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Où il est question de mettre à profit le temps supposé «perdu» des encombrements routiers et autoroutiers, entre interminables attentes au portail nord du Gotthard et autres longues nuits passées dans les aérogares ou sur les ponts écrasés de soleil des villes flottantes en panne…
En ces jours de migrations routières et autoroutières vers le sud, marquées à longueur d’heures par de récurrentes annonces radio relatives aux engorgements, ralentissements et autres attentes plus ou moins longues prévues (notamment) aux portails des tunnels alpins ou s’obstinent crânement à se présenter les vacanciers , il est stimulant, pour les esprits positifs et confiants en le génie humain, d’imaginer toute les parades aux situations ordinairement considérées comme des pertes de temps ou des motifs de mauvaise humeur voire de franche agressivité dans les habitacles et parfois même d’un véhicule à l’autre.
Or une prétendue civilisation, même mécanisée à outrance, et pour ainsi dire robotisée dans le rapport établi entre certains chauffeurs et chauffeuses s’identifiant à leurs bolides soudain condamnés à l’arrêt – une sorte de grounding routier ou autoroutier –, que dis-je: une société prétendument évoluée ne l’est pas vraiment sans savoir transformer le temps présumé perdu en une plage d’activité compulsive réjouissante et virtuellement productive pour l’essentiel.
Retourner le temps perdu
Les arrêts les plus longs, au portail nord du Gotthard, pour ne prendre que cet exemple, pourraient ainsi donner lieu à des activités de remplacement, des échanges et des partages – selon les formules des réseaux sociaux –, qui feraient du bien à tous, du trépignant chauffeur ou de la chauffeuse excédée aux enfants pleurnicheurs ou aux seniors en perte de contrôle, en passant par le jeune couple fulminant d’impatience dans son Alfa de bêtas ou par le moins jeune couple dans son monstrueux 4x4 à vitres fumées.
Et plus concrètement? D’abord par la conversation retrouvée, tous smartphones éteints, entre les membres des familles enfin livrés les uns aux autres sans vaine gêne ni machines. Quelle redécouverte possible pour le père suroccupé retrouvant ses ados, ou pour ceux-ci retrouvant leur mère délivrée de ses soucis de gestion et autres absorbantes tâches ménagères! Et quelle chance pour les bambins et les seniors de faire mieux connaissance dans ces conditions d’urgence suspendue!
Autre alternative à la mauvaise humeur: les jeux propres à l’humaine espèce de tout temps et en tous lieux. Et pour commencer: une bonne partie du centenaire Hâte toi lentement !
Il n’est pas un grenier familial qui n’ait conservé précieusement un carton plein des jeux de nos enfances ou des enfances de nos aïeux, où voisinent les cartes du Pierre noir ou du Nain jaune, les composants sympathiquement capitalistes du Monopoly ou les fines baguettes du Mikado, entre autres exercices de passe-temps!
Ah les jeux de patience retrouvés au portail nord du Gotthard !
Que le temps du voyage est à réinventer...
Les conceptions et autre réalités contemporaines du voyage sont à l’image de nos sociétés dites évoluées et des mentalités multiples, diversement originales ou massifiées qui en procèdent, portées par le rêve subtropical ou le fantasme himalayen voir sibérien, le voyage comme évasion, comme aventure, le voyage hors du temps, etc.
Il est de bon ton, notamment chez les intellectuels de centre gauche ou les paroissiens de centre droite, de vomir le tourisme de masse en général et les croisières en villes flottantes en particulier, mais la encore que d’occasions, même dans les pires cas, de retourner le temps prétendu perdu, et cela du départ au retour.
Dès le départ, en cas d’attente aux gares et plus souvent aux aérogares, combien d’opportunités nouvelles, ainsi, de redécouvrir les virtualités du temps ralenti!
Lire tranquillement L’Espion qui venait du froid de l’excellent John Le Carré, pour Monsieur, ou Voyage autour de ma chambre du non moins épatant Xavier de Maistre, pour Madame, en attendant le prochain vol pour les pays chauds ou les grands espaces!
Lire Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, pour Monsieur, ou La nuit remuedu poète Henri Michaux, pour Madame, au lieu de vitupérer les heures creuses d’une attente imprévue à Geneva Airport ou à l’escale d’Hurghada sur le vol Destination Charm-El-cheikh – on se voyait déjà sonder les abysses pleines de poissons multicolores, etc.
Enfin lire Le Temps retrouvé de Marcel Proust le voyageur immobile, sous les étoiles ou en plein jour fusillant de soleil, à bord du paquebot soudain immobilisé dans la crique de Portofinio par une furieuse brigade de Greenpeace, ou dans la lagune de Venise à la suite d’un ensablement non prévu par le Sonar de bord!
Que d’occasions vivifiantes de vivre le voyage dans le voyage!
La série américaine 13 Reasons why doit-elle être proscrite au motif qu’elle pousserait les ados au suicide? Si c’était le cas, d’innombrables productions estimées «traumatisantes» devraient l’être aussi. À commencer par La servante écarlate, dystopie aussi violente qu’intelligente, d’une visée critique combien plus percutante et d’une atmosphère plus envoûtante. Mais si la perversion était ailleurs, dans le moralisme hypocrite?
La scène est terrifiante où l’on voit, dans le premier épisode de la première saison de La Servante écarlate, une jeune fille contrainte, par une horrible surveillante, de raconter, à ses camarades d’infortune, le viol qu’elle a subi, avant qu’elle ne soit sommée de reconnaître haut et fort qu’elle seule est la responsable de l’agression en question: elle la tentatrice, depuis Eve et le serpent, la fauteuse de crime devant l’Éternel.
Ladite séquence marque une étape de la découverte, par la jeune Defred, protagoniste de l’histoire surnommée la servante écarlate, de l’univers concentrationnaire dans lequel elle est plongée depuis qu’elle a été enlevée brutalement devant son enfant, après l’exécution de son conjoint, pour devenir une reproductrice utile à la société menacée de grave dénatalité.
La base de cette série sortie en 2017 est un roman largement reconnu de Margaret Atwood, datant de 1985, dont le climat d’oppression a été bien rendu par un premier film, assez décevant par ailleurs, de Volker Schlöndorff, et que le téléfilm de Bruce Miller ressaisit de manière plus lancinante encore, parce que plus intime et subtilement cruelle, dont l’impact psychologique sur l’innocente spectatrice et l’aimable spectateur adultes – et ne parlons pas des ados! – me semble potentiellement bien plus «dangereux» que celui du feuilleton 13 Reasons why récemment accusé d’inciter nos bons jeunes à en finir avec la triste vie.
Or, avant de s’en prendre à cette romance «ciblant» les jeunes consommateurs, ne faudrait-il pas proscrire La servante écarlate? Poser la question revient à se demander ce qui est «approprié» par rapport à un public que les nouveaux moralistes à l’américaine tendent à infantiliser.
Le meilleur des mondes est sous nos yeux
Le roman de la nobélisable canadienne Margaret Atwood s’inscrit, par sa forme et son contenu, dans le droit fil des contre-utopies anglo-saxonnes les plus connues, du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley au 1984 de George Orwell. Son univers, dans un futur point trop lointain, est celui d’une dictature théocratique évoquant un vaste camp de concentration dominé par la religion et les militaires. Sur fond de désastre écologique et de dénatalité provoquée par la pollution, la coalition totalitaire a réparti les femmes en quatre classes: les Épouses, seules maîtresses de maison, les Marthas servantes et cuisinières, les Tantes chargées de former les servantes, et enfin les Servantes écarlates dont la seule fonction est la reproduction forcée – le solde des femmes trop vieilles ou infertiles étant envoyé dans les colonies où elles «gèrent» les déchets toxiques. Quant à l’héroïne, elle a l’interdiction de flirter entre deux séances de copulation surveillées par l’épouse du Commandant, seuls ses souvenirs l’aidant à survivre dans cet enfer, etc.
Si le roman de Margaret Atwood obtint en 1987 le prix Arthur C. Clarke, alors que c’était la première fois que la grande romancière, comme un Doris Lessing, touchait à la science fiction à thèmes hautement actuels, l’ouvrage fut attaqué plus tard sous prétexte qu’il véhiculait des idées à la fois anti-chrétiennes et anti-musulmanes; et le fait est que l’intégrisme religieux, qu’il relève de l’Inquisition catholique ou de la terreur islamiste, est la base idéologique de l’oppression qu’y subissent les femmes.
Où les retombées de ce roman se corsent cependant, rejoignant alors l’actualité, c’est que Margaret Atwood, féministe de la première heure, s’est désolidarisée vigoureusement du mouvement #metoo qu’elle a taxé de nouveau maccarthysme en cela qu’il appelle au lynchage de tous ses contradicteurs. Autant dire qu’il n’y aurait pas qu’une raison pour attaquer la série tirée de La Servante écarlate, à moins d’exercer son esprit critique et de ne pas se laisser fasciner par les personnages de fiction d’une fable si cruellement révélatrice. En d’autres temps, certains contes pour enfants furent jugés nocifs pour les têtes blondes, avant qu’un éminent psychanalyste du nom de Bruno Bettelheim s’en vienne expliquer que ces fictions avaient valeur d’exutoire purificateur.
Quand victimisation rime avec culpabilisation…
Si la scène de la mise en accusation de la jeune fille violée, dans La servante écarlate, nous choque à proportion de tout ce que nous avons entendu et continuons d’entendre sur la culpabilisation des victimes d’agressions sexuelles, c’est d’une tout autre façon, dans la série 13 Reasons why, que s’exerce immédiatement la mise en accusation de tous les garçons qu’elle a fréquentés par une adolescente dont la voix enregistrée, après son suicide, se charge d’une espèce d’autorité vengeresse.
D’emblée, cette Hannah Baker que tout le monde pleure ou feint de pleurer se pose en juge, inattaquable puisqu’elle est morte, dont nous découvrons le récit en même temps que le doux, joli et gentil Clay Jensen, le seul garçon qui l’ait vraiment aimée comme on l’apprendra beaucoup plus tard. Mais que signifie «vraiment aimer» pour des ados qui se débattent dans une espèce de marshmallow sentimental frotté de rêveries sexuelles, filles jacassantes d’un côté et mecs roulant plus ou moins les mécaniques de l’autre ?
Jouant sur les deux tableaux alternés du récit au présent (ce que vit le pauvre Clay en écoutant Hannah sur son lecteur de cassettes) et des retours au passé, le feuilleton multiplie les personnages stéréotypés – à commencer par les jeunes filles aussi manipulatrices que leurs mères et les garçons sériés en bad boys ou mignons viennent-ensuite – et les situations plus conventionnelles les unes que les autres, dont le scénario addictif et les dialogues bien filés donnent l’illusion de la consistance alors que tout ça sonne le creux, entre flatterie équivoque d’une jeunesse éperdue dans un monde perdu, et voyeurisme moralisant.
Sommes-nous tous coupables de n’avoir pas écouté Hannah qui nous rejetait pour qu’on la séduise de force? C’est ça, confirmeront gravement Madame et Monsieur Psy: nous sommes tous coupables, et ce qu’il y a de terrible est que toutes les filles, victimes potentielles des supposés prédateurs que représentent tous les garçons , vont s’identifier à Hannah et se pointer à leurs cabinets. Mais que fait donc Netflix?
Le pompon de l’hypocrisie
Netflix, ou plus précisément les producteurs de 13 Reasons why, se sont empressés de répondre à leurs accusateurs en déléguant les jeunes acteurs au premier rang de la Mise en Garde. Attention, vous disent ainsi, les yeux dans les yeux, les adorables Dylan Minnette (Clay le mec sympa) et Katherine Langford (Hannah la suicidée ressuscitée), Justin Prentice (Bryce le violeur) et la black Alisha Boe (Jessica la violée), faites gaffe: cette série aborde des sujets difficiles tels que le sexe, la toxicomanie et le suicide, donc, si vous êtes concernés par ces sujets qui risquent de vous mettre mal à l’aise, regardez la série avec une personne de confiance, parlez-en et surtout connectez-vous au site de la série, etc.
On ne fait pas mieux dans le simulacre d'assistance à personnes en danger, comme à la télé quand on vous invite gravement à fermer les yeux au moment de vous balancer une scène in-sou-te-nable qu’il faut pourtant ab-so-lu-ment voir.
Mais encore? Le problème n’est-il pas ailleurs? Comment croire à la bonne foi des réalisateurs d’une série qui donne, de la jeunesse, une image aussi convenue, formatée et répétitive, sans trace de vrais conflits et de préoccupations autres que les peines de cœur réduites aux rêves de cul, dans une société de parents et de profs globalement à côté de la plaque, sans enfants ni vieilles personnes, et comment ne pas hausser les épaules en apprenant que des adolescentes s’identifient à un personnage aussi fabriqué et peu crédible qu’Hanna Baker, dont les états d’âme relèvent plus de l’hystérie imitative que d’un vrai mal-être?
Pain bénit sans doute pour Madame et Monsieur Psy qui se «penchent» sur le drame des kids suicidaires, et qui en rirait? Mais de quoi va-t-on parler en l’occurrence, si tout est manipulé comme dans une cellule psychologique sous contrôle. Hannah casse d’ailleurs le morceau d’entrée de jeu: vous êtes surveillés. Big Sister Hannah a tellement tout compris qu’avant de se saigner dans la baignoire de papa-maman elle va tout vous expliquer. Or va-t-on parler de l’escroquerie psychologique, du mensonge éhonté de cette dramaturgie juste bonne à faire pisser le dollar?
Quant à interdire la série en question, surtout pas! Pas plus que La servante écarlate. Se servir de l’une ou de l’autre comme base de discussion sur le désespoir de certains jeunes gens qui ont de bonnes raisons d’en vouloir à la vie, ou sur une société réduisant les femmes à des serves ou des pondeuses? Sûrement, mais la pauvre Hannah Baker n’est pas le sujet adéquat, et, s’agissant de 13 Reasons why, la première discussion critique devrait porter sur la crédibilité de ses situations et de ses personnages, supposés dénoncer une réalité qu’elle schématise à outrance et finit par flatter. Quant à la fonction critique de La Servante écarlate, en dépit de sa violence frisant parfois l'insupportable, elle émane bel et bien d’une voix humaine qui en fonde, à fleur d’émotion et jusqu’au fond des tripes, la redoutable part de vérité...
Notules et notuscules sur un sujet de seondaire importance, à savoir le rapport de la littérature, ou de l’art, avec l’argent.
1. Le premier conseil en la matière m’a été donné, en 1970 (j’avais vingt-trois ans) par le grand écrivain Marcel Jouhandeau, auquel j’avais écrit pour lui dire mon admiration, et qui me répondit, en m’appelant « mon enfant », pour me recommander, si j’avais dans l’idée d’écrire, de « prendre un métier », gage de liberté. Lui-même, alors octogénaire retraité depuis des lustres, avait vécu d’enseignement, pour son bonheur autant que celui de ses lycéens, et moi je venais de préférer la critique littéraire à des études de lettres vite jugées ennuyeuses dans la triste faculté lausannoise – et j’ai fait le bon choix tant le journalisme n’a cessé de me vivifier à tous égards, dans ma relation vivante avec le monde et les gens, sans me couper de la littérature.
2. Charles-Albert Cingria, demi-dieu littéraire de ma vingtaine (l’autre moitié semi-divine étant celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz), bénéficia durant ses jeunes années d’une certaine fortune familiale, après dissipation de laquelle il refusa toujours, lui, de « prendre un métier », ne vivant que du produit de ses écrits, foison de textes publiés dans des journaux et des revues, ou livres nombreux mais peu « vendeurs » lui valant l’estime de quelques-uns (dont un Jean Paulhan à la NRF, fidèle entre tous) ou le soutien de quelques éditeurs (l’industriel lettré Mermod au premier rang) et de quelques mécènes. Pierre-Olivier Walzer, son ami puis son éditeur, m’a décrit le capharnaüm de la soupente de Cingria à la rue Bonaparte, véritable décharge privée où s’amoncelaient boîtes de conserves vides et cadavres de bouteilles, mais c’était sur ce fumier que Rossignol chantait.
3. Paul Léautaud, dont les maigres revenus servaient beaucoup à nourrir ses innombrables chiens et chats, a « pris un métier » dès son jeune âge et ne s’en plaint guère. D’abord copiste dans je ne sais quelle obscure agence, puis employé longtemps au Mercure de France, il est resté pauvre assez naturellement, quoique dandy en ses façons, quasi clochard en sa dégaine mais s’exprimant comme un aristocrate du pavé parigot, ne se gênant pas de persifler son ami Paul Valéry de multiplier les copies de ses poèmes sur grand papier afin de les vendre comme autant d’autographes « uniques »…
4. Notre ami Pierre Gripari, lui aussi, avait « pris un métier », et le plus idiot possible afin de se garder l’esprit libre en son vrai travail. Malgré les droits d’auteurs de ses contes pour enfants devenus très populaire, le conteur et romancier vivait dans une pièce unique minable, vêtu lui aussi de nippes, et le modeste soutien matériel de son véritable éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pesait à vrai dire moins lourd que la totale confiance du patron de L’Âge d’Homme l’accueillant alors que toutes les portes parisiennes s’étaient fermées à ses livres non destinés aux têtes blondes. Où l’on voit que « payer » un auteur peut se faire de diverses façons…
5. Dès les débuts de son activité d’éditeur, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, s’est fait une réputation de terrible rapiat, qui lui a valu la vindicte durable de certains auteurs, à commencer par un Georges Borgeaud, très sourcilleux en la matière, alors qu’il réservait de meilleurs soins aux écrivains selon son cœur, tels un Georges Haldas ou un Pierre Gripari, sans parler de ses (rares) best-sellers co-édités avec Bernard de Fallois, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev.
En ce qui me concerne, je ne me souviens pas avoir jamais été payé par Dimitri autrement que par des livres (les Œuvres complètes de Cingria sur grand papier, et celles de Joseph de Maistre ou de Balzac en Pléiade, la collection des romans de Simenon chez Rencontre et toute la série du Journal intime d’Amiel, etc.) , mais c’est grâce à Dimitri, dont j’ai rédigé la biographie de Personne déplacée, que j’ai obtenu (de l’éditeur Pierre-Marcel Favre) de très substantiels droits d’auteurs sur quelques milliers d’exemplaires vendus, sans parler d’un passage sur le plateau « mythique » d’Apostrophes, bonus de gloriole s’il en fût...
6. L’écrivain à succès doit être payé : cela ne fait pas un pli. La dureté d’un Georges Simenon en affaires n’est pas une légende, qui exigeait 50% de droits d’auteurs sur la vente de ses livres, et qui lui donnerait tort ?
Dans le même genre « poule aux œufs d’or », il est également légitime qu’un Joël Dicker gagne des millions. On est là en pleine logique commerciale, désormais relayée par d’utiles agents littéraires, et pas forcément dommageable en termes de qualité . Qu’on sache, le génie du romancier Simenon n’a pas été entaché par sa gloire mondiale et sa colossale fortune – même si sa production est d’inégale qualité, et pour Dicker on verra bien s’il résiste à la pression du succès comme peut le faire craindre le très complaisant Livre des Baltimore…
7. On sait les rapports homériques entretenus par Louis-Ferdinand Céline avec ses éditeurs, Robert Denoël d’abord et ensuite GastonGallimard. Mais l’argent était-il seul en cause ? Je n’en crois rien. De fait il y a, entre l’écrivain et l’éditeur, une relation d’amour-haine conflictuelle presque à tout coup, relevant pour ainsi dire de la métaphysique. L’écrivain (surtout le plus grand) se prend naturellement pour Dieu, mais l’éditeur (et souvent le plus grand aussi) ne saurait se contenter de son statut d’âne porteur ou d’homme-sandwich. Or « Dieu » ne demande pas tant d’argent que de reconnaissance, laquelle passe autant par le « buzz » que par des chèques. Et tout ça fait de la littérature, comme le prouvent les inénarrables lettres de Céline à Gaston…
8. Thoreau: "Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer".
9. Quel écrivain, dans le pays le plus riche du monde, vit-il exclusivement de ses droits d'auteurs ? Y en a-t-il plus de deux (les noms de Martin Suter et Joël Dicker viennent en tête de la liste virtuelle) et qui sera le ou la troisième ? On s'en fiche évidemment mais le fait est là: que vivre de sa plume est tout à fait possible mais par d'autres moyens que la vente de ses livres. Chacune et chacun trouve, cela va sans dire, ses moyens propres.
10. Parler boutique est toujours intéressant, mais parler d'argent ? Assommant la plupart du temps, ou alors c'est un élément fondamental de la réalité humaine et là ça m'intéresse, entre les délires d'Ezra Pound sur l'usure ou ceux de Léon Bloy sur le sang du pauvre, sans parler de L'Argent de Charles Péguy.
11. Quand des écrivains ou des artistes parlent d'argent, la médiocrité ou la mauvaise foi rivalisent le plus souvent avec la mauvaise foi et la médiocrité des discussions d'éditeurs ou de bourgeois parlant art et littérature.
12. Ma relation avec l'argent a toujours été de l'ordre de la fuite, voire du déni. Pour être libre comme l'oiseau ? Mais quel drôle d'oiseau, aussi nul en syndicalisme qu'en gestionnaire de sa propre fortune ! Et qui se prend les ailes dans le bitume du quotidien !
13. Le titanesque travail de Marcel Proust est-il envisageable sans le confort de sa cellule tapissée de liège et sa table réservée au Ritz ?
14. Le titanesque travail de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoievski est-il envisageable sans l'inconfort d'une vie d'incessants soucis pécuniaires aggravés par un entourage parasitaire, la malhonnêteté de ses éditeurs et la passion du jeu ? 15. Le bourgeois qui affirme que l'écrivain (ou l'artiste) doit souffrir pour s'accomplir a pleinement raison, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifie.
16. Lorsqu'un écrivain (ou un artiste) proclame que tout travail mérite salaire, il cesse de parler en écrivain (ou en artiste).
17. Payé au lance-pierre dans le journal le plus chic de nos contrées où j'étais chroniqueur littéraire à la pige, je m'entendis répondre, un jour que j'avais râlé à ce propos, que je devais être fier d'écrire dans ce journal dont les pages financières étaient aussi très lues.
18. Le romancier établi rappelle volontiers que lui aussi à « mangé de la vache enragée » en ses folles années, où il a même "jeté quelques pavés".
19. Le poète Pierre Jean Jouve, comme le poète Rainer Maria Rilke, se montrait intraitable avec ses mécènes oublieux du terme, surtout les dames. Auront-elles jamais négligé d’arroser leurs catleyas ?
20. Anton Pavlovitch Tchekhov, soutien de famille à vingt ans, vendait ses contes hilarants à divers journaux qui le payaient à proportion de son succès populaire, puis il écrivit des récits et des pièces de théâtre plus sombres tout en exerçant la médecine, et sa période la plus noire date de ses années de succès. Mais on se gardera d'en tirer de trop hâtives conclusions.
21. Certains littérateurs qualifient leurs femmes légitimes d'Admirables Compagnes. C'est leur façon de les payer, alors qu'elles tiennent les comptes et lavent leurs caleçons...
…Je vous assure, mon cher, qu’il y a là une manifestation d’art réellement populaire, issu de la base et, qui plus est, des banlieues à risques, dont la reconstitution à l’identique, dans le patio de notre Banque, contribuerait pour beaucoup au renouvellement de l’image de l’entreprise - autant dire que c’est un opération blanche mais à la fois conforme à notre vocation multiculturelle, avec le bonus d'une substantielle déduction d’impôts…
…Et pourquoi qu’il est fâché, le lac, pourquoi qu’il fait ces vagues d’océan, non mais pour qui ça se prend ? et pourquoi ces claques au quai qui lui a rien fait, y sait pas le lac que c’est plus permis de mettre des baffes aux quais ? non mais des fois, et pourquoi qu’il est vert, le lac, quand il voit rouge ?...
Dans Le grand mensonge des intellectuels, paru en 1993, l’historien et journaliste anglais Paul Johnson stigmatisait ceux qui, de Rousseau à Sartre ou de Tolstoï à Brecht, ont posé aux guides de l'humanité sans obéir eux-mêmes à leurs principes. Démystification en partie justifiée, mais pour aboutir à une stigmatisation douteuse de ceux qui pensent…
Rousseau se proclamait l'homme le plus vertueux de son temps. Premier des intellectuels modernes, il a bouleversé nos vues sur la nature, la société, l'Etat, l'individu et son éducation. L'influence du penseur fut extraordinaire, et l'écrivain continue de nous fasciner à juste titre. Mais l'auteur de L'Emile abandonna ses six enfants à l'Assistance publique sans leur donner même un prénom ni chercher jamais à les revoir, et se comporta comme un salopard avec son entourage, se montrant particulièrement odieux envers celles et ceux qui l'aimèrent et l'aidèrent le plus, dont son ami Diderot.
De la même façon, le délicat Shelley, poète admirable au visage d'ange, se voulait guide de l'humanité. Mais ce grand artiste, humaniste suave en théorie, provoqua plusieurs suicides et agit souvent de manière immonde avec autrui. Marx lui- même, bienfaiteur sur le papier, se conduisit comme un sauvage avec ses semblables. Ibsen, avocat par principe de la cause féminine, rendit la vie impossible à sa moitié et se montra souvent le plus crasse des machos.
Tolstoï, qui prétendait libérer la Russie, ne supportait pas que cela se fît autrement qu'à son idée de patriarche tyrannique. Brecht, qui posait à l'ami du peuple, planquait ses droits d'auteur en Suisse et s'accommoda parfaitement des pires forfaits du stalinisme.
Sartre, maître à penser par excellence, ne fut résistant qu'en paroles sous l'Occupation, se soucia comme d'une guigne du sort de ses amis juifs et ferma les yeux sur les camps soviétiques, puis crut déceler «une démocratie directe» dans le régime de Fidel Castro et décréta celui de Tito la réalisation de sa philosophie...
Crédit moral?
Ces inconséquences sont-elles admissibles? Paul Johnson pense que non. Historien anglais déjà connu pour Une histoire du monde moderne assez controversée, suivie d'une monumentale Histoire des Juifs, cet intellectuel (!) à la fois conservateur et politiquement peu correct n'est pas de ceux qui se laissent bercer. Constatant l'influence que, depuis 200 ans environ, les intellectuels ont jouée en lieu et place des scribes, prophètes et autres prêtres de jadis, il s'interroge sur le crédit moral et la qualité de discernement qu'on peut accorder à ceux qui se sont improvisés mentors de l'humanité. Et d'illustrer alors, dans une suite de chapitres extrêmement bien documentés, vivants mais parfois caricaturaux, la contradiction flagrante qui oppose les vertus publiques et les vices privés de ces pasteurs trop benoîtement adulés.
Est-ce dire que l'essayiste se complaise à touiller les «misérables petits tas de secrets» dont parlait Malraux? Sans doute pourrait-on lui reprocher d'en rajouter dans le genre concierge, en poussant l'examen jusque dans la culotte de Rousseau et les alcôves d'Ibsen, de Brecht, de Sartre ou de lord Russell, chaud lapin s'il en fut en son âge de Mathusalem. Cependant, Paul Johnson fait tout de même la part des vices communs et des attitudes qui engagent réellement la responsabilité de l'intellectuel. Que Proust fut, en privé, un maniaque sexuel jouissant de voir des rats s'entre-dévorer ne remet nullement en cause sa valeur d'écrivain et la portée de son chef-d'œuvre, dans la mesure où il ne s'est jamais dit le défenseur des droits du rat. En revanche, plus gênant est le fanatisme belliqueux du pacifiste Bertrand Russell, et plus choquante la sécheresse de cœur d'un Brecht célébrant sur scène la fraternité humaine et s'exclamant en coulisses, au moment des grandes purges staliniennes: «Ceux-là! Plus ils sont innocents, plus ils méritent d'être fusillés!»
Coupés du réel Ce qui frappe le plus, dans les portraits successifs que brosse Paul Johnson, c'est que ceux-là même qui prétendent pétrir la pleine pâte de l'humanité se gardent à tout coup de se salir les mains. Marx le premier, qui se réclamait d'une méthode «scientifique», n'a jamais enquêté sur le terrain ni rencontré le prolétariat que dans ses livres. Méprisant les révolutionnaires de la base, il n'hésita pas à falsifier faits et chiffres, dans ses études, afin de plier la réalité à ses schémas. Formidable écrivain et poète visionnaire, reconnaît Paul Johnson, mais pas plus trace de «science» chez ce pamphlétaire que de charité dans les rapports humains de ce despote domestique furieux du matin au soir, qui exploita Engels et fit le malheur de son gynécée.
Pareillement, les poses de Tolstoï déguisé en moujik, ou de Brecht en ouvrier d'opérette, n'ont pas empêché ces philanthropes théoriques de vivre comme David Rousset le disait de Sartre: «dans une bulle». Coupés du monde saignant et souffrant, ces grands esprits furent naturellement portés prendre à leurs désirs pour des réalités, et préférer les plus aventureuses utopies à de plus concrètes et plus raisonnables réformes. Ibsen autant que Marx, et Tolstoï, Sartre ou Fassbinder, prônèrent ainsi les extrémismes au mépris des hommes réels qui allaient en subir les conséquences.
Pour Paul Johnson, « la tyrannie des idées dépourvues de cœur est le pire despotisme qui soit.» Cela étant, il conclut hélas en des termes expéditifs, qui ne rendent pas justice aux esprits sensés, de Camus à Orwell ou de Koestler à Soljenitsyne. «Une des grandes leçons de notre siècle tragique, écrit Johnson, où tant de millions de vies innocentes furent sacrifiées au nom de systèmes prétendant améliorer le sort de l'humanité, c'est donc qu'il faut se méfier des intellectuels.» Comme si ceux-ci constituaient une catégorie homogène! Et d'ajouter cette recommandation également discutable: «Il faudrait non seulement tenir les intellectuels à l'écart du pouvoir, mais manifester à leur égard une méfiance accrue lorsqu'ils cherchent imposer leur opinion collective.» Tout fait convaincant lorsqu'il réclame des comptes aux faux messies et aux mauvais guides, l'auteur du Grand mensonge des intellectuels fait donc, à son tour, preuve d'inconséquence dangereuse en fourrant tous les intellectuels dans le même sac à jeter, au risque de réjouir ceux qui n'attendent que de tirer sur tout ce qui pense…
Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Robert Laffont, 361p.
Celui qui s’est toujours identifié à l’équipe-qui-gagne / Celle qui estime que ce jeu est par trop « genré » / Ceux qui considèrent qu’une analyse socio-politique s’impose en sorte de montrer l’aliénation du Système qui veut que des millionnaires noirs soient considérés comme des héros alors que leurs familles et belles-familles continuent souvent d’être traités comme des parias enfin pas toutes on est bien d’accord / Celui qui est surtout sensible à la beauté du geste / Celle qui vibre à la liesse / Ceux qui craignent le Grand Remplacement des arbitres blancs / Celui qui défie ses collègues de bureau en prétendant que la Suisse aurait fait mieux avec le soutien de sponsors plus performants / Celle qui a surtout apprécié le contraste du bleu et du vert sur fond rouge et blanc / Ceux qui affirment que tout ça a été manigancé pour faire oublier les prisonniers politiques ukrainiens et tchétchènes / Celui qui écrit que l’Arc de Triomphe n’aura jamais assisté à un défilé aussi historique marqué par quatre buts français entrés dans la légende avec tout un peuple gagnant derrière les Onze et leurs remplaçants / Celui qui propose à sa classe de terminale d’analyser chacun des buts gagnants en termes de valeur ajoutée au récit picaresque de la France plurielle / Celle qui compose un Hymne au Jarret National non sans fantasmer (inconsciemment) sur les mollets de Luka Modrić / Ceux qui estiment que cette victoire historique mondiale inscrit le génie de Deschamps dans la filiation directe de celui de l’entraîneur corse Napoléon Buonaparte malgré son dernier auto-goal, etc.
Dans L’Art suisse n’existe pas, l’historien de l’art Michel Thévoz va bien au-delà du paradoxe, en critique virulent des «vieux» poncifs académiques qui soumettent l’art aux idéologies religieuses ou politiques. Mais lui-même sature son discours de pieuses références aux dogmes du freudo-marxisme pimentés de citations de divers pontifes «modernes», de Bourdieu à Lacan. Ce qui n’empêche pas son livre d’être passionnant et de susciter la réflexion – même contradictoire.
Autant par son titre que par l’illustration de sa couverture, représentant une Étude de fesses signée Félix Vallotton, le dernier livre de Michel Thévoz se veut provocateur, appelant une réaction au premier degré de ceux qui se piquent de culture «nationale», voire nationaliste, Christoph Blocher en tête.
Les présumés Bons Suisses s’étrangleront ainsi d’indignation à la seule idée qu’on puisse dire que l’art suisse n’existe pas, comme en 1992, à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville, le slogan lancé par le plasticien publicitaire Ben, La Suisse n’existe pas, les révulsa.
Enfin quoi, s’exclameront-ils: Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Alberto Giacometti ne sont-ils pas la preuve que l’art suisse existe? Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc.
Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ?
Giacometti rime-t-il avec Betty Bossi ?
Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé?
Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des safes bancaires zurichois ?
C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur.
S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice.
Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres.
Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas Histoire de la littérature romande mais Histoire de la littérature en Suisse romande, etc.
Vivacité de la pulsion de mort…
Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du Christ au tombeau de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi…
L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant La Nuit non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté.
Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants?
Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans La littérature à l’estomac, pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates.
Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours.
Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature».
Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles.
Anker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?
Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de La Nuithodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau».
Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de La Retraite de Marignan.
Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler.
Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. Ainsi, souligne le critique, «une référence passéiste retorse peut avoir des effets «objectivement» plus contestataires que des professions de foi révolutionnaires. Or, bien avant Hodler, des générations de génies picturaux ont déjoué la «littérature» idéologique, religieuse ou politique, par le langage irrécupérable de l’art.
De la langue «fasciste» à la vérité des poètes
Dans la foulée de Roland Barthes, qui voyait en la langue une réalité «fasciste» en cela qu’elle «formate» notre pensée et qu’elle discrimine, Michel Thévoz pousse le bouchon plus loin en affirmant que la langue est «structurellement capitaliste» et qu’on n’en sortira que par des «moyens d’expression moins catégoriaux», du côté des arts plastiques. Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels.
Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant.
Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer…
Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. Quarante ans après la parution de L’Avenir est notre affaire de Denis de Rougemont, qui me dit alors en interview que la seule Europe en laquelle il croyait était l’Europe des cultures, Sloterdijk plaide lui aussi, comme son ami français Bruno Latour, pour une Europe des petites unités requalifiées dont la fédération s’opposerait aux grands ensembles des empires, où la culture de toutes les régions se revivifierait.
Dans un texte de 1914 intitulé Raison d’être, Ramuz, qui récusait l’idée même d’une «littérature suisse», invoquait son lieu d’élection et de possible expression dans la courbe d’un rivage, entre Cully et Rivaz, pour toucher peut-être à l’universel. À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles – bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines.
Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».
Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas, c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...
Michel Thévoz. L’Art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés – Les écrits, 230p. 2018.
Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.
A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?
Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.
Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses. Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous. De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme. L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.
D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.
Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...
Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.
«Et quand l’homme se trouve devant les guerres, les camps, les tortures en masse, les déplacements monstrueux, les massacres en tas, tous ces retours de flamme de la barbarie, ça ne lui ouvre même pas les yeux. Il continue à croire en l’homme en tant qu’être réellement perfectible à l’infini, sous le nom d’humanité. Il feint en tout cas d’y croire. Moi, je le crois très sincèrement imperfectible à l’infini, malgré toute cette purulence qui forme le substrat de ce masque, de ce fard que l’on appelle civilisation. Et le pire danger est là ». (Pierre Reverdy, En vrac.)
Ce jeudi 1er mars.– Sept heures du matin. Julie m’envoie des images des rues enneigées de Morges à l’aube, avant d’autres nouvelles relatives à la gabegie routière et autoroutière. Donc je vais rester à la Désirade. Besoin d’ailleurs de me retrouver. Besoin de me concentrer. Besoin de tranquillité. D’ordre et de propreté, comme lorsque je rangeais ma chambre d’adolescent dans notre sage maison. Besoin aussi de beauté.
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La lecture, tout à l’heure, de commentaires en cascades relatifs aux affaires Weinsetin et Ramadan, me conforte dans le mépris de plus en plus total que m’inspire la meute des chacals et des hyènes anonymes qui se défoulent sur les réseaux sociaux. Je n’ai certes aucune sympathie pour les deux prédateurs sexuels en question, mais la haine et la délation sans visages et sans noms m’inquiète à vrai dire bien plus que les écarts des deux bicandiers.
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RJ explique bien sa pratique du Journal dans son entretien avec Gilbert Moreau paru dans Les Moments littéraires, mélange de lucidité et de pose assumée, de sérieux et de dérision - pas mal d’autodérision aussi mais la encore « c’est plus compliqué » - sur un fonds à la fois solide et mouvant qui m’intéresse décidément.
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Y a-t-il des choses à ne pas dire ? Des choses à écrire mais à ne pas publier ? Des choses à publier quand même au risque de s’entendre dire qu’il y a des choses à garder pour soi ?
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Je suis tenté, ces jours, d’ouvrir un carnet où il ne serait question que d’affaires de famille, textes et dessins.
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Je suis revenu hier à la lecture du Journalde Jules Renard, dans l’exemplaire de la NRF qui a appartenu à Albert Caraco et que j’ai fait relier. Une fois de plus et plus que jamais : une mine.
Où je pioche à l’instant ceci : « L’esprit est à peu près, à l’intelligence vraie, ce qu’et le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs».
Ou ceci de bien vache : « Que ne peut-elle, cette femme ardente, épouser un cheval ! »
Ou cela qui ne l’est pas moins: « Les descriptions de femme ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or ».
Ce lundi 5 mars. - Ordre et propreté. Beauté et bonté. Bien écrire et penser juste. Ce qui compte et ne compte pas. Conscience et conséquence. Le jour se lève. Tâcher de s’élever aussi. Poésie et vérité.
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Tout est à reprendre et à corriger en fonction des critères de bonté et de beauté, de vérité et d’amabilité.
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Revenir à la correspondance de Tchékhov. Dire pourquoi cet écrivain m’est le plus cher ami depuis mes vingt ans. Sa lucidité tendre contre tous les hédonismes et autres nihilismes.
Tout à l’heure j’ai relevé, sur mon courrier électronique, cette bonne lettre de Roland Jaccard : «Cher Jean-Louis, Me voici comblé : après L'Échappée libre, reçu la semaine passée, et dont je me délecte, voici, il y a dix minutes, L'Ambassade du Papillon qui frappe à ma porte. Tu connais mon goût pour les Carnets et pour les fragments. Rien ne pouvait donc me faire plus plaisir, d'autant que pour la critique - j'en ai eu encore la preuve ce dimanche en lisant ton article sur Joël Dicker- tu es imbattable. Serais-tu le dernier lecteur ? Je ne te cache pas que je t'envie un peu : tu es capable d'abattre une somme de travail qui me terroriserait et m'inciterait à me réfugier aussitôt sous ma couette. Au-delà de cent pages, je suis saisi (je parle de mes livres) par un sentiment de vacuité et d'ennui qui me pousse à mettre un terme à mon entreprise. En revanche, je peux jouer des heures aux échecs ou au tennis de table. Bref, tu l'avais bien vu et bien dit : le dilettantisme m'est constitutif. Avec tes deux cadeaux, je peux envisager un printemps où les nouveautés alterneront avec des souvenirs lausannois, jusqu'à ce que je me retrouve à la piscine de Pully. Me réjouis de te revoir ! Et te souhaite le meilleur pour la suite.... Chaleureusement, R. »
L’allusion de Roland Jaccard à L’échappée libre, me fait me rappeler que le supplément littéraire du journal Le Tempsn’a pas consacré une ligne à ce livre de 400 pages évoquant (notamment) la vie littéraire et culturelle de notre pays, entre les années 2008 et 2013, avec des présentations de livres importants, des évocations de rencontres et de voyages impliquant de multiples écrivains et artistes de ce pays, plus les récits liés aux fin de vie de Jacques Chessex, de Maurice Chappaz, de Georges Haldas et de Dimitri, de Thierry Vernet et de Nicolas Bouvier, plus ma correspondance avec Pascal Janovjak à Ramallah, plus tout le reste...
J’aurais admis, naturellement, une présentation même critique de cet ouvrage, mais il ne s’agit pas de ça : il s’agit de nier et d’annihiler. Il s’agit de régner. Il s’agit, pour trois douairières exsangues, d’imposer leur règne de tristes jupons. Or le plus significatif, par rapport à l’époque, est que ces oies blanches se posent en figures du progrès. Une Isabelle R., au dehors de poire blette parlant couramment suisse allemand, donne des leçons de sociologie politique dans l’Histoire de la littérature en Suisse romande, où elle ne craint pas de remettre un Jean Ziegler en place alors qu’elle n’est jamais sortie de sa bonbonnière de petite-bourgeoise gauchisante mouillant comme une groupie dès que se lève le soleil pâle des éditions de Minuit ; et c’est tout bénéfice apparent pour la Cause qui veut se faire passer pour littéraire alors qu’on est dans la cour des donneurs de leçons et des éteignoirs.
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Gérard m’envoie un livre, intitulé La Forêt silencieuse, constitué d’une seule phrase, rebondissant comme une liste infinie, et tout de suite on est pris, charmé, saisi, c’est aussi bien que mes listes et même : d’une poésie plus tenue et continue.
Ce jeudi 8 mars. – Décidé ce matin de passer une semaine à Paris. Réservé une chambre à La Perle, rue des Canettes, sur le conseil de Roland Jaccard. Celui-ci est d’ailleurs pour quelque chose dans ce projet. Le voir s’entretenir avec Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé celui de Dominique de Roux, sur la vidéo qu’il m’a transmise, m’a donné envie de me rapprocher de ce qui me semble un cercle vivant et vibrant.
Ce mardi 13 mars. - Neige sur Les hauts de Vallorbe, dont l’approche me fait penser, comme toujours, à Louis Soutter.
Je souriais hier en lisant, dans Un jeune homme tristece que RJ écrit à propos de son attirance homosexuelle pour DW, en leur jeunesse, qui n’a jamais abouti. Il rend bien le climat de ces années 67-68 ou j’aurai vécu diverses expériences affectives ou sexuelles dont je n’ai jamais fait état avec la scrupuleuse clarté, frottée de freudisme, qui est la sienne. Un jour, Dimitri m’a reproché de trop sublimer et m’a même conseillé d’écrire des récits pornos. J’ai trouvé cela blessant tout en constatant que notre ami n’avait rien compris au changement vécu par notre génération. En ce qui me concerne, trop sensible en mon solipsisme hyper-affectif, et trop timide, trop lucide, toujours trop double, j’ai préféré la retenue à quelque aveu que ce fût, que je sentais d’avance faussé.
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Dans le TGV Lyria je retrouve mon lunch simplifié, fait d’un croque-monsieur et d’un quart de rouge, et je reprends mon épinette à écrire...
Gracias a la vida
La reconnaissance est naturelle à d’aucuns, dont j’ai toujours été sans le moindre mérite à cela, de par une nature naturellement allègre et non moins plombée de profonde mélancolie, en alternance ou parfois en même temps, la joie pouvant se lire parfois à travers les larmes. Or même même en pavillon de traumatologie, au mitan de ma vingtaine, entouré de jeunes sinistrés de la route dont la plupart ne marcheraient plus sur leurs vraies jambes, où au trente-sixième dessous de désarrois passagers ou plus tenaces, l’idée d’en finir avec la vie ne m’a pas effleuré un instant, au contraire: c’est dans le noir plus que dans l’euphorie que je m’y serai le plus accroché, quoique l’aimant sans autre raison que de m’y trouver parce que j’y étais et si bonnement entouré.
C’est cela: c’est de cet entourage que je suis reconnaissant
Merci par conséquent à mes chers parents. Merci à ceux qui m’ ne accompagné dans la vie. Et donc merci la vie. Mais aussitôt se pose la question du sens et des limites de ces remerciements. Que cela signifie-t-il et ou cela va-t-il s’arrêter. N’est-ce pas une comédie et un leurre ? La question est d’importance. Dois-je vraiment remercier mes mère et père de m’avoir mis au monde ? Et dois-je remercier le monde, et plus universellement ce qu’on appelle la vie, d’être ce qu’elle est ?
Mon enfance, ou disons ce qu’il reste en moi d’enfance, y regimbe Mon enfance protégée, qui n’a connu ni l’angoisse des bombardements ni la violence sociale ou familiale, n’en a pas moins été marquée par la découverte, chez tel camarade de ruisseau fouetté par son père charretier, ou dans tel traité médical compulsé les après-midi de pluie dans le bureau de mon aïeul Émile, de la cruauté de certains sorts, par la faute de certains êtres, mais aussi de la cruauté de l’être même, j’entends: de la vie même, du seul fait d’être en vie et mal né, comme on dit d’une maison qu’elle est mal habitée : né par exemple avec l’aspect de l’enfant-caïman dont je découvrais l’image dans le traité médical de mon aïeul Émile, ou né sous la forme de l’enfant sirenomèle, ou sous la forme du nain à tête d’oiseau.
Quel Dieu sommes nous alors supposés remercier lorsque nous arrive, sans crier gare, un enfant à deux têtes ou trois pattes de derrière ? J’ai beau savoir que de grandes théologies et de profondes mystiques ont trouve d’adéquates réponse à ce lancinant questionnement: mon enfance regimbe.
C’est cependant par l’enfance que je retrouve la splendeur du monde, en dépit des pères immondes dont il nous restera à sonder les antécédents, autant que ceux des mères indignes et des cousines à poisons, du côté des matins clairs et des sonates.
Le verbe humain est capable du ciel. À l’âge aujourd’hui de la mort de mon aïeul Émile je le répète sans crainte de me répéter: le verbe nous élève et cela signifie que le premier mot de la mère à son enfant, que le premier mot du fils à son père sortant de prison, que le premier mot de l’exilé retrouvant sa mère dans le champ de ruines seront inscrits dans nos archives.
Ces notes en témoignent. L’époque n’est pas disposée à leur accorder la moindre attention et c’est le signe même du temps perdu, alors que nous sommes d’un sentiment à venir.
La mémoire n’est vive que de résurrections de tous les instants et de fructueux exercices. Il ne s’agit pas de stocker mais d’éprouver, et la lecture n’est rien d’autre, exigeant cependant amour de participation , sinon rien.
(Voilà ce que j’ai écrit entre Frasne et Dijon, ce mardi 13 mars 2018, dans le TGV Lyria).
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(Soir) - Descendu à La Perle, rue des Canettes ou j’ai pas mal de souvenirs d’un petit hôtel plus modeste, à vingt mètres de là. J’ai fait un tour par le Luxembourg , la terrasse du Rostand et le cinéma Ugc Odéon ou j’ai vu un film intéressant, Three Billboards, avec de remarquable acteurs mais qui semble une fois de plus un dérivé de série télé par son scénario, genre «pilote»…
Chez Bartolo, ce 14 mars, soir.- J’avais promis à Lady L.de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante.
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En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
Ce jeudi 15 mars. – Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit Yushi de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis longtemps…
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La reconnaissance est naturelle chez d’aucuns, dont j’ai toujours été sans aucune espèce de mérite, doté que je suis d’une nature allègre quoique mélancolique «au fond». Marius me le disait justement : «Tu as en toi un puits de larmes». Or, même au pavillon de traumatologie, entouré de jeunes sinistrés de la route, l’idée d’en finir avec la vie ne m’est jamais venue tant je me sens redevable à celle-ci.
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Je ne touche à la poésie que par bribes et raccrocs. Deux vers de Gainsbourg, dans Initials B.B., un vers de Dante, cinq vers de William Cliff, dix lignes de Rimbaud, etc. Il ne m’en faut pas trop à la fois. Dans Hamlet, la poésie est partout, mais je n’en retiens que des bribes et c’est pareil avec Proust. « Car la poésie est l’essentiel », disait Ramuz qui n’a composé qu’un recueil de vers, dont je n’ai retenu que deux ou trois paires…
Ce jeudi 22 mars. – Je me disais ce matin que j’avais eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
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L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
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On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
Ce lundi 26 mars.– J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je crois -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
Voici des fleurs
En mémoire de Thierry Vernet
La beauté de l’objet
soit la seule mesure de la chose.
Rien n’ira par hasard.
À l’établi l’orfèvre
est concentré sur son art
tout humble d’artisan
qui cisèle des roses -
ou cet objet secret
révélé par son autre part.
On ne sait rien d’avance
de l’eau sur laquelle on ira
là-bas dans le miroir
d’un ciel à jamais incertain.
L’objet se révèle à mesure
qu’on oublie d’y penser.
Le chant s’élève et dure
le temps de ne pas oublier.
(La Désirade, ce 26 mars 2018)
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Je suis revenu, ces dernier temps, à la poésie d’Odilon-Jean Périer, qui me semble l’un des poètes de langue française du début du XXe siècle qui me parle le plus simplement et le plus profondément, avec ses images à la fois limpides et obscures, son enfance latente et son intelligence des translations verbales. Il n’a pas le génie fulgurant d’un Rimbaud ni la science d’un Baudelaire, mais il a la chanson douce d’un Verlaine et sa propre musique peu comparable. Je le place du côté de Toulet et de Laforgue, mais en plus familier - en plus enfant grave…
Ce mercredi 28 mars. – Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre. J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant pour moi-même «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années. Ah mais quel sentiment de revivre, soudain !
Ce jeudi 29 mars.- Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme plus fluide, mais quel soulagement en attendant !
«La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision ». (Marcel Proust, Le Temps retrouvé.)
Ce jeudi 1er février.– Je reviens sans cesse à Proust, comme à un fonds poétique sans pareil en langue française, plus intelligent et profond que Céline. Céline est plus jazz et populaire, plus oral surtout quoique d’un oral très écrit, mais Proust est un incomparable explorateur de la réalité et pas que de la sienne, tant l’instrument de sa langue, comparable à celui de Dante, montre une capacité d’absorption et de transmutation sans limite à ce qu’il semble.
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Tout ce que j’aurais à dire du milieu littéraire et de ses personnages, mais même pas envie ! Je lis ce matin, sur Facebook, les compliments d’un imbécile relatifs au dernier livre du pauvre Pierre F. Ma parole ! On m’a parlé du journal de Jacques Mercanton, impubliable tant il contenait de méchancetés. Or ce clabaudage ne m’a jamais tenté, et moins que jamais à l’heure qu’il est...
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Le fantastique social m’intéresse de plus en plus, que Michel Houellebecq a été l’un des premiers, en France, à capter et ressaisir, littérairement, de manière à la fois poreuse et claire dans son expression, dès Extension du domaine de la lutte.
Ce lundi 5 février. – Tôt levé ce matin. Une lune pâle marquait le milieu du ciel gris au-dessus du lac. Un signe à ma bonne amie, bien arrivée à San Diego, quelques pages des Passages de Michaux, les feux et c’est parti pour une journée que j’espère aimable.
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Que du baume avec cette lettre que m’adresse Patrick Roegiers à propos de La Fée Valse: « Mon cher Jean-Louis, Je ne sais plus quel auteur envisageait d’écrire un livre sans sujet et sans histoire, qui ne tiendrait que par la force et la poésie des mots. C’est exactement ce que tu as fait, me semble-t-il, sans le continu de la narration et le ciment spécieux de la psychologie, mais par le discontinu des moments et des bribes de la mémoire, ou simplement par l’association libre des thèmes et des mouvements. Cela n’enlève rien à la solidité du bâtiment érigé non pas de briques et de fondation creusée, mais de farine, de sel et de salive. Nous sommes dans un monde d’une autre substance où l’inspection des cousines côtoie le carnet du lait, et où les casseroles (quel beau mot qui résonne à l’œil par son seul énoncé) chahutent sous les fenêtres de l’académie des sous-entendus. « L’odeur est le langage des Dieu » est-il confié quelque part et j’ai parfois songé à l’univers d’Eugène Savitzkaya qui a des fois lui aussi de ces drôles d’idées qui n’ont rien à voir avec les vocables communs et qui restitue au langage usé comme une vieille semelle sa fraîcheur, ses audaces et sa clarté. J’aime croiser Maradona ou Ronaldinho qui s’est évaporé dans ce recueil où s’accomplit le rêve d’un livre sans objet dont le seul enjeu est l’écriture même, par elle-même et pour elle-même. Tu accomplis par éclats ce que Calvino avait lui aussi réussi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur … raconter un livre entier par des débuts qui n’auraient jamais de fin, sauter dans le train en marche et effectuer un court voyage qui laisse en suspens, sans destination ni point de départ. Sans poids et sans nuages. Tout est d’une extrême légèreté dans ce récit où Lady Prothèse voisine sur la même page qu’un mot que je ne connais pas et qui s’énonce « pédiluve ». Bien sûr, il y a du sexe dans les fentes, du pal dans la mousse des adjectifs que trimballent les ramoneurs, et me frappe la jouvence de ton style et surtout de ton esprit qui m’apparaît étrangement apaisé, quiet, comme empli de sagesse désobéissante et d’insurrection bien digérée. Mademoiselle Papillon, c’est superbe! La Fée valse est rédigée par 100 auteurs qui rêvent 1000 livres sous ta plume, oui, tous les livres en un, jamais plus qu’une page ou une feuille qui contient tout l’arbre, et Les années de sang convient à s’interroger: d’où sortent ces images? Il y a aussi ces expressions heureuses et inventives telle que «vinaigrettes de sueur» qui sont de la pure littérature et de quoi titiller l’ignorance que chatouille le terme «cocoler». Il y a des fantasmes, des confettis, la lave des volcans et beaucoup d’ironie qui convoque dans ta prose Jean d’Ormessier et François Nourrisson (ils sont plus fréquentables sous ces patronymes égayés) et le flipper des Verdurin est si bien trouvé qu’il pourrait être à lui seul le titre d’un prochain bouquin. Je m’arrête là, ayant assez caracolé, m’étant vautré dans la mousse et la bave du sperme, le jus neuf de cet écrivain qui n’est pas du tout de la vieille école, mais un dissident nourri de massepain, de vide et d’abstinence, de retrait et d’aquarelle insoluble (quelle trouvaille!). Tu donnes toi-même la clé du kaléidoscope: «Le monde est comme un vitrail recollé ».
C’est exactement cela: tout casser et fracasser avant de recoller les morceaux est d’avancer, rassuré, sur les tessons d’un monde brisé. Je t’embrasse avec amitié. Patrick ».
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Que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il ? Sommes-nous en train de devenir fous ? Telles sont les questions qui se posent ici et maintenant. Ici : dans le monde actuel. Et quand je dis: que nous arrive-t-il, c’est à l’espèce que je pense, cela va sans dire.
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Tâcher de faire bien. Tâcher de faire mieux. Tâcher de tâcher. Tu dois changer ta vie, me serinerai-je jusqu’à la fin. Je me le répète depuis mes quinze, seize ans et seul le travail, seul l’amour aussi y ont changé quelque chose sans que je ne change pour autant à cet égard, toujours le même moraliste à la petite semaine. Cet insupportable personnage a cependant le sens de la Qualité, il a la conscience du bien et du mal, il a le sens du degree dont parle Ulysse dans le Troïlus et Cressidade Shakespeare, il a le sens du tragique et du comique, etc.
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G. me demandait hier s’il m’arrivait d’envisager le suicide, et je lui ai répondu sans hésiter que non, pas du tout mon truc, et que jamais ça ne l’a été même pendant des périodes de noir - sauf à devenir sénile ou trop dépendant, mais qui déciderait alors ?
Ce mardi 20 février. – Échangé ce soir plusieurs courriels avec Roland Jaccard, perdu de vue depuis plus de quarante ans mais qui m’a envoyé tous ses livres, dont j’ai parfois parlé, qui m’a félicité pour mes chroniques et recommandé auprès du directeur de la revue LesMoments littéraires en train de préparer un numéro spécial sur les diaristes suisses. Moi diariste ? Moi Suisse ? Ah bon ?
« Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial ». (Le Temps retrouvé)
Ce mercredi 21 février.- Tôt éveillé je tombe sur un message de Roland Jaccard qui me remercie de mes compliments sur la vidéo dont il m’a transmis le lien sur Youtube, passionnant entretien filmé sur le cinéma qu’il a réalisé avec le journaliste Olivier François, l’éditeur Alfred Eibel et Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé mon entretien avec Dominique de Roux en 1972…
Ensuite je file, avec Snoopy, destination le val Ferret, avec l’idée de pousser peut-être plus loin, aux Grisons ou en Italie, à Carrare chez la Professorella, ou même à Positano. Mais je me sens soudain fatigué...
Soir, à La Fouly.- Je suis donc monté à La Fouly avec Snoopy. Je vais dormir, sur les conseils de Booking.com, au chalet Maya Joie, destiné prioritairement aux familles de skieurs chastes et autres randonneurs. Je suis ému de retrouver le décor de cette fichue station où, le 15 août 1985, mon ami de jeunesse Reynald a été ramené par hélico en morceaux, du pied du Mont Dolent où il s’était fracassé après avoir dévissé sur le dernier pan de glace du sommet, au carré de gazon où le guide Daniel Troillet, effondré, m’a raconté son début de dimanche. Dix jours après nous balancions les cendres de Reynald du sommet du Dolent dans la face glaciaire, et maintenant j’entends trois girls américaines, à la table voisine de l’Auberge des glaciers, qui parlent de l’agression permanente des mecs…
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J’ai (re)commencé ce soir de lire le journal de Roland Jaccard intitulé Journal d’un homme perdu. Très bien. M’encourage sur mon projet de Mémoire vive, qui est plus qu’un journal. Me rappelle ce qui m’a amené au genre, sûrement Jouhandeau, à la vingtaine, et plus tard Léautaud - Amiel en même temps que celui-ci.
Très intéressé par l’auto-dénigrement de RJ. Sûrement sincère. L’évocation de sa rencontre de Michel Foucault est intéressante au plus haut point. Ce qu’il dit de Michel Tournier et des conformistes est à l’avenant. Sa position est d’une espèce d’honnête homme atypique, qui joue le cynique alors qu’il me semble tout le contraire.
Le fantastique social, dont me parlait Guido Ceronetti à propos de Céline est illustré à mes yeux par la nouvelle de Charles Bukowski relative à l’auto-stoppeur cannibalisé. Je ne me rappelle pas le titre de la nouvelle mais le scénario en est simple : le narrateur a ramassé un jeune auto-stoppeur sur la route, ils ont éclusé force bières et la soirée a mal tourné je ne sais plus pourquoi, donc le narrateur a massacré l’auto-stoppeur et l’a découpé en morceaux avant de ranger soigneusement ceux-ci dans des sachets de plastique répartis dans son congélateur. Jusqu’au jour, où recevant des amis, il leur sert les meilleurs morceaux du jeune homme, mais je ne me rappelle pas s’il précise de quoi ils se régalent. Et ce n’est ni du gore facile ni je ne sais quoi d’exagéré: c’est du fantastique social littérairement recyclé.
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Ensuite je lis encore quelques pages du Journal d’un homme perdu de Roland Jaccard dont la noire lucidité me plaît décidément même si l’humour auquel l’auteur fait appel me manque un peu à l’instant du fait de mes jambes irritées par je ne sais quoi: puces du chien ou malaise psychique ? Ma bonne amie, depuis Hawaï, me conseille l’homéoplasmine et la graisse à traire. Tâchons plutôt de dormir...
À La Fouly, ce jeudi 22 février, avant l’aube.- Longue insomnie cette nuit, entrecoupée de lectures du Journal d’un homme perdude Roland Jaccard, avec lequel j’échange depuis deux ou trois jours sur Facebook après des années sans communiquer ou rarement – il m’a régulièrement envoyé ses livres, et je ne l’ai qu’irrégulièrement pris au sérieux tant ses poses de dilettante nihiliste me semblaient composées; mais j’ai toujours pensé que le type valait mieux que son image de mondain. Or ce livre me saisit par son mélange d’honnêteté, de sincérité, de lucidité et de bonne mauvaise foi qui est d’un véritable écrivain, en dépit de ses dénégations, proche des moralistes acides à la Chamfort ou des mémorialistes à la Léautaud que je fréquente depuis ma vingtaine, quand Marcel Jouhandeau m’a envoyé son premier message, le 1er de l’an 1970, où il m’appelait «Mon enfant»…
Sur quoi je vais faire pisser Snoppy dans la nuit glaciaire (il fait moins 13° ce matin) avant de rejoindre les familles et les groupes pour le petit dèje convivial.
Ce vendredi 23 février. – Retour à la Désirade. Pas envie de complications douanières ou autoroutières. Surtout trop claqué. Les genoux grincent. L’embolie pulmonaire est toujours à ses aguets de vieille salope : je la sens, elle pèse, sale papillon dans les artères magnifiques. Aussi j’aime notre lit à triple couche. Là que je suis le mieux pour composer mes odes sur mon smartphone.
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Repris pied après avoir achevé la révision de mes carnets de janvier. Premier contact, sur la recommandation de Roland Jaccard, avec Gilbert Moreau, directeur de la revueLes Moments littéraires, qui me propose de participer à un dossier sur les diaristes suisses où j’aurai droit à la publication de 25 pages inédites de mes carnets.
Immédiatement intéressé par la lecture, d’une traite, du roman d’un certain Eric Orlov (pseudo d’un auteur français) intitulé Engrenage, premier titre de la nouvelle collection d’Olivier Morattel constituant un tableau vif du monde contemporain des bureaux et de leur formatage verbal déjà pointé par Houellebecq, avec le portrait réussi d’une femme déchirée entre son job de mercenaire consultante dans une boîte de gestion de boîtes, affligée d’un mari d’une nullité de gagneur frisant la caricature, et sa prise de conscience latente et croissante du caractère dévastateur d’une activité que son frère, genre militant gauchiste teigneux, lui reproche lourdement. D’une écriture saillante, elliptique et non moins efficace, le roman zigzague entre course du rat social très finement détaillée, et fantasmagorie sexuelle plus confuse, nouant une espèce d’intrigue de roman érotique qui débouche finalement sur une explosion de violence et un dénouement hélas peu vraisemblable - ou alors il eût fallu cinquante pages de plus pour étayer un scénario dont la conclusion paraît, ici, hyper-téléphonée. Dommage, car il y a là un auteur à vraie papatte et bonne rage…
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Somme toute le vrai journal n’est pas forcément celui qui a été noté sur le moment, ni celui qu’on a repris, détruit et/ou repris, mais celui qui est inscrit dans notre mémoire physique et psychique, volontaire ou involontaire, et qu’il s’agit alors, pour autant que cela nous semble avoir du sens, de recomposer ou de « déconstruire » – comme on voudra, pourvu qu’une image finale plus vraie paraisse aussi vraie que dans Le temps retrouvé…
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La grand-mère de l’abbé V. : «Avec les vieux hommes il n’y a pas de milieu, c’est soit du tout bon, soit du tout mauvais »…
Il n’a pas besoin de faire de la beauté convulsive un programme esthétique: il la vit au milieu de ses forêts qui sont des temples et de ses enfants qui sont des anges et de ses catins qui sont des saintes sous le regard de Notre Seigneur crucifié. Frère en esprit de Rouault mais sans doctrine, frère aussi de Van Gogh et de Soutine, c’est un peintre sans peinture, un dessinateur usant de la plume du bureau de poste voisin, on pourrait dire que c’est au commencement l’artiste surdoué qui échappe à l'académisme virtuose par un génie que soulève le feu sacré. Bref: tout ce qui se dit de lui est insuffisant: Louis Soutter est La Poésie incarnée en sa chair blessée.
Sur Louis Soutter on ne devrait donner que des renseignements de police. Né en 1871 à Morges, au bord du lac Léman. Fils de pharmacien. Voisinage darbyste hyper-puritain. Parent de Le Corbusier par sa mère - Corbu qui le soutiendra généreusement, conscient de son génie. Rate ses études d’ingénieur. Se hasarde en architecture, en vain, puis étudie le violon auprès d’Eugène Ysaie, à Bruxelles. A 24 ans abandonne la musique et se lance dans la peinture. A Paris suit les cours du soir de l’Académie Colarossi. Virtuosité classique, sans plus. En 1897 épouse Madge Fursman après s’être installé aux Etats-Unis, où il enseigne la peinture à Colorado Springs. Divorce en 1903. Décline physiquement et psychiquement. En 1907, violoniste à l’orchestre du théâtre de Genève et à l’Orchestre symphonique de Lausanne. Passe pour excentrique et de plus en plus. Refuse la nourriture et claque son argent et celui de ses amis. Sous tutelle dès 1915. Admis en 1923 dans la maison de retraite de Ballaigues, sur les crêtes du Jura vaudois, d’où il s’échappe le plus souvent pour d’interminables errances. Le postier de Ballaigues lui interdit l’usage de l’encrier public, dont il use pour ses dessins. Milliers de dessins à l’encre, tenus pour rien par ses proches, sauf quelques-uns, artistes ou écrivains... Tous autres détails biographiques et critiques à recueillir dans les deux grands ouvrages de Michel Thévoz : Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Age d’Homme, 1974) et Louis Soutter, catalogue de l’œuvre (L’Age d’Homme, 1976).
Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité…
Celui qui parle dans le vide qui ne répond qu’à qui le plaint /Celle qui n’attend pas de réponse du Manitoba / Ceux qui se répandent sans un mot d’assentiment à la fermière heureusement abonnée à Nous Deux / Celui qui a du répondant et même un reste de dentifrice à la chlorophylle dont le goût genre fraîcheur de vivre à Hollywood plaisait tant à Priscilla lors de leurs premiers baisers à Charleston / Celle qui avoue son penchant à l’abbesse crossée qui ne lui répondant pas laisse à penser qu’elle consent mais rien n’est sûr dans les couvents dont seul Dieu sait ce qu’ils couvent / Ceux qui envoient une rose sur Facebook dont les amis ne voient pas les épines / Celui qui dit de sa maison carrée et badigeonnée de blanc que c’est du méthodisme bâti / Celle qui vous offre l’hospitalité de la neige / Ceux qui ont commencé de lire Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier et se retrouvent page 85 avenue de Marigny poussés dans le dos par un coup de vent donc on comprend que c’est l’automne et dis donc c’est le 16 faut que j’appelle Jacqueline / Celui qui se rend compte que c’est la fin du roman et qu’il y reste tout seul donc il le referme et avale la clef / Ceux qui ont changé de nom et de prénom et même de domicile quand ils ont compris qu’ils se trouveraient piégés dans un roman traitant de l’identité ce problème récurrent au jour d’aujourd’hui/ Celui qui a demandé la main de Marie dont le pied n’a pas cillé comme l’auraitécrit un Philippe Djian en quête de métaphore chiadée / Celle qui attend de la vie une réponse et plus si affinités d’ailleurs elle est open minded / Ceux qui ont des touffes de soucis qui leur sortent des oreilles mais ça aussi peut s’arranger sur rendez-vous / Celui qui ne répond point à l’œillade déshonnête que lui adresse la péripatéticienne alors qu’il revient de confession où certes il n’a pas tout dit / Celle qui répond qu’elle n’est pas là à celui qui sait qu’elle ment comme dans les romans qu’on sent bien partis / Ceux qui revivent quand on leur répond sur des morceaux de papier, etc.
Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZ Top plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui apprend les horaires des trains de nuit par coeur / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe entiché de la famille Le Pennpour des motifs biorythmiques / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle le beau temps de l'Occupation où elle ne piochait rien / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande qui est réellement, question sexe, son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer / Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas de si tôt / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable sans en tirer les conséquences / Celle qui hume les aisselles des soutiers sardes / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui se plaignent à l'approche des vacances, etc.
…Nous les cadres on n’en a jamais fini sur nos laptops, on part avec le premier train direction downtown et le soir on est les derniers à revenir avec des tas de chiffres relatifs aux nouveaux produits structurés, sans parler des courriels affluant de partout vu que la Bourse non plus ne connaît pas de répit, et pire que la Bourse : nos actuelles et nos ex qui nous harcèlent, Marcel - mais comme le son est coupé on coupe à leur cri primal…
L’enfant refusant de s’enkyster, dans les jarrets duquel se pressent déjà le bond de l’adolescence farouche, ne fera rien sans renaître une seconde fois et c’est par là-haut, derrière la maison accroupie et songeuse, seul dans les bois, qu’il découvrira soudain, crac dans le sac, qu’il est lui-même et pas un autre, et tout à coup un nouveau ciel s’ouvre à son front, au-dessus de la canopée, comme un ventre bleu duquel jaillissent des dauphins blancs, et c’est tout interdit qu’il sent en lui monter ce premier désir des Tropiques - il y a donc de la jungle et des tigres en lui, se dit-il et des idées de routes d’eau lui viennent le soir dans son repaire secret où sont déroulés les portulans décalqués à l’encre de Chine sur l’Encyclopédie de son aïeul Emile, père de son père et connaisseur sur le terrain des pyramides de la millénaire Égypte…
Où Mark Greene, dans un roman (à paraître) de pure sensibilité fait écho au film de Claude Sautet dégageant une même qualité d’émotion. Et comment l’art rompt avec la jactancedes temps qui courent
Chronique de JLK
Je n’avais pas fait 100 mètres sur mon vélo que déjà Michel Piccoli s’était crashé dans le fossé. J’avais commencé tout doucement à plat, réglant le POWER de la machine sur 50 en roue libre. Le cardiologue m’avait dit de faire gaffe (« à votre âge », qu’il m’a balancé, le malotru, alors que j’étais à peine à la veille de mes 71 ans, né un 14 juin le même jour que Che Guevara, sans blague !), et de voir le Pierre des Choses de la vie se ramasser deux poids lourds ne m’a pas fait fléchir : c’était parti pour les 1:54:20 de projection sur mon laptop arrimé au cycle fix. Il fallait au moins que je perde un kilo avant le 14 juin où sûrement j’en reprendrais trois, et 500 mètres plus loin toute l’histoire de Michel et Romy, mêlée à celle de Michel et Léa, était déjà bien lancée : le récit m’avait déjà pris par la gueule et le cœur en modulant les sentiments les plus délicats.
C’est dans le courant d’une autre histoire, filée dans son dernier roman par cet écrivain du nom de Mark Greene que j’avais rencontré vingt jours auparavant dans un minuscule restau japonais de la rue des Ciseaux, à Paris, et avec lequel j’avais tout de suite sympathisé au point que nous nous étions éternisés à parler encore et encore sur un coin de trottoir autour de minuit - dans ce roman donc, intitulé Federica Ber et que l’écrivain m’a envoyé dix jours plus tard et que j’ai lu d’une traite, d’abord avec soulagement (il est toujours redoutable de recevoir un livre de quelqu’un dont on n’a pas envie d’être déçu) et ensuite avec un graduel et profond bonheur, me coulant dans une fiction à valeur de rêve éveillé, surprenant à chaque page et nous renvoyant aux choses de notre vie alors qu’y était explicitement cité le film de Claude Sautet que je me souviens avoir plus ou moins snobé dans ma vingtaine (sa sortie date de 1970) et qui, comme en miroir, proposait à la fois un en deça et un au-delà du roman, les deux œuvres traitant également de bleus au cœur et de fuite, de passions mal barrées et de maladie (dans le roman), d’escalades plus ou moins chargées de symboles (comme chez Dino Buzzati) ou de mort violente (dans le film et le roman), etc.
Où il est question d’âges et d’anges…
Michel Piccoli avait quarante-cinq ans dans le rôle de Pierre, le protagoniste des Choses de la vie, septante-deux ans dans la peau de Marcel, le vieil amant de Mylène Demonjeot dans Sous les toits de Paris d’Hiner Saleen, et huitante-six ans en pontife apostolique mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti.
Je note précisément ceci car mon aïeul paternel est mort à 71 ans, mon âge ce jeudi d’embellie annoncée par la météo, alors que mon Grossvater lucernois a presque atteint l’âge actuel de Michel Piccoli (93 ans) où je doute d’arriver sans cure transgénique mais ça reste ouvert.
J’ose ajouter, quitte à me répéter, que les hasards de la vie font que si je suis né le même jour que Che Guevara, lequel est mort au jour de la venue au monde de Michael Wyler, autre chroniqueur de Bon Pour La Tête né en octobre 1947, etc.
Tout cela pour dire quoi ? Que la sensibilité n’a pas d’âge, ni les bleus au cœur, mais que la perception de tout ça, et l’expression des «choses de la vie», découlent souvent des âges fondant une expérience, ou au contraire nous pétrifiant le cœur.
Les poètes et les artistes ne sont pas des anges, mais des corps et des cœurs; les artistes et les poètes sont autant d’histoires que se racontent tout un chacun sur son vélo d’appartement ou n’importe où, mais l’art et la vraie poésie fait bel et bien apparaître des anges sur les toits de Berlin (dans Les ailes du désir de Wim Wenders) ou sur les corniches des toits parisiens (dans le roman de Mark Greene), et l’ordinaire discours plus ou moins « technique » sur les choses de la vie devient alors autre chose, qui rompt avec la jactance énervée des temps qui courent où chacun assène son opinion au lieu de se raconter, détails à l’appui.
L’idéologie, politique ou religieuse, qui sature le «discours » actuel, est une pétrification des idées, alors que celles-ci ne valent que lestées d’expérience humaine complexe, voire contradictoire. Bien entendu, il n’est aucune grande œuvre qui n’ait de composantes idéologiques, religieuse ou politique, comme on le voit notamment chez les poètes, de Dante à Shakespeare, ou, au cinéma contemporain, de Rosselini à Ken Loach, entre autres.
Mais quand l’idée pétrifiée, le concept partisan, la posture ou l’opinion-mitrailleuse se substituent à l’expérience sensible et à l’alchimie des formes, comme on le voit dans les emballements médiatiques ou les poussées d’hystérie des réseaux sociaux, ce qu’un Armand Robin appelait « la fausse parole » scelle la confusion et la chute dans le n’importe quoi.
Or il faut rappeler que l’art, la littérature encore digne de ce nom, mais aussi la simple conversation patiente et attentive, nous immunisent précisément contre le n’importe quoi.
Il y a quelque chose de purifiant dans la création artistique, et même d’hygiénique, de tonique et de reconstituant, que je vis à l’instant après une heure de pédalage sur-place intense en compagnie de deux actrices merveilleuses (Romy Schneider et Léa Massari) et du Pierre de Michel Piccoli ou du François de Jean Bouise, où seule la mémoire du protagoniste et le récit du tandem Sautet-Dabadie nous font sortir du chaos mortel.
Pareil pour le roman de Mark Greene, dont l’éditeur (Grasset) me prie de ne pas trop « buzzer » plus que ça...
En août prochain, l’aimable lectrice et le bienveillant lecteur de cette chronique découvriront aussi bien les personnages de Federica Ber, non moins attachants que ceux des Choses de la vie, entre les toits de Paris et le Chemin de ronde d’un pic des Dolomites d’où les chamois, parfois s’envolent…
Les choses de la vie est la remémoration, déchirante, des errements de quelques personnages qui auraient tous « pu faire mieux », et ne reste que la «révélation de la mort» dans la mémoire de Pierre. Dans Federica Ber, Mark Greene remplace, après la fin d’une histoire d’amour dont on ne sait peu près rien, ce bilan d’une vie par la fiction où l’apparente absurdité de la vie trouve finalement un sens puisque le poète Greene, comme les artistes des Choses de la vie, nous touchent au cœur.
Le sourire final du narrateur de Mark Greene me rappelle ,alors que s’affiche le mot FIN sur mon petit écran vélocipédique - au soulagement de mes putains de vieilles rotules- , le sourire muet de Michel Piccoli rencontré par hasard, cette année-là, sur un sentier pierreux des hauts de Locarno - cher septuagénaire s’envoyant encore en l’air sous les toits de Paris sans se douter qu’un lustre plus tard le malicieux Nanni Moretti en ferait un pape - entre autres choses-de-la-vie qu’on peut se raconter avant 71 ans et même après…
Mark Greene. Federica Ber. Grasset, 203p.(à paraître en août 2018)
À propos de La Passion de transmettre, recueil d’entretiens de l’historien Alfred Berchtold avec JLK, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts. Gilbert Salem lui avait consacré la DER de 24 Heures. Alfred Berchtold, surnommé Pingouin par ses petits camarades de la communale de Montmartre - où il séjournait à cause des activité professionnelles de son père -, fête aujourd'hui ses 93 ans ! Joyeux anniversaire Monsieur Berchtold !!!
Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de LaS uisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.
Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*.
«A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.»
Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué.
«Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.»
Plus tard, quand il alla à larencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.»
Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette.
«Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).
«La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...»
Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art.
Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»
Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.
C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées.
Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées...
En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe.
«Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.»
«Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer.
«Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.»
La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.»
Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.
Il y a sept ans de ça, Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno, taxait le film Vol spécial de Fernand Melgar, consacré à la situation des requérants dans notre pays et à leur renvoi parfois intempestif, de documentaire fasciste, sans un début d’argument.
Aujourd’hui, le coup de gueule poussé par le cinéaste à propos du trafic de drogue en rue dans son quartier lausannois, à proximité d’une école, dans un édito publié par le journal 24 Heures, hélas suivi d’une discutable dénonciation à visages découverts, sur Facebook, provoque une lettre ouverte, issue de jeunes étudiants en cinéma genevois, et signée par 200 collègues de Melgar. Dans la foulée, en vive opposition avec la gauche de la gauche locale, le réalisateur aura été traité cette fois d’humaniste d’extrême-droite. Mais que sont les artistes devenus ?
Le lynchage verbal auquel s'est livré Paulo Branco, président du jury du Festival de Locarno 2011, à l'encontre de Fernand Melgar et de son film Vol spécial, taxé de « film fasciste », nous ramène à la rhétorique des idéologies totalitaires brune et rouge du XXe siècle, dont les affiches hideuses apparues sur nos murs sont un autre avatar.
Nous pensions être sortis de ce langage de brutes, et pourtant non : la simplification grossière, gage de bonne conscience guerrière, n'a rien perdu de son fiel mauvais et de sa violence.
Fernand Melgar s'attendait, probablement, à se voir attaqué par les partisans du parti populiste UDC, et cela n'a pas manqué : dès que j'ai présenté Vol spécialdans les colonnes de 24Heures et sur mes blogs, certains censeurs, sans avoir vu le film, ont accusé ce fils d'Espagnols de salir la Suisse qui a si généreusement accueilli les siens, n'est-ce pas.
Entre les lignes on lisait la vieille rengaine sympa des années 50-60, genre «rentre chez toi l'Espingouin !» ou « va donc voir à Moscou !» Taxer Melgar de gauchiste s'inscrivait d'ailleurs dans la logique de son rejet par la droite primaire. Ses films, d'Exit à La Forteresse, sont en effet marqués par ce qu'on pourrait dire un humanisme de gauche, sans qu'on puisse parler de films militants pour autant au sens où on l'entendait dans les années 50-60. Melgar se dit lui-même démocrate, et ce n'est pas une posture mais une position qu'il incarne dans son travail et dans sa vie.
Toutes choses qui doivent échapper complètement à l'intello typique de la vieille garde des compagnons de route incarné par Paulo Branco, pour qui la démocratie directe à la manière suisse, dont il ignore évidemment tout du fonctionnement réel, ne peut qu'être suspecte. Pensez: un peuple qui vote si mal ! Yann Moix l'avait d'ailleurs déclaré avant lui : peuple de fachos, peuple de collabos !
Or, taxé de fascisme par l'élégant Paulo, le gentil Fernand n'a su répondre que ça : qu'il est démocrate, qu'il respecte ses aînés soixante-huitards et qu'il est juste triste...
Après la projection de Vol spécial, pour ma part, j'étais juste en rage, comme je l'ai été à Locarno en découvrant les abominables affiches de l'UDC en langue italienne qui fut celle certes de Mussolini mais qui est surtout à mes yeux la langue de Dante, de Fellini , de Pavese et de Pasolini.
Mais la rage devant le simplisme imbécile d'un slogan et d'une image de l'invasion est tout autre que la rage découlant du constat d'une injustice et d'une indignité avérées, liées elle-mêmes à une situation européenne et mondiale complexe, enchevêtrée, absolument indémêlable en termes manichéens opposant bourreaux et victimes. Cette complexité qui exclut les réductions simplistes avait été perçue il y a des décennies, d'ailleurs, par ces grands artistes que furent un Dürrenmatt ou un Pasolini, à la hauteur desquels un Fernand Melgar, remarquable artisan, n'a pas la prétention de se hisser.
Paulo Branco, en son simplisme idéologique de vieille ganache toujours imprégnée des eaux de vidures d'évier de la guerre froide, ne peut que détester la complexité ressaisie par Melgar. De toute évidence, notre pistolero de salon ignore les données réelles, sociales et politiques, d'une démocratie directe telle que la nôtre, nullement satisfaisante à bien des égards mais qu'il est malhonnête de juger sans la connaître un tant soit peu.
Qu'un réalisateur suisse, nullement chauvin au demeurant, se pointe à Locarno avec un directeur de prison administrative suisse à cravate rose, ne peut que paraître suspect à Paulo Branco qui prétend, à tort, que le réalisateur le présente en héros. Que le responsable de prison à cravate rose déclare haut et fort, dans le film, qu'il a honte d'être Suisse au lendemain de la mort, à Zurich, d'un requérant d'asile renvoyé dans des circonstances explicitement dénoncées par le film, ne saurait intéresser Paulo Branco dont l’opinion est scellée d’avance.
Représentant avéré de ce que notre confrère Claude Ansermoz a appelé exquisement la «Révolution des œillères), Paulo Branco ne voit rien de la réalité effectivement documentée par Melgar, qui est celle d'un piège. La prison de Frambois est un piège qui a cela de particulier que tout le monde y est piégé. Bien entendu, il serait «obscène», pour reprendre les termes de Paulo Branco, de mettre la situation des sans-papiers sur le même plan que celle des fonctionnaires commis à leur entretien, mais ce n'est pas du tout ce que fait Melgar. Pas un instant le réalisateur ne justifie les pratiques des gardiens commandées par le Règlement, qu'il se borne à montrer. Et que s'imagine donc Branco : que les 3000 spectateurs qui ont applaudi Vol spécialapplaudissaient le Règlement appliqué ?
Le malentendu est aussi une affaire de générations, et je comprends que Paulo Branco rêve de prolonger l'illusion du film militant, tel que Francis Reusser, par exemple, le pratiqua jadis dans Biladi, documentaire palestinien strictement unilatéral. Voir Biladi et conclure : salauds d'Israéliens fachos ! Belle preuve de bonne conscience, que j'ai retrouvée l'an dernier chez notre cher Freddy Buache lorsque, lui recommandant de voir Le responsables des ressources humaines, il me répondit : « Ah mon cher, un film israélien, non merci ! »
Dans le même ordre d'observations, je me rappelle les Journées de Sorrente de l'année 1977, consacrées au cinéma suisse, marquées notamment par la projection du Grand soir de Reusser, des Indiens sont encore loin de Patricia Morazt et de Violanta de Daniel Schmid; et quels beaux soirs nous aurons vécu, sur les terrasses domminant la baie de Naples, à entendre ces dames et messieurs disserter sur la meilleur façon de toucher le peuple suisse plus ou moins collabo (le mot n'y était pas, mais l'idée pointait le museau), du moins estimé somnolent à proportion de son peu de goût pour des films jugés (injustement) plus ou moins chiants.
Cette gracieuse désignation des «collabos», introduite par Paulo Branco lui-même dans sa réponse à notre confrère Claude Ansermoz (24 Heures du 17 août 2011) lui demandant comment il interprétait le fait que 3000 personnes, à la FEVI, se lèvent pour applaudirVol spécial, en dit long sur le respect que le produc à provocs's montre envers le public, bande de veaux qui votent des lois infâmes, c'est bien connu.
Au même propos, je me souviens d'une soirée passée à Cologne, il y a une vingtaine d'années de ça, en compagnie d'un autre ponte de la provoc', en la personne de Günter Wallraff (Tête de Turc, etc.) qui me dit comme ça, après m'avoir demandé si c'était le journal qui réglerait l'addition, que la Suisse pendant la guerre s'était montrée plus que collabo : vampire de l'Europe nourrie du sang et de l'or des Juifs.
À cette rhétorique de propagandistes prenant leurs désirs ou leurs exécrations pour la réalité, s'oppose évidemment l'exigence plus modeste de rendre compte de celle-ci dans toutes ses composantes, dont les éléments sociaux ou politiques ne sont pas forcément les principales.
De ce point de vue, le souvenir de Violanta de Daniel Schmid, sans être son chef-d'œuvre, ou La dernière chance de Leopold Lindtberg , me semble plus vif aujourd'hui, comme celui de L'Âme sœur de Fredi M.Murer, léopard d'or de Locarno en 1985, que celui des réalisateurs engagés de l'heure.
Or qu'est-ce aujourd'hui qu'un film «engagé» ? À vrai dire je n'en sais trop rien, pas plus qu'en littérature, ou disons plutôt que la notion d'engagement prête trop souvent à malentendu, sauf pour les bien-pensants.
S'il s'agit d'achopper à la réalité contemporaine, je dirai que l'admirable Mary d'Abel Ferrara me semble aussi engagé, sinon plus en termes de travail artistique, que les reportages remarquables de Stefano Savona réalisés dans la bande de Gaza l'an dernier et cette année sur la place Tahrir.
En ce qui concerne le cinéma suisse, je constate que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, et plus encore Cleveland contre Wall Street, ou Groundding de Michael Steiner,Des épaules solidesd'Ursula Meier. Prudhommes de Stéphane Goël ou Vol spécial de Fernand Melgar, relèvent d'un engagement plus frontal et mieux accordé à un débat de large audience que nombre de films «politiquement» plus explicites de leurs aînés.
Sans en faire une question de générations, il me semble que les rélisateurs du nouveau cinéma suisse, à partir des docus de Bron (Connu de nos services) et de Lionel Baier (Celui au pasteur ou La Parade),entre autres, se sont distingués de leurs prédécesseurs en préférant, à la démonstration établie sur des conclusions préalables - procédure souvent appliquée dans l'émission- vedette de la TSR, Temps présent, conduite par Claude Torracinta -, la simple exposition des faits supposés parler d'eux.même à un public libre de se faire une opinion en dernière instance.
Bien entendu, la réalité suisse a un côté modeste et pompon qui peut exaspérer, et les manières du bon Docteur Sobel (dans Exit de Melgar), expliquant à la candidate au suicide que, maintenant, on va gentiment prendre sa potion, frisent parfois le monstrueux, comme l'a bien montré Michel Houellebecq à la fin de La carte et le territoire. Une Zouc,une fois encore, a illustré merveilleusement cette terrifiante gentillesse du petit pays à nains de jardin...
Aux socialistes révolutionnaires qui lui reprochaient de ne pas prendre, dans ses récits extraordinairement documentés sur la misère de la Russie tsariste, Anton Tchekhov répondait que, s'il s'était attaché sérieusement à la peinture des faits et gestes de voleurs de chevaux, il lui paraissait inutile de conclure en disant qu'il est mal de voler des chevaux. Le problème de Paulo Branco, amateur de chevaux, est qu'il n'en a qu'à la moralité déclarée (ce qu'il appelle pompusement la « responsabilité ») et qu'à ce taux-là un Tchekhov, comme un Pasolini plus tard, ou un Kundera en littérature - et je ne parle de ce facho de Soljenitsyne - ne peuvent qu'être suspects avec leurs façons respective de montrer sans démontrer.
Frédéric Maire, pour défendre loyalement Fernand Melgar et son travail, a justement souligné que le réalisateur lausannois montrait au lieu de démontrer. À quoi, ajoutant une muflerie sur l'autre, Paul Branco a osé répondre que sans doute le directeur de la Cinémathèque n'avait pas vu le film ! Aggravant son cas, le même Paulo a ajouté qu'il lui paraissait scandaleux que le Festival de Locarno accueille seulement um film aussi fasciste que Vol spécial.
De son côté, Olivier Pèrene m'a paru peu bien courageux, quoique défendant Melgar, en invoquant les «motifs artistiques», et non politiques, sur lesquels se fonde son invité, lequel n'a pas amené le début d'une argumentation de type réellement cinématographique sur le film en question.
Autant dire que la Suisse fasciste et collabo est reconnaissante à Edouard Waintrop, grand cinéphile français qui a remplacé Olivier Père à la tête de la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, de voler au secours de Melgar en se déclarant lui aussi fasciste et collabo !
Si les mots ne veulent plus rien dire dans la confusion amnésique des temps qui courent, alors allons-y petits : après avoir été tous des Juifs allemands au temps de Dany le Rouge, nous voici tous fachos collabos promis bientôt à un vol spécial que pilotera Paulo Branco, avec Yann Moix pour copilote, lesquels nous conduiront, menottés et garottés, jusqu'au bord de la piscine de leur palace préféré où nous attendent les clones téléfilmiques d'Hitler et Salazar, à siroter des mojitos...
Comme une double crise mimétique
Pour en revenir aux dernières péripéties liées à la dénonciation collective de Melgar par plus de 200 signataires d’une lettre à mon sens contestable, et notamment quand on apprend que certains de ses initiateurs n’avaient vus aucun film du réalisateur (!), ce qu’on pourrait dire, en se référant aux analyses pénétrantes d’un René Girard, c’est que par deux fois nous aurons assisté à ce que l’anthropologue appelle une crise mimétique, qui se solde ordinairement par la désignation d’un bouc émissaire.
Comme toujours en pareil cas, les parties en conflit ont des raisons égales de s’opposer, morale à l’appui (chacun brandissant bien haut son Éthique), mais en l’occurrence l’on a vu finalement que personne n’avait raison et que, s’agissant d’artistes (ou prétendus tels) et non de militants politiques, dans un magma de psychologie et de rhétorique aussi creuse que vertueuse, le résidu de tout ça resterait amer pour les gens de bonne foi, ne bénéficiant qu’aux idéologues ou aux partisans à la petite semaine, à gauche autant qu’à droite.
Du moins est-ce ainsi que je l’aurai vécu, dans la tristesse de voir des gens de qualité se vilipender mutuellement dans cet emballement médiatico-idéologique qui ne résoudra rien. Les apprentis cinéastes de l’école genevoise, dont le directeur n’a pas brillé, donnent des leçons à Fernand Melgar en matière de métier documentaire. Eh bien qu’il commencent à prendre en considération le grand travail accompli par l’auteur de La Forteresse, d’Exit, de Vol spécial et de L’Asile, et ensuite qu’ils fassent eux-même oeuvre concrétisant leurs beaux principes. Et les professionnels, un Jean-Stéphane Bron, un Lionel Baier, un Francis Reusser ont-ils vraiment des leçons de Haute Morale à donner à leur confrère ?
L’alerte si mal lancée du citoyen-papa Melgar, usant du réseau social sans se douter que cette arme est à double tranchant, a provoqué un effet de meute affolant les hyènes ordinaires autant que les indignations fondées sur le respect humain. Bref, et une fois encore, tout le monde a déraillé dans cette affaire, mais comment ne pas dérailler ? Comment garder son sang-froid devant la réalité qui est la nôtre, où le crime organisé profite des désordres de l’injustice ou de l’incurie, où tout est emmêlé au dam des analyses fondées de bonne foi.
Entre désarroi et cynisme
On a lu, parmi les sottises à poussées exponentielles répandues sur les réseaux sociaux, celle d’un jeune écrivain faraud, signataire évidemment de la dénonciation collective, affirmant que, pour lui, la vision des dealers de rue n’est en somme pas pire que celle de militants du WWF...
Hélas on en est là: à ce tout petit cynisme ricanant opposé à la bonne foi d’un homme de coeur aussi sincère et soupe au lait que notre Quichotte de quartier. Sacré Fernand ! Mais à présent, fais gaffe quand tu sors, vu que le mal rôde et qu’il a tous les visages du ressentiment larvé et de la vengeance...
Celui qui se rappelle le moment crucial où Mademoiselle Eglantine Duplomb sa maîtresse de piano déclara après le déchiffrement du morceau sur la Méthode Rose : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances » / Celle qui dispose d’un nuancier se réclamant à la fois de Vasari et de Goethe / Ceux qui estiment que le génie expressionniste, ou plus exactement hyperréaliste à cadrages biaisés, de Michel Houellebecq, manque un peu de nuances sur les bords mais on ne peut pas tout avoir conviennent-ils en revenant à la lecture d’Alice Munro ou d’Anton Pavlovitch Tchékhov / Celui qui achoppe au jugement porté par Houellebecq (Michel, pas Gaston) sur l’idéologie sous-textuelle des poèmes de Jacques Prévert (« avant tout un libertaire, c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ») en se rappelant les vers immortels du même Houellebecq dans son impérissable Configuration du dernier rivage : «Les hommes cherchent uniquement à se faire sucer la queue / Autant d’heures dans la journée que possible / Par autant de jolies filles possibles / En dehors de cela, ils s’intéressent aux problèmes / techniques./ Est-ce suffisamment clair ? » /Celle qu’intéressent les combinaisons de couleurs des vêtements de Michel Houellebecq style pistache/framboise ou citron /bleuet qui font dire à Pierre Cardin que tous les goûts se défendent en social-démocratie si les Chinois achètent / Ceux qui constatent que la peinture de J.M. Turner n’est que nuances au point de se dissoudre à la manière des nymphéas de Monet dans un étang mal aéré / Celui qui dit à Marcelle qu’elle est une conne avant de se reprendre : conne vachement cultivée je reconnais / Celle qui qualifie les juifs et les arabes de« nez crochus » sans faire d’amalgame / Ceux qui jouent du Schubert comme si c’était du Bartok / Celui qui parle de Ruysdël comme d’un Raphaël hollandais sans le confondre avec Hamilton le photographe de nymphettes épilées/ Celle qui conclut volontiers que tous les goûts sont dans la nature laquelle reste de marbre quand deux vaches se montent dessus faute de train à regarder passer / Ceux qui tiennent à préciser au cocktail donné en l’honneur de Metin Arditi qu’eux aussi sont quelque part CHARLIE sans préciser à quel taux de change / Celui qui affirme que son néolibéralisme ne cautionne pas forcément l’exploitation des vraiment très pauvres s’ils le prouvent / Celle qui met des bémols à tous ses guillemets / Ceux qui prennent leur air de psys de gauche pour insister sur le fait (Marie-Ange, c’est moi qui parle) qu’on va travailler la question / Celui dont l’esprit caustique sent « les vieux démons » au dire de Maryvonne dont les antennes frémissent dès qu’on s’en prend à la gauche de la gauche /Celle qui aggrave son cas en essayant de préciser en quoi elle se sent plutôt Charlotte (la juive douée pour le dessin) que CHARLIE / Ceux qui sont pour le rétablissement de la peine de mort dans un esprit respectueux des droits de l’homme et après consultation des experts dont au moins une femme mûre et un psy de couleur,etc.
Symbole du nombrilisme stérile pour les uns, le monumental Journal intime d'Amiel fut aussi passionnément défendu par d'autres, tels Léon Tolstoï et Vladimir Dimitrijevic, son éditeur posthume, ou Roland Jaccard en son impertinente pertinence d’infatigable zélateur.
Pour qui n'a pas fréquenté vraiment le Journal intime d'Amiel, le nom de celui-ci reste le plus souvent associé à quelques formules typées qui, pour avoir un fondement, n'en sont pas moins des obstacles à la compréhension globale de cette extraordinaire entreprise littéraire.
Trivialement parlant, Amiel incarne ainsi, pour beaucoup, le type qui se regarde vivre à longueur de journée; le rêveur velléitaire incapable de se décider à écrire le livre dont il rêve ou épouser la femme qui l'attire.
«Le professeur Amiel fut un impuissant», écrivait Brunetière, premier de ses détracteurs. Et de nos jours, l'amiélisme passe pour l'emblème par excellence du repli sur soi et de la délectation morose. On le qualifie de noix creuse et le tour est joué.
Or s'il y a du vrai dans ces reproches, le moins qu'on puisse dire est que ces clichés réducteurs n'épuisent pas le sujet.
D'abord parce que les 16 900 pages du Journal intime ne se bornent pas à de quotidiennes déplorations. Et puis Amiel est un écrivain d’exception. Non seulement une âme profonde et un cœur délicat, mais une intelligence ondoyante et curieuse de tout, un observateur aigu de se semblables et un poète en prose autrement inspiré que dans les vers de mirliton qu'il croyait le meilleur de sa production littéraire.
De cet Amiel multiple et captivant, la lecture continue du Journal intime permet aujourd'hui de se faire une représentation mieux fondée que naguère, même si de nombreux esprits de qualité, de Tolstoï à Thibaudet ou de Mauriac à Georges Poulet, préfacier magistral du premier volume, ont déjà reconnu et défini les particularités de cet involontaire chef-d'œuvre. Amorcée en 1976, l'édition intégrale, dont le douzième et dernier volume devrait paraître en 1992, apparaît elle-même comme un monument définitif. On peut y voir la plus belle marque de reconnaissance de la part de Vladimir Dimitrijevic qui, à vingt ans, débarquant en Suisse romande au début de son exil, posa cette première question à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel ?»
***
Dans le neuvième tome paru en 1991, qui recouvre les années 1872 à 1874, je retrouve ce matin Amiel, la cinquantaine passée, au moment où son amie Marie Favre (la fameuse Philine qui s'abandonna à lui pour une passagère effusion sexuelle) lui annonce de Berlin qu'elle préfère lui rendre sa liberté. C'est alors, pour lui, l'occasion de regretter son incapacité à contracter ce qu'il appelle un «mariage américain», que nous dirions un mariage d'amour banal. Lui qui examina 50 possibilités de se marier en 1852, et 80 en 1857, n'a pu se marier avec Philine parce qu'elle traînait «avec elle trois ou quatre parents» qui créaient «une impossibilité morale » pour lui dans son «monde genevois». Après la défection d'une autre égérie, c'est Fanny Mercier, dont il fera la légataire du Journal intime, qui hante ces pages de sa présence affectueusement austère...
À part ses flirts spiritualisants, Amiel ronchonne contre l' «incivilité de manants» de ses étudiants, ces «oisons» qu'il ne parviendra jamais à intéresser, se dévoue et se lamente d'y perdre sa vie sans plaisirs tandis que ses molaires s'évident et que ses cheveux tombent. «Ce n'est pas le moment d'écouter les rossignols et de rêver aux îles Fortunées», note-t-il alors que «le catarrhe chronique s'installe».
Et pourtant l'écriture lui tient lieu, chaque jour, de chant et de tropiques. Dans le miroir de sa conscience, c'est l'universel qu'il cherche indéfiniment et traque en nombriliste ouvert au cosmos.
Impuissant, Amiel? Mais c'est ne pas voir la vigueur tonique de ses réflexions tous azimuts (sur la démocratie, contre l'esprit français, la «pieuvre» catholique et ses «lanières à pustules», notamment, la philosophie allemande et le collectivisme s'annonçant en Russie) et, plus concrètement, ses innombrables balades à pied autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, ses baignades en eau froide et la remarquable santé avec laquelle il rend tant de visites à tant de probables casse-pieds qu'il éreinte ensuite avec non moins de vigueur.
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Le vénérable Virgile Rossel, quelques années après la mort d'Amiel, limitait l'intérêt du Journal intime à «certains chapitres de psychologie intime» et quelques portraits, et vouait le reste au probable oubli de la postérité. Amiel lui-même ne voyait-il pas dans la rédaction de ces pages «une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard»?
Du moins au terme de sa vie, devant les 174 cahiers noircis, a-t-il fini par admettre que telle était bien l'œuvre de sa vie, fût-ce sans concevoir vraiment quel inestimable trésor il nous léguait...
Roland Jaccard[1] : «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé ? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud ».
[1] Henri-Frédéric Amiel, Du journal intime, préface de Roland Jaccard. Éditions Complexe, 1987.
(Ce texte est extrait de l’ouvrage intitulé Les Jardins suspendus, à paraître cet automne aux éditions Pierre-Guillaume de Roux)
À propos de quelques tricoteuses de mots qui ont souvent, plus que leurs pairs, les pieds sur terre. Des œuvres d'auteures romandes l'illustrent à cet égard, d’Alice Rivaz à Janine Massard ou Anne Cuneo, et de Mireille Kuttel à Pascale Kramer...
Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme, vouée par nature à l’enfantement, est d’ordinaire moins dupe des mots et des idées que l’homme. Or sans donner dans le schématisme, force est de constater qu’aucun système philosophique n’a été conçu par une femme (la géniale Simone Weil est une mystique réaliste pas systématique du tout) et que les écrivains au féminin conservent le plus souvent un lien charnel, tripal ou affectif avec «la vie» et sa matérialité, plus solide que chez les auteurs du sexe dit fort. Même en littérature on ne «la fait pas» à notre amie la femme, pourrait-on dire, et nul besoin de quitter le jardin romand pour constater que, plus d’une fois et sans demander la permission, les auteures sont sorties de leur rôle de bas-bleu pratiquant l’écriture comme un délassement de grandes (ou petites) bourgeoises.
Il est vrai qu’Alice Golay, fille de socialiste notoire, prit le pseudo d’Alice Rivaz pour ne pas gêner son paternel, mais c’est bel et bien elle qui aura marqué à la fois l’affirmation «virile» d’une position féministe émergeante et la modulation proprement littéraire, dans ses romans et ses nouvelles et autres récits autobiographiques, d’un regard sur la société dont l’acuité n’avait rien à envier aux aperçus de ces messieurs Les thèmes de l’œuvre d’Alice Rivaz (la solitude, la difficulté de vivre en couple, les tribulations de la passion, le sort des individus marginalisé par la société) procèdent de l’expérience personnelle de la romancière, d’abord marquée par la soumission excessive de sa mère bien pieuse à son mari autoritaire et anti-clérical, qui se frotta ensuite au monde dès son entrée au BIT (Bureau international du travail) où elle fut longtemps employée.
Mais cette femme-qui-travaille revendiquait aussi, en tant que romancière, une différence recoupant le propos de Dominique de Roux, affirmant que «les écrivains hommes, souvent, désincarnent et transcendent», tandis que «les femmes incarnent».
Et de préciser qu’«enfoncées dans la matière, aux prises avec le limon originel nous ne pouvons extraire nos moyens d’expression que du contact quotidien avec la créature terrestre. C’est ce contact, ce corps à corps, qu’il nous faudra dire, écrire. Trouver les mots de nos gestes, de notre démarche, exprimer les pensées et le travail de notre corps et de nos mains».
Ces mots évoquent le «langage-geste» tel que l’entendait Ramuz, qui défendit d’ailleurs Alice Rivaz dès ses débuts, et dont on pourrait dire alors, que l’œuvre «incarne» autant qu’elle «transcende».
Le malentendu de l’engagement
Est-ce à dire qu’il y avait une femme «réaliste» sous la moustache de Ramuz? Que voulait dire Flaubert quand il affirmait qu’il incarnait en somme Emma Bovary? Et n’y a-t-il pas autant d’auteures (sans parler des auteuses et des autrices) qui se payent de mots que de littérateurs?
Ce qui est sûr, c’est que le regard des romancières romandes avant et après la seconde Guerre mondiale, de Catherine Colomb (pénétrante observatrice proustienne des univers familiaux) et Alice Rivaz, aux générations suivantes, n’a cessé de se faire plus aigu, souvent en phase avec l’émancipation sociale de la femme, avec ou sans «discours» féministe.
A cet égard, c’est à la lecture des œuvres, et sans considération des «postures» idéologique ou politiques, que j’ai vérifié, personnellement, le bien-fondé de la remarque de Dominique de Roux, en lisant les romans d’auteures souvent snobées par la critique «en place» ou par le milieu académico-littéraire, dont Mireille Kuttel (qui vient de quitter ce bas monde) en fut un exemple notable.
Fille d’immigré italien, de tournure petite bourgeoise et modeste, peu versée dans la mondanité locale, d’une génération point encore trop émancipée, Mireille Kuttel a signé quelques romans remarquables (notamment La Malvivante et La Pérégrine) marqués par un mélange d’acuité sensible et de sourde révolte qu’on retrouvera dans les premiers écrits autobiographiques d’Anne Cuneo (Gravé au diamant et Mortelle maladie notamment), autre romancière d’origine italienne mais d’une génération plus explicitement politisée.
Or répondant à la question Pourquoi j’écris, en 1971 Anne Cuneo l’intellectuelle engagée à gauche affirme posément: «Je ne suis pas plus artiste ici que lorsque je faisais un enfant», et dans la foulée, Janine Massard, autre figure de femme en révolte et ne se payant pas de mots quand elle parle de son expérience personnelle ou qu’elle témoigne des humiliés du monde ouvrier ou paysan (dans La petite monnaie des jours et Terre noire d’usine), incarne bel et bien les personnages de ses romans, par delà les beaux discours, parfois avec une intensité déchirante, comme dans Ce qui reste de Katharina et Comme si je n’avais pas traversé l’été.
Question d’engagement, au sens politique, l’on remarquera qu’une Anne-Lise Grobéty a été la plus conséquente des écrivaines romandes à cet égard, mandat à la clef. Mais quoi de plus réellement «engagé» que ses romans en pleine chair hypersensible, dégagés de tout discours?
Et si la littérature était transgenre?
Là-dessus, la meilleure illustration de l’incarnation dont parlait Alice Rivaz me semble représentée par les romans de Pascale Kramer, qui s’est signalée dès 1982 (avec Variations sur un même thème) par un regard panoptique de pure romancière dont la porosité et la dramaturgie, l’attention extrême aux êtres le plus souvent sans langage, et l’écriture à la fois limpide et lisible par tous, n’ont cessé de s’affiner et de se charger de plus de densité existentielle et affective, dans une atmosphère rappelant à la fois les romans d’un Simenon et les dislocations sociales ou familiales d’un Philippe Djian.
Mais le fait que Pascale Kramer soit une femme est-il décisif, et son œuvre serait-elle radicalement différente si nous avions affaire à Pascal Kramer? Cela devrait se discuter en colloque scientifique, n’est-ce pas mais pour ma part je m’en contrefiche.
A la première page du roman Femmes de Philippe Sollers, je lis à l’instant ceci: « Le monde appartient aux femmes. C’est à dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment». C’est ce que j’appelle se payer de mots. Or lisant Pascale Kramer, lisant Janine Massard, lisant Alice Rivaz et tant d’autres, y compris Marcel Proust qui était une sorte de génial transgenre, je me dis que notre amie la femme nous aide pas mal, quoique pas toujours, à ne pas nous payer de mots – et là c’est la fin de la chronique vu que ma bonne amie, qui n'écrit pas, m’envoie un SMS de la cuisine pour me rappeler que le monde appartient à la vie: à table!
Du Maestro je me rappellerai toujours cette vision du vieil homme cassé, parfaite image de l’homme seul, désormais « sans caresses », selon son expression, à la fois pathétique et riant cependant quand je lui lançai: « La vie est vache, comme disait Céline ». Et lui : «Pauvres vaches, dont on invoque le nom, qu’y peuvent-elles ?»…
Nous venions alors de rentrer d’une balade sous la pluie, le long de la pente en dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son «corps de chiotte» tout en évoquant un prochain Festival des désespérés qui va tiendra à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise, et où diverses performances seront proposées à la seule gloire du Désespoir.
Or, comme je lui avais demandé des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda en 1970 avec Erica Tedeschi, sa femme, le Maestro m’expliqua que la compagnie « tournait » toujours et lui survivrait, probablement, sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes «de l’autre côté»…
Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella - notre amie Anne-Marie Jaton, parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact depuis quelques années par le truchement de Fabio Ciaralli - à la porte de son repaire plus ou moins secret de C***, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, aux murs couverts de milliers de livres et ornés de nombreux tableaux, collages, gravures,photos de théâtre et autres portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire en station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent le tour artisanal, composite,simultanéiste et comparatiste des travaux du poète-philologue.
C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain se sera gardé de répondre trop précisément à mes questions, brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme et tutti quanti.
À propos d’Insetti senza frontere, sur quoi je le questionnai pour commencer, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un ouvrage de vieillesse : « J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans cette forme que j’aime particulièrement, de l’aphorisme - un goût que je cultive depuis toujours. C’est un livre évidemment marqué par la difficulté de vivre dans un corps vieillissant mais il n’en exprime pas moins des joies ténues et bien réelles, que les gens semblent avoir de la peine à concevoir. À ce propos, j’ai de la peine à m’entendre avec les autres par rapport au combat que nous menons contre la mort, qui n’est pas censée exister. Lorsque j’écris, il m’est encore possible de faire allusion à la mort, autant que dans les conversations avec mes amis, sinon, dans les relations ordinaires, cela devient impossible ! Ondoit bien se porter ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence disait le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’un résidu de chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, parler de la mort avec le notaire est possible, ça oui ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»
Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de «travailler»…
À propos du « cruel XXe siècle», le Maestro nous annonce que deux nouveau livres de lui sont à paraître ces prochains mois, à commencer par un roman, In un amore felice, qui a séduit ses amis des éditions Adelphi.
« Vous savez que j’abhorre le genre du roman, et que jamais je n’y ai touché. Pourtant, il y a deux ans, en traitement dans une clinique tessinoise, je m’ennuyais tellement, entre les soins, que j’ai commencé d’écrire cette histoire dont la fin devait contredire la chanson d’Aragon selon laquelle « il n’y a pas d’amour heureux »…
Quant au second livre annoncé, à paraître chez Einaudi sous le titre Ti saluto mio secolo crudele, il s’agit d’une recueil de textes inspiré par des faits divers et autres événements du XXe siècle, du naufrage du Titanic à la guerre du Vietnam, en passant par le jugement de Rudolf Hess.
Ensuite, la conversation a roulé sur la vision du monde dualiste de Guido Ceronetti, qui l’apparie au catharisme, et à sa perception du Mal, laquelle sous-tend aussi le « fantastique social » que modulent ses variations thématiques, autant que chezun Céline, en lequel il reconnaît l’un de ses «grands amours» littéraires. Dans la foulée, nous avons également parlé des genres divers qu’il a abordés dans son oeuvre: de la chronique journalistique ou de la polémique, du récit de voyage, de l’essai fragmentaire, de l’exégèse et de la traduction, de la poésie et, à tout coup, de sa propension à décrire la réalité plus qu’à parler de lui-même.
Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, le Maestro m’a proposé de faire une pause, non sans conclure avec un doux sourire : « Mes livres ne m’ont pas apporté beaucoup d’argent, mais ils m’ont donné beaucoup d’amour »...
Sur quoi notre hôte nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour «une bonne marche ».
Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours ; nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellera vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.
De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé tout plaintif, s’estimant le plus seul des hommes. Ayant mangé tout seul sur un coin de table, il a tenté (en vain) d’embrigader la Professorella dans le nettoyage de sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant: « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita », à savoir que rien, aucune force ne peut briser la plus infime fragilité…
Albergo alla Piazza Dante, à Chiusi, après la rencontre de Guido Ceronetti, le 20 février 2011.
Partagées par une dualité fondamentale, la vie et l’œuvre du grand écrivain trouvent leur unité dans le miracle d’une écriture fondée en humanité et visant un idéal fraternel. Anne Marie Jaton, dite la Professorella, après ses remarquables approches de Cendrars, Bouvier, Cingria, Chessex ou Queneau, éclaire les deux faces d’une œuvre de folle verve et de noire lucidité.
Chronique de JLK
C’est d’abord l’histoire, à valeur de scène primitive, d’un garçon de 10 ans sortant à peine des verts paradis où il fut l’enfant-dieu de sa mère, pour se trouver soudain confronté à l’abjection de notre drôle d’espèce.
Cela se passe en 1905 dans une rue de Marseille où la famille Coen s’est réfugiée à la suite de graves persécutions antisémites en l’île de Corfou, et voici qu’un camelot, vantant dans la rue les vertus d’un détachant «universel», s’en prend soudain au gosse à teint bistre et boucles noires du premier rang en lequel il identifie un «youpin», qu’il houspille avant de lui conseiller d’aller voir à Jérusalem s’il y est…
Comme nul ne prend, alors, la défense de l’enfant insulté, celui-ci vit l’agression comme une révélation de sa «différence» et d’un motif possible de rejet et d’exclusion. Un an plus tard, le Juif Dreyfus sera innocenté, au soulagement du père Coen, mais l’antisémitisme fera désormais partie de la vie d’Albert, ajoutant plus tard un h à son nom, même s’il n’est pas lui-même un Juif pratiquant, véritable macédoine identitaire à lui seul puisqu’il est Gréco-Turc par son père et Vénitien par sa mère, Genevois d’adoption à l’âge d’amorcer des études de droit, et ensuite Français de culture, Occidental aimant et détestant l’Occident (où Goethe et Mozart n’excluent pas Hitler) comme il aime et déteste sa filiation juive, jamais réconcilié avec un Dieu qui a «vu» l’anéantissement du ghetto de Corfou et les camps de la mort sans lever le petit doigt.
Dès ses premiers poèmes (répudiés par la suite), Albert Cohen a d’ailleurs marqué sa distance par rapport au Dieu biblique. Cependant, toute sa vie durant, une espèce d’inquiétude «pascalienne» le hantera, liée à la place de l’homme sur cette terre, cerné de mystère dès sa naissance et conscient, voire obsédé (c’est son cas) par l’idée de la mort, parfois même tenté par le suicide.
Ma sœur, passeur (e), la Professorella…
Le féminin de passeur est, en langue inclusive, passeure, mais je lui préfère quant à moi, s’agissant d’Anne Marie Jaton, le surnom de Professorella, au motif que celle-ci, issue de milieu lausannois plutôt modeste, devenue titulaire de la chaire de littérature française à la prestigieuse faculté des lettres de Pise, incarne elle aussi, à mes yeux, le miraculeux mariage des contraires par sa façon de conjuguer l’érudition joyeuse et l’intelligence du cœur, avec une vraie passion de transmettre
Or me demandant ce qui l’a intéressée chez Albert Cohen après ses livres consacrés à Cendrars et à Nicolas Bouvier, à Jacques Chessex et à Raymond Queneau, je me dis là encore: le mariage des contraires. De Cendrars, en effet, elle a montré la double nature épique et mélancolique; de Nicolas Bouvier, le mélange de curiosité universelle et de repli inquiet; de Chessex, la sensualité revendiquée et l’ombre puritaine; de Raymond Queneau, l’apparente fantaisie et la gravité secrète.
Autant dire qu’il n’est pas si étonnant que cette universitaire atypique couverte de chats et de chiens, épouse d’un vieux sage du barreau italien qui ne fut pas pour rien dans la fondation des auberges de jeunesse de la réconciliation européenne, fasse ami-ami avec le fringant Solal, l’adorable Ariane de Belle du seigneur, les Valeureux de Céphalonie et toute la smala des personnages de Cohen.
Anne Marie Jaton est, en outre, une lectrice infiniment poreuse, capable d’autant d’attention à l’égard du dernier épisode de la série du commissaire sicilien Montalban qu’à la réflexion proposée par René Girard sur le mimétisme amoureux. C’est ce qui fait de sa lecture d’Albert Cohen une possible (re)découverte vivifiante.
Entre l’alcôve, le bureau et les camps.
Lorsque son fils Albert étudiait le droit à Genève, non sans courtiser diverses dames avant d’en trouver une dans la bonne société calviniste, sa mère adorante, à Marseille, continuait de placer son couvert sur la table, en réservant les meilleurs morceaux à l’Absent au jour de son anniversaire. On peut ricaner, mais ce serait ne pas voir la grandeur quasi mythique de cette relation dont le père (ce gorille) est exclu, et qui prépare une singulière révision de ce qu’on appelle la passion amoureuse, telle que l’a décrite Denis de Rougeneont dans son fameux Amour et l’Occident.
La Professorella, à qui on ne la fait pas – on n’enseigne pas les subtilités de l’amour en littérature aux jeunes étudiants italiens férus de séries télévisées sans en tirer quelque expérience -, souligne justement l’importance de l’extravagante introduction de Belle du seigneur, fantastique illustration de la passion mimétique, avant de relever aussi le génie satirique d’Albert Cohen, dans son évocation des bureaux kafkaïens des institutions internationales où pontifie Adrien Deume - cela pour la tétralogie incluant Solal, Belle du seigneur, Mangeclous et Les Valeureux, qui ne devraient faire qu’un.
Solal le magnifique, dont le nom suggère la double nature solaire et solitaire, se déguise en vieillard hideux dans l’ouverture de Belle du Seigneur afin de séduire la belle Ariane qui lui a tapé dans l’œil lors d’une soirée. La mascarade introduit illico un thème récurrent de toute l’œuvre romanesque de Cohen, sur fond de comédie sociale tissée de mensonges : celui de notre réalité mortelle que nous ne cessons d’éluder. Ensuite le séducteur pourra revenir à la charge à visage découvert, mais c’est sa propre image, et celle de l’amour idéalisé, qui se fracassera après les feux de la passion, reflétant la vision pessimiste, voire parfois désespérée, de l’écrivain qui, là encore, produit un flamboyant chant d’amour au revers désenchanté.
Et puis il y a la mort semée par les hommes, à l’horizon de l’histoire avec une grande Hache. Dans la partie de l’œuvre qu’Anne Marie Jaton appelle «les œuvres du moi», et plus précisément dans Ô vous frères humains, Albert Cohen a parlé des camps de concentration, comme le narrateur des Valeureux
exprime son horreur au moment du départ de ses cousins pour Marseille : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêté à Nice, gazés à Auschwitz ».
Et dans ses Carnets de 1978, trois ans avant sa mort, c’est à Dieu lui-même que l’écrivain s’adresse en revenant sur l’incompréhensible horreur : «Tu as accepté tant de malheurs sur le peuple de Ton choix. Auschwitz, Dachau, Treblinka. Tant de malheurs injustes et tant de bonheurs immérités. Seigneur Dieu, explique Ton silence, justifie Ton indifférence».
Et la Professorella de conclure : «C’est sur cet appel, sur l’évocation de cette obscure énigme, l’une des plus angoissantes du 20 et du 21e siècles et sur laquelle se sont interrogés théologiens et philosophes – en particulier Jans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz – que se termine l’œuvre du moi».
Sur le même thème, Anne Marie Jaton a publié, en 2015, avec Fabio Ciaralli, un passionnant aperçu de la littérature suscitée par l’extermination, où les témoins directs, de Primo Levi à Imre Kertsez ou Elie Wiesel, Etty Hillesum ou Charlotte Delbo, ont osé exprimer, avec leur âme et leurs tripes, mais aussi leur talent, en écrivains ou en poètes, ce qu’on croyait indicible.
Terrible traversée que celle de ce livre (non encore traduit en français), qui s’achève sur un poème de Charlotte Delbo faisant écho à l’appel de Cohen à ses frères humains en nous interpellant d’un déchirant Ô vous qui savez : «Vous saviez que les pierres des routes ne pleurent pas / Qu’il n’y a qu’un seul mot pour l’épouvante / Un seul mot pour l’angoisse ? Vous saviez que la souffrance n’a pas de limite / L’horreur aucune frontière ? / Vous le saviez, vous qui savez ? »
La fraternité au bout de la nuit
Mais on verra que les Valeureux incarnent aussi cette forme d’amour «malgré tout» que représente l’humour, sur la face lumineuse de l’œuvre, et que toutes les contradictions liées à la condition humaine, la dualité des individus, la méchanceté née de la peur ou du besoin de dominer, les fractures culturelles ou les dissensions idéologiques peuvent être dépassées.
Il ne s’agit pas de dorer la pilule mais d’aspirer, selon l’expression de Cohen lui-même, au «mariage miraculeux des contraires». Le macho Solal reste à certains égards un enfant, les personnages les plus vivement épinglés par le satiriste, tel le pauvre Adrien Deume, ont droit finalement à la même tendresse que le père de l’écrivain, longtemps perçu comme un rival écrabouilleur.
Parfois déconcertante par son baroquisme échevelé à l’orientale, les monologues pléthoriques d’Ariane ou ses dissonances musicales à la Mahler, l’œuvre d’Albert Cohen, dont le langage est à la fois de sel et de miel, selon l’expression de la Professorella, est finalement concertante en cela qu’elle exprime «en musique» qu’un accord avec le monde, et même avec notre terrible espèce, ne relève pas que du pipeau…
Anne Marie Jaton. Albert Cohen, le mariage miraculeux des contraires. Presses polytechniques et universitaires romandes, collection Le Savoir suisse, 121p.
Anne Marie Jaton et Fabio Ciaralli. Andata e (non) ritorno, la letteratura dello sterminio fra storia e narrazione. Edizioni ETS, 2015.
À l’enseigne de Lettres vivantes, JLK vous donne rendez-vous au chalet préalpin de Geneviève Bille pour une lecture conviviale:
Vivre, lire et écrire avec JLK
Jeudi 31 Mai 2018, de 15h à 17h, à La Comballaz.
Deux livres nouveaux, après la vingtaine qui précède, de la poésie et un demi-siècle de lectures et de rencontres avec des auteurs de partout, constitueront la base d’une heure de lecture suivie d’une heure de libre entretien, sur les hauteurs préalpines de La Comballaz.
À partir du recueil de «poèmes des circonstances, 1986-2018» intitulé La Maison dans l’arbre, publié à une date et en un lieu encore tenus secrets, et de la somme poético-critique à paraître cet automne à Paris chez Pierre-Guillaume de Roux sous le titre Les Jardins suspendus, JLK pro
posera un bref parcours rétrospectif d’une longue fréquentation de la littérature de partout et même de nos régions, si possible le pied léger, tout au plaisir des mots, au sel des idées et au trébuchet de l’expérience.
C’est dans la lumière assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à présent ce soleil d’hiver, je ne sais trop pourquoi, ou peut-être à cause de ce quelque chose de très pur qu’il y avait chez l’enfant de chœur que j’étais alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle qui ne m’a jamais quitté – et du coup me reviennent les noms d’Utrillo et de Verlaine, je fume comme une usine et je crève de solitude blême, et combien j’aime cette douleur lancinante qui me fait rechercher la protection des vieilles arches et des impasses de la cité médiévale à peu près encore propices à l’élégie de ces premiers âges, et me reviennent les noms de Brel et de Brassens tournant sur le plateau du juke-box du Barbare au tréfonds de ces années-là. C’était alors une espèce de trappe enfumée aux murs capitonnés de toile de sac rouge sang-de-bœuf passé et aux tables très basses où toute une tribu d’étudiants et de traîne-patins plus ou moins artistes s’acharnait à refaire tous les jours le monde. Cent fois je m’en étais approché sans oser en franchir le seuil maudit, et cependant plus j’hésitais et plus je m’enferrais dans la croyance secrète que là-bas, dans cet antre aux fenêtres à petits carreaux tatoués de nicotine par lesquels ne filtrait plus que la quintessence du miel alchimique du jour, se perpétuaient les rites mystérieux de la Vraie Vie. Ensuite de quoi, m’y étant risqué une première fois, je n’eus de cesse que d’y revenir. À cet âge où l’on n’est rien, on s’imagine qu’il suffit, pour se poser devant le monde, d’une gauloise à torailler en lisant ce livre des livres qu’on emporte partout avec soi, et c’est mille fois vrai. Que le philistin s’en vienne donc prétendre que Moravagine de Cendrars n’est pas le livre des livres : cela lui ressemble après tout, alors que depuis qu’on a lu Moravagine on sait que la femme est maléfique et que l’homme est son esclave et que le poète est un outlaw dans la société foutue des temps qui courent. Quant à moi, j’en avais assez d’endurer depuis tant de temps le même lapement des familles au potage velouté du dimanche, à croire qu’au siècle des siècles cela se répéterait ainsi lugubrement dans cette odeur rampante d’asile de vieux en rase campagne, tandis qu’auprès de Moravagine je m’étais reconnu de la race proscrite, et tout était chaque jour tout neuf sous un autre soleil pour ce gibier de cosaques que nous étions tous deux, chevauchant des locomotives frappées au sceau de la Révolution de part en part de la Russie en pagaille, puis disparaissant et resurgissant finalement parmi les Indiens bleus d’Amazonie après tant et tant d’épreuves et de jungles et de fièvres et de moucherons vampires – et je restais là tout effaré dans la rumeur de jazz et de messes basses de ce bar dérivant de mes heures clandestines, et je me figurais qu’il n’y avait rien de plus beau dans cette chienne d’existence, et c’était mille fois vrai. J’arrivais au Barbare par des chemins à moi liant entre eux d’autres lieux dont j’avais déjà perçu l’étrange rayonnement. Il y avait cette espèce d’éminence aux herbes folles des hauts de la ville où je m’attardais souvent au déclin du jour pour y soliloquer tandis que, l’ombre des grands arbres qu’il y avait là m’enveloppant de son silence de sanctuaire, les blocs de béton troués de cent mille fenêtres des nouveaux lotissements étagés en contrebas semblaient appareiller vers l’ouest dans la dernière lumière. Ou c’était la zone de ravins et de taillis des confins de la ville à laquelle on accédait par des chemins creux d’une sauvagerie qu’accentuait parfois la rencontre d’un chiffonnier à faciès de corsaire. Or, m’enfonçant dans ce dédale de sentes aux odeurs de carton mouillé, j’étais tombé certain jour, dans une clairière sablonneuse, sur un divan de skaï défoncé dans les vestiges duquel j’avais entrepris de lire ce livre des livres qu’était cette fois Alexis Zorba, et le soleil avait disparu par-delà les rangs de hallebardes inclinées des sapins, et la pénombre remontait le val avec son souffle de glacier que je m’éternisais encore dans l’incendiaire clarté de Crète. Ou c’étaient tous ces endroits oubliés, à l’écart des rues processionnaires du centre-ville ou des vertueuses promenades des jardins municipaux à boniches bernoises, dont il émanait cette même musique sous la pluie ou la neige que j’entendais chez Rimbaud, et là aussi je revenais et revenais sans diable comprendre ce qui m’y attirait à tout coup. Au Barbare c’était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d’énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l’atmosphère, son gaz subtil de douce désespérance, ce genre miné que nous nous devions d’afficher, qui tissaient à la fois notre emblème bohème et notre confort. C’était le rendez-vous du vague à l’âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d’exister; nous ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l’abominable société; les plus purs d’entre nous parlaient de tout mettre à sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sombrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu’il y a à un jet de pierre de là – ce qu’attendant ils commandaient un nouveau café à Gino. Il y avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D’ailleurs le jazz parlait pour nous : Thelonious Monk égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c’était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n’était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois ; il y avait de l’impatience théâtrale dans l’air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s’enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu’il s’agissait là d’un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu’il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre, tandis que Jacques Brel, dans sa boîte à musique, n’en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois. Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu’à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désarmer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège – impensable qu’on se contente de ça. Tout alentour, dans le quartier d’où je venais, ce n’étaient que fleurs en pot et que chapeaux mous, que faits et gestes posés, que sourires contraints, que lieux communs ressassés. Or je flairais leur odeur de propre, et derrière les croisées je devinais ces aguets, ce concours de vertus, ces mines penchées, doucement insinuantes, du style je-vous-surveille-pour-votre-bien. Partout je repérais l’accroupissement. Tel un symbole je me rappelais, pour mieux le vitupérer, le claquement sec du sécateur du fondé de pouvoir Untel tout affairé à la taille de ses bordures de buis alignées au cordeau. De fait il y avait quelque chose, dans la nature même de ce bruit, qui m’était philosophiquement intolérable, comme s’il se fût agi d’une mâchoire s’acharnant sur le vide avec quelle rage bornée, opiniâtre, métronomique, et quelle meurtrière minutie. Ou c’était le silence qui m’oppressait, dont la pesante densité, les dimanches, matérialisait en quelque sorte l’ennui vaseux des béatitudes petites-bourgeoises. J’étais exaspéré à outrance, mais je le recherchais aussi bien: c’était la plaie qu’on gratte, le suave calice de la déploration; au lieu de les fuir je revenais en ces allées mortifères renifler cette odeur sans odeur. Cependant je me levais chaque matin, prenais le tramway et tombais invariablement sur cette espèce de colosse aux yeux tristes, avec sa pipe et sa serviette de prof routinier, dont j’ignorais que c’était Schlunegger. Or j’en avais fait l’image même de l’accroupi. Parce que son regard avait des absences et qu’il diffusait comme une aura, je l’accablais de tous les reproches en me jurant de ne jamais me résigner de la sorte. C’était l’incarnation du dégonflé, me semblait-il, et c’est ainsi que je me rappelais le personnage jusqu’au jour où, des années plus tard, je le retrouvai en effigie dans le recueil posthume de ses Œuvres. Alors je ne sais trop ce que j’en ai pensé. À peu près rien sans doute. Ou peut-être simplement: tiens, mais c’est l’ours-poisson ! Car telle était l’image qu’il m’avait également laissée de lui, et dans ses poèmes je retrouvais sa lenteur d’eau dormante et cette lueur dans son regard, ce mélange de lucidité déchirée et d’accablement que j’avais cru de la veulerie, cette palpitation d’un cœur pris au piège, ce poids énorme, cette présence comme infectée et cette ombre de flamme pourtant.
À présent c’est Noël et je marche tout seul sous le ciel plombagin, le long du lac aux eaux transies; et combien j’aime la mélancolie de ce jour sans couleur de décembre, cette lumière dense et diaphane de la vieille douceur du monde, comme à des lieues de toute atteinte. Cela me tient depuis ces âges des premiers vertiges. C’est comme une sorte de révélation. Subitement on voit les choses sous un autre éclairage: on est là sur une grève ou dans un dédale de hauts murs, par les bois ou les avenues, et voici qu’on lévite pour ainsi dire, tout allégé quoique plus proche à la fois du monde alentour; ou c’est comme à l’instant, le long de ce chemin surplombant les enrochements du bord du lac où cent fois j’ai passé et repassé depuis tant d’années à me réjouir ou à pester dans mes soliloques déambulatoires: subitement on se découvre ou se redécouvre unique et c’est au même moment cette clairvoyance lancinante et cette reconnaissance aveugle; au même moment on touche à ses limites et se tissent de nouveaux motifs sur la trame, mais ce n’est pas affaire de vouloir ou de savoir, car tout procède de cet élan primordial d’on ne sait quel amour de toujours – et voilà l’abracadabra. Quelques instants plus tôt j’avais la tête ailleurs, une fois de plus encombré par le fatras de la vie qui va. Comme des myriades d’autres égarés dans le grouillement brownien de la planète, je me trouvais donc là, marmonnant imbécile en l’habitacle de ma deux chevaux à me ressasser des trivialités : penser à ça, faire ça, régler ça et ça; et j’actionnais les machins, la route avait fait place à l’autoroute, il y avait une rangée de saules derrière lesquels se distinguaient les sémaphores oxydés d’une voie ferrée, mais je voyais sans voir, cent fois j’avais passé et repassé dans ce décor de banlieue, aussi était-ce d’un œil indifférent que je le traversai comme à l’ordinaire, et bientôt je fus en ville et parce que j’avais à faire ça et ça dans le périmètre des grands magasins, je me retrouvai peu après au troisième dessous du parking souterrain qu’il y a là, lorsque telle chose m’apparut. Jusque-là j’avais fonctionné : tous obstacles repérés, pièges éventés, menaces circonvenues, et le même automate allait maintenant diriger mes pas, lorsque tout carambola. Mais à quoi diantre cela tenait-il ? Mystère considérable, car à l’instant je me trouvais encore dans les soubassements de la crypte à voitures. Or, très étrangement, c’est de ces lieux affreux que me saisit soudain la fatidique beauté. Subitement m’apparut ce pilier rouge sang, contre lequel je m’étais garé, comme la pièce enfin retrouvée de quelque rutilant meccano; et du même coup se regroupaient, sous l’effet de cette poussée jubilatoire, tous les détails du même tableau que tout à l’heure je voyais sans voir : ce puits d’échos à la Piranèse, ces rampes en lentes vrilles, ces énormes conduits bleu dragée et les gens surtout – cette femme à lévrier de faïence vivante se pressant vers la sortie (son air de se prendre pour une altesse qui m’eût révulsé en toute autre circonstance, mais à l’instant sa fragilité m’apparaissant là-dessous et son élégance lancée), ce couple de retraités se serrant frileusement l’un contre l’autre à peine extraits de leur limousine, cet adolescent aux cernes mauves et, là-haut, sous le ciel d’opale, de part et d’autre de l’échiquier public, cet étudiant et ce vieillard aux mêmes longs manteaux d’hiver–, les cloches de la cathédrale et de l’Hôtel de Ville se répondant par-delà les frondaisons du jardin suspendu où tant de fois je m’étais attardé avec mon livre des livres du moment, et d’autres jardins, et tout au bout des quais policés, au-delà des allées ratissées pour villégiateurs prospères, cette infime corniche formant frontière entre les arbres et l’eau que je parcourais à présent. Il y a là quelque chose d’indicible, mais c’est cela même que j’aimerais dire et rien d’autre. La plupart du temps, nous sommes tout semblables à ce démon de la légende russe qui se traîne au monde avec ses paupières lui pendant aux chevilles. Les yeux grands ouverts nous ne voyons rien; ou plutôt nous voyons ce que nous voyons et nous constatons que c’est comme ça ou que c’est comme c’est, que la vie est la vie et qu’on est comme on est. Trente-six mille pèlerins font escale chaque jour devant ce qu’on leur dit être la représentation de la sublimité picturale en tant que telle, et pourtant ils ne voient que ce qu’on leur dit qu’il y a à voir, et plus ils en veulent ou en savent et moins ils en discernent ce qu’il y a vraiment à y voir, ce qui s’appelle voir. Car il y a beauté et beauté, et l’on ne verra rien de l’immarcescible si l’on reste aveugle à la première venue sollicitant de notre part ce seul imperceptible élan qui fait le partage entre rien et tout. Dans le sable de la petite anse qu’il y avait là, j’avais ramassé ce galet curieusement armorié qui n’était, à vrai dire, qu’un éclat de porcelaine aux arêtes adoucies par l’eau; et j’imaginais le parcours de ce vestige de rien du tout. C’était l’instant même où des liens inattendus se révèlent, tissant entre objets et visages, pensées et parfums, songes et souvenirs, tout un entrelacs de résonances à n’en plus finir. Il y avait cette éclaboussure noire d’un ancien feu de grève qui me remémorait, au fond de sa nuit, l’étoile sans cause de Schlunegger dont je recueillais, ainsi, les débris de la musique perdue. Je me rappelais le bric-à-brac de mes poches de gamin, fonds de tiroir et sacs d’école dont le contenu était allé grossir, à travers les années, la coulée silencieuse de mes vies successives: l’effigie en miniature de la star Ava Gardner à l’importante poitrine, fleurant le chewing-gum, et que j’avais retrouvée dans mon premier dictionnaire; le petit masque exotique de bois de rose à l’expression de suave férocité qu’un oncle voyageur m’avait ramené de Malaisie et que je revois parfois, souriant dans la pénombre, comme un obscur emblème; ou encore, précieusement conservé dans sa pochette de papier de soie, les pattes jointes comme pour une oraison, ce spécimen de papillon rare chassé, quelque après-midi de gloire estivale, par l’écrivain lépidoptériste Vladimir Nabokov qui, de sa main tremblante des derniers jours, en fit cadeau à mon compère Reynald une veille de garde à l’hôpital, et que je conserve comme une relique poudrée des ors de cet autre été où mon plus cher complice de sac et de corde s’est abîmé dans les séracs du Mont-Dolent. Mon compère Reynald me disait au gré de ses découvertes: il n’y a que Mozart de sublime. Alors je le charriais. Ou revenant de Florence avec sa douce il me balançait: à côté de Michelangelo plus rien ne tient debout. Et du coup j’enchaînais avec mon éloge des poubelles de Venise dont l’apparition matinale, tel automne de noir cafard, m’avait ramené subitement à la ferveur d’être avec plus d’effet que tous les Maîtres avérés; ou bien je célébrais la couleur orange et l’heure éternelle, sur le Campo de Sienne, à ce moment de la lente déposition crépusculaire où toute beauté, de la fontaine déjà rafraîchie aux créneaux des palais retenant d’ultimes flammes, se répand en lumière d’un autre monde.
Ensuite je suis revenu sur mes pas en m’efforçant de ne plus penser à rien. J’avais encore à passer au journal. Malgré l’animation croissante des rues, je continuais de ressentir cet apaisement et cette bienveillance diffuse qui procèdent de la Vraie Vie; et ce fut dans ces dispositions que, peu après, je me pointai à la rédaction, étrangement déserte à cette heure, où je m’affairais machinalement à régler ça et ça lorsque, de la sorte d’état de lévitation dans lequel je me trouvais à ce moment, je fus subitement arraché par cette autre apparition. L’arbre de Noël se dressait là, comme un spectre. On en avait fiché le pied dans un écrou de fonte, puis on l’avait orné de boîtes de bière vides et de guirlandes de papier de cabinets. Je l’avais d’abord vu sans le voir, comme il en va des choses qui forment le décor de nos transits ordinaires; et probablement un réflexe somnambulique m’avait-il alors tenu lieu de pensée, concluant à l’aspect vaguement saugrenu de l’installation. Au reste, ce devait être le sentiment de tout un chacun puisque personne n’avait, à l’évidence, trouvé à y redire jusque-là. Sur quoi j’en vins à éprouver comme une sorte de gêne corrosive et de vague dégoût mêlé de vergogne. Oui c’était cela surtout : j’étais écœuré. Il y avait là plus qu’un emblème de dérision : le signe d’un consentement à la dégringolade qui trahissait notre faiblesse à tous. Car il va sans dire que personne ne l’avait voulu. Cela s’était fait comme ça. D’ailleurs il en allait ainsi d’un peu tout : parce qu’on n’était plus sûr de rien, on laissait faire, quitte à s’indigner ensuite saintement en incriminant la chiennerie ambiante. Cependant il me semblait, depuis que j’avais commencé de remuer ces pensées, que je me dédoublais et que tout m’apparaissait sous une autre lumière encore, froide et limpide, plus précise et plus crue. C’était Noël, à l’instant je me trouvais dans la salle d’édition du journal dont j’étais alors le mercenaire, et là-bas dans leur cage de verre les télex vomissaient les nouvelles du soir : un enfant empalé sur les hallebardes de l’enceinte d’un jardin public, un séisme en Albanie, des émeutes, une tour infernale, un scandale financier, le message de paix du Saint-Père – c’était le sempiternel tout-venant qui se déversait et s’entasserait quelque temps en strates de papier de soie, puis disparaîtrait aux oubliettes. Plus tard on établirait qu’en tant d’années il y avait eu tant d’enfants éventrés sur des grilles de square, dont le fils d’une célébrissime actrice de cinéma, mais celle-ci aussi avait disparu depuis lors, donc pas moyen de resservir la sauce, en conséquence de quoi statistique et story passeraient au panier. Les faits qui s’inscrivaient sous mes yeux dans le crépitement des machines étaient censés me confronter à ce qu’il y a de plus réel. Pourtant il me semblait à la fois que ces lieux diffusaient une atmosphère limbaire où tout se trouvait aussitôt acclimaté. À vrai dire il se passait trop de choses au même moment pour qu’on pût seulement le concevoir. Ou peut-être n’était-ce qu’un rêve ? Après tout, quelle preuve tangible détenait-on de la réalité réelle de ces faits ? N’étaient-ce pas que des rumeurs passibles d’autant de démentis formels ? Tout à l’heure il y aurait du mouvement dans le périmètre. Le secrétaire de rédaction avait déjà fait son apparition au fond de l’aquarium, avec sa face de carême et sa gauloise au coin du bec. Il était à prévoir qu’il case l’enfant empalé en avant-der, puisque l’accident s’était produit hors de la zone d’influence du journal et qu’il n’y avait pas de photo prenable dans le bac des agences. Quant au titre, il en proposerait un qui sauterait, ça ne faisait pas un pli, parce que trop agressif ou point assez; et comme à l’ordinaire on l’entendrait maugréer, en tirant sur sa sèche, que de-toute-façon-il-n’en-avait-rien-à-cirer-bande-de-salauds. Au moment de quitter les lieux, j’esquissai un vague signe de complicité à l’adresse de l’irascible tabagique, sans me rapprocher pour autant, pressentant confusément qu’il m’en voudrait de le distraire, ce soir plus qu’un autre, de ses humeurs de massacre. De même me semblait-il illusoire de chercher à m’enfoncer plus profondément dans la substance de toute cette détresse que les formules lapidaires des téléscripteurs réduisaient à moins que rien. Il fallait faire silence et c’était tout.
Dieu sait pourquoi l’idée me vint, lorsque je me retrouvai dans la cramine nocturne, de m’en retourner at home les yeux fermés. Je me serais laissé guider. J’aurais surfé à fleur de macadam en murmurant des incantations. Quoi qu’il m’advînt, j’eusse parié pour la confiance. D’ailleurs n’en allait-il pas ainsi depuis que, pour la première fois, j’avais franchi ce seuil invisible ? Sans doute n’en faisais-je qu’à ma tête; et puis j’avais ma barque à mener tant bien que mal; et je n’en finissais pas de me repaître de visible et de tangible. Mais n’allais-je pas mon chemin comme dans un rêve éveillé ? Et ne restais-je pas convaincu que la Vraie Vie est ailleurs ? À seize ans, la Vraie Vie, j’avais pensé la trouver dans la fumée du Barbare, et c’était mille fois vrai. Puis je l’avais située dans la Théorie de l’Absurde, puis dans la Pratique de la Révolution, puis dans l’Harmonie Sphérique, puis dans la mise en pièces de tout ça, et à chaque fois ç’avait été mille fois vrai. Or, c’était Noël, et je me rappelai les lumières de mon enfance. Je me trouvais à présent au milieu du chemin. Tout à l’heure je verrais s’allumer, dans les yeux de mes innocentes, ces étoiles qui me guidaient dans les ténèbres catastrophiques. J’allais les yeux fermés. Tout à l’heure je retrouverais ma douce amie et moins que jamais je ne saurais dire, alors, où était la Vraie Vie.
Ce texte constitue le premier récit d'un recueil intitulé Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes. Prix Edouard-Rod 1996.
Le Vieux Quartier, dessin à la plume de Richard Aeschlimann, 1973.
À propos de Pastorale américaine, de Philip Roth, premier volet d'un triptyque magistral.
C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme exacerbé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par le guerre du Vietnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout, aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine, premier volet d’une trilogie aujourd’hui achevée. Pastorale américaine est intéressant comme le sont les romans de Balzac. C’est d’ailleurs un roman balzacien. A l’ère post-post-moderne, cela pourrait faire un peu vieux jeu. Mais on continuera de lire Pastorale américaine bien après qu’on aura oublié le post-post-post-modernisme. Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. La densité psychologique et sociale (je dirai même anthropologique pour faire plus sérieux) suffirait à en faire un roman passionnant sur une époque, mais la forme du récit et la position du narrateur aboutissent à ce qui me semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe et la clarté d’un Hemingway) et développant en sourdine un un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme constituée par chaque individu et au moyen de surmonter ( ?) le malentendu de toute relation ou de tout jugement univoque. Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent l’esprit d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Démons de Dostoïevski. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit pourtant la matière sociale et psychologique de quatre décennies, aux States d’après-guerre, par le truchement d’un observateur d’une porosité sans limite. A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark) et d’un personnage à dégaine de héros de stade (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois alors qu’il est juif, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait vivant, après la reddition du Japon, « l’un des plus grands moments d’ivresse collective » de son histoire, dont l’ « océan de détails » roule ses vagues puissantes et chatoyantes dans la première partie du livre, intitulée Le Paradis de la mémoire. Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en trois temps avec La chute et Le paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine et se remettant d’un cancer – comme l’écrivain) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite. L’histoire de ce secret, constituant la trame du roman, devient alors, par delà la mort du « héros », le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée « réaliste » du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant « l’incarnation de la platitude », se substitue celle d0un homme beaucoup plus complexe et attachant, type du bâtisseur de bonne foi formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel métier nous vaut un véritable « reportage » balzacien sur les gantiers de Newark, dont la déconfiture adviendra lors des cataclysmes sociaux de Newark) et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts. Face à cette Amérique positive, la révolte de Merry, fille adorée du Suédois, relève du mystère dostoïevskien ou de ce que René Girard appelle la « médiation interne », et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique puisque la « pureté » de la jeune fille va conduire successivement à l’attentat politique et à son autodestruction « mystique ». « Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a déjà pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? », peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié du XXe siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine. Philip Roth. Pastorale américaine. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, coll. Du monde entier, 1999. 433p. Disponible en poche Folio.
Angelus novus. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.
WB appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique, au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.
L'inspecteur angélique . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge. L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher. Je revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"...
À la mort, à la vie. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères américaines) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique (en sa face sombre évidemment) qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius. Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques. Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les choeurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...
Regard amont à l'ancre du présent à venir: L’Italie à Sète. Du chat d’Audiberti. De Russell Banks à L’Echappée. D’Henri Gougaud qui se la conte et de sept livres qui s’entrouvrent pendant que Johnny Cash se la joue… « L’été qui vient, comment s’appelle-t-il ? Atome. Avant l’automne, l’atome. Le grand été d’une non terrienne brillance et d’une indescriptible bigarrure va s’horizontant, un peu mexicain, un peu uranique, derrière les collines et les docks. Il bourdonne déjà, chant d’un coq sur une crête, mais la crête se disjoint en hauteur comme les portes d’une écluse précéleste ». C’est Jacques Audiberti dans L’Opéra du monde. Et l’opéra du monde cette fin d'après-midi d’avant l’été qui sera, dans les rues de Sète, est à l’heure italienne. Or voici Le Chat, Monsignor Gatto, sur la petite place Aristide-Briand ocellée de lumière verte au-dessus des vasques et des amours et des mômes de tous les âge slurpant des boules glacées de toutes les couleurs : « Il transporte, à la rose extrémité de ses babines, le spectre épineux des poissons qu’il aime. Il a des pattes de masseuse, un mufle de romanichelle, la fourrure de l’astrologique porosité. Auguste et faisandée, sa démarche fait s’ébrouer en foule, devant lui, des punaises m’ales dont telle ou telle pèse autant que toutes les terres et tous les soleils. Lourd, crispé, du satin à la narine, il ne sourit que d’un côté à la manière des auteurs dramatiques. A quelques mètres du créateur qui, d’ailleurs, ne le regarde pas, il s’arrête, il s’assied, se gratte l’oreille, se met à dévider un vieil air de chez nous ». Ce vieil air est jeune comme Brassens suppliant qu’on l’enterre sur la plage de la Corniche, qui sent très fort à certaines heures le poisson-chat, quand les mouettes signalent le retour des pêcheurs, mais c’est de pêche aux livres qu’il s’agit à l’instant pour nous qui sortons de L’Echappée belle, la librairie jouxtant les halles où le 30 mai prochain se pointera Russell Banks l’Américain. Le précéderont un peu partout des conteurs, dont le sémillant Henri Gougaud. Le précéderont divers concerts dédiés à Brassens. Le précéderont des soirées de liesse dédiées à l’Italie des sources sétoises. « Une grande paix, portée sur des roulettes d’améthyste assourdie, déferle et se répand sur la scène de tout. » On ne lit plus Audiberti par le temps qui courent. C’est dire combien ceux-ci sont cons. Je serais, sur la place Aristide-Briand, tenté d’attraper ces jeunesses par le collet des oreilles et leur susurrer comme ça : « Petit enfant ! petits enfants ! petits enfants de la jeunesse de l’humain, laissez venir, au petit enfant, les petits enfants… » Mais c’est d’un autre enfant que ceux d’Audiberti que mon œil à facettes s’occupe à la fois : c’est l’enfant terrible américain de Cormac McCarthy dans Méridien de sang que je viens de racheter pour le conseiller aux petits enfant las de voir Jack Sparrow se parodier lui-même. Cela commence comme ça : « Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups ». Ensuite c’est parti pour quatre cents pages de coups de couteau dans les ténèbres de l’Homme. Sète à l’été venant c’est un peu le Nice aux vagovagues de l’Audiberti de Monorail. C’est à la fois très méditerranéen et très français, très province et commerce maritime, très aquilin Valéry dans la lumière première et très copain d’abord quand tout s’horizonte; et j’aime bien, soit dit en passant, que la tombe de Tonton Georges ne fasse pas du tout fausse bohème anar mais caveau de famille pour ainsi dire bourgeois. Toutes les rues de Sète retentissent ce soir des mêmes suaves rengaines italiennes, genre Ti amo ti amo, que répercutent d’omniprésents haut-parleurs, et c’est cela même: il y a du fellinisme dans l’air, tantôt on va voir la Gradisca débarquer sur les quais chaloupant et dans son sillage un cortège d’adolescents efflanqués qui savent que lui toucher le postère vaut au lauréat des chances de gagner plus à la Grande Tombola. Pour ma part j’entrouvre sept livres à la fois. Après McCarthy ce sont les Balades en jazz de mon compère Alain Gerber en merveilleuse disposition lyrico-nostalgique, Que notre règne arrive de J.G. Ballard dont le premier chapitre me happe dans les banlieues ravagées de Londres - mais flûte je ne vais pas tout citer alors que l’arrivée du soir annonce la voix de Johnny Cash dont je viens de dégoter le triple CD de Walking the Line, The legendary Sun recordings me ramenant aux années cinquante qui fleurent toujours la limonade de nos aïeules au jardin, et nous revoici de plain-pied dans L’Opéra du monde : « Dieu, fatigué par tant d’efforts, finit son orangeade, miraculeusement rentrée en scène en compagnie des meubles de rotin »… Jacques Audiberti, L’Opéra du monde. Grasset, les Cahiers rouges. Monorail, Gallimard ; Cormac McCarthy, Méridien de sang, Points Seuil ; J.G. Ballard, Que notre règne arrive, Denoël ; Alain Gerber, Balades en jazz, Folio ; Jean-Claude Guillebaud, Pourquoi je suis redevenu chrétien, Albin Michel; Edwin Mortier, Les dix doigts des jours, Fayard; Michel Houellebecq, Rester vivant, Librio; Johnny Cash, Walking the Line, Sun Records.