre du dixième étage pour rejoindre son ange à cou de cygne -, Irina Bogatyreva détaille les tribulations du pauvre amoureux candide et de celle qu’il appelle son «soleil», laquelle n’en finit pas de s’impatienter d’agir au niveau du concret, persuadée que le peuple (dont elle ne sait rien) crève de médiocrité petite-bourgeoise, et reprochant à son ami de n’aspirer qu’à un tranquille bonheur.
Après Le fin de l’homme rouge, où Svetlana Alexievitch a rassemblé moult témoignages de Russes sur la société post-soviétique, combien éclairants, le roman d’Irina Bogatyreva apporte un complément romanesque plein d’échos littéraires, où les grandes ombres de mémoires d’un Tourgueniev ou d’un Tchékhov contrastent avec le discours idéologique aussi véhément qu’abstrait des idéologues que la camarade Anna ressasse à n’en plus finir. Sans donner pour autant dans la satire univoque, ce roman de haute tenue littéraire rend compte sans aigreur d’un présent plus que jamais tissé d’incertitudes.
Andrija Matić . L’égout. Traduit du serbe et postfacé par Alain Cappon. Segre Safran éditeur, 201p. Paris, 2018.
Irina Bogatyreva, Camarade Anna. Traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs. Albin Michel, 273p. Paris, 2018.
Avec les 17 nouvelles d’Un jeudi parfait, Fabrice Pataut fait merveille, avec autant de fantaisie cocasse que de gravité sous-jacente, dans les situations et les climats les plus variés d’apparence, relevant tous cependant du même regard à facettes et fondus en unité par la grâce d’une écriture singulière.
Les lecteurs ignorant encore tout de l’œuvre de Fabrice Pataut, comme c’était mon cas avant que je n’y entre par les 17 portes et les trois fenêtres d’Un Jeudi parfait, trouveront dans ce recueil un concentré représentatif, me semble-t-il – je le dis après avoir lu son recueil précédent, Le Cas Perenfeld, et trois romans (Aloysius, En haut des marches et Reconquêtes) de la même exceptionnelle qualité - de l’art de cet écrivain hors norme, avec ses thèmes et ses variations, son humour et son extrême sensibilité, son don d’observation sans limites et son imagination narrative sondant volontiers l’insolite voire l’obscur, enfin la plasticité et la grâce d’une écriture à la fois limpide et chatoyante.
Dès la première page de la première nouvelle d’Un Jeudi parfait, modulant le dialogue d’un criminel pas comme les autres (après avoir tué accidentellement sa mère à l’âge de deux ans, au moyen d’un revolver chargé qui se trouvait prêt à l’usage, il a mis fin aux jours de sa sœur coupable à ses yeux de chercher à l’excuser) et d’une psychiatre impatiente elle aussi de le comprendre – dès ce début apparemment abracadabrant j’’ai été saisi, scotché comme on dit, intrigué et de plus en plus intéressé, par delà le semblant de paradoxe et le sarcasme, par la justesse du propos sous son dehors extravagant.
C’est que l’auteur, comme on le vérifie dans ses nouvelles plus étoffées, nous retient immédiatement par le détail ou la tournure verbale inattendue – un peu comme chez un Marcel Aymé – avec un mélange d’ironie et de bonheur d’expression qui en scelle l’originalité.
Dans Le veau d’or, ensuite, changement total d’ambiance, où l’on voit un brave homme mis à mort à l’instant où il s’est risqué à toucher la clinquante idole, inspirant à son fils de sages conclusions sur ces excès de « tapageuse » crédulité.
Puis ce sont, avec Trois fenêtres, qu’on ne saurait tout à fait dire une nouvelle, trois regards sur la vie du narrateur confronté à ce qu’on pourrait dire le miroir du Temps – qui joue un rôle crucial dans les « musiques » de Fabrice Pataut, de son enfance à la bascule d’une amitié de jeunesse et des « choix » de sa vie…
Sur quoi nous voyons Yvonne retrouver son fils Yves pour un dialogue durant depuis trente ans, qu’elle décide tout à coup d’interrompre, dans Un jeudi parfait, pour s’en aller de son côté de la façon que la lectrice et le lecteur découvriront…
Tout cela ne se raconte d’ailleurs pas comme ça, car l’anecdote ou l’intrigue sont secondaires, même quand l’auteur joue sur la tension et la surprise, comme dans Luxembourg, délicieux portrait de groupe bilingue où l’on voit une demoiselle de dix ans (l’âge de raison comme on sait) imaginer les situations les plus scabreuses impliquant ses proches.
Comme l’auront constaté les lecteurs de plus longue date des nouvelles et des romans de Fabrice Pataut, ceux-ci et celles-là communiquent parfois ainsi qu’on le découvre dans Qui assassinera Perenfeld ?, plongée dans les embrouilles tragiques de la guerre rappelant les romans de l’auteur serbe Alexandre Tisma, sur un thème déjà traité dans Le cas Perenfeld.
À cet égard, il vaut la peine, même en cours de lecture, de consulter les dernières pages des recueils de nouvelles de Fabrice Pataut, où celui-ci explique brièvement la genèse de chaque morceau. Ainsi apprend-on par exemple que L’amateur d’oreilles, variation assez sidérante sur le rapport que le narrateur entretient avec ce «réceptacle des confidences» par lequel ses mots vont glisser dans « la femme à l’oreille », a été composée à Minorque et que sa thématique est « à tiroirs »…
Prodigieusement poreux, et non moins polyphonique, plus encore : synesthésique, l’art du conteur se nourrit de sentiments souvent confus autant que de sensations, achoppant ici (Rêverie à la plage) au « langage » des orteils de telle baigneuse, ou là aux errances nocturnes d’un certain Giacomo Puccini flanqué de son chauffeur en livrée, pour une sorte de tendre hommage dont l’auteur, là encore, explique l’origine en note…
Lire Fabrice Pataut relève bonnement, pour qui est sensible à sa très pénétrante intelligence et à sa complexion psychologique et affective des plus riches, de l’exploration. D’une nouvelle de ce recueil à l’autre, l’on marivaudera à ski (Promenade sentimentale) l’on s’interrogera sur les relations liant un hippopotame à la révolution cubaine, (Les bonbons cubains) ou l’on se penchera (Narcisse) sur l’eau virginale de la jeunesse se rêvant toute pure, entre autres épisodes, biblique (Les fils de Joseph) ou relevant de la science fiction critique à coloration nippone (Les usines Tobakulari), j’en passe et de quoi remplir (dans le morceau intitulé précisément Remplir) la lectrice et le lecteur d’une foison d’images et d’idées n’excluant pas le simple et radieux bonheur de lire…
Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Pierre-Guillaume de Roux, 269p. Paris, 2018.
L’exergue de Virgile au nouveau recueil d’Yves Leclair, Cours, s’il pleut, me tient lieu ce matin de bon conseil: « Facile de descendre ; la porte du dieu sombre reste ouverte jour et nuit ; Mais revenir sur ses pas et regagner le grand air, Telle est l’œuvre, telle est la tâche ».
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Cap d’Agde, ce mardi 3 juin 2014. – Achevé ce matin la lecture d’Un bon fils de Pascal Bruckner. Vraiment très bien. Très forte évocation d’une certaine France et d’une certaine difficulté de celle-ci à se sortir de sa vieille culpabilité.Très honnête rapport aussi d’une émancipation, loin d’un paternel écrasant et d’une mère couveuse. Très bonne chronique enfin des mutations d’une époque et, plus précisément, de l’évolution de toute une génération – la nôtre.
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Dire à l’occasion ce que sont réellement les poèmes de Michel Houellebecq : résidus de morve de déprimé avec, ici et là, deux ou trois vers meilleurs. Mais sans le nom de l’auteur, on dirait : petit branle d’ado mal dans sa peau.
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La poésie est une musique. C’est la pensée qui me vient immédiatement en lisant les poèmes de jeunesse de Pasolini, que la version bilingue me permet aussi d’entendre commeil le faut évidemment.
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Dès que j’ai commencé de lire le récit des dernières années de Proust, telles que les raconte Céleste Albaret, j’ai été touché, charmé par le ton, la finesse sous la naïveté, l’élégance sous le naturel de cette « femme du peuple » doublée d’une « fille de la campagne » qui, à vingt-deux vingt-trois ans, a appris les plus délicates manières auprès de l’adorable despote, à commencer par la préparation du café, et l’a ensuite veillé huit ans durant, vivant la nuit comme une chauve-souris à l’instar de La Prisonnière, mais sans se plaindre jamais, au contraire : incessamment ravie…
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Un haut-le-cœur m’a secoué en lisant un « tous ménages » dévolu à la SUISSE GARANTIE et sous-titré : Plaisir et santé, où il n’est question que de bouffe et de bien-être, sous l’égide de ce label Suisse garantie. Or j’ai beau n’être pas contre la défense de la culture et de l’agriculture helvétiques : cette rhétorique me révulse et m’impatiente de ferrailler contre cette nouvelle Suisse auto-satisfaite et se repliant de plus en plus sur elle-même. Je vais donc continuer d’attaquer cette SUISSEGARANTIE, comme je m’y emploie depuis que j’écris. Contre la consommation. Contre la folie gastro. Contre la folie déco. Contre toute cette acclimatation qui fait obstacle et plus encore : offense à l’esprit. Et ceux là que je vais combattre plus que jamais : les éteignoirs de l’esprit.
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À la note poétique qui m’est venue hier, que j’ai intitulée L’échappée, j’ai ajouté ce matin une sorte de codicille ou retouche annonçant un autre poème possible, formulée en ces termes : « Et pourtant / la vie sans toi / est d’un ennui /mortel »…
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À travers les années, essai de contrepoint.
Retombant sur une tranche de mes carnets de l’année 2003, je me livre à un essai de contrepoint qui devrait prolonger, à tout coup, l’exercice de la notation journalière et son approche critique…
1er novembre 2003. - Dans le train, j’observe le manège d’un père et de ses deux enfants. Sans doute un père divorcé qui les a eus “sur le dos”ce début de week-end et les ramène à leur mère, ou peut-être est-il allé les chercher à Berne et les ramène-t-il à Fribourg ce soir pour les subir ce soir et les ramener demain ? Ce qui est sûr est qu’il n’a pas l’air content, le regard verrouillé et l’air de s’ennuyer ferme, repoussant la petite visiblement très en manque de lui, tandis que le garçon n’en finit pas d’aller et de venir d’un compartiment à l’autre sans tenir compte de ses reproches. Triste vision.
Contrepoint en juin 2014. – De telles scènes me resteront toujours en mémoire, je ne sais pourquoi, peut-être pour me rappeler que la douleur existe ?
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Repris ce matin mes notes sur Les humeurs de la mer, de Volkoff, dont je ne me rappelais pas vraiment l’ampleur et la richesse. Il est vrai que ce qu’il m’en reste tient à quelques observations et, surtout, à un grand débat sur le bon usage du mal qui me paraît, aujourd’hui, un peu téléphoné - comme si tout était jugé d’avance, et c’est bien au fond la limite du romancier soumis à une idéologie.
Contrepoint. - Il y eut L’été Volkoff, en 1979, durant lequel j’ai lu LesHumeurs de la mer sur tapuscrit, avant Dimitri et Bernard de Fallois. J’en garde 60 pages de notes dactylographiées. Le trio m’en avait été très reconnaissant et ce fut une formidable découverte. Je me figurais l’auteur en immense type à la Robertson Davies. Je rencontrai un personnage court sur pattes cambré comme un militaire de parade, Franco-russe à bouc tchékhovien. Je lui ai rendu visite à Macon (Georgia) en 1981 et l’ai battu à plates coutures au tir au pistolet. Je me rappelle sa mère parlant du roman de son fils comme « notre livre - quand nous écrivions notre livre… ». Angelo Rinaldi parla des Egouts de la mer et perdit le procès qui lui fut fait sans mériter, selon moi, cet honneur.
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Jedem Tierchen sein Plaisirchen. Le populaire dit simplement: prendre son pied. Mais sa vie durant Amiel en fera tout un plat. Quant à moi je verrais plutôt la chose en stoïcien. Déjouer l’obsession par une bonne séance, etc.
Contrepoint. - Cette espèce d’hygiénisme sexuel ne me ressemble pas du tout, et d’ailleurs je suis incapable de « parler sexualité » froidement, autant que de « parler religion ». J’ai par ailleurs horreur de la littérature dite érotique, alors que je crois possible un nouvel érotisme littéraire, pas du tout du côté de Sade mais du côté de Restif ou de Morand, ici et là de Jouve, de Jean Genet et de Michaux pour le comique onirique que j’essaie de recycler à ma façon dans La Fée Valse.
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A quoi rime l’invasion du sexe sur le réseau des réseaux ? Ce n’est pas un petit coin réservé mais un déferlement pléthorique de la même chose. Multiplication exponentielle de la même chose. Jusqu’aux scènes de bestialité qui nous arrivent sur nos écrans, tous les jours que Dieu fait. La blonde qui se fait prendre en levrette par un chien; la brune, par un cheval. Und so weiter.
Contrepoint. – J’ai l’air, là, de m’indigner moralement, mais c’est autre chose que je visais dans l’évocation de ce nouveau « format » du fantasme collectif. À seize ans déjà, le phénomène de la « vie par procuration », au début de la télé, me paraissait une menace. Mais on peut voir les choses autrement, et l’expérience y aide. N’empêche : dans la baise par procuration, sur Webcamworld.com, des individus, des couples, des groupes, des familles entières même s’astiquent et s’enfilent par tous les trous pour de l’argent. On peut y voir une nouvelle forme de prostitution, ou un exutoire. De toute façon : le fait charrie des millions de dollars et c’est à considérer attentivement.
En 3D, nous aurons retrouvé en mai les branleurs et autres niqueurs de plage en leur avatar « libertin » de Cap d’Agde, bidochons de la middle class européenne se la jouant Satiricon en relançant tous les codes de conformisme collectif sous latex et monoï - nouveaux maîtres minables des lieux parce qu’y faisant pisser l’euro…
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Je me rappelle que, vers l’âge de 17 ans, je me suis soudain affranchi de la foi chrétienne, au chagrin de ma mère. Mais sa façon de me dire sa peine m’aurait plutôt poussé à en rajouter, comme si je devais résister à un chantage. Le même problème avec la mère américaine ou la mère juive, ces mantes religieuses suaves et tenaces Mais pourquoi ce rejet de ma part à ce moment-là, et pourquoi le retour plus tard à la religion avec le besoin d’une forme plus rigide, telle que l’offre le catholicisme ? Mon virage à droite vers la vingtaine, par réaction au conformisme gauchiste, était-il plus fondé et réel que mon retour ultérieur à la gauche ?
Contrepoint. – J’ai pourtant beaucoup de tendresse pour mes petits parents protestants de paroisse, qui allaient «pousser les lits » à l’hôpital, des chambres à la chapelle. Mais s’affranchir du Surmoi s’impose à certain âge, et la lecture de Zorba et de Camus, les chansons de Brassens et de Brel ou Ferré, composaient un début de culture. Ensuite l’inquisition du groupe progressiste, et le côté bon clan des prétendus non conformistes de droite, m’ont également rebuté.
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Béla Grunberger cite cette croyance selon laquelle le Dieu le plus ancien était un être d’une méchanceté sans bornes. A ce propos, revenir à l’Histoire du méchant Dieu de Pierre Gripari. Pour ma part la conviction que Dieu n’aura jamais été que la projection des hantises, des peurs et des besoins, puis des aspirations les plus hautes de la misérable et « divine » humanité. Celle-ci en est en effet devenue plus « divine » à certains égards, et plus misérable que jamais.
Contrepoint. – J’avais parlé du méchant Dieu de l’Ancien Testament à George Steiner. Qui m’a répondu : oui mais après l’Exode il y a le Lévitique.Toute religion contient sa propre contradiction. N’empêche que le poids de la Tribu commande, qui se répartit mondialement avec le christianisme. Pareil avec l’islam, et l’athéisme relance la religion avec le stalinisme. Plus tard j’aurai découvert l’anthropologie chrétienne selon René Girard, tellement plus ouverte. Parallèlement, je découvre qu’en 2003 j’avais commencé de lire l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié, que j’ai reprise ces derniers temps, constituant surtout une histoire du « besoin de Dieu », et dans laquelle on voit aujourd’hui les grandes lignes continues de la folie fanatique, de l’Iran de Zarathoustra – premier inventeur du Dieu unique – à la réaction qu’il suscita, dont on retrouve les mécanismes dans les zones soumises à ce que Peter Sloterdijk appelle la « folie de Dieu ».
L’Eternel a brouillé les cartes du langage pour faire pièce à la volonté de puissance unanime des hommes.
Contrepoint. – Littérature quand tu nous tiens. Comme si Babel relevait de la volonté d’un seul Dieu alors que le mythe procède d’une division antérieure et d’une recomposition aléatoire
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L’image de la Vierge ne m’a jamais inspiré. Qui plus est immaculée de conception. Autrement dit: la femme niée jusqu’à l’état d’ectoplasme. Et je me demande aujourd’hui: qui croit vraiment réellement, sincèrement à cela ? Sûrement pas moi. Autant dire que je reste protestant à cet égard. Aucun goût pour le Saint Esprit non plus, ou plus exactement: plus du tout aujourd’hui. Le nom de Dieu m’apparaît plutôt comme un chiffre, à la manière juive, par conséquent imprononçable.
Contrepoint. - Aujourd’hui je dirais plutôt que Dieu est en moi, que le Christ est un vœu, la Vierge une figure possible de contemplation – je pense à la Madone de Duccio di Buoninsegna à Sienne - le Saint Esprit un souffle, les saints une joyeuse troupe. Le Dieu de Spinoza est un moment de laréflexion, mais il me semble trop abstrait, et le Dieu de l’équipe du Brésil trop concret. Ainsi de suite…
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Le nom de fanatique vient, étymologiquement, de l’expression: serviteur du temple.
Contrepoint. - Les étymologies peuvent éclairer, mais elles ont souvent bon dos.
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Le judaïsme est fondé sur le principe de réalité, auquel s’opposent le christianisme et l’islam. Plus qu’une religion le judaïsme est une morale. Règne et pivot de la Loi. Le judaïsme est oedipien-pragmatique, tandis que le christianisme vise à la sublimation et à la pureté. Pas d’au-delà juif: pas de ciel. L’interprétation divergente du mythe édénique est significative à cet égard. Pour les juifs, l’Arbre de la connaissance symbolise le privilège exclusif de Dieu, alors que le péché originel des chrétiens est d’ordre pulsionnel. Le serpent assimilé à un symbole phallique. (en lisant Narcissisme Christianisme Antisémétisme de Béla Grunberger)
Contrepoint. - Il y a quelque chose du terrorisme dans certains discours psychanalytiques, et j’ai ressenti la lecture de ce livre de Béla Grunberger comme une espèce de vengeance, tout en reconnaissant maintes vérités là-dedans, comme dans l’anti-christianisme de Rozanov reprochant, non loin de Nietzsche, la face sombre de cette religion anti-pulsionnelle et plombée par le goût de la douleur. Côté narcissisme, l’adoration du jeune homme se retrouve (notamment) dans la peinture italienne, et je me rappelle cette observation faite, par de ne sais plus qui, à propos du culte homosexuel voué par un Marcel Jouhandeau à la figure du Christ. À voir aussi les Saint Sébastien crevant pour ainsi dire de jouissance trouble. Philippe Sollers, pour sa part, parle d’ « athées sexuel » à propos du Christ...
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Plus je vais, plus je lis, plus j’écris et plus je me sens essentiellement écrivain. Je suis certes intéressé par la lecture de telle thèse de psychanalyse (le passionnant et très dérangeant ouvrage de Béla Grunberger) ou telle étude philosophique (je ne cesse de lire Wittgenstein ou Nietzsche, et ces jours Paul Ricoeur), mais tout travail intellectuel qui ne passe pas aussi par un travail sur la langue me semble pécher d’une manière ou de l’autre. Je suis fondamentalement attaché à ce que j’ai toujours appelé la musique qui pense, dont les meilleurs exemples me semblent donnés par un Charles-Albert Cingria ou par un Vassily Rozanov, un Chesterton ou un Chestov, une Annie Dillard ou une Maria Zambrano, après Simone Weil évidemment.
Contrepoint. – J’entends le terme d’écrivain sans aucune résonance sociale de prestige, juste en fonction d’un certain lien, quasi charnel, avec la langue et les mots, tel que l’évoquait Audiberti. On pourrait dire aussi : poète. Ou chercheur de sens à travers les mots et les images. Godard est philosophe à sa façon, mais aussi poète et ami du chien. DansFilm socialisme, il imagine un enfant devenu ministre. Dans son entretien récent avec Le Monde, il propose à Hollande de prendre Marine Le Pen pour premier ministre. Il a pleinement raison. De même devrions-nous arrêter Ueli Maurer, l’ancien Président de la Confédération suisse, après ses déclarations relatives à Tien’Anmen, comme quoi ce serait le moment de « tourner la page ». Va-t-on, avec cet « ami » de Poutine (il l’a aussi faite !), « tourner la page » du Goulag ? La politique doit tenir compte des faits, c’est sûr. Donc : Marine à Matignon, et Maurer en prison !
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Les souvenirs d’Anne Atik sur Beckett, intitulés Comment c’était, me surprennent et me passionnent. On y découvre un homme extrêmement attentif à la poésie, et dans toutes les langues, doublé d’un être attachant, bon et généreux. Egalement emballé par la relecture deLa panne, de Dürrenmatt, dont le climat restitue merveilleusement le ton de la Suisse moyenne. Et ce ne sont que deux livres parmi la foison de meslectures de ces jours, où les essais de Mallarmé voisinent avec les Remarques mêlées de Wittgenstein et le pavé de Béla Grunberger sur le narcissisme.
Contrepoint. - Notre bibliothèque est comme un corps nombreux. Le souci bibliophilique m’est étranger, mais je parcours mes rayons comme une abeille les siens. L’abeille est membre du rucher, et moi je sais que tel livre fait partie de mon corps, quitte à le racheter plus tard si je m’en suis défait par erreur. Nous devons voir à peu près 15.000 livres à la Désirade, et je commence à en filtrer les départs direction la librairie de La Pensée sauvage où j’ai dû en solder à peu près 5000. À l’isba, je vais atteindre les3000, et à l’Atelier de Vevey se regroupent tout Gallimard, la philo et lesAnglo-Saxons, vers les 5000 encore, dont je me délesterai sans risquer l’atrophie. En somme, comme Godard travaille à ses montages polymorphes, je travaille ma bibliothèque virtuelle et plus que réelle « au corps », grappillant et faisant mon miel.
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Ne pas se laisser gagner par la morosité ambiante. Jamais. La lecture de Comment c’était, évoquant la vie de Beckett, m’est ces jours précieuse. Présence constante de la poésie dans cette vie, et son manque dans la mienne. Pas assez acharné à défendre et à illustrer le chant du monde. Cela que je dois relancer dans Les passions partagées et sans discontinuer - cela qui m’a toujours tenu ensemble et ramené à lajoie.
Contrepoint. - Charles-Albert Cingria est à mes yeux l’écrivain par excellence du chant du monde.
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Pas mal de délire russe et d’époque (sur l’Eglise et la Révolution) dans les Feuilles tombéesde Rozanov, mais l’essentiel qui m’importe est ailleurs: dans l’intimité et dans la beauté de l’aveu. Or je vois mieux à présent ce qu’il y a, là-dedans, de péniblement idéologique, et ce qui s’en dégage en chant d’amour, et notamment grâce à laprésence de celle qu’il appelle “maman” ou “l’amie”, et que moi j’appelle “ma bonne amie”.
Contrepoint. - Cette dualité du génie dostoïevskien, nocturne et lumineux à la fois, méchant comme un pope et doux comme un starets, je l’ai retrouvée chezDimitri, le premier à me révéler Rozanov.
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Je me disais ce matin que j’aurais besoin d’un exergue pour Les Passions partagées, sur quoi je prends un livre au hasard, En vivant en écrivant d’Annie Dillard, je l’ouvre et voici la première phrase que je lis: « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? » Et cet après-midi, après avoir dormi (très fatigué que j’étais par les deux bouteilles de Corbières d’hier soir), j’ai repris Comment c’était, le livre d’Anne Atik évoquant le souvenir de Samuel Beckett et j’ai pensé que l’exclamation initiale de Fin de partie, “Encore une journée divine !”, ferait également un exergue possible (il m’en faudra trois) pour Les passions partagées.
Contrepoint. - Godard partage mon goût prononcé pour les citations. Cingria disait que l’art de la critique passait par l’art de la citation. Le lecteur-blogueur Francis Richard en est la parfaite illustration.
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Le sentiment que l’Eternel est injuste est trèsprésent dans l’Ancien Testament. “Le chemin du Seigneur n’est pas équitable”,dit Ezéchiel (18, 25). Et ceci de parlant: “Les pères ont mangé du raisin vertet ce sont les enfants qui ont les dents rongées”.
Contrepoint. - Pierre Gripari, dans un entretien que je lui avais proposé, traitait le Dieu de l’Ancien Testament d’ordure nazie, et le Christ de fiole sentimentale. Ces propos n’ont pas passé dans l’hebdo Construire où ils devaient paraître, et j’ai consenti à leur censure. Pierre m’en a voulu, mais je lui ai reversé la moitié de ma pige.
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L’idée de la rétribution concerne la nation (Israël, peuple élu) dans l’Ancien Testament et devientensuite un enjeu personnel. Pari de Pascal, etc.
Contrepoint. - Horreur de cela depuis toujours. La seule idée d’un marché,en la matière, me semble indigne. Abomination des deals entre les croyants et la divinité, qui récompenserait parcequ’on n’a pas copulé (ou pas assez) ou qu’on est mort pour elle. Par ailleurs, les notions de peuple élu, deChrist des nations (la Pologne) ou de Fille aînée de l’Eglise (la France) merévulsent autant que la croyance selon laquelle Dieu aurait protégé la Suisse,lors des deux guerres mondiales, pour cause de bonne conduite.
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Toute conversation sur Dieu sonne de travers à mes oreilles. Comme si l’on parlait toujours d’autre chose. Je pourrais dire avec Flaubert que ceux qui veulent prouver Dieu me sont aussi étrangers que ceux qui le nient.
Contrepoint. - Cela ne concernant ni les enfants et les vieilles personnes, ni les poèmes quand ils me parlent de Dieu entre les lignes. D’ailleurs j’ai rituellement posé la question aux écrivains que j’estimais le plus, dont pas mal d’agnostiques ou d’athées: que répondriez-vousà un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?
Je lis Passagère du silence de Fabienne Verdier avec beaucoup d’intérêt et de reconnaissance. Il y a une grande humilité et une formidable ténacité chez cette sacrée bonne femme. Elle raconte en outre un tas de belles histoires comme il en regorge en effet dans la tradition taoïste. Celle par exemple de l’apprenti resté longtemps près d’un Maître, et qui pense qu’il en a fini.« Je sens que je serais capable de traverser un mur », dit-il ainsi à son maître. Et lui: « Alors vas-y ». Et lui de se lancer contre un mur, qu’il traverse en effet. Puis de s’en aller tout faraud. Et de se vanter à sa femme qu’il va traverser tel autre mur de leur maison. Sur lequel il se casse évidemment le nez. Pas de meilleure illustration de l’hubris. Ce que dit en outre à Miss Fa son maître Huang: « Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des oppositions ». Me conforte absolument dans ma règle personnelle visant au parcours d’arête.
Contrepoint.- Après sa première grande exposition à Lausanne, mise sur pied à la prestigieuse Galerie Pauli après l’article très élogieux que j’avais publié dans 24 Heures, et son entrée dans le gotha du marché de l’art, Fabienne Verdier m’avait gentiment grondé par téléphone en m’appelant l’ « ours des alpages », au motif que je m’étais inquiété, entre les lignes, de l’avenir d’une artiste passant de l’« ascèse de création » au statut de figure d’adulation. Ai-je été indélicat ? Ce que je sais, c’est que la femme de Braque m’avait précédé sur cette voie en mettant en garde Nicolas de Staël « menacé » par la gloire et l’argent…
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À La Désirade, ce samedi 14 juin. – Soixante-sept ans aujourd’hui. Ce que je ressens par mes jambes et mon souffle, ou par mes angoisses lucides du premier éveil, mais guère dans ma tête, où j’ai toujours entre dix-huit ou vingt-cinq ans… sur quoi ma bonne amie me souhaite bon anniversaire, bientôt suivie de Julie et Sophie par SMS...
Paulo Coelho resuce Super-Cannes dans un feuilleton grotesque
Huit ans après la parution du Super-Cannes de J.G. Ballard, Paulo Coelho a débarqué au festival fameux avec ce qui se voudrait une critique carabinée de la manifestation, réduite à un « festival de mode », et un tableau vitriolé d’« une culture qui a privilégié notoriété, richesse et pouvoir », abusant la plupart des gens «portés à croire que c’étaient là les vraies valeurs auxquelles il fallait se conformer ».
Or comment le « guerrier de la lumière » en lequel s’identifie le romancier milliardaire va-t-il s’y prendre pour dégommer la « Superclasse » qui manipule en coulisses ce haut-lieu de toute les turpitudes « créatures méprisables qui maintenant se trouvent à Cannes » ? D’abord en convoquant un justicier et son Beretta Px4, prénom Igor, Président richissime d’une société de téléphonie, Russe et catholique orthodoxe ( !) trompé récemment par Ewa, femme pourtant sublime, et décidé à la reconquérir en tuant n’importe qui « au nom de l’amour ». La première venue fera l’affaire : une jeune Olivia rencontrée dans la rue voisine, avec laquelle Igor amorce une conversation sur le sens de la vie avant de la sacrifier par la technique dit du Sambo (Samozaschita Bez Orujoya) inventée dans les nuits des temps et très pratiquée encore par l’appareil soviétique (!!). Et la pauvr Olivia d’expirer sans s’en rendre compte. Et le vainqueur Igor, déjà très seul (la solitude du vainqueur) de se féliciter de lui avoir épargné une vie médiocre (elle lui avoué que son petit ami la battait un peu). Et le message subliminal d’Igor à son infidèle compagne Ewa (que Coelho excuse en précisant que seuls les amibes sont fidèles dans le règne animal) de se transmettre par voie mystérieuse tandis que le tueur se sent « plus heureux encore d’avoir libéré l’âme de ce corps fragile ».
D’âme, il est pas mal question dans La solitude du vainqueur, roman d’uns stupidité transcendentale. D’âme et d’amour qui permet de tuer sans faire de mal. De fait, le parcours d’Igor à Cannes sera celui d’un serial killer «bon chrétien » décidé à accomplir la mission que lui a confiée Sainte Madeleine : détruire quelques mondes pour retrouver son amie moins fidèle qu’une amibe...
Paulo Coelho. La solitude du vainqueur. Flammarion, 373p.
Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat bleu égyptien à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, Mister President et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi. J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des déserts du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.
Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté. Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU. Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet. Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer. Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu. De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin du jeu. Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison. L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon. On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul, et la bande alors, quoique le gag de Pilou soit éculé comme une vieille chaussette, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là - Carlos qui se sent homme déjà et qui n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois. Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, hors du temps et des lois… Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris, pourtant…
Nous nous trouverions dans la cabine d’essayage des mots. Tu hésiterais entre le fourreau couleur figue et la casaque à soutaches. Le vendeur serait le chanteur noir Terence Trent d’Arby, qui se montrerait très tendre avec toi. A un moment donné vous échangeriez vos photos de nous. Tu serais attirée par ses très belles mains et tu lui demanderais, avec la hardiesse que nous avons en rêve, de te permettre de les baiser à l’orientale, c’est à savoir chastement. Terence te sourirait simplement un of course darling, puis l’essayage se poursuivrait sans encombre. Tout l’obsolète y passerait. Terence te recommanderait la vertugade et votre rire clair éclabousserait le miroir d’écume légère avant qu’il ne salue ta beauté de madone paysanne, puis à parler en passant du canard automate vous évoqueriez ses roues à palettes et sa corde à boyau. Ensuite nous inviterions Terence à mon concerto de flûte à l’Accademia Chigi, juste en fin d’après-midi.
Taxé plus ou moins abusivement de « Proust norvégien », Karl Ove Knausgaard a séduit des centaines de milliers de lecteurs avec son autobiographie en six volumes où il a choisi de dire tout ce qu’on évite d’avouer à l’ordinaire, avec une honnêteté hypersensible rare et un charme rugueux sans pareil. Dans Aux confins du monde, on le retrouve entre seize et dix-huit ans, bien et mal dans sa peau comme nous tous. La recherche de Karl Ove Knausgaard n’est pas du temps perdu...
Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux de sperme et n’en trouve pas de rechange vu que sa mère récemment divorcée les a tous balancés à la lessive la veille - si vous n’êtes pas un peu gêné avec lui, je pourrais vous dire de passer votre chemin…
Vous pensez qu’il y a des choses qu’un écrivain ne doit pas dire ? Vous pensez que le respect humain impose la protection de ses proches ?
Vous trouvez nul le fait de parler de soi comme ça, de dégommer son père après sa mort au prétexte qu’il a été trop dur, de raconter comment on a trompé son ex pendant le temps d’un premier mariage raté, de parler de sa deuxième femme et de ses enfants sans flouter leurs prénoms, bref de déballer tout le magma de sa vie qui ne regarde personne – vous trouvez ça au-dessous de tout, juste digne d’une époque en mal d’indiscrétion et de scandale ?
Or je vous donnerais raison sur toute la ligne, sauf dans le cas de Karl Ove Knausgaard qui ne fait pas, vous l’aurez deviné, que parler de ses slips moites, de son entourage proche et de ses tribulations d’enfant, d’adolescent et de jeune homme évoquées de manière non chronologique dans les trois premiers tomes du cycle autobiographique intitulé Mon combat (Mein Kampf en version allemande, non mais !), son autobiographie représentant déjà plus de 1700 pages, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les 650 pages d’Aux confins du monde.
Mais alors de quoi parle, beaucoup plus largement, et nous concernant tous, cet écrivain qui n’est remarquable ni par un style littéraire exceptionnel ni par l’originalité de ses idées ou de ses vues sur l’humanité ?
Je dirai qu’il parle de la vie : de sa vie qui nous ramène illico à notre vie à la fois ordinaire et tout à fait unique pour peu qu’on la regarde vraiment - et Knausgaard a le don de restituer, avec des riens, cet aspect à la fois inouï et jamais vu de notre présence au monde, sans recourir à aucun effet.
À propos de la forme apparente de l’autobiographie de Knausgaard, dans un reportage plutôt sympathique au demeurant, le journaliste français David Caviglioli (en 2014, dans L’Obs) écrivait que « le texte ressemble à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Or cette appréciation, à la fois superficielle et injuste, relancée par un Pierre Assouline dans un article plus méprisant encore, où il était question d’un « Brad Pitt norvégien » dont les observations se réduiraient à une « morne plaine », me semble passer complètement à côté de la forme et du contenu réels d’une œuvre qui, sous l’apparent naturel non contrôlé de sa remémoration, frappe de plus en plus par une élaboration organique et une « musique » dont il émane, comme dans ses évocations si plastiques de la nature, une beauté aussi émouvante que celle de la vie.
Ni Proust ni Anna Todd
Ceci noté, est-il légitime de parler de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, compte non tenu de l’égale longueur des deux œuvres et de leur ancrage dans la remémoration ?
Ne serait-ce que sous quatre aspects, la comparaison ne tient pas debout. D’abord parce que la société bourgeoise et aristocratique décrite par Proust n’a rien à voir avec la classe moyenne scandinave dans laquelle baignent les personnages de Knausgaard. Ensuite parce que lesdits personnages sont, chez celui-ci, calqués sur des personnes vivantes, alors que chacun des personnages de Proust procède du collage de plusieurs « modèles ». En outre, le « moi » du Narrateur de la Recherche du temps perdu se distingue de la personne de Proust, alors que Karl Ove se pose en sujet sans masque. Enfin et surtout, la prodigieuse organisation psychologique et littéraire proustienne, l’immense brassage qu’elle opère de tous les savoirs et la féerie poétique de sa langue ne sauraient se comparer avec la chronique autobiogaphique de Knausgaard, d’ailleurs le premier à contester ce rapprochement.
Cependant l’on pourrait dire qu’il y a, bel et bien quelque chose de proustien dans le processus de remémoration de l’hypermnésique auteur norvégien et dans sa façon de restituer une sorte de présent hors du temps, ponctué de dialogues d’une fraîcheur lustrale. La quarantaine passée, il revient ainsi à des épisodes de sa vingtaine approchante et des années précédentes où l’impatience de perdre son pucelage se fait pressante sur fond de sentiments beaucoup plus romantiques, et la lectrice ou le lecteur s’y retrouveront à tout coup en dépit des différences entre générations. Si le délire proustien de la jalousie n’y est pas du tout, la dimension affective est en revanche omniprésente chez Knausgaard autant que chez le terrible Marcel…
A contrario, et quoique prétendent ses détracteurs quand ils invoquent la platitude de son récit, Knausgaard se situe à cent coudées au-dessus du feuilleton autobiographique d’une Anna Todd, pur produit de l’insignifiance « à confesse » typique des réseaux sociaux et de leurs followers, où n’importe quel papotage devient publiable et même « super-vendeur »…
La vie, rien que la vie ressaisie...
Son bac en poche, Karl Ove avait dix-huit ans lorsqu’il s’est pointé dans le bled portuaire de Håfjord, au nord de la Norvège où il était censé enseigner, avec l’aspiration secrète d’écrire des nouvelles et le projet de devenir un aussi grand écrivain qu’Hemingway, on peut rêver. Ainsi commence Aux confins du monde, avec l’arrivée du jeune homme immédiatement confronté à des élèves à peine moins âgés que lui, et des filles - aïe les filles !
Et dès le début de son récit, plus encore peut-être que dans La Mort d’un père,Un Homme amoureux ou Jeune homme, vous vous y retrouvez. Ce ciel bleu pur au-dessus du fjord, ces maisons vues comme sous une loupe, ces gens qui se connaissent tous et qui zyeutent le nouveau prof en blouson de cuir genre rocker, vous connaissez tout ça à votre façon. Vous n’avez peut-être jamais vu un fjord, mais est écrivain celui qui vous le fait apparaître, comme vous avez « vu » Bergen ou ces bords de mer nordiques…
Un miroir où chacun se retrouve
La vie, ce serait ce mélange de curiosité et de réserve timide. Ce serait cette première liberté mais encore tant de gaucherie, et la crainte de bander quand deux élèves filles se pointent chez vous pour voir de quoi vous avez l’air. La vie entre dix-huit et seize ans, revue à rebours, ce serait l’impatient besoin de coucher, mais aussi tout le reste qui fait rager ou rougir, pleurer ou rugir. Et à chacune et chacun, les épisodes souvent incongrus ou cocasses de cette chronique si personnelle rappelleront des scènes de la même espèce.
Le père de Karl Ove, si coincé et menteur, souvent si blessant, qui se la joue comme on dit, te rappelle par contraste ton propre paternel si doux et si parfaitement honnête. Quand l’oncle maternel, à la table du grand-père paysan, se met à pontifier sur Heidegger, vous revivrez peut-être la même scène avec quelque cousine pédante, et la vie ce serait peut-être de se demander, pour un garçon rougissant devant sa mère qui prononce le mot homo, si lui-même ne le serait pas ; ou, si l’on est une fille réputée chrétienne, comment ne pas céder à un garçon trop pressant ? Et voici que la mère de Karl Ove, si sévère à l’égard de son père, se met à plaider contre toute attente, pour les qualités insoupçonnées de celui qui vient de la quitter. Allez comprendre la vie…
Vous qui estimez que Le Temps retrouvé est l’un des plus beaux livres qui soient, vous savez aussi que, par delà les distinctions académiques entre grands et moins grands écrivains, certains livres participent, même plus humblement, de la même recherche d’une vie plus vraie, aussi ne perdrez-vous pas votre temps en compagnie de mon ami Karl Ove…
« Et puis il y avait cette lumière, sombre en bas, parmi les hommes et les choses des hommes, pleine d’une sorte de pénombre ciselée qui, éparpillée dans la clarté mais sans la posséder ni la soumettre, se contentait de l’atténuer ou la ternir pendant que, tout là-haut au firmament, elle éclatait de pureté.
« Ravissement.
« Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
Ravissement.
Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
Karl Ove Knausgaard. Aux confins du monde.Mon combat, Livre IV. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Denoël, 647p.
Sur les hauts de Marina di Carrare, en Toscane, à l’aplomb des falaises de marbre, se déploie un val suspendu où foisonnent des centaines de sculptures, parfois monumentales, toutes de la main de Mario del Sarto, surnommé le «poète du marbre». Héritier des ouvriers exploités, dits spartani, parfois affiliés au mouvement anarchiste, l'artiste brut est plus connu des «routards» du monde entier que de ses concitoyens…
Un fabuleux Musée de l’art brut, à Lausanne, dont la première collection fut celle de Jean Dubuffet, qui la légua à notre bonne ville, réunit les productions les plus étonnantes de ce qu’on a longtemps appelé «l’art des fous», à proximité de l’art naïf et de l’art populaire, qu’on a reclassé dans la catégorie particulière d’un art non intégré à la «culture» au sens conventionnel ou institutionnel du terme.
Dans l’esprit de Dubuffet, Michel Thévoz, premier directeur du musée lausannois (de 1976 à 2001), a codifié plus précisément les critères définissant, non sans ambiguïtés parfois, ceux-là qu’on peut qualifier d’artistes bruts. Or il me semble que Mario del Sarto participe de cette tribu créatrice, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artisan-artiste de métier et l’intelligence équilibrée d’un autodidacte cultivé.
Cela étant, les œuvres de ce sculpteur, descendant des spartani de Carrare, ne sauraient être intégrées dans un musée. Solidement implantées au lieu même où elles ont été taillées, elles constituent, dans un val des hauts de la cité toscane de Marina di Carrare, un ensemble monumental de plus de cinq cents pièces où s’activait encore le sculpteur octogénaire quand nous l’avons rencontré pour la première fois.
Plus précisément, lorsque nous nous sommes pointés, avec des amis établis à Marina di Carrare le tenant en haute estime, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, dans le vallon verdoyant où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario del Sarto, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani.
Mais qui sont plus précisément les spartani, dont le nom évoque le dépouillement et l’humilité précisément «spartiates». Ce sont ces ouvriers des carrières de marbre, exploités par les propriétaires de celles-ci, qui passaient, au début du siècle passé, leur temps libre à tailler des «chutes» de marbre qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Dans ce milieu s’est d’ailleurs développé un foyer de l’anarchisme italien dont on peut retrouver des traces dans les archives, parfois «gravées dans le marbre», du minuscule village surplombant de Colonnata, par ailleurs fameux pour son lard blanc. Le site s’atteint par l’ancien chemin des carriers, longeant à un moment donné le jardin magique de Mario del Sarto. D’innombrables visiteurs du monde entier ont laissé leur griffe sur le livre d’or de celui-ci, pas vraiment reconnu en revanche par ses plus proches concitoyens...
Parce que «travailler repose»...
Mario del Sarto lui-même, natif des lieux, connaît parfaitement l’histoire des spartani. Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes; avec ses frères et sœurs, il parcourait en son enfance la longue marche à pied jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint, notamment, machiniste d’un chemin de fer vertigineux de là-haut. «Tout vient de la terre, me dit-il en évoquant son travail de ces années, pour aller vers le ciel et revenir à la terre».
L’homme a la modestie des humbles, mais aussi la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, la naïveté de l’artiste sans prétention sociale et la douce folie du terrien sage et sauvage.
Lors de notre première visite, quand je lui ai dit ma surprise de voir tant de sculptures de tous côtés, sur les flancs de la colline, parfois taillées dans le calcaire de surface, ou dans son vaste atelier dont une grande partie reste en plein air, Mario m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation; et d’ailleurs «lavorare riposa», travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt vif pour ses oeuvres, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques…
Or tout de suite j’ai perçu, chez ce grand vieillard de 85 ans au beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui faisaient bel et bien de lui un artiste.
Un artiste «brut» qui cite Dante par cœur…
En outre il y a aussi, en version naïve, du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là peut-être qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier en Angleterre.
Non sans candeur, Mario m’explique alors que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel-Ange, imbattables dans la finition de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie; et de m’entraîner vers la grande figure grandeur nature du devin Aronta, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de sa Divine comédieoù l’on trouve les mages et devins qui «marchent à l’envers»; et le sculpteur de réciter par cœur «Aronta è quel ch’al ventre li s’atterga,/che ne’ monti di Luni, dove ronca/lo Carrarese, che di sotto alberga, /ebbe tra bianchi marmi la spelonca/per sua dimora; onde a guardar le stelle/e’l mar non li era la veduta tronca», etc.
Tel étant le message de Dante selon Mario del Sarto: «Le devant d’Aronta, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça»...
Et pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut: «Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion…»
Enfin ajoutons que, s’il n’a jamais rêvé de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines au moment de notre dernière rencontre, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, visible jusqu’à la ville de Carrare.
Tel serait l’hommage, qui lui survivrait, aux humbles ouvriers tailleurs de pierre dont il est le poète…
Le Spartano, statue d'environ quatre mètres de hauteur, destinée à se trouver juchée sur un pic dominant la vallée à l'aplomb des carrières du Canal Grande et des Campanili, au-dessus de Carrare.
Deux romans exceptionnels, de deux auteurs outrageusement inaperçus, attendent la lectrice et le lecteur non alignés à l’ombre fraîche : Dans Khartoum assiégée, d’Etienne Barilier, marquant le retour en beauté et en profondeur du romancier; et le premier roman de Fabrice Pataut, Aloysius, paru en 2001, redécouvert en 2005 avec la bénédiction d’Alberto Manguel, et que prolongera la lecture des nouvelles éblouissantes d’UnJeudi parfait, paru en 2018. Triple enchantement avant la rentrée multitudinaire !
Un lecteur de langue française un peu conséquent (et le mot de lecteur contient inclusivement une lectrice à l’affût de qualité) se trouve confronté, en ces jours de canicule moite, à une alternative impliquant un choix sûr entre la daube molle et le vif des vrais livres.
Passons sur les «livres de plage» qui sont légion et suintent de sueur fade et de monoï, pour gagner la clairière de fraîcheur, le bord de rivière ou la chambre aérée, où lire deux romans formidables ressortissant à la meilleure littérature et renvoyant à deux œuvres majeures de ce temps qui ont pour point commun de rester inaperçues, à tout le moins négligées au profit des «têtes de gondoles»...
Je reviendrai beaucoup plus longuement, avec deux chroniques séparées du média indocile Bon Pour La Tête, et dans un ouvrage à paraître, sur les œuvres respectives d’Etienne Barilier et de Fabrice Pataut, toutes deux inscrites dans la grande tradition du roman filtrant quelques thèmes essentiels par l’alchimie du langage, où pensée et sensation, raison et fantaisie collaborent à la mise en mots, mais dans l’immédiat, vite vite, il faut donner envie de lire Dans Khartoum assiégée, fabuleuse ressaisie d’une tragédie à valeur actuelle hautement symbolique, au carrefour des cultures opposant divers colonialismes et aux sources du fanatisme islamique, et par delà toute thèse : dans le maëlstrom humain où se débattent des personnages merveilleusement présents, abjects ou bouleversants, dont le protagoniste, le général anglais Gordon surnommé Gordon Pacha, acquiert une stature de figure romanesque stupéfiante de force fragile.
Pour comparaison, le lectrice ou le lecteur pourraient voir ou revoir (disponible sur le site de streaming gratuit hds.to) le film britannique Khartoumévoquant la même péripétie historique de l’encerclement de la capitale soudanise, en 1884, par les hordes du chef de guerre mystique dit Le Mahdi, inspirateur d’un premier Etat islamique, avec Charlton Heston dans le rôle (assez bien tenu, il faut le reconnaître) de Gordon, et Laurence Olivier en Mahdi au faciès noirci à la cire de soulier militaire, histoire de percevoir la différence entre une sorte de B.D. à grand spectacle fondée sur un schéma simpliste, avec force personnages caricaturaux et chevauchées hurlantes, et les strates d’un roman prodigieusement documenté mais dépassant l’anecdote historique ou la couleur locale dans un brassage qui fait croire au lecteur qu’il sait tout de ce monde par immersion et y comprend les enjeux historiques et politiques, économiques ou culturels (éthique et théologie comprise) d’un drame où violence et sacré, petite religieuse italienne et trafiquant français sans scrupules, partisans du Mahdi vu en libérateur ou défenseurs d’autres plus ou moins nobles causes se mêlent dans une pagaille admirablement détaillée et structurée par le romancier.
Après le mémorable essai de Barilier paru l’an dernier sous le titre de Vertige de la force, illustrant la connaissance du « sujet islam » par cet auteur à l’incomparable porosité, son nouveau roman marque l’accomplissement du romancier découvert il y a cinquante ans avec Laura et Passion, au talent toujours plus amplement déployé dans Le Dixième cielou Le chien Tristan, entre autres nombreux titres, à qui cependant manquait parfois un soupçon d’incarnation «en pleine pâte», alors qu’ici tout se fond en unité vivante et vibrante portée, de surcroît, par une écriture comme rénovée dans le détail et le mouvement d’ensemble.
Les diableries de l’histoire humaine
Si j’ai suivi le développement de l’œuvre de Barilier dès son premier roman (L’Incendie du château, en 1973), ce n’est qu’avec son dernier livre que j’ai découvert l’univers de Fabrice Pataut, avec les dix-sept nouvelles éberluantes d'Un Jeudi parfait, paru ce printemps, neuvième ouvrage de fiction d’un philosophe ferré (le wikipédant renseigne sur sa carrière professionnelle de spécialiste international éminent des arcanes logiques de la pensée et du langage) qui serait à la fois un conteur retors à la fantaisie inventive débridée et un poète en prose aux bonheurs d’expression filés à jet continu.
Ayant commencé de lire Fabrice Pataut par la fin, ma décision subconsciente de tout lire de cet auteur me rappelant à la fois les grandes largeurs romanesques et les plus fins détails poétiques d’un Vladimir Nabokov, mais aussi les mélancolies louches d’un Juan Carlos Onetti, notamment dans son roman faussement scabreux intitulé Valet de trèfle, m’a reporté au premier de ses romans, Aloysius, qui m’a fait me retrouver ces derniers jours à Minorque en 1939, sur fond de guerre civile et plus encore, au milieu de personnages me rappelant d’abord les diableries de Mikhaïl Boulgakov (un chat nommé Verlaine, et parlant comme le Tobermory de Saki, y introduit notamment), entre réalité confuse et rêves hyperréalistes, avant de m’enfoncer dans ce qu’on pourrait dire l’épaisseur du réel mais comme transfiguré par une vision poétique envoûtante.
Ceux qui estiment, avec une sorte de Schadenfreude typique des paresses désabusées de l’époque, qu’il ne se fait plus rien dans la littérature contemporaine de langue française, subissent probablement les effets d’une autre lassitude blasée perceptible dans les rubriques « culturelles » ou plus gravement « littéraires » des temps qui courent, où l’esprit de curiosité et de découverte se fait rarissime alors que tous se rassurent en parlant tous à la fois de « ce dont on parle », etc.
Eh bien merde à la fin: qu’il lisent plutôt Dans Khartoum assiégée,Aloysius etUn jeudi parfait, et bordel qu’on en parle !
Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Editions Phébus, 2018, 476p.
Fabrice Pataut. Un jeudi parfait. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 269p ; Aloysius, Le Rocher, réédité en 2005 dans la collection Motifs, avec une préface d’Alberto Manguel.
«Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse». (Jules Renard, Journal, 29 janvier 1893.)
Ce vendredi 1er juin. – Je ne cesse d’apporter de nouvelles améliorations à la structure et à la composition des Jardins suspendus, que j’hésite maintenant à appeler Le Jardin suspendu ou Le Tour du jardin – on verra.
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Toujours très intéressé par la lecture d' Un jeudi parfait, le recueil de nouvelles de Fabrice Pataut, dont celle que je suis en train de lire est une assez abracadabrante histoire de science fiction, dans une usine japonaise, qui me fait un peu penser à l’univers de Nous autres de Zamiatine.
Ce dimanche 3 juin. - Lisant à l’isba mes notes de 1993, dans L’Ambassade du papillon, où j’évoque mon voyage à Dubrovnik, je me dis que la non-réaction de ceux à qui j’ai offert ce livre ces dernières années a de quoi m’étonner, quoique. Puis je me dis que là se trouve mon vrai «roman», entre les lignes. Enfin je me dis, toute modestie bue, que ce livre me survivra…
Ce mercredi 6 juin. – Repris la lecture du Caléidoscope de Robert Poulet, notamment à propos de Céline. Et de Simenon. Le jugement est, à tout coup, d’une terrible acuité, mais avec quelque chose d’aigre et de sourdement jaloux qui me rappelle les pointes acides ou acerbes d’un George Steiner – à savoir la morgue du critique se sachant inférieur au romancier et le prenant de d’autant plus haut, etc.
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La polémique lancée par une chronique de Fernand Melgar, dans les colonnes de 24Heures, à propos de dealers de rue à Lausanne, a enflammé les réseaux sociaux avant de provoquer diverses réactions, dont le renforcement subit de la présence policière dans le quartier du Maupas, divers débats médiatiques à la radio et à la télé et, surtout, une lettre ouverte collective signée par plus de 200 prétendus représentants du «milieu du cinéma», dont en effet quelques cinéastes de renom (tels Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier et Germinal Roaux, notamment, qui m’ont bien déçu) se dressant contre la méthode de Melgar au nom de l’Éthique, au motif qu’il a publié sur Facebook des images de dealers immédiatement assimilés à des victimes, ce qui me semble le comble.
J’y ai vu un véritable lynchage, me rappelant fort celui de Lugano il y a quelques années, et j’ai réagi sur mon blog et sur Facebook pour me voir aussitôt traité de «crétin réac» par cette vieille ganache, faisandée de vieille démagogie gauchiste, que Francis Reusser représente à mes yeux, qui félicite «les jeunes» de se faire ainsi délateurs. Bref tout cela m’a paru à vomir et je me suis bien gardé de m’enferrer dans ce pseudo-débat de basse jactance…
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Lu ce soir la moitié de Federica Ber, de Mark Greene, qui m’a beaucoup touché par la grâce, la fluidité et le rythme de son écriture, à quoi s’ajoute une sorte de nimbe fantastique à la Buzzati qui me plaît aussi beaucoup. Je craignais un peu, lorsque j’ai reçu le livre dédicacé, d’être déçu par le livre, tant son auteur m’a été sympathique, mais tout de suite j’ai été séduit et sans une once de complaisance de ma part.
Ce dimanche 10 juin. - Je suis en train de regarder Les choses de la vie, de Claude Sautet, dans la chambre d’en bas. Michel Piccoli est déjà mort dans le fossé à se remémorer sa vie, et ça me rappelle notre seule et unique rencontre, sans un mot mais avec un double sourire, cette année-là à Locarno, sur un chemin pierreux des hauts, après la présentation matinale à la presse de Sous les toits où il apparaissait en vieil amant septuagénaire, quelques années avant de réapparaître en pontife mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
C’est la lecture de Federica Ber de Mark Greene , rencontré au Yushi par l’entremise de RJ, que je suis revenu à Sautet que, dans notre vingtaine, j’avais plus ou moins snobé, et que Mark cite pour en tirer un argument narratif développé comme en miroir. De la même façon, son roman renvoie à L’Avventura d’Antonioni et aux récits à la fois très physiques et métaphysiques de Dino Buzzati – enfin je sens déjà que je vais en tirer une chronique…
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Me revient à l’instant la formule de Philippe Sollers, à la première page de Femmes, selon laquelle la femme et la mort seraient bonnet blanc et blanc bonnet, et me demande comment une telle imbécillité a pu passer – mais il est vrai que je n’ai jamais été concerné personnellement par le «thème de la femme»…
Ce jeudi 14 juin. – Dans ma 71e année depuis minuit. Achevé ce matin ma 44e chronique pour le média indocile (?), consacré à mai 68 et que j’ai lue à Lady L. en descendant à Crissier pour un repas commun avec nos filles et leurs jules, au château du Bois-Genoud que tiennent les adeptes de l’anthroposophie – bonne cuisine et Pinot bio convenable quoique d’un prix excessif mais bon: c’est ma fête…
Ce vendredi 15 juin. – La lecture, ce matin, des tankas de Ishikawa Takuboku, me porte au développement bien tempéré d’un égotisme de protection immunitaire. Le titre du recueil est: L’Amour de moi. Et c’est cela même que je me dis ce matin : aimons-nous mieux que ça !
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Je relis Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk, je lis L’Art suisse n’existe pas de Michel Thévoz, je lis Nous autres de Zamiatine, je lis Fou forêt de Philippe Barthelet, je lis La Folie Baudelaire de Roberto Calasso, je lis Destins obscurs de Willa Cather, je lis Hier en chemin de Peter Handke, je lis Apprendre à parler à une pierre d’Annie Dillard et je me sens tout joyeux, disponible et enrichi par toutes ces lectures, sans en être gavé pour autant.
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J'annote l’essai de Michel Thévoz intitulé L’art suisse n’existe pas, dont je partage certaines vues (sur l’impossibilité d’une identification nationale, et moins encore nationaliste, de l’art en Suisse) tout en restant rétif à sa lecture psychanalysante et post-marxiste de la peinture. Comme si l'on était obligé de passer par Barthes, Marx et Freud pour parler de peinture… En tout cas, parler de la pulsion de mort comme d’un dénominateur commun entre les artistes qu’il rassemble et commente, ne me semble guère convaincant. Il projette. Il se fabrique des clefs et s’affaire ensuite à leur adapter les «serrures» des œuvres, conformément au processus décrit par Julien Gracq dans La Littérature à l’estomac …
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Ma prochaine chronique sur BPLT, Number 45, sera consacrée à L’Amour de moi d’Ishigawa Takuboku, que j’ai découvert grâce à Roland Jaccard et dont les tankas me font penser aux fragments des Feuilles tombées de Rozanov dans leur façon de restituer les bribes de notre présence au monde, avec un mélange de naturel et de fulgurance, dans la ressaisie du temps, qui marque également, je crois, mes propres carnets. Dans la foulée, j’en profiterai aussi de rompre une lance contre ce qu’on peut dire la «poésie poétique», que Takuboku rejettait comme je la décrierai de plus en plus…
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Rien de plus comique, quand j’y repense, que la prétention des « poètes poétiques», sans doute les plus vaniteux de tous les gendelettres, et d’autant plus imbus d’eux-mêmes et teigneux qu’ils sont plus évanescents ou fondus en feinte humilité…
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Très intéressé par les nouvelles du Cas Perenfeld de Fabrice Pataut, dont les variations poétiques sont d’une réelle originalité, mais parfois jusqu’à la limite de l’intelligible. La première nouvelle intitulée Kipling, ainsi, m’a semblé si peu compréhensible que je la relirai, comme il faudra que je relise un autre récit d' Un jeudi parfait où il est question de bonbons cubains...
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J’ai été très content, hier après-midi, de m’être fait proposer, par Richard Aeschlimann, de participer au catalogue d’une double exposition Czapski à venir au musée de Pully et à la Maison de l’écrit de la baronne Michalski. Ce sera pour moi l’occasion de revenir sérieusement à la peinture de Czapski, qui ne m'a jamais quitté mais sur laquelle j'ai encore bien des choses à (me) dire...
Ce mercredi 20 juin. – Je me trouve, sur les photos du baptême d’Anthony Nolan, beaucoup trop pansu, presque aussi bedaineux que mon frère à la cinquantaine. Pas bien. Mais en même temps je me dis que c’est l’âge, et que je suis assez fatigué ces jours, et flûte pour ça. Juste de quoi noter un tanka à la façon de Takuboku avant de passer à autre chose :
Il se voit dans l’étang de Narcisse / sa panse alourdie / lui rappelle la nage papillon de son adolescence.
Ce vendredi 22 juin. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de ses septante ans, que nous fêterons dignement demain avec nos proches et autres amis. Le médecin lui a prescrit, ce matin, une double opération des genoux, alors que l’état des miens se dégrade à l’envi, mais nous allons «faire avec».
En ce qui me concerne, l’esprit reste très vif et de bonnes péripéties – à commencer par la publication de mon prochain livre à Paris – me donnent une nouvelle énergie et de bonnes raisons de moins désespérer de cette drôle d’époque où le pire advient sur la «scène internationale». Or les salopards à la Trump & Co ne laissent, aussi, de provoquer de salubres réactions…
Ce samedi 23 juin. - C’est aujourd’hui que nous fêtons les 70 ans de ma bonne amie, avec une trentaine de proches et autres amis. Grand ciel pur à la fenêtre. Je vais présenter La maison dans l’arbre, qui me semble un bel acte de reconnaissance à ma bonne amie – à laquelle je dois tant-, et je me réjouis aussi de la voir entourée de quelques-uns de ses collègues (à commencer par Bernard et Denis) qui sont restés pour elle de vrai amis.
Bref, j’espère que tout se passera bien malgré le piètre état de nos quatre genoux. De fait, nous allons – elle vient de l’apprendre - vers une double opération des siens (le 3 juillet prochain, et il y en aura pour un mois) et les miens ne sont pas en reste, mais passons.
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Ce dimanche 24 juin. – La lecture, ce matin, de l’En vrac de Pierre Reverdy, puis de L’Art suisse n’existe pas de Michel Thévoz, me ramène au cœur d’une réflexion sur l’art et la poésie que je vais poursuivre ces prochains jours autour des œuvres de Reverdy, précisément, et de Czapski.
Reverdy parle du noyau de la poésie du dedans, pour ne pas dire du tréfonds, alors que Thévoz s’exprime en spécialiste, du dehors et sans ressaisir rien (ou presque) de la substance émotionnelle ou «métaphysique» des œuvres, alors qu’il s’attarde en long et en large sur ce qu’on pourrait dire la «littérature» intrinsèque, d’ordre religieux ou social, qui parasite l’art selon moi, tout à fait d’accord en cela avec l’approche d’un Thomas Bernhard dans ses fulminants Maîtres anciens.
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En lisant le livre de Michel Thévoz, je constate que je suis, décidément, rétif à toute forme d’idéologie, qu’elle soit politique ou religieuse, littéraire ou esthétique. Même éclairant certains aspects de la pratique artistique ou littéraire, les idéologues freudo-marxistes, bourdieusards ou lacaniens, ne développent jamais que des « discours sur » ou « autour de» qui pèchent le plus souvent par réductionnisme. En outre, s’agissant des «académismes», je serais bien plus sévère que Thévoz qui se garde bien d’esquinter leurs nouvelles formes pseudo avant-gardistes ou tendances du genre de l’immonde Jeff Koons, pur produit de la décadence actuelle qui fait aujourd’hui cracher des millions à la Ville de Paris…
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Je lis En vrac de Reverdy avec un sentiment de profonde connivence, des plus en plus rare quoique un peu moins depuis ma rencontre de RJ, de PG et de FP, en lesquels je reconnais trois compères d’une même famille sensible, autant que G.J. et G.V. que j’ai retrouvés ces derniers mois.
Ce vendredi 29 juin. -Je vais pratiquer, de plus en plus, une double tactique d’évitement et d’engagement personnel accru, conforme à mon savoir et à ma fantaisie. Mes carnets de l’éléphant, mes digressions sur Shakespeare et mes lectures en cours, mes carnets de Mémoire vive et mes listes, entre autres, constituent une base continue sérieuse. Plus une heure de vélo en chambre. Plus la peinture et une vraie sieste, et la journée en sera une. L’œil doit se reposer pour mieux regarder.
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En forêt avec Lady L.. Elle marche sans cannes et c’est moi qui en bave tant mon genou droit lancine. Putain de merde! J’espère couper à une aggravation prochaine qui m’immobiliserait pendant l’hospitalisation de Lady L. J’ai si mal que j’en deviens grossier, puis je m’aperçois qu’en marchant plus droit, voire penché en arrière et faisant porter mon poids sur la jambe gauche, comme un lord anglais faisant le tour de sa pelouse du Yorkshire, la douleur s’apaise et même disparaît…
Ce samedi 30 juin.- Quelques pages du réactionnaire Nicolas Gomez d’Avila[1] pour me convaincre décidément (j’y avais déjà goûté) qu’il y a là quelqu’un de remarquable, souvent pertinent dans ses scolies, à la réserve près que je ne suis pas réactionnaire et toujours rétif à quelque dogme que ce soit - je ne suis pas sûr d’avoir raison mais c’est comme ça.
Je lis par exemple ceci : « La science enrichit l’intelligence ; la littérature enrichit la personnalité tout entière », et j’y adhère.
Ou ceci : «Pour les sujets d’importance, nous ne saurions démontrer mais montrer», et j’abonde.
Ou encore cela : Nous avons pris l’habitude de revendiquer à grands cris nos droits pour mieux violer nos devoir », et je surabonde.
Mais dès que je lis ceci cela passe moins bien : « Déprimant, comme tout texte optimiste».
Ou ceci à quoi je souscris encore moins : «L’incrédule peut être intelligent ; l’hérétique est généralement stupide».
Ou cela enfin qui me semble une aigre généralisation controuvée par la réalité, en tout cas dans notre pays : «L’électeur ne vote même pas pour ce qu’il vaut, il ne vote que pour ce qu’il croit vouloir»...
Oui c’est cela : ce qui me gêne chez le réactionnaire, comme chez le progressiste, c’est l’abus de généralisation.
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« Il n’y a pas de poésie dans la nature, elle est le sceau suprême que l’homme a imposé sur les choses de la création».
« La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (Pierre Reverdy, En vrac)
[1] Nicolás Gómez Dávila, Carnets d’un vaincu. L’Arche, 2009.
Trois livres récemment parus à la même enseigne, respectivement signés Odile Cornuz, Pierre-André Milhit et Mathias Howald, illustrent, chacun à sa façon, les vertus libératrices de la mise en mots, entre exorcisme poétique, fantaisie débridée et récit de vie vibrant d’émotion.
D’autre part on est content que ça existe, j’veux dire: les éditions d’autre part...
Les esprits chagrins prétendent qu’y a plus rien, plus d’art qui vaille ni de littérature dans l’océan de l’insignifiance bavarde, mais d’autre part il y a des îles, j’veux dire des voix personnelles dans la confusion des pseudos, des fenêtres de parole dans les murs de silence, et trois petits livres le prouvent à l’enseigne des éditions d’autre part: trois passerelles fines et solides à la fois jetées au-dessus du vide et qui constituent autant de liens de parole.
Et c’est Odile Cornuz renouant avec le verbe plus ou moins délirant et détonant du génial Henri Michaux. Ou c’est Pierre-André Milhit défiant à sa façon la platitude et la morne jactance en trouvère éclatant de fantaisie. Ou c’est Mathias Howald faisant parler son père taiseux par delà les eaux sombres.
Précipités de la lenteur
On sait, d’autre part, ce qu’est en chimie un précipité, à savoir un corps insoluble formé par réaction entre deux ou plusieurs substances en solution. Or l’expérience vaut aussi en poésie, quand l’image cristallise sous l’effet conjugué d’un sentiment diffus et d’une idée claire, d’une émotion et d’une fulgurances verbale. La poésie de Michaux procède de cette chimie verbale qui associe précipitation et lenteur, et très explicitement dans le poème en prose intitulé La ralentie, entre autres exemples à foison.
On lit ceci et c’est un précipité tout de lenteur: «Il lui tranche la tête avec un sabre d’eau, puis plaide non coupable et le crime disparaît avec l’arme qui s’écoule ». Ou bien, sur le ton de la parodie comique des sentences graves, si fréquente chez Michaux: «Qui sait raser le rasoir saura effacer la gomme». Ou se la jouant moraliste: « Les jeunes consciences ont le plumage raide et le vol bruyant». Ou cet autre précipité à lents effets: «Qui laisse une trace laisse une plaie»...
Le comique profond de Michaux ne se retrouve guère, à vrai dire, dans Ma ralentie d’Odile Cornuz, qui se met plutôt à l’école de lucidité du génial explorateur des gouffres mentaux en enfant du siècle luttant contre les platitudes du quotidien et les injonctions de la multitude: «On en prend plein la figure, encore. C’est la sensibilité, paraît-il. Ça se développe, ça se cultive, ça devient une maladie. On ne sait pas quelles formes ça prend. C’est imprévisible. Ça dépend des humeurs, des hormones, de la force du vent ».
La force aussi, ou disons le peu de force qui fait pièce à la déprime ou à certain désabusement, Odile Cornuz le trouve alors dans les mots, ceux de La ralentie «pour la route » et les siens pour pallier le poids du monde: «Finie la fatigue ! On n’est plus fatiguée ! Ralentie peut-être mais avec joie», etc.
Y a d’la joie dans les pépites de Milhit...
De la joie il y en a, d’autre part, plein les pages de La couleuvre qui se mordait la queue de Pierre-Andre Milhit, mais pas ça d’euphorie à la petite semaine genre je-positive-au-niveau-du-ressenti : plutôt de la malice et parfois grave, de l’allégresse fusant du gosier de ce drôle d’oiseau binoclard à moustache, avec un ton unique quoique très Valais de bois dans l’intonation et les vignettes gravées au fin couteau, pas loin de l’immense Chappaz en plus gouailleur ou jazzy, mais la terre soleilleuse et rude est bien là, la terre et ses gens, ses sucs et ses magies: «Le miroir a traversé la chambre sans saluer / le traquet et l’alouette ont sifflé des remontrances (...) l’étoile orpheline a repris des couleurs / elle m’attend pour la pâque ou pour le solstice», etc.
Il y a du conteur et du sourcier de verbe vif chez Pierre -André Milhit qui, d’autre part me semble un auteur bien typique des éditions de Pascal et Jasmine (Jasmine Liardet et son bon ami Pascal Rebetez) dont on sait qu’ils ont un pied à Genève, un autre dans le val d’Entremont et de vibratiles antennes au Jura et aux trois autres coins du pays romand - l’auteur typiquement atypique de la petite maison me semblant inclassable quoique reconnaissable à sa papatte, de Corinne Desarzens à Jean-Pierre Rochat ou à François Beuchat, etc.
Il y a comme un furet d’amour dans le bois joli de La couleuvre qui se mordait la queue, dont la trace se fait très légère au début des strophes comme jetées en désordre (brassée de feuilles numérotées sans suite que le lecteur ramasse à son gré vu que « l’abracadabra de la fontaine a mélangé ses formules») et qui trace pourtant un chemin à valeur de carnet de bord de cantonnier lyrique aux yeux bien ouverts sur ses frères humains et autres belles-sœurs.
Si la mélancolie pointe ici et là, ou la rage ou le bourdon, tout est sauvé-sublimé par la vigueur et la verdeur de vif-argent du poète faisant pouët-pouët tralala: «J’ai mangé du fauve pour mon quatre heures / la feuille couleur caramel / les aiguilles de mélèze crème vanille / j’ai roté un cœur d’écureuil aux épices», etc.
D’amour et d’eau profonde
Le premier roman de l’enseignant lausannois Matthias Howald, dédié à son père et qu’on suppose tout proche d’un récit de vie lesté du vécu de l’auteur, touche par la vibrante émotion qui s’en dégage aussitôt, la limpidité de son expression et sa construction temporelle non linéaire, faisant alterner les épisodes au gré des tâtons de mémoire relevant explicitement du travail de deuil.
Le penseur russe Léon Chestov parlait des «révélations de la mort», et l’expression est bien appropriée, en l’occurrence, à la démarche de l’auteur - fils de photographe évoquant immédiatement le labo privé de son père, propriétaire d’un magasin lausannois à l’enseigne de Temps de pose – qui se sert de l’écriture comme d’un révélateur alors même qu’il fait « parler » les photos de famille prises par son père en reconstituant bel et bien un roman familial avec ses figures ressuscitées sans complaisance, ses ombres et ses non-dits, jusqu’au trou noir occulté d’un secret douloureux, mais aussi le lien filial et la complicité père-fils qui permet au romancier de recomposer (notamment) le portrait du prénommé Pierre, aussi attachant que taiseux, et de la prénommée Murielle, grand-mère paternelle de Mathieu le narrateur.
À fines touches, bien ancré dans un décor lausannois qui n’a rien pour autant d’anecdotique, captant ici et là des expressions locales qui rendent par exemple les échanges gênés voire obscurs d’une réunion de famille à grand renfort de «c’est clair !», Mathias Howald nous touche par la minutieuse précision de son récit, et l’émotion qui s’en dégage en dépit de sa retenue, et plus encore : nous implique, car la façon de Mathieu de multiplier les arrêts sur images des albums de sa famille ne laisse de nous renvoyer à nos propres souvenirs, bonheurs et frustrations mêlés.
Ayant un jour reçu La vie mode d’emploi des mains de son père, sans un mot d’explication, le narrateur d’Hériter du silence évoque le livre de Georges Perec à la fin de son récit, et notamment la liste des manies de l’écrivain qui lui rappelle celles de son paternel quelques jours avant sa mort, comme de compter les fenêtres qu’il voyait du canapé de son salon («C’est con, hein, de faire ça ?», lui disait-il), dans ce qu’on pourrait dire un geste de transmission fondant le sens et la valeur de ce beau premier roman.
Odile Cornuz. Ma ralentie. Editions d’autre part, 154p.
Pierre-André Milhit. La couleuvre qui se mordait la queue. éditions d’autre part, 119p.
Mathias Howald, Hériter du silence. éditions d’autre part, 183p.
À propos de Film Socialisme, quand on était encore avant Adieu au langage... (Dialogue schizo)
Moi l’autre : - Alors ce dernier Godard ? BONUS ou MALUS ?
Moi l’un : - Je me réjouis de ce que tu me poses la question dans ce langage binaire débile, que JLG a tourné en dérision dans son dernier Vrai/Faux passeport de 2006. Et je te réponds d’un clair et net BONUS. Pour ma part, et bien que me sentant plus proche de Fellini ou de Bergman, de Cassavetes, de Sokourov ou du dernier Cavalier, je dirai de ce film qu’il est essentiellement intéressant.
Moi l’autre : - Intéressant ? Pas plus que ça ?
Moi l’un : - J’ai bien dit « essentiellement », au sens d’un intérêt fondamental. Comme Michel Butor disait à Bernard Pivot, quand celui-ci lui demandait pourquoi il avait consacré trois livres à Balzac : parce que Balzac est intéressant. On retrouve d’ailleurs Balzac dans Film Socialisme, qui suscite l’intérêt d’une jeune fille sous l’œil imperturbable d’un lama...
Moi l’autre : - Et que raconte donc ce film ?
Moi l’un : - À peu près rien qui participe de ce qu’on appelle une « story » ou du traitement développé de personnages, lesquelles se réduisent à des présences atomisées : un jeune photographe sur un paquebot et une jeune fille russe en quête de passé, un philosophe (Alain Badiou) donnant une conférence devant un auditoire vide et une chanteuse à guitare (Patti Smith) apparaissant le temps d’à peu près quinze secondes, un enfant blond et un lama, deux perroquets au tout début et une chouette vers la fin, plus une foule humaine allant et venant, se livrant tantôt à l’aérobic et tantôt à la messe catholique, ainsi de suite.
Moi l’autre : - Donc ça ne « raconte « rien…
Moi l’un : - Au contraire, cela raconte énormément, à cela près que la narration se trouve modulée par des images et des paroles dont l’interaction constante cristallise en forme mouvante et constamment critique. Ce qu’on appelle les belles images déferlent littéralement et sont à tout moment zappées, comme les citations ou les dialogues dont on perd la moitié dans le bruit du monde. Il y a là comme un coïtus interruptus sémantique et poétique de chaque instant, mais qui ne frustre pas pour autant dans la mesure où il dit quelque chose de notre monde où tout est également zappé sauf à tomber sous le coup de notre arrêt sur image, qui recèle souvent un leurre. Au demeurant, les images se constituent bel et bien en tableau en mouvement, même si tout cliché implose dès qu’il apparaît, tout ça module une musique qui est à la fois poème et peinture et nous touche « direct au système nerveux », comme le disait Philippe Sollers à propos du peintre Francis Bacon…
Moi l’autre : - Pas trop prise de tête tout ça ?
Moi l’un : - Ca pourrait l’être évidemment, et j’imagine les conversations graves à la sortie de la salle, mais on peut le prendre plus légèrement. En ce qui me concerne, j’ai accueilli la chose sans réfléchir, comme une suite d’images dont beaucoup seront peut-être du genre subliminal, à se révéler après coup. On a beaucoup parlé de la déconstruction sous l’angle de la critique, mais il y a finalement assez peu d’œuvres qui se déconstruisent réellement dans le temps et l’espace, comme ce film dont le langage s’affirme en se contestant et se consumant pour ainsi dire, sauf dans sa partie centrale plus théâtrale et plus mystérieuse, qui se joue dans un garage français, autour d’un enfant blond. Cet enfant blond, qui porte un pull aux armes de l’Union soviétique, est un député français en puissance. JLG ne souligne pas, et d’autant moins que le môme est adorablement blond et doucement invasif, dans un milieu que le père dit en déficit d’amour, mais là encore tout flotte tandis que la jeune fille lit Balzac. On se gardera de trop disserter à ce propos, mais j’aimerais bien entendre JLG parler de la divinisation des enfants blonds dans le monde actuel, et de l’infantilisme du cinéma nouveau, entre autres…
Moi l’autre : - On a parlé du dernier film de JLG…
Moi l’un : - Je n’en sais rien, mais ce qui est sûr est que Film Socialisme n’est pas un ouvrage de ringard tirant l’échelle derrière lui. C’est un film mélancolique et tendre à la forme extraordinairement inventive, qui devrait donner envie aux jeunes cinéastes de faire des films personnels. Comme il est, je ne le prends pas du tout comme un film testamentaire, plutôt comme le dernier élément d’un Work in progress. E la nave va…
Figure « phare » du cinéma américain indépendant, Abel Ferrara, réalisateur déjanté de L’Ange de la vengeance et de Mary fut récompensé au festival de Locarno, en 2011, par un Léopard d’honneur. Entretien ou tout comme...
Comment dire la violence du monde actuel ?Comment la rédemption s’y manifeste-t-elle ? Et quel rôle l’artiste peut-il jouer dans une société en perte de valeurs, fuyant dans le cynisme ou les faux-semblants ?
Telles sont les questions, entre autres que pose l’œuvre radicale, voire provocatrice, d’Abel Ferrara, qu’on peut situer dans la filiation d’un Sam Fuller, d’un John Cassavetes ou d’un Pasolini. Révélé en 1981 avec L’Ange de la vengeance, un film aussitôt marqué par les forces en lutte de l’amour et de la violence, Abel Ferrara développa ensuite une œuvre renouvelant la mythologie du film noir, dans The King of New York (1990) et Bad Lieutenant (1991), au fil d’une vision traversée par une quête du sacré à caractère religieux, comme dans Mary (2005). Ces quatre films seront d’ailleurs projetés à Locarno, où Abel Ferrara vient recevoir un Léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.
Nous l’avons rencontré dans la cour ducouvent locarnais de La Magistrale, il a filé vers un bar voisin où il s’est commandé un « macchiato » et une glace à une boule. Nous n’avons bu que de l’eau après qu’il eut modulé un air de blues sur son harmonica…
-Une polémique locale vous présente ces jours, à Locarno, comme un démon provocateur recourant à laviolence et au blasphème.Comment le prenez-vous ?
-Qui m’accuse ? Et quels sont les arguments de cet accusateur ?
-Il s’agit d’un éditeur tessinois, Armando Dadò, qui avait déjà attaqué l’an dernier les choix d’Olivier Père, et qui vous trouve indigne d’un Léopard d’or…
-Diable ! Mais lequel de mes films juge-t-il ? A-ti-il vu Mary ?
-Il semble qu’il n’ait vu aucun de vos films. Il juge par ouï-dire. C’est d’ailleurs ce que lui reproche le journal La Regione, relançant la polémique. Or cela vous arrive-t-il d’être jugé comme ça aux Etats-Unis, par des moralistes qui n’ont pas vu vos films ?
-Je n’en sais rien et je m’en fous. Je fais des films, et je ne peux pas mes soucier de ce qu’en pensent les gens. De plus, donner son avis sans connaissance de cause est la négation même de la pensée et de la conversation. Si ce Monsieur Dadò est un catholique, comme vous me le dites, il faut qu’il voie Mary. Ensuite nous en reparlerons…
-Pensez-vous qu’on puisse lutter contre la violence par la violence ? Et comment ?
-La violence, vous savez, est absolument omniprésente dans notre monde, et souvent où on ne l’attend pas ou ne la voit pas. Une polémique sans objet, à ce propos,est une violence. Certains discours contre la violence sont encore des violences, souvent inconscientes. En outre il y a une violence bonne, meilleure que la fausse entente. Et puis, dénoncer la violence n’est rien : ce qui m’intéresse est de faire sentir d’où elle vient et où elle va, à travers notre corps et notre esprit, nos pulsions et les forces contraires de la société…
-Quel public touchez-vous aux States ?
-Il est évidemment restreint et particulier. Je suis quelqu’un, vous le savez bien, de borderline, et il est avéré que mes films ne sont appréciés que d’une minorité qui ne se laisse pas embarquer dans les grandes machines tournant à vide. Mais je ne m’en flatte pas pour autant…
-Est-il difficile, pour un réalisateur de votre espèce, de trouver un producteur ?
-C’est difficile, mais ce n’est pas le principal. Je vois que, pour beaucoup de jeunes réalisateurs, c’est en effet de plus en plus difficile, et pourtant les films se font, vaille que vaille, et c’est ça qui compte.
-Il y en a, il y en a pas mal. Je ne vais pas vous citer de noms, mais il ya des gens intéressants dans la nouvelle génération. Je ne vais pas beaucoup au cinéma, mais je crois que les jeunes ne sont pas pires que nous et que ça va continuer comme ça.
-Êtes-vous un lecteur ?
-Yes, sir. Mais pas pendant que je prépare un film. Là, je me concentre sur la chose. Cependant je lis des tas de livres et je me sens proche, en particulier, de gens comme T.C. Boyle ou Cormac Mc Carthy, qui me semblent des types sérieux.
-Que représente pour vous la reconnaissance du Festival de Locarno ? Et la tournée des festivals, en général, vous importe-t-elle ?
-Tout ça fait partie du job consistant à faire des films. C’est un peu fatiguant de venir de New York à Locarno et ensuite de revenir et de repartir à Venise. Aussi, parler de soi et pas du détail des films est souvent ennuyeux, mais je le fais, vous voyez. Vous reprenez encore un peu d’eau ?
«Ah l’outrecuidant désir de vie éternelle. D’abord il faut avoir vécu assez longtemps pour s’accoutumer à l’illusion qu’on a vécu. Ensuite, il faut une éternité pour se convaincre et regretter de l’avoir fait, en tout état de cause, aussi sottement. Je crois que le culte du passé est tout près de sa bonne mort. Le malheur est qu’un culte ne meurt jamais que pour céder la place à un autre. Ici, c’est celui de l’avenir qui remplace, alors que c’est les deux qu’il eût fallu supprimer d’un même coup pour laisser toute la place à la liberté et à l’âpre saveur du présent». (Pierre Reverdy, En vrac).
Ce mardi 1er mai.– Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant - tel étant mon côté planplan, voire Rantanplan…
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Les gens qui me disent que mes livres constituent un précieux document sur la littérature romande des cinquante dernières années croient me faire plaisir, alors que c’est le dernier de mes soucis...
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Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
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Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
Ce mardi 8 mai. – En lisant Penseurs et tueurs de Roland Jaccard, je me dis que je suis en somme bien plus proche de ce prétendu nihiliste frotté de cynisme que de tant de zélateurs du confort intellectuel et du tout-positif à bon marché. Comme je le lui ai dit au Yushi : je me sens avec lui plus libre qu’avec quiconque, dans le monde médiatico-littéraire, et je le trouve aussi intéressant que pénétrant de sensibilité fine dans ces étincelantes chroniques.
Hier soir retrouvé l’atroce concentré en un film : Family Lifede Ken Loach. Je n’ai pas vraiment connu cette chape de la morale et du conformisme à rendre fou, en dépit du moralisme étroit de notre chère tante E., entre autres, mais la «libération» qu’a vécu notre génération n’est souvent qu’une illusion ou un cache-misère pour autant qu’on sorte un peu du cadre des jeunes gens peu surveillés que nous aurons été peu ou prou. La «société» ne se borne pas à ceux-là, mais combien de jeunes filles ont fait les frais de ladite «libération», entre tant d’autres qui sont bel et bien restés «sous la chape» : cela restera, je crois, à reconsidérer…
Ce jeudi 10 mai.-Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix.
Ce dimanche 13 mai.- Brouillard épais au lever du jour, et ensuite il pleut sans discontinuer. Très bien pour travailler.
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Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature. J’ai été beaucoup trop amène à l’égard de divers jeunes gens de nos régions, mais je leur réserve un chien de ma chienne, ou disons plutôt que j’attends de leur part la moindre preuve qu’ils ne se contentent pas de trop peu en toute complaisance «djeune». Actuellement, en tout cas, pas une ni un ne me semblent sortir du lot en dépit de jolis brins de début de talent chez untel ou unetelle, mais les voici plus que trentenaires et le juvénilisme prend des rides...
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Retour à la sagesse lumineuse de Gustave Thibon, qui me ramène du même coup à la poésie, notamment de Victor Hugo…
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Je reviens tous les jours, et à toute heure, à ma base continue, si j’ose dire, qui procède d’un noyau que je pourrais dire « mon âme » sans être bien sûr qu’elle soit immortelle, mais comprenne, ou entende qui pourra…
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Il faudra que j’évoque, un de ces jours, ce qu’on pourrait dire la main invisible qui nous guide le long des gouffres et dans les brouillards…
Ce mercredi 16 mai. – Bon moment à midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation est passionnante, de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
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J’ai fini ce matin de coller les 500 pages du premier état complet des Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
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Ma relation avec Roland Jaccard donne maintenant lieu à des échanges quotidiens via Facebook. C’est le comble ! Que deux modernosceptiques de notre acabit communiquent de la sorte, et lui qui va jusqu’à publier des clips sur Youtube – vraiment le bouquet !
Pour revenir au papier, il m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé , qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire. Pour couronner le tout, la couverture du livre est glamour à souhait, véritable pied de nez aux amoureuses transies du merveilleux hésitant…
Ce 18 mai.– Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade…
Ce samedi 19 mai. – J’ai retranscrit, ce matin, le long papier, assorti d’un entretien, que j’avais consacré en juin 1979 au Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, réalisé à Genève en présence de la femme de l’écrivain et dont je ne me souvenais pas, sur quoi j’ai trouvé ces deux autres textes bons à insérer dans Les Jardins suspendus, avec une relecture de La Plaisanterie.
Voilà ce que ça donne :
De rire et d’oubli
(Milan Kundera)
Ce qu’il faut dire en premier lieu duLivre du rire et de l’oubli c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.
L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.
De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.
Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa «triste Bohême». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.
Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…
Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.
Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».
Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont elles ne sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.
Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation.
Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.
D’étonnantes intuitions
Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.
Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.
Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né de notre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…
Une autre façon de résister
(Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)
- Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?
- Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.
- Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?
- Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.
- Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?
- C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux linéaments de out ce qui constitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est là une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.
- Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?
- Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’en plus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes.
- Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…
- Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique, mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…
La Plaisanterie de nos vingt ans
Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanteriequarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit - et ceci pour diverses raisons.
D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit – ainsi en va-t-il des «classiques» qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant -, ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence.
Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie nous ramène, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler l’optimisme de l’époque.
Cependant, bien plus qu’aujourd’hui où il est recommandé à chacun de positiver, railler l’optimisme social alors que se construit l’Avenir radieux n’est pas qu’une blague: c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Numéro Un par le Pouvoir – le vice de la politique honorant en somme la vertu littéraire…
Ce dimanche 20 mai.- L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, avant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience.
Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentierpar The Animals…
Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres…
Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plusde Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendardsavec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journalaux vues prémonitoires…
Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne…
Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
Ce lundi 21 mai.– Très bon téléphone, cet après-midi, avec Pierre-Guillaume, en réponse à un message que je lui avais fait à propos de plusieurs de ses livres, dont le recueil de textes sur la langue de Philippe Barthelet, intitulé Fou forêt, et l’entretien du même avec Gustave Thibon. Nous sommes décidément en phase. Il publiera Les jardins suspendus dans le même (grand) format que le Tarr de Wyndham Lewis, et de mon coté je vais ramener le tapuscrit à 350 pages.
Ce travail m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite plus rien, et ensuite avec Bernard Campiche jusqu’ à l’incompréhensible clashde notre relation, au prétexte fantasmé et jamais expliqué, suivi des multiples humiliations qu’il m’a fait subir équivalant, de sa part, à une espèce de mise à mort pathologique dont je ne lui en veux pas justement parce que celle-ci procédait d’un esprit malade dans un corps sec au coeur blessé.
Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect ; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où Roland et Michel Lambert, mon ami Gérard et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataud dont les nouvelles de Jeudi parfaitm’étonnent et m’épatent…
Ce samedi 26 mai.- Je suis véritablement emballé par la lecture de Jeudi parfait de Fabrice Pataut, dont la poésie et l’intelligence se conjuguent de manière étrange et pour le moins originale. Quelle finesse, quelle malice et quelle beauté dans cette suite de variations narratives qui sont de vraies nouvelles et pourraient, comme le suggérait Tchékhov, se développer à partir de rien, un cendrier, le souvenir fugace d’une passante, l’odeur d’une cage d’escalier, etc.
Ce dimanche 27 mai. – Je reçois la dernière livraison des Moments littéraires, consacrée au journal intime et rassemblant des extraits du genre de vingt-cinq auteurs, dont un premier aperçu me donne à penser que ledit genre ne pardonne pas quand il ne dépasse pas la relation platement factuelle. Mes premiers pointages, sur Pierre Bergounioux, le type du littérateur surfait à mes yeux, ou de Charles Juliet, terriblement fade et convenu, n’augure de rien de bien, mais je vais examiner ça de près et d’autant plus que je suis censé faire partie de la future donne «suisse».
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Les auteurs qui-se-respectent affectent souvent de considérer le genre du journal intime de haut, mais c’est bel et bien celui dans lequel, de Stendhal à Amiel, les vrais écrivains se distinguent le mieux du tout-venant, ou disons : se distinguaient, vu que le genre a perdu, pour la plupart, son innocence. Imagine-t-on le journal, sereinement sincère, d’un Michel Houellebecq ou d’une Christine Angot ? Je demande à voir. Le diariste nouveau est plutôt à chercher, alors, du côté des montages extimes à la Max Frisch ou à la Roland Jaccard…
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Ce que j’ai écrit (et publié) récemment à propos des pamphlets de Céline n’a pas suscité la moindre réaction négative, à l’exception d’un poète parisien fils de résistant à ce que j’ai cru comprendre, mais je suis surtout content d’avoir modulé une position nuancée, et je suis également satisfait, à l’instant même, de (re)découvrir, dans La mort de L.F. Céline de Dominique de Roux, l’expression d’une opinion proche de la mienne, avec cinquante ans d’avance…
Ce mercredi 30 mai.– Je retombe ce matin, pas tout à fait par hasard, sur mes carnets de l’an 2001, dans Chemins de traverseoù je voulais voir comment j’avais organisé, en fin de volume, le bibliographie des livres cités au fil des pages sous l’intitulé d’À lire dans la foulée, bonne formule que je vais reprendre dansLes Jardins suspendus.
S’agissant de cette année 2001, bien m’en a pris d’y revenir car j’avais oublié pas mal de détails de cette matinée du 11 septembre ou lors de ma tournée au Québec avec Corinne Desarzens, ou ce que je n’ai cessé de relever à propos de la dégradation progressive de mes relations avec quelqu’un. Or c’est ce qui m’a frappé à la lecture de ces pages d’il y a dix-sept ans : que tout ce que j’ai vécu alors serait « oublié » sans ces notes « pour mémoire », etc.
« Paris, ce 11 septembre 2001. - A Paris depuis hier soir, où je suis arrivé assez cuité ; et ce matin, en sortant du studio de la rue du Bac, voici que j’égare le livre manuscrit de mes carnets de mars à septembre 2001, plein de lettres personnelles et de belles aquarelles. Puisse celui qui tombera dessus me le renvoyer ou l’apporter aux objets trouvés, mais quelle poisse en attendant!
Ensuite rencontré Marina Vlady chez elle, entre ses chiens et ses canaris, pour la faire parler de Ma Cerisaie, son nouveau roman. De bien beaux yeux et une femme de caractère, sous sa douceur apparente, qui se donne visiblement à fond à tout ce qu’elle fait. Nous avons parlé longuement de sa Russie, de Tchékhov et de Vladimir Vysstoski, l’entretien m’a semblé réellement amical et je suis parti avec plusieurs de ses autres livres qu’elle m’a offerts.
(16h.) - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Julie m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où Poivre d’Arvor arborait sa mine sinistrée des mauvais jours tandis qu’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.
(3h. du matin)- Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateur s’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspense et prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et plus celui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant»...
De l’effondrement.– Sur le plateau de télé on les voit se lamenter de ce que la Création soit en voie de disparition : il n’y a plus de créateurs à les en croire, plus rien de créatif ne se crée, la créativité tend au point mort geignent-ils en se confortant d’avoir connu d’autres temps où chacun était un virtuel Rimbaud, et désormais on les sent aux aguets, impatients de voir tout s’effondrer en effet comme ils se sont effondrés…
De l’acclimatation. - Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve comme aseptisée par les médias, à commencer par les chaînes américaines. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés ou de cadavres.
Or ce soir, à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, que j’ai associée immédiatement à la réalité (occultée à l’image) des inimaginables attentats de mardi…
Paris, ce 12 septembre. - Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de l’air un peu trottin de la jeunote) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...
(Soir) - Achevé cette nuit la lecture de Campagne dernière, qui me semble un très bon roman, sûrement l’un des plus solides de la rentrée française, et rencontré Marc Trillard tout à l’heure, à l’hôtel La Perle, rue des Canettes. Le type est du genre sérieux et réglo, bien dans sa peau et ne parlant pas pour ne rien dire. L’entretien m’a paru excellent et je crois que je le défendrai aussi bien que j’ai défendu Alain Gerber en son temps, dans la même catégorie des romanciers pur-sang…
Des matinaux. – Le silence scandé par leurs pas n’en finit pas de me ramener à toi, vieille frangine humanité, impure et puante juste rafraîchie avant l’aube dans les éviers et les fontaines, tes matinales humeurs de massacre, ta rage silencieuse contre les cons de patrons et tes première vannes au zinc, tout ton allant courageux revenant comme à nos aïeux dans le bleu du froid des hivers plus long que de nos jours, tout ce trépignement des rues matinales me ramène à toi, vieux frère humain »…
Où il est question de mettre à profit le temps supposé «perdu» des encombrements routiers et autoroutiers, entre interminables attentes au portail nord du Gotthard et autres longues nuits passées dans les aérogares ou sur les ponts écrasés de soleil des villes flottantes en panne…
En ces jours de migrations routières et autoroutières vers le sud, marquées à longueur d’heures par de récurrentes annonces radio relatives aux engorgements, ralentissements et autres attentes plus ou moins longues prévues (notamment) aux portails des tunnels alpins ou s’obstinent crânement à se présenter les vacanciers , il est stimulant, pour les esprits positifs et confiants en le génie humain, d’imaginer toute les parades aux situations ordinairement considérées comme des pertes de temps ou des motifs de mauvaise humeur voire de franche agressivité dans les habitacles et parfois même d’un véhicule à l’autre.
Or une prétendue civilisation, même mécanisée à outrance, et pour ainsi dire robotisée dans le rapport établi entre certains chauffeurs et chauffeuses s’identifiant à leurs bolides soudain condamnés à l’arrêt – une sorte de grounding routier ou autoroutier –, que dis-je: une société prétendument évoluée ne l’est pas vraiment sans savoir transformer le temps présumé perdu en une plage d’activité compulsive réjouissante et virtuellement productive pour l’essentiel.
Retourner le temps perdu
Les arrêts les plus longs, au portail nord du Gotthard, pour ne prendre que cet exemple, pourraient ainsi donner lieu à des activités de remplacement, des échanges et des partages – selon les formules des réseaux sociaux –, qui feraient du bien à tous, du trépignant chauffeur ou de la chauffeuse excédée aux enfants pleurnicheurs ou aux seniors en perte de contrôle, en passant par le jeune couple fulminant d’impatience dans son Alfa de bêtas ou par le moins jeune couple dans son monstrueux 4x4 à vitres fumées.
Et plus concrètement? D’abord par la conversation retrouvée, tous smartphones éteints, entre les membres des familles enfin livrés les uns aux autres sans vaine gêne ni machines. Quelle redécouverte possible pour le père suroccupé retrouvant ses ados, ou pour ceux-ci retrouvant leur mère délivrée de ses soucis de gestion et autres absorbantes tâches ménagères! Et quelle chance pour les bambins et les seniors de faire mieux connaissance dans ces conditions d’urgence suspendue!
Autre alternative à la mauvaise humeur: les jeux propres à l’humaine espèce de tout temps et en tous lieux. Et pour commencer: une bonne partie du centenaire Hâte toi lentement !
Il n’est pas un grenier familial qui n’ait conservé précieusement un carton plein des jeux de nos enfances ou des enfances de nos aïeux, où voisinent les cartes du Pierre noir ou du Nain jaune, les composants sympathiquement capitalistes du Monopoly ou les fines baguettes du Mikado, entre autres exercices de passe-temps!
Ah les jeux de patience retrouvés au portail nord du Gotthard !
Que le temps du voyage est à réinventer...
Les conceptions et autre réalités contemporaines du voyage sont à l’image de nos sociétés dites évoluées et des mentalités multiples, diversement originales ou massifiées qui en procèdent, portées par le rêve subtropical ou le fantasme himalayen voir sibérien, le voyage comme évasion, comme aventure, le voyage hors du temps, etc.
Il est de bon ton, notamment chez les intellectuels de centre gauche ou les paroissiens de centre droite, de vomir le tourisme de masse en général et les croisières en villes flottantes en particulier, mais la encore que d’occasions, même dans les pires cas, de retourner le temps prétendu perdu, et cela du départ au retour.
Dès le départ, en cas d’attente aux gares et plus souvent aux aérogares, combien d’opportunités nouvelles, ainsi, de redécouvrir les virtualités du temps ralenti!
Lire tranquillement L’Espion qui venait du froid de l’excellent John Le Carré, pour Monsieur, ou Voyage autour de ma chambre du non moins épatant Xavier de Maistre, pour Madame, en attendant le prochain vol pour les pays chauds ou les grands espaces!
Lire Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, pour Monsieur, ou La nuit remuedu poète Henri Michaux, pour Madame, au lieu de vitupérer les heures creuses d’une attente imprévue à Geneva Airport ou à l’escale d’Hurghada sur le vol Destination Charm-El-cheikh – on se voyait déjà sonder les abysses pleines de poissons multicolores, etc.
Enfin lire Le Temps retrouvé de Marcel Proust le voyageur immobile, sous les étoiles ou en plein jour fusillant de soleil, à bord du paquebot soudain immobilisé dans la crique de Portofinio par une furieuse brigade de Greenpeace, ou dans la lagune de Venise à la suite d’un ensablement non prévu par le Sonar de bord!
Que d’occasions vivifiantes de vivre le voyage dans le voyage!
Celui qui cherche noise au chef de l’état des choses / Celle qui se dit que ben à la fin ça devait arriver avec ce garçon qu’elle a connu sans barbe et sans discipline à la petite école du quartier / Ceux qui se constituent en meute glapissante de gauche et de droite au motif que le chiot de l’enfant-Président a merdé dans la cour des glands / Celui qui cherche 14 heures dans le Midi où tous les chats sont gris / Celle qui aime aussi les agents de sécurité ni de gauche ni de droite qui ont de l’avenir derrière eux / Ceux qui reprochent à l’enfant-Président d’avoir ajouté un chômeur à la statistique nationale du pays en marche / Celui qui se trouve dans la peau d’un chercheur de poux / Celle qui cherche la petite bête dans la barbe de la petite tête / Ceux qui en font toute une affaire du siècle après leur victoire millénaire plus ou moins liée à l’immortalité toute française du rocker et de l’académicien incarnant l’universalité hexagonale au sens large / Celui qui cherche là derrière l’invisible main chaude du vice qui n’ose dire son nom même à ceux qui sont pas couchés / Celle qui cherchait un homme et l’a trouvé en la personne du vigilant Alexandre / Ceux qui ont compris depuis longtemps que la France à deux vitesses n’a plus de marche arrière ni de moteur crédible genre traction avant des voyous / Celui qui fait tout Manu militari en sous-main / Celle dont on dit à gauche et à droite qu’elle aime les trios d’enfer / Ceux qui cherchent des crosses à Jupiter qui baise ceux qui l’ont mis là pour ça / Celui qui buvait son petit noir au café de la Contrescarpe en lisant La Guerre des gaules comme tous les matins avant d’en fumer une sur la place peinarde ou parfois il a rencontré Tzvetan Todorov l’ancien structuraliste hélas décédé dans l’anonymat / Celle qui signe un édito de portée internationale où elle dit enfin tout ce que les médias pourris de droite et de gauche n’ont pas décelé dans le montage machiavélique de l’enfant-Président toxique prenant ses désir pour des réalités au plus haut niveau et ça c’est du jamais vu de mémoire de Marie-Chantal / Ceux qui se cherchent encore au motif qu’ils ne se sont pas trouvés là au bon moment / Celui qui dit me cherchez pas dans le pétrin vu que je suis juste entre le déni et le défi si ça se trouve / Celle qui cherche à se mettre sur la photo pour pas qu’on prenne Toto pour un pédé / Ceux qui ont renoncé à chercher depuis que Picasso leur a dit: faut d’abord trouver mes petits, etc.
La série américaine 13 Reasons why doit-elle être proscrite au motif qu’elle pousserait les ados au suicide? Si c’était le cas, d’innombrables productions estimées «traumatisantes» devraient l’être aussi. À commencer par La servante écarlate, dystopie aussi violente qu’intelligente, d’une visée critique combien plus percutante et d’une atmosphère plus envoûtante. Mais si la perversion était ailleurs, dans le moralisme hypocrite?
La scène est terrifiante où l’on voit, dans le premier épisode de la première saison de La Servante écarlate, une jeune fille contrainte, par une horrible surveillante, de raconter, à ses camarades d’infortune, le viol qu’elle a subi, avant qu’elle ne soit sommée de reconnaître haut et fort qu’elle seule est la responsable de l’agression en question: elle la tentatrice, depuis Eve et le serpent, la fauteuse de crime devant l’Éternel.
Ladite séquence marque une étape de la découverte, par la jeune Defred, protagoniste de l’histoire surnommée la servante écarlate, de l’univers concentrationnaire dans lequel elle est plongée depuis qu’elle a été enlevée brutalement devant son enfant, après l’exécution de son conjoint, pour devenir une reproductrice utile à la société menacée de grave dénatalité.
La base de cette série sortie en 2017 est un roman largement reconnu de Margaret Atwood, datant de 1985, dont le climat d’oppression a été bien rendu par un premier film, assez décevant par ailleurs, de Volker Schlöndorff, et que le téléfilm de Bruce Miller ressaisit de manière plus lancinante encore, parce que plus intime et subtilement cruelle, dont l’impact psychologique sur l’innocente spectatrice et l’aimable spectateur adultes – et ne parlons pas des ados! – me semble potentiellement bien plus «dangereux» que celui du feuilleton 13 Reasons why récemment accusé d’inciter nos bons jeunes à en finir avec la triste vie.
Or, avant de s’en prendre à cette romance «ciblant» les jeunes consommateurs, ne faudrait-il pas proscrire La servante écarlate? Poser la question revient à se demander ce qui est «approprié» par rapport à un public que les nouveaux moralistes à l’américaine tendent à infantiliser.
Le meilleur des mondes est sous nos yeux
Le roman de la nobélisable canadienne Margaret Atwood s’inscrit, par sa forme et son contenu, dans le droit fil des contre-utopies anglo-saxonnes les plus connues, du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley au 1984 de George Orwell. Son univers, dans un futur point trop lointain, est celui d’une dictature théocratique évoquant un vaste camp de concentration dominé par la religion et les militaires. Sur fond de désastre écologique et de dénatalité provoquée par la pollution, la coalition totalitaire a réparti les femmes en quatre classes: les Épouses, seules maîtresses de maison, les Marthas servantes et cuisinières, les Tantes chargées de former les servantes, et enfin les Servantes écarlates dont la seule fonction est la reproduction forcée – le solde des femmes trop vieilles ou infertiles étant envoyé dans les colonies où elles «gèrent» les déchets toxiques. Quant à l’héroïne, elle a l’interdiction de flirter entre deux séances de copulation surveillées par l’épouse du Commandant, seuls ses souvenirs l’aidant à survivre dans cet enfer, etc.
Si le roman de Margaret Atwood obtint en 1987 le prix Arthur C. Clarke, alors que c’était la première fois que la grande romancière, comme un Doris Lessing, touchait à la science fiction à thèmes hautement actuels, l’ouvrage fut attaqué plus tard sous prétexte qu’il véhiculait des idées à la fois anti-chrétiennes et anti-musulmanes; et le fait est que l’intégrisme religieux, qu’il relève de l’Inquisition catholique ou de la terreur islamiste, est la base idéologique de l’oppression qu’y subissent les femmes.
Où les retombées de ce roman se corsent cependant, rejoignant alors l’actualité, c’est que Margaret Atwood, féministe de la première heure, s’est désolidarisée vigoureusement du mouvement #metoo qu’elle a taxé de nouveau maccarthysme en cela qu’il appelle au lynchage de tous ses contradicteurs. Autant dire qu’il n’y aurait pas qu’une raison pour attaquer la série tirée de La Servante écarlate, à moins d’exercer son esprit critique et de ne pas se laisser fasciner par les personnages de fiction d’une fable si cruellement révélatrice. En d’autres temps, certains contes pour enfants furent jugés nocifs pour les têtes blondes, avant qu’un éminent psychanalyste du nom de Bruno Bettelheim s’en vienne expliquer que ces fictions avaient valeur d’exutoire purificateur.
Quand victimisation rime avec culpabilisation…
Si la scène de la mise en accusation de la jeune fille violée, dans La servante écarlate, nous choque à proportion de tout ce que nous avons entendu et continuons d’entendre sur la culpabilisation des victimes d’agressions sexuelles, c’est d’une tout autre façon, dans la série 13 Reasons why, que s’exerce immédiatement la mise en accusation de tous les garçons qu’elle a fréquentés par une adolescente dont la voix enregistrée, après son suicide, se charge d’une espèce d’autorité vengeresse.
D’emblée, cette Hannah Baker que tout le monde pleure ou feint de pleurer se pose en juge, inattaquable puisqu’elle est morte, dont nous découvrons le récit en même temps que le doux, joli et gentil Clay Jensen, le seul garçon qui l’ait vraiment aimée comme on l’apprendra beaucoup plus tard. Mais que signifie «vraiment aimer» pour des ados qui se débattent dans une espèce de marshmallow sentimental frotté de rêveries sexuelles, filles jacassantes d’un côté et mecs roulant plus ou moins les mécaniques de l’autre ?
Jouant sur les deux tableaux alternés du récit au présent (ce que vit le pauvre Clay en écoutant Hannah sur son lecteur de cassettes) et des retours au passé, le feuilleton multiplie les personnages stéréotypés – à commencer par les jeunes filles aussi manipulatrices que leurs mères et les garçons sériés en bad boys ou mignons viennent-ensuite – et les situations plus conventionnelles les unes que les autres, dont le scénario addictif et les dialogues bien filés donnent l’illusion de la consistance alors que tout ça sonne le creux, entre flatterie équivoque d’une jeunesse éperdue dans un monde perdu, et voyeurisme moralisant.
Sommes-nous tous coupables de n’avoir pas écouté Hannah qui nous rejetait pour qu’on la séduise de force? C’est ça, confirmeront gravement Madame et Monsieur Psy: nous sommes tous coupables, et ce qu’il y a de terrible est que toutes les filles, victimes potentielles des supposés prédateurs que représentent tous les garçons , vont s’identifier à Hannah et se pointer à leurs cabinets. Mais que fait donc Netflix?
Le pompon de l’hypocrisie
Netflix, ou plus précisément les producteurs de 13 Reasons why, se sont empressés de répondre à leurs accusateurs en déléguant les jeunes acteurs au premier rang de la Mise en Garde. Attention, vous disent ainsi, les yeux dans les yeux, les adorables Dylan Minnette (Clay le mec sympa) et Katherine Langford (Hannah la suicidée ressuscitée), Justin Prentice (Bryce le violeur) et la black Alisha Boe (Jessica la violée), faites gaffe: cette série aborde des sujets difficiles tels que le sexe, la toxicomanie et le suicide, donc, si vous êtes concernés par ces sujets qui risquent de vous mettre mal à l’aise, regardez la série avec une personne de confiance, parlez-en et surtout connectez-vous au site de la série, etc.
On ne fait pas mieux dans le simulacre d'assistance à personnes en danger, comme à la télé quand on vous invite gravement à fermer les yeux au moment de vous balancer une scène in-sou-te-nable qu’il faut pourtant ab-so-lu-ment voir.
Mais encore? Le problème n’est-il pas ailleurs? Comment croire à la bonne foi des réalisateurs d’une série qui donne, de la jeunesse, une image aussi convenue, formatée et répétitive, sans trace de vrais conflits et de préoccupations autres que les peines de cœur réduites aux rêves de cul, dans une société de parents et de profs globalement à côté de la plaque, sans enfants ni vieilles personnes, et comment ne pas hausser les épaules en apprenant que des adolescentes s’identifient à un personnage aussi fabriqué et peu crédible qu’Hanna Baker, dont les états d’âme relèvent plus de l’hystérie imitative que d’un vrai mal-être?
Pain bénit sans doute pour Madame et Monsieur Psy qui se «penchent» sur le drame des kids suicidaires, et qui en rirait? Mais de quoi va-t-on parler en l’occurrence, si tout est manipulé comme dans une cellule psychologique sous contrôle. Hannah casse d’ailleurs le morceau d’entrée de jeu: vous êtes surveillés. Big Sister Hannah a tellement tout compris qu’avant de se saigner dans la baignoire de papa-maman elle va tout vous expliquer. Or va-t-on parler de l’escroquerie psychologique, du mensonge éhonté de cette dramaturgie juste bonne à faire pisser le dollar?
Quant à interdire la série en question, surtout pas! Pas plus que La servante écarlate. Se servir de l’une ou de l’autre comme base de discussion sur le désespoir de certains jeunes gens qui ont de bonnes raisons d’en vouloir à la vie, ou sur une société réduisant les femmes à des serves ou des pondeuses? Sûrement, mais la pauvre Hannah Baker n’est pas le sujet adéquat, et, s’agissant de 13 Reasons why, la première discussion critique devrait porter sur la crédibilité de ses situations et de ses personnages, supposés dénoncer une réalité qu’elle schématise à outrance et finit par flatter. Quant à la fonction critique de La Servante écarlate, en dépit de sa violence frisant parfois l'insupportable, elle émane bel et bien d’une voix humaine qui en fonde, à fleur d’émotion et jusqu’au fond des tripes, la redoutable part de vérité...
Notules et notuscules sur un sujet de seondaire importance, à savoir le rapport de la littérature, ou de l’art, avec l’argent.
1. Le premier conseil en la matière m’a été donné, en 1970 (j’avais vingt-trois ans) par le grand écrivain Marcel Jouhandeau, auquel j’avais écrit pour lui dire mon admiration, et qui me répondit, en m’appelant « mon enfant », pour me recommander, si j’avais dans l’idée d’écrire, de « prendre un métier », gage de liberté. Lui-même, alors octogénaire retraité depuis des lustres, avait vécu d’enseignement, pour son bonheur autant que celui de ses lycéens, et moi je venais de préférer la critique littéraire à des études de lettres vite jugées ennuyeuses dans la triste faculté lausannoise – et j’ai fait le bon choix tant le journalisme n’a cessé de me vivifier à tous égards, dans ma relation vivante avec le monde et les gens, sans me couper de la littérature.
2. Charles-Albert Cingria, demi-dieu littéraire de ma vingtaine (l’autre moitié semi-divine étant celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz), bénéficia durant ses jeunes années d’une certaine fortune familiale, après dissipation de laquelle il refusa toujours, lui, de « prendre un métier », ne vivant que du produit de ses écrits, foison de textes publiés dans des journaux et des revues, ou livres nombreux mais peu « vendeurs » lui valant l’estime de quelques-uns (dont un Jean Paulhan à la NRF, fidèle entre tous) ou le soutien de quelques éditeurs (l’industriel lettré Mermod au premier rang) et de quelques mécènes. Pierre-Olivier Walzer, son ami puis son éditeur, m’a décrit le capharnaüm de la soupente de Cingria à la rue Bonaparte, véritable décharge privée où s’amoncelaient boîtes de conserves vides et cadavres de bouteilles, mais c’était sur ce fumier que Rossignol chantait.
3. Paul Léautaud, dont les maigres revenus servaient beaucoup à nourrir ses innombrables chiens et chats, a « pris un métier » dès son jeune âge et ne s’en plaint guère. D’abord copiste dans je ne sais quelle obscure agence, puis employé longtemps au Mercure de France, il est resté pauvre assez naturellement, quoique dandy en ses façons, quasi clochard en sa dégaine mais s’exprimant comme un aristocrate du pavé parigot, ne se gênant pas de persifler son ami Paul Valéry de multiplier les copies de ses poèmes sur grand papier afin de les vendre comme autant d’autographes « uniques »…
4. Notre ami Pierre Gripari, lui aussi, avait « pris un métier », et le plus idiot possible afin de se garder l’esprit libre en son vrai travail. Malgré les droits d’auteurs de ses contes pour enfants devenus très populaire, le conteur et romancier vivait dans une pièce unique minable, vêtu lui aussi de nippes, et le modeste soutien matériel de son véritable éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pesait à vrai dire moins lourd que la totale confiance du patron de L’Âge d’Homme l’accueillant alors que toutes les portes parisiennes s’étaient fermées à ses livres non destinés aux têtes blondes. Où l’on voit que « payer » un auteur peut se faire de diverses façons…
5. Dès les débuts de son activité d’éditeur, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, s’est fait une réputation de terrible rapiat, qui lui a valu la vindicte durable de certains auteurs, à commencer par un Georges Borgeaud, très sourcilleux en la matière, alors qu’il réservait de meilleurs soins aux écrivains selon son cœur, tels un Georges Haldas ou un Pierre Gripari, sans parler de ses (rares) best-sellers co-édités avec Bernard de Fallois, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev.
En ce qui me concerne, je ne me souviens pas avoir jamais été payé par Dimitri autrement que par des livres (les Œuvres complètes de Cingria sur grand papier, et celles de Joseph de Maistre ou de Balzac en Pléiade, la collection des romans de Simenon chez Rencontre et toute la série du Journal intime d’Amiel, etc.) , mais c’est grâce à Dimitri, dont j’ai rédigé la biographie de Personne déplacée, que j’ai obtenu (de l’éditeur Pierre-Marcel Favre) de très substantiels droits d’auteurs sur quelques milliers d’exemplaires vendus, sans parler d’un passage sur le plateau « mythique » d’Apostrophes, bonus de gloriole s’il en fût...
6. L’écrivain à succès doit être payé : cela ne fait pas un pli. La dureté d’un Georges Simenon en affaires n’est pas une légende, qui exigeait 50% de droits d’auteurs sur la vente de ses livres, et qui lui donnerait tort ?
Dans le même genre « poule aux œufs d’or », il est également légitime qu’un Joël Dicker gagne des millions. On est là en pleine logique commerciale, désormais relayée par d’utiles agents littéraires, et pas forcément dommageable en termes de qualité . Qu’on sache, le génie du romancier Simenon n’a pas été entaché par sa gloire mondiale et sa colossale fortune – même si sa production est d’inégale qualité, et pour Dicker on verra bien s’il résiste à la pression du succès comme peut le faire craindre le très complaisant Livre des Baltimore…
7. On sait les rapports homériques entretenus par Louis-Ferdinand Céline avec ses éditeurs, Robert Denoël d’abord et ensuite GastonGallimard. Mais l’argent était-il seul en cause ? Je n’en crois rien. De fait il y a, entre l’écrivain et l’éditeur, une relation d’amour-haine conflictuelle presque à tout coup, relevant pour ainsi dire de la métaphysique. L’écrivain (surtout le plus grand) se prend naturellement pour Dieu, mais l’éditeur (et souvent le plus grand aussi) ne saurait se contenter de son statut d’âne porteur ou d’homme-sandwich. Or « Dieu » ne demande pas tant d’argent que de reconnaissance, laquelle passe autant par le « buzz » que par des chèques. Et tout ça fait de la littérature, comme le prouvent les inénarrables lettres de Céline à Gaston…
8. Thoreau: "Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer".
9. Quel écrivain, dans le pays le plus riche du monde, vit-il exclusivement de ses droits d'auteurs ? Y en a-t-il plus de deux (les noms de Martin Suter et Joël Dicker viennent en tête de la liste virtuelle) et qui sera le ou la troisième ? On s'en fiche évidemment mais le fait est là: que vivre de sa plume est tout à fait possible mais par d'autres moyens que la vente de ses livres. Chacune et chacun trouve, cela va sans dire, ses moyens propres.
10. Parler boutique est toujours intéressant, mais parler d'argent ? Assommant la plupart du temps, ou alors c'est un élément fondamental de la réalité humaine et là ça m'intéresse, entre les délires d'Ezra Pound sur l'usure ou ceux de Léon Bloy sur le sang du pauvre, sans parler de L'Argent de Charles Péguy.
11. Quand des écrivains ou des artistes parlent d'argent, la médiocrité ou la mauvaise foi rivalisent le plus souvent avec la mauvaise foi et la médiocrité des discussions d'éditeurs ou de bourgeois parlant art et littérature.
12. Ma relation avec l'argent a toujours été de l'ordre de la fuite, voire du déni. Pour être libre comme l'oiseau ? Mais quel drôle d'oiseau, aussi nul en syndicalisme qu'en gestionnaire de sa propre fortune ! Et qui se prend les ailes dans le bitume du quotidien !
13. Le titanesque travail de Marcel Proust est-il envisageable sans le confort de sa cellule tapissée de liège et sa table réservée au Ritz ?
14. Le titanesque travail de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoievski est-il envisageable sans l'inconfort d'une vie d'incessants soucis pécuniaires aggravés par un entourage parasitaire, la malhonnêteté de ses éditeurs et la passion du jeu ? 15. Le bourgeois qui affirme que l'écrivain (ou l'artiste) doit souffrir pour s'accomplir a pleinement raison, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifie.
16. Lorsqu'un écrivain (ou un artiste) proclame que tout travail mérite salaire, il cesse de parler en écrivain (ou en artiste).
17. Payé au lance-pierre dans le journal le plus chic de nos contrées où j'étais chroniqueur littéraire à la pige, je m'entendis répondre, un jour que j'avais râlé à ce propos, que je devais être fier d'écrire dans ce journal dont les pages financières étaient aussi très lues.
18. Le romancier établi rappelle volontiers que lui aussi à « mangé de la vache enragée » en ses folles années, où il a même "jeté quelques pavés".
19. Le poète Pierre Jean Jouve, comme le poète Rainer Maria Rilke, se montrait intraitable avec ses mécènes oublieux du terme, surtout les dames. Auront-elles jamais négligé d’arroser leurs catleyas ?
20. Anton Pavlovitch Tchekhov, soutien de famille à vingt ans, vendait ses contes hilarants à divers journaux qui le payaient à proportion de son succès populaire, puis il écrivit des récits et des pièces de théâtre plus sombres tout en exerçant la médecine, et sa période la plus noire date de ses années de succès. Mais on se gardera d'en tirer de trop hâtives conclusions.
21. Certains littérateurs qualifient leurs femmes légitimes d'Admirables Compagnes. C'est leur façon de les payer, alors qu'elles tiennent les comptes et lavent leurs caleçons...
Celui qui se débat dans l’absence de débat / Celle qui mène le débat dans son jacuzzi où elle a réuni divers pipoles / Ceux qui font débat d’un peu tout mais plus volontiers de rien / Celui qui ne trouve plus à parler qu’à son Rottweiler Jean-Paul / Celle qui estime qu’un entretien fissa vaut mieux que deux tu l’auras / Ceux qui ont la nostalgie des conversations des années 67 à 76 environ / Celui qui essaie de se rappeler au réveil le contenu de la dernière conversation réelle qu’il a eue dans le cadre du Club de Réflexion de l’Entreprise, qui n’existe évidemment que dans ses rêves / Celle qui n’est jamais d’accord avec celle qu’elle voudrait faire croire qu’elle est / Ceux qui ne parlent plus que pour ne rien dire / Celui que le mobbing de la cheffe de projet rend de plus en plus lucide et déterminé à frapper un jour un grand coup au moyen (par exemple) du yatagan de collection qu’il serre dans son attaché-case de garçon au-dessus de tout soupçon en dépit de ses ongles rongés jusqu’à l’os / Celle qui se sent prise dans la nasse de l’amour omnipotent de ses parents adoptifs impotents dont elle change les couches en fredonnant des airs cambodgiens / Ceux qui mènent le débat en tenant leurs kalas à portée de main en cas de contradiction patente / Celui qui est toujours d’accord avec le dernier qui le contredit mais n’en pense pas moins / Celle qui dit toujours Cela-fait-débat-faut-qu’on-travaille-la-question et s’énerve quand on lui demande de fixer une séance / Ceux qui estiment qu’une bonne guerre vaut mieux que la paix des cimetières où le débat s’enlise entre les survivants frustrés d’ils ne savent plus bien quoi / Celui qui savoure sa poule de mer / Celle qui est jalouse des pattes d’ours de l’entraîneur de son jules /Ceux qui carburent à l’eau plate afin d’optimiser leur chance de désamorcer le faux débat / Celui qui est tellement habitué à dissimuler son opinion qu’il ne sait plus ce qu’il défend au juste / Celle qui croit élever le débat en citant le plus souvent Levinas / Ceux qui font avancer le débat en invoquant l’heure du cocktail / Celui qui estime que le débat sur le voile dévoile l’impossibilité du vrai débat que toutes les parties se voilent / Celle qui affirme que le parlé de son senti ne traduira vraiment son exister que si elle lâche la bride à son refoulé jusqu’au cri primal s’il le faut malgré les minces cloisons du bureau / Ceux qui devisent volontiers avec les oiseaux invisibles de la serre où cohabitent les positions philosophiques les plus variées, etc.
…Je vous assure, mon cher, qu’il y a là une manifestation d’art réellement populaire, issu de la base et, qui plus est, des banlieues à risques, dont la reconstitution à l’identique, dans le patio de notre Banque, contribuerait pour beaucoup au renouvellement de l’image de l’entreprise - autant dire que c’est un opération blanche mais à la fois conforme à notre vocation multiculturelle, avec le bonus d'une substantielle déduction d’impôts…
…Et pourquoi qu’il est fâché, le lac, pourquoi qu’il fait ces vagues d’océan, non mais pour qui ça se prend ? et pourquoi ces claques au quai qui lui a rien fait, y sait pas le lac que c’est plus permis de mettre des baffes aux quais ? non mais des fois, et pourquoi qu’il est vert, le lac, quand il voit rouge ?...
Dans Le grand mensonge des intellectuels, paru en 1993, l’historien et journaliste anglais Paul Johnson stigmatisait ceux qui, de Rousseau à Sartre ou de Tolstoï à Brecht, ont posé aux guides de l'humanité sans obéir eux-mêmes à leurs principes. Démystification en partie justifiée, mais pour aboutir à une stigmatisation douteuse de ceux qui pensent…
Rousseau se proclamait l'homme le plus vertueux de son temps. Premier des intellectuels modernes, il a bouleversé nos vues sur la nature, la société, l'Etat, l'individu et son éducation. L'influence du penseur fut extraordinaire, et l'écrivain continue de nous fasciner à juste titre. Mais l'auteur de L'Emile abandonna ses six enfants à l'Assistance publique sans leur donner même un prénom ni chercher jamais à les revoir, et se comporta comme un salopard avec son entourage, se montrant particulièrement odieux envers celles et ceux qui l'aimèrent et l'aidèrent le plus, dont son ami Diderot.
De la même façon, le délicat Shelley, poète admirable au visage d'ange, se voulait guide de l'humanité. Mais ce grand artiste, humaniste suave en théorie, provoqua plusieurs suicides et agit souvent de manière immonde avec autrui. Marx lui- même, bienfaiteur sur le papier, se conduisit comme un sauvage avec ses semblables. Ibsen, avocat par principe de la cause féminine, rendit la vie impossible à sa moitié et se montra souvent le plus crasse des machos.
Tolstoï, qui prétendait libérer la Russie, ne supportait pas que cela se fît autrement qu'à son idée de patriarche tyrannique. Brecht, qui posait à l'ami du peuple, planquait ses droits d'auteur en Suisse et s'accommoda parfaitement des pires forfaits du stalinisme.
Sartre, maître à penser par excellence, ne fut résistant qu'en paroles sous l'Occupation, se soucia comme d'une guigne du sort de ses amis juifs et ferma les yeux sur les camps soviétiques, puis crut déceler «une démocratie directe» dans le régime de Fidel Castro et décréta celui de Tito la réalisation de sa philosophie...
Crédit moral?
Ces inconséquences sont-elles admissibles? Paul Johnson pense que non. Historien anglais déjà connu pour Une histoire du monde moderne assez controversée, suivie d'une monumentale Histoire des Juifs, cet intellectuel (!) à la fois conservateur et politiquement peu correct n'est pas de ceux qui se laissent bercer. Constatant l'influence que, depuis 200 ans environ, les intellectuels ont jouée en lieu et place des scribes, prophètes et autres prêtres de jadis, il s'interroge sur le crédit moral et la qualité de discernement qu'on peut accorder à ceux qui se sont improvisés mentors de l'humanité. Et d'illustrer alors, dans une suite de chapitres extrêmement bien documentés, vivants mais parfois caricaturaux, la contradiction flagrante qui oppose les vertus publiques et les vices privés de ces pasteurs trop benoîtement adulés.
Est-ce dire que l'essayiste se complaise à touiller les «misérables petits tas de secrets» dont parlait Malraux? Sans doute pourrait-on lui reprocher d'en rajouter dans le genre concierge, en poussant l'examen jusque dans la culotte de Rousseau et les alcôves d'Ibsen, de Brecht, de Sartre ou de lord Russell, chaud lapin s'il en fut en son âge de Mathusalem. Cependant, Paul Johnson fait tout de même la part des vices communs et des attitudes qui engagent réellement la responsabilité de l'intellectuel. Que Proust fut, en privé, un maniaque sexuel jouissant de voir des rats s'entre-dévorer ne remet nullement en cause sa valeur d'écrivain et la portée de son chef-d'œuvre, dans la mesure où il ne s'est jamais dit le défenseur des droits du rat. En revanche, plus gênant est le fanatisme belliqueux du pacifiste Bertrand Russell, et plus choquante la sécheresse de cœur d'un Brecht célébrant sur scène la fraternité humaine et s'exclamant en coulisses, au moment des grandes purges staliniennes: «Ceux-là! Plus ils sont innocents, plus ils méritent d'être fusillés!»
Coupés du réel Ce qui frappe le plus, dans les portraits successifs que brosse Paul Johnson, c'est que ceux-là même qui prétendent pétrir la pleine pâte de l'humanité se gardent à tout coup de se salir les mains. Marx le premier, qui se réclamait d'une méthode «scientifique», n'a jamais enquêté sur le terrain ni rencontré le prolétariat que dans ses livres. Méprisant les révolutionnaires de la base, il n'hésita pas à falsifier faits et chiffres, dans ses études, afin de plier la réalité à ses schémas. Formidable écrivain et poète visionnaire, reconnaît Paul Johnson, mais pas plus trace de «science» chez ce pamphlétaire que de charité dans les rapports humains de ce despote domestique furieux du matin au soir, qui exploita Engels et fit le malheur de son gynécée.
Pareillement, les poses de Tolstoï déguisé en moujik, ou de Brecht en ouvrier d'opérette, n'ont pas empêché ces philanthropes théoriques de vivre comme David Rousset le disait de Sartre: «dans une bulle». Coupés du monde saignant et souffrant, ces grands esprits furent naturellement portés prendre à leurs désirs pour des réalités, et préférer les plus aventureuses utopies à de plus concrètes et plus raisonnables réformes. Ibsen autant que Marx, et Tolstoï, Sartre ou Fassbinder, prônèrent ainsi les extrémismes au mépris des hommes réels qui allaient en subir les conséquences.
Pour Paul Johnson, « la tyrannie des idées dépourvues de cœur est le pire despotisme qui soit.» Cela étant, il conclut hélas en des termes expéditifs, qui ne rendent pas justice aux esprits sensés, de Camus à Orwell ou de Koestler à Soljenitsyne. «Une des grandes leçons de notre siècle tragique, écrit Johnson, où tant de millions de vies innocentes furent sacrifiées au nom de systèmes prétendant améliorer le sort de l'humanité, c'est donc qu'il faut se méfier des intellectuels.» Comme si ceux-ci constituaient une catégorie homogène! Et d'ajouter cette recommandation également discutable: «Il faudrait non seulement tenir les intellectuels à l'écart du pouvoir, mais manifester à leur égard une méfiance accrue lorsqu'ils cherchent imposer leur opinion collective.» Tout fait convaincant lorsqu'il réclame des comptes aux faux messies et aux mauvais guides, l'auteur du Grand mensonge des intellectuels fait donc, à son tour, preuve d'inconséquence dangereuse en fourrant tous les intellectuels dans le même sac à jeter, au risque de réjouir ceux qui n'attendent que de tirer sur tout ce qui pense…
Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Robert Laffont, 361p.
Celui qui s’est toujours identifié à l’équipe-qui-gagne / Celle qui estime que ce jeu est par trop « genré » / Ceux qui considèrent qu’une analyse socio-politique s’impose en sorte de montrer l’aliénation du Système qui veut que des millionnaires noirs soient considérés comme des héros alors que leurs familles et belles-familles continuent souvent d’être traités comme des parias enfin pas toutes on est bien d’accord / Celui qui est surtout sensible à la beauté du geste / Celle qui vibre à la liesse / Ceux qui craignent le Grand Remplacement des arbitres blancs / Celui qui défie ses collègues de bureau en prétendant que la Suisse aurait fait mieux avec le soutien de sponsors plus performants / Celle qui a surtout apprécié le contraste du bleu et du vert sur fond rouge et blanc / Ceux qui affirment que tout ça a été manigancé pour faire oublier les prisonniers politiques ukrainiens et tchétchènes / Celui qui écrit que l’Arc de Triomphe n’aura jamais assisté à un défilé aussi historique marqué par quatre buts français entrés dans la légende avec tout un peuple gagnant derrière les Onze et leurs remplaçants / Celui qui propose à sa classe de terminale d’analyser chacun des buts gagnants en termes de valeur ajoutée au récit picaresque de la France plurielle / Celle qui compose un Hymne au Jarret National non sans fantasmer (inconsciemment) sur les mollets de Luka Modrić / Ceux qui estiment que cette victoire historique mondiale inscrit le génie de Deschamps dans la filiation directe de celui de l’entraîneur corse Napoléon Buonaparte malgré son dernier auto-goal, etc.
Dans L’Art suisse n’existe pas, l’historien de l’art Michel Thévoz va bien au-delà du paradoxe, en critique virulent des «vieux» poncifs académiques qui soumettent l’art aux idéologies religieuses ou politiques. Mais lui-même sature son discours de pieuses références aux dogmes du freudo-marxisme pimentés de citations de divers pontifes «modernes», de Bourdieu à Lacan. Ce qui n’empêche pas son livre d’être passionnant et de susciter la réflexion – même contradictoire.
Autant par son titre que par l’illustration de sa couverture, représentant une Étude de fesses signée Félix Vallotton, le dernier livre de Michel Thévoz se veut provocateur, appelant une réaction au premier degré de ceux qui se piquent de culture «nationale», voire nationaliste, Christoph Blocher en tête.
Les présumés Bons Suisses s’étrangleront ainsi d’indignation à la seule idée qu’on puisse dire que l’art suisse n’existe pas, comme en 1992, à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville, le slogan lancé par le plasticien publicitaire Ben, La Suisse n’existe pas, les révulsa.
Enfin quoi, s’exclameront-ils: Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Alberto Giacometti ne sont-ils pas la preuve que l’art suisse existe? Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc.
Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ?
Giacometti rime-t-il avec Betty Bossi ?
Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé?
Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des safes bancaires zurichois ?
C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur.
S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice.
Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres.
Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas Histoire de la littérature romande mais Histoire de la littérature en Suisse romande, etc.
Vivacité de la pulsion de mort…
Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du Christ au tombeau de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi…
L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant La Nuit non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté.
Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants?
Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans La littérature à l’estomac, pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates.
Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours.
Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature».
Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles.
Anker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?
Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de La Nuithodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau».
Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de La Retraite de Marignan.
Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler.
Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. Ainsi, souligne le critique, «une référence passéiste retorse peut avoir des effets «objectivement» plus contestataires que des professions de foi révolutionnaires. Or, bien avant Hodler, des générations de génies picturaux ont déjoué la «littérature» idéologique, religieuse ou politique, par le langage irrécupérable de l’art.
De la langue «fasciste» à la vérité des poètes
Dans la foulée de Roland Barthes, qui voyait en la langue une réalité «fasciste» en cela qu’elle «formate» notre pensée et qu’elle discrimine, Michel Thévoz pousse le bouchon plus loin en affirmant que la langue est «structurellement capitaliste» et qu’on n’en sortira que par des «moyens d’expression moins catégoriaux», du côté des arts plastiques. Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels.
Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant.
Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer…
Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. Quarante ans après la parution de L’Avenir est notre affaire de Denis de Rougemont, qui me dit alors en interview que la seule Europe en laquelle il croyait était l’Europe des cultures, Sloterdijk plaide lui aussi, comme son ami français Bruno Latour, pour une Europe des petites unités requalifiées dont la fédération s’opposerait aux grands ensembles des empires, où la culture de toutes les régions se revivifierait.
Dans un texte de 1914 intitulé Raison d’être, Ramuz, qui récusait l’idée même d’une «littérature suisse», invoquait son lieu d’élection et de possible expression dans la courbe d’un rivage, entre Cully et Rivaz, pour toucher peut-être à l’universel. À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles – bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines.
Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».
Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas, c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...
Michel Thévoz. L’Art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés – Les écrits, 230p. 2018.