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Proust sans clefs

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Un buzz récent évoquait les romans à clefs de la rentrée littéraire qui vont faire mousser les médias et glousser les avocats. De son côté, Bernard de Fallois nous rappelle que les personnages de la Recherche du temps perdu de Proust ont (presque) tous plusieurs «modèles» et ne sont jamais désignés par leur vrai nom, sauf un brave couple de Français.
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(Dialogue schizo)
 
 
Moi l’autre : - Et toi qu’en penses-tu, de ce buzz ?
Moi l’un : - D’abord qu’il sent le vide médiatique des fins de vacances dans les rédactions moites, et ensuite qu’il relance un débat vieux comme le couple de l’indiscrétion et de la médisance. En plus, comme souvent, on focalise un thème pour exciter les curiosités alors qu’une rentrée littéraire brasse tout et n’importe quoi…
Moi l’autre : - Mais avant la rentrée, il y a eu les hauts cris de Séverine Servat de Rugy, la femme du président de l’Assemblée nationale française qui s’est reconnue dans le roman à paraître Vivre ensemble, d’Emilie Frèche, laquelle vit avec son ex et où son jeune fils ado apparaît sous un jour qui l’a scandalisée…
Moi l’un : - C’est ça : on n’est plus dans la littérature mais dans une embrouille privée/publique aussi puante que celle de dame Angot il y a quelques années, avec Les Petits, le roman assez tordu qui lui a valu de perdre un procès.
Moi l’autre : - Elle remet d’ailleurs ça cette année avec un nouvel épisode où apparaît Doc Gynéco…
Moi l’un : - Tant mieux pour celui-ci, puisque la rumeur affirme qu’il trouve son portrait «juste cool». Quant à la femme du président, elle a obtenu un encart d’avertissement au lecteur dans le roman qu’elle a renoncé à faire interdire. Mais quel intérêt «littéraire» dans ce micmac ?
Moi l’autre : - Je te rappelle que le buzz (notamment dans L’Express) parle d’une «myriade» de romans à clefs à paraître cet automne…
Moi l’un : - Va pour l’effet d’annonce, puisque le buzz en question ne cite pour le moment que deux ou trois noms de personnages connus (dont Sylvain Tesson et François Nourissier) que les lecteurs pourront identifier. Mais le problème est-il là ? Et d’ailleurs y a-t-il un problème avec le roman à clefs ? Moi je n’en vois qu’un:est-ce un bon ou un mauvais roman ? Le personnage «masqué» par une clef est-il intéressant ou l’auteur ne fait-il qu’attiser la curiosité du lecteur-concierge ?
 
Moi l’autre : - Tu penses à Philippe Sollers, dans Femmes ?
Moi l’un : Je ne trouve pas que Femmes soit un vrai roman : c’est une chronique romancée à la Sollers dont les clefs ont régalé le tout-Paris et environs. On y reconnaît Barthes, Althusser ou Aragon sous divers masques, mais ces personnages vivent-ils en tant que tels ? Pas vraiment. Il en va tout autrement dans le superbe Ravelstein de Saül Bellow qui, à partir du modèle d’un célèbre intellectuel américain, Allan Bloom, auteur d’un essai dévastateur contre le politiquement correct, intitulé L’Âme désarmée, a façonné un vrai personnage de roman en ronde-bosse. On ne sait pas ce que Bloom aurait pensé de son avatar romanesque, vu qu’il a quitté ce bas monde en 1992, huit ans avant la parution du roman de son ami Bellow…
Moi l’autre : - Tout ça me rappelle aussi le portrait de son ami Cézanne par Zola, dans L’œuvre de celui-ci, sous les traits de Claude Lantier.
Moi l’un : - Eh oui, d’ailleurs pas terrible le roman, mais là le problème n’est pas dans la «clef», car ce qui a navré Cézanne n’a sûrement pas été de se reconnaître mais de constater que décidément son compère de jeunesse ne comprenait rien à sa peinture !
Moi l’autre : - Une vingtaine d’années plus tard, c’est Monet que certains ont cru reconnaître dans le personnage du peintre Elstir, grande figure d’À la recherche du temps perdu…
Moi l’un : - Certains autres ont parlé de Gustave Moreau, d’autres encore d’Auguste Renoir ou de Vuillard que Proust a rencontré dans son atelier de Cabourg. Et les clefs à têtes multiples sont quasiment la règle dans la Recherche, à commencer par la fameuse Albertine…
Moi l’autre : - Dont la «clef» serait Alfred d’Agostinelli, le chauffeur de Proust et l’une de ses passions amoureuses…
Moi l’un : - Tout juste Auguste, mais le personnage d’Albertine a d’autres «sources», à la fois masculines et féminines, de son secrétaire particulier suisse Henri Rochat à son amie platonique Marie de Chevilly…
Moi l’autre : - Bisexuel, le «petit Marcel» ?
Moi l’un : - Pas plus que son narrateur hétéro Et c’est par cette transposition, justement qu’on passe du roman «à clefs» à la symphonie proustienne qui cherche la vérité humaine de chacun de ses personnages à travers de multiples facettes.
Moi l’autre : - Pourtant certains amis de Proust se sont brouillés avec lui en croyant se reconnaître ?
Moi l’un : - C’est vrai, son cher ami Louis Albufera, hétéro notoire, a cru se reconnaître dans le personnage par ailleurs magnifique de Robert de Saint-Loup, qui «vire pédé» avant de mourir au champ d’honneur, et le prétendu modèle a donc tourné le dos au romancier. De la même façon, le comte de Montesquiou, célébrité du tout-Paris poético-pédérastique de l’époque, n’a pas trop aimé qu’on l’assimile au baron de Charlus, etc. Même topo pour le romancier Bergotte, qui au moins cinq ou six modèles, et jusqu’à la grand-mère du Narrateur, à laquelle Proust à donné des traits de sa propre mère. Bref, comme le relève Bernard de Fallois, grand proustien disparu en janvier dernier, dans sa magistrale Introduction à la Recherche du temps perdu qui vient de paraître, les plus de 2000 personnages des plus de 3000 pages de la Recherche ne sont pas «à clefs» mais «à lois», en cela que leur vérité découle de vérités humaines plus générales que chez un seul individu, obéissant aux lois du plus vieux sentiment humain qu’est l’amour, et à ses corollaires de désir ou de jalousie, aux lois du milieu social ou de l’époque, de la psychologie ou de la physiologie, etc.
Moi l’autre : - Tous sont donc «inventés». Aucun nom « réel » n’est cité genre name-dropping à la Houellebecq…
Moi l’un : - À l’exception d’un couple, dont le Narrateur cite avec émotion le nom de Larivière dans un passage de la Recherche évoquant les malheurs de la guerre et la droiture particulière de certains humbles Français. Et pour le name-dropping, le Narrateur cite par leur nom un tas de célébrités de l’époque, qui ne sont pas des personnages du roman mais «font l’actualité », à commencer par Alfred Dreyfus – et Zola !
Moi l’autre : - Mais pourquoi transformer un jeune homme aimé en jeune fille en fleurs ? Par crainte du qu’en dira-t-on ?
Moi l’un : - Pas du tout, et là-dessus Bernard de Fallois est plus clair et direct que de nombreux commentateurs qui ont confondu l’Auteur et son Narrateur. Celui-ci, contrairement à son «père» littéraire, aime les femmes, alors que Proust n’a jamais caché son homosexualité, ni ne s’en est prévalu comme d’une qualité spéciale. Ce décalage, par le truchement de son Narrateur, lui permet d’ailleurs de développer une veine comique trop souvent négligée, qui fait de tous ses personnages de tous les sexes une comédie humaine à la fois plus noire et drolatique que celle de Balzac.
Moi l’autre : Même chose avec les Juifs !
Moi l’un : Exact. Proust, homosexuel et plus que demi-juif par sa mère, parle des Juifs, dans le roman, avec une distance qu’on lui a également reproché. Tu te rappelles les railleries du grand-père du Narrateur à propos de son jeune ami Bloch ! Or Proust ne «dénonce» jamais ses personnages. On peut y voir de l’ambigüité, comme chez Shakespeare avec Shylock, mais on peut aussi rappeler la phrase de Tchékhov sur les voleurs de chevaux, qui disait que lorsqu’un écrivain décrit des voleurs de chevaux, rien ne l’oblige à ajouter, comme au catéchisme, qu’il est mal de voler des chevaux...
Moi l’autre : - Bernard de Fallois souligne aussi la qualité poétique et «musicale» inouïe de la Recherche, mais également sa façon de laisser leur liberté à tous ses personnages, jusqu’aux plus abjects en apparence, tels le maquereau Jupien ou le gigolo Morel, Odette la bécasse ou la fille perverse du musicien Vinteuil..
Moi l’un : - Il a le grand mérite aussi de montrer comment le Temps lui-même, à savoir l’expérience, l’amour fou et la jalousie, la maladie, la mort de ses parents et de sa grand-mère, l’injustice faite à Dreyfus et la guerre, le snobisme mondain et le rejet croissant des artifices sociaux, enfin l’extraordinaire volonté de ce doux despote malingre et tousseux, dans ses murs doublés de liège et sous ses monceaux de lainages, ont contribué à l’écriture de ces «Mille et une nuits» dont les seules clefs sont d’un palais imaginaire…
Bernard de Fallois. Introduction à la Recherche du temps perdu. Editions de Fallois, 316p.
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