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Livre - Page 58

  • Appelfeld notre frère humain

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    En lisant La chambre de Mariana d’Aharon Appelfeld. Modeste révérence à un grand Monsieur qui vient d nous quitter.


    Comment répondre aux mots de la haine ? Comment résister à la montée aux extrêmes ? Comment dire la ressemblance humaine ? Comment la capter et la transmettre ?
    Ce sont les questions que je me posais en lisant La chambre de Mariana, l’un des plus beaux romans parus ces derniers temps, de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, dont la voix est de celles qui, précisément, par leur intonation et leur musique, leur aura d’humanité, si l’on peut dire, exprime précisément la ressemblance humaine.

    Cette voix, que je retrouve chez le poète palestinien Mahmoud Darwich autant que chez le poète libanais Adonis ou chez le romancier français Hubert Haddad auteur de l’admirable Palestine (Zulma, 2007), cette voix module, dans La chambre de Mariana, une histoire qu'on pourrait trouver scabreuse, voire apparemment scandaleuse, qui me rappelle les histoires scabreuses et scandaleuses du grand écrivain serbe Aleksandar Tisma, telle L’Ecole d’impiété (L’Age d’Homme).
    Pour le protéger des rafles de plus en plus massives qui sévissent dans le ghetto de leur petite ville des marches de l'Ukraine, après la déportation du père, la mère du petit Hugo, onze ans, le planque chez une sienne amie chrétienne travaillant dans une maison close, qui reçoit le garçon dans un réduit où elle le nourrit et le cajole tout en lui interdisant d’apparaître.
    Avec ce mélange de tendresse lancinante et d’implacable netteté qui caractérise l’écriture d’Appelfeld, dans ce no man’s land à la fois précisément localisé et qu’on pourrait imaginer de partout, le romancier nous fait découvrir par le plus intime, donc le plus humainement ressemblant, ce que découvre le jeune garçon des cris des hommes et des parfums de la femmes, des siens qui viennent le visiter dans le rêve éveillé de sa prison et de l’Action inimaginable qui va les engloutir.
    N’est-il pas sacrilège d’évoquer l’éveil de la sensualité d’un adolescent dans les bras d’une prostituée ? Pas un instant je ne l’ai pensé en lisant La Chambre d’Ariana, dont l’humanité qui s’en dégage pourrait être le fait d’un auteur palestinien ou tchétchène ou de n’importe quelle terre où vivent des hommes de bonne volonté.

    Il y a dans ce roman, nullement équivoque ou douteux, quelque chose d’infiniment pur et je dirai même de biblique, notamment dans les déchirantes et merveilleuses dernières pages replaçant ces années d’Hugo dans les années du long récit humain, qui ne tient peut-être, aussi bien, qu’à un sentiment commun à tous les hommes et à cette voix qui le filtre comme une musique – la seule à opposer aux mots de la haine.
    492089099.jpgAharon Appelfeld. La Chambre de Mariana. Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, 317p. 2008.

  • Carnets volants

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    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...
     
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    Cingria13.JPGIl me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.
     
    °°°
    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et me fait vibrer depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins cela reste-t-il sûr à mes yeux : que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.
    °°°
    Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

     
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    Carnets de Thierry Vernet. - « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…
    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».
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    Lui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances: « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

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    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».
     
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    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.
     
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    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.
     
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    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.
     
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    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.
     
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    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».
     
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    En lisant La Suisse dans la tourmente de Jean-Jacques Langendorf, je me dis que je suis à la fois du parti de cet anar de droite et du parti de Niklaus Meienberg l’anar de gauche, ou plus exactement: du parti de ces Suisses à la manière d’Alfred Berchtold, qui envisagent à tout coup la thèse et l’antithèse, mais dans une nouvelle acception moins stable et moins régulière, finalement plus difficile à vivre dans la confusion des temps qui courent.
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    C.F. Ramuz.
    Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression littéraire, la Suisse n’existe pas en tant que telle, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire. Il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria. Ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée.
    Ceci cependant, du même Ramuz, que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».
    Et ceci de Rousseau: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».
     
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    Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde bientôt.
    Or l’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.
    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.
    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.
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    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.
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    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.
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    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…
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    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...
     
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    Au Chemin de la Dame, en Lavaux. - Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.
    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise : « Qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»
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    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.
     
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    Sans humilité: rien; sans amour: rien.
     
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    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.
     
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    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.
     
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    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.
     
     

  • Carnets volants

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    Nul des nains de jardin du paisible quartier n’a la moindre idée de ce qui a poussé les deux amis de tendre chair d’armer la minable 2 CV bleu clair avant que de la lancer, leur vingtaine de petits communistes à la con approchant, sur les routes défoncées de Pologne où le Parti appelle les foules à vociférer de concert contre l’agression américaine au Vietnam; où les rues sont grises et le ciel bas, mais où le cœur de tous leur semble plus artiste qu’ailleurs, plus flamboyantes les satires du Pouvoir dans les caveaux de Cracovie, plus vitale la révolution corps à corps du théâtre à la Grotowski ou à la Kantor; mais ensuite tout se fêle au parler vrai des gens, tout l’écart entre grands mots et pauvres choses se laisse voir; moi le petit crevé de léniniste à la flan je conseille espérance & patience aux camarades désespérés, mais ça sonne de travers, et nous voici devant l’inscription libératrice d’ARBEIT MACHT FREI, au seuil de l’usine à tuer, et c’est alors que sur un cahier marqué POLSKI je commence à noter tout ça pour me le rappeler…

  • Divers savoirs

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    Le DEDANS de la maison est un savoir du cœur à la vie à la mort, on y revient tôt le matin quand on est jeune et tard le soir quand on a vu tout ce qu’il y a DEHORS et qu’on parle à ceux qui ne sont plus.

    Il y a des maisons dans le ciel et dans notre maison s’en cache une autre que j’appelle tantôt mon île au Trésor et ma Garabagne ; c’est une soupente interdite à quiconque en ignore le code secret ; là s’entassent les boîtes de papillons et les herbiers, moult préparations alchimiques en bocaux, mes premiers grimoires et les relevés des records toutes catégories de la Compagnie du Ruisseau dont j’ai repris le commandement depuis que notre grand frère va aux filles.

    Les garçons de la Maison de Correction, tout en haut du quartier, en ont appris plus que nous, plus tôt et désormais sans pleurs, la rage au sang d’être nés dans les quartiers mal habités et de faire semblant de garder le rang, mais nos cabanes en forêt font bon accueil aux sinistrés du cœur.

  • Gare à l'espion !

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    Il est à noter que cet enfant regarde par la fenêtre et plus souvent qu’à son tour, et que dans le préau c’est en son for intime qu’il a l’air de sonder tout le temps que dure la récré, et qu’à la table des siens, à la prière de la grave église du quartier, partout où les visages ne peuvent se dérober c’est lui qui scrute et que tout le reste du temps il épie, observe : observe la voisine de la maison bleue dont la fille au petit faciès de vieille reste prostrée à journée faite, observe le facteur Verge d’or ainsi nommé pour ce qu’on sait des longs intermèdes de sa tournée, observe la salutiste en sempiternel tablier gris, observe et note tout sans laisser rien paraître - sans rien d’écrit pour le moment mais il est à craindre que tout ça ressorte un jour dans quelque cahier noir, et qu’en sera-t-il alors de notre tranquillité, je vous le demande ?

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui s'attendent à tout

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    Celui qui n’y est pour personne / Celle qu’on a oubliée dans l’antichambre des viennent ensuite / Ceux qui vivent en autarcie dans le container bio / Celui qui avait de la bouteille et s’est cassé en conséquence / Celle qui n’a plus été utile aux cadres moyens / Ceux qui avaient pourtant lu L’Ecclesiaste / Celui qui a été lâché par ses chiens / Celle qui n’est plus sur l’organigramme pour cause de surpoids / Ceux qu’on a enterrés vivants par souci d’économie / Celui qui est ressuscité à Noël par erreur de timing / Celle qui va foncer dans la nouvelle année équipée de pneus à clous à l’instar des épouses de cadres de la multinationale Nestlé / Ceux qui n’oublieront jamais ce qui a été il y a un siècle à l’époque de Staline le bourreau d’Auschmitz / Celui qu’on a zappé dans le programme spatial / Celle qui a été rejetée de l’hoirie quand son fils est sorti du placard / Ceux qui ne répondent pas à celles qui ne leur demandent rien / Celui qui se sent seul dans l’univers immense aux galaxies pleines de trous noirs / Celle qui a épousé un télescope pour voir plus loin / Ceux qui se ramassent et vont voir dans la quatrième dimension ce qu’il en est du cinquième élément / Celui qui prend toujours de bonnes résolutions à l’approche du 30 décembre alors que le 29 lui reste en travers de la gorge / Celle qui relit toujours un peu de Mauriac en fin d’année / Ceux qui font le plein de leur demi verre vide, etc.
     
    Image JLK: le Bouddha Gupta de la Désirade.

  • Le blues des heures nues


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    En mémoire d'Asa Lanova, décédée le 26 décembre 2017 à Lausanne.

    Les heures nues, que désigne le titre du dernier récit autobiographique d’Asa Lanova - peut-être l’un de ses plus beaux livres du point de vue de la musique des phrases -, sont celles de la lucidité de plus en plus aiguë qui nous vient, avant l’aube, au fur et à mesure que nous prenons de l’âge. La sourde angoisse, liée au vieillissement, de celle qui a connu la « grande obsession » de l’érotisme, ne trouvera d’exorcisme que par les mots, réunis ici en longs colliers de phrases splendides, dont le déploiement proustien contraste cependant avec l’étroitesse du « théâtre » investi en l’occurrence, entre le lit couvert de chats de la narratrice, le jardin où la porte sa première rêverie matinale, la « chambre aux mots » où la ramène la discipline « quasi militaire » de l’écriture, les allées enfin de ses souvenirs.
    À ceux-ci est associé un amour-passion passager vécu dans la prime jeunesse avec Maurice Béjart, visiblement exalté à proportion de l’aura de celui-ci, entre fantasme de l’âge et retour à la cruelle réalité, puisque « Satan » ne répond pas vraiment. La remémoration d’un autre lien, à la fois littéraire et affectif, avec l’éditeur et écrivain Georges Belmont, dégage une bien plus réelle émotion alors que « Maestro », comme la disciple le surnomme, s’approche de sa propre fin.
    Une dernière étreinte avec un certain Stanislas de passage, aussi intense que brève, et sans lendemain, marquera-t-elle le terme d’une vie marquée par la hantise du sexe? Ce qui est sûr est que les plus belles pages de ce livre ne sont pas celles que tisse ce remugle d’érotisme solitaire, mais celles qui se vouent à la célébration de la simple vie, des animaux entourant leur sorcière bien-aimée, des oiseaux, des aubes pures et des nuits de solitude de la narratrice tissant sa toile, à l’encre violette, avec une grâce arachnéenne.

    Asa Lanova, Les heures nues. Campiche, 159p.

  • La Fileuse


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    En mémoire de notre petite mère, née le 27 décembre 1917.

    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie.

    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tous coups les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.

    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’enfant, sans prêter trop d’attention à mes récits de père niaiseux : l’enfant parlait-il déjà ? L’enfant s’était-il mis à lire ? L’enfant écrirait-il bientôt ?

    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.

    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en éclatera.

    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.

    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès l’aurore n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.

     °°°

    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.

    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dès le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur – Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas où des enfants s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas, les merveilleux nuages…

     

    EnfantJLK.JPG (Extrait de L'Enfant prodigue).

     Dessin de Richard Aeschlimann

  • Douce dinguerie de Robert Walser

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    Retour amont sur  Le brigand, roman inédit du vivant du grand écrivain alémanique (1878-1956). Une pure musique au bord des gouffres de l'aliénation.

    On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d'abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d'irrépressible angoisse. C'est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale.On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C'est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce. Il est possible au tea- room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu'on a dit: «Merci bien» à la serveuse, elle répond: «Service». On lui donnerait un bec ou on l'étranglerait: c'est la Suisse. 

    Le poète, en lisant le journal (tuerie en Angola et en Bosnie, légère embellie à Moribundia), songe au réconfort de la nature innocente. «Comme l'ombre des arbres nous fait du bien», remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage «hölderlinement clair et beau». S'il était normal il se dirait: «Cette sommiche me zyeute, je me la fais.» Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo. «L'amour est quelque chose d'absolument indépendant», griffonne-t-il. Et à un docteur il s'exclamera: «Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d'amour.» 

    Walser6.JPGPourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le «faire» que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu'il publie enfin un livre positif. Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis») à cette «foule de manteaux de dame». Hélas il ne peut qu'ironiser: «Le mieux c'est que j'aie un enfant et que je le présente à une maison d'édition, qui ne pourra guère le refuser.» 

     

    Or cette indéniable dinguerie n'empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l'enseigne d'une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d'ailleurs, comme l'attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades. 

    Publier un enfant, choyer un livre d'un tendre bout decrayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut :c'est à cela que s'emploie Robert Walser à l'été 1925, quand il écrit Le brigand

    Ultime fécondité 

    Walser5.JPGSi les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme: son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes. 

    En outre il aligne, en ces années, un nombre extravagant de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu'on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne. En 1925, il écrit: «Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades: «Il faut le mettre à l'asile», comme si le mal était conjuré. Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter. La suite est biographique: de nouvelles crises, l'internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d'un sien roman de jeunesse... 

    Plus que de l'art brut, dont on croit savoir ce qu'il est,  Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d'enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micrographiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant de l'art brut, se distinguent cependant absolument de celui-ci: il n'est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d'esprit au délire autiste d'un Adolf Wöffli, par exemple.

    WalserTod.jpgSans outrance, l'on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l'auteur puisqu'il ne fut déchiffré qu'en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L'on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique. 

     

    Robert Walser. Le brigand, traduit (excellemment) par Jean Launay, Ed. Gallimard, 158 pages. 

    Carl Seelig: Promenades avec Robert Walser, Ed. Rivages, 178 pages.

     

  • Ceux qui entendent des voix

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    Celui qui dirige la manécanterie sans descendre de selle / Celle dont la voix donne l’idée d’un ciel japonais au-dessus de la neige / Ceux qui luttent contre la saleté de leurs venelles mentales / Celui qui a deux voix mais une seule paire de ciseaux dans son nécessaire de voyage/ Celle qui chante comme la Castafiore en plus andalou / Ceux qui ont entendu grincer Caruso sur les 78 tours de la cousine de Marcel Proust / Celui qui a une voix de tête sous son bonnet d’âne / Celle qu’on dit la Schwarzkopf des têtes blanches / Ceux qui chantent dans la forêt de cèdres du couvent chinois / Celui qui a appris à solfier sous la direction du gros lard à l’âme pure / Celle qui déchiffre la partition de Palestrina les yeux fermés / Ceux qui formatent le goût des petits soldats à la Croix de fer / Celui qui s’est pacsé avec le soprano colorature qui partageait à dix ans son goût pour le baroque italien et les aventures de Pif le chien / Celle qui n’a jamais confondu les styles de Jessye Norman et de Janet Baker au risque de se faire traiter de bêcheuse par les dactylographes de la firme Anyway / Ceux qui se retrouvent en pleine forme après avoir entendu les Kindertitenlieder de Gustave Mahler dont un des enfants aussi n’a pas eu de chance comme tant d’autres à cette époque hygiéniquement peu sûre / Celui qui a baptisé ses braques allemands Ali et Shmuel par manière de geste pacificateur / Celle qui nourrit ses rossignols au ris de veau citronné / Ceux qui chantent sur la même branche de poirier virtuel / Celui qui affirme que sa voix lui permet de mieux entendre ce qu’il ressent / Celle qui en a tant vu qu’elle ne fait plus que boire / Ceux qui vont en colonies surveillées pour chanter la liberté / Celui qui regarde le livre d’art en se demandant ce que valent ces vierges sur le marché / Celle qui a entendu la Bartoli chanter au Qatar / Ceux qui préfèrent le karaoké à Benidorm , etc.

    Peinture: Michael Sowa.

  • Ceux qui ont une mémoire vive

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    Celui qui se rappelle le bleu délavé des cornets dans lesquels était ensaché le sucre d'orge que le père Buttet de l'épicerie du quartier tenait dans son arrière-boutique / Celle qui a commis son premier larcin (un miroir de poche et un tube de rouge) au nouvel Uniprix / Ceux qui louaient des jardins ouvriers sous-gare / Celui qui se retrouve au Café Le Bout du monde pour écrire dans la même ambiance à peu près (à parois de vieux bois et à sièges de cuir grenat) que celle du Barbare à l'époque des premiers Stones et d'Amsterdam de Brel et de la Black and Tan Fantasy par Earl Hines dans le juke-box / Celle qui t'a snobé quand tu lui as proposé le porte-bagages de ton premier Vélosolex / Ceux qui écoutaient la nuit les dernières nouvelles de Hongrie sur le poste à galène du frère aîné / Celui qui en veut (un peu) à sa mère d'avoir bazardé ses collections d'Artima (Tex Bill, Red Canyon, et,) et de Bob Morane durant un de ses à-fonds de printemps / Celle dont les ongles sentaient le Cutex / Ceux qui se rappellent le premier microsillon écouté en famille sur le nouvel électrophone, d'Harry Belafonte chantant Day O / Celui qui se rappelle son premier documentaire au Cinéac avec son grand-père Emile sur les oiseaux des marais précédé d'un Charlot / Celle qui est restée songeuse en découvrant la publicité de la gaine Scandale / Ceux qui ont commandé les fascicules de culture physique dite "sculpture humaine" de Robert Duranton le plus bel athlète de France posant en slip minumum sur la réclame / Celui qui ferme les yeux pour retrouver l'odeur de son premier labo photo dans le cellier familial/ Ceux qui te faisaient marrer comme placeur au cinéma de quartier Le Colisée quand ils revenaient voir dix fois le mêm efilm et partaient après la scène osée / Celui qui revoit le paravent derrière lequel se changer dans la chambre qu'il partagea avec ses parents dans un hôtel miteux de Suresnes lors de leur première escapade parisienne / Celle qui disait: c'est spécial devant toute repro de tableau abstrait ou encore: bah, c'est du Picasso ! / Ceux qui ont chopé la passion des modèles réduits vers 1960 donc avant Kennedy et la conquête de la lune / Celui qui se souvient de la toile genre fleurier qu'on étalait sous le grand pommier pour goûter en été / Celui qui était assez à cheval sur la déco de sa deux-chevaux / Celle qui a demandé à Paulo le mécano de remonter le moteur de son Florett qu'elle avait imprudemment entrepris de nettoyer avec de l'huile de colza / Ceux qui ont dansé le twist à leur première surpatte où certaisn garçons hardis se sont risqués à la langue fourrée / Celui qui a opté pour la mécanique à seize ans déjà et a a engrossé Josyane peu après ce qui a fait dire au pasteur qu'il avait de l'avance à l'allumage ah ah ces pasteurs quel humour n'est-ce pas ? / Celui qui parle d'"évacuation propre et radicale" à propos de la gestion de ses cendres / Celle qui est redevenue aussi seule qu'en son enfance après un veuvage serein et le constat ma foi que les bons maris sont rares / Ceux qui ont eu vent de la femme-canon mais ne l'ont jamais vue de leur vivant pas plus que Grock le clown suisse allemand / Celui qui a meulé pour recevoir le porte-avions Forrestal à Noël mais n'a jamais fini de le monter / Celle qui aimait passer près des vanniers du quartier de Gitania que sa mère lui recommandait d'éviter à cause qu'on sait jamais avec ces gens-là / Ceux qui jouaient le dimanche à la voiture dans la pièce avec deux fauteuils renversés pendant que les parents étaient au culte / Celui qui a retrouvé Dieu sait où cette image de l'école du dimanche protestante représentant un Jésus style beatnik avant la lettre / Celle qui a été la première à s'afficher avec un Italien et ensuite elle est devenue danseuse de cabaret alors tu vois Marlyse où ça mène / Ceux qui ont investi l'épave de la Chrysler au fond du ravin de la route d'en haut et là c'est des sacrées virées qu'ils ont fait en imagination / Celui qui tenait pour les voyous de la maison de redressement quand les costauds du quartier juraient de leur faire la peau et revenaient tout lacérés / Celle qui se rappelle l'arrivée au collège de Johnny Simenon que le chauffeur de la Rolls laissait un peu en contrehaut comme pour ne pas susciter des envies / Ceux qui de toute façon n'iront pas en section latine vu leur origine sociale mal barrée / Celui qui n'en a ajmais voulu à ses parents de n'avoir pas les moyens comme ils disaient / Celle qui a toujours trouvé le moyen de moyenner comme elle disait /Ceux qui ont eu le souci de transmettre sans prescriptions particulières pour autant /Celui qui a de probables souvenirs de sa troisième années mais avant c'est moins sûr / Celle qui a gardé son Hermès Baby dont le ruban est un peu mité à l'heure qu'il est / Ceux qui ont passé à l'ordi vers le mitan des années 80 et certains sur Atari comme bibi et François Bon / Ceux qui ont passé de l'Underwod d'occase genre Hemingway à l'Olivetti portable genre Buzzati puis à la Remington et à la première Adler électrique suivie de la petite Canon et du premier Atari payé trop cher et remplacé finalement par la gamme des Mac's et des PC dont ce dernier ACER professionnaly Tuned sur lequel je recopie cette liste notée dans les marges de l'Autobiographie des objets de François Bon paru en août 2012 aux éditions du Seuil aux bons soins d'un imprimeur labellisé vert supprimant l'utilisation des produits toxiques,etc.

    Images: François Bon et la machine à écrire de Patricia Highsmith

  • Les ombres lumineuses

     

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    Constellations poétiques de W.G. Sebald.


    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Friedrich Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, qu’on retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du dernier recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de l’allumé Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer : un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en célesta clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
    littérature,poésieCette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie me fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de cristal et rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables.
    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald. Celui-ci prolonge la tradition des grands promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…
    Une magnifique évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténères pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille.

    Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine à la manière d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre sur laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure de petits anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…
    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 200p.


  • Longue vie aux rêveurs doux !

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    À la démence collective et chaotique des temps qui courent, le sens commun et l’humanisme sensible opposent le contrepoison du comique grinçant  ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en est la troublante illustration. Après Orwell et Buzzati, la fiction fantastique éclaire la réalité.   Le réalisme panique exorcise la violence par la douceur... 

    Chronique de JLK

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    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?

    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention.

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    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.

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    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre. 

    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…

    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.

    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.

    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.

    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.

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    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !

    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?

    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…

    Redites-moi des choses tendres…

    LobsterWhishawReillyFarrellHunt.0.png.jpegCe qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.

    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.

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    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.

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    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…

    Parmi les animaux dénaturés

    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.

    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.

    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !

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    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».

    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.  

    Et les animaux là-dedans ?  

    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.

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    Highsmith17.jpgÀ l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.

    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…

     

    Yorgos Lanthimos. The Lobster. Visible en streaming sur le site http://hds.to.

    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

     

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     (Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique parue dans le média indocile Bon Pour La Tête)

     

  • Ceux qui clivent le débat

     

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    Celui qui pratique les mariages-éclair à la Schlegel par ses traits d’esprit combinatoires / Celle qui reste binaire en matière de jugements à deux balles / Ceux qui te somment de choisir ton camp de vacances / Celui qui n’est ni à voile ni à vapeur dans son kayak non freudien / Celle qui a mauvais transgenre / Ceux qu’on peut dire métrosexuels aériens mais ce n’est même pas opératoire du point de vue des données phénoménologiques urbaines scientifiquement vérifiables / Celui qui est clivant au niveau de l’odeur corporelle / Celle qui a un regard d’oxymore fuyant / Ceux qui assument leurs contradictions de millionnaires de gauche lisant Les damnés de la terre dans leur jet privé / Celui qui se la joue nouvelle guerre des deux roses dans le conflit des épines noires / Celle qui épouse les idées du tiers exclu par solidarité de classe moyenne / Ceux qui hésitent entre la France binaire et l’Europe poitrinaire / Celui qui gère les affects disruptifs de ses jumelles à problèmes / Celle que la multinationale a engagée pour son art de noyer le poisson du double langage / Ceux qui tendent à l’unité dans la différence symbolisée par la fidélité de Jean d’0 et de Johnny à tous les présidents amateurs de rock littéraire ni de droite ni de gauche / Celui qui se fait assassiner sur les réseaux sociaux au motif qu’il a osé prétendre que Johnny serait incapable de concevoir les derniers quatuors de Beethoven / Celle qui préfère s’adresser au dieu du rock qu’à ses seins d’ailleurs refaits / Ceux qui se tirent une balle avec leur fusil à deux coups, etc.

    Peinture: Pierre Omcikous.

  • Céline au pied de la lettre

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    Comment un grand écrivain s’enferre dans le délire raciste. Ses lettres en disent plus long, qui nourrissent également le nouveau Céline d'Henri Godard, traversée de la vie et de l'oeuvre aussi généreuse que lucide.


    En mars 1942, Louis-Ferdinand Céline écrivait une longue lettre d’un antisémitisme forcené au leader fasciste français Jacques Doriot, alors engagé sur le front de l’Est dans la LVF (Légion des volontaires français), sous l'uniforme allemand. Déplorant la division des racistes et des antisémites en France, Céline enrageait : « Si nous étions solidaires, l’antisémitisme déferlerait tout seul à travers la France. On n’en parlerait même plus. Tout se passerait instinctivement dans le calme. Le Juif se trouverait évincé, éliminé, un beau matin, naturellement, comme un caca. »
    Quinze ans plus tard, au micro du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden, le même Céline justifie ses positions en invoquant son pacifisme foncier, seule raison selon lui qui lui fit s’en prendre à « une certaine secte », les Juifs français étant supposés les fauteurs de guerre principaux. Et de se poser en victime de « la plus grande chasse à courre de l’Histoire », dont il n’a échappé que par miracle. Et d’affirmer, après la vérité faite sur l’extermination des Juifs d’Europe, qu’il ne « regrette rien » et ne retire aucun de ses mots. À défaut de citer Bagatelles pour un massacre, le plus fameux de ses pamphlets, paru en 1937, cette lettre à Doriot, ex-moscoutaire du PCF passé à l’hitlérisme, donne déjà,cependant, un bel aperçu de la dérive assassine du grand auteur de Voyage au bout de la nuit, guère perceptible avant les années 33-35 :

    «D’où détiennent-ils, ces fameux Juifs, tout leur pouvoir exorbitant ? Leur emprise totale ? Leur tyrannie indiscutée ? De quelque merveilleuse magie ?… de prodigieuse intelligence ? d’effarant bouleversant génie ? »
    « Que non, vous le savez bien ! Rien de plus balourd que le Juif, plus emprunté, gaffeur, plus sot, myope, chassieux, panard, imbécile à tous les arts, tous les degrés, tous les états, s’il n’est soutenu par sa clique, choyé, camouflé, conforté, à chaque seconde de sa vie ! Plus disgracieux, cafouilleux, rustre, risible, chaplinien, seul en piste ! Cela crève les yeux ! Oui mais voilà ! et c’est le hic ! Le Juif n’est jamais seul en piste ! Un Juif, c’est toute la juiverie. Un Juif seul n’existe pas. Un termite : toute la termitière. Une punaise, toute la maison ! »
    C’est ici le pire Céline, mais il faut se le rappeler. Son éditeur dans La Pléiade, Henri Godard, n’est pas de ceux qui concluent au seul délire d’époque et qui prônent l’ « oubli » des pamphlets à ce titre. Dans un recueil d’essais récents, George Steiner se demande une fois de plus comment un écrivain aussi extraordinaire a pu, « en même temps », défendre l’idéologie génocidaire, comme s’y est employé Lucien Rebatet dans Les Décombres (paru en 1942 et déclaré « livre de l’année »…) alors qu’il signera plus tard Les Deux Etendards, roman des plus remarquables et pur de tout fascisme ? Or, comment en juger sans avoir les pièces en mains ?
    En préface, Henri Godard souligne ainsi l’intérêt de cette nouvelle somme épistolaire qui nous permet, dans le flux de la chronologie, de suivre l’évolution de Louis Destouches à tous égards et, pour la seule « question juive », de voir comment ses échecs personnels (le flop cuisant de Mort à crédit, notamment) et les péripéties politiques (l’arrivée de Blum au pouvoir) cristallisent ses préjugés raciaux et portent son écriture à une violence inouïe, d’autant plus meurtrière qu’elle devient plus « célinienne » en crescendo…
    Cet affreux Céline, génial novateur de la langue française du XXe siècle, et non moins maudit pour ses pamphlets antisémites, estimait (non sans raison il faut le reconnaître) que le roman contemporain se réduisait à la « lettre à la petite cousine ». Or, se doutait-il que ses lettres, à lui, constitueraient le plus échevelé des « romans » ? Peut-être pas, mais ce n’est même pas sûr, tant il a mis de soin crescendo à ciseler cet ébouriffant ensemble épistolaire qui vit et vibre à l’unisson de sa « palpite » de grand musicien de la langue, en phase aussi avec le bruit du siècle.
    Pas tout de suite évidemment, et c’est la première surprise du recueil. Le tout jeune Céline, écrivant à ses parents de ses séjours scolaires en Allemagne ou en Angleterre, est un sage garçon sans rien du héros déluré de Mort à crédit. Le cuirassier Destouches, engagé à dix-huit ans et gravement blessé au front, n’a rien encore du fameux Bardamu de Voyage au bout de la nuit, même si sa gouaille pointe dans ce mot que le blessé écrit à ses parents en novembre 1914 : « De temps à autre un râle de douleur nous rappelle que depuis 4 mois on ne chante plus à l’Opéra »... Et le visionnaire halluciné à venir de décrire « un corps de 5000 nains de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau ». À noter dans la foulée que, pour cette période, les lettres qu’il reçoit sont aussi révélatrices que les siennes dans la mise en place du tableau.
    Dans ses lettres d’Afrique, ensuite, puis au fil de ses pérégrinations en Amérique, ses débuts dans la médecine et dans le roman, vers 1930 (« j’ai en moi 1000 pages de cauchemars de réserve »), le futur Céline va se mettre à écrire ses lettres comme les variations d’un roman à multiples personnages, dont chacun aura droit à un ton particulier : toujours respectueux avec les siens, tendrement protecteur ou plus salace avec les femmes, méfiant puis intraitable avec les éditeurs, respectueux avec les auteurs qu’il estime (Lucien Daudet ou Roger Nimier en tête) reconnaissant pour ses critiques de bonne foi, drôle avec ses amis (Albert Paraz,Gen Paul, Le Vigan), acerbe avec les intellectuels, déchaîné avec ceux qui attaqueront Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Ainsi du communiste Paul Nizan : « Lui le plus décourageant insipide limaçon » et « l’échappé de bidets des Loges ».
    Céline antisémite ? Plus encore : nourrissant un ressentiment qui le fait tôt s’affirmer anarchiste ennemi de l’homme. Après le Voyage, Mort à crédit creusera plus profond dans ce terreau nihiliste. Or Elie Faure (et d’autres du même gabarit) aura beau célébrer ce « magnifique bouquin » en déplorant juste « un peu trop de caca », Céline enragera de n'être pas entendu alors qu'il a sorti ses tripes. Blessé dans son orgueil après le triomphe du Voyage, l’hygiéniste de profession commence alors à distinguer deux races : la saine et la malsaine. L’une est la France française, l’autre la France juive. Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres seront retirés de la vente. Mais cet opprobre décuplera la véhémence de l’épistolier sous l’Occupation. Ensuite, le « roman » de son exil forcé au Danemark n’en sera pas moins impressionnant, voire parfois poignant...
    Reste que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin et auteur reconnu d’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit, et bien plus encore en fin de parcours, fut définitivement, pour le meilleur et le pire, le chroniqueur inégalé d’un désastre apocalyptique. À l’envers de la tapisserie dantesque de son œuvre, ses lettres font apparaître l’homme, et l’écrivain, dans ses contrastes exacerbés, où ses ombres sont mieux dégagées d’un long équivoque.


    Louis-Ferdinand Céline. Lettres (1907-1961). Editions établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Préface d’Henri Godard. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 2034p.

    Henri Godard. Céline.Gallimard, 2011.

  • Céline au bout de sa nuit

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    56 ans après sa mort, le samedi 1er juillet 1961, l’écrivain maudit continue d'attiser les passions. Aux dernières nouvelles, les plus virulentes émanent de ceux qui ne l'ont pas lu...

    Louis-Ferdinand Céline, né Louis Destouches à Courbevoie, en 1894, fut l’écrivain français le plus honni du XXe siècle. Lorsqu’il succomba, le samedi 1er juillet 1961, à une rupture d'anévrisme,  dans son dernier « exil » de Meudon, auprès de Lucette Almanzor sa dernière femme, l’auteur du Voyage au bout de la nuit restait un pestiféré. Son enterrement se fit en douce, avec quelques proches et amis écrivains ou éditeurs, tels Marcel Aymé et les Gallimard. Son nom, à sa mort, restait synonyme d’indignité. Pourquoi cela ? Pour trois pamphlets racistes et antisémites d’une virulence extrême : Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres (1938) et Les beaux draps (1941).
    Et pourtant, malgré sa dérive et son délire racistes, Céline s’impose, avec Proust, comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Son style le situe dans la lignée des génies créateurs de notre langue, dans le sillage de Villon et Rabelais. Trois romans-chroniques forment le sommet de son œuvre : Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit (1936) et D’un château l’autre (1957). Mais l’œuvre entier forme une somme polyphonique incomparable qui fait qu’aujourd’hui, malgré le flop d’une célébration officielle avortée, Céline est devenu un classique français.

    Céline multiface
    Au premier rang de ses défenseurs : Henri Godard, qui a dirigé l’édition de ses œuvres dans La Pléiade, a publié une somme biographique remarquable par son équilibre, qui analyse le glissement des écrits polémiques vers l’abjection tout en ressaisissant toutes les facettes d’un personnage tissant sa propre légende en fabulateur-comédien épique, grand épistolier de surcroît.
    Dans un récit prodigieusement documenté, Henri Godard fait revivre Louis Destouches, fils de littérateur raté et de réparatrice de dentelles. Petit employé rêvant de médecine au dam de ses parents, il est marqué à 20 ans par le choc de 1914, qui le convainc à jamais de l’absolue noirceur humaine. Fort d’une expérience acquise en Afrique et aux Etats-Unis, Destouches devient médecin en 1924 avec une thèse sur l’hygiéniste Semmelweiss qui annonce une « patte » hors norme. Devenu Louis- Ferdinand Céline (prénom de sa grand-mère), l’écrivain fait sensation dès Voyage au bout de la nuit (1934) dont le style inouï, mimant la musique du langage verbal le plus direct, exprime le monde dans sa chair vive: l’horreur de la guerre, le scandale des colonies, l’abrutissement des sociétés massifiées capitalistes ou communistes. Des sentences devenues fameuses ponctuent cette première chronique: «Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, c’est trop ». Ou encore : « L’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches »…
    Sous des dehors parfois cyniques se révèle un grand poète sensible à la beauté des choses, à la grâce féminine que la danse symbolise, à l’innocence des animaux qui compense la vacherie humaine. Succès et scandale saluent Voyage que l’Académie Goncourt « loupe » piteusement, au bénéfice du Prix Renaudot. En 1936 suit Mort à crédit, nouveau chef-d’œuvre évoquant une enfance et une jeunesse avec une liberté qui effarouche la critique. Or cet insuccès terrasse l’écrivain, bourreau de travail qui a mis dans ce livre plus que dans Voyage. Et d’autres mécomptes, personnels et professionnels, un voyage en URSS dont il revient atterré, et l’arrivée au pouvoir de Léon Blum et du Front populaire, vont pousser l’hygiéniste-prophète à charger le Juif, mais aussi l’Aryen dégénéré, voire le genre humain de tous les maux.
    Comme le montre très bien Henri Godard, ce grand « médium » de la condition humaine s’aigrit et se braque jusqu’à l’inhumanité abjecte. Sans être un vrai « collabo », comme l’écrivain Robert Brasillach (fusillé en 1945), il se montre plus frénétique que celui-ci dans ses propos. En marge de la propagande fasciste, il se démène en son seul nom et de manière souvent contradictoire. Mais le plus énorme est ailleurs, que Godard illustre sans coup férir: c’est que ce « salaud » n’aura cessé de composer une œuvre prodigieuse.
    Or comment aborder Céline au bout de sa nuit ? Faut-il distinguer un « bon » d’un « mauvais » Céline, un Céline admissible de l’ « infréquentable » ? À cette alternative, Henri Godard oppose la prise en compte de l’œuvre dans son ensemble, jusque dans les pamphlets, sans se tortiller. De fait, lire Céline sans tricher, c’est constater en somme que le meilleur et le pire peuvent cohabiter dans la littérature, comme dans tout homme.

    Céline antisémite et raciste
    Comment Céline en est-il arrivé à écrire, à côté de romans d’une profonde humanité, des pamphlets suant la haine raciale tels que Bagatelles pour un massacre. L’école des cadavres et Les Beaux draps ? C’est une des questions auxquelles répond Henri Godard avec une honnêteté et un équilibre de jugement sans faille.
    À l’origine, Louis Destouches accuse un léger antisémitisme familial, très présent dans la France de son époque. Cela ne l’empêche pas d’avoir de bonnes relations avec de nombreux Juifs, notamment à la S.D.N. Dès sa jeunesse, il voit cependant en le Juif un être différent, voire inférieur, en tout cas dangereux pour la civilisation occidentale. Mais dans les pamphlets, ce danger s’étend à tout ce qui n’est pas au goût de Céline : Picasso, Cézanne, Racine même deviennent ainsi aussi nocifs que les Juifs !
    En 1957, dans une interview radiophonique du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden restée mythique, l’imprécateur justifiait son antisémitisme au nom de son pacifisme de héros blessé de 14-18, convaincu que les Juifs poussaient à la guerre et que l’Allemagne serait le gendarme de l’Europe face au communisme. Comme le montre Henri Godard, cette justification reste insuffisante au regard du déchaînement haineux des pamphlets faisant du grand écrivain un propagandiste de la plus basse espèce, quoique toujours ambigu dans ses rapports avec les collaborateurs et les Allemands, qui se méfieront également de lui…


    Pour lire Céline et ses commentateurs


    De Céline.

    Les œuvres principales de Louis-Ferdinand Céline sont accessibles en livre de poche et dans les 4 tomes des Romans, à la Bibliothèque de La Pléiade. L’extraordinaire correspondance fait l’objet d’un volume séparé, à La Pléiade.

    Semmelweiss. À découvrir absolument : la thèse médicale de Céline, essai scientifique et littéraire saisissant, significatif quant aux présupposés de l’hygiéniste. Gallimard, collection L’Imaginaire, 2011, 121p.

    Céline en verve. Réunies par David Alliot, des citations de mots, propos et aphorismes réunis par thèmes. Horay, 2011, 111p.


    Sur Céline


    Céline. Dernière parue des biographies, par Henri Godard. Une somme qui décape la vie et l’œuvre de leurs mythes, très nourrie par l’apport essentiel de la correspondance. Gallimard 2011, 593p.

    D’un Céline l’autre. Sous la direction de David Alliot avec une préface de François Gibault : un recueil de témoignages, journaux intimes, mémoires, entretiens, qui contrinue aussi de manière décisive à la meilleure connaissance de Céline. Laffont, coll. Bouquins, 2011, 1172p.

    Céline l’infréquentable ? Réunies par Joseph Vebret, cette série de « causeries littéraires » avec Emile Brami, Bruno de Cessole, Philippe Sollers, notamment, est également à recommander pour ses apports contrastés, avec une préface significativement « gênée » de l’académicien Jean-Marie Rouart. Editions Picollec, 2011, 205p.

     Céline même pas mort ! Comédien, réalisateur et metteur en scène, Christophe Malavoy est aussi un célinien féru, comme le prouve ce dialogue imaginaire en forme de plaidoyer. À voir de plus près... Balland, 2011, 308p.


    Céline's band. Un jeune loulou de 17 ans, en 1981, trois mois avant son bac, se fait virer de son lycée et quitte ses vieux pour gagner Paris où, par son parrain, il découvre la bande montmartroise de Céline. Marcel Aymé, Gen Paul et compagnie. Il en résulte un récit très bien documenté et très vivant, dont l'un des thèmes est la relation particulière, et nullement peinarde, de Marcel Aymé et de Ferdine. Très allant et très savoureux, sans trop donner dans le mimétisme. Alexis Salatko est non seulement célinien mais romancier et ça ne gâte rien ! Laffont, 2011, 201p. 

     

    (À compléter...)

  • Voyage au bout de Céline

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    Le Dictionnaire Céline de Philippe Alméras 

    Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou Guignol's band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s'ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

    C'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.

    Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnages historiques ou imaginés par l'écrivain.

    A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand
    à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à
    l'audience »), etc.
    Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.

    Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'E puration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…

    Philippe Alméras. Dictionnaire Céline. Plon, 879 pp.


    Abécédaire célinien

    CITATIONS Extraits de textes et de lettres grappillés par Philippe Alméras.

    AU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)

    ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»

    CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)

    ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»

    JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
    (L'Ecole des cadavres)

    MEIN KAMPF« Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »

    RACE « La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)

    RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)

    SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)

    VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. »

  • Longue vie aux rêveurs doux

     

     

    À la démence collective et chaotique des temps qui courent, le sens commun et l’humanisme sensible opposent le contrepoison du comique grinçant  ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en est la troublante illustration. Après Orwell et Buzzati, la fiction fantastique éclaire la réalité…    

    Chronique de JLK

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    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?

    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention

    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.

    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre.

     

    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…

    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.

    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.

    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.

    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.

    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !

    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?

    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…

     

    Redites-moi des choses tendres…

    Ce qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.

    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.

    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.

    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…

     

    Parmi les animaux dénaturés

    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.

    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.

    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !

    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».

    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.  

     

    Et les animaux là-dedans ?  

    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.

    À l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.

    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…

     

    Yorgos Lanthimos. The Lobster. Visible en streaming sur le site http://hds.to.

    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

     

  • Mémoire vive (114)

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    Thierry Vernet : « L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».

     

    Ce 1er novembre. - La littérature, en deçà ou au-delà de la philosophie et des sciences humaines, via la poésie ou le théâtre - de Dante à Shakespeare par exemple - peuvent-ils nourrir une réflexion actuelle sur notre rapport au Terrestre, et les romanciers contemporains, ou les poètes, méritent-ils la moindre attention des experts en la matière ? Inversement, une nouvelle orientation de notre perception du Global et du Local peut-elle enrichir la littérature ?

    Ces questions ne se poseront peut-être pas pour les mâles Alpha à la Donald Trump, mais la lecture du dernier essai de Bruno Latour, en phase avec son ami allemand Peter Sloterdijk, leur donne une nouvelle base et un possible élan à venir avec l’effort de l’auteur de répondre, en Européen non aligné, à cette question d’Où atterrir ?  

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    «Est-ce que je dois me lancer dans la permaculture, prendre la tête des manifs, marcher sur le Palais d’Hiver, suivre les leçons de saint François, devenir hacker, organiser des fêtes de voisins, réinventer des rituels de sorcières, investir dans la photosynthèse artificielle, à moins que vous ne vouliez que j’apprenne à pister les loups ?».

    Voilà ce que chacune et chacun se demandent peut-être en toute bonne foi en se posant la sempiternelle question du Que faire ? Sur quoi Bruno Latour esquisse le début d’une suggestion : « D’abord décrire. Comment pourrons-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe après tête de pipe, de quoi se compose le terrestre pour nous ?»

    °°°

    Parlant d’«élites obscurcissantes », Bruno Latour reprend «la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage, demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! » 

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    Ce qu’il y a de formidable avec les bonnes femmes, quand elles se mettent à écrire et à décrire, c’est leur sens de la réalité terre à terre. Du moins est-ce ce que je me dis, en nos contrées, en lisant Alice Rivaz ou Janine Massard, aux States en lisant Alice Munro ou Annie Dillard, ou en France en lisant Maylis de Kérangal et, ces derniers jours, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, dont le regard d’une terrienne de souche sur une immigrée farouche nous ancre littéralement dans le plus-que-réel avec des mots et des formules frappées au coin du cœur-à-corps.

    °°°

    Amaury Nauroy a 35 ans de moins que moi. Czapski en avait 51 de plus. Cela fixe des repères. Ma mère est née en 1917, moi en 1947. Lucy, l’australopithèque arboricole, va sur ses 30 millions d’années. Ainsi de suite…

    °°°

    L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.

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    Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas ; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres ; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant superbement dans ce premier livre intitulé Rondes de nuit.

    «La littérature romande ? Mais c’est la rose bleue !», s’exclamait Friedrich Dürrenmatt quand on l’interrogeait à ce propos, visant le mélange de spiritualisme diaphane et certaine préciosité de vieille fille du Grand Poète célébré par les Welches (on est censé penser à un Gustave Roud ou à un Philippe Jaccottet, même si le tonitruant Bernois n’avait probablement lu ni l’un l’autre) mêlant culte de la nature, déisme délicat et prose sublime.

    Cliché pour cliché, le fluvial Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel, qui fascinait Léon Tolstoï et que Dimitri a publié dans son intégralité en douze volumes de plus de 1000 pages, a pu être taxé de «noix creuse» et devenir le symbole d’un certain nombrilisme romand, et la réception critique d’un Ramuz, en France, ne réserve pas moins de formules expéditives, voire débiles, l’assimilant à peu près à un auteur régional, sinon rural, plus ou moins traduit de l’allemand…

    °°°

    Le langage de l’époque est binaire, et débilitant par exclusion, alors que la littérature est inclusive et ramasse tout. Ramuz l’écrivait dans son plus beau roman : «Laissez venir l’immensité des choses». Et Charles-Albert Cingria de nuancer à sa façon: «Ça a beau être immense, comme on dit: on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue».

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    Ce qui suggère qu’il y a place, dans la littérature romande «et environs», pour la bourlingueur Cendrars autant que pour Maurice Chappaz le chantre du «Valais de bois», pour dame Anne Perrier la poétesse hypersensitive autant que pour l’intempestif Maître Jacques, pour Nicolas Bouvier nomadisant au Japon autant que pour Philippe Jaccottet dans sa lumière de Grignan, et toute la jeune bande récente dans la foulée, même si l’âme romande s’est mondialisée et que l’identité de la vieille fille se métisse avec le Roumain Popescu et le Camerounais Max Lobe, les uns «échangeant» sur Facebook et les autres tâtant de l’avenir radieux entre véganisme et permaculture.

    Tout ça pour dire que la vieille fille présumée, réputée sortir de la 5e promenade du Rêveur solitaire de Rousseau, jadis chaperonnée par le couple du Pasteur et du Professeur, n’a pas encore dit son dernier mot pour autant qu’on lui prête une oreille attentive et même peut-être amicale.

    °°°

    Ce qu’il y a de beau dans le livre d’Amaury Nauroy, c’est l’espèce d’affection filiale courant entre l’auteur et ses personnages disparus ou vivants, qu’il s’agisse de Mermod ou de Jaccottet, de la petite-fille de l’éditeur ou de son fils flambeur à dégaine de raté à la Simenon, en passant par le peintre Jean-Claude Hesselbarth (voisin des Jaccottet à Grignan) et jusqu’au fils du poète, Antoine Jaccottet, devenu éditeur à son tour à l’enseigne du Bruit du temps avec autant d’extrême soin dans la réalisation de ses livres que Mermod.

    Ces liens de filiation pourraient faire clan ou chapelle, et pourtant non : la ferveur joyeuse de l’auteur le préserve de ce travers, et le courant passe, la transmission se fait en beauté.

    Ce mardi 7 novembre. – Départ ce matin à 8h.37 de Montreux, après un dernier café avec L. et P. Tout est sous contrôle, me semble-t-il. Je dormirai ce soir à Chiusi et demain soir à Cetona. Ciel couvert.

    Neige sur le Grammont. Grisaille sur les collines de Sion. Le ciel se dégage aux abords de la Noble Contrée, qui me rappelle Rilke et ma visite à Jeanne de Sépibus, il y a plus de quarante ans de ça…

    Après le Simplon, le Pendolino débouche dans le grand bleu du sud, passant sous des pentes forestières encore noires d’incendies passés.

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    Dans le train de Florence, je reprends la lecture des brefs textes de Philippe Jaccottet rassemblés (au Temps qu’il fait) sous le titre de Tout n’est pas dit. Comme je suis un peu fatigué par les quatre premières heures de mon voyage, cette lecture aimablement mesurée me convient. Jaccottet observe les premiers dégâts de la télévision à la fin des années 50, en Provence, il observe de jeunes voyageurs snobs et arrogants dans un train, il fait l’éloge de l’art discret du conteur André Dhôtel, il rend hommage à Gustave Roud en le dégageant de la tradition rousseauiste pour le situer plutôt dans la filiation des romantiques allemands, avec de lointains échos égyptiens ( !), il évoque (superbement) l’automne dont il préfère la lumière mélancolique aux sonneries trop flamboyantes des feuillages, il parle du haïku dont il est proche à certains égards, et l’ensemble du livre, tissé de petites chroniques, forme un ensemble équilibré traversé par une douce musique, parfois un peu trop posée, voire évanescente, à mes yeux, mais enfin c’est l’un des aspects de Jaccottet que je préfère.

    Sur quoi, passé Bologne, je repique en lisant Couilles de velours de Corinne Desarzens, et là ça redevient du plus vif et du plus corsé - du plus coruscant dirait Charles-Albert -, avec des saillies parfois saisissantes. Cela qui va de soi : «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard ». Et tout ce qui, de fait, aujourd’hui, me souffle de sa voix insidieuse voire cruelle : « trop tard »…  

     

    Du coup je revois la Comtesse, un certain jour chez Francis, à Paris, qui nous avait pris en affection durant un repas de midi et qui, au moment des desserts, nous a recommandé de prendre bien soin l’un de l’autre, etc.

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    À Chiusi, ce même soir. – Bien arrivé et très content d’être descendu dans un modeste hôtel jouxtant la gare dont la petite chambre (hélas sans table) me coûte 35 euros ! Dieu sait que je ne suis pas rapiat, mais un prix normal est si rare par les temps qui courent...

     

    °°°

    Je me régale à la trattoria toscane Al Punto, réalisant la bonne tradition populaire italienne, où j’observe cependant tout un parterre de jeunes gens littéralement scotchés à leurs smartphones, ne discontinuant de les consulter sans cesser pourtant de parler entre eux et ensuite de se régaler à leur tour. Nulle part, ni à Paris ni en Suisse, ni non plus aux States, je n’ai vu un tel spectacle à l’italienne, et qui me rappelle la délirante télé vue par Fellini…

    À la table voisine, j’observe une enfant (quatre ou cinq ans) et son père tatoué à casquette d’équipe de football américain, qui n’en finit pas de rappeler sa présence en réclamant ceci ou cela, crisant, trépignant, avalant trois bouchées et en refusant trois autres, filant à une autre table où diverses jeunes femmes jacassent, puis revenant au père qui se lève pour faire quelques pas avec elle jusqu’à une autre table de mecs, avant de caser enfin la môme devant un jeu vidéo sur sa mini-tablette, etc.

    L’aliénation de l’Italie, pointée par Guido Ceronetti dans Un Voyage en Italie, La Patience du brûlé et Albergo Italia, atteint ces jours des proportions martiennes, comme je le constate ce soir au Punto, et pourtant il y a toujours quelque chose d’un vieux fonds populaire et joyeux qui résiste au nivellement total et à la crétinisation massive, chez ces chers Ritals, qui incite à leur appliquer un « jugement » à deux poids deux mesures, découlant finalement d’une légèreté et d’une démesure particulière, etc.23380088_10214799615010811_4637318262313765154_n.jpg

    Cetona, ce mercredi 8 novembre. – Le sommeil un peu perturbé par le vin d’hier soir, mais j’ai fini par me rendormir et me trouve à l’instant dans les meilleures dispositions de corps et d’esprit à une table de l’ancien Caffè dello Sport de Cetona, rebaptisé Da Nilo, après une première brève escale au Poggiosecco dont j’ai pu apprécier la parfaite situation, sur une éminence boisée à deux kilomètres du bourg, et la bonhommie sympathique du colosse barbu venu me répondre en robe de chambre…

    Coïncidence plaisante : Paolo est un ancien journaliste de rubrique économique, dans la soixantaine, qui s’est retiré en ces lieux avec la belle Paola pour tenir cette maison d’hôtes - belle paire de Romains civilisés et d’emblée très avenants, qui m’ont attribué une ravissante petite maison rose attenant à la vieille ferme restaurée dans les règles de l’art.

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    San Quirico d’Orcia, ce 9 novembre. - Toute l’âme italienne, ou plus précisément toscane, se trouve comme rassemblée et résumée en ces lieux où nature et culture se fondent, me dis-je en savourant de grandes ravioles à la truffe noire arrosées de Brunello. L’établissement rappelle, par son enseigne, l’infernal gourmand Ciacco de la Commedia, et ce giron de l’Inferno, à l’abri de la pluie dantesque, me convient tout à fait à l’instant.

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    °°°

    J’envoie ce soir ce courriel indicatif à mon illustrateur préféré : « Cher Matthias, ma 15e chronique sera donc consacrée au monde vue de Toscane en automne, autour d’un lutin génial du nom de Guido Ceronetti, qui a écrit sur l’Italie des choses terribles (il voit le champignon atomique blanc derrière la truffe) et magnifiques. C’est à la fois un chroniqueur percutant (dans La Stampa durant des années) et le fondateur du Teatro dei Sensibili, des marionnettes qui transmettent sa vision du monde, actuellement manipulées par une bande de jeunes gens, en complicité avec le Maestro autant qu’avec les mânes de Fellini. L’Italie populaire et délirante de Fellini et celle de Ceronetti font en effet bon ménage. Les livres de Guido (Voyage en Italie, Albergo italia, La patience du brûlé, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme, etc.) alternent à tout moment le poids du monde et le chant du monde, la hideur massive et la beauté des animaux (c’est un écolo anti-nucléaire anti-poulet en batterie, anti-chasse et anti-guerre enragé de la première heure), ce sont des sortes de patchworks de tags et de pensées chinoises, de sentences profondes et de titres de tabloïds, etc. Hier dans un parc sur une cahute de chiottes il y a avait une tête de loup et des citations de la Divine comédie au feutre noir: du pur Ceronetti.

    À l’instant je vous écris dans une sorte de paradis sur terre, au milieu des biches et des renards, dans le flamboiement de l’automne, après une soirée passée avec la belle Paola et Paolo le titan barbu qui avait fait ses tagliatelle al ragù et me racontait ses années de journaliste d’investigation entre Rome et Milan au coin du feu en même temps que passait un épisode de Montalbano à la télé. C’est ça l’Italie à mes yeux : le chant du monde et le poids du monde. Ma basta così. Je vous filerai l’adresse de la Casa Poggiosecco où il vaut la peine de faire étape, et vous souhaite monts et merveilles ».

    °°°

    Je suis Romain je suis humain, disait je ne sais plus quel idéologue droit dans ses bottes, et c’est avec malice que je détournerai cette crâne sentence au crédit des deux Romains - elle d’une délicate finesse d’esprit au visage de madone profane, et lui grandgousier barbu - tenant maison d’hôtes en ces hauteurs forestières de la Toscane , combien humains en leur façon de vous recevoir comme un ami de longue date mais impatients de refaire connaissance sans une once d’indiscrétion pour autant...

    La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les cuisiniers premiers couteaux de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaire. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle au ragù dont nous nous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie apprise la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !

    L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor. Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais à San Quirico d’Orcia où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...

    °°°

    Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain à Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...

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    « S’il est des paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires », écrivait sentencieusement le cher Albert Camus dans son évocation de la Toscane de Noces, si je ne fais erreur, mais Camus pour une fois s’est montré obtus dans sa perception d’une haute terre et de ses gens.

    En Toscane les états d’âme sont évidemment des sous-produits, comme un peu partout, mais ce jugement réduisant une émotion devant tel ou tel paysage me semble bien académique au moment où importe surtout la première sensation et la joie très pure qui en découle.

    Les collines de Toscane et plus particulièrement les lunaires crêtes siennoises, n’ont point de mer pour horizon, au contraire de Tipasa ou de Djemila, mais leur mélange de beauté naturelle roulant à l’infini, et d’ordonnance ajoutée à main humaine ne me font pas me demander s’il n’y a là que de l’état d’âme suspect de vulgarité vu que je n’aspire qu’à une muette reconnaissance.

    °°°

    Les ors et la pourpre d’automne jetaient leurs derniers feux, ces jours, sur les collines de haute Toscane, où Nature et Culture n’en finissent pas de se fondre et de survivre au fracas des batailles séculaires.

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    De Florence а Pérouse, en passant par les collines lunaires des crêtes siennoises, ou en fonçant sur les autoroutes démentes, la double nature infernale et «capable du ciel» de notre terrible espèce a trouvé sa plus mémorable illustration dans La Divine Comédie de Dante, que les livres joyeusement désespérés de Guido Ceronetti relancent а leur façon dualiste

    Miel et fiel, festival local de la truffe et champignon blanc de la hantise mondiale d’une Apocalypse nucléaire, subite apparition de trois biches а ma fenêtre sur fond d’oliviers argentés et de cyprès en immobiles flammes noires, et sempiternelle jactance de la télé de Berlusconi & Co relayant les Fake News du twitteur ubuesque de la Maison-Blanche: tel est le monde qu’on dirait aux mains d’un marionnettiste tantôt démoniaque et tantôt angélique.

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    Souvenir perso remontant а l’an 2012: à Turin, а l’inénarrable Festival des désespérés réunissant, sur scène, le vieux lutin génial et sa compagnie juvénile. Masques et marionnettes pour dire la tragi-comédie humaine. Magie de l’antique poésie populaire. Séquence de plus à l’Amarcord fellinien! Mais le théâtre des sensibles n’est pas qu’italien: il est de partout et nous en sommes…

    °°°

    23435010_10214821240551436_1566033282083536164_n.jpgQuant à Fabio Ciaralli, il a fait l’expérience extrême de la douleur existentielle, qui l’a amené а plusieurs reprises au bord du désespoir et de la tentation suicidaire.

    Paradoxalement, c’est avec deux maîtres contemporains du pessimisme philosophique qu’il a trouvé la force de survivre: Guido Ceronetti, qu’il a lu avec passion et avec lequel il a entretenu une longue correspondance, pour devenir son ami ; et Cioran, dont il aime à dire qu’il lui a sauvé la vie. Cioran «a nourri mes veilles», écrit-il, «il m’a tenu en vie»…

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    Enfin, ce fut un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accrochés aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée а Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente» selon l’expression plaisante du Maestro.

    D’ailleurs le monde actuel lui-même est une espèce d’église polyvalente en déficit redoutable de mémoire, et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...

    Or ça nous arrive а tous, nous qui aurons vécu plus longtemps que Mozart ou le rabbi Iéshouah, mais le titre d’un des derniers petits livres du Maestro m’a sauté l’autre jour aux yeux, sur un rayon d’une petite librairie de San Quirico d’Orcia, au milieu d’un des plus beaux paysages du monde, entre vestiges étrusques et chapiteaux romans, avec ce titre indicatif que je traduis dans la langue d’adoption de Cioran: Pour ne pas oublier la mémoire...

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    Je me sens en Italie, ou plus précisément en Toscane, auprès de gens aimables, comme chez moi. Je vais tâcher de dire ce que j’apprécie dans cette Italie-là, qui relève à mes yeux de la civilisation, même s’il y a en elle aussi du pasticcio païen ou barbare.

    Avec mes hôtes de l’Albergo Toscana Podereso Poggiosecco, nous avons eu hier soir une dernière conversation où nous avons parlé d’un peut tout, sur la même longueur d’ondes.  

    Ce mercredi 15 novembre. – Invité ce midi par l’abbé Vincent. Très bonne conversation d’abord arrosée d’absinthe chez lui, ensuite au restau voisin où il m’a régalé. Nous avons bien ri. Parfois même nous nous sommes gondolés. Comme lorsqu’il cite sa grand-mère : « Au fond il n’y a pas de milieu, quand on devient très vieux : soit on devient tout bon, soit tout mauvais ». Ce qui m’encourage in petto à devenir tout bon et de plus en plus.

    Autre saillie tordante, comme il évoque une conférence donné par Tariq Ramadan à l’Octogone, après laquelle avec quelques amis, ils avaient mangé et bu pas mal, assez pour délier la langue de l’abbé qui lança au (faux) frère musulman: « J’ai trouvé, Monsieur, votre discours brillantissime, mais je n’en crois pas un mot ! ».

    °°°

    01.jpgTrès surpris en bien par les romans d’Antonin Moeri et de Jean-Yves Dubath que j’ai trouvés dans mon courrier de ces derniers jours, à mon retour de Toscane. Achevé le Dubath ce soir. Très étonnant petit roman proustien, tenu et tendu, cristallisant un vrai chagrin et une vraie petite tragédie illustrant le choc des cultures, comme on dit. L’histoire d’un esthète artiste (Julius), considéré comme un « Leonor Fini helvète », qui s’entiche d’un jeune Roumain faisant le trafic d’objets de toute sorte entre la Suisse et la Roumanie. Parfaite illustration de la montée aux extrêmes du mimétisme destructeur. Julius est prêt à renoncer à ses dessins « à chair » de nus masculins, qu’il n’ose montrer à Basile, pour envisager la peinture de tableautins alpestres que celui-ci pourrait revendre en Moldavie, une affaire à deux qui se concrétise d’abord par un prêt d’argent important de Julius, destiné à l’achat d’un terrain où pourrait s’établir une galerie d’art-hangar à ferraille, et que le Roumain détourne à son profit pour construire une COOP. Cette histoire sordide, qui me rappelle un fait divers criminel, est élevée au rang d’une sorte de fable et d’une façon de poème rappelant les thèmes de Cavafy, du subtil esthète convoitant de belles brutes, etc.

    °°°

    Quant au livre d’Antonin, qui me semble son premier vrai roman, il marque lui aussi une étonnante extension des qualités de perception et d’expression de l’écrivain, dont les influences littéraires multiples (de Robert Walser, de Thomas Bernhard ou de Peter Handke, notamment) tendent à se fondre dans une écriture plus personnelle.

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    Après un premier regard traversant un peu sceptique, c’est avec un intérêt croissant, et même plus vif que pour ses derniers livres, que j’ai continué de lire L’Homme en veste de pyjama, qui me semble maîtriser sa matière (romanesque en l’occurrence) avec plus de verve et d’originalité, de qualités inventives dans l’écriture et de pénétration, quant au thème, que dans ses ouvrages précédents. Il y va ! Il s’en donne !

     

    Ce vendredi 17 novembre. – Encore un peu secoué ce soir, et la jambe droite très douloureuses, après avoir failli m’écraser moi-même contre le mur de pierre de taille avec notre transporteur à chenilles que je manipulais en marche arrière et que je n’ai pu arrêter après avoir été déséquilibré.

    On imagine le tableau : JLK crevant de s’écraser lui-même ! Mais Sophie, attirée par mes cris, a juste eu le temps de retenir la machine qui n’a fait, de sa chenille gauche, que me remonter le long de la jambe droite, avant de lâcher un soupir de résignation…  

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    L’alcool est à la fois aiguiseur de couteaux et démon décréateur, agent de dilution et de dispersion à la funeste façon de la drogue, comme il en va de l’obsession sexuelle. Une dose de trop et c’est la vague, puis la noyade dans le vague de l’indétermination. Une fois de plus : question d’équilibre et d’énergie résistante – de refus de sombrer

    °°°

    Autant la positivité béate m’insupporte, autant j’en viens à me défier de la négativité à tout crin de certains, dont on dirait que le pire les réjouit. Je suis décidément un réaliste, et la réalité n’est pas si noire et désespérée que le prétendent ceux-là, ni aussi mornement merveilleuse que le prétendent les euphoriques.

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    En fait, il me suffit de revenir à nos fenêtre grand ouvertes, puis de faire un tour dans mes bibliothèques pour retrouver le sens commun qui m’est propre, hérité des miens et de ceux en qui j’ai reconnu mes bons conseillers, de Tchékhov à Annie Dillard, en passant par le Bon Will et René Girard, entre tant d’autres.

    °°°

    Un rêve m’a permis cette nuit de m’entretenir bien amicalement avec un maître à voir qui dessinait comme personne : que des choses justes et belles. Il m’a rappelé notre maître de dessin du collège, un Monsieur Gauthey aux cheveux assez longs mais toujours cravaté de laine, qui m’a aidé à mieux voir la peinture et m’a encouragé dans mes premiers tâtons. C’est lui, je crois qui m’a fait aimer Utrillo, le premier de mes peintres préférés. Son souvenir m’est plus tendre que celui d’aucun(e) de nos profs de l’époque.

    °°°

    Ensuite j’ai repris la lecture de Fleur Jaeggy. Ensuite j’ai composé un poème sur le thème de l’enfant au toton :

     

    L’enfant au toton

     

    Quand le temps est fini,

    nous continuons de veiller;

    les objets restés seuls

    se sentent un peu à l’abandon,

    mais qui peut en parler ?

     

    Nul ne l’a appris à l’enfant.

    Nul ne sait ce que dit la chaise

    à la lampe allumée,

    dans la pièce d’en haut,

    où le silence paraît régner.

     

    L’enfant seul contredit

    ce que tous ont l’air de penser:

    tous enterrés vivants,

    tous satisfaits d’on ne sait quoi,

    tous repus de néant,

    - aveuglés de leurs seuls regards.

     

    L’enfant seul fait tourner la table

    tandis que nous veillons...

      

    °°°

    Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.

     

    Ce jeudi 23 novembre. – La visite de nos jeunes Américains nous a permis, une fois de plus, d’évaluer la qualité de nos liens familiaux, sans la moindre ombre ni le moindre trouble, non plus qu’aucune sentimentalité excessive. Nous sommes justes, me semble-t-il. Toutes nos relations, autant avec S. et F. qu’avec J. et G., sont équilibrées et justes.

    Ce mardi 28 novembre. – J’ai repris et achevé ce matin ce poème qu’on peut dire tranquillement métaphysique, n’est-ce pas, à la fois tout limpide et obscur, mélange de jour blanc et de trou noir, qui suscite aussitôt de bonnes réactions dès que je le mets en ligne – comme quoi…

    Au bord du ciel

     

    On sort afin de prendre l’air.

    Le cosmos est tout près :

    il suffit de lever les yeux.

    Quatrième dimension:

    le temps se verra conjugué

    à son corps défendant.

     

    De l’abîme inversé

    s’étoilent les cosmogonies.

    Tu ne t’es pas vu naître,

    toi qui prétends tout expliquer

    mais on t’a raconté

    le dais du ciel à neuf étages,

    le Seigneur à l’attique

    et les atomes inquiets -

    on parle de carnage...

     

    On chine dans le savoir,

    et par le ciel au ralenti

    les bolides vont clignotant

    dans la lumière noire.

     

    On croit voir l’infini,

    et nos atomes, nos étoiles

    ajoutent au récit

    du grand livre des vents.

     

    Le ciel n’est peut-être qu’un mot,

    mais en est-on capable ?

    (À La Désirade, cette nuit de novembre 2017.)

     

    À l’atelier de la ruelle du Lac. – Chaque fois que je passe en ce lieu, qui m’est un autre territoire d’immunité, je me dis que je pourrais vivre une autre vie au milieu de tous ces livres, comme je l’ai vécue, seul, au Grand Chemin puis à la Malmeneur, dans les années 70, ou dans mon antre des escaliers du Marché, jusqu’en 1982, avec un peu de whisky et quelques biscuits, à l’écart, tout ça comme nous le sommes en harmonie à La Désirade ou comme je le suis, seul là encore, à l’isba. À chaque fois, cependant, que j’y reviens, me prend comme une paradoxale nostalgie du présent, si j’ose dire – thème possible d’un autre poème.

    Le hasard, à l’atelier, me fait tomber sur Ariel de Sylvia Plath, qui me parle aussitôt. Comme Fleur Jaeggy et Laura Kasischke, Plath est une espèce de fée-sorcière - autre thème de poème.

    °°°

    Annie Dillard écrit que les poètes lisent de la poésie et que les romanciers lisent des romans, mais ça se discute. Et j’aime assez cette formule : «ça se discute ». Non pas « ça dépend», que je trouve mol et presque lâche, et surtout pas «des goûts et de couleurs », mais « ça se discute », qui va vers l’éclaircie - et décidément je me sens éclaireur.

    °°°

    Au contraire de Guido Ceronetti, je pondère, et le relativisme féminin de Lady L. n’est certes pas étranger à cette façon de ne pas tout pousser au noir et à la catastrophe, qui ajoute finalement à l’irrespirable et à l’invivable.

     

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  • Ceux qui s'étonnent encore

    SAMSUNG2014 794.jpgCelui qui évite les parcours fléchés aux processions fébriles de Russes sincèrement enthousiastes au demeurant / Celle qui découvrant le pont du Rialto pour la première fois s'exclame en japonais: stupendo ! / Ceux qui arrosent de spritz leur piattino de ciccheti / Celui qui s'émerveille de ce qu'il y ait quelque chose plutôt que rien sur le Campo San Barnaba / Celle qui commente l'édito de Paola Severino (dans le Gazettino de ce matin) consacré au rôle des nanas et aux choix à faire pour le bien du pays / Ceux qui draguent Daniela sans savoir lequel l'emmènera au Danieli / Celui qui traite de bonne pâte  son amie abusant juste un peu des lasagnes / Celle qui se demande où était le peuple de Venise avec tous ces palais comme on en voit pas un en Alsace / Ceux qui se demandent si c'est un bon choix tactique pour l'UIL de se rapprocher de la CGIL sous la pression de la CISL / Celui qui prétend écrire un roman sur cette terrase du Campo Santa Margherita où l'on a déjà tourné des films qu'il n'a même pas vus / Celle qui  va sur les traces de Corto Maltese dans l'ancien ghetto dont les chats ne pissent pas casher à ce que je sache / Ceux qui se pointent au bar branché que recommande le Routard sans y trouver si bon le tiramisù donc ça aussi sera noté sur le rapport / Celui qui en est resté au Guide Baedeker dont la couverture vieux rose lui rappelle le temps du Baron Corvo où la connection ne merdait pas encore comme aujourd'hui / Celle qui achète des artichauts au joli marchand du marché flottant qui n'a sûrement jamais tâté du Cynar d'une cougar / Ceux qui te rappellent gravement que Venise s'enfonce et auxquels tu réponds qu'eux aussi  / Celui qui te recommande les vitrines d'anatomie comparée du Musée d'histoire naturelle de Santa Croce / Celle qui te manque ce matin au Dorsoduro et te rassure en te jurant que tu lui manques aussi donc tout est bien et le chien aussi va bien / Ceux qui font des découvertes à la librairie La Toletta où ils tombent ce matin sur le dernier recueil de nouvelles de Fleur Jaeggy / Celui qui lit le papier du Gazettino sur Les amoureux de Goldoni dont l'auteur prétend que c'est un opéra d'une indéniable modernité vu qu'on est encore amoureux aujourd'hui n'est-ce pas / Celle qui te recommande de faire un selfie de toi sur le pont des Soupirs afin de l'envoyer à ta soupirante / Ceux qui ont appris plus tard que Daniela s'était promise à l'abbé Daniélou, etc.

      

    Images: JLK

  • Mon frère cet inconnu

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    … Vous ne trouvez pas que nous nous ressemblons ? / Certes, cela m’a tout de suite frappé / Puis-je vous demander votre nom ? / Dubol, Fabien Dubol / Et le nom de votre père ? / Aymon, Aymon Dubol, et vous ? / Guillaume Dubol, fils d’Aymon Dubol / Et c’est où que tu descends ? / Je descends à Dijon, d’ailleurs on y est, et toi ? / Je ne descends qu’à Dole / Alors salut, Dubol / Salut Dubol…
    Image : Philip Seelen

  • La bonne chanson des gestes

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    Le Traité des gestes de Charles  Dantzig est d’un gai savoir allègre

     

    Drôle d’oiseau bariolé de la littérature contemporaine dont la lecture du monde aussi érudite que fantaisiste rejaillit sous toutes les formes transgenres de l’essai et du poème ou du roman, l’auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française et de la non moins épatante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, excelle au grand écart entre savoir ouvert au monde et récit très personnel, dans ce Traité des gestes qui s’inscrit (entre autres) dans la lignée étincelante d’un Ramon Gomez de La Serna…  

    Chronique de JLK    

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    Il va de soi que le langage des gestes ne se limite pas à la langue des signes des gentils malentendants pas plus qu’aux méchants doigts et autres bras d’honneur des crétin(e)s qui vous dépassent à toute heure sur les autoroutes de la muflerie, appelant autant de gestes réactifs appropriés ou non, etc.

    Le premier geste de l’enfant est comme une signature perso, qui rappelle celui de notre ancêtre se hissant sur ses pattes antérieures pour apposer ses mains enduites de sang de bison au plafond de la grotte d’Altamira ou partout ailleurs - aujourd’hui entre tags et graffiti.

    Je suis donc je bouge. Je tique donc je toque à l’attention d’autrui. Je me prends la tête pour me la jouer penseur de Rodin mais ça peut aussi signifier un gros chagrin ou une migraine à se damner - geste du revolver sur la tempe. Si Hannibal Lecter se retourne pour vous jeter un regard à la fin de l’épisode, vous savez que ce geste est une menace de plus.

    Il y a les gestes polis de nos grands-pères soulevant leur chapeau, comme il y a le geste minable de celui qui fauche une fleur sur une tombe, les gestes élégants ou les gestes de la moquerie, les gestes pour-ne-rien-dire ou les gestes déchirants.

    « Superficiels, écrit Charles Dantzig, les gestes sont plus importants que nous ne le pensons, nous qui les laissons sortir de nous et y rentrer comme des coucous, et sans leur accorder plus d’attention; un appui à nos paroles, des éclairs de nous, je ne sais quoi d’autres».

    Des éclairs de nous ! Des reflets, des aveux involontaires ou conscients, des morceaux de nous qui sont comme des possibilités d’ILS, de VOUS tous et de tous mes MOI. Bref, comme rien de ce qui est humain n’échappe à la chanson de geste des gestes, il y a une anthropologie de la gestuelle, une poétique du beau geste ou de la moche attitude (gestes de la petite emmerdeuse ou du gros con), une typologie du geste cinématographique (le geste de Charlot qui balance son mégot dans le tuba du musicien voisin ou celui de Marilyn retenant l’envol de sa robe-corolle au-dessus de la bouche d’aération du métro, une doxologie (geste du Seigneur bénissant) ou une démonologie (geste du saigneur sévissant) de ce langage plus récemment intégré dans l’investigation psychologique ou policière des profileurs «mentalistes», etc.

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    Personnel et partial, donc parfois injuste…

    Charles Dantzig est une chanson de gestes à lui seul, qui emprunte à toutes les formes, classant d’ailleurs explicitement ses quelque trente livres parus en «formes de romans» et «formes de poèmes », «formes d’essais» et «formes de traductions», celles-ci (de Scott Fitzgerald, Joyce et surtout Wilde) indiquant plus précisément son penchant marqué pour la littérature anglo-saxonne.

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    Dans Les écrivains et leurs mondes, somme transitoire parue dans la collection Bouquins réunissant son Dictionnaire égoïste et d’autres textes aussi éclairants que péremptoires (et parfois discutables à mon goût) sur l’esthétique littéraire anti-naturaliste de l’auteur dont le plus salubre me semble La guerre du cliché, Charles Dantzig, posant crânement en couverture, le geste de se tenir la tête de sa main gauche, affichait plus souvent qu’à son tour ses positions personnelles d’écrivain gay de gauche, qui réapparaissent à tout moment dans ce Traité des gestes, souvent avec humeur, ce qui se comprend s’agissant de la minorité qu’il défend bec et griffes, et parfois aussi avec lourdeur, notamment quand il se veut le plus «spirituel».

    Affirmer ainsi, que Dante est l’homme le plus dénué d’esprit de l’histoire de l’humanité, me semble relever de la même injustice, à vrai dire insignifiante, que lorsque notre censeur conchie Céline ou Dostoïevski, entre autres «gestes judiciaires» expéditifs. Mais on se rappelle qu’au chapitre des énormités célèbres un Nabokov réduisait à rien un Faulkner et que Céline, précisément, fit de Proust un enculeur de mouches sans intérêt.

    Bref, on ne demande pas, au jardin zoologique, à la gazelle de comprendre la psychologie du rhinocéros, ni à celui-ci d’être sensible au chant du rossignol, et l’on passe donc allègrement sur ces agaceries pour achopper à la substance incessamment surprenante et tonique de cet inépuisable Traité des gestes.

    Au bonheur des listes et formules    

    «Rien ne me paraissait plus beau, enfant, que de voir ma mère s’asseoir. Elle pliait ses belles jambes, descendait vers la galette de la chaise en gardant le torse droit puis, assise, rejetait ses jambes de côté».

    Ainsi s’exprime le Charles doux et sensible, dont l’écriture toujours précise nous apprend qu’une chaise a une «galette», avant de durcir le ton sur la même page : « La grossièreté des hommes qui s’asseyent en écartant les jambes dans le métro est un des signes les plus révoltants de l’indifférence à autrui, c’est-à-dire du manque d’imagination».

    Or, justement, l’un des grand atouts de Charles Dantzig est la saisissante imagination dont il fait preuve dans la ressaisie et la mise en rapport d’observations de toute espèce grappillées dans ses lectures ou ses vacations de Parisien, ses voyages (en Egypte, en Iran, en Inde, aux States, partout) ou ses souvenirs d’enfance ou de jeunesse, ses chagrins personnels ou ses exécrations socio-politiques, aussi à l’aise dans le commentaire des Techniques du corps du sociologue Marcel Mauss que pertinent dans son rapprochement du geste de Mick Jagger se déhanchant et d’une figure princière de la peinture baroque.

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    Amateur et praticien pléthorique de listes (il y en a plus de 700 pages dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, qui s’achève sur la Liste des listes à établir dont le première est une Liste des sentiments allègres), Charles Dantzig ne figure pas dans le florilège du genre établi par Shaun Usher sous le titre d’Au bonheur des listes, alors qu’il eût mérité d’y être intégré entre Roald Dahl et Charles Darwin, en compagnie de 125 auteurs listiers aussi variés et inattendus que Johnny Cash et Georges Perec, Benjamin Franklin (Dictionnaire du buveur), Martin Luther King (Suggestions aux usagers de bus non ségrégationnistes) ou Pablo Picasso et Sid Vicious, notamment.

    Par ailleurs il est un écrivain, pas moins omnivore et fantaisiste que Dantzig, auquel celui-ci pourrait être apparié par son art étincelant de la formule, et c’est Ramón Gòmez de La Serna, génial auteur espagnol (1888-1963) pratiquant lui aussi le mélange des formes, dont les fameuses Greguerias, du genre fusées poétiques en deux trois lignes, sont du Dantzig dansant avant l’heure.

    Dans l’inventaire des Gestes végétaux, celui-ci égrène : «Se tenir au garde-à-vous comme un cyprès», «S’étirer comme un hêtre», «Nager comme un cèdre du Liban », ou « Pencher le cou comme une tulipe», quand Gómez de La Serna remarque que «Le jardin bourre sa pipe de feuilles mortes», que «Ramasser un gant tombé c’est donner la main à la mort», ou que «Celui qui a applaudi avant la fin du morceau voudrait que la terre l’engloutisse».

    Alors Charles Dantzig, à la rubrique Applaudir, de dauber sur ces spectateurs d’opéra (au festival d’Aix, en 2015, pour l’Elektra de Strauss) qui s’applaudissaient eux-mêmes d’applaudir un spectacle applaudi tous médias confondus («l’union sacrée se fait en France par le snobisme») quand lui-même n’y a vu qu’une mise en scène «faux chic austère» qui donnait «l’impression de sous-directeurs d’hypermarchés en congrès se réveillant d’une cuite parmi des veuves corses cherchant leurs verres de contact par terre »…

    Si l’ensemble considérable des Greguerias de Gómez de la Serna (dont Valéry Larbaud a traduit une partie sous le titre de Criailleries) cristallise une vision du monde, l’on pourrait en dire autant de ce Traité des gestes

    qui rappelle aussi les inventaires encyclopédiques de l’honnête homme des Lumières que fut un Buffon, avec un mélange de classicisme classieux et d’irrévérence souvent salubre.

          maxresdefault-2.jpg Moraliste à la française mais d’aujourd’hui, donc volontiers en rupture de vertu dopée à la «moraline», Charle Dantzig écrit ceci à propos des Gestes communs qui me semble significatif, précisément, du sens commun constituant son socle éthique: «Si les gestes originaux sont les plus enchanteurs, les gestes communs sont les plus touchants. Ils signalent l’appartenance à la communauté des hommes. Si dandy que se croie le dandy, à un moment ou l’autre il tend la main pour en serrer une autre»…

    Avec la grâce des papillons

    Enfin, la plus belle part de ce traité dépasse, et de loin, une phénoménologie seulement sociale ou, de loin en loin, le juste combat polémique du gay contre ceux qui réduisent autrui à sa caricature (Gestes efféminés, etc.), pour atteindre une dimension plus profonde relevant de la poésie au sens le plus large.

    «À l’instar de la parole mes gestes ne sont pas moi seul», lit-on ainsi dans le beau chapitre intitulé Papillons, papillons. « L’homme est une oeuvre d’art qui s’ignore. Cette œuvre se crée par les gestes plus librement que par la parole, aucun tyran n’ayant pensé à inventer une syntaxe des gestes pour nous faire nous mouvoir de la naissance à la mort comme dans un stade maoïste. Être hors de soi ne devrait pas vouloir dire être en colère. Papillons, papillons, sortez de moi, allez vers mes frères, sculpture légère, erronée, vivante »

    Et ceci comme bel envoi final : «Dans le jardinage à la française de la vie par le Temps, les gestes font des crocs-en-jambe, des pieds de nez, tirent la langue. Venez, enfants moqueurs ! Les gestes contredisent le Temps !»  

     

    Charles Dantzig, Traité des gestes. Grasset, 407p.

    Shaun Usher. Au bonheur des listes, Editions du sous-sol, 317p.

    Ramón Gómez de La Serna. Greguerìas. Editions Cent Pages, 1992.

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    (Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de JLK parue sur le média indocile Bon Pour La Tête.

  • Gloria in excelsis Deo

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    …J'ai passé ce matin l'aspirateur partout et j'ai fait les vitres pour mieux embrasser l'aube d'été et donner mieux à voir aux enfants les merveilleuses images, ensuite j'ai disposé les fleurs sur les tables et préparé le frichti et les vins associés, donc voici Seigneur: tout est prêt pour ta seule gloire, et maintenant à table !...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Le penseur

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    …Bon, c’est entendu, Véro, je ne dis pas que ton père n’a pas le droit de réfléchir lui aussi, même si la Licence de Philo, jusqu’à nouvel avis, c’est moi, et c’est moi qui l’entretiens depuis qu’il est veuf, et c’est moi qui le supporte la journée pendant que tu donnes tes cours de développement personnel - mais qu’il me lance ce soir que d’après lui l’existence ne précède pas l’essence, là je craque et me demande si je ne vais pas faite le sacrifice de le caser à l’Etoile du Matin…


    Image : Philip Seelen

  • Sourdine

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    … Et là, si vous le voulez bien, vous la bouclez un moment, j'veux dire : vous vous taisez, vous faites silence, même les oiseaux qui vous les gelez dans les branches : vous la fermez juste le temps que je voie ça rien que pour moi, rien que pour toi et moi, Franz Schubert, rien que pour elle et moi, rien que pour vous tous et nous tous dans le blanc du temps…


    Image : Philip Seelen

  • Jean d'Ormesson au plus vif

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    Livre-somme de l’étonnement, C’est une chose étrange à la fin que le monde évoquait, en 2011, le mystère et la poésie de la création. L'immortel n'est plus, mais son souvenir reste souriant. 

    Bonne nouvelle en cette fin d’année : la fin du monde n’est pas pour 2017 ! D’ailleurs l’Univers finira-t-il ? Mystère. Et quel sens a-t-il diable ? Dieu seul le sait, s’Il existe. Ce que Jean d’Ormesson aimerait bien croire, sans en être sûr. Mais le miracle est là : qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Et qu’une mélodie émane de ce qui pourrait n’être qu’un sinistre chaos. Or voici, racontée par le joyeux octogénaire, l’histoire de l’Univers, de la vie et de notre chère planète où il est si bon de nager, d’aimer, de voyager et de contempler la merveille en ne cessant de se demander d’où elle vient et où elle va. Livre-somme, testament d’un chantre du bonheur qui ajoute ici, à son immense culture d’humaniste, la curiosité très éclairée d’un « bleu » du savoir scientifique…

    - Quel est, à la veille de Noël, le souvenir que vous gardez de cette fête en votre enfance ?

    - Le souvenir d’une féerie dans la Bavière enneigée où j’ai passé mes huit premières années. Et cela s’est prolongé ensuite en Roumanie, où mon père a été nommé ambassadeur, lorsque nous allions fêter Noël chez des amis en traîneaux tirés par quatre chevaux d’où, petit garçon de huit ans, j’avais le droit de jeter des morceaux de viande… aux loups !

    - Vous introduisez un personnage essentiel, dans votre livre, que vous appelez «Le Vieux »…

    - Certains lecteurs ont cru me reconnaître, mais c’est surtout de Dieu qu’il s’agit ! Einstein l’appelle comme ça dans une lettre fameuse à Max Born ou il écrit qu’il est persuadé que « le Vieux ne joue pas aux dés ». Puis j’ai découvert que le Méphistophélès de Goethe, dans son Faust cite aussi « le Vieux ». Moi qui ne crois plus du tout à ce qu’on appelle l’âme, mais qui aimerait bien croire au sens de la création, je vois en le Vieux l’auteur possible de l’incroyable roman de l’Univers…

    - Que pensez-vous que le Vieux ait pu dire à Jacqueline de Romilly après son arrivée « de l’autre côté » ?

    - La mort de Jacqueline de Romilly m’a fait beaucoup de peine. À l’Académie, j’occupais le siège entre le sien et celui de Claude Lévi-Strauss. Deux amis chers m’ont ainsi quitté cette année. Vous savez que Jacqueline de Romilly s’était rapproché du catholicisme après avoir été chassée de l’enseignement par les lois de Vichy, du fait des ascendances juives de son père. J’imagine alors que le Vieux lui dirait, en allemand, cette phrase de Goethe : « Wer immer strebend sich bemüht, den können wir erlösen », ce qui signifie à peu près : « Celui qui a toujours aspiré au dépassement de soi pourra être sauvé »…

    - Vous prêtez au même Vieux, sur les Suisses, des propos aussi sommaires que Victor Hugo, qui disait que «le Suisse trait sa vache et vit heureux ». Vous aggravez votre cas en ajoutant les banquiers aux vachers. Savez-vous que vous risquez l’émeute ?

    - (Rires) C’est vrai que je me moque un peu des Suisses, comme je pourrais le faire des Français. Mais non : j’aime vraiment la Suisse, où j’ai d’ailleurs une maison, et je défends les Suisses quand on les attaque. Bien sûr, la Suisse a des problèmes, comme tout le monde, mais elle les affronte plutôt mieux que la France. Moi qui suis très européen, j’ai des raisons d’être plus inquiet pour l’Europe que pour la Suisse. Plus personnellement, j’admire beaucoup Jean Starobinski et j’ai aimé passionnément la philosophe Jeanne Hersch. Je suis content que la Suisse ait émis un timbre à son effigie. J’appréciais tant sa profondeur si claire…

    - En passant, vous faites allusion au chagrin du Vieux. Quel pourrait être ce chagrin devant le monde actuel ?

    - Le Vieux a toujours éprouvé un mélange de chagrin et d’ironie au spectacle du monde. Ce qui le chagrinerait aujourd’hui ? Je crois que ce serait de voir les hommes, devenus si brillants, rester si stupides en même temps, encore attachés aux idéologies, aux nationalismes, aux fondamentalismes religieux, à l’extrémisme meurtrier. Et puis il y a quelque chose qui le chagrinerait particulièrement : c’est l’argent. Lequel a toujours existé, bien entendu, mais qui est devenu une fin en soi, au-delà du travail. Saint Thomas, qui ne condamne pas l’argent, stigmatise en revanche « l’argent qui fait de l’argent ». Or c’est à cause de cet argent-là que les notions de gauche et de droite sont désormais dépassées…

    - Quelle est la clef de votre livre ?

    - C’est l’étonnement, que Jeanne Hersch disait le propre du philosophe. À quoi j’ajoute trois notions un peu ringardes, à savoir : l’admiration, la gaieté et la reconnaissance. Vous aurez remarqué que, dans les médias actuels, il faut absolument ricaner et tout tourner en dérision. Je sais évidemment jouer à ce jeu-là, mais j’y ajoute l’admiration…

    - Ce livre a-t-il pour vous une signification particulière ?

    - Il est toujours difficile, pour une mère, de dire lequel de ses enfants elle préfère. Pourtant il est vrai que ce livre, pour lequel j’ai travaillé comme un bœuf pendant cinq ans, lisant par exemple Darwin dont je ne savais rien, et me colletant aux théories de la cosmologie la plus récente, représente pour moi une somme et un bilan personnel. Il répond à mon besoin d’espérance, que je crois largement partagé par mes contemporains. Après avoir tant aimé la littérature, j’ai découvert la grandeur et la splendeur de la science. C’est peut-être dans ce domaine que filtre la nouvelle poésie du monde : mystère et beauté...



    Un Grand Récit « perso »

    Sous la forme d’un triptyque en expansion personnelle, en cela qu’il implique de plus en plus intimement l’auteur en sa chair jouissante mais aussi mortelle, C’est une chose étrange à la fin que le monde est le plus physique et le plus métaphysique des trente-cinq ouvrages de Jean d’Ormesson. D’une grande densité de contenu, ce « roman » est si clair et fluide dans son expression qu’il se lit sans difficulté et se relit ensuite volontiers au moyen d’un précieux index des noms de personnes et de lieux.

    Intitulée Que la lumière soit !, la première partie entremêle le fil du Labyrinthe, tel qu’il a été décrit par les hommes de toutes cultures au long des millénaires, et le contrepoint de la voix du Vieux, père tutélaire qui n’a cessé de rêver le «roman du monde», que Nietzsche a dit mort et qu’Einstein a ressorti du placard avant qu’il ne signe son propre graffiti: « Nietzsche est mort ».

    Après le Grand Récit selon Michel Serres, c’est donc  à  une nouvelle revue des intuitions et des découvertes en raccourci, des Présocratiques à Kant et de l’épopée de Gilgamesh à La Mélodie secrète de Trin Xuan Thuan, que s'exerce Jean d'Ormesson.

    « Le monde est beau » marque le départ de la deuxième partie, plus liée aux interrogations philosophiques de l’auteur confronté à la vertigineuse question de Leibnitz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? ». Et c’est un nouvel inventaire de la connaissance, où la quête scientifique relaie celle des arts, avec cette conclusion ontologique : « L’être est. C’est assez »...

    Enfin, dans La mort, un commencement ? , Jean d’Ormesson module les raisons que nous avons de ne pas désespérer dans un monde réglé comme un étrange et fascinant ballet, qui ne se réduit pas à ce qu’en disent ou en ont fait les hommes. Admiration, gaieté et gratitude scellent le « tout est bien » final, marquant non une conclusion lénifiante mais un possible recommencement matinal…

    Jean d’Ormesson. C’est une chose étrange à la fin que le monde. Editions Robert Laffont, 313p.

  • Ceux qui le regrettent déjà

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    Celui qui intitule son hommage: Jean d’Ormessier va rejoindre François Nourrisson /Celle qui disait qu’un homme qui a de tels yeux ne peut pas être tout à fait mauvais /Ceux qui sourient quand on évoque son anticonformisme souriant / Celui qui l’a vu fulminer dans sa Mercedes décapotable bloquée dans une file de satanées bagnoles en plein XVIe un jour de chaleur excessive sur l’Ile de France / Celle qui aimait bien sa fausse modestie et sa vraie lucidité qui lui faisaient dire qu’il ne méritait pas La Pléiade au même titre que Proust ou Chateaubriand mais qu’enfin Boris Vian y était donc pas de souci / Ceux qui reconnaissent qu’il écrivait un très joli français / Celui qui aimait bien parler avec lui de Dieu entre autres babioles / Celle qui a commencé tous ses livres dont sa fille Marie-Laure lui a raconté la fin / Ceux qui ont subi l’épreuve terrible de signer leurs livres entre lui et Amélie Flocon / Celui qui trouvait sa phrase à la fois reposante et tonique / Celle qui l’a chevauché en hennissant / Ceux qui vont lui voter un strapontin au Pantheon / Celui qui est jaloux de son succès au Japon / Celle qui a échangé avec lui sur le ski-lift de Mégève / Ceux qui n’oseront plus l’inviter sur le plateau d' On n’est pas couché / Celui qui disait comme ça qu’une interviouve avec lui se faisait aussi facilement que le papa qui entre dans la maman / Celle qui appréciait sa suavité de vieux loukoum poivré sur les bords/ Ceux qui font preuve d’un peu de mesquinerie en relevant que sa dureté en affaires contrastait avec sa débonnaireté médiatique / Celui qui disait de lui-même qu’il serait oublié lui aussi mais que l’orgueil n’exclut pas un soupçon de vanité quand on file des phrases avec une telle élégance n’est-ce pas / Celle qui va s’ennuyer mortellement à l’écoute de leurs éloges de l’immortel / Ceux qui lui souhaitent bon voyage en First Class avec plein d'hôtesses aux yeux aussi bleus que les siens  abonnées au Figaro Madame en version numérique,etc.

  • La série dans la cour des grands

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     Produit de la spéculation immobilière sauvage et de la téléréalité, l’Ubu «réel» de la Maison Blanche a suscité son contraire virtuel dans la percutante fiction de Designated survivor. De Woody Allen et Gore Vidal aux séries les plus créatives, des «effets de réel» pimentent la critique des pouvoirs et autres formes d’aliénation. La fiction au secours du réel ? Ou le contraire ? Et si tous deux fusionnaient dans le monde actuel ?

    Chronique de JLK

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    Que s’est-il réellement passé ce soir-là, au cinéma Jewel, lorsque le bel aventurier Tom Baxter est sorti de l’écran pour venir au secours de la tendre Cecilia malmenée par sa brute de conjoint - lui-même victime de la crise économique – et rêvant d’un monde meilleur, si possible plus romantique ?

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    La question, posée par Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire, datant de 1985, rebondit à la lecture de Duluth, roman satirique de Gore Vidal paru deux ans plus tôt et jouant lui aussi sur la confusion entre réalité et fiction puisque ses personnages, inspirés par les figures principales de la série Dallas, évoluent à la fois à l’écran et dans la réalité en 3D de la ville de Duluth.

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    Phénomène nouveau ? Pas vraiment, puisque le poète-politicien Dante Alighieri multiplia lui aussi les «effets de réel» dans La Divine Comédie, usant notamment du name dropping six siècles et des poussières avant Michel Houellebecq, et fourrant parfois certains de ses contemporains toujours vivants, qui l’avaient plus ou moins chicané en politique, dans tel cercle de l’enfer ou sur telle corniche du purgatoire.

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    Pourtant on ne saurait confondre le poème de Dante avec un reportage sur son époque, ni comparer ses terribles jugements sur ses semblables, jusqu’aux plus hauts placés sur les trônes ou sous les tiares papales, avec l’imagerie pourtant virulente des séries italiennes récentes Gomorra ou Suburra. Il en va évidemment du prodigieux compactage du fichier informatique, si j’ose dire, représenté par la Commedia, combinant tous le savoirs de l’Antiquité et du Moyen Âge dans la perspective d’un triptyque lyrico-théologique à valeur de somme édifiante.

    Cependant on n’est pas obligé de vénérer ce Monument à genoux. On peut aussi lui tourner autour et voir comment s’agencent son scénar, sa mise en scène oscillant entre le Metropolis de Fritz Lang et les déconstructions à la Fellini, ses dialogues et tout le toutim.        

    Arts « majeurs » et genres « mineurs » en mutation

    Il fut un temps, pas si lointain, où les élites culturelles en général, et littéraires en particulier, notamment en France académique et plus ou moins snob, se penchaient avec dédain sur les production de la culture dite populaire, classant à part les genres «mineurs», du roman policier à la science fiction ou, comme un résidu vulgaire du 7e art, les séries télévisées.

    Bien entendu, l’on se gardera de la démagogie au goût du jour qui voudrait qu’une BD tirée de L’Odyssée fût comparable à l’original. La série à venir tirée de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, premier best-seller mondial de Joël Dicker, sera-t-elle seulement à la hauteur de l’original ? Wait and see.

    Reste que, depuis la série Twin Peaks, co-signée par David Lynch, le genre présumé mineur a pris du galon en matière de créativité, tant du point de vue de la dramaturgie que du filmage, des thématiques et des dialogues. Comme Hollywood a bénéficié jadis des services d’écrivains de haute volée (un Faulkner, entre tant d’autres) et d’équipes de pros de plus en plus ferrés dans tous les domaines de la réalisation, certaines chaînes de télévision américaines (notamment HBO) ont osé parier pour la qualité et l’originalité, qui nous ont valu The Wire (À l’écoute), exceptionnelle plongée d’une docu-fiction dans les strates sociales d’une grande ville (Baltimore) ou Les Soprano et True detective, séries policières qui laissent loin derrière elles les feuilletons plan-plan à la Julie Lescaut et autres Navarro, entre tant d’autres.

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    Même tributaires de l’audience, les séries les plus intéressantes (il doit bien y en avoir une ou deux centaines sur des milliers), tant aux States qu’en Grande-Bretagne ou dans les pays nordiques, en arrivent parfois à surclasser la production cinématographique, où les pépites ne sont pas moins rares.

    Or ce nouveau bouillon de culture me semble intéressant à considérer, aussi, de par son impact sur les nouvelles générations, pour sa fonction critique en matière d’observation sociale ou psychologique autant que pour ses virtualités en matière d’invention formelle. Tout près de nous, un cinéaste comme Jean-Stéphane Bron (dont le mémorable Cleveland contre Wall street pourrait être le « pilote » d’une série développée), ou des écrivains tels Quentin Mouron, Antoine Jaquier ou Sacha Desprès, et les nouveaux auteurs du polar romand (Marc Voltenauer, Nicolas Feuz, Sébastien Meier ou Julien Sansonnens) participent ainsi à leur façon, me semble-t-il, de cette dynamique «transgenre»…    

     

    Des visions du réel à valeur de fiction

    Comme on l’a vu, là encore près de chez nous, notamment à l’enseigne du festival Visions du réel, la frontière naguère très nette entre documentaire et films de fiction s’est estompée ces dernières décennies, et la comparaison, du point de vue de la qualité du produit, n’est d’ailleurs pas toujours favorable à la fiction, genre supposé plus «noble» a priori. Cela étant, la confusion entre faits et fiction risque d’aboutir à un nivellement progressif tendant à la dilution de tous les critères d’appréciation, comme si le romancier travaillait la matière du réel de la même façon qu’un poète ou un reporter de guerre.

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    Romancier lui-même, historien-biographe magistral (de Julien l’apostat et de Lincoln, notamment), essayiste et polémiste, Gore Vidal a très bien marqué, dans Les faits et la fiction, préfacé par son ami Italo Calvino, la différence entre l’enregistrement précis et fidèle des faits et la transposition de ceux-ci par le travail de l’imagination et l’alchimie de ce qu’on appelle la poésie. Mais on ajoutera que le grand artiste brouille les cartes à l’envi, et c’est ainsi que les films d’Alexandre Sokourov ou de Federico Fellini, de Wim Wenders ou de Werner Herzog zigzaguent parfois entre faits et fiction…

    Des fake news au mentir vrai 

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    La persuasion clandestine, qu’il s’agisse de publicité ou de propagande politique, joue à tout moment sur la distorsion des faits, et le meilleur exemple en est donné aujourd’hui par les tweets constituant la «novlangue» orwellienne de Donald Trump. Mais que signifie cette comédie juste digne d’un ado énervé, en apparence tout au moins ? À quoi joue réellement l’actuel président des Etats-Unis ? Ce comportement de serial twitter ne cache-t-il pas autre chose ?

    C’est évidemment ce que le sens commun et un soupçon de culture politique incitent à penser: que ce personnage de feuilleton débile, qu’on dirait sorti des épisodes les plus caricaturaux de Black Mirror - série satirique britannique explorant précisément les télescopages du réel et du virtuel -, pratique un enfumage tout à fait approprié à la nouvelle inculture mondialisée par Internet et les réseaux sociaux, au service d’un pouvoir ploutocratique plus verrouillé que jamais. Vous prenez Donald pour un canard de BD sympa ? Doigt dans l’œil : cet homme est, virtuellement en tout cas, une arme de destruction massive à lui seul…

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    En contraste avec la sinistre série «réelle» mise en scène à la Maison-Blanche depuis janvier dernier, la fiction développée depuis quelques mois, sur Netflix, sous le titre de Designated survivor, fait alors figure de revigorant antidote.

    On en rappelle l’argument : après un attentat terroriste anéantissant le Capitole, le gouvernement américain et le congrès, un brave type du nom de Tom Kirkman, ancien prof et secrétaire d’État en matière d’urbanisme et d’environnement, se trouve propulsé au top de la gouvernance mondiale en tant que douzième suppléant survivant.

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    Le personnage, style humaniste en pull-over (Kiefer Sutherland), fait d’abord figure de figurant peu crédible. Mais très vite les occurrences de la réalité le font s’affirmer contre les gouverneurs racistes, les sénateurs magouilleurs, un milliardaire terroriste (sic) et les multiples instances nationales et internationales, en patriote indépendant, démocrate de fibre et d’une humanité combien rassurante

    Pieux mensonge que tout ça ? Pas si sûr. Car la série, moins cynique que la version américaine de House of cards, et plus attachante affectivement que West Wing, illustre bel et bien une part réelle de l’idéal nord-américain des fondateurs.

    purple_rose_of_cairo_3.pngSortie d’écran et ce qui s’ensuit…

    Lorsqu’il sort de l’écran pour rejoindre la romantique Cecilia, dans La rose pourpre du Caire, le fringant Jeff Daniels (interprète glamoureux de Tom Baxter) ne se doute pas que, vingt ans plus tard, juste un peu empâté, il incarnera le patron d’une chaîne de télé en quête d’indépendance, dans la magnifique série Newsroom, dont le directeur de rédaction (Sam Waterston) se pacsera avec un autre président des States (Martin Sheen, dans West Wing), dans Frankie and Grace où Jane Fonda voit, aussi bien, son jules faire son coming out au tournant de la septantaine…

    Sur quoi l’on apprenait récemment, pour compléter l’inventaire des ces glissements du virtuel au réel, que l’affreux président des USA de House of cards (Kevin Spacey) a été viré de la série en question pour faits (réels) de pédérastie. Tout ça en amont et en aval de l’affaire Weinstein, et les abus en série continuent…

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    De fait, la mini-série en huit épisodes de Big little Lies, coproduite et interprétée par Nicole Kidman, module le thème du prédateur sexuel sur fond de fresque sociale détaillée, dans une atmosphère quotidienne et provinciale (les agréable rivages californiens de Monterey) où les petits conflits personnels s’exacerbent en terrifiantes violences.

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    Or le sale mec suavement prédateur des huit épisodes de Big little Lies nous évoque immédiatement, et avec quelle puissance et quel art de la peinture sociale et psychologique, ce séducteur à la douce voix de loukoum et aux manières de cogneur qu’incarne un certain Tariq Ramadan dans le dernier feuilleton plus-que-réel au (dé)goût du jour…

    Et si Tom Kirkman se pointait à la Maison Blanche ?

    Tout ça pour dire que l’opposition du réel et du virtuel, dans l’univers mondialement connecté qui est devenu le nôtre, n’est pas plus fondée que la vieille croyance selon laquelle l’art serait moins réel que la vie.

    Reste à savoir comment jouer de ces nouvelles données pour en faire quelque chose d’intéressant, quitte à nous amuser, à faire rêver les jeunes filles romantiques ou à nous la jouer roseaux pensifs, voire sauveteurs de notre espèce en danger.

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    Donc on imaginerait ceci en attendant mieux: de même que Tom Baxter est sorti de l’écran pour consoler la douce Cecilia, l’on verrait aujourd’hui Tom Kirkman traverser le miroir ovale de la Maison Blanche et proposer au compère Donald, avec la voix douce et le ton posé de Kiefer Surtherland, de réviser complètement sa politique.

    Objectivement parlant, le cher Tom a sans doute, après une trentaine d’épisodes parfois très éprouvants, des conseils de sagesse à prodiguer à son imprévisible collègue, mais Donald est-il seulement abonné à Netflix ? Première question. Et seconde question plus décisive : Trump a-t-il assez le sens des réalités pour écouter un personnage de fiction ?

    Dessin original pour la chronique parue initialement à l'enseigne du média indocile Bon pour la tête: Matthias Rihs.

     

  • Je préférerais mieux pas...



    En écoutant Bartleby le scribe, lu par Daniel Pennac.

    Du brave soldat Schweijk à l’indolent Oblomov, en passant par le protagoniste de Je ne joue plus du romancier croate Miroslav Krleza, la figure de celui qui dit non au jeu social, aussi doucement que fermement, a trouvé de belles illustrations, mais la plus émouvante reste sans doute celle du jeune scribe Bartleby, employé dans un bureau de Wall Street et limitant progressivement son activité en opposant, aux multilpes ordres et propositions de son patron, un doux et têtu « je préférerais pas… », traduction plus ou moins satisfaisante de « I would prefer not to… »
    De cette magnifique nouvelle d’Hermann Melvlle, où s’entremêlent le refus à la fois exaspérant et mystérieux de Bartleby (préfiguration du « zéro » social d’un Robert Walser) et l’indignation frottée de grande compréhension de son employeur, Daniel Pennac propose ici une lecture vivante et prenante, dont les coupes ne se voient quasiment pas. Après écoute des sublimes dernières pages évoquant ces êtres de plus en plus nombreux aujourd’hui qu’une société productiviste à outrance et impitoyable condamne au rebut, l’on n’a de cesse de (re)lire la nouvelle complète, disponible dans la collection de poche Folio (No 2903).
    A préciser enfin que Daniel Pennac fait précéder sa lecture d’une introduction non moins bienvenue.


    CD Gallimard, A voix haute. Daniel Pennac lit Bartleby le scribe d’Hermann Melville.

  • Mémoire vive (113)

     
    Ceci de Philippe Rahmy, que je reprends en partie à mon compte, tant l’amour, tel que je le ressens et le vis tous les jours, excède les mots de l’amour: « L’amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, tout entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort ».
     
    Ce dimanche 1er octobre. – Le ciel était tout plombagin ce matin à sept heures, puis il s’est découvert en bleu brumeux d’automne approprié à un 1er octobre que marquera, peut-être, la venue au monde de l’Enfant.
     
    °°°
     
    Pour ma part je reprends la rédaction de ma prochaine chronique de Bon Pour La Tête que je vais pimenter d’un extrait d’Aux confins du monde de Karl Ove Knausgaard :
     
    « Ravissement.
    « Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
    « Ravissement.
    « Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
     
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    J’apprends ce soir, avec autant de stupéfaction que de tristesse, la mort de Philippe Rahmy, dont je comprends maintenant le silence de ces derniers jours après nos derniers échanges. Mort subite à ce qu’il semble, comme celle de Maître Jacques. Méchante mort d’une espèce d’enfant demeuré, d’ange mal portant et de juste à sa façon – comme un saint poète malmené par la vie et montrant un courage de héros en armure malgré ses os de verre, mort fauché en plein vol alors qu’il avait encore, sans doute, tant à dire...
     
    Ce lundi 2 octobre. L’Enfant vient de naître, à 15h47. Nous ne savons pas encore son prénom mais il a l’air entier et tout joli dans les bras de notre fille qui sourit aux anges. Me rappelle tant deux autres naissances qui ont changé notre vie, et me ramène à ma bonne amie et à notre vie – notre précieuse vie.

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    Ce mardi 3 octobre. Nous avons fait connaissance, cet après-midi, de notre petit Anthony Nolan – tel étant le prénom que ses parents lui ont choisi ce matin -, et ce fut une tendre émotion de découvrir ce tout petit Monsieur aux minuscules mains déjà parfaites, et notre fille en maman – notre toute petite fille en maman !
     
    Ce mercredi 4 octobre. Je sors à l’instant de la vision de presse des Grandes traversées, du réalisateur David Maye, qui m’a beaucoup touché et m’a fait penser aussitôt à ce que nous vivons ces jours avec la naissance du petit Anthony Nolan. En outre ce beau film, qui met en rapport les derniers mois de la mère du réalisateur, cancéreuse en phase terminale, et la venue au monde de la fille de sa sœur, m’a rappelé le regard de Knausgaard sur son enfance et sur son entourage, procédant de la même honnêteté, pure de tout pathos, et de la même tendre attention.
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    Le film se veut modestement documentaire, mais son montage est plutôt celui d’un poème vital.
     
     
     
    Toujours plus intéressé, littérairement et affectivement, par la lecture de Knausgaard, pour sa façon de restituer le temps et l’espace de son adolescence et de sa jeunesse, dans Aux confins du monde, relatant son séjour de jeune enseignant parachuté dans un village du nord de la Norvège. Vraiment il y a là une ressaisie de la réalité vécue, d’une fraîcheur et d’une honnêteté qui va bien au-delà de la plate remémoration décriée par les pédants ou les fumistes du milieu littéraire parisien.
     
     
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    Egalement captivé par la série Designated Survivor, développant le thème d’une présidence américaine « accidentelle », après l’anéantissement du Capitole et du gouvernement, dont le protagoniste est un secrétaire de ministère de l’environnement et de l’urbanisme soudain propulsé, à son corps défendant, au premier rang de la gouvernance mondiale, avec sa brave femme écolo et ses beaux enfants. Ce nouveau président non élu est en somme l’anti-Trump à tous égards, et sa façon de gouverner en homme de bonne volonté, qui s’impose peu à peu, mérite plus qu’un regard de dédain…
     
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    Je viens de reprendre mon commentaire de la Commedia, en écho à la lecture de la nouvelle traduction de René de Ceccaty, à la fois claire et très lisible, toute conçue en octosyllabes aussi fluides que « musicaux ». La longue introduction très érudite à cette attrayante version sans notes (!) est également d’un grand intérêt, notamment pour ses observations sur les problèmes de traduction, après un bel hommage à celle de Jacqueline Risset. C’est d’ailleurs en suivant ces deux versions, plus le commentaire de Mégroz, que je vais continuer ma traversée en me forçant à plus de régularité.
     
    °°°
    Contre toute attente, le livre consacré par Michel Onfray à la vie et aux œuvres de Thoreau me plaît assez, alors que les dernières interventions publiques du personnage, notamment contre Emmanuel Macron, m’ont plutôt horripilé par leur ton et leurs termes.
     
    D’entrée de jeu, cependant, son chapitre consacré aux Grands Hommes ne laisse de m’agacer, avec son éloge de la volonté de puissance si mal accordée aux figures d’Emerson et de Thoreau, mais les éléments documentaires qu’il apporte ne sont pas sans intérêt. Le lascar parle assez bien de ce qu’il aime, mais ce qui est exaspérant, et ça s’aggrave de page en page, est sa façon de dénigrer tous ceux qui n’entrent pas dans le cadre de son idéologie libertaire, à commencer par ses collègues profs d’université (comme s’il était au-dessus d’eux) et les médias après lesquels il ne cesse de courir.
     
     
    Il y a huit ans , jour pour jour, que Maître Jacques s’effondrait en séance publique, à Payerne, foudroyé par une crise cardiaque, mais je me demande qui aujourd’hui se soucie de sa postérité, alors qu’on a parlé à sa mort, et assez bruyamment, d’un AVANT et d’un APRÈS Chessex ; mais les gens des Archives littéraires me disent que son fonds ne suscite guère de consultations ou de demandes quelconques, et j’ai l’impression d’être l’un des seuls à entretenir tant soit peu son souvenir, non sans réserve mentale au demeurant…
     
    °°°
    La lecture de La Divine Comédie suppose autant d’attention que de résistance positive, si j’ose dire, à savoir plus précisément: de réserve critique liée au postulat de la foi chrétienne autant qu’à l’idiosyncrasie culturelle du XIVe siècle, etc.
     
    °°°
    La lecture du livre de Michel Onfray sur Thoreau m’intéresse et me fait sourire, non sans un grain de sel ironique, tant il y a là-dedans, en mélange à la fois mégalo et démago, de justes observations et de raccourcis réducteurs ou jobards. Michel Onfray voudrait tout dire sur tout, il occupe le terrain, il sature les vitrines de librairies et les estrades médiatiques, il est partout, il prétend à la connaissance universelle ; il y a chez lui quelque chose de l’hyperactivité bricoleuse de Bouvard et Pécuchet, avec une volonté de puissance et comme un besoin de revanche sous-jacent très particulier, une précipitation enfin qui va complètement à l’opposé de la démarche solitaire et contemplative du philosophe dans les bois.
    Finalement ce livre, qui tourne au traité de développement personnel en version gauchiste, ne fait qu’alimenter une vision du monde simpliste avec sa façon de prôner la simplicité. Quant à Thoreau, il passe bonnement sur le lit de Procuste d’un équarisseur « libertaire » dont l’utopie relève de la fantasmagorie immature.
     
    Ce jeudi 12 octobre. - C’est avec tristesse que j’ai appris tout à l’heure, en ouvrant une enveloppe affranchie en Allemagne au liséré noir, la mort de mon cher Thomas – mort subite et inattendue à ce qui est précisé, le 2 octobre dernier à Schelklingen.
    Sa disparition brutale me chagrine d’autant plus que j’avais prévu une virée prochaine en Souabe et que j’allais le contacter pour lui en parler. Aussi, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui en tête à tête pour évoquer nos vies, après deux mois estivaux partagés en notre adolescence et cinquante ans sans nous voir, suivis de trois ou quatre revoyures depuis que je l’avais relancé dans son chalet valaisan où nous nous sommes retrouvés bien plantureux tous deux et bien recuits, mais «en phase» à divers égards, et nos bonnes amies frayant gentiment elles aussi.
     
    Ah mon Thomas, le bel ami blond de mes quatorze ans au physique de pur Aryen semblant sorti de la collection Signe de poste, lisse et parfumé à l’eau de Cologne 4711, et ses parents adorables s’activant de concert à la Praxis du Herr Doktor, et le petit frère Goetz alias Luppi ; nos balades le long du « jeune » Danube et par les forêts, nos baignades dans la piscine familiale, la chasse avec le père, et l’année suivante nos retrouvailles à Lausanne et le tour du lac en vélo, nos premières cigarettes et notre chaste amitié particulière, etc. Et voilà bien ce qui menacera de plus en plus les jeunes gens de nos âges, tout à coup : crac dans le sac !
    Dessin original de Matthias Rihs.
     
    J’avais abordé le livre de Michel Onfray sur Thoreau avec un mélange d’intérêt et de quasi adhésion, mais cette impression semi-positive, après le début en fanfare sur les « grands hommes », a été gâchée en crescendo par la jobardise du lascar, qui en arrive à distiller des « règles de vie » bien dignes d’un prêcheur de gauche. J’ai pas mal peiné sur cette onzième chronique consacrée à la lecture de Thoreau selon Onfray, mais aussi selon Jim Harrison et Annie Dillard, or il me semble avoir dit l’essentiel sans trop assassiner le pauvre graphomane.
     
    °°°
    Gombrowicz à propos de Witkacy : «Ce graphomane de génie». Ce qui était un peu mesquin, mais en somme juste. Et bien plus juste alors la qualification, aujourd’hui, d’un Michel Onfray dont on dirait que c’est un graphomane sans génie, qui se la joue grand homme en selfie…
     
    °°°
    La lecture de Knausgaard me ramène à la question du tout-dire. Je vais me concentrer sur ce livre avant d’en tirer une nouvelle chronique que je cadre ainsi à l’attention de Matthias Rihs, mon illustrateur préféré : « Cher Matthias, encore merci pour cette peinture splendide captant en couleur le lyrisme naturaliste de l’anar des champs que je lis toujours à petites doses tranquillisantes comme à la contemplation silencieuse de la pousse des haricots - Thoreau en a planté des carreaux géants et il se demande ce qu’ils pensent de lui!
    Ma prochaine chronique portera sur un autre énergumène du nom de Karl Ove Knausgaard, qui raconte sa vie dans une fresque autobiographique fluviale à grand succès dans les pays scandinaves et anglo-saxons et qu’on a dit le Proust norvégien. Du coup certains pédants français lui ont râpé sur le blouson au motif qu’il écrit simple et parle d’un monde qui est le nôtre avec un père glacial et chiant (une espèce de socialiste moralisant et méchant avec ses fils) fuyant dans l’alcool et terrifiant l’enfant et l’ado, les 500 premières pages étaient consacrées à sa déchéance et à sa mort et ensuite on a eu droit à l’enfance et après ça a été la première femme et le divorce de Karl Ovee et dans le 4ème tome que voici c’est le premier poste de jeune enseignant de 19 balais dans un port du nord où il fait nuit la deuxième partie du récit qui s’intitule Aux confins du monde.
    Karl Ove Knausgaard.
     
    J’aime beaucoup cette façon de tout dire et surtout de parler de ce qui est un peu gauche et un peu con voire ridicule quand on a seize ans et qu’on décroche son premier poste de critique rock dans un magazine du coin et qu’à dix-huit ans on bande dès qu’on voit une girl et qu’on se cuite à mort et qu’on veut devenir aussi grand qu’Hemingway et qu’on ressent tous les détails de la vie et du fjord et des élèves ricanants et des gens du bled qui se connaissent tous et le frère aîné et les Danoises qu’on essaie de tirer et la nouvelle Stratocaster et les Stones qu’on n’aime pas et Simple Minds qui virent commercial, bref la vie.
    Un charme incroyable. Tu te retrouves à 14, 17, 12, 42 ans avec tous ces gens et Breivik qui flingue 89 gamins et certains qui croient à la vie éternelle et lui pas. De Dieu ce que c’est beau ces maison en bois bleu au bord du fjord et ces odeurs de poissons et de femmes et la fille rêvée qu’on ose pas lui dire, etc.
    Vous voyez ça ? C’est la nuit en plein jour et c’est beau comme un blues de Björk ou de Sinead O’Connor la punk-nonne qui chante Mother do you think they drop the Bomb, etc Belle journée en été indien, l’artiste ! Amitiés, JLs. »
    Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de BPLT.
     
     
    Ce jeudi 19 octobre. - Très crevé hier soir par notre marche d’une heure (!) du Gornergrat à Rotenboden et trois décis (!!) de Chianti, je me réveille à deux heures et trouve deux ou trois bonnes formules pour ma chronique sur Knausgaard, à commencer par sa première phrase: « Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux et n’en trouve pas de rechange parce que sa mère n’a pas eu le temps de faire la lessive , si cela vous bassine, passez votre chemin… »
    Lady L. au Gornergrat, avec Snoopy.
     
    °°°
    La question du degree, comme l’entendait Shakespeare (notamment par la voix d’Ulysse dans Troïlus et Cressida) est aujourd’hui à réévaluer à tout moment pour faire pièce à la confusion générale.
     
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    La littérature d’anticipation reste assez marginale aujourd’hui, plus que la littérature policière, et les grands auteurs « littéraires » relevant de ce qu’on appelle abusivement la science fiction, sont peu nombreux, et c’est donc une surprise que de revenir à Doris Lessing par un roman conjectural au titre étrange – Les mariages entres les zones trois, quatre et cinq -, immédiatement captivant par ses résonances aussi profondes qu’inattendues, qui me semblent prolonger les observations d’un Bruno Latour sur la dialectique du féminin-masculin, et plus largement sur nos rapports avec la Terre, dans son dernier essai initulé Où atterrir.
     
    Ce mercredi 25 octobre. Pas en forme aujourd’hui. Comme des vertiges, et soudain voici qu’une petite guêpe me poursuit de ci de là sans que je ne puisse ni la chasser ni l’occire, à croire qu’elle le fasse exprès, connaissant ma phobie…
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    Très bonne surprise ce soir, accompagnant un message d’un des collaborateurs des Archives littéraires de la Bibliothèque nationale : la découverte du catalogue complet, en l’état actuel, des 50 cartons de mon fonds dûment classé par une jeune stagiaire - une vaillante Pauline Bloch dont j’apprends qu’elle a été très intéressée par le contenu de mes archives. Pour ma part, c’est avec autant d’émotion que d’intérêt que j’ai découvert ce vaste et minutieux inventaire dont tous les objets revivent pour ainsi dire de se trouver décrits par le détail, jusqu'aux lettres et multiples papiers isolés qui restaient entre les pages de mes nombreux carnets et autres albums. Ce qui me touche, surtout, c’est l’attention réelle que semblent susciter mes archives, dont je présume qu’on n’imaginait pas la richesse et moins encore la beauté plastique, avec leur foison d’aquarelles, notamment.
     
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    La qualité majeure des récits d’Annie Dillard me semble tenir à leur capacité d’intensifier la présence - notre présence au monde -, et notamment notre présence devant la nature.
     
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    Certaines gens – certains beaux esprits plus précisément -, se sont bien moqués de l’usage fréquent que j’ai pu faire – et continue de faire – du terme de métaphysique, mais leur réaction, leur ricanement (ah, ah, ah), leur supérieur haussement d’épaules m’en disent plus sur eux que sur moi, car je sais, moi, de quoi je parle alors qu’eux ne veulent surtout pas évoquer ce qui, pour moi, n’est en rien borné à l’histoire de la philosophie, au sens académique (ou anti-académique, ce qui revient au même) mais ressortit juste à un sentiment ontologique fondamental que Witkiewicz a exprimé mieux que personne et dont je me sens aujourd’hui aussi proche qu’à mes vingt-cinq ans, à savoir qu’il y a un vertige décidément métaphysique à percevoir le fait qu’on est soi et pas un autre, etc.
     
    Ce samedi 28 octobre. - En train de revenir à un lieu intérieur de mes territoires sensibles qui furent mes refuges immunitaires entre, disons, quatorze et dix-huit ans, dans mes cabanes successives et autres réduits, en tel galetas de notre maison natale ou en tel poulailler désaffecté que je réaménageai à ma guise.
     
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    La lecture d’Une enfance américaine d’Annie Dillard, autant que celle de L’amour des Maytree, contribue à cette plongée rétrospective que je vais tâcher de développer dans Retour amont. Dans cette optique, je sens le projet des Jardins suspendus rebondir de façon plus concertée et peut-être plus concertante, au fil d’un nouveau récit lié et plus organiquement structuré...
    JLK, Pinson du nord. Gouache pour S. le 23 novembre 2017.