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Livre - Page 61

  • Notre part d'ombre

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    En 2012, avec Avenue des géants, Marc Dugain démêlait les racines du mal au coeur de  l’homme. Mémorable ! On lira d'autant plus volontiers son nouvel opus, Ils vont tuer Robert Kennedy...

     

    Marc Dugain aurait pu devenir un tueur génial si les conditions requises de l’inné et de l’acquis avaient été réunies. Au lieu de se cantonner dans le rôle fugace d’un auteur à succès, il aurait pu marquer l’Histoire comme le très cruel Staline, auquel il a consacré un livre, ou comme le très retors John Edgar Hoover, qui lui en a inspiré un autre.  Dans un autre cercle infernal de damnés célèbres moins « officiels » et ne bénéficiant pas de la couverture du Pouvoir et de la « raison d’Etat », il aurait pu laisser une trace sanglante de serial killer égal aux  plus intelligents et aux plus tordus.

    C’est du moins ce qu’on se dit en lisant Avenue des géants, terrifiante plongée dans les abysses intimes d’un tueur qui entreprend de se raconter dans un roman après les quarante ans de taule que lui ont valu les meurtres de ses grands-parents, à quinze ans, de sa mère et d’une dizaine de jeunes auto-stoppeuses qu’il décapitait et violait après leur mort.

    Tout cela, Marc Dugain le raconte en romancier, avec une fabuleuse capacité de se mettre dans la peau d’un autre. Sa mère à lui ne l’a probablement pas martyrisé, et lui-même n’a sûrement jamais décapité un chat. Jamais il n’a souffert ni fait souffrir comme son protagoniste. N’empêche : il en a mentalement revécu l’horreur et il nous la fait vivre, comme si elle était en nous.

    À préciser cependant que ces abominations restent hors-champ, dans le roman, jamais montrées. Rien ici du énième polar exploitant le filon des tueurs en série. On est ici du côté du Dostoïevski de Crime et châtiment, « sacré bon bouquin » au dire du protagoniste qui le sait par cœur, ou du James Ellroy de Ma part d’ombre enquêtant sur la mort de sa mère. Pas trace de complaisance morbide dans ce roman qu’on pourrait dire en quête des racines du mal, chez un homme dont l’enfance à subi une véritable « entreprise de destruction massive de l’affectif » et qui est également en proie à d’irrépressibles pulsions destructrices .

    Ainsi qu’il l’explique en fin de volume, Marc Dugain s’est inspiré d’une histoire réelle pour composer ce roman qui vous prend par la gueule dès la première page et ne vous lâche plus. Son protagoniste, Al Kenner, grand diable qui avait plus de deux mètres à 15 ans déjà et un QI supérieur à celui d’Albert Einstein, est le clone romanesque  d’un célèbre tueur américain du nom d’Ed Klemper, toujours incarcéré dans la prison californienne de Vacaville. Le romancier ne fait pas moins œuvre personnelle et originale en donnant à son personnage une épaisseur psychique et affective qui nous le rend très proche.

    De fait, et malgré ses crimes passés, Al Kenner est un homme brisé et souffrant, véritable « mort vivant » d’une totale clairvoyance dont l’intelligence supérieure, servie par une hypermnésie redoutable, lui permet d’analyser les tenants et les aboutissants de ses actes sans les excuser à bon compte.

    Marqué à vie par une mère tyrannique, il a toujours été paralysé à l’instant du « passage à l’acte », avec les femmes, et s’est ainsi cru exclu a priori de toute vie normale. Il y a en lui une tristesse inguérissable mais, aussi, une irrépressible force qui se manifeste en lui par des sortes de tempêtes intérieures, psychiques et physiques à la fois. La conscience, d’abord panique et diffuse, d’un pouvoir absolu que lui donne le meurtre, et les effets de la réitération de celui-là, vont l’entraîner dans une spirale que seul son récit dévoile et, peut-être, exorcise. Pourtant il n’en reste pas moins sans défense face au mal qui le travaille, que son entourage l’ « enfonce » ou cherche à l’aider à en sortir.

    Sa mère, qui a vu en lui l’incarnation du diable dès sa naissance, n’aura jamais fait que l’abaisser et l’humilier comme elle n’a cessé d’humilier et d’abaisser son conjoint, « héros » déchu aux yeux du jeune homme qu’elle piétine autant que celui-ci…

    Extrêmement lucide et sensible, pénétrant et très nuancé, dans son approche des tourments de l’enfance blessée et des désastreuses conséquences d’une sorte de psychose familiale à répétition (car la grand-mère paternelle d’Al Kenner relance la persécution de l’adolescent en version soft), Marc Dugain ne donne jamais dans le manichéisme ni la simplification démago. En outre, avec son tableau durement réaliste (et notamment dans ses charges contre certains psys ou contre l’angélisme des hippies de l’époque Peace & Love) contrastent trois remarquables personnages (un psychiatre bienveillant et un chef de la criminelle, ainsi qu’une assistante sociale) qui s’attachent au personnage et l’accompagnent sans se douter vraiment de sa puissance maléfique.

    Le roman débute le jour de l’assassinat de JFK, dont le meurtrier « vole la vedette » au jeune Kenner, qui flingue le même jour sa grand-mère juste coupable de l’«empêcher de respirer ». Des temps de la guerre au Vietnam à l’ère d’Obama, la fiction revisite la réalité au fil d’un récit qui ne cesse de nous interpeller à de multiples égards, s’agissant de la violence endémique de l’époque ou de  la psychopathologie des tueurs, des avancées ou des illusions de la thérapie, de la fonction des prisons et du cercle vicieux de l’enfermement, du déterminisme et de la liberté, des vertus  de l’empathie humaine et de leurs limites - enfin de ce qu’on fait avec « tout ça » en littérature.

    Si Marc Dugain n’a certes pas le génie d’un Dostoïevski ni la « tonne » poétique d’un Cormac Mc Carthy, c’est bel et bien dans la foulée de ceux-là qu’il poursuit, sur sa ligne claire, un parcours d’écrivain de grand souffle. Par son sérieux fondamental autant que par l'humour constant de son observation, sa verve, son mordant, sa tendresse rugueuse aussi, Avenue des géants, probable best seller à venir, rompt autant avec les fades fabrications des honnêtes faiseurs à la Marc Levy ou à la Guillaume Musso, qu'avec la morne littérature littéraire de notre époque d'eaux basses...

    Dugain5.jpgMarc Dugain. Avenue des géants. Gallimard, 360p.      

  • L'Île du bout du monde

     
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    À propos du premier roman-récit d'Eric Bulliard , L'Adieu a Saint-Kilda, dont la matière humaine saisissante est portée par une écriture tonique. À ce roman a été attribué le prix Edouard-Rod 2017, qui lui sera remis le 12 septembre à Ropraz où vécut Jacques Chessex, fondateur du prix.
     
    Les livres faits de terre et de chair, fleurant fort la mer et le vent, mais aussi la sueur de sang et les larmes, tout en portant le chant humain dans le flot de leurs mots, sont plutôt rares en notre temps de formatage à outrance, et pourtant il y en a.
     
    41jmvVVJf9L._SX297_BO1,204,203,200_.jpgIl y a par exemple Les Vivants d'Annie Dillard, formidable chronique romanesque, tellurique et poétique à la fois, consacrée à la vie des pionniers de la côte nord-ouest des États-Unis, qui tient à la fois du reportage et de l'épopée biblique, modulé par l'une des plus belles plumes de la littérature américaine d'aujourd'hui; et puis il y a L'Adieu à Saint-Kilda d'Eric Bulliard, toutes proportions gardées.
    De fait, on se gardera de comparer un jeune auteur à ses débuts et l'un des écrivains contemporains les plus originaux, mais certains rapprochements ne sont pas moins éclairants, et la façon de mêler documents réels et fiction le permet ici autant que le grand air soufflant sur ces deux livres.
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    L'Adieu a Saint-Kilda raconte, au fil d'un récit alternant passé et présent, les tribulations des habitants d'une lointaine et inhospitalière île des Hébrides extérieures, ou plus exactement leur départ final en 1930, après de multiples séquences d'émigration en Australie ou en Amérique, et le voyage récent de l'auteur et de son amie Angélique affrontant, en avril 2014, une mer démontée et le plus vilain temps pour voir de plus près ces lieux à la fois fascinants et répulsifs.
     
    Au milieu de son récit, Éric Bulliard, trempé jusqu'aux os et frigorifié, se demande ce que diable il est venu faire en ces lieux et à quoi rime son intérêt pour ce foutu bout du monde ? De la même façon, le lecteur se demandera à quoi aura tenu l'attachement millénaire des Saint-Kildiens à ces lieux désolés, dont l'abandon constituera un véritable arrachement pour ses trente-six derniers habitants, en octobre 1930.
    Le premier chapitre du récit-roman met ainsi en scène l'infirmière Barclay, installée à Saint-Kilda depuis quelque temps, qui s'efforce de convaincre les habitants qu'une meilleure vie est possible ailleurs, affirmant en somme tout haut, avec la voix de la raison, ce que la plupart pensent déjà en leur for intérieur, à commencer par les femmes: qu'on n'en peut plus, que “ce n’est plus possible”...
     
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    Un extraordinaire épisode, datant du 15 août 1727 au 13 mai 1728, et fort bien restitué par l'auteur, donne une idée précise de la précarité des ressources des Saint-Kildiens, dont les hommes aguerris et les jeunes gens passaient chaque année quelques jours sur le piton rocheux de Stac an Armin ou des milliers d'oiseaux (fulmars et autres fous de Bassan) nidifiaient et se trouvaient donc en état de fragilité pour les prédateurs humains. Or cette année -la, trois hommes et huit jeunes garçons se trouvaient en ce lieu farouche, d'où une barque était censée les récupérer après leur semaine de chasse, qui allait durer neuf mois ! Neuf mois terribles sur ce roc à ne se nourrir que d'œufs d'oiseaux et se désaltérer d’eau de pluie, neuf mois sans secours, jusqu'au jour où, enfin repérés par un bateau en route pour Saint-Kilda, ils furent délivrés pour découvrir, à leur arrivée sur l'île, que la plupart des habitants en étaient morts à la suite d'une épidémie de variole.
    Comme les pionniers américains évoqués par Annie Dillard, les Saints-Kildiens sont soumis aux pires épreuves sans cesser pour autant de louer le Seigneur. Le mécréant Bulliard a beau s'en étonner : telle est l'humanité, et d'ailleurs les pasteurs de Saint-Kida n’auront pas fait que promettre une vie meilleure dans l'au-delà, souvent ils seront instituteurs voire assistants sociaux ou même ingénieurs soucieux de meilleures conditions de vie.
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    Éric Bulliard n'a pas le génie poétique d'un Cendrars, mais du cher Blaise il partage le goût des documents et des histoires de vies aventureuses. Interrogeant l'épaisseur du réel devant les vestiges de pierre et de bois qu'il découvre à Saint-Kilda,il reconstitue diverses destinées hautement romanesques en recoupant témoignages et autres écrits consacrés à cette île qui a alimenté force fascinations et autres fantasmes. L'émotion est aussi du voyage, notamment au cours d'une traversée épique des émigrés de Saint-Kilda vers l'Australie, en1852, durant laquelle la rougeole fera des ravages - et l'on balancera les morts à l'eau comme on le fera des chiens en 1930, une pierre au cou...
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    Fort bien construit, à quelques longueurs ou flottements près, le roman-récit d'Eric Bulliard séduit aussi par le naturel sans apprêts de sa partie contemporaine, genre deux bobos au bout de nulle part, et sa façon heureuse de mêler finalement ses deux brins de tresse pour mieux figurer la fusion possible, par la ressaisie littéraire, du passé et du présent, autant que du fait réel et de compléments romanesques - la geste des personnages, tel l’étonnant Californien - en valeur ajoutée.
     
    Éric Bulliard. L'Adieu à Saint Kilda. Éditions de L'Hèbe, 235 p.

  • Vive, la rentrée ?

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    (Dialogue schizo)
     
     
    À propos de l’emballement médiatique fauteur de nivellement, focalisant l’attention de la meute sur un seul titre donné « gagnant » d’avance : Qui a tué Heidi de Marc Voltenauer. De l’étiolement clientéliste des rubriques culturelles en général et littéraires en particulier. Que la rentrée c’est tous les jours et partout pour un lecteur attentif…
     
    Moi l’autre : - Alors, cette rentrée littéraire romande, exaltante ?
     
    Moi l’un : - Et comment ! J’en tombe à la renverse ! La vache !
    Moi l’autre : - Tu n’a rien contre Heidi, rassure-moi ?
     
    voltenauer_sp_qui_a_tue_heidi.jpgMoi l’un : - Pas du tout ! Ni moins encore contre Marc Voltenauer, qui fait son job comme pas deux. Tu as lu comme moi le manuscrit de Qui a tué Heidi ?, notre compère JLK y a passé des heures et y est allé de ses gentils conseils, interdisant notamment à l’auteur de s’extasier une fois de plus sur le lever du soleil sur les Dents du Midi ou les derniers feux du couchant sur le miroir d’Argentine. Donc pas de souci pour Heidi: la mouture définitive a été révisée pilpoil, c’est du joli boulot artisanal de storyteller, ça roule ma poule et ça va sûrement cartonner à l’avenant.
     
    Moi l’autre : - Pourtant je sens comme une gêne dans ton enthousiasme. Tu ne vas pas quand même pas freiner à la montée ou pis : cracher dans la soupe ?
     
    Moi l’un : - Je te vois venir avec ta soupe ! Eh bien oui, si le fait d’exercer son sens critique revient à cracher dans le potage insipide que représente aujourd’hui l’opinion dominante et le conformisme consumériste, alors je vais vomir. Et pour freiner à la montée, c’est exactement ce que je reproche depuis des années aux belles âmes du milieu littéraire romand qui se méfient de tout ce qui bouge. Ce qui me gêne n’est pas le succès d’un livre, mais le fait qu’on ne s’intéresse, notamment dans les médias et les réseaux sociaux qu’au succès et pas au livre. Le succès est un sous-produit. Je ne dis pas que, pour qu’un écrivain, le succès soit forcément un mal, mais je pense que la recherche du succès constitue un réel danger.
     
    Moi l’autre : - Un exemple à l’appui ?
     
    Dicker13.jpgMoi l’un : - Le Livre des Baltimore de Joël Dicker en est, à mes yeux, l’illustration parfaite. Après la surprise réelle de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, qui avait un dynamisme interne remarquable, une construction intéressante et des personnages attachants, Le Livre des Baltimore m’a paru aussi plat qu’un resucée de série télé, genre Revenge – d’ailleurs il se passe aux Hamptons. Réellement, j’ai eu l’impression que Dicker courait après son propre succès en alignant les poncifs. Il faisait « du Dicker » à bon marché.
     
    Moi l’autre : - N’est-ce pas le propre des auteurs de best-sellers ?
     
    Moi l’un : - Pas forcément. Un Philip Roth, auquel Dicker rend d’ailleurs un hommage indirect sympathique avec la mère juive de son premier protagoniste, a obtenu un succès phénoménal avec Portnoy et son complexe, mais jamais ensuite il n’a fait ce qu’on attendait de lui.
     
    Moi l’autre : - Et Simenon avec Maigret ? Et Connelly avec Harry Bosch ?
     
    Moi l’un : - C’est autre chose. Simenon, d’ailleurs, a toujours fait une nette différence entre ses enquêtes de Maigret et ses « romans de l’homme » ou « romans durs », comme il les appelait. Mais il n’y a pas de flatterie ni de niaiserie chez Simenon. Et les enquêtes de Bosch sur les multiples cercles de l’enfer de Los Angeles ne se ressemblent pas plus que les milieux investis par Maigret. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a cent fois plus de substance humaine dans la série  l’écoute, sur Baltimore, que dans le feuilleton délavé de Dicker.
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande dans tout ça ?
     
    Moi l’un : - Qui peut en préjuger ? Qui peut juger de la rentrée littéraire française sauf en s’extasiant devant le nouveau Nothomb sans l’avoir lu ?
     
    Moi l’autre : - Tu penses que le phénomène de la rentrée n’est qu’une baudruche médiatique, comme l’avait écrit Etienne Barilier il y a quelques années ?
     
    Moi l’un : - Disons que la façon de plus en plus superficielle de parler du « phénomène rentrée » donne entièrement raison à Barilier aujourd’hui, bien plus qu’au moment où il a réagi. La qualité essentielle qui fait que Voltenauer apparaisse en pleine page avec sa vache en piles, c’est qu’il a « fait » 30.000 exemplaires avec son dragon. Okay. Mais a-t-on jamais vu une Anne Cuneo boostée de la même façon au motif qu’elle avait vendu tel ou tel de ses romans a plus de 100.000 exemplaires ? Et quand on présentait les rentrées littéraires d’ il y a vingt ou trente ans, bien plus substantielles d’ailleurs qu’aujourd’hui, le critère « vendeur » était-il déterminant ? Pas que je sache. En Suisse romande, la littérature du cru était d’ailleurs snobée par les médias, à quelques exceptions près, autant que le cinéma suisse avant la vague montante de Locarno.
     
    Moi l’autre : - Tu es en train de dire que quelque chose a changé ?
     
    Moi l’un : - Bien vu docteur Watson ! Mais ne va pas croire que j’encense le bon vieux temps ni ne partage le point de vue de l’ami Claude Frochaux qui pense que tout est fini et que de dragon en vache on mène le public aux eaux basses de l’insignifiance. Pas si simple ! Faire l’impasse sur tout ce qui vit en focalisant l’attention du public sur ce qui cartonne relève évidemment de la logique paresseuse, et ça remplit vite une page avec photo géantes et gros chiffres à l’appui, mais ça c’est la mort de la culture, et Marc Voltenauer n’y est pour rien même si son marketing risque de lui faire perdre la boule à lui aussi – on verra. Mais ce qui a changé est plus profond, et peut-être que ça prépare un rebond à plus ou moins brève échéance. Peut-être que la goinfrerie quantitative va susciter des réactions qui nous ramèneront au désir de Qualité ?
     
    Moi l’autre : - Tu en vois des signes ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants.
     
    Moi l’autre : - Tu es devenu pédophile ?
     
    Moi l’un : - Je cherche des enfants de plus de 25 ans, comme Proust à 35 ans et Robert Walser à 45 ans, ou comme Annie Dillard à l’âge de JLK…
     
    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire romande n’est pas un jardin d’enfants ?
     
    Moi l’un : - Si, justement, un peu, même si les médias n’y voient rien. Et d’ailleurs il y a un môme jouant au Lego chez le petit Marc, mais on ne va pas en rajouter à son propos. Mes enfants sont ailleurs…
     
    Moi l’autre : - Alors accouche…
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    Moi l’un : - L’enfant le plus indéniable que j’ai rencontré, ces derniers temps, se nomme Philippe Rahmy et il a l’étoffe d’un écrivain comme il n’y en a pas douze en Suisse et en France. Son dernier récit très personnel, Monarques, a été présenté très décemment par le journal Le Temps, alors qu’il subissait ailleurs l’effet Voltenauer. Et puis il y a ma sale gamine préférée : Corine Desarzens, avec Le soutien-gorge noir qui vaut autant par son écriture que par sa densité émotionnelle. Et le sixième Manifeste incertain de Pajak est d’une enfance profonde, et parfois déchirante, qui a le mérite de se décliner en toute limpidité et sans pathos. Enfin il y a le très singulier benjamin de ces âmes pures couturées de cicatrices, en la personne d’Adrien Gygax, qui signe un premier roman dont aucun de nos médias n’a soufflé mot jusque-là et que j’estime une vraie découverte. Cela s’intitule Aux noces de nos petites vertus et c’est d’une grande finesse de sentiments sauvages et mélancoliques à la fois, dans une espèce de roman voyageur où il est question d’amour et d’amitié dans une configuration affective et sensuelle profondément originale.
     
    Moi l’autre : - Oui, tu as raison : j’ai lu moi aussi ces quatre livres et je les ai aimés comme toi. D’ailleurs notre ami JLK pense la même chose…
     
    Moi l’un : - Alors là ça fait plaisir. Pour une fois que nous sommes d’accord !
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    Moi l’autre : - Et ce n’est qu’un début, vu qu’on va maintenant parler du nouveau Nothomb. T’as aimé ?
     
    Moi l’un : - Je ne l’ai pas lu mais j’ai raffolé, ouais !
     
    Moi l’autre : - Moi aussi, n’est-ce pas que c’est super ?
     
    Moi l’un : - C’est hyper-sympa. La vache !
     
     
     

  • Ceux qui se lancent dans le polar normand

     
     
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    Celui qui tire un veau d'or de sa vache à lait / Celle qui adule le client / Ceux qui acclament leur acclamation / Celui qui vend ses poèmes à l'eau de rose selon les principes de la pâtisserie industrielle / Celle qu'on dit la Fred Vargas du canton d'Appenzell Rhodes-interieures / Ceux qui sortent une nouvelle Amélie de leur chapeau-claque / Celui qui se ramasse des cloques à la langue en léchant le public dans le sens du mouton / Celle qui lit La Dame au peut chien sur un banc du jardin public ou de futurs serial killers s'entretuent dans le bac à sable / Ceux qui essaient de toucher l'auteur à succès genre groupies des Beatles en 1963 / Celui qui commercialise les projets de polars normands / Celle qui fait un procès à l'auteur du feuilleton à succès qui s'est inspiré de son vécu de laitière de centre gauche / Ceux qui promettent à Maman d'écrire un polar normand dans lequel ils la mettront d'une façon ou de l'autre / Celui qui va sur les quais à la rencontre de son public qu'il appelle sa thérapie de croupe / Celle qui prend des notes dans les marges du dernier roman de Marc Musso avant de lui écrire personnellement ce qu'elle en pense au niveau du développement personnel / Ceux qui offrent un exemplaire de leur polar normand aux immigrés si vous leur en achetez deux à la Fnac / Celui qui restitue complètement l'ambiance du canton de Zoug dans son polar normand / Celle qui réserve les droits d'adaptation du polar normand inspiré de l'adaptation de la série norvégienne qui a cartonné à l'époque de Breivik le tueur de jeunes socialistes / Ceux qui formatent le logiciel de composition de polars normands complètement originaux du point de vue de l'intrigue et du sous-texte / Celui qui a accouché d'un poème alsacien alors que l'échographie annonçait un polar normand doté de tous ses attributs y compris l'outil du serial fucker / Celle qui ose prétendre que le polar normand salit la Normandie alors qu'il attire des cars entiers de touristes chinois à Douarnenez et environs où le serial killer a sévi / Ceux qui ont élargi le concept du festival de Deauville en fonction du succès départemental du court métrage gore inspiré par le polar normand / Celui qui appliquera les règles du marketing à la diffusion de son polar normand sur le Finistère et l'île d'Ouessant avant de tester le Japon / Celle qui sera en signature jusqu'à ce que mort s'ensuive / Ceux qui acceptent de signer nus vu qu'ils n'ont rien à montrer / Celui qui conseille à Joël Dicker de se mettre au polar normand qui a le vent du nord en poupe / Celle qui prévoit une mise en vente nationale de son master consacré au polar normand et à ses retombées au niveau du chômage / Ceux qui rampent dans le bocage en quête d'un sujet porteur, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Celles qui s'imaginent

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    Celui qui comme Darwin (le barbu simiesque évolué) considère que l'imagination est le premier levier de l'émancipation de Sapiens / Celle qui est devenue Reine des abeilles en butinant dans les ouvrages de science domestique et bocagère / Ceux qui refont le monde à l'image de Dieu pour y croire / Celui qui reprend la lecture de De la curiosité d'Alberto Manguel où il retrouve volontiers Montaigne le sceptique et Dante l'antiseptique / Celle qui laisse son imagination décider de tout ce que sa raison cherche à lui dicter en logique plate / Ceux qui ont le sens de la féerie à peu près aussi inexistante sur les réseaux sociaux que dans les livres qui cartonnent / Celui qui emmène son enfant dans la forêt pour lui montrer les fées sans ouvrir les yeux / Celle qui a toujours imaginé le pire en sorte d'accueillir le meilleur comme il sied à une bonne personne au fonds démoniaque typique de toute petite fille bien élevée / Ceux qui se rappellent les sages paroles de ce fou de Job / Celui qui trouve dans La Forêt du mal de son ami Gérard Joulié (L'Age d'homme, 2012) des pages sur Proust d'une pénétration rarissime / Celle qui ne s'est jamais senti mal dans la forêt des pêchers aux fruits délicieux / Ceux qui sont curieux des pires choses dont ils tirent le meilleur sous forme de romans échappant à la niaiserie d'époque / Celui qui ne voit pas trace d'imagination dans la plupart des romans formatés pour la meute / Celle qu'on dit la princesse des sitcoms sponsorisées par Calvin Klein le petit luthérien en jockstrap / Ceux dont l'imaginaire se nourrit de fantastique social / Celui qui trouve dans la réalité en tant que telle un insondable puits aux images / Celle qui tient son imagination en laisse dans la salle d'attente de sa thérapeute avant le lâcher des fantasmes sur la vilaine inspectrice / Ceux qui n'ont pas laissé leur imagination créer un monde meilleur crainte de s'ennuyer, etc.

     

    Image: Aloyse Corbaz.

  • Perles de rentrée

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    Quatre moments de vrai bonheur littéraire à partager, entre découverte et retrouvailles.

    Quatre ouvrages ressortissant à ce qu'on appelle la littérature romande, mais qui en font plus que jamais déborder voire éclater le concept. Nul hasard, d'ailleurs, si trois d'entre eux sont publiés à Paris ou, pour l'un d'eux, entre Lausanne et Paris. 

     

    20842137_10214077382675454_4626414193782392596_n.jpgAdrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Cherche midi, 147p.

    Voici, et c'est merveille, un nouvel écrivain romand d'une complète originalité, loin des effets et postures, dont le premier roman est présenté par le Cherche midi comme une variation sur le thème de Jules et Jim, et qui représente tellement autre chose aussi de jamais lu !

     

    20882835_10214077382915460_2993889385581654297_n.jpgCorinne Desarzens. Le soutien-gorge noir. L'Aire, 187p.

    On retrouve, avec allegria, l'une des meilleures plumes romandes des temps qui courent, dans un récit vif et profond qui sonde les eaux mêlées de l'Occasion manquée et de ce que la vie fait de nous...

     

    20914606_10214077383435473_2143900396921803703_n.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain 6. Noir sur blanc, 139p.

    Passionnant aussi de suivre le nouveau détour autobiographique de Frédéric Pajak dont le grand talent bifide se déploie dans une fresque d'époque sans pareille mêlant destinée personnelle et lectures du monde, textes limpides et dessins aux surprenants cadrages cinématographiques de vrais tableaux...

     

    20952915_10214077383155466_6604073927751389951_n.jpgPhilippe Rahmy. Monarques, La Table ronde, 197p.

    Enfin je me plais à reconnaître, chez Philippe Rahmy, poète de profonde résilience et de constante et progressive ouverture au monde des plus dures réalités, un écrivain d'exception de haute stature morale et de style à l'avenant. Un grand prix de l'automne littéraire français ne serait pas surprenant, et combien mérité ! 

  • Ceux qui lisent entre les lignes

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    Celui qui ne se contente pas que de mots / Celle qui regarde son enfant quand il se tait / Ceux qui sont fatigués du bruit humain / Celui qui déchiffre la montagne à livre ouvert / Celle que l’ironie agace / Ceux qui se croient plus malins que l’herbe / Celui qui n’en peut plus de tout démystifier / Celle qui préfère les choses à la publicité / Ceux qui se parlent à mots couverts pour mieux se découvrir / Celui qui entend soudain la clameur obscène de l’Internet libéré / Celle qui se noie dans la vague du vague / Ceux qui estiment avec Ortega y Gasset qu’ « une culture qui perd le sens du sacré perd tout son sens » / Celui qui vit en enfer sans désespérer / Celle qui préfère les terrasses du Purgatoire avec un doigt de limoncello / Ceux qui négligent l’amitié et s’en ressentent / Celui qui demande pardon sans être sûr de le mériter / Celle que la muflerie ambiante dérange profondément mais qui n’ose pas le dire / Ceux qui travaillent à la meilleure intelligibilité du monde / Celui que sa curiosité garde frais / Celle que son sérieux et sa sincérité font passer pour une bêcheuse / Ceux qui citent Marcel Duchamp pour montrer qu’ils ne sont pas dupes / Celui qui se déplace à bord d’un petit sous-marin à périscopes modulables / Celle qui aime les concerts de musique de chambre donnés en plein air et par exemple en Toscane ou en Provence ça fait plus chic / Ceux que la poésie aide à moins radoter / Celui qui se demande comment ressusciter la ferveur / Celle que le manque d’enthousiasme a toujours atterrée / Ceux qui se sont éteints par blasement / Celui qui pratique l’ironie dissolvante des tièdes / Celle qui ne s’en laisse pas conter par les prétendus épicuriens de l’Eglise hédoniste des derniers jours / Ceux qui rêvent de camper au Sommet sans se douter que les y attend la déesse Gelure et sa fille Engelure / Celui qui aime la nature sans se demander pourquoi / Celle qui a fait la chose avec un guide de Chamonix durant un bivouac mais trouverait déplacé de s’en vanter au bar du Grand Dru / Ceux qui disent sans cesse qu’il ne faut pas exagérer jusqu’à en perdre tout humour / Celui qui se dit (dans Extinction de Thomas bernhard) un artiste de l’exagération / Celle que le feu de la poésie habite mais en sourdine pourrait-on dire / Ceux que la peur de toute créativité rend aptes au fonctionnariat et à la retraite anticipée / Celui qui défend la valeur correctrice de l’ironie tout en lui préférant l’humour vache à la manière belge ou carrément anglaise tendance Shakespeare & Co / Celle qui préfère la simplicité radieuse au sublime glacé / Ceux qui disent qu’ils relisent les Classique pour faire croire qu’ils les ont déjà lus / Celui qui entend à tout moment la voix d’un souffleur qu’il appelle son oncle Stanislas et qui l’empêche souvent d’en faire trop dans un sens ou dans l’autre enfin tu vois ce que je veux dire sinon c pas grave / Celle qui oscille entre empirisme lucide et foi de charbonnier / Ceux qui estiment que l’introversion n’est pas la réponse la plus adéquate à la stupidité de masse, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui s'attroupent

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    Celui qui se presse de rejoindre la manif des anti sans savoir de quoi ils le sont / Celle qui a le Hell's Angel dans la peau / Ceux qui se sentent plus forts en uniformes et armés à leurs frais comme c possible en démocratie où tu abats qui tu veux quand il est pas démocratiste genre taliban ou terrorisque basané / Celui qui s'est rallié à la Cause par goût des effets / Celle qui a recousu la cagoule de Jim qui est de ceux qui déchirent dans le Klan / Ceux qui lèvent le bras comme les SS dans le film diffusé ce soir à la télé ou les sous-titres expliquaient Aïe l'Hitler / Celui qui à l'apéro des anciens du camping affirme que l'Adolf a pas fini le boulot / Celle qui remarque qu'avec la moustache le Turc Erdogan aurait l'air du Führer /Ceux qui pensent que la voie est libre pour que le peuple montre qu'il en a / Celui qui propose une croisière à l'île de Guam pour voir ça de plus près / Celle qui ne sait pas où est la Corée du Nord où Facebook est paraît-il mal vu / Ceux qui ont confiance que Dieu va aider le Président à raser les Jaunes et compagnie y compris la Chine qui fabrique du faux Coca sans licence / Celui qui relit Walden dans sa cabane suspendue dans les arbres / Celle qui répète à qui veut l'entendre que l'attroupement est le propre des mâles Alpha genre son fils Kevin dit La Batte Folle / Ceux qu'on appelle les nouveaux lemmings / Celui qui fonce dans la foule avec la Mercedes 800 qui s'en sort sans une tache de sang sur les calandres vu que c'est juste un fantasme / Celle qui tirerait bien dans le tas si son badge ne lui avait pas été retiré pour violences à l'interrogatoire / Ceux qui ont le nombre pour eux et les tweets d'encouragement du Président qui a toujours su gérer / Celui qui fredonne Quand on est con on est con de Georges Brassens en défilant tout seul dans le bois de son cœur ou y a une petite fleur qui les emmerde tous tant qu'ils sont bande de cortèges / Ceux qui fondent l'association mondiale des solistes jurant de ne se réunir que dans les déserts arborés et à l'improviste, etc.
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  • Dans ce bar à tapas

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    En mémoire de mon père

     

    Je nous revois marcher
    par le sentier pierreux
    serpentant entre les rochers
    des hauteurs d’Aigua Blava,
    nous retrouvant là tous deux
    comme vingt plus tôt
    en altitude,
    quand tu marchais devant…

     

    À présent tu peinais
    dans ma jeune foulée,
    impatient de me faire attendre,
    mais tu ne disais rien,
    selon ton habitude.
    Le soir venu nous allions
    volontiers à notre bar à tapas,
    d’où la mer scintillait.

     

    C’est là que nous nous sommes parlés,
    deux ans avant ta mort
    un peu comme des amis,
    quelques fois…


    (12 avril 1989)

  • Retournement au père

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    Par delà les eaux sombres et le monument idéalisé, Metin Arditi part à la rencontre d’un père par trop adulé, que ses défauts révélés rendent plus vrai. Livre limpide et dense que Mon père sur mes épaules, où chacun se retrouvera...


    Une paix à trop bon compte…
    Je ne sais plus qui disait que la qualité d'une personne pouvait s'évaluer à la façon dont elle parle de ceux qui lui ont donné le jour, mais c'est à cela que j'ai pensé dès les premières pages du nouveau livre, aussi dense qu'elliptique, lucide et sensible à la fois, que Metin Arditi a consacré aux rapports qu'il a entretenus avec ses père et mère, marqués par les intermittences de onze ans d'internat et parfois problématiques du fait de la très forte personnalité du père.
    Vingt ans après la mort de celui-ci, le fils constate que, malgré sa conviction un peu convenue d'avoir eu un père formidable, bien des souvenirs cuisants lui restent de leurs relations altérées par une non-reconnaissance douloureuse.
    Plus grave, dans un registre ne relevant pas de la sensibilité personnelle ou de l'affectivité : le désaccord profond opposant le père , socialiste en sa jeunesse et se réclamant de la gauche en dépit de sa réussite sociale, mais défendant en fin de vie la politique israélienne contre les Palestiniens, et le fils considérant celle-ci comme la négation même des principes d'humanité.

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    Le retournement au mort
    Si le récit de Metin Arditi aborde des questions fondamentales, c'est à touches fines qu'il se développe en s'inspirant initialement d'un très beau rituel malgache. À l'enseigne de la « famadihana », cette tradition dite aussi du « retournement aux morts » et toujours pratiquée sur les hauts plateaux de Madagascar, consiste à exhumer les morts des années après leur décès, à en laver les os et à les parer d'habits neufs au cours de journées festives réunissant les familles et leurs proches, d'invoquer la bénédiction des défunts et de les ramener en terre en proclamant leur sagesse d'Anciens.
    Ainsi l'écrivain entreprend-il à son tour d'exhumer ses souvenirs et de les nettoyer comme des os parfois malpropres ( de vrais petits « salopards » de souvenirs…) au cours d'un processus amorcé dans le train de Zurich qui le conduira jusqu'aux Grisons pour son travail de "retournement".


    Chassé du paradis
    De son enfance plutôt choyée jusqu'au tournant de sa septième année, Metin Arditi fait un tableau aux couleurs et aux parfums orientaux, entre une gouvernante autrichienne très catholique, la brave Mamimika qui n'enseignera le Notre-Père qu'avec l'assentiment de Monsieur, lequel le lui accorde en trouvant la prière « très bien », à l’étonnement de son rejeton qui vit alors son premier « bonheur d'admirer »… où l'on voit par ailleurs que le syncrétisme culturel et religieux du Turchetto est de bonne source.
    Au cœur de cette enfance lumineuse pour l'essentiel, malgré l'ombre d'un deuil familial jamais exorcisé (la mort de la fille aînée avant ses deux ans), l'image d'un champ de coquelicots et du fiston juché sur les épaules de son héros fait alors figure de symbole édénique.


    « Loin des bras »
    La déchirure sera cependant vécue comme une chute, au sens biblique, avec l'exil en terre vaudoise, à Paudex, en internat pour gosses de riches, dès sept ans et pas question de Skype quotidien: on est en 1952 et le père l'a ordonné en allemand : Kopf hoch!
    Mais puni de quoi par Dieu-le-Père ? De rien puisque c'est « pour son bien ». Et d’ailleurs les fils à papa ont-ils le droit de se plaindre ? Hélas le cœur et les âmes sensibles (voir ce pourri-gâté de Marcel Proust ) ne sont pas à l'abri de l'angoisse affective, même avec des parents aimants comme ceux de Metin.
    Au demeurant, celui-ci avoue qu'ils ne leur manquent pas tant que ça, quitte à leur faire fête quand ils se pointent. Cependant un grave accident et un séjour à l'hôpital provoqueront la venue en catastrophe du père qui n'aura de cesse de voir son fils, hier en morceaux et dûment rafistolé, « faire ses selles » après ne s'être soucié pendant des années que de ses notes scolaires, au point de scandaliser la petite amie du garçon - une certaine Géraldine Chaplin...


    Reconnaissance tardive
    Ce qui pèse au souvenir du fils n'est pas de pas avoir été aimé de son père, mais d'avoir attendu le moindre signe d'estime jusqu'au tournant de la cinquantaine, alors que tous ses efforts et sa brillante carrière ne visaient qu'à lui plaire. Or, par delà le ressentiment, la réserve orgueilleuse, plus ou moins narcissique ou jalouse du père est expliquée, sinon justifiée, par la propre trajectoire de ce personnage d'exception, issu de milieu très modeste, devenu l'un des chefs des jeunes socialistes autrichiens avant de diriger une florissante affaire d'importation en ne cessant de sillonner l'Europe et d'en imposer à tous par son intelligence et sa sagesse pragmatique.


    Le héros et son ombre
    N'empêche: le grand homme en puissance (ses proches l'auront comparé à un Ben Gourion) avait ses failles, non exempt de mesquinerie égocentrique ou d'autoritarisme borné. Très intéressant, le portrait de juif de gauche (qu'un Jean Ziegler estimait fort) recommandant à son fils de respecter les Allemands et clamant sa vénération du travail, mais infoutu de reconnaître les mérites de son fils (une vague grimace quand celui-ci lui annonce sa nomination de prof à l'EPFL après de brillantes études et autant de succès dans les affaires, incarne en somme le self made man typique d'une génération de fondateurs aussi jaloux que méritants. Du moins le fils le défendra-t-il toujours devant les autres, quitte à lui « nettoyer les os » avant une déclaration d'amour finale.

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    L’amour plus fort, etc.
    C'est en effet un livre d'amour que Mon père sur mes épaules, qui ne dégage en rien l'espèce d'effroi compulsif de l'emblématique Lettre au père de Kafka, mais une tendresse nourrie de tous les détails de la vie, que module une langue limpide et vibrante. Metin Arditi n'a certes pas le génie visionnaire ni les abrupts névrotiques de Kafka, mais l'honnête homme qu'il incarne nous parle bel et bien en écrivain, et son retournement personnel implique le lecteur à chaque page quand bien même son vécu serait tout différent.
    La devise d'un Georges Simenon était « comprendre , ne pas juger », mais la Lettre à ma mère du grand romancier multiplie bel et bien ce qu'on pourrait dire des jugements, et parfois vifs voire terribles, qui ont pourtant la vertu de « laver les os » et de retourner au mort pour mieux le comprendre. De la même façon, Metin Arditi taxe-t-il son père de lâcheté après qu'un notable israélien eut mouché son fils indigné par la politique d'occupation et de colonisation de l'Etat de principe. Or le jugement personnel importe bien moins, en l'occurrence, que la remise en cause d'une politique inhumaine défendue par un groupe de gens trahissant leurs idéaux de jeunesse. Plus que jugement, voici le constat nuancé, prélude à la paix des braves : « Un homme d’une immense sagesse. Grand stratège. Mais aussi faible. Habile et manipulateur »…

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    Quant à la part de l'écrivain, voire du romancier elle tient à la façon subtile, souvent nuancée d'humour, de laisser flotter un certain mystère autour de certains faits (les pleurs paternels au téléphone, un soir, sans raison apparente) ou de ne pas moraliser ou conclure à trop bon compte.
    Son père lui ayant recommandé - comme à un tout jeune homme alors qu'il a passé la cinquantaine ! - de se montrer « droit, intègre et surtout humble », l’auteur a la malice de se questionner sur sa propre humilité, avant de conclure par une fable qui en dit long sur le quant à soi mâle, frisant le cynisme, des pères dominateurs, à la fois bâtisseurs et écrabouilleurs sur les bords, dont on peut sourire post mortem en évitant possiblement de les subir de leur vivant.
    Au mythe freudien de la pulsion de meurtre du père par le fils, l'on pourrait alors opposer la réalité du patriarche s'inquiétant « à mort » de voir son fils le remplacer bientôt, et ainsi de suite, et va ! comme disent les conteurs orientaux.


    Metin Arditi. Mon père sur mes épaules. Grasset, 167 p.

  • Petites vertus et grand talent

    9782749154282.jpgÀ propos du premier roman du jeune auteur Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, à découvrir très bientôt...
     
    Le roman d’Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, m’a immédiatement éberlué par son mélange d’ingénuité et de pénétration, de naïveté primesautière parfois, avec ses images et ses métaphores à la limite de la gourderie et qui sonnent pourtant juste - comme tout le livre quasi sans faille mais qui défrisera les puristes et les pédants –, sa formidable énergie et sa plasticité sans pareille dans sa façon d’évoquer les lieux (la Grèce, la Macédoine, puis Istanbul) et plus encore dans sa capacité de faire vivre des personnages, à commencer par ses deux fringants jeunes protagonistes se partageant la craquante Gaïa, enfin son humour un peu dingo et sa profondeur quant aux sentiments en matière d’amitié et d’amour.
    Surtout il y a là-dedans un ton unique, une originalité de vue tout à fait rare, quelque chose de l’ahurissement walsérien et une propension sentencieuse qui rappelle parfois les formules définitives du Voyage au bout de la nuit, mais dans une tonalité souvent burlesque et sans qu’il y ait probablement de filiation directe – en tout cas pour Walser.
    Le roman tient à la fois du « film » épique genre road-story, avec une narration déconstruite à la Fellini ou à la Kusturica, du conte (notamment pour le motif du double en rivalité érotique sublimant joyeusement le scabreux de la situation) et du tableau de mœurs d’une époque et d’une génération, à l’enseigne d’une liberté sexuelle nullement convenue et de dérives multiples aux limites de l’expérience sensuelle et de la curiosité métapsychique, good trip et chute d’anges compris...
    Ma première lecture à haute voix, sur la route de Valence à la Désirade où Lady L. zigzaguait entre les poids lourds intempestifs, a passé par de véritables pics d’intensité, et ma deuxième approche, stylo-scalpel en main, ne fait que confirmer cette impression initiale tout à fait saisissante.
    Bref ce sera, après le deuxième roman de Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la-Merci, le livre d’un jeune écrivain de nos régions qui m’aura fait la plus forte impression depuis longtemps - et j’y ajouterai encore Les oies de l’île Rousseau de Xochitl Borel -, très au-dessus de la production, souvent talentueuse au demeurant, des auteurs romands de moins de 33 ans; enfin j’y reviendrai de manière plus détaillée à sa parution prochaine, au rang des premiers romans constituant, et c’est rarissime, une véritable découverte…
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  • Inferno

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    Vous qui entrez laissez toute espérance, écrit l’auteur de best-sellers italien qui n’en finit pas de cartonner, et c’est l’inscription qui figure à l’entrée de la disco Vade dentro Satanas où ça va chauffer ce soir avec le groupe des Wild Cats, donc le Chien tu restes là, je reviens ; hélas le Chien y a pas de boucle pour Papa - mais si Papa est souvent parti, le Chien, Papa est toujours revenu…

    Image: Philip Seelen.

  • Hors-la-loi

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    … Il paraît aller de soi que nous avons affaire ici à la fameuse courbe à figure de cloche dont chacun sait que la fonction est une exponentielle en opposé de l’abscisse, et même au fond de la classe vous vous rappelez que ladite fonction minimise le principe d’incertitude de Fourier, comme on peut le prouver par la formule sommatoire de Poisson, or le problème qu’il nous reste à résoudre ne semble pas soluble par la seule loi en question, eu égard au Destin dont ont ne saurait se gausser au moment où le type qui monte risque d’émarger au principe de Peter - parce qu'alors là ça la foutrait mal...

  • Ceux qui font comme si

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    Celui qui fait semblant de ne pas être indifférent à la distraction commune / Celle qui passe d'un corps à l'autre avec la même révérence inattendue dans ce pays à surmoi grave / Ceux qui ont l'air de n'y être pour rien alors qu'ils participent de toutes leurs molécules et autres capteurs vibratiles / Celui qui félicite les artificiers lacustres alors que les bouquets finaux lui foutent la gerbe / Celle qui dit franchement sur Twitter ce qu'elle pense du principe de non-résolution transcendantale et tout le toutim / Ceux qui font la pièce droite sur l'asymptote du repentir / Celui qui s'estime à la pointe de la réflexion post-moderne ainsi que le prouvent ses chaussures très pointues de cadre universitaire hyperactif lisant du Jaccottet à moments perdus et cultivant la réserve mentale / Celle qui émarge à l'individualisme bêlant / Ceux qui dans les vernissages citent volontiers tel ou tel mystique syriaque ou soufi pour concrétiser leur approche du minimalisme ambiant / Celui qui persifle sans se moquer ou inversement selon le degré d'humidité / Celle qui a le cœur sur la main et l'accroche-cœur en option / Ceux qui reviennent sans discontinuer à leur commentaire herméneutique du Sempiternel Retour dont l'intuition leur est venue en visitant la charmante Casa Nietzsche de Sils-Maria où ils sont revenus après leur bachelor et plus tard avec leur master en poche traitant de la récurrence différée du Même dans les fragments du Gai Savoir sans que jamais ils ne se lassent de la vue des lacs d'Engadine incessamment alimentés par les neiges elles aussi éternelles comme tout ce qui passe, etc.

    Image: Diane Arbus.

  • Californie 70

     

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    La Californie d’Edgar Morin. Retour amont sur un entretien, en 1970, qui prend aujourd’hui un relief singulier.

     

    En 1970, Edgar Morin, sociologue de 49 ans, revient des States et publie son Journal de Californie. Il y évoque les secousses sociales et politiques qui, du Vietnam aux émeutes raciales, en passant par l’explosion de la contre-culture, traversent l’Empire. De tous ces mouvements explosifs, que va-t-il sortir ? Les Etats-Unis vont-ils supporter les cancers qui les rongent ? Ou ces «révolutions » sporadiques seront-elles digérées par le monstre ? Autant de questions qui nous concernent, nous, Européens, auxquelles tente de répondre l’un des sociologues français les plus attentifs aux maux profonds de la société actuelle : Edgar Morin.

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    -      Edgar Morin, qu’entendez-vous par « crise de civilisation » ?

     

    -       Ce que j’appelle « crise de civilisation » est en réalité la conjonction de plusieurs crises. Tout d’abord, c’est la crise de la civilisation bourgeoise qui a développé son programme jusqu’au bout et qui avoue son impuissance à donner un bonheur autre que matériel. Et puis, je vois la société américaine déchirée par des tensions internes, d’où pourraient surgir des crises énormes qui, elles, engendreraient un néo-fascisme où, à mon avis, les caractères raciaux et nationalistes, l’hystérie politique en un mot, seraient des traits aussi importants,voire plus, que la nouvelle hiérarchie léviathanesque.

    -      De quel type seraient alors ces crises ?

    -       J’en imagine trois : la crise économique semble peu probable, mais elle n’est pas impossible. Beaucoup plus importante me paraît la crise interne, avec le problème de l’émergence de la nation noire, la lutte pour l’émancipation de la femme, les revendications des minorités érotiques, les divers mouvements révolutionnaires et, surtout, le refus d’une partie de la jeunesse américaine, le refus romantique où l’on pourrait voir se dessiner l’avant- garde existentielle du mouvement juvénile international. Enfin, une crise de puissance mondiale, à commencer par la crise de tout le système impérial en Amérique latine.

    -      Parlons de ce que vous appelez « la croisade des enfants »...

    - Oui.  A l’origine, on s’en doute, il y a un refus spontané et radical. Les Anglo-Américains se sont voués avec application à l’efficacité et ils y sont bien parvenus. Ce sont eux les leaders de la technicisation du monde, mais ils ne savent pas vivre, et l’art de vivre viendra précisément de ceux qu’ils méprisent.

    images-5.jpeg—  Peut-on évaluer la provenance sociale des jeunes en rupture avec leur milieu ?

    —  Ce serait évidemment très intéressant de le savoir, mais nous ne disposons pas encore de données suffisantes sur le phénomène. Et puis, les communautés de jeunes ne cessent de se faire et de se défaire. Disons que, en général, ce sont des garçons et des filles venant de la bourgeoisie qu’ils ont donc expérimentée, et avec laquelle ils restent parfois encore en contact par le lien du chèque paternel...

      Vous comparez, dans le « Journal de Californie», les enfants de l’Amérique actuelle aux enfants des sociétés archaïques. Pourquoi cela ?

    —  Parce que les enfants US ont vécu, depuis la guerre — tant au point de vue de l’environnement qu’au point de vue de l’éducation— dans un univers isolé de l’univers adulte, la chambre individuelle, avec ses objets et décorations, par exemple, favorisant une expérience autonome. Mais, contrairement aux sociétés archaïques, la société moderne ne propose nulle initiation aux adolescents pour leur passage à l’état d’homme...

    —  Voilà pourquoi ils s’initient eux- mêmes...

    images-1.jpeg—  Exactement. Et comme les jeunes archaïques se retirent du village pour s’isoler quelque temps dans la forêt, les adolescents américains quittent la cellule familiale et vont dans l’« underground », dans les nouveaux ghettos ou dans la nature, sur les plages désertes de Californie.

     

    —  Pourquoi la Californie ?

    —   La Californie, si vous voulez, c’est la crête de la vague de la civilisation occidentale au moment où elle se retourne sur elle-même et va peut-être s’écraser. Je suis arrivé là-bas au moment de la répression-décadence du phénomène hippie, l’âge d’or ayant été entre 1966 -1967. Ce qui m’intéressait, c’est la mutation dont l’« hippie » était un premier signe et dont les communes et la prolongation du mouvement actuel sont d’autres signes avant- coureurs. Je voulais étudier dans quelle mesure la crise de l’adolescence coïncidait avec la crise de la société et la crise de l’humanité.La Californie, parce que c’est là que la société occidentale est en passe de totale mutation. Après la première lame de fond du « hippie », c’est la floraison des « communes », dans lesquelles on tente de recréer une nouvelle famille fondée sur l’attirance réciproque de ses membres, sur l’amour.Pour la première fois, l’expérience d’un nouveau type de vie n’est plus limitée à une fraction de marginaux isolés, mais peut être considérée comme l’expérience majeure de l’avant-garde d’une génération.images-7.jpeg

    - Et vous pensez que cela va réussir ?

    —  Il y aura de nombreux échecs, c’est prévisible ; les uns par excès de rigidité, les autres par laisser-aller. Mais ce n’est qu’un début historique, où nous voyons s’amorcer la civilisation post-bourgeoise. Ala différence de la France, où le mouvement est avant tout idéologi-co-politique, le mouvement américain est existentiel et veut révolutionner le mode de vie. 

    - Pourtant, ce mouvement est extrêmement disparate et, par là-même, affaibli dans son pouvoir d’action. Qu’est-ce qui pourrait catalyser ces« grands micmacs » dont vous parlez ? 

    — C’est là la question essentielle, car c’est à ce point que s’articule la mutation. L’innocence est la providence du mouvement californien, mais l’ignorance lui sera peut-être fatale...

     

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    Qui est Edgar Morin?

     

    Sociologue français travaillant actuellement au Centre européen des communications de masse (organede recherche du CNRS), Edgar Morin a déjà publié de nombreux livres qui lui ont valu autant de détracteurs que de chauds partisans. « L'homme et la mort », «Autocritique », « Le vif du sujet », « La rumeur d'Orléans », tels sont les titres jalonnant l'œuvre d'un des plus brillants intellectuels d'aujourd'hui,qui ne craint pas de s'impliquer dans tout ce qu'il avance en matière scientifique. D'un séjour qu'il fit à la fin de 1969 en Californie, invité par la fondation Salk, il rapporta le « Journal de Californie », où l'homme Morin, l'écrivain aussi bien que l'homme de science, tente de jeter des ponts dans la nuit de notre devenir biologique, sociologique et existentiel. Un livre à lire absolument...

     

    Edgar Morin,  Journal de Californie, Seuil 1970.

     

    (Cet entretien a paru dans le magazine dominical de La Tribune-Le Matin, en novembre 1970)

  • Mémoire de l'Arbre

     

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    … Marianne Petronella Domela, ici présente, voulez-vous épouser Charles Kraft ici présent, lui avait demandé l’officier d’Etat-Civil Ducommun membre du même chœur d’homme que le père Kraft, de la pharmacie Kraft, sans se douter que le « voui » timide de la fille du professeur Nieuwenhuis, de Grongingue, augurait d’une vigoureuse carrière de maîtresse de maison régnant sur ses six enfants tout en épaulant fermement le Docteur d’ores et déjà convaincu de la nécessité d’opérer chirurgicalement l’appendicite aiguë, dont la pratique a survécu à la disparition de la pharmacie paternelle alors que je continue à veiller sur leur paire de pierres…

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui campent aux Flots bleus

     

     

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    Celui qui a réservé la place P13 de l’Allée des Cigales jusqu’en 2015 en invoquant son ancienneté et la déportation de son oncle breton pour exiger du Bureau qu’il n’y ait pas d’Allemand à côté / Celle qui se montre chaque année plus acerbe envers les jeunes pécores que les fils des voisins ramènent de va savoir quelle disco / Ceux qui déplorent l’absence de feu Léonide à la pétanque des Flots / Celui qui lit Schopenhauer en cachette au bord du canal pollué / Celle qui rappelle tout haut à son amant de ne pas oublier les capotes quand il se rend  à l’Hyper U d’à coté / Ceux que le Scrabble a réunis en dépit de leurs convictions religieuses opposées ou peu s’en faut / Celui qui exerce sa trompette dans la garrigue / Celle qui réprimande celui de ses fils que ceux du Mobilhome belge ont surpris en train de peloter leur fille au pair flamande / Ceux qui parlent fort en se rasant le matin entre homme de race blanche à forte pilosité / Celui que le Danois des Autrichiens mord cruellement alors qu’il lui disait Bon Toutou / Celle qui se méfie de toute façon des campeurs réputés dormir nus / Ceux dont le bus 4x4 couvert d’autocollants cosmopolites s’est fait malencontreusement défoncer par une mégabranche de pin lors de l’orage de jeudi / Celui qui supplie la ravissante Hollandaise de ne pas extérioriser trop bruyamment son plaisir quand ils font ça à l’heure de l’apéro convivial de l’allée des Lauriers / Celle qui tricote un bonnet de ski en préparant un osso buco à ses hommes en train d’essayer de surfer sur la marina /  Ceux qui sirotent un mojito en critiquant très librement la dernière toilette de Carla Bruni / Celui qui a le ticket avec la pharmacienne de Cahors aux super nibards / Celle qui écrit des poèmes à l’abri des regards moqueurs de ses cousins infoutus de passer un simple bac / Ceux qui ramassent les déchets laissés par les Italiens sur la plage pour les déposer devant leur cabanon au jardin privatif également mal entretenu / Celui qui écoute France Culture à l’heure de la sieste au risque de provoquer une émeute dans l’allée des Dauphins / Celle qui a gardé son paréo jaune et vert de l’époque du Club / Ceux qui se demandent s’ils reviendront l’an prochain ou s’ils ne vont pas plutôt se louer un bungalow sur la côte dalmate qu’une agence paraît-il fiable recommande sur Internet, etc.   

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Approximations

     

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    Chroniques de La Désirade (33)

     

    À propos de la nature de l'observation lestée par l'attention fervente. Des femmes dans l'oeuvre de Jacques Chessex et d'une formule de Volkoff tombant à plat. Du roman selon Céline, etc.

     « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.

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    Des prénoms. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.

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    Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...

    D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…

    Du roman. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.

    Céline1957.jpgCéline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.

    Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…

    Images: Charles-Albert Cingria au téléphone. Jacques Chessex à Ropraz. Céline à sa table.

  • Tête-en-l'air

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    …Les gens sans imagination verront en toi le banquier sans visage ou l’homme sans qualités, et ça s’explique évidemment par la crainte d’être jugé soi-même en fonction des apparences, notamment sociales, et ça va donner l’Anti-héros de l’époque qui est à la fois tout le monde et surtout pas soi, or ça ne résout pas la question que le miroir te pose ce matin : mais ou as-tu donc encore la tête Nicolas !...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui ont la haine

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    Celui qui dit que l'incendiaire qu'à foutu le feu aux paddocks des chevaux et autres poneys qui n'ont rien fait de mal y faudrait le cramer pareil / Celle qui fait valoir à son cousin Marcel député du Parti libéral de la nouvelle droite centre gauche que le courrier des lecteurs de nos journaux est le lieu privilégié de l'expression populaire ou la vérité bouillonne grave / Ceux qui se disent le Vrai Peuple et tous les autre c'est rien que des bobos et des gogos / Celui qu'on accuse d'avoir crié au feu juste après s'être lavé les mains puant l'essence mais les tabloïds n'ont pas de preuve sauf qu'il n'y a pas de feu sans enfumeur / Celui qui s'impatiente de ne plus avoir à donner de travail au noir qu'aux blancs prouvant qu'ils le sont / Celle qui rappelle à ses élèves bisexuels de l'Institut littéraire national que Jonathan Swift est l'indéniable initiateur du fantastique social relancé à coté de chez nous par Louis-Ferdinand Céline et J.G. Ballard / Ceux qui proposent à la faculté des lettres locale d'instaurer un séminaire permanent d'étude des faits divers potentiellement bancables en termes de fiction / Celui qu'on dit le Bukowski des cantons du Sud-ouest mais c'est exagéré et probablement lancé par son propre service marketing / Celle qui a retenu sa place dans la file des groupies de Marc Levy signant en septembre prochain son dernier thriller soft porno Je ne suis pas Guillaume Musso / Ceux qui trouvent déjà formidable le prochain Nothomb qu'elle a promis d'écrire avant la signature de septembre où Marc Voltenauer ne pourra présenter la vache Heidi vu qu'elle a été assassinée à son insu / Celui qui a bien aimé Le dragon du Muveran à cause de nos montagnes et de nos gens qu'il y a dans ce polar suédois dont le succès fait enrager les poétesses du canton et autres profs de lettres / Celle qui déteste les écrivains sauf ceux des éditions de Minuit ou tous les chats sont gris comme ses dessous de bas-bleu / Ceux qui prétendent que si t'aimes pas Michel Onfray c'est que t'aimes rien / Celui qui rappelle à son beau-frère que qui haine bien châtre bien / Celle qui n'aime qu'elle-même et plus si affinités / Ceux qui dissertent à propos de notre part animale et s'enfilent des steaks à la récré, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Chevaux martyrs et folie ordinaire

     
    image003-2-1.jpgÀ propos d’un atroce incendie criminel, en terre vaudoise, qui a coûté la vie à vingt-quatre chevaux et poneys. Un drame possiblement révélateur de divers aspects de la folie ordinaire…
     
    Chroniques de La Désirade (32)
     
    Ce qui vient de se passer à côté de chez nous, dans la Broye chère à Jacques Chessex, à savoir l'incendie criminel dans les flammes duquel vingt-quatre chevaux et poneys ont trouvé une mort affreuse, pourrait ne relever que du fait divers, et c'est comme ça qu'il a été traité jusque-là par les journaux locaux, alors qu'il me semble extraordinairement révélateur.
     
    Mais extraordinaire en quoi ?
     
    La mort de vingt-quatre équidés brûlés vifs dans leurs paddocks ? Certes de quoi révolter et accabler de tristesse toute personne sensible, faire enrager les propriétaires et sangloter les enfants soudain privés de leurs poneys aux noms adorables ; mais enfin ce n'étaient que des bêtes, rétorqueront les gens qui ont les pieds sut terre, et ça se remplace, et les assurances assureront comme on dit ! Quoi d’extraordinaire là-dedans ?
     
    Et quoi de plus ordinaire, aussi, que la lettre de lecteur de ce citoyen Lambda, dans le quotidien 24 Heures, qui s'indigne justement de ces actes « abjects » et pointe aussitôt les probables coupables: ces gens qui glandent (sic) autour de nous, ces jaloux de nos jolies maisons et de leurs gazons, ces envieux des riches - pas besoin de les nommer mais on a compris : tous les chemins mènent aux Roms et compagnie, tas de basanés et autres migrants fainéants !
    Et la lettre de cet indigné qui parle au nom de ceux qui ont travaillé toute leur vie à la sueur de leur front et bénéficie lui-même, probablement, d'une retraite bien méritée - cette lettre de délateur très ordinaire passe dans le courrier des lecteurs de 24 Heures mieux qu'à la poste ! Bien sûr on n'est pas au pays du petit Gregory, mais la rumeur n'a pas de frontières…
     
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    Cependant l'extraordinaire est aussi ailleurs, puisque dans le même quotidien publiant la lettre du citoyen Lambda paraît une interview d'un jeune homme bien sous tous rapports, un beau gaillard de chez nous, pompier volontaire et palefrenier à l’Institut équestre national d’Avenches, qui aime donc les chevaux autant qu’il sait ce qu’est le feu, même qu'il a bondi sur les lieux de l'incendie quand il en a été averti, dit-il crânement ; même qu'il a participé au sauvetage au péril de sa vie et qu'il se sent « vide » après tout ça, mais il fallait qu'il le dise, il fallait qu’il crie haut et fort que « celui qui a fait ça n’a pas de cœur » !
     
    Or le plus extraordinaire, on l'aura deviné, et qui n'étonnera pas forcément notre citoyen Lambda jamais en mal de boucs émissaires ( ce sera sûrement un drogué ou peut-être un pédé, en tout cas un fêlé qui regarde trop de séries télé!), c'est que notre vaillant sauveteur et le suspect arrêté ne font qu'un, dont nous ne pouvons communiquer le nom en l'état de l'enquête vu qu’il y a encore doute faute de preuves, mais toute la lumière sera faite, etc.
     
    En attendant voyons l'aspect le plus ordinaire de cette folie soudain déchaînée, au moment d'apprendre, par le patron de l’institut équestre sinistré, que le (supposé) jeune pompier incendiaire, qu’il ne connaissait d’ailleurs même pas personnellement, ne cherchait probablement que la reconnaissance de ses employés et son estime.
     
    Et qui pourrait lui jeter la pierre ? N’avons-nous pas tous besoin de reconnaissance ? Est-il tellement extraordinaire, au temps de la Star Ac et d’Andres Breivik, de tous les quarts d’heure de célébrité fantasmés et des bombardements humanitaires, qu’un sapeur pompier ami des chevaux se précipite à la rescousse de ceux-ci en apprenant qu’un incendie les menace, après qu’il aurait lui-même bouté le feu ? Quoi de plus ordinaire que la folie schizophrène d’un pompier pyromane ?
     
    Mais si, par extraordinaire, ce jeune homme n’y était pour rien ? Si la rumeur qui en a fait le Suspect No 1 n’avait fait qu’inventer un autre bouc émissaire ?

  • L'âme et le coeur

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    …Ce que j’veux dire c’est que l’âme est un oeil, le fil le plus intime de la corde s’appelle lui aussi l’âme et ça le regarde si la corde n’est plus liée au cœur qui est l’âme du corps, mais l’œil veille et sans lui le corps ne verrait pas battre le cœur de l’arbre ni ne sentirait dans ses veines l’âme prendre de l’âge sans prendre le virage à la corde, et l’œil est dans la tombe de l’arbre et te regarde, mais l’âme a le cœur innocent quand il se raccorde à l’arbre - tu vois ce que j’veux dire…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Émoticons

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    …Y mettent des cœurs partout que c’est à gerber, d’ailleurs toi aussi Cupidon tu trouves que ça commence à bien faire avec ces mines qui positivent à mort, c’est le cas de dire, et toutes ces fleurs, non mais ça colle aux dents tout ce clafoutis de pétales et pistils, toute cette béatitude de sourires dentifrices, ca va finir par mal tourner tout ce bonheur pour beurre, mon petit archer couillon, d’ailleurs vise un peu la dame qui rit jaune là-bas avec son dentier de travers…

     

    Image: Philip Seelen.

  • En ce moment précis

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    Chroniques de La Désirade (31)

     

    À L’isba. – Je me trouve à l’instant à l’isba, devant ce qui n'a été longtemps qu'une  moche baraque genre stalag -  cette espèce d’étable d’alpage crottée et à moitié en ruines que notre ami Pierre m’a permis de transformer en lieu de vie au milieu de cette prairie en roide pente dominant le val et, là-bas, immensément immobile au déclin du jour, le lac et, de l’autre côté, l’ubac des monts de Savoie, près et loin de tout, à l’écart, dans le silence des oiseaux, parfait pour le vrai travail. Loués soient le Seigneur et ma bonne amie, tous ceux que j’aime et même les autres, mes fidèles compagnons de papier et cette encre verte.

     

    hohl2-1.jpgSur le travail. – Je suis retombé ce matin sur ces mots que le vieux troglodyte (1904-1980)  écrivait en sa trentaine au tout début de ses Notizen, rédigées entre 1934 et 1936 – ce Ludwig Hohl que je compte au nombre de mes fidèles compagnons de papier : « Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. Ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail ».

     

    Zinoviev2.jpgCette remarque de Ludwig Hohl sur le vrai travail m’a rappelé celle d’Alexandre Zinoviev sur ce qu’il appelait « l’imitation de travail », dans la société soviétique, où tous s’agitent comme des fourmis à ne rien faire (au contraire des fourmis qui s’échinent pour le Cerveau de la fourmilière), et l’observation vaut évidemment pour toute société vouée au simulacre.

    Ludwig Hohl encore : « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. Si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité »).

    En ce moment précis, ce cahier sur mes genoux, au milieu de l’herbe aux étoiles bleues des ancolies, je me sens réellement au travail.

    Buzzati2.jpgOr écrivant « en ce moment précis » je me rappelle alors la première phrase des carnets de mon cher Dino Buzzati, intitulés précisément In quel preciso momento : « LA FORMULE. – De quoi as-tu peur , imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien, réussir à être soi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres, si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’en tenir compte, stupéfaits ».

     

    12565541_10208532067406038_3116619198661667891_n.jpgLes Nuits difficiles. – Je parle de « mon cher Buzzati » parce qu’une nuit, une fois, dans ma vingtaine, l’un de ses livres m’a sauvé la vie, je crois.  Je me trouvais alors seul dans ma trappe bohème du vieux quartier, les fenêtres fermées aux jardins, l’humeur au plus bas, déçu par tout et par tous à commencer par mon mauvais moi, quand soudain j’avisai ce titre d’un livre posé là, sur une pile, ce livre de poche écorné de rien du tout, intitulé Les nuits difficiles et que je commençai de lire pour me trouver bientôt, je ne sais pourquoi, comme délivré et transporté, une tristesse en effaçant peut-être une autre, je ne sais trop, le vraiment noir faisant pièce au gris comme le chapeau de Berthe Morisod chez Manet, ou la grande déprime des récits à se pendre de Patricia Highsmith nous ramenant un sourire humain, enfin ce qui est sûr est que j’ouvris bientôt les fenêtres aux jardins et à tous les parfums de la putain de nuit d’été belle comme la vie.

    12642476_10208532077006278_3408894477136722500_n.jpg12642681_10208532085486490_3316290037271136966_n.jpg12631364_10208532087406538_1574351408105164529_n.jpg12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpg

     

    Images: l'isba avant mes travaux de restauration, en mars 2011; autoportrait d'Alexandre Zinoviev; Dino Buzzati; vue de l'isba; l'isba restaurée.

     

     

  • Ceux qui se réjouissent

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    Pour Julie et Gary, qui se marient aujourd’hui.
     
    Celui qui s'impatiente de baguer la colombe / Celle qui a brodé le tablier du guerrier / Ceux qui prétendent que célibataire rime avec grabataire / Celui qui a été marié sept fois et vit désormais en pension / Celle qui n'a épuisé qu'un mari et se sent un peu fatiguée après l'avoir enterré / Ceux qui ont de la joie à revendre / Celui qui obéit à la mariée quand elle ordonne: faites entrer le témoin ! / Celle qui se marche sur le voile devant l'officier de l'Etat-civil malgache / Ceux qui se disent les gars de la Marine / Celui qui tape dans le dos du marié avec l'air navré des vieux garçons chiffonnés / Celle qui se marie en blanc pour défier la Dame en noir / Ceux qui font les mariages et les enterrements pour les buffets et les aftères / Celui qui est partant pour de belles années de navigation aux étoiles / Celle qui ne pense qu'au dessert / Ceux qui se marient souvent pour augmenter le plaisir / Celui qui rappelle que quand il y en a pour deux y en a pour trois ce qui est mal compris par les belles-mères / Celle qui se tapote le bedon en lançant: jamais deux sans trois / Ceux qui se marient dans les blés en pensant déjà à la vendange d'octobre, etc.

  • Magicien des petites formes

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    Hommage à Armand C. Desarzens, sculpteur, graveur et ami des poètes, qui vient de nous quitter à l'âge de 76 ans.

    Souvenir d'une belle rencontre à Belmont sur Lausanne, en 2008, en présence de  sa compagne Charlise.


    Il y a une vie après une enfance massacrée. Il y a une vie après le déni et les insultes. Il y a une vie après les coups. La preuve vivante en est la destinée singulière, assez chaotique en certaines années, et finalement pacifiée, d’Armand C. Desarzens que quelques bonnes âmes et l’amour de l’art ont sauvé du pire.


    « J’aurais pu très mal tourner, c’est vrai », nous confie aujourd’hui Armand dans le bout de ferme aux trésors qu’il partage avec Charlise, à Belmont-sur-Lausanne, littéralement au bord du ciel. Mais on le sent réticent à parler une fois de plus de tout ça : comment, retiré à ses parents alcooliques, il a été placé avec son frère chez des gens qui n’ont cessé de l’humilier; comment, à l’école, « cradzet » et cancre de surcroît, il attirait les torgnoles; comment on lui interdit de lire avant de le forcer à entrer en apprentissage alors qu’il venait de réussir son examen d’entrée aux beaux-arts.

    Pudeur et philosophie aussi : la vie, sa vie, son œuvre se sont faites, belles malgré tout. Et à ses côtés, Charlise, qui se rappelle celui qu’elle a rencontré au mitan des années 60, souligne tendrement: « Il avait une longue mèche sur le côté, l’air romantique, et si vivant !»

    arts plastiques,poésie
    La mèche n’y est plus (!) mais le regard du sexa est plus vif que jamais, impatient de nous faire voir ses dernières gravures et, d’abord, son nouvel atelier – cabanon de ses rêves. « C’est là, tu vois, que j’ai mis 40.000 des 100.000 balles de la Fondation », précise-t-il en nous introduisant dans la cabane de bois, à trois sauts de chats de la ferme, juste à côté du vieux poulailler et donnant sur les arbres et le lac là-bas. « Je viens de commencer à travailler avec ça ! », précise-t-il ensuite, fier comme un môme devant son nouveau jouet, en désignant un gros microscope binoculaire pourvu d’une caméra qui transmet, sur un écran, l’image des plaques qu’il entaille au burin. Fascinante plongée dans l’infiniment petit de ses gravures, évoquant autant des constellations cosmiques.
    « Je n’aime pas qu’on me taxe de mystique », poursuit Armand C. Desarzens revenu à la table conviviale de la terrasse, « mais c’est vrai que j’ai toujours cherché quelque chose. » La vingtaine passée, ce furent des zigzags existentiels entre darbystes, pentecôtistes et autres « istes » sectaires, entrecoisés avec des aléas professionnels de mécanicien-dentiste diplômé sur le tard après moult interruptions, sans compter les zigzags nocturnes arrosés d’un «foireur» bien présent dans la bohème lausannoise de l’époque…

    arts plastiques,poésie
    Et l’art là-dedans ? « Mon premier choc, ç’a été Giacometti en sculpture, et Fautrier en peinture ». Mais dès ses quatorze ans, deux rencontres le marquent : celle du poète et artiste Etienne Chevalley, qui l’accueille chez lui et lui révèle la littérature et la musique ; et celle du pasteur Paschoud, et de sa fille Martine, la future femme de théâtre, qui partagent eux aussi son goût pour la création artistique. Mais c’est avec le fameux graveur Albert Yersin, au cap de sa trentaine, qu’Armand se trouve un vrai mentor et un père de substitution. « Je préparais alors ma première expo. Et tout de suite, Yersin m’a encouragé». Une bourse de la Fondation Bailly vient confirmer ce verdict du maître: « La rigueur, tu l’as, mais maintenant vas-y, ouste, grave ! ».

    arts plastiques,poésie
    Depuis lors, par le dessin, la sculpture, la gravure dans laquelle il insère de plus en plus la parole des poètes – et des plus grands de l’époque, devenus ses correspondants ou ses amis, comme le regretté Mahmoud Darwich, Jean Pache plus près de nous, Guillevic, Bonnefoy et tant d’autres. « Je me nourris des mots des poètes », conclut Armand J. Desarzens dont les merveilleuses architectures imaginaires, folles guipures arachnéennes en trois dimensions, nous entraînent d’un infini à l’autre des deux extrêmes de l’Univers. Et quand on lui demande quel fil rouge court à travers sa vie, Armand C. Desarzens de répondre sans hésiter: « Je crois que tout ce que je fais correspond, finalement, à un immense besoin d’absolu »…

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    1942 Naissance, à Lavey. Retiré à ses parents. Placé. Enfance difficile.
    1956 Rencontre du poète et artiste Etienne Chevalley, premier mentor.
    1967 Rencontre de Charlise, qu’il épousera.
    1972. Rencontre décisive d’Albert Y. Yersin, maître graveur.
    1973. Première exposition à la Galerie Unip à Lausanne. Bourse de la Fondation Alice Bailly. Suivront une vingtaine d’expositions personnelles ou collectives.
    2006 Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture.Desarzens130001.JPG

  • Retournement

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    L’incroyable, ou l’indicible -
    au subit arrachement des fusibles,
    il a fait noir en plein jour
    et j’ai vu le temps se retourner sur lui-même,
    me rappelant cet autre effroi,
    au premier abrupt de l’éveil.
     
    Le jeune brigand s’en va tout seul
    hors du sommeil de l’enfance ;
    il ne vit plus le rêve :
    dans le bond il devance
    son ombre qu’il attend
    au lieu de tous ignoré
    où son double le veille.
     
    Plus tard seulement le voyant
    se retourne, accueillant,
    et prononce, les yeux fermés,
    les mots ne disant rien
    que le brigand enfant
    n’ait vécu là-bas sans penser
    jamais à l’expliquer.
     
    (La Désirade, ce 17 juillet 2017)
     
    Peinture: Egon Schiele.

  • L’Ève future

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    …Je ne te dis pas la griserie, mon chéri, quand tu as toute le route devant toi et que la route te tend les bras, si j’ose dire (et j’ose), et que cette route est Notre Avenir, voilà : tu as tout de suite compris que c’était CE modèle que je voulais, à conduite assistée, le nec plus de la technologie japonaise, l'insoutenable légèreté de l'être nippon - et maintenant viens pousser celle que tu aimes, mon amour: à nous la Liberté…
    Image : Philip Seelen

  • Un auteur suspect

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    … Ce que je vous reproche de n’avoir pas assez relevé dans votre analyse, Marie-Laure, c’est le fait que le dispositif narratif de la nouvelle intitulée Le Passe-Muraille, qui focalise le geste de l’actant dans la représentation, surcodée par le genre fantastique, des motifs de la souplesse et du passer-vers – ce dispositif typique de la posture anarchisante (voire réactionnaire dans son refus du principe de réalité) de l’auteur, met clairement en jeu la description/opposition d’un espace opaque problématisant la thématique de l’Obstacle (autre signe d’évitement du Réel au sens marxiste, chez un Marcel Aymé notoirement de droite), et l’occurrence individualiste de la figure fuyante que l’éveil de sa conscience fige soudain dans la matérialité retrouvée des éléments idéologiquement non-résolus du pacte narratologique…


    Image : Philip Seelen

  • Le paria

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    …T’es qui, toi ? t’es qui pour te payer un nase pareil, tu dois être Juif toi, ça m’étonnerait pas que tu sois Juif, ou Palestinien, tiens, pour faire bon poids, et pourquoi pas Juif palestinien pendant que tu y es, non mais tu t’es vu ? Tu serais Palestinien de Gaza de mère juive et de père mahométan que ça m’étonnerait pas, tant qu’on y est, et après ça tu t’étonnes qu’on te lacère ?...
    Philip Seelen