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Livre - Page 59

  • Le penseur

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    …Bon, c’est entendu, Véro, je ne dis pas que ton père n’a pas le droit de réfléchir lui aussi, même si la Licence de Philo, jusqu’à nouvel avis, c’est moi, et c’est moi qui l’entretiens depuis qu’il est veuf, et c’est moi qui le supporte la journée pendant que tu donnes tes cours de développement personnel - mais qu’il me lance ce soir que d’après lui l’existence ne précède pas l’essence, là je craque et me demande si je ne vais pas faite le sacrifice de le caser à l’Etoile du Matin…


    Image : Philip Seelen

  • Sourdine

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    … Et là, si vous le voulez bien, vous la bouclez un moment, j'veux dire : vous vous taisez, vous faites silence, même les oiseaux qui vous les gelez dans les branches : vous la fermez juste le temps que je voie ça rien que pour moi, rien que pour toi et moi, Franz Schubert, rien que pour elle et moi, rien que pour vous tous et nous tous dans le blanc du temps…


    Image : Philip Seelen

  • Jean d'Ormesson au plus vif

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    Livre-somme de l’étonnement, C’est une chose étrange à la fin que le monde évoquait, en 2011, le mystère et la poésie de la création. L'immortel n'est plus, mais son souvenir reste souriant. 

    Bonne nouvelle en cette fin d’année : la fin du monde n’est pas pour 2017 ! D’ailleurs l’Univers finira-t-il ? Mystère. Et quel sens a-t-il diable ? Dieu seul le sait, s’Il existe. Ce que Jean d’Ormesson aimerait bien croire, sans en être sûr. Mais le miracle est là : qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Et qu’une mélodie émane de ce qui pourrait n’être qu’un sinistre chaos. Or voici, racontée par le joyeux octogénaire, l’histoire de l’Univers, de la vie et de notre chère planète où il est si bon de nager, d’aimer, de voyager et de contempler la merveille en ne cessant de se demander d’où elle vient et où elle va. Livre-somme, testament d’un chantre du bonheur qui ajoute ici, à son immense culture d’humaniste, la curiosité très éclairée d’un « bleu » du savoir scientifique…

    - Quel est, à la veille de Noël, le souvenir que vous gardez de cette fête en votre enfance ?

    - Le souvenir d’une féerie dans la Bavière enneigée où j’ai passé mes huit premières années. Et cela s’est prolongé ensuite en Roumanie, où mon père a été nommé ambassadeur, lorsque nous allions fêter Noël chez des amis en traîneaux tirés par quatre chevaux d’où, petit garçon de huit ans, j’avais le droit de jeter des morceaux de viande… aux loups !

    - Vous introduisez un personnage essentiel, dans votre livre, que vous appelez «Le Vieux »…

    - Certains lecteurs ont cru me reconnaître, mais c’est surtout de Dieu qu’il s’agit ! Einstein l’appelle comme ça dans une lettre fameuse à Max Born ou il écrit qu’il est persuadé que « le Vieux ne joue pas aux dés ». Puis j’ai découvert que le Méphistophélès de Goethe, dans son Faust cite aussi « le Vieux ». Moi qui ne crois plus du tout à ce qu’on appelle l’âme, mais qui aimerait bien croire au sens de la création, je vois en le Vieux l’auteur possible de l’incroyable roman de l’Univers…

    - Que pensez-vous que le Vieux ait pu dire à Jacqueline de Romilly après son arrivée « de l’autre côté » ?

    - La mort de Jacqueline de Romilly m’a fait beaucoup de peine. À l’Académie, j’occupais le siège entre le sien et celui de Claude Lévi-Strauss. Deux amis chers m’ont ainsi quitté cette année. Vous savez que Jacqueline de Romilly s’était rapproché du catholicisme après avoir été chassée de l’enseignement par les lois de Vichy, du fait des ascendances juives de son père. J’imagine alors que le Vieux lui dirait, en allemand, cette phrase de Goethe : « Wer immer strebend sich bemüht, den können wir erlösen », ce qui signifie à peu près : « Celui qui a toujours aspiré au dépassement de soi pourra être sauvé »…

    - Vous prêtez au même Vieux, sur les Suisses, des propos aussi sommaires que Victor Hugo, qui disait que «le Suisse trait sa vache et vit heureux ». Vous aggravez votre cas en ajoutant les banquiers aux vachers. Savez-vous que vous risquez l’émeute ?

    - (Rires) C’est vrai que je me moque un peu des Suisses, comme je pourrais le faire des Français. Mais non : j’aime vraiment la Suisse, où j’ai d’ailleurs une maison, et je défends les Suisses quand on les attaque. Bien sûr, la Suisse a des problèmes, comme tout le monde, mais elle les affronte plutôt mieux que la France. Moi qui suis très européen, j’ai des raisons d’être plus inquiet pour l’Europe que pour la Suisse. Plus personnellement, j’admire beaucoup Jean Starobinski et j’ai aimé passionnément la philosophe Jeanne Hersch. Je suis content que la Suisse ait émis un timbre à son effigie. J’appréciais tant sa profondeur si claire…

    - En passant, vous faites allusion au chagrin du Vieux. Quel pourrait être ce chagrin devant le monde actuel ?

    - Le Vieux a toujours éprouvé un mélange de chagrin et d’ironie au spectacle du monde. Ce qui le chagrinerait aujourd’hui ? Je crois que ce serait de voir les hommes, devenus si brillants, rester si stupides en même temps, encore attachés aux idéologies, aux nationalismes, aux fondamentalismes religieux, à l’extrémisme meurtrier. Et puis il y a quelque chose qui le chagrinerait particulièrement : c’est l’argent. Lequel a toujours existé, bien entendu, mais qui est devenu une fin en soi, au-delà du travail. Saint Thomas, qui ne condamne pas l’argent, stigmatise en revanche « l’argent qui fait de l’argent ». Or c’est à cause de cet argent-là que les notions de gauche et de droite sont désormais dépassées…

    - Quelle est la clef de votre livre ?

    - C’est l’étonnement, que Jeanne Hersch disait le propre du philosophe. À quoi j’ajoute trois notions un peu ringardes, à savoir : l’admiration, la gaieté et la reconnaissance. Vous aurez remarqué que, dans les médias actuels, il faut absolument ricaner et tout tourner en dérision. Je sais évidemment jouer à ce jeu-là, mais j’y ajoute l’admiration…

    - Ce livre a-t-il pour vous une signification particulière ?

    - Il est toujours difficile, pour une mère, de dire lequel de ses enfants elle préfère. Pourtant il est vrai que ce livre, pour lequel j’ai travaillé comme un bœuf pendant cinq ans, lisant par exemple Darwin dont je ne savais rien, et me colletant aux théories de la cosmologie la plus récente, représente pour moi une somme et un bilan personnel. Il répond à mon besoin d’espérance, que je crois largement partagé par mes contemporains. Après avoir tant aimé la littérature, j’ai découvert la grandeur et la splendeur de la science. C’est peut-être dans ce domaine que filtre la nouvelle poésie du monde : mystère et beauté...



    Un Grand Récit « perso »

    Sous la forme d’un triptyque en expansion personnelle, en cela qu’il implique de plus en plus intimement l’auteur en sa chair jouissante mais aussi mortelle, C’est une chose étrange à la fin que le monde est le plus physique et le plus métaphysique des trente-cinq ouvrages de Jean d’Ormesson. D’une grande densité de contenu, ce « roman » est si clair et fluide dans son expression qu’il se lit sans difficulté et se relit ensuite volontiers au moyen d’un précieux index des noms de personnes et de lieux.

    Intitulée Que la lumière soit !, la première partie entremêle le fil du Labyrinthe, tel qu’il a été décrit par les hommes de toutes cultures au long des millénaires, et le contrepoint de la voix du Vieux, père tutélaire qui n’a cessé de rêver le «roman du monde», que Nietzsche a dit mort et qu’Einstein a ressorti du placard avant qu’il ne signe son propre graffiti: « Nietzsche est mort ».

    Après le Grand Récit selon Michel Serres, c’est donc  à  une nouvelle revue des intuitions et des découvertes en raccourci, des Présocratiques à Kant et de l’épopée de Gilgamesh à La Mélodie secrète de Trin Xuan Thuan, que s'exerce Jean d'Ormesson.

    « Le monde est beau » marque le départ de la deuxième partie, plus liée aux interrogations philosophiques de l’auteur confronté à la vertigineuse question de Leibnitz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? ». Et c’est un nouvel inventaire de la connaissance, où la quête scientifique relaie celle des arts, avec cette conclusion ontologique : « L’être est. C’est assez »...

    Enfin, dans La mort, un commencement ? , Jean d’Ormesson module les raisons que nous avons de ne pas désespérer dans un monde réglé comme un étrange et fascinant ballet, qui ne se réduit pas à ce qu’en disent ou en ont fait les hommes. Admiration, gaieté et gratitude scellent le « tout est bien » final, marquant non une conclusion lénifiante mais un possible recommencement matinal…

    Jean d’Ormesson. C’est une chose étrange à la fin que le monde. Editions Robert Laffont, 313p.

  • Ceux qui le regrettent déjà

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    Celui qui intitule son hommage: Jean d’Ormessier va rejoindre François Nourrisson /Celle qui disait qu’un homme qui a de tels yeux ne peut pas être tout à fait mauvais /Ceux qui sourient quand on évoque son anticonformisme souriant / Celui qui l’a vu fulminer dans sa Mercedes décapotable bloquée dans une file de satanées bagnoles en plein XVIe un jour de chaleur excessive sur l’Ile de France / Celle qui aimait bien sa fausse modestie et sa vraie lucidité qui lui faisaient dire qu’il ne méritait pas La Pléiade au même titre que Proust ou Chateaubriand mais qu’enfin Boris Vian y était donc pas de souci / Ceux qui reconnaissent qu’il écrivait un très joli français / Celui qui aimait bien parler avec lui de Dieu entre autres babioles / Celle qui a commencé tous ses livres dont sa fille Marie-Laure lui a raconté la fin / Ceux qui ont subi l’épreuve terrible de signer leurs livres entre lui et Amélie Flocon / Celui qui trouvait sa phrase à la fois reposante et tonique / Celle qui l’a chevauché en hennissant / Ceux qui vont lui voter un strapontin au Pantheon / Celui qui est jaloux de son succès au Japon / Celle qui a échangé avec lui sur le ski-lift de Mégève / Ceux qui n’oseront plus l’inviter sur le plateau d' On n’est pas couché / Celui qui disait comme ça qu’une interviouve avec lui se faisait aussi facilement que le papa qui entre dans la maman / Celle qui appréciait sa suavité de vieux loukoum poivré sur les bords/ Ceux qui font preuve d’un peu de mesquinerie en relevant que sa dureté en affaires contrastait avec sa débonnaireté médiatique / Celui qui disait de lui-même qu’il serait oublié lui aussi mais que l’orgueil n’exclut pas un soupçon de vanité quand on file des phrases avec une telle élégance n’est-ce pas / Celle qui va s’ennuyer mortellement à l’écoute de leurs éloges de l’immortel / Ceux qui lui souhaitent bon voyage en First Class avec plein d'hôtesses aux yeux aussi bleus que les siens  abonnées au Figaro Madame en version numérique,etc.

  • La série dans la cour des grands

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     Produit de la spéculation immobilière sauvage et de la téléréalité, l’Ubu «réel» de la Maison Blanche a suscité son contraire virtuel dans la percutante fiction de Designated survivor. De Woody Allen et Gore Vidal aux séries les plus créatives, des «effets de réel» pimentent la critique des pouvoirs et autres formes d’aliénation. La fiction au secours du réel ? Ou le contraire ? Et si tous deux fusionnaient dans le monde actuel ?

    Chronique de JLK

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    Que s’est-il réellement passé ce soir-là, au cinéma Jewel, lorsque le bel aventurier Tom Baxter est sorti de l’écran pour venir au secours de la tendre Cecilia malmenée par sa brute de conjoint - lui-même victime de la crise économique – et rêvant d’un monde meilleur, si possible plus romantique ?

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    La question, posée par Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire, datant de 1985, rebondit à la lecture de Duluth, roman satirique de Gore Vidal paru deux ans plus tôt et jouant lui aussi sur la confusion entre réalité et fiction puisque ses personnages, inspirés par les figures principales de la série Dallas, évoluent à la fois à l’écran et dans la réalité en 3D de la ville de Duluth.

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    Phénomène nouveau ? Pas vraiment, puisque le poète-politicien Dante Alighieri multiplia lui aussi les «effets de réel» dans La Divine Comédie, usant notamment du name dropping six siècles et des poussières avant Michel Houellebecq, et fourrant parfois certains de ses contemporains toujours vivants, qui l’avaient plus ou moins chicané en politique, dans tel cercle de l’enfer ou sur telle corniche du purgatoire.

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    Pourtant on ne saurait confondre le poème de Dante avec un reportage sur son époque, ni comparer ses terribles jugements sur ses semblables, jusqu’aux plus hauts placés sur les trônes ou sous les tiares papales, avec l’imagerie pourtant virulente des séries italiennes récentes Gomorra ou Suburra. Il en va évidemment du prodigieux compactage du fichier informatique, si j’ose dire, représenté par la Commedia, combinant tous le savoirs de l’Antiquité et du Moyen Âge dans la perspective d’un triptyque lyrico-théologique à valeur de somme édifiante.

    Cependant on n’est pas obligé de vénérer ce Monument à genoux. On peut aussi lui tourner autour et voir comment s’agencent son scénar, sa mise en scène oscillant entre le Metropolis de Fritz Lang et les déconstructions à la Fellini, ses dialogues et tout le toutim.        

    Arts « majeurs » et genres « mineurs » en mutation

    Il fut un temps, pas si lointain, où les élites culturelles en général, et littéraires en particulier, notamment en France académique et plus ou moins snob, se penchaient avec dédain sur les production de la culture dite populaire, classant à part les genres «mineurs», du roman policier à la science fiction ou, comme un résidu vulgaire du 7e art, les séries télévisées.

    Bien entendu, l’on se gardera de la démagogie au goût du jour qui voudrait qu’une BD tirée de L’Odyssée fût comparable à l’original. La série à venir tirée de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, premier best-seller mondial de Joël Dicker, sera-t-elle seulement à la hauteur de l’original ? Wait and see.

    Reste que, depuis la série Twin Peaks, co-signée par David Lynch, le genre présumé mineur a pris du galon en matière de créativité, tant du point de vue de la dramaturgie que du filmage, des thématiques et des dialogues. Comme Hollywood a bénéficié jadis des services d’écrivains de haute volée (un Faulkner, entre tant d’autres) et d’équipes de pros de plus en plus ferrés dans tous les domaines de la réalisation, certaines chaînes de télévision américaines (notamment HBO) ont osé parier pour la qualité et l’originalité, qui nous ont valu The Wire (À l’écoute), exceptionnelle plongée d’une docu-fiction dans les strates sociales d’une grande ville (Baltimore) ou Les Soprano et True detective, séries policières qui laissent loin derrière elles les feuilletons plan-plan à la Julie Lescaut et autres Navarro, entre tant d’autres.

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    Même tributaires de l’audience, les séries les plus intéressantes (il doit bien y en avoir une ou deux centaines sur des milliers), tant aux States qu’en Grande-Bretagne ou dans les pays nordiques, en arrivent parfois à surclasser la production cinématographique, où les pépites ne sont pas moins rares.

    Or ce nouveau bouillon de culture me semble intéressant à considérer, aussi, de par son impact sur les nouvelles générations, pour sa fonction critique en matière d’observation sociale ou psychologique autant que pour ses virtualités en matière d’invention formelle. Tout près de nous, un cinéaste comme Jean-Stéphane Bron (dont le mémorable Cleveland contre Wall street pourrait être le « pilote » d’une série développée), ou des écrivains tels Quentin Mouron, Antoine Jaquier ou Sacha Desprès, et les nouveaux auteurs du polar romand (Marc Voltenauer, Nicolas Feuz, Sébastien Meier ou Julien Sansonnens) participent ainsi à leur façon, me semble-t-il, de cette dynamique «transgenre»…    

     

    Des visions du réel à valeur de fiction

    Comme on l’a vu, là encore près de chez nous, notamment à l’enseigne du festival Visions du réel, la frontière naguère très nette entre documentaire et films de fiction s’est estompée ces dernières décennies, et la comparaison, du point de vue de la qualité du produit, n’est d’ailleurs pas toujours favorable à la fiction, genre supposé plus «noble» a priori. Cela étant, la confusion entre faits et fiction risque d’aboutir à un nivellement progressif tendant à la dilution de tous les critères d’appréciation, comme si le romancier travaillait la matière du réel de la même façon qu’un poète ou un reporter de guerre.

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    Romancier lui-même, historien-biographe magistral (de Julien l’apostat et de Lincoln, notamment), essayiste et polémiste, Gore Vidal a très bien marqué, dans Les faits et la fiction, préfacé par son ami Italo Calvino, la différence entre l’enregistrement précis et fidèle des faits et la transposition de ceux-ci par le travail de l’imagination et l’alchimie de ce qu’on appelle la poésie. Mais on ajoutera que le grand artiste brouille les cartes à l’envi, et c’est ainsi que les films d’Alexandre Sokourov ou de Federico Fellini, de Wim Wenders ou de Werner Herzog zigzaguent parfois entre faits et fiction…

    Des fake news au mentir vrai 

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    La persuasion clandestine, qu’il s’agisse de publicité ou de propagande politique, joue à tout moment sur la distorsion des faits, et le meilleur exemple en est donné aujourd’hui par les tweets constituant la «novlangue» orwellienne de Donald Trump. Mais que signifie cette comédie juste digne d’un ado énervé, en apparence tout au moins ? À quoi joue réellement l’actuel président des Etats-Unis ? Ce comportement de serial twitter ne cache-t-il pas autre chose ?

    C’est évidemment ce que le sens commun et un soupçon de culture politique incitent à penser: que ce personnage de feuilleton débile, qu’on dirait sorti des épisodes les plus caricaturaux de Black Mirror - série satirique britannique explorant précisément les télescopages du réel et du virtuel -, pratique un enfumage tout à fait approprié à la nouvelle inculture mondialisée par Internet et les réseaux sociaux, au service d’un pouvoir ploutocratique plus verrouillé que jamais. Vous prenez Donald pour un canard de BD sympa ? Doigt dans l’œil : cet homme est, virtuellement en tout cas, une arme de destruction massive à lui seul…

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    En contraste avec la sinistre série «réelle» mise en scène à la Maison-Blanche depuis janvier dernier, la fiction développée depuis quelques mois, sur Netflix, sous le titre de Designated survivor, fait alors figure de revigorant antidote.

    On en rappelle l’argument : après un attentat terroriste anéantissant le Capitole, le gouvernement américain et le congrès, un brave type du nom de Tom Kirkman, ancien prof et secrétaire d’État en matière d’urbanisme et d’environnement, se trouve propulsé au top de la gouvernance mondiale en tant que douzième suppléant survivant.

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    Le personnage, style humaniste en pull-over (Kiefer Sutherland), fait d’abord figure de figurant peu crédible. Mais très vite les occurrences de la réalité le font s’affirmer contre les gouverneurs racistes, les sénateurs magouilleurs, un milliardaire terroriste (sic) et les multiples instances nationales et internationales, en patriote indépendant, démocrate de fibre et d’une humanité combien rassurante

    Pieux mensonge que tout ça ? Pas si sûr. Car la série, moins cynique que la version américaine de House of cards, et plus attachante affectivement que West Wing, illustre bel et bien une part réelle de l’idéal nord-américain des fondateurs.

    purple_rose_of_cairo_3.pngSortie d’écran et ce qui s’ensuit…

    Lorsqu’il sort de l’écran pour rejoindre la romantique Cecilia, dans La rose pourpre du Caire, le fringant Jeff Daniels (interprète glamoureux de Tom Baxter) ne se doute pas que, vingt ans plus tard, juste un peu empâté, il incarnera le patron d’une chaîne de télé en quête d’indépendance, dans la magnifique série Newsroom, dont le directeur de rédaction (Sam Waterston) se pacsera avec un autre président des States (Martin Sheen, dans West Wing), dans Frankie and Grace où Jane Fonda voit, aussi bien, son jules faire son coming out au tournant de la septantaine…

    Sur quoi l’on apprenait récemment, pour compléter l’inventaire des ces glissements du virtuel au réel, que l’affreux président des USA de House of cards (Kevin Spacey) a été viré de la série en question pour faits (réels) de pédérastie. Tout ça en amont et en aval de l’affaire Weinstein, et les abus en série continuent…

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    De fait, la mini-série en huit épisodes de Big little Lies, coproduite et interprétée par Nicole Kidman, module le thème du prédateur sexuel sur fond de fresque sociale détaillée, dans une atmosphère quotidienne et provinciale (les agréable rivages californiens de Monterey) où les petits conflits personnels s’exacerbent en terrifiantes violences.

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    Or le sale mec suavement prédateur des huit épisodes de Big little Lies nous évoque immédiatement, et avec quelle puissance et quel art de la peinture sociale et psychologique, ce séducteur à la douce voix de loukoum et aux manières de cogneur qu’incarne un certain Tariq Ramadan dans le dernier feuilleton plus-que-réel au (dé)goût du jour…

    Et si Tom Kirkman se pointait à la Maison Blanche ?

    Tout ça pour dire que l’opposition du réel et du virtuel, dans l’univers mondialement connecté qui est devenu le nôtre, n’est pas plus fondée que la vieille croyance selon laquelle l’art serait moins réel que la vie.

    Reste à savoir comment jouer de ces nouvelles données pour en faire quelque chose d’intéressant, quitte à nous amuser, à faire rêver les jeunes filles romantiques ou à nous la jouer roseaux pensifs, voire sauveteurs de notre espèce en danger.

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    Donc on imaginerait ceci en attendant mieux: de même que Tom Baxter est sorti de l’écran pour consoler la douce Cecilia, l’on verrait aujourd’hui Tom Kirkman traverser le miroir ovale de la Maison Blanche et proposer au compère Donald, avec la voix douce et le ton posé de Kiefer Surtherland, de réviser complètement sa politique.

    Objectivement parlant, le cher Tom a sans doute, après une trentaine d’épisodes parfois très éprouvants, des conseils de sagesse à prodiguer à son imprévisible collègue, mais Donald est-il seulement abonné à Netflix ? Première question. Et seconde question plus décisive : Trump a-t-il assez le sens des réalités pour écouter un personnage de fiction ?

    Dessin original pour la chronique parue initialement à l'enseigne du média indocile Bon pour la tête: Matthias Rihs.

     

  • Je préférerais mieux pas...



    En écoutant Bartleby le scribe, lu par Daniel Pennac.

    Du brave soldat Schweijk à l’indolent Oblomov, en passant par le protagoniste de Je ne joue plus du romancier croate Miroslav Krleza, la figure de celui qui dit non au jeu social, aussi doucement que fermement, a trouvé de belles illustrations, mais la plus émouvante reste sans doute celle du jeune scribe Bartleby, employé dans un bureau de Wall Street et limitant progressivement son activité en opposant, aux multilpes ordres et propositions de son patron, un doux et têtu « je préférerais pas… », traduction plus ou moins satisfaisante de « I would prefer not to… »
    De cette magnifique nouvelle d’Hermann Melvlle, où s’entremêlent le refus à la fois exaspérant et mystérieux de Bartleby (préfiguration du « zéro » social d’un Robert Walser) et l’indignation frottée de grande compréhension de son employeur, Daniel Pennac propose ici une lecture vivante et prenante, dont les coupes ne se voient quasiment pas. Après écoute des sublimes dernières pages évoquant ces êtres de plus en plus nombreux aujourd’hui qu’une société productiviste à outrance et impitoyable condamne au rebut, l’on n’a de cesse de (re)lire la nouvelle complète, disponible dans la collection de poche Folio (No 2903).
    A préciser enfin que Daniel Pennac fait précéder sa lecture d’une introduction non moins bienvenue.


    CD Gallimard, A voix haute. Daniel Pennac lit Bartleby le scribe d’Hermann Melville.

  • Mémoire vive (113)

     
    Ceci de Philippe Rahmy, que je reprends en partie à mon compte, tant l’amour, tel que je le ressens et le vis tous les jours, excède les mots de l’amour: « L’amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, tout entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort ».
     
    Ce dimanche 1er octobre. – Le ciel était tout plombagin ce matin à sept heures, puis il s’est découvert en bleu brumeux d’automne approprié à un 1er octobre que marquera, peut-être, la venue au monde de l’Enfant.
     
    °°°
     
    Pour ma part je reprends la rédaction de ma prochaine chronique de Bon Pour La Tête que je vais pimenter d’un extrait d’Aux confins du monde de Karl Ove Knausgaard :
     
    « Ravissement.
    « Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
    « Ravissement.
    « Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
     
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    J’apprends ce soir, avec autant de stupéfaction que de tristesse, la mort de Philippe Rahmy, dont je comprends maintenant le silence de ces derniers jours après nos derniers échanges. Mort subite à ce qu’il semble, comme celle de Maître Jacques. Méchante mort d’une espèce d’enfant demeuré, d’ange mal portant et de juste à sa façon – comme un saint poète malmené par la vie et montrant un courage de héros en armure malgré ses os de verre, mort fauché en plein vol alors qu’il avait encore, sans doute, tant à dire...
     
    Ce lundi 2 octobre. L’Enfant vient de naître, à 15h47. Nous ne savons pas encore son prénom mais il a l’air entier et tout joli dans les bras de notre fille qui sourit aux anges. Me rappelle tant deux autres naissances qui ont changé notre vie, et me ramène à ma bonne amie et à notre vie – notre précieuse vie.

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    Ce mardi 3 octobre. Nous avons fait connaissance, cet après-midi, de notre petit Anthony Nolan – tel étant le prénom que ses parents lui ont choisi ce matin -, et ce fut une tendre émotion de découvrir ce tout petit Monsieur aux minuscules mains déjà parfaites, et notre fille en maman – notre toute petite fille en maman !
     
    Ce mercredi 4 octobre. Je sors à l’instant de la vision de presse des Grandes traversées, du réalisateur David Maye, qui m’a beaucoup touché et m’a fait penser aussitôt à ce que nous vivons ces jours avec la naissance du petit Anthony Nolan. En outre ce beau film, qui met en rapport les derniers mois de la mère du réalisateur, cancéreuse en phase terminale, et la venue au monde de la fille de sa sœur, m’a rappelé le regard de Knausgaard sur son enfance et sur son entourage, procédant de la même honnêteté, pure de tout pathos, et de la même tendre attention.
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    Le film se veut modestement documentaire, mais son montage est plutôt celui d’un poème vital.
     
     
     
    Toujours plus intéressé, littérairement et affectivement, par la lecture de Knausgaard, pour sa façon de restituer le temps et l’espace de son adolescence et de sa jeunesse, dans Aux confins du monde, relatant son séjour de jeune enseignant parachuté dans un village du nord de la Norvège. Vraiment il y a là une ressaisie de la réalité vécue, d’une fraîcheur et d’une honnêteté qui va bien au-delà de la plate remémoration décriée par les pédants ou les fumistes du milieu littéraire parisien.
     
     
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    Egalement captivé par la série Designated Survivor, développant le thème d’une présidence américaine « accidentelle », après l’anéantissement du Capitole et du gouvernement, dont le protagoniste est un secrétaire de ministère de l’environnement et de l’urbanisme soudain propulsé, à son corps défendant, au premier rang de la gouvernance mondiale, avec sa brave femme écolo et ses beaux enfants. Ce nouveau président non élu est en somme l’anti-Trump à tous égards, et sa façon de gouverner en homme de bonne volonté, qui s’impose peu à peu, mérite plus qu’un regard de dédain…
     
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    Je viens de reprendre mon commentaire de la Commedia, en écho à la lecture de la nouvelle traduction de René de Ceccaty, à la fois claire et très lisible, toute conçue en octosyllabes aussi fluides que « musicaux ». La longue introduction très érudite à cette attrayante version sans notes (!) est également d’un grand intérêt, notamment pour ses observations sur les problèmes de traduction, après un bel hommage à celle de Jacqueline Risset. C’est d’ailleurs en suivant ces deux versions, plus le commentaire de Mégroz, que je vais continuer ma traversée en me forçant à plus de régularité.
     
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    Contre toute attente, le livre consacré par Michel Onfray à la vie et aux œuvres de Thoreau me plaît assez, alors que les dernières interventions publiques du personnage, notamment contre Emmanuel Macron, m’ont plutôt horripilé par leur ton et leurs termes.
     
    D’entrée de jeu, cependant, son chapitre consacré aux Grands Hommes ne laisse de m’agacer, avec son éloge de la volonté de puissance si mal accordée aux figures d’Emerson et de Thoreau, mais les éléments documentaires qu’il apporte ne sont pas sans intérêt. Le lascar parle assez bien de ce qu’il aime, mais ce qui est exaspérant, et ça s’aggrave de page en page, est sa façon de dénigrer tous ceux qui n’entrent pas dans le cadre de son idéologie libertaire, à commencer par ses collègues profs d’université (comme s’il était au-dessus d’eux) et les médias après lesquels il ne cesse de courir.
     
     
    Il y a huit ans , jour pour jour, que Maître Jacques s’effondrait en séance publique, à Payerne, foudroyé par une crise cardiaque, mais je me demande qui aujourd’hui se soucie de sa postérité, alors qu’on a parlé à sa mort, et assez bruyamment, d’un AVANT et d’un APRÈS Chessex ; mais les gens des Archives littéraires me disent que son fonds ne suscite guère de consultations ou de demandes quelconques, et j’ai l’impression d’être l’un des seuls à entretenir tant soit peu son souvenir, non sans réserve mentale au demeurant…
     
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    La lecture de La Divine Comédie suppose autant d’attention que de résistance positive, si j’ose dire, à savoir plus précisément: de réserve critique liée au postulat de la foi chrétienne autant qu’à l’idiosyncrasie culturelle du XIVe siècle, etc.
     
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    La lecture du livre de Michel Onfray sur Thoreau m’intéresse et me fait sourire, non sans un grain de sel ironique, tant il y a là-dedans, en mélange à la fois mégalo et démago, de justes observations et de raccourcis réducteurs ou jobards. Michel Onfray voudrait tout dire sur tout, il occupe le terrain, il sature les vitrines de librairies et les estrades médiatiques, il est partout, il prétend à la connaissance universelle ; il y a chez lui quelque chose de l’hyperactivité bricoleuse de Bouvard et Pécuchet, avec une volonté de puissance et comme un besoin de revanche sous-jacent très particulier, une précipitation enfin qui va complètement à l’opposé de la démarche solitaire et contemplative du philosophe dans les bois.
    Finalement ce livre, qui tourne au traité de développement personnel en version gauchiste, ne fait qu’alimenter une vision du monde simpliste avec sa façon de prôner la simplicité. Quant à Thoreau, il passe bonnement sur le lit de Procuste d’un équarisseur « libertaire » dont l’utopie relève de la fantasmagorie immature.
     
    Ce jeudi 12 octobre. - C’est avec tristesse que j’ai appris tout à l’heure, en ouvrant une enveloppe affranchie en Allemagne au liséré noir, la mort de mon cher Thomas – mort subite et inattendue à ce qui est précisé, le 2 octobre dernier à Schelklingen.
    Sa disparition brutale me chagrine d’autant plus que j’avais prévu une virée prochaine en Souabe et que j’allais le contacter pour lui en parler. Aussi, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui en tête à tête pour évoquer nos vies, après deux mois estivaux partagés en notre adolescence et cinquante ans sans nous voir, suivis de trois ou quatre revoyures depuis que je l’avais relancé dans son chalet valaisan où nous nous sommes retrouvés bien plantureux tous deux et bien recuits, mais «en phase» à divers égards, et nos bonnes amies frayant gentiment elles aussi.
     
    Ah mon Thomas, le bel ami blond de mes quatorze ans au physique de pur Aryen semblant sorti de la collection Signe de poste, lisse et parfumé à l’eau de Cologne 4711, et ses parents adorables s’activant de concert à la Praxis du Herr Doktor, et le petit frère Goetz alias Luppi ; nos balades le long du « jeune » Danube et par les forêts, nos baignades dans la piscine familiale, la chasse avec le père, et l’année suivante nos retrouvailles à Lausanne et le tour du lac en vélo, nos premières cigarettes et notre chaste amitié particulière, etc. Et voilà bien ce qui menacera de plus en plus les jeunes gens de nos âges, tout à coup : crac dans le sac !
    Dessin original de Matthias Rihs.
     
    J’avais abordé le livre de Michel Onfray sur Thoreau avec un mélange d’intérêt et de quasi adhésion, mais cette impression semi-positive, après le début en fanfare sur les « grands hommes », a été gâchée en crescendo par la jobardise du lascar, qui en arrive à distiller des « règles de vie » bien dignes d’un prêcheur de gauche. J’ai pas mal peiné sur cette onzième chronique consacrée à la lecture de Thoreau selon Onfray, mais aussi selon Jim Harrison et Annie Dillard, or il me semble avoir dit l’essentiel sans trop assassiner le pauvre graphomane.
     
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    Gombrowicz à propos de Witkacy : «Ce graphomane de génie». Ce qui était un peu mesquin, mais en somme juste. Et bien plus juste alors la qualification, aujourd’hui, d’un Michel Onfray dont on dirait que c’est un graphomane sans génie, qui se la joue grand homme en selfie…
     
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    La lecture de Knausgaard me ramène à la question du tout-dire. Je vais me concentrer sur ce livre avant d’en tirer une nouvelle chronique que je cadre ainsi à l’attention de Matthias Rihs, mon illustrateur préféré : « Cher Matthias, encore merci pour cette peinture splendide captant en couleur le lyrisme naturaliste de l’anar des champs que je lis toujours à petites doses tranquillisantes comme à la contemplation silencieuse de la pousse des haricots - Thoreau en a planté des carreaux géants et il se demande ce qu’ils pensent de lui!
    Ma prochaine chronique portera sur un autre énergumène du nom de Karl Ove Knausgaard, qui raconte sa vie dans une fresque autobiographique fluviale à grand succès dans les pays scandinaves et anglo-saxons et qu’on a dit le Proust norvégien. Du coup certains pédants français lui ont râpé sur le blouson au motif qu’il écrit simple et parle d’un monde qui est le nôtre avec un père glacial et chiant (une espèce de socialiste moralisant et méchant avec ses fils) fuyant dans l’alcool et terrifiant l’enfant et l’ado, les 500 premières pages étaient consacrées à sa déchéance et à sa mort et ensuite on a eu droit à l’enfance et après ça a été la première femme et le divorce de Karl Ovee et dans le 4ème tome que voici c’est le premier poste de jeune enseignant de 19 balais dans un port du nord où il fait nuit la deuxième partie du récit qui s’intitule Aux confins du monde.
    Karl Ove Knausgaard.
     
    J’aime beaucoup cette façon de tout dire et surtout de parler de ce qui est un peu gauche et un peu con voire ridicule quand on a seize ans et qu’on décroche son premier poste de critique rock dans un magazine du coin et qu’à dix-huit ans on bande dès qu’on voit une girl et qu’on se cuite à mort et qu’on veut devenir aussi grand qu’Hemingway et qu’on ressent tous les détails de la vie et du fjord et des élèves ricanants et des gens du bled qui se connaissent tous et le frère aîné et les Danoises qu’on essaie de tirer et la nouvelle Stratocaster et les Stones qu’on n’aime pas et Simple Minds qui virent commercial, bref la vie.
    Un charme incroyable. Tu te retrouves à 14, 17, 12, 42 ans avec tous ces gens et Breivik qui flingue 89 gamins et certains qui croient à la vie éternelle et lui pas. De Dieu ce que c’est beau ces maison en bois bleu au bord du fjord et ces odeurs de poissons et de femmes et la fille rêvée qu’on ose pas lui dire, etc.
    Vous voyez ça ? C’est la nuit en plein jour et c’est beau comme un blues de Björk ou de Sinead O’Connor la punk-nonne qui chante Mother do you think they drop the Bomb, etc Belle journée en été indien, l’artiste ! Amitiés, JLs. »
    Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de BPLT.
     
     
    Ce jeudi 19 octobre. - Très crevé hier soir par notre marche d’une heure (!) du Gornergrat à Rotenboden et trois décis (!!) de Chianti, je me réveille à deux heures et trouve deux ou trois bonnes formules pour ma chronique sur Knausgaard, à commencer par sa première phrase: « Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux et n’en trouve pas de rechange parce que sa mère n’a pas eu le temps de faire la lessive , si cela vous bassine, passez votre chemin… »
    Lady L. au Gornergrat, avec Snoopy.
     
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    La question du degree, comme l’entendait Shakespeare (notamment par la voix d’Ulysse dans Troïlus et Cressida) est aujourd’hui à réévaluer à tout moment pour faire pièce à la confusion générale.
     
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    La littérature d’anticipation reste assez marginale aujourd’hui, plus que la littérature policière, et les grands auteurs « littéraires » relevant de ce qu’on appelle abusivement la science fiction, sont peu nombreux, et c’est donc une surprise que de revenir à Doris Lessing par un roman conjectural au titre étrange – Les mariages entres les zones trois, quatre et cinq -, immédiatement captivant par ses résonances aussi profondes qu’inattendues, qui me semblent prolonger les observations d’un Bruno Latour sur la dialectique du féminin-masculin, et plus largement sur nos rapports avec la Terre, dans son dernier essai initulé Où atterrir.
     
    Ce mercredi 25 octobre. Pas en forme aujourd’hui. Comme des vertiges, et soudain voici qu’une petite guêpe me poursuit de ci de là sans que je ne puisse ni la chasser ni l’occire, à croire qu’elle le fasse exprès, connaissant ma phobie…
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    Très bonne surprise ce soir, accompagnant un message d’un des collaborateurs des Archives littéraires de la Bibliothèque nationale : la découverte du catalogue complet, en l’état actuel, des 50 cartons de mon fonds dûment classé par une jeune stagiaire - une vaillante Pauline Bloch dont j’apprends qu’elle a été très intéressée par le contenu de mes archives. Pour ma part, c’est avec autant d’émotion que d’intérêt que j’ai découvert ce vaste et minutieux inventaire dont tous les objets revivent pour ainsi dire de se trouver décrits par le détail, jusqu'aux lettres et multiples papiers isolés qui restaient entre les pages de mes nombreux carnets et autres albums. Ce qui me touche, surtout, c’est l’attention réelle que semblent susciter mes archives, dont je présume qu’on n’imaginait pas la richesse et moins encore la beauté plastique, avec leur foison d’aquarelles, notamment.
     
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    La qualité majeure des récits d’Annie Dillard me semble tenir à leur capacité d’intensifier la présence - notre présence au monde -, et notamment notre présence devant la nature.
     
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    Certaines gens – certains beaux esprits plus précisément -, se sont bien moqués de l’usage fréquent que j’ai pu faire – et continue de faire – du terme de métaphysique, mais leur réaction, leur ricanement (ah, ah, ah), leur supérieur haussement d’épaules m’en disent plus sur eux que sur moi, car je sais, moi, de quoi je parle alors qu’eux ne veulent surtout pas évoquer ce qui, pour moi, n’est en rien borné à l’histoire de la philosophie, au sens académique (ou anti-académique, ce qui revient au même) mais ressortit juste à un sentiment ontologique fondamental que Witkiewicz a exprimé mieux que personne et dont je me sens aujourd’hui aussi proche qu’à mes vingt-cinq ans, à savoir qu’il y a un vertige décidément métaphysique à percevoir le fait qu’on est soi et pas un autre, etc.
     
    Ce samedi 28 octobre. - En train de revenir à un lieu intérieur de mes territoires sensibles qui furent mes refuges immunitaires entre, disons, quatorze et dix-huit ans, dans mes cabanes successives et autres réduits, en tel galetas de notre maison natale ou en tel poulailler désaffecté que je réaménageai à ma guise.
     
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    La lecture d’Une enfance américaine d’Annie Dillard, autant que celle de L’amour des Maytree, contribue à cette plongée rétrospective que je vais tâcher de développer dans Retour amont. Dans cette optique, je sens le projet des Jardins suspendus rebondir de façon plus concertée et peut-être plus concertante, au fil d’un nouveau récit lié et plus organiquement structuré...
    JLK, Pinson du nord. Gouache pour S. le 23 novembre 2017.

  • Ceux qui en ont

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    Celui viole un œuf avant de se faire le bœuf / Celle qui préfère la viande rouge / Ceux qui l’appellent Mobbing Dick / Celui que la virilité interpelle au niveau du manque / Celle qui t’a recommandé deux psys à choix avant de t’offrir le dernier Jacques Salomé / Ceux qui lacancanent dans la salle d’attente du rebouteux / Celui qui vit la domination masculine comme vocation surdéterminée par la lecture d’Althusser première période / Celle qui lit du Michel Onfray pour se faire une idée / Ceux qui se tiennent par les couilles en tant que membres du Rotary / Celui qui se présentera à la prochaine érection / Celle qui lui met un noeud papillon pour s’envoler avec / Ceux qui n’aiment pas se vanter mais / Celui qui n’est pas homophobe mais / Celle qui n’est pas machiste mais / Ceux qui considèrent que pour les Africains c’est différent / Celui qui tient le cordon de ses bourses / Celle qui précise ses exigences sur Meetic et réclame un selfie sur Instagram / Ceux qui en parlent volontiers lors des sorties du bureau où l’échange est facilité par le plein air / Celui qu’on dit le Mâle Alpha des garcons de la bande / Celle qui ne suce pas mais avale tout / Ceux qui ne s’attardent pas en zones moites / Celui dont les préférences sexuelles ne sont pas spécifiées par le pasteur Desbiolles dans son éloge funebre pourtant assez open-minded / Celle qui prétend que le Che n’était pas le meilleur coup de la Sierra mais c’est son opinion et ça compte au niveau du groupe / Ceux qui concluent que Trônes et Dominations ne durent qu’un temps et vous le notez vous aussi, les filles, etc.

    Image JLK: le solitaire de Carmel Heights.

  • Ceux qui préfèrent ne pas...

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    Celui qu’on croit autiste parce qu’il se tait au milieu de la jactance / Celle qui espionne les visiteurs à table avant de leur faire les poches sur le lit aux manteaux / Ceux qui n’osent pas dire que quand ils seront grands ils veulent mourir / Celui qui est né par hasard de mère passionnée de roulette / Celle qui actionne le Bureau des personnes disparues pour retrouver son ami d’enfance aux initiales de F.K. / Ceux qui se retrouvent près du monument de Sissi au bord du lac d’un bleu vert-de-gris de lissu de lessive / Celui qui va au Contrôle des habitants pour voir si l’on a une trace de lui / Celle qui classe les camarades de classe de son lycée tyrolien par ordre de beauté intérieure ou ce qu’on en pouvait subodorer à l’époque / Ceux qui refusent de distinguer les qualités dites supérieures de leurs anciens condisciples des cours de tango vu qu’on est tous égaux aux yeux d’Allah même les femmes n’en déplaise à ce petit trublion de M. prophète auto-proclamé / Celui qui revêt un tailleur strict pour honorer sa nouvelle famille sociale de transgenres de centre gauche / Celle qui évite les marchés de Noël ces lieux de perdition pour un esprit sain sans corset / Ceux qui estiment qu’il faut crier contre les marchands du temple mais cette humeur dopée à la moralise nous fatigue à la longue n’est-ce pas Suzanne ? / Celui qui promettait à douze ans mais ensuite il s’est mis à lire ce Sartre et tu ne sais pas ce que ça veut dire Monique alors je ne te dis que ça / Ceux qui évitent l’héroïne même si ça fait moins de cendres que le cigare / Celui qui se rappelle la petite fille parlant aux escargots dans le jardin voisin après la pluie / Celle qui en veut à la Nature d’afficher tant de bonheur en tout cas en apparence / Ceux qui ne s’engagent pas au niveau de l’entretien de leur jardin privatif / Celui qui te demande si tu veux lui parler en tant qu’intermittent de l’écoute compassionnelle / Celle qui se demande ce qu’entendent ses appareils auditifs quand ils reposent dans leurs boîtes noires / Ceux qui préfèrent ne pas trancher dans le vif même en tant que seconds couteaux, etc.

  • Ceux qui vendent des larmes


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    Celui qui finance l’atelier protégé de construction de missiles pacifiques longue portée / Celle dont le string en treillis cache une arme de destruction massive / Ceux qui font l’amour comme on fait la guerre / Celui qui a un génocide d’avance dans ses plans de colombe armée / Celle qui se parfume à l’eau de rose Empire / Ceux qui n’ont plus de larmes pour pleurer vu qu’on leur a coupé l’eau / Celui qui reste droit dans ses bottes dans le champ de ruines avec son Coca zéro morts pour tenir le coup / Celle qui ne regarde jamais les infos sur la Syrie sans sa petite laine / Ceux qui comptent sur le FBI pour réparer les dégâts de la CIA / Celui qui va se faire des couilles en or en défendant Ramadan sans aucun souci d’enrichissement personnel vu qu’on est tous des musulmans modestes au paradis fiscal / Celle qui a rêvé que Tariq la sodomisait par l’oreille mais personne n’a rien entendu dans la mosquée / Ceux qui ont baptisé leur chienne Laïcité pour la noyer selon l’ordre du prophète / Celui qui a le cœur sur la main et le doigt sur la gâchette / Celle qui attend le prêcheur au Paradis pour la lui couper / Ceux qui s’éloignent du front de guerre au motif que c’est plus sûr/ Celui qui est à Mahomet ce que Trotzky (Léon, pas Jean-Paul) fut à Lénine / Ceux qui s’envoient des drones à la récré / Celui que son père soupçonne d’idées subversives au motif qu’il l’a vu avec un Coran dans sa poche revolver / Celle qui explique à son neveu Marcelin que le rabbi Ieshouah était en fait un Juif palestinien dont le nom est cité dans le Coran et qu’aujourdui il serait plutôt du coté d’Edwy Plenel que de Manuel Valls mais le débat est ouvert on est bien d’accord / Ceux qui sont repartis pour la croisade dont le Grand Armageddon scellera la victoire au meilleur qui gagne ou le contraire si c’est l’autre, etc.

  • Irrécupérable poésie

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    Pasolini en dialogue posthume. En mémoire de la terrible nuit du 1er novembre 1975...

    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, noi digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

    Ainsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, répondant aux questions pertinentes de Giuseppe Cardillo, dans un entretien traduit par Anne Bourguignon et qui constitue un document réellement éclairant, à la fois sur la démarche de l’écrivain-cinéaste et sur l’esprit de l’époque.

    Cela me semble en effet très « époque » de s’attacher pareillement au caractère irrécupérable de tel ou tel objet de création, et de privilégier ainsi « la poésie ». Mais il faut lire l’entier de l’entretien, et le rapporter à l’ensemble de l’œuvre et aux réflexions de cet artiste cherchant à tout moment à « théoriser » le magma de sa complexion éminemment contradictoire en butte au chaos du monde, pour mieux saisir la tournure de cette affirmation, qui vaut autant dans la postérité de Rimbaud et Baudelaire que dans celle d’Antonio Gramsci.  

    Ce présent entretien fut capté lors du deuxième voyage de Pasolini aux States, après une premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique, inexistante en Italie ».

    En 1969, après une activité artistique intense (notamment avec Théorème et Porcherie) et de vifs démêlés idéologico-politiques liés à sa critique de la «fausse révolution» en Italie, Pasolini se trouve dans une période de remise en question dont les tenants socio-politiques (sa déception de marxiste assistant, à l’avènement d’une société consommation nivelant à peu près tout, et notamment le peuple du sous-prolétariat qui inspira ses premiers livres, dont Ragazzi di vita, et ses premiers films, au nom du bien-être généralisé) et les aboutissants éthiques et artistiques sont clairement détaillés.

    S’il y avait du militant «éducateur» et du provocateur chez Pasolini, c’est en poète, «irrécupérable» selon lui-même, en artiste polymorphe, que Pasolini s’exprime ici : sur le cinéma (et plus précisément celui de Godard, qu’il admire sans partager ses options esthétiques), sa conception religieuse de la réalité (hors des églises et même de la foi), les parfums de son enfance, sa première conscience politique (éveillée par la condition des paysans frioulans) et, surtout, l’importance radicale, voire sacrée, du style, à propos duquel il dit une chose à mes yeux essentielle, à la fois au regard de son œuvre et d’une approche incessamment irrécupérable de la réalité, tous genres confondus du moment que la poésie éclaire nos « minutes profondes » en toutes langues et formes : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l’ai dit, la réalité est hiérophanie – elle l’est de façon sentimentale et intuitive – et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n’est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement dit un langage sacré »…

    L’inédit de New York, entretien de Pier Paolo Pasolini avec Giuseppe Cardillo. Traduit de l’italien par Anne Bourguignon. Préface de Luigi Fontanella. Editions Arléa, 92p.

     

  • Ceux qui ne céderont pas

     
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    Celui qui a toujours posé les questions-qui-fâchent / Celle qui est restée auprès du mécréant quand celui-ci se déclarant athée au dancing a été lapidé par les regards / Ceux qui ont voué Baruch aux enfers qu’ils disait ne pas exister / Celui qui fait œuvre de Mémoire au milieu des amnésiques de son âge / Celle qui croyante a souffert de voir son fils s’éloigner de Dieu sans cesser de l’aimer / Ceux qui  ne croient qu’au Dieu de miséricorde qu’il y a en eux / Celui qui croyant n’a pas cru mal de publier l’Histoire du méchant Dieu de son ami Pierre Gripari / Celle qui aimant la poésie ne peut souscrire à aucune idéologie de domination / Ceux qui sur Internet  rappellent à leurs cousins du Hamas que Mahmoud Darwich aussi était mécréant / Celui qui a été condamné à rester debout sur une jambe pour cracher le morceau qu’il a gardé en sa bouche de Vérité/ Celle qui signait Spinoza sur Internet et qu’on a don dit sioniste du complotinternational / Ceux qui chargés de garder le blasphémateur l’écoutaientattentivement et le trouvaient moins fou que leurs supérieurs / Celui qui n’aurait jamais toléré qu’un pasteur fourrât (du verbe fourire) son nez dans ses affaires persos non mais des fois / Celle qui rappelle discrètement sur Facebook qu’Augustin aussi quoique canonisé sur le tard estimait qu’il fallait occire les infidèles / Ceux qui sur Internet copient / collent ces propos de l’intraitable Waleed que d’aucuns apprécieront : «En vertru des actuelles lois internationales, je pourrais porter plainte contre Mahomet pour crimes deguerre, crimes contre l’humanité, vols, viols, pillages et destructions. Le Prophète serait condamné pour esclavagisme, commerce illicite d’êtres humains, pédophilie,misogynie et racisme envers les non-musulmans. À l’époque, bien sûr, ses comportements les plus déviants étaient conformes aux traditions. Mais il est inconcevable que les musulmans puissent encore qualifier leur Prophète de messager de Dieu, de Prophète de la paix, de l’amour et de la miséricorde en sachant tout cela » / Celle qui est fière de son fils en dépit de sa propre croyance et de l’opprobre du voisinage / Ceux qui estiment que les musulmans ne sont pas mûrs pour la démocratie ni d’ailleurs les Noirs ni les Chinois ni les femmes en règle générale ni les salamandres si l’on y regarde de près / Celui qui dans cet Etat proclamé laïc est jugé pour ses idées en matière de religion par un tribunal militaire / Celle qui se dit avocate alors qu’elle est juste bonne à plaider pour le temps de cuisson du couscous à la turque / Ceux qui n’auront point d’avocat au motif que leur cause est entendue / Celui qui est devenu paria en clamant sa mécréance sur les toits d’où l’on entend parler  le Miséricordieux par voie de haut-parleurs explicites nom de Dieu / Celle qui n’a jamais été traitée comme une chienne par son frère impie qui aime aussi les lapins agnostiques / Ceux qui rappellent aux jeunes aspirants au Djihad que le Prophète récusait la présence d’aucune femme et d’aucun chien à portée du tapis de prière / Celui qui ne comprend pas ce que déblatère le télécoraniste Youssef Al-Qaradoui et ne s’en porte pas plus mal que de trop bien comprendre les inepties antio-coraniques du télévangiliste Pat Robertson / Celle qui reste à la cuisine pour surfer sur Internet comme l’a commandé le Président de la Turquie cet humaniste europhile / Ceux qui considèrent que l’islamisation du monde résoudra les problèmes  genre Un pour tous tous pour un / Celui qui revit L’Exorciste-le-Retour en affrontant les salaloufs/ Celle qui entend son cousin le député du Hamas affirmer que tous les blogueurs sont des déviants / Ceux qui ont le cœur serré en lisant ces  lignes de Waleed  Al-Husseini :« J’ai décidé de quitter le pays auquel j’avais donné mon sang, mes larmes, mon amour, mes rêves et mes espoirs, et qui voulait me priver de ma liberté, de ma dignité et de mes valeurs », etc. 

     

    (Cette liste a été notée dans les marges de Blasphémateur ! Les prisons d'Allah, du Palestinien Waleed Al-Husseini, témoignage majeur à lire absolument après les essais-manifestes d'Edwy Plenel, Pour les musulmans, et d'Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité. Plus radicalement laïc que les précédents, plus (juvénilement) enragé aussi et comme on le comprend !, le livre de Waleed vaut à la fois par sa connaissance de la société arabo-musulman vécue de l'intérieur, sa haute exigence éthique de vérité et de conséquence et ses propos non complaisants sur l'Autorité palestinienne et les partis religieux qui s'entre-déchirent sur le dos du peuple palestinien.)

    Waleed al-Husseini. Blasphémateur ! Les prisons d’Allah. Grasset, 240p. 

    Ce jeune Palestinien, persécuté dans son pays au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme ill’a affirmé haut et fort sur Internet, livre un témoignage important. D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avecDieu. Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ?  Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. Et l’essentiel: que le témoignage du jeunePalestininen dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés.

     

     

  • Longue vie aux pharaonnes !

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    Chemin faisant (165)


    Heureux les Terriens.- La Casa Toscana Podere Poggiosecco se dresse sur une éminence isolée qu’on atteint par un chemin pierreux, à deux kilomètres du bourg médiéval de Cetona, et là règne le silence bruissant de la seule nature: voici la grande ancienne ferme à pierre de taille et formidables poutres, et la cassine rose attenante, à l’écart desquelles un chemin se dirige vers la cahute verte d’un poulailler où qui s’en approche est accueilli par le concert soudain de la volaille, faraone en tête, j’veux dire dans la langue de Rabelais: pintades à grands caquets !

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    Mais qui le leur coupera ? Qui fera taire ces volatiles endiablés ? Qui nous servira ce soir un rôti de pintade au four sur lit de patates douces !

    Pas moi ! S’exclame Paola. Ni moi ! renchérit Paolo ! Alors quoi ? Paysans de salon ? Poulailler d’apparat ? Pas du tout, mais il est vrai que la sensibilité retient parfois l’usage du coutelas...

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    23517590_10214847321843452_2453620658783740520_n.jpgDu rite paysan aux batteries industrielles.- Son premier menu de cuisinier par passion, Paolo l’a réalisé en sa neuvième année, conseillé par sa mère. Mais plus que de rigides procédés répétitifs celle-ci l’enjoignait : «Essaye ! goûte ! taste ! » Et c’est ainsi que de sa dixième à sa soixantième année Paolo n’a cessé d’apprendre, d’essayer, de goûter, de taster, d’improviser tout en menant une carrière de journaliste économique avant de se retirer en ce haut-lieu de convivialité sans chichis.

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    Or l’économie ancestrale de la culture terrienne fait partie de son savoir acquis, et je me rappelle, à la longue table de bois blond jouxtant l’âtre ancien, les mots terribles de Guido Ceronetti, dans Albergo Italia, visant l’extension de la malbouffe et son empire industriel, notamment dans ce temple avili de la consommation qu’est devenu Venise : « On mange partout à Venise et très mal. Il reste peut-être à peine un ou deux restaurants qui tiennent le coup face à la marée humaine et qui, à grand-peine, offrent encore de laqualité; les autres sont l’abomination de la désolation. La stupidité touristique se révèle d’un coup, infailliblement, dans l’omnivorisme acritique, dont profite cruellement l’arnaqueur de l’assiette bien remplie. Le Japonais qui croit manger du poisson frais de l’Adriatique se voit servir du surgelé issu de l’industrie portuaire de son propre pays après qu’on l’a traité au cobalt à peine sorti de l’eau »…

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    Et le même Ceronetti, végétarien mais respectueux de la cuisine traditionnelle sacrifiant l’animal pour la survie du clan humain, dans un cycle équilibré, de vitupérer de la même façon l’élevage monstrueux des sœurs, cousins et cousines des pharaonnes à plumes et plus ou moins fiers ergots…  

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    En attendant le Messie.- Les pintades n’attendent pas le Messie, à ce que je sache en tout cas, mais quand les faraone ont faim cela fait du potin. Nous autres qui sommes plus humains, donc plus compliqués, nous attendons un peu tout et n’importe quoi, le retour d’un Sauveur à géométrie variable ou le fameux Godot qui tarde décidément à venir faute d’avoir trouvé l’entrée des artistes - mais en janvier prochain l'on présentera Fin de partie de Beckett au Teatro Signorelli de Cortone...

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    Dans l’immédiat nous n’attendrons pas de déguster le tiramisù de Paola, même s’il lui faudrait un peu plus de temps, au dire de celle-ci, pour acquérir sa consistance parfaite.

    Le dernier petit livre du Maestro s’intitule Messia. Il ne traite pas de révélation céleste culinaire mais de notre attente d’un salut que nous savons hautement improbable et dont la seule attente, pourtant, nous sauve de la bestialité destructrice propre à notre espèce.

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    « Je ne l’attends pas, écrit Guido Ceronetti, il ne me semble pas l’avoir jamais attendu, mais il reste pourtant dans l’armoire des espérances aveugles, les seules qui vaillent, et jamais je n’en jetterai la clef »…


    Petite armoire universelle, Messia livre ses trésors au petit nombre de lecteurs qui échappent à la meute, mêlant poèmes anciens ou récents du Maestro lui-même et citations de messagers « messianiques » multiples défiant notre condition mortelle de leurs seuls mots, du prophète Isaïe au bon docteur Tchékhov en passant par 
    Ionesco et Joseph Conrad, Rimbaud et Buzzati ou Joyce Mansour, entre trente-trois autres.

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    Et la saveur divine (ou disons demi-divine, enfin quoi !) du tiramisù de Paola me rappelle cette dédicace que m’a faite naguère le Maestro sur mon exemplaire d’Insetti senza frontiere: "Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita"...

     

  • Belles du lac

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    …Bon, tu me diras Godard, Godard, ça lui arrive aussi de déconner, Godard, mais là, quand il dit, je crois que c’est dans Pierrot le fou, que les plus belles filles du monde se trouvent  au bord du lac Léman, là t’es d’accord, Marie, qu’il déconne pas, Godard, c’est clair que toi et moi on est dans le casting, regarde-nous choubidou…

     

    Image : Philip Seelen

  • Malentendu

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    …Elle fait quoi, celle-là, elle entre ou elle sort ? Mais c’est sûr, Khaled, que je respecte ta mère, je m’Xcuse je l’avais pas reconnue avec sa gurka, hein quoi ? c’est burka qu’on dit ? alors Xcuse encore Khaled, je l’ai pas fait exprès - mais non je ne critique pas : si ta mère est en deuil c’est okay qu’elle soit toute en noir... Comment que ça n’a rien à voir ? Elle est pas en deuil ta mère ?  Et finalement ce n’est même pas ta mère – mais tu vois ça à quoi ?   

    Image : Philip Seelen

  • Pas de truffe au ramadan !

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    Chemin faisant (164)
     
    Paola et Paolo. - Je suis Romain je suis humain, disait je ne sais plus quel idéologue droit dans ses bottes, et c’est avec malice que je détournerai cette crâne sentence au crédit des deux Romains - elle d’une délicate finesse d’esprit au visage de madone profane, et lui grandgousier barbu - tenant maison d’hôtes en ces hauteurs forestières de la Toscane , combien humains en leur façon de vous recevoir comme un ami de longue date mais impatients de refaire connaissance sans une once d’indiscrétion pour autant...
    La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les cuisiniers premiers couteaux de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaires. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle au ragù dont nounous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie apprise la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !
     
    Palimpseste du Bien Vivre. - L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor. Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais à San Quirico d’Orcia où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...
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    Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...
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    Au bord du ciel. - « S’il est des paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires », écrivait sentencieusement le cher Albert Camus dans son évocation de la Toscane de Noces, si je ne fais erreur, mais Camus pour une fois s’est montré obtus dans sa perception d’une haute terre et de ses gens.
    En Toscane les états d’âme sont évidemment des sous-produits, comme un peu partout, mais ce jugement réduisant une émotion devant tel ou tel paysage me semble bien académique au moment où importe surtout la première sensation et la joie très pure qui en découle.
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    Les collines de Toscane et plus particulièrement les lunaires crêtes siennoises, n’ont point de mer pour horizon, au contraire de Tipasa ou de Djemila, mais leur mélange de beauté naturelle roulant à l’infini, et d’ordonnance ajoutée à main humaine ne me font pas me demander s’il n’y a là que de l’état d’âme suspect de vulgarité vu que je n’aspire qu’à une muette reconnaissance...

  • Retour en Toscane

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    Chemin faisant ( 163 )

     

    Rallonge d’automne. – Les ors et la pourpre moirée de la fin de l’été indien venaient de tourner au gris cendré sous la première neige, ce matin de novembre sur nos hauteurs, mais l’automne flamboyait encore au sud des Alpes, se reflétant dans l’azur des lacs entrevus des fenêtres du Pendolino, ensuite il n’y avait plus rien à voir que la plaine étale traversée de Milan à Florence par la Freccia rossa dont le nom m’a rappelé la mythique Flèche rouge de nos enfances, et remontant ensuite la val d’Arno l’automne des couleurs a relancé ses éclats sur fond de bleu sombre scandé par les flammes noires des cyprès typiquement toscan alternant avec les campaniles et les pins non moins typiquement toscane que les murs vieux rose ou safran des pans de murs de fermes ou de palais ou de chapelles ou de ruines à l’abandon, et l’on a passé Montevarchi, et Arezzo, et le nom de Camucia m’a fait lever les yeux vers les hauts de Cortone me rappelant tant de souvenirs d’il y a des anneés, et la lumière a décliné tandis qu’une dernière trouée pervenche éclairait les lointaines crêtes siennoises –et des lettres blanches sur fond bleu dur annonçaient CHIUSI –CHIANCIANO TERME…  

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    Douce folie. - La monotonie des lectures ferroviaires peut se rompre par la pratique du contrepoint, et c’est ainsi que j’aurai fait alterner, tout au long de la descente vers la lumière du sud maintes fois évoquée par Philippe Jaccottet, les pages des brèves chroniques de celui-ci réunies dans Tout n’est pas dit (Le Temps qu’il fait, 2005), où précisément il parle des jours assourdis de novembre dont il dit préférer la douceur recueillie aux splendeurs bigarrées, et celle d’un autre tout petit recueil mais combien plus incisif, celui-là, et parfois traversé de fulgurances inouïes, au titre de Couilles de velours (éditions d’autre part, 2017) et signé Corinne Desarzens.

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    La sentence suivante annonce une lestesse de parole que le vénérable poète de Grignan ne se permettra jamais en dépit de son âge, au contraire de la sexa en veine un peu ostentatoire de lyrisme sexy : « Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le b’atiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard. Qu’est-ce qu’on risque ? »

    Les voies de la vraie poésie sont infiniment variées et pas plus que lesoleil ne se souillent, de Villon à Jean Genet ou William Cliff, à traverser les mauvais lieux ; et la douce folie de la Fantaisie a ses propres détours hors-la-loi. Ainsi se gardera-t-on d’opposer le très sage Jaccottet de trente ou quarante ans (ses chroniques datent de 1956 à 1964) et Corinne la foldingue quand elle écrit : « Elle avait des cils gris noir comme ceux d’un nègre et, au doux mitan des fesses, un pouls qui palpitait comme un violon », ou ceci : «Tonitruant, ravigotant, pétaradant, oubliant son nom, le véritable orgasme donne des fourmis dans la mâchoire », ou cela encore : « Ne jamais faire l’amour en gardant sa culotte. La peur a le goût de la rouille, ne la laisse jamais s’installer chez toi. Le courage a le goût du sang. Redresse-toi, admire le monde »…

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    Pasticcio pazzo. – La cuisine du soir, à la trattoria traditionnelle toscane Al Punto de Chiusi, et les vins de la Nobilità régionale dont les noms chantent velouté, tel le Brunello de Montalcino qui me souhaite le bonsoir, n’ont rien perdu du meilleur de ce pays où Nature et Culture se fondent depuis la nuit des siècles, et pourtant que se passe-t-il ce soir aux tables m’entourant en cette soirée hors-saison sans le moindre touriste où, par groupes de garçons et grappes de filles, toute une jeune population populaire s’est répartie, tout entière braquée, scotchée, le regard vissé, le front penché, chacune et chacun sur son smartphone ?!

    La chose pourrait sembler banale évidemment, signe des temps, nouvelles mœurs, comme au temps où la première télé se pointait dans les bourgs provençaux, suscitant la perplexité d’un Philippe Jaccottet, et cette même posture ne s’observe-t-elle pas désormais partout, propre à tous les âges ?

    Or, jamais elle ne m’aurait surpris dans n’importe quel autre lieu, snack à l’américaine ou bar de « djeunes », devanture de disco ou cour de lycée, mais en l’occurrence il me semblait observer un spectacle à nul autre pareil, dans cet excellent restau à la très bonne chère peu chère où ce parterre de frétillants jeunes gens se régalait de bonnes choses après avoir cliqué et twitté à tout berzingue, et du coup je me suis rappelé Fellini et sa façon , à l’italienne, de décrire le délire de la télé italienne, et peut-être alors, me suis-je dit en optimiste à tout crin, que le génie populaire à l’italienne finirait de la même façon à nous faire claper en twittant sans claquer sous les clics…  

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  • La vieille fille qui s'éclate

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    Un siècle et des poussières après la fondation des Cahiers vaudois par Ramuz et ses amis (les frères Cingria, Ansermet, Auberjonois et quelques autres), une nouvelle revue littéraire romande, à l’enseigne de La Cinquième saison, va tâcher de pallier le faible intérêt des médias actuels focalisés sur les grands tirages et quelques noms «porteurs » ou « vendeurs ». Or le même élan vif porte la très délectable évocation du mythique éditeur Henry-Louis Mermod, dans les Rondes de nuit du jeune Amaury Nauroy, fervente et piquante découverte d’un pays qui rechigne trop souvent (Ramuz dixit) à reconnaître les siens.

     

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    Un jugement actuel des plus accablants, relancé récemment par le plus fort en gueule de nos jeunes écrivains, alias Quentin Mouron, voudrait que la littérature romande, ou plus précisément le milieu littéraire romand, ne fût qu’une sorte de lugubre paroisse à dominante moralisante, « freinant à la montée » et cultivant la délectation morose propre au pape calviniste de l’introspection que fut Amiel en son monumental Journal intime, avec la crainte jalouse de voir jamais une qualité particulière dépasser la moyenne.

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    Surtout pas de vagues, mes sœurs et frères! D’ailleurs, avant Mouron, Etienne Barilier y était allé d’un premier pamphlet au titre combien explicite de Soyons médiocres, paru à L’Âge d’Homme en 1989, année de naissance de l’insolent Quentin, lequel vise aujourd’hui les paroissiens lettreux que le fracassant succès plus que local de Marc Voltenauer insupporte, après que la gloire quasi mondiale d’un Joël Dicker les eut révulsés une première fois.

    D’un côté donc, la rage présumée de l’éternelle vieille fille qui sommeille en chaque littérateur dont la dernière plaquette poétique s’est vendue à moins de 1000 ou moins de 100 exemplaires, alors que, malgré leur Qualité Littéraire non certifiée par le Centre de Recherches sur la Littérature Romande, Le Dragon du Muveran a dépassé les 20.000 exemplaires et La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert franchi le cap des deux millions…

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    Et de l’autre, notre lascar fustigeant le «milieu littéraire romand» et prenant la défense, non sans un brin de démagogie, de l’Auteur-qui-gagne et du Lecteur-qui-prend-son pied.

    Mais quoi de pertinent dans cette impertinence ? Ceci sans doute en premier constat: qu’un livre dont personne ne parle n’est pas automatiquement bon, pas plus qu’un succès de librairie n’est forcément mauvais. Et cela aussi qui peut justifier l’impatience d’un jeune loup dont les premières écoles se firent dans une cabane au Canada: la cuistrerie de ceux-là qui invoquent gravement la Qualité Littéraire pour jeter le discrédit sur la prose peu léchée des storytellers à la Dicker & Voltenauer.

    De piques en nuances

    Le risque cependant, à plaider ainsi pour le succès en faisant comme si la quantité excluait le débat sur la qualité, est d’ajouter à la confusion de l’époque.

    Or, sans dégommer le commerce et l’industrie, non plus que l’aspiration plus ou moins avouée de tout écrivain à la gloire cantonale ou mondiale, force est de reconnaître qu’aujourd’hui la quête du succès immédiat constitue un miroir aux alouettes abusant à la fois le public, les médias et les auteurs. Une production démentielle, la disparition de toute une société cultivée qui accueillait et accompagnait naguère les livres de qualité, également accueillis et accompagnés par des critiques avisés, la démission des médias en matière d’information littéraire de qualité, le nivellement des goûts et la fuite en avant exacerbée par les modes et les mots d’ordre publicitaires, la massification et l’affolement décervelé des réseaux sociaux aboutissent à cette confusion générale où la préservation d’un jugement critique équilibré devient de plus en plus délicate.

    Quentin Mouron, fils d’artiste, et Etienne Barilier fils de pasteur, ont réagi en pamphlétaires, et le genre exclut les nuances, comme le pachydermique Dürrenmatt (fils de pasteur lui aussi) le prouva avant eux comme on va le voir. Mais je me rappelle à l’instant la recommandation de ma maîtresse de piano, vieille fille sévère mais bonne à chignon strict, après qu’à huit ans j’avais déchiffré un morceau de la Méthode Rose : «Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances !»…

    L’âme romande en déshérence

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    «La littérature romande ? Mais c’est la rose bleue !», s’exclamait Friedrich Dürrenmatt quand on l’interrogeait à ce propos, visant le mélange de spiritualisme diaphane et certaine préciosité de vieille fille du Grand Poète célébré par les Welches (on est censé penser à un Gustave Roud ou à un Philippe Jaccottet, même si le tonitruant Bernois n’avait probablement lu ni l’un l’autre) mêlant culte de la nature, déisme délicat et prose sublime.

    Cliché pour cliché, le fluvial Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel, qui fascinait Léon Tolstoï et que l’éditeur serbe Vladimir Dimitrijevic a publié dans son intégralité en douze volumes de 1000 pages, a pu être taxé de « noix creuse » et devenir le symbole d’un certain nombrilisme romand, et la réception critique d’un Ramuz, en France, ne réserve pas moins de formules expéditives, voire débiles, l’assimilant à peu près à un auteur régional, sinon rural, plus ou moins traduit de l’allemand…

    Les coups de gueule sont souvent nécessaires, voire libérateurs, et je ne cesse de me rappeler la révolte de mes vingt ans lorsque, à la séance d’accueil des nouveaux étudiants en lettres de la faculté lausannoise, le doyen de l’époque à mine de croque-mort nous avertit que si, d’aventure, nous étions là par amour de la littérature, nous aurions bientôt à déchanter vu qu’en ces lieux les Textes ne seraient approché que de manière scientifique. Sacré mômier!

    Mais Monsieur Gilbert Guisan se réduisait-il à un rabat-joie? Bien sûr que non ! Et Madame Doris Jakubec qui lui a succédé n’est-elle qu’un bas-bleu? Nullement. Et le milieu littéraire romand brocardé par Quentin Mouron (encore lui !) dans La combustion humaine est-il aussi nul que ça? Pas plus que le protestantisme n’est qu’une chape, ou que le calvinisme ne se résume à un puritanisme punitif pas cool !

    De la place pour tous…

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgLe langage de l’époque est binaire, et débilitant par exclusion, alors que la littérature est inclusive et ramasse tout. Ramuz l’écrivait dans son plus beau roman. «Laissez venir l’immensité des choses». Et Charles-Albert Cingria de nuancer à sa façon: «Ça a beau être immense, comme on dit:on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue».

    Ce qui suggère qu’il y a place, dans la littérature romande «et environs», pour la bourlingueur Cendrars autant que pour Maurice Chappaz le chantre du «Valais de bois», pour dame Anne Perrier la poétesse hypersensitive autant que pour l’intempestif Maître Jacques, pour Nicolas Bouvier nomadisant au Japon autant que pour Philippe Jaccottet dans sa lumière de Grignan, et toute la jeune bande récente dans la foulée, même si l’âme romande s’est mondialisée et que l’identité de la vieille fille se métisse avec le Roumain Popescu et le Camerounais Max Lobe, les uns «échangeant» sur Facebook et les autres tâtant de l’avenir radieux entre véganisme et permaculture.

    Tout ça pour dire que la vieille fille présumée, réputée sortir de la 5e promenade du Rêveur solitaire de Rousseau, jadis chaperonnée par le couple du Pasteur et du Professeur, n’a pas encore dit son dernier mot pour autant qu’on lui prête une oreille attentive et même peut-être amicale.

    Amaury a loupé la dernière Rave Party…

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    C’est ce petit miracle que concrétise Rondes de nuit, le premier livre d’un trentenaire français (né à Vernon en 1982) au nom joliment vieille France d’Amaury Nauroy qui, à vingt-trois ans, au Palais de Rumine, à l’occasion d’une «soupe chic» littéraire en l’honneur de Philippe Jaccottet, dont il était déjà fervent lecteur, entendit pour la première fois le nom d’Henry-Louis Mermod, éditeur prestigieux quoique souvent oublié de nos jours, dont la vie d’industriel richissime (grand manitou de l’alumine) et de mécène relève du roman.

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    Des années durant, le jeune fou de lecture, au lieu de hanter les mousses-parties des gens de son âge, n’a cessé de se documenter sur Henry-Louis Mermod, et donc sur Ramuz dont il fut le fidèle éditeur en Suisse romande, mais aussi sur Gustave Roud et plus tard sur Philippe Jaccottet ou Jacques Chessex, autant que sur notre pays lémanique et sa culture propre souvent inaperçue des Français.

    Plus encore qu’une enquête et un portrait de groupe et d’époque, aussi intéressant que séduisant par la bigarrure de sa matière et l’humour avec lequel il rapporte maintes anecdotes, Rondes de nuit est l’acte de naissance d’un écrivain infiniment poreux, aussi respectueux que gentiment narquois quand il le faut, ni bégueule ni facilement médisant, dont l’écriture tantôt fruitée et tantôt méditative fait merveille.

    La vieille fille fait des petits…

    grignan_amaury_livre_570.jpgCe qu’il y a de beau dans le livre d’Amaury Nauroy, c’est l’espèce d’affection filiale courant entre l’auteur et ses personnages disparus ou vivants, qu’il s’agisse de Mermod ou de Jaccottet, de la petite-fille de l’éditeur ou de son fils flambeur à dégaine de raté à la Simenon, en passant par le peintre Jean-Claude Hesselbarth (voisin des Jaccottet à Grignan) et jusqu’au fils du poète, Antoine Jaccottet, devenu éditeur à son tour à l’enseigne du Bruit du temps avec autant d’extrême soin dans la réalisation de ses livres que Mermod.

    Ces liens de filiation pourraient faire clan ou chapelle, et pourtant non : la ferveur joyeuse de l’auteur le préserve de ce travers, et le courant passe, la transmission se fait en beauté.

    Transmettre pourrait être alors, aussi, la vocation de la nouvelle revue littéraire romande dont la première livraison vient de paraître, à l’enseigne de La Cinquième saison.

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    La littérature romande se réduit-elle à des bonnets de nuit et de chafouines chaisières, cher Quentin Mouron ? Et suffit-il de jouer un Voltenauer-qui-gagne contre le « milieu littéraire » perdu d’aigreur jalouse ? La réponse est à nuancer, en l’occurrence, à la découverte de tel inédit de Jacques Chessex consacré à l’humour de Charlie Chaplin, de tel récit de voyage en Grèce de Corinne Desarzens (qui vient de publier par ailleurs le peu calviniste Couilles de velours aux éditions dautrepart…), ou de telle variation de la jeune Lolvé Tillmans sur le thème In Utero, traitant de procréation par voie numérique ( !) entre autres morceaux inédits, lectures, critiques et tutti quanti.  

             Cingria7.JPGAnecdote de cinquième saison rompant enfin avec toute morosité, que pourrait citer Amaury Nauroy: ce dimanche d’été où, dans le grand jardin bourgeois de Mermod, à Ouchy, le sublime vélocipédiste Charles-Albert Cingria débarqua tout crotté et suant des lointains valaisans, auquel l’hôte des lieux proposa l’un de ses costumes avant de rejoindre la compagnie à sa garden-party. Alors Charles-Albert, non sans maugréer, de revêtir un smoking du millionnaire et de se présenter sur la pelouse de la demeure au nom choisi de Fantaisie, de gagner la pelouse et, droit à travers la pièce d’eau aux nénuphars épanouis, d’en ressortir ruisselant comme un phoque pour saluer nobles dames et beaux messieurs…

    Amaury Nauroy. Rondes de nuit. Le Bruit du temps, 282p.

    La Cinquième saison. Revue littéraire romande. Numéro 1, 157p.  

     Dessin original: Matthias Rihs.

     

     

  • Ceux qui flinguent la soprane

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    Celui qui amende la femme qui chante dans la rue mais t'imagines le bazar si qu'on laissait faire tous ces étrangers du dehors / Celle qui sent bon au milieu des puritains fleurant le suppositoire / Ceux qui puent le caleçon immaculé genre responsables des Ressources Inhumaines du Synode Vaudois / Celui qui dit tout au tatou / Celle qui s'oublie dans le trou de mémoire / Ceux qui sont parjures de nature / Celui qui s'offre à la cantinière imbibée d’eau sauvage / Celle qui prône les canons à deux bourses et mèche sur le côté / Ceux qui ont un poisson sur leur Opel Rekord et une mention Guinness sur la fesse rapport à leur teneur en eau bénite / Celui qui fait régner l'ordre dans son frigo américain / Celle qui trouve que l'UDC mollit dans les cantons basanés ou l'on parle hollandais / Ceux qui lancent le parti des théières évangélistes / Celui qui chante dans sa baignoire au dam du bénitier susceptible / Celle qui exige de l'imam wahabbite qu'il mette un voile à son minaret / Ceux qui font loi de tout feu / Celui qui demande à sa commune si elle peut exiger du canton qu'il oblige la Confédération à régler légalement et avec l'accord de Strasbourg et du TPI le litige relatif au fait que ses voisins suédois chantent des hymnes à la Poutine avec des Algériens torse nu près du barbecue / Celle qui te dit qu'elle est née en Suisse avec un air de Bonus qui sort du puits / Ceux qui sortent leur passeport rouge dès que les Verts sortent une orange de leur slip bio / Celui qui voit du communisme de gauche chez la fleuriste aux roses militantes / Celle qui chantonne encore dans son caveau de famille et la police socialiste laisse faire / Ceux qui se taisent dans le wagon de silence en se défiant du regard, etc.

     

    Peinture: Claude Verlinde.

  • L'Art et la Vie

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    À propos du dernier roman de Hanif Kureishi, Le dernier mot.

        

    La vogue actuelle des biographies d'écrivains va de pair avec la "pipolisation" de la littérature, qui fait de l'auteur, plus ou moins "culte", un personnage  comptant souvent plus que son oeuvre.  

    Or le nouveau roman de l'écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi décrit précisément ce phénomène, dont il tire sa substance  à la fois très sérieuse et très drôle. Il y est en effet question d'un jeune scribe approchant la trentaine auquel un éditeur commande la biographie d'un auteur mondialement connu mais un peu sur le déclin, dont la bio en question pourrait redorer le blason.

    Le dernier mot est donc le "making of" de cette biographie, combinant le récit des tribulations du jeune biographe débarquant dans la propriété en pleine campagne anglaise où vit le fameux auteur et sa dernière épouse, la plongée dans la vie privée assez mouvementée du grand écrivain réputé pour son caractère de sanglier, mais aussi les frasques personnelles du biographe, pas moins "homme à femmes" que son hôte, et enfin le dernier petit roman d'amour que le vieil écrivain, requinqué, composera après le séjour du jeune homme en faisant de lui, et de sa jeune femme, des  personnages de son cru...

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    On pense immédiatement à V.S. Naipaul en débarquant, avec le jeune biographe Harry Johnson et son éditeur Rob, dans la propriété de Mamoon Azam. Pour peu qu'on connaisse l'oeuvre de celui-ci, mais aussi, n'était-ce que de réputation, le personnage irascible et redouté, autant qu'admiré, que figure Naipaul, le rapprochement est évident quand bien même Hanif Kureishi s'en défendrait pour la forme. Cela étant, il n'en est pas moins vrai que Mamoon  n'est pas réductible au seul Naipaul, dont certains traits pourraient être aussi ceux d'un Salman Rushdie ou de Kureishi lui-même, entre autres. Au demeurant, ce qui compte ici, comme il en va dans La Recherche de Proust, n'est pas l'identification d'un modèle "réel" mais, bien plutôt, la vérité autonome d'un personnage de fiction dans l'espace "magique" d'un roman où narration et réflexion s'entremêlent.

     

    Ce qu'il faudrait dire en premier lieu, après lecture du Dernier mot, c'est qu'il s'agit d'un roman merveilleusement intéressant et amusant, autant par la justesse de ses observations psychologiques ou sociales que par sa profonde malice pétillant à chaque page. Pour qui connaît le monde des écrivains et de l'édition, et plus précisément ici l'univers de la littérature anglaise actuelle, le régal est particulièrement pimenté. Mais ce roman n'a rien d'une "étude de milieu", qui investit une réalité beaucoup plus large et composite impliquant les rapports entre art et réalité, vie privée et publique, intimité sexuelle et ragots répandus, ainsi de suite.

     

    Lorsqu'il se pointe chez le "Grand Satan" de la littérature anglo-saxonne, Harry, impatient de se faire un nom, est évidemment décidé à percer à jour tous les secrets du "monstre" séducteur. Mais divers obstacles s'opposeront à sa curiosité de quasi paparazzo, à commencer par  le souci farouche de l'épouse de l'écrivain, Liana la lionne italienne, de le régenter afin qu'il s'en tienne à une image flatteuse de Mamoon, lequel, en toute mauvaise foi, s'acharnera lui-même à défendre son honneur.

    Mais la vie, modulée par le roman, ne l'entend pas ainsi, qui va bousculer les uns et les autres dans un joyeux désordre, au fil de situations parfois extrêmes où l'on s'assassine le soir avant de se tomber dans les bras le lendemain.

    Kureishi02.jpgLe dernier mot est alors, également, une façon de roman d'amour  (amour des gens, au sens élargi, autant que de la littérature) où les relations entre hommes et femmes, mais aussi entre un vieux paon et un jeune coq, sans oublier leurs terribles mères et pères respectifs, sont ressaisies avec une fluidité narrative touchant parfois au théâtre par le truchement de superbes dialogues.

    Comme chez une Alice Munro, mais ici en version masculine, la sexualité est très présente dans les rapports entre les personnages du roman, où la sensualité le dispute à la tendresse. Pourtant, s'il va jusqu'au bout de l'indiscrétion dans son approche de la vie privée de Mamoon, qui nous vaut la rencontre de personnages féminins remarquablement détaillés dans leurs contrastes, Harry va découvrir que ces extrémités "secrètes" relèvent souvent du mythe au détriment d'une réalité plus riche, plus complexe ou plus banale au contraire - le vrai Mamoon, comme le vrai Proust, étant en outre à chercher dans son oeuvre.

    De même  la biographie de Harry, comme il en va des meilleures du genre, dépassant la muflerie anecdotique ou le voyeurisme à seule fin de "scoop", relèvera-t-elle finalement de la littérature et constituera-t-elle bel et bien, sans complaisance pour autant, un hommage à Mamoon Azam, comme le suggèrent aussi bien les dernières lignes de ce très remarquable roman: "Il avait mené à bien sa mission, rappelant à tous que Mamoon avait compté en tant qu'artiste - il avait été écrivain, faiseur de mondes, diseur de vérités fondamentales, ce qui était assurément une façon de faire changer les choses, de mener une bonne vie et de susciter la liberté"...

     

    Hanif Kureishi, Le dernier mot. Traduit de l'anglais par Florence Cabaret. Editions Bourgois, 379p.  

     

  • Proust punky

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    …Et pourquoi, je t’en prie, le petit pan de mur jaune de Proust ne pourrait-il pas être un grand pan de mur orange, ou le mur vieux rose d’un Motel de passe  à graffitis noirs et verts – fais donc un effort, essaie d’expliquer ça à tes kids qui n’ont aucune idée de qui est Vermeer mais qui sauront aussi bien que toi, demain ou plus tard, ce que c’est qu’un souvenir perso ou l’impression que tu peux tout retrouver de telle ou telle année à travers tel ou tel détail, j’sais pas, la voix de Madonna sur fond de ciel de boîte de nuit la nuit où telle ou tel a rencontré le garçon ou la fille de ses rêves; ou le goût fade du Coca Zéro dans ce bar autoroutier de la Via Aurelia, cette autre année, quand Roméo à cru un quart d’heure qu’il perdait sa Giulietta, avant de la retrouver pour la vie - des trucs comme ça…


    Image : Philip Seelen

  • Ce qui nous est arrivé...

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    Le premier roman de Jacques Pilet, Polonaises, nous conduit en zigzags dans le labyrinthe de la mémoire européenne, en captant admirablement une mutation de mentalités et de moeurs sur fond de tragédies.


    « Je me demande ce qui nous est arrivé », s’interroge l’une de quatre Polonaises donnant son titre au premier roman de Jacques Pilet ; et cette question retentit tout au long de notre lecture en nous renvoyant au monde actuel et à notre propre vie : « Mais que nous est-il donc arrivé ? »


    Anya, qui se pose cette question, est la plus intello du quatuor. Après des études de linguistique à la Sorbonne, elle est retournée en Pologne où elle gère un petit commerce de vins via Internet en attendant de lancer sa boîte d’informatique. C’est à son bras que le narrateur du roman – conseiller juridique dans une banque zurichoise, mais Vaudois d’origine – se trouve au début du roman, dans un cimetière de Varsovie (premier des « lieux de mémoire » qui vont défiler dans le livre) où l’on enterre l’oncle d’Anya, ex-agent des services secrets de la Pologne communiste tué dans un accident de chasse (ou peut-être assassiné ?), et c’est à Prague, où elle et ses amis enquêtent précisément sur cette mort suspecte, qu’on la retrouve quand elle se pose la question de savoir « ce qui nous est arrivé » à propos de la Pologne, juste après avoir fait ce constat sévère sur l’évolution récente de la Tchéquie : « Ce pays devient dégoûtant (…) Avant la chute du mur, il y avait des penseurs, des écrivains, des réalisateurs de films formidables, et maintenant plus rien. Les gens s’enrichissent, se ruinent en produits de luxe, vont se saouler sur la Costa Brava. Et tu as vu le président qui a succédé à Havel ? Un réac nationaliste qui a rempli les poches de ses copains, qui ne savait que maudire l’Europe et les journaux se pâmaient devant ce bluffeur arrogant ».


    Figures d’un monde flottant


    L’allusion faite, par Anya, à la culture tchécoslovaque d’avant la fin du communisme, évoque un univers que Polonaises ressuscite d’une certaine manière, dans un contexte plus ouvert en apparence et plus vulgaire. Même si les quatre femmes que nous y rencontrons sont plutôt du genre « libéré », elles peuvent rappeler les personnages de Risibles amours, de Milan Kundera, ou des Amours d’une blonde de Milos Forman, ou disons plus précisément que l’auteur les met en scène comme de possibles filles ou cousines de ces femmes des années 60-70.
    Voici donc Karola, amie (et amante) d’Anya, rencontrée par le narrateur sur l’ile d’Ischia où elle s’est trouvé un job momentané de serveuse, et avec laquelle il va nouer une amitié érotique de plus en plus proche de ce qu’on peut appeler un amour tendre. Si elle a à peu près vingt ans de moins que le narrateur, Karola a « vécu », comme on dit, presque mariée à plusieurs hommes et rattrapée par une grave maladie du sang nécessitant des soins et des médicaments très onéreux que son ami Suisse l’aidera à payer – mais ce n’est pas qu’à cause de ça qu’elle l’estime « un type bien ».


    Or ce très attachant personnage de Karola, perçu avec une rare finesse, est une figure romanesque centrale de Polonaises, et la quête de son lieu d’origine, aux marches ukrainiennes de la Pologne, lui révélera la plus triste réalité, comme tout ce qui a trait, dans le roman, à un passé marqué par la tragédie collective.
    La plus jeune des quatre Polonaises, Dana, est aussi la plus encanaillée, mais pas la moins intéressante. Méchamment rossée par son père en ses jeunes années, elle lui a damé le pion en feignant de prendre goût à ses coups, pour se spécialiser ensuite dans la domination SM, à la limite de la prostitution mais sans se donner aux hommes qui se soumettent à sa cravache. Espérant l’aide du narrateur pour obtenir un permis de séjour en Suisse, elle ouvrira un « donjon » dans une vieille maison des alentours de Bienne, associée à de vigoureux transsexuels brésiliens, non sans aspirer à un avenir plus brillant de star dansante voire chantante. Nullement caricaturée par l’auteur, cette débrouillarde n’est pas rejetée non plus par le narrateur, appliquant en somme la devise de Simenon (qu’il cite d’ailleurs au passage) de « comprendre et ne pas juger ».
    Quant à Ewa, dernière compagne de l’oncle d’Anya, qui va pousser l’enquête sur la mort de celui-ci, c’est un autre genre de femme de tête au passé personnel confus (l’identité de son père biologique est incertaine), qui travaille dans un magazine féminin et tombe enceinte sans le vouloir tout à fait et sans savoir non plus très bien qui en est le géniteur, mais pariant pour l’avenir avec une crâne détermination...
    Zigzaguant entre ces quatre femmes rompues à la débrouillardise par les circonstances, le narrateur apparaît lui aussi comme un produit assez typique de l’époque, « héros de notre temps » à la manière helvétique, compétent « dans sa partie » mais lui aussi dégoûté par les pratiques bancaires plus que « limites », et se faisant d’ailleurs virer à l’occasion d’une restructuration. Séparé d’une belle Juive américaine également lancée dans le commerce de devises, le type est à la fois intelligent et sensible, tendre avec sa vieille mère et sensibilisé à l’Histoire par ses échanges avec les Polonaises - et sans doute Karola a-t-elle raison de voir en lui « un type bien ». Vivant dans l’immanence pragmatique, sans idéologie ni religion, ce personnage fait un peu figure de Huron envoyé par l’auteur aux quatre coins de l’Europe de l’Est, via Paris, sans que son enquête historico-existentielle ne soit « téléphonée » pour autant - en quoi le journaliste Jacques Pilet se révèle bel et bien romancier dans le brassage des « choses de la vie ».


    La fiction, outil de connaissance


    La question portant sur « ce qui nous est arrivé », implicitement posée par les Polonaises de Jacques Pilet, se retrouve dans maintes œuvres littéraires « travaillant » l’évolution des mentalités et des mœurs dans la bascule du XXe au XXIe siècle, et notamment chez une Alice Munro, très pénétrante observatrice des bifurcations existentielles de ses personnages féminins liées aux phénomènes de société tels que la contraception et le divorce, l’émancipation par le travail ou le libre choix de sa vie. De la même façon, les romans d’un Milan Kundera et d’un Philip Roth, ainsi que ceux du Suisse Martin Suter, entre beaucoup d’autres, ont accumulé les observations d’une sorte de phénoménologie existentielle à valeur sociologique ou anthropologique, sans prétention scientifique mais non sans valeur de témoignage, au fil de fictions souvent captivantes.

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    Jacques Pilet, lecteur probable de plusieurs de ces auteurs, connaisseur non moins avéré des choses de la vie et des temps actuels, voyageur aussi familier de ce qu’on appelait « l’autre Europe » que de l’Amérique latine où son protagoniste se dit finalement qu’il pourrait se « refaire », a le grand mérite, dans son premier roman pur de toute prétention littéraire voyante, de filtrer sa vaste expérience d’Européen aux multiples curiosités et compétences (jusqu’au pilotage d’avion qui lui fait évoquer les loopings d’une « machine à coudre » volante...) par le truchement d’une vraie fiction claire et vivante.
    Notre drôle d’époque est ainsi scannée par le regard d’un Monsieur Tout-le-monde ne se prétendant pas au-dessus de tout soupçon, à la fois aisé et chômeur, naïf et lucide, dont les multiples déplacements (les chapitres de Polonaises portent, pour la plupart, le nom d’une destination géographique, d’Ischia à Wroclaw ou de Bienne à Königsberg) nous font découvrir tel café sado-maso ukrainien hallucinant ou tel ravin à massacre de masse (l’atroce lieu de mémoire de Babi Yar), en passant par le bunker de Prusse orientale dans lequel Hitler aurait dû périr si le Hasard n’avait déjoué les plans des conjurés du fameux attentat de juillet 1944 qui coûta la vie à 5000 suspects, y compris évidemment le général Claus von Stauffenberg.

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    Dans la foulée, le roman interroge les tenants et les aboutissants de massacres impliquant autant les Allemands que les Russes et les Ukrainiens, où l’antisémitisme (toujours présent en Pologne) et les multiples antagonismes nationalistes ont provoqué la mort de millions de nos frères humains. Cheminant dans la vieille ville magnifique de Kiev, le narrateur (dont on a appris entretemps qu’il se nommait Müller, relancé sur son portable par la firme Nespresso lui réclamant trois mois de factures non payées...) s’interroge: “Comment ce peuple, ou plutôt ces peuples, ont-ils pu bâtir dans une telle beauté cette place pavée du marché, ces maisons harmonieuses au couleurs pastel, ces statues, ces fontaines, et par ailleurs se déchirer avec tant de violence ?”
    Mais apprenant, par son portable encore, qu’une nouvelle colonie juive s’est implantée en Cisjordanie, notre Müller pose une autre question banale et obsédante: “Comment une communauté martyrisée comme elle l’a été peut-elle à ce point se montrer si dominatrice et cruelle ?”
    Tout cela pourrait être pesant, dans le genre docu-fiction surlignant notre « devoir de mémoire », et pourtant non : à phrases brèves, dialogues sonnant toujours juste, élisions narratives qui sautent volontiers les intervalles, télescopages de situations propres aux nouveaux modes de communication (un texto de Zurich et je repars de Kiev pour Varsovie ou Genève, etc.), Jacques Pilet raconte une histoire vivante et vibrante qui se tient de bout en bout - jusqu’à l’apothéose (si l’on peut dire…) marquant la fin tragique de Karola, et nous ramène autant à notre petite histoire à nous qu’à la prétendue grande qui brandit sa hache majuscule…


    LH34_Romans_Romand_Pilet_Polonaises.jpgJacques Pilet. Polonaises. Editions de L’Aire, 256p. 2016.

  • Troubles divers

    littérature

    Le troublent les jambes des choristes chantant Jean-Sébastien Bach au fond de la cathédrale, qu’il aimerait applaudir une seule fois dans sa vie en jupons de satin blanc - le choeur des liserons divins à doubles tiges.

    La trouble la bosse sous le jean.

    Le troublent les mégots marqués de rouge qu’il recueille à la dérobée et qu’il aligne sur sa table de verre avant de leur mettre des lèvres.

    La trouble la complicité des cuisiniers, des casseroliers et autres jardiniers.

    Le troublent les belles divorcées qui emmènent leur fils unique à la neige, et le bain qu’elles lui donnent le soir, et ce qu’elles lui racontent de l’autre en oubliant de boire le vin qu’il aimait.

    La trouble sa raie d’enfant dans ses cheveux.

    Le troublent les improbables combinaisons lexicales, du style Madame fourre, le casseur sanglote, on se croirait dans une académie de sous-entendus, voudriez-vous me servir la langue à la nage...

     

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le terroriste

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    …La flèche rouge sang le montre : ceci est un combattant, et que tient sa main qu’on ne voit pas ? une pierre d'intifada, et que fera son pied caché ? il fera tomber l’innocent soldat cherchant à le désarmer, vigilance et prévoyance s’imposent afin de neutraliser le fauve en puissance feignant la terreur en sournois, car la main qu’on lui tend, il la mordra…

    Image :Philip Seelen  

  • L'enfer de Saul

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    Cannes-2015-Grand-prix-a-Son-of-Saul-du-Hongrois-Laszlo-Nemes_article_popin.jpgÀ propos du premier long métrage du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes, Le fils de Saul.

    «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers où les hommes seront serons persécutés par leurs souvenirs », écrivait R.A.Torrey, et sans doute la mémoire humaine se trouvera-t-elle persécutée à jamais au souvenir d’Auschwitz, entre autres lieux infernaux conçus par notre espèce.

    On a dit et répété que ce qui s’est passé en ce lieu relevait de l’indicible, et qu’il était même obscène de le représenter de quelque façon que ce soit tant l’horreur y semblait « absolue », et pourtant maints écrivains, historiens, musiciens ou cinéastes ont bravé cette injonction par ailleurs discutable – comme si la Shoah était la seule« horreur absolue » de l’histoire humaine; et nous devrions être, au contraire, reconnaissants à ces témoins de toute sorte, de Primo Levi et Paul Celan à Imre Kertesz, ou du Resnais de Nuit et Brouillard au Lanzmann de Shoah,jusqu’à Jonathan Littell ou Martin Amis dans leurs romans respectifs, d’avoir revisité l’usine de la mort afin que nul ne l’oublie.

    Or c’est dans cette lignée des témoins« artistes » que se situe le jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes, dont le premier long métrage nous plonge littéralement au cœur de l’Inferno de la machine exterminatrice nazie, dans un maëlstrom d’images multipliant les gros plans, réduisant la profondeur de champ de manière paradoxalement vertigineuse, et que martèle une bande-son terrifiante de proximité (cris et chuchotememts, hurlements de tortionnaires et de chiens furieux) semblant retentir sous le crâne même du spectateur.

    Si le filmage du Fils de Saul, admirablement maîtrisé dans sa danse de mort « à l’épaule », peut secouer, voire déranger violemment, c’est évidemment à dessein de la part d’un réalisateur craignant toute « mise en spectacle » ou toute forme de cliché (on se rappelle la pénible Liste Schindler ), pour mieux mimer et moduler tous les mouvements, stressants pour tous, du grand chantier de« traitement » sur lequel les « pièces » défilent en masse– mille d’une fois cette nuit-là -, au gré d’un rituel infernal conduisant de la fameuse Rampe aux douches et des crématoires aux fosses.

    La force exceptionnelle du Fils de Saul tient, me semble-t-il, à l’opposition fondamanetale entre l’agitation prodigieuse de tous (le fameux« asile d’aliénés ») et l’inflexible obstination, solitaire et sacrée, qui pousse Saul à arracher son « fils », à l’anonyme crémation collective des « pièces »,pour lui donner une sépulture personnelle et digne en présence d’un rabbin.

    La figure est d’une simplicité parfaite : le rite mémoriel, si absurde qu’il paraisse dans cette horrible confusion, face à l’abjection barbare.

    De part en part, sur fond de dédale en folie évoquant les basses fosses dantesques, le réalisateur capte et magnifie la beauté d’un visage humain en quête de dignité, noyée dans la hideur des faciès. Quant à montrer ce qui ne peut l’être, le cinéaste le suggère assez (parties de corps entassés, scènes floues ou enfumées, et tel massacre plus explicite, réellement insoutenable) sans en faire jamais un spectacle.

    Enfin, si l’enterrement rituel du fils de Saul, figure de pureté, justifie le protagoniste dans son parcours désespéré, la conclusion du film illustre une fois de plus la dualité fondamentale de la nature humaine puisque, au final, c’est un enfant aussi, au visage non moins pur d’apparence, qui scelle le dernier acte de la tragédie…

  • Le cauchemar de l'homme fini

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    Retour sur Les Bienveillantes, après la projection du Fils de Saul...

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz.
    Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    music1.jpgAu moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
     
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    Unknown-5.jpegD’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
     
    medium_Littell7.JPGLa lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.
     
    Images: Louis Soutter, Zoran Music, Pierre Omcikous.

     

  • Ô vous soeurs humaines...

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    Trois livres, au féminin singulier, et un essai, au masculin pluriel, achoppent à la même inquiétude globale et au même souci local d’en sortir. Déclinaisons au féminin pluriel, avec Doris Lessing (Les mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq), Marie-Hélène Lafon (Nos vies) et Mélanie Chappuis (Ô vous, sœurs humaines). Plus un contrepoint au masculin singulier, avec Bruno Latour dans Où atterrir ?

     

    Quel rapport peut-il bien y avoir entre une jeune reine parlant a l’oreille des chevaux et une caissière de magasin du XIIe arrondissement de Paris, une mère coiffant sa belle-fille en lui glissant comme ça qu’à son âge elle était encore plus jolie qu’elle et un président américain soupçonné de démence sénile, la tristesse des animaux et la sourde conviction d’une partie de l’humanité, femmes en tête, que nous allons à la cata si nous continuons de faire du mal à notre mère la Terre ?

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    Le rapport, c’est évidemment un tas de rapports, à commencer par celui du Club de Rome en 1972 (Les limites à la croissance, etc.) et de « cris d’alarmes », dès qu’on a commencé de percevoir les pesticides comme une sorte de nouvelle peste, mais ce rapport est à la fois beaucoup plus global et beaucoup plus local qu’un plan écologique hors-sol ou qu’un forum altermondialiste: c’est notre relation à la terre qui nous porte et à notre chair vive et mortelle, c’est le détail de nos vies et c’est le souci d’une espèce menacée par elle-même.

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    Doris Lessing visionnaire

    Un roman immédiatement prenant, relevant de ce qu’on pourrait dire une anticipation intemporelle (le terme de science fiction ne conviendrait pas bien en l’occurrence sauf à parler de certaine science douce propre au génie féminin), est reparu récemment à l’enseigne « futurible » de La Volte, sous la signature d’une des plus grandes romancières et essayistes anglophones du XXe siècle, gratifiée du Prix Nobel de littérature en 2009 et qui parle précisément de l’inquiétude de l’humanité dans une sorte de rêve éveillé saisissant par le contraste de ses vastes espaces et d’une paradoxale intimité.

    Tout de suite, ainsi, l’on se sent proche, comme d’une belle et bonne frangine humaine, de la jeune reine Al-Ith, souveraine aimée et aimante de la pacifique Zone Trois, et l’on compatit en apprenant qu’un mariage forcé par l’Ordre des Pourvoyeurs – puissance quasi divine qui ne se discute pas – lui est imposé avec le roi de la Zone Quatre, cette brute de Ben Ata entouré de ses guerriers ; aussitôt l’on tombe sous le charme envoûtant des contes, chroniques, chansons et autres comptines qui commentent l’événement aux quatre coins de la Zone Trois jadis soumise à la Zone Quatre puis libérée de son joug, ainsi que le modulent ces vers de mirliton de l’époque :

    Trois précède Quatre

    Nous prônons la paix et l’abondance,

    Eux-la guerre.

    Et voici, la mort dans l’âme, escortée de crânes cavaliers aux ordres de Ben Ata, notre belle noiraude chevauchant à destination des terres sinistres de la Zone Quatre, non sans traverser ses provinces et constater de plus près ce que diverses rumeurs annonçaient : comme une tristesse jamais vue chez les animaux, et la baisse de natalité de ceux-ci autant que des humains.

    Et voilà la reine affronter une première fois le rustaud blond style bon Aryen méprisant, qui la saute vite fait et croit pouvoir la jeter ensuite comme ses habituelles esclaves sexuelles, furieux lui aussi d’avoir à se marier puis tombant sur un os : car cette diablesse est un ange qui lui résiste bientôt, oppose sa finesse à sa brutalité, le traite pour ainsi dire en ado criseux, bref l’intrigue, puis l’intéresse, puis l’attire un peu, beaucoup, passionnément…

    Tout ça pourrait n’être, question scénar et décor, qu’un feuilleton conjectural de plus à l’esthétique de BD, mais il y a bien plus évidemment, et jamais dans le sens édifiant de tant de fables de SF à « messages », la puissance visionnaire de Doris Lessing maîtrisant à la fois les grandes largeurs d’un tableau « mondial » et les moindres détails des relations entre individus de sexes et de « cultures » différents.

    Bien au-delà d’un nouvel aperçu de la guerre des sexes ou de l’entropie écologique annoncée, Doris Lessing nous parle en somme des zones humaines qui n’en finissent pas, en nous et hors de nous, de nous séparer ou de nous rapprocher à proportion de nos désirs, de nos rejets et de notre capacité de surmonter ceux-ci.

    Et quelle pénétration du cœur humain, quelle tendresse et quelle sensualité polymorphe, quelle poésie là-dedans, quelle belle façon à la fois onirique et réaliste de reprendre pied sur terre !  

    9782707197009.jpgQue faire ? Où est le Terrestre ?

    La littérature, en deçà ou au-delà de la philosophie et des sciences humaines, via la poésie ou le théâtre - de Dante à Shakespeare par exemple - peuvent-ils nourrir une réflexion politique actuelle sur notre rapport au Terrestre, et les romanciers contemporains, voire les romancières, méritent-ils la moindre attention des experts en la matière ? Inversement, une nouvelle orientation de notre perception du Global et du Local peut-elle enrichir la littérature ?

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    Ces questions ne se poseront peut-être pas pour les mâles Alpha à la Donald Trump, mais la lecture du dernier essai de Bruno Latour, l’un des penseurs européens les plus originaux, en phase avec son ami allemand Peter Sloterdijk, leur donne une nouvelle base et un possible élan à venir en commençant de répondre, en Européen non technocrate, à cette question d’Où atterrir ?  

    «Est-ce que je dois me lancer dans la permaculture, prendre la tête des manifs, marcher sur le Palais d’Hiver, suivre les leçons de saint François, devenir hacker, organiser des fêtes de voisins, réinventer des rituels de sorcières, investir dans la photosynthèse artificielle, à moins que vous ne vouliez que j’apprenne à pister les loups ?»

    Voilà ce que chacune et chacun se demandent peut-être en toute bonne foi en se posant la sempiternelle question du Que faire ? Sur quoi Bruno Latour esquisse le début d’une suggestion : « D’abord décrire. Comment pourrons-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe après tête de pipe, de quoi se compose le terrestre pour nous ?»

    Cette description, le penseur français l’amorce ici après trois événements selon lui décisifs, à savoir le Brexit, l’élection de Donald Trump et l’amplification des migrations.

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    Retour aux Zones séparées du roman de Doris Lessing, avec une perte d’orientation commune exacerbée par la nouvelle posture des dirigeants de deux des plus grands pays de l’ancien «monde libre», qui disent aux autres : «Notre histoire n’aura plus rien à voir avec la vôtre, allez au diable !»

    Décrire le terrestre, insiste Bruno Latour,  en repensant complètement notre relation avec le Global, signifiant trop souvent l’enrichissement des plus riches et non l’accession de tous à une vie meilleure, autant qu’avec le Local qui ne signifie par forcément clôture et repli sur soi. Et de rappeler comment la dérégulation et la globalisation amorcée au début des années 1990 a été marquée par l’explosion vertigineuse des inégalité et l’effort systématique de nier l’existence de la mutation climatique au sens large, «climat  étant pris au sens très général des rapports des humains à leurs conditions matérielles d’existence».

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    Parlant d’«élites obscurcissantes », Bruno Latour reprend «la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage, demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes !»

    Et les femmes là-dedans ? Eh bien occupées pour certaines, nos soeurs humaines, à décrire…

    Nos vies, en réalité…

    Ce qu’il y a de formidable avec les bonnes femmes, quand elles se mettent à écrire et à décrire, c’est leur sens de la réalité terre à terre. Du moins est-ce ce que je me dis, en nos contrées, en lisant Alice Rivaz ou Janine Massard, aux States en lisant Alice Munro ou Annie Dillard, ou en France en lisant Maylis de Kérangal et, ces derniers jours, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, dont le regard d’une terrienne de souche sur une migrante farouche nous ancre littéralement dans le plus-que-réel avec des mots et des formules frappées au coin du cœur-à-corps.

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    « Chacun des êtres qui participent à la composition d’un terrain de vie possède sa propre façon de repérer ce qui est local et ce qui est global et de définir sin intrication avec les autres », écrit Bruno Latour avant de décrire ce qui caractérise selon lui « l’âme de l’Europe », par opposition aux dangereux empires actuels.

    Et voici Gordana, jeune femme débarquée de « l’est de l’est » à la fin des années 80, sa bouche « fermée sur ses dents », se lâchant parfois en un « rire acrobatique et très sexuel », avec des seins « qui ne pardonnent pas », assise farouche à sa caisse 4 du Franprix de la rue du Rendez-vous : «Le corps de Gordana, sa voix, son accent, son prénom, son maintien viennent de loin, des frontières refusé, des exils forcés, des saccages de l’histoire qui écrase le vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés».

    Unknown.jpegOr, cette soeur humaine est décrite, écrite, imaginée par une de ses clientes fraîchement retraitée, venue elle-même de la France profonde et observant cette «inexorable Gordana» ou l’homme sombre qui lui tourne autour sans trouver la faille de la citadelle, car Gordana ne se laisse pas aller «on n’a pas les moyens», mais on se dit que cette Zone 3 vaut mieux que la Zone 4 de la Corée du nord ou du Pentagone, allez savoir…

    Nos sœurs, entre grimaces et sourires

    Si les mots de Marie-Hélène Lafon sculptent la chair et les âmes de ses personnages en trois dimensions, en multipliant les conditionnels d’une approche toute faite de suppositions - mots-matière qui décrivent rudement le Terrestre ou le magnifient par la vive découpe d’un style -, ceux de Mélanie Chappuis sont plus directs et «quotidiens », sensibles et délicats mais non exempts de piques entre les caresses.

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    Ò vous, sœurs humaines est une sorte d’inventaire des faits et gestes, dits et non-dits de la rivalité mimétique ou de la complicité solidaire, des vanités et des retraits solitaires, où défilent les masques et les visages soudain découverts de tout un théâtre familial ou social.

    Là encore, mais sans jamais peser, l’écrivain décrit en ronde-bosse, tournant autour de ses personnages qui font valoir leurs points de vue alternés. Ce sont des femmes qui se comparent et s’observent dans un monde où la comparaison est devenue raison déraisonnable de tous les comportements en compétition, c’est la lutte des classes d’âge ou d’étage social, cela fait souvent mal mais « c’est la vie » et l’auteur est souvent moins vache que celle-ci, sans dorer la pilule.  

    ob_854a7a_soeurs-humaines-chappuis.jpgQuel rapport avec le Terrestre ? Mais les relations humaines, de nos sœurs autant que de nos frères, ne procèdent-elles pas elles aussi d’une manière d’écologie, et le repérage des passages entre zones, comme à la fin du roman de Doris Lessing, zone d’accueil ou d’exclusion, ne fait-il pas partie de l’apprentissage du métier de vivre ?

    Doris Lessing, Les Mariages entres les Zones Trois, Quatre et Cinq. Traduit de l’anglais par Sébastien Guillot. La Volte, 296p.

    Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. La Découverte, 155p.

    Marie-Hélène Lafon. Nos vies. Buchet-Chastel, 182p.

    Mélanie Chappuis. Ô vous, sœurs humaines. Slatkine & Cie, 125p.

     

    Dessin pour BPLT: Matthias Rihs. 

     

     

  • Pour une Cinquième saison

     

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    La cinquième saison de la littérature romande

     

    (Aperçu tout personnel d’une nouvelle donne éclatée)

     

    L’expression selon laquelle « tout ça n’est que littérature » convient à merveille à l’apparition d’une nouvelle revue littéraire se réclamant d’une saison qui n’existe pas selon les codes ordinaires, ouverte à tous les départs possiblement lestés de cette réalité augmentée qu’on appelle poésie – on peut rêver !

    À la tendance utilitaire et cynique visant à tout rabaisser par dérision pour mieux exalter ce qui « cartonne », relevant essentiellement du quantitatif, la littérature de cinquième saison oppose «tout ça » qui nous importe, nous fait respirer et résister au pire, et puisque nous sommes ici et maintenant, parlons donc de la littérature qui se fait aujourd’hui en nos contrées.

    La cinquième saison de la littérature romande est-elle une réalité ? À cette question, l’on ne peut répondre que par des estimations personnelles plus ou moins en phase avec le goût de quelques-uns, dizaine ou milliers, mais à l’exclusion de la meute.

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    Sans décrier le commerce et l’industrie, non plus que l’aspiration plus ou moins avouée de tout écrivain à la gloire cantonale ou mondiale, force est de reconnaître qu’aujourd’hui la quête du succès immédiat constitue un miroir aux alouettes abusant à la fois le public, les médias et les auteurs.

    Une production pléthorique, la disparition de toute une société cultivée qui accueillait et accompagnait naguère les livres de qualité, également accueillis et accompagnés par des critiques avisés, la démission des médias en matière d’information littéraire de qualité, le nivellement des goûts et la fuite en avant exacerbée par les modes et les mots d’ordre publicitaires, la massification et l’affolement décervelé des réseaux sociaux aboutissent à une confusion générale où la préservation d’un jugement critique équilibré devient de plus en plus délicate.

    Tels sont les temps qui courent en quatre saisons.

     

    Quant à la cinquième saison, disons qu’elle serait caractérisée, en littérature, par une valeur ajoutée inattendue, un pas de côté ou un grain de folie - tel étant en tout cas mon point de vue.

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    La cinquième saison pourrait alors répondre, aujourd’hui, à un manque et combler un vide, pour mieux accueillir et accompagner les écrivains de Suisse romande trop souvent sacrifiés à la loi du marché ou écartés par snobisme ou paresse incurieuse. Mais accueillir et accompagner nos auteurs devrait se faire sans complaisance. Un livre dont personne ne parle n’est pas automatiquement bon, pas plus qu’un succès de librairie n’est forcément mauvais, et l’âge d’un auteur n’a pas à interférer dans notre jugement. Une certaine amnésie fausse en outre la perception de ce qui s’est fait dans ce pays depuis un siècle.   Parler ainsi de « renouveau de la littérature romande » me semble tout à fait exagéré, ou alors chaque génération, depuis le début du XXe siècle, pourrait être taxée de « renouveau », de Ramuz et Cingria à Alice Rivaz et Haldas, ou de Chessex et Corinna Bille à Jean-Marc Lovay et Anne-Lise Grobéty, etc.  
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    Que serait alors idéalement, hors du temps et même des lieux, une approche de la littérature romande du nouveau siècle relevant de la cinquième saison ?  

    C’est ce que j’aimerais évoquer ici de façon toute subjective, une fois encore, étant entendu qu’il n’y a pas d’objectivité de la cinquième saison, alors même que subsiste ce qu’on pourrait dire un goût commun et partagé de la littérature ressortissant autant aux quatre saisons ordinaires - avec ses rentrées de plus en plus fréquentes et ses sorties pléthoriques et trop souvent attendues, au sens répétitif du terme -, qu’à la cinquième saison représentant à mes yeux l’inattendu, voire l’exceptionnel, le symptomatique ou le révélateur d’une époque.

     

    Une aventure fondatrice

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    Il y a de ça un peu plus d’un siècle, en 1914 plus précisément, un douzaine de plus ou moins jeunes écrivains romands, et autres artistes ou musiciens, décidaient de se lancer dans une aventure éditoriale fondatrice, avec le lancement d’une nouvelle revue littéraire dont l’enseigne, Les Cahiers vaudois, serait également celle d’un foyer d’édition.  

    Novatrice, l’entreprise l’était par sa vocation affirmée de s’affranchir de la double autorité pesante du pasteur et du professeur, pour laisser le premier rôle à l’écrivain ; au style, de préférence à la morale, et à l’originalité, de préférence à l’académisme.

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    À la tête de la belle équipe où l’on retrouvait les noms devenus illustres d’Alexandre et Charles-Albert Cingria, de Paul Budry et d’Edmond Gilliard, d’Ernest Ansermet ou de Pierre Girard, de René Morax et d’Auberjonois, notamment, le jeune Ramuz avait insisté sur l’ancrage de la revue en terre vaudoise - histoire de prouver qu’une littérature était viable hors de Paris - et sa visée anti-universitaire et anti-intellectuelle.

    Cette dernière injonction fait aujourd’hui sourire, puisque la première publication des Cahiers vaudois, le texte-manifeste de Ramuz intitulé Raison d’être, saisit précisément par sa haute tenue intellectuelle. N’empêche : l’écrivain, ou l’artiste, passeraient avant le spécialiste ou l’idéologue, le pion ou le prêcheur.

    Les Cahiers vaudois font aujourd’hui figure de légende référentielle, même s’ils ne durèrent que sept ans. Ils marquent la fondation de ce qu’on appelle aujourd’hui encore la littérature romande, alors que ce concept se discute et ne cesse de se distendre voire d’éclater par les temps qui courent.

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    Haldas13.JPGSi le XXe siècle, sur une aire géographique restreinte, a été marqué par des activités littéraires très développées et diversifiées, autour d’éditeurs au rayonnement parfois international (à commencer par Rencontre, La Guilde du Livre ou L’Age d’Homme), et si l’on ne compte pas les auteurs de premier rang qui ont fait toute leur carrière en Suisse romande, les trois premiers lustres du XXIe siècle, quoique moins productifs chez les éditeurs principaux, ont vu proliférer de nouveaux auteurs alors que les phares de la belle garde des années 1960-2000, d’Alice Rivaz à Chappaz ou de Chessex à Haldas, de Corinna Bille à Anne Cuneo, s’éteignaient les uns après les autres.

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    Les médias suivistes, toujours en quête de formules-choc, s’interrogèrent avec quel feint émoi sur l’après-Chessex, au lendemain de la mort du Goncourt 73 satisfaisant à leur gout du sensationnel, comme si nous nous trouvions devant un gouffre, orphelins et médusés. Inutile de préciser que les plus alarmistes, non sans Schadenfreude, étaient ceux qui avaient prêté le moins d’attention, jusque-là, aux quatre saisons de notre littérature, et moins encore à la cinquième…

    Entropie ou mutation ?

    Unknown-4.jpegPeu avant la fin du terrible XXe siècle, un essai relevant à certains égards de la cinquième saison spéculative, intitulé L'homme seul et signé Claude Frochaux, proclamait la fin d'un grand cycle créateur occidental et, plus précisément, la fin de la littérature. Plus rien de neuf après les années 60, plus de quoi s'étonner: rideau sur l'insignifiance. Et ce malgré la profusion, vu qu'on n'aura jamais publié autant que de nos jours et que tout le monde écrit ou aspire à se faire un nom à la Star Ac de la multiculture !

    Paradoxe à géométrie variable : Claude Frochaux lui-même, épatant écrivain et éditeur, fut à L'Age d'Homme le premier défenseur de la littérature romande, et de la vitalité de celle-ci témoigne aussi la monumentale Histoire de la littérature romande dont la dernière édition date de  2015 et compte plus de 1700 pages. Sous nos yeux se multiplient en outre les petites structures d'édition nouvelles, les manifestations de toute sorte, les séances de lecture à foison, les maisons de l'écriture et tutti quanti : de quoi saturer quatre saisons pleines. Mais que dire de la qualité de tout ça ?

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    Dans son troisième roman intitulé La combustion humaine, pas vraiment abouti à mon goût, le jeune Quentin Mouron imaginait un grand éditeur romand désabusé, lecteur passionné de Proust et vomissant sur tout ce qui se publie dans nos régions, y compris les livres de sa firme. La littérature romande actuelle ? Rien que de la « rose bleue », selon l’expression du grand Dürrenmatt qui la connaissait aussi mal, en réalité, que la plupart des gens de médias dénigrant nos auteurs non « vendeurs ». Peu renseigné lui-même sur le milieu, Mouron relançait cependant un thème brillamment traité, vingt ans plus tôt, par Étienne Barilier dans son percutant Soyons médiocres, où se trouvait brocardé l'esthétisme spiritualisant du milieu littéraire romand et sa tendance à « freiner à la montée », dont les instances paroissiales restaient confinées dans leurs couches tièdes avec leurs abbesses universitaires ou journalistiques et leurs révérends compassés.

    Mais la paroisse littéraire en question survivra-t-elle à la disparition de ces doctes gardiens du Temple ? Et faut-il vraiment s’en réjouir ?

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    Bien plus généreux que ceux-ci et pas moins insolent que le jeune Mouron gâte-sauce, Sergio Belluz, dans un aperçu assez « cinquième saison » des fleurons culturels ou littéraires de notre pays, intitulé La Suisse en kit et paru en 2012, aura prouvé qu’un regard frais et décentré, alternant portraits et pastiches avec une verve revigorante, peut détendre l’atmosphère en rendant justice à des auteurs mal défendus par le professoral pavé, tel l'humoriste anarchisant Roorda ou la romancière Janine Massard, entre autres.

    Ceci dit, et même si elle ne consacre pas une ligne à l’essai non aligné de Sergio Belluz, ni plus de quinze lignes condescendantes à l’aventure du Passe-Muraille accueillant et accompagnant les auteurs de ce pays et du monde entier pendant vingt ans, l’Histoire de la littérature en Suisse romande reste une référence centrale incontournable qui pallie une méconnaissance souvent fâcheuse.

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    Ainsi, dans son récent Dictionnaire amoureux de la Suisse, l'auteur à succès Metin Arditi, fils de marchand turc naturalisé non moins que prof de physique émérite et brasseur d'affaires millionnaire, humaniste et mécène, ne cite-t-il des auteurs romands vivants que Philippe Jaccottet et Joël Dicker. On veut bien que l’amoureux en question, se voulant tout subjectif, et qui parle fort aimablement de nos plus illustres auteurs défunts, se garde de parler des auteurs actuels au risque de susciter moult jalousies dans les chapelles, mais tout de même !

     

    Focale élargie et langage « en phase »

    Kramer2.jpgOr, les vivants, nous les retrouvons bien vibrants dès le début du XXIe siècle dans le roman éponyme de Pascale Kramer, l'une de nos meilleures nouvelles romancières, qu'on pourrait dire l'observatrice aiguë et l'interprète hypersensible des sans-langage. Récemment primée par le Prix de littérature suisse 2017, Pascale Kramer a développé une œuvre cohérente et conséquente, dont le regard et la représentation de la réalité sont portés par une langue à la fois limpide et très suggestive. Au passage on aura noté que Les Vivants, paru en 2000 chez Calmann-Lévy, tout comme Rapport aux bêtes, publié par Noëlle Revaz chez Gallimard en 2002, renouèrent le lien des auteurs romands avec Paris, suivant le mouvement inverse des Cahiers vaudois.

             De Noëlle Revaz, fort bien reçue à Paris et en Suisse romande pour Rapport aux bêtes, intéressante approche de l’acculturation en milieu paysan, j’aurai pourtant préféré le deuxième roman, Efina, relevant plus à mes yeux de la cinquième saison par sa façon de sonder les affects et les relations humaines, avec moins d’effets littéraires, moins d’intentions démonstratrices que dans son premier ouvrage.

     Quand et où il y a littérature…

    À cet égard s’impose, me semble-t-il, une mise au point qui permettra de mieux distinguer et de mieux évaluer ce qui ressortit à la cinquième saison de la littérature, par delà les préjugés portant sur la « bonne » ou la « mauvaise » littérature.

    Dans La combustion humaine de Quentin Mouron, l’éditeur malgracieux prétend savoir quand « il y a littérature » et quand celle-ci n’y est pas. Mais pas un mot de plus sur les critères qui font décision à ses yeux. Dommage !

    De la même façon, de « purs littéraires » auront assené qu’il n’y a « pas littérature » dans les romans de cet arrogant Mouron par trop médiatisé, pas plus qu’il n’y en a dans les best-sellers de Joël Dicker.

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    Or je prétends, pour ma part, qu’il y a bel et bien littérature dans La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais plus trace des étonnements de cinquième saison dans Le Livre des Baltimore, préfabriqué pour plaire, comme il y a littérature dans Notre-Dame-de-la-Merci de Quentin Mouron.

    Mais ce n’est que votre goût ! m’objectera-t-on. Sans doute, et je suis prêt à l’étayer. J’ai lu le roman de Joël Dicker avant sa parution, sur épreuves et sans me soucier le moins du monde de son éventuel succès, je l’ai annoté et j’ai été impressionné par la vivacité du raconteur, l’intérêt de sa thématique, la présence de ses personnages et la subtile déconstruction de sa narration. Écriture certes passe-partout mais exceptionnelle énergie inventive, dans une sorte de patchwork-hommage aux grands storytellers américains, de Salinger à John Irving ou Philip Roth. Ensuite, avec la resucée du Livre des Baltimore : patatras, chute de tension et clichés sur clichés, plus une once de surprise ou d’originalité : la morne répétition d’une série télé formatée. Mais cela vaut-il la peine de détailler une telle opposition ? Quel enjeu critique ? Quoi de littéraire là-dedans ?

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    En fait, la question pourrait se retourner contre le formalisme de maintes oeuvres à prétention littéraire, qui entretiennent le même simulacre de bon goût que d’innombrables musées aux murs couverts de mornes croûtes. Ainsi pourrait-on comparer, aussi, les ouvrages les plus « littéraires »  d’un Jean-Michel Olivier et son Amour nègre modulant une thématique « mondialisée » avec une verve endiablée et une réflexion implicite sur l’invasion de notre univers par les marques et la frime du charity business. Or ce changement de focale et le grand succès du roman signalent-ils une trahison en termes littéraires ? Nullement !

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    Bien entendu, la littérature romande du XXIe siècle ne se borne pas qu’à deux noms à prononcer d’un air entendu dans les cercles mondains, du grand poète nobélisable et du wonderboy aux millions d’exemplaires, pas plus qu’elle ne vaut que par le succès de quelques titres « élus » par les médias ou le public.

    Relevant de la cinquième saison, l’on pourrait ainsi établir une liste de livres au retentissement très variable et parfois nul, que je me plais à citer pour mémoire. En 2003 paraissait ainsi Les Têtes de Jacques Chessex, et en 2008 La pipe qui prie et fume de Maurice Chappaz : pures merveilles de cinquième saison, et je pourrais recommander maints autres titres relevant de la meilleure littérature, de Comme si je n’avais pas traversé l’été, en 2003, de Janine Massard, à L’embrasure de Douna Loup, en 2010, en passant par Au nord du capitaine de Catherine Safonoff (2002), Le mot musique d’Alexandre Voisard (2004), Mouvement par la fin de Philippe Rahmy (2005), ou Paradise now et Le sourire de Mickey (2003) d’Antonin Moeri.

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    Ce dernier auteur marque d’ailleurs, sans qu’on s’en soit assez avisé, le tournant d’une nouvelle posture d’observation psychologique et sociale de type behaviouriste, sur un ton volontiers mordant voire sarcastique, portant sur la vie quotidienne et le langage de la nouvelle société et faisant écho, du point de vue de l’expression, à un Michel Houellebecq, avec des composantes qu’on retrouvera chez les auteurs de la génération suivante, tels Quentin Mouron ou Antoine Jaquier, lequel investit l’univers juvénile plombé par la drogue dans Ils sont tous morts (2014), ou encore dans la nouvelle mouvance du polar romand truffé d’observations sociologiques parfois pertinentes, notamment sur l’encanaillement de la classe moyenne, de Daniel Abimi à Sébastien Meier ou Marc Voltenauer.

    Pépites dans le tout-venant

    De Quentin Mouron, entré en littérature avec une évocation quasi célinienne d’une traversées des Etats-Unis, sous le titre d’Au point d’effusion des égouts, et passé plus tard au genre du polar chic frotté de littérature, c’est pourtant son deuxième ouvrage, Notre-Dame-de-la-merci, roman tchékhovien aux personnages ressentis en profondeur, qui me semble le plus inattendu et le plus poreux du jeune auteur - le plus ancré dans la cinquième saison.  

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    À l’enseigne des surprises ménagées par celle-ci, l’on pourrait citer encore quelques nouveaux talents remarquables, à commencer par le Roumain Marius Daniel Popescu et sa Symphonie du loup (2007) révélant un écrivain fort de trempe et de gueule, Aude Seigne et ses Chroniques de l’Occident nomade (2011) s’inscrivant dans la filiation de Nicolas Bouvier dont allaient se réclamer explicitement les jeunes auteurs de l’AJAR, ou encore le Camerounais Max Lobe excellant, dans 49, rue de Berne, à transposer son vécu de jeune Noir homosexuel dans une Suisse qu’il se garde de caricaturer, au fil d’une écriture tonique.

    À propos de l’AJAR, vibrionnant foyer de créativité collective (fondé en 2012) réunissant une vingtaine de jeunes auteurs de moins de trente ans, l’on relèvera, en dépit de ce que son concept de base a de très discutable (l’élection sur critère d’âge !), le rôle d’émulateur ouvert à la place publique et la première initiative d’un roman collectif joliment ficelé paru chez Flammarion en 2016 sous le titre de Vivre près des tilleuls, lancé par un plan marketing adéquat, dorloté par les médias et en somme tout à fait dans l’air du temps des quatre saisons conventionnelles.

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    Or, la douce folie de la cinquième saison est ailleurs à mes yeux, que j’aurai trouvé, en 2017, dans le premier roman-récit d’Eric Bulliard, L’Adieu à Saint Kilda, relatant, avec vigueur verbale et vista historique, les tribulations saisissantes des habitants d’une île du bout du monde ; dans le deuxième roman de Xochitl Borel, sondant, avec Les oies de l’île Rousseau, les cœurs blessés de beaux personnages des milieux d’immigrés de la cité de Calvin ; ou encore dans le dernier recueil de Jacques Roman, Histoire du brouillard, précisément sous-intitulé La cinquième saison et modulant d’étincelantes variations sur les thèmes récurrents de l’un de nos meilleurs poètes. Et chacune et chacun ajoutera, à cette liste fort incomplète, tel ou tel nom peu choyé par les médias ou bonnement ignoré pour de multiples raisons forcément injustes…

    Mon quadrige provisoire

    Pour conclure, mais c’est un quadruple envol à l’enseigne de ce véritable saut que représente à mes yeux la cinquième saison, j’invite la lectrice et le lecteur à découvrir quatre livres d’exception, parus en août 2017 et qui démentent les prédictions catastrophistes de mon vieil ami Claude Frochaux.

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    Il s’agit d’abord du premier roman du jeune Vaudois Adrien Gygax,  Aux noces de nos petites vertus, révélant un narrateur d’une vivacité et d’une originalité rares, au fil d’une virée amoureuse haute en couleurs, oscillant entre mélancolie et sensualité. C’est ensuite le retour de la plus follement stylée de nos prosatrices, en la personne de Corinne Desarzens, avec Le soutien-gorge noir, récit surprenant à chaque page qui exhume un amour manqué et ses échos restituée par delà les années . C’est le sixième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak renouant avec son enfance profonde, et parfois déchirante, qui a le mérite de se décliner en toute limpidité et sans pathos, textes et dessins alternant en contrepoint sans pareil. Enfin, sous le signe de la plus authentique poésie, poignant d’humanité et d’une « verticalité » prouvant assez la pérennité d’une littérature habitée par le sacré, c’est le dernier récit de Philippe Rahmy intitulé Monarques et qui associe aussi bien, sous le signe de l’effet papillon, les destinées personnelles de la famille de l’auteur et les tragédies du XXe siècle aux ondes de choc persistantes.

    Or ce quadrige de ma préférence n’est que l’avant-coureur déboulé de toute une armada de nouvelles parutions que les médias distraits se hâteront d’oublier après avoir « traité » cette rentrée en « boostant » à l’unisson le même et unique polar « porteur », que dis-je, « vendeur », ne suivez pas mon regard ni celui de la vache à lait en question.

    Au reste qui jettera la pierre au « polar romand » ? Vaine querelle, me dis-je en curieux de tous les genres. L’on peut s’offusquer en constatant que la rubrique littéraire d’un grand journal local se consacre désormais à peu près exclusivement à la présentation des polars américains, au motif que la demoiselle de service en raffole. Mais on peut aussi rugir en découvrant qu’une vieille dame bien sous tous rapports (Doris Jakubec) consacre DIX PAGES de la désormais fameuse Histoire de la littérature romande à une autre vieille dame chic (Anne Perrier) en n’accordant pas une ligne aux recueils du poète Antonio Rodriguez, à mes yeux le plus intéressant de la nouvelle donne.

    Mieux que les médias : le médium Littérature !

    Ma rentrée littéraire romande commence tous les matins avec une lampée de Cingria et une piqûre de rappel tirée des 16.000 pages du Journal intime d’Amiel, drogue douce, après quoi je reprends la lecture de Walden (« le philosophe dans les bois », etc.

    Ensuite, dans l’eau couleur de sang de bœuf égorgé de mon bain nordique, je me donnerai des frissons en lisant la très noire nouvelle Vingt volumes d’un certain Cédric Pignat, dont il m’est interdit d’écrire du bien ici pour des raisons déontologiques, et ensuite j’alternerai ma lecture quotidienne de Proust, de la Commedia de Dante et celle des écrits d’Annie Dillard, véritable grande poétesse en prose celle-là dont nos chaisières et nos abbesses crossées de la paroisse littéraire romande ignorent tout ou n’osent pas parler à goûter.

    Sur quoi je me remettrai à l’écriture de mes humbles travaux immortels systématiquement passés sous silence par les jupons gris du supplément littéraire du Temps. Mais à ce propos, si ce n’était que de mon pauvre moi ! Or n’est-il pas triste de se rappeler que, publiant un nouveau livre dans nos régions il y a trente ou quarante ans de ça, un jeune auteur se voyait accueilli par une douzaine de vrais critiques littéraires attentifs qui l’accompagneraient ensuite, alors qu’aujourd’hui, sauf à montrer un joli minois ou traiter tel ou tel thème « porteur », tout accueil et reconnaissance éventuels, on peut rêver, attendront la semaine des quatre jeudis !  

    Puisse alors cette revue naissante bousculer les parallèles et découvrir les merveilles de la cinquième saison à saute-méridiens, en toute liberté, hors des réseaux et des ineptes « j’aime » de la meute. Puisse-t-elle être généreuse en échappant à la flatterie locale ou au n’importe quoi.

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    À l’instant je lis, dans l’Histoire du brouillard de Jacques Roman, sous-intitulée La cinquième saison : « En six lettres. Brouillard toxique paralysant les consciences. Réponse. Médias ».

    La cinquième saison devrait alors prouver que la littérature en général, et la poésie en particulier, constituent, à l’inverse de la jactance médiatique, la base même de toute médiation entre les hommes – l’irrécupérable médium.      

     

     
     
     
     
     
     
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  • Ceux qui célèbrent la Création

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    Celui qui court à son atelier du hangar à bateaux dès sa sortie de prison /Celle qui loue le Seigneur pour le faciès de mule et le coeur d'or qu'Il lui a donnés / Ceux qui ont veillé sur l'immense toile du Jardin de Dieu pendant le séjour de l'Artiste aux frais de la Reine / Celui qui retrouve le fleuve du jour transmué en ruban d'or neuf carats juste sorti du four et sinuant sous le ciel de l'aube bleu prune à mouchets orange entre les cheminées d'usines riveraines / Celle qui a posé pour Eve dans le hangar à bateaux / Ceux qui ont théorisé le lien de filiation entre William Blake et l'Artiste du bord du fleuve / Celui qui n'a jamais cessé de peindre "de tête" durant son séjour à l'ombre / Celle qui au parloir a dit à l'Artiste que la pluie avait délavé le bleu de la jambe d'Adam / Ceux qui raffolent de l'art à proportion de leur très jeune âge / Celui qui a pensé à un rouge de pompe à essence américaine pour contraster avec l'ocre de la chair d'Eve / Bonnard.jpgCelle qui a donné à l'Artiste l'idée des immortelles aux têtes de petites nonnes à tiges noires / Ceux qui chapardent des couleurs à la sortie de l'école pour aider leur ami l'Artiste / Celui qui craque une allmettes dans la semi-obscurité de son atelier retrouvé afin de voir si ce qu'il a peint avant la prison  découle d'une intuition authentique de l'universel Bienfait ou d'unéchantillon de pornographie tombant sous le coup de la loi / Celle qui a dit à l'Artiste que la superbe du paon figurait la splendeur de Dieu / Ceux qui estiment que la luxure du bouc illustre la largesse de Dieu / Celui qui a vérifié en prison que la sérénité du lion mimait la sagessede Dieu / Celle qui se flatte de ce que la nudité de la femme incarne l'oeuvre de Dieu / Ceux qui savent que Renoir n'a rien fait de mieux que ses femmes rousses peintes avec ses pinceaux attachés par des courroies de force à ses poignets / Celui qui dira aussi la nudité des arbres et l'immobilité pensive des nuages / Celle qui voit en rêve une nuit de Constable où flottent des nuages très blancs sur fond de ciel très bleu / Ceux qui voient la Création renaître autour d'eux et en eux / Celui qui va revoir Le Bain à la Tate Gallery pour un détail de droit divin / Celle qui refuse de jeter l'eau du monde avec son bloody baby / Vernet11.JPGCeux qui recréent le monde en brassant couleurs et eaux-de-vie / Celui qui pense que l'art chassé dans les impasses reviendra par les impostes / Celle qui reproche àla peinture abstraite d'être trop concrète et à la musique concrète d'être trop abstraite / Ceux qui retournent en prison les yeux pleins du Jour, etc.

     

    Peintures: William Blake, Pierre Bonnard, Thierry Vernet.      

  • CELA

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    CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux: dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère qui n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère au jardin du souvenir et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?     

    Tu me disais, grand frère, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un corps et c’est le tien : ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand frangin que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA ? Et qu’est-ce diable que CELA?         

    Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.         

    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...