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Controverses

  • Un débat inepte (Post scriptum)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sur L'enfant d'octobre de Philippe Besson. 12 ans après...

    Un débat assez inepte se développe ces jours, dans les médias, à propos du droit d’un romancier à se servir d’un fait divers pour en tirer une fiction. Le prétexte en est le dernier roman de Philippe Besson, L’enfant d’octobre, qui réinvestit à sa façon la mémorable affaire Villemin.
    Je n’ai pas encore lu ce roman et ne saurais donc en juger quoique, me rappelant les livres précédents de l’auteur, et considérant la minceur de celui-ci, je doute un peu qu’il fasse vraiment le poids. Ce qui est sûr, en attendant, et c’est pourquoi le débat lancé me semble inepte, c’est qu’on est très mal parti en discutant le droit d’un romancier à s’inspirer d’un fait divers « réel », le  seul et unique problème étant évidemment ce qu’il en fait.
    Bien entendu, le roman ne saurait être réduit à l’ universel reportage que stigmatisait Mallarmé, mais exclure la substance « reportage » du roman en général équivaut à se priver de milliers de pages intéressantes, dont je ne citerai à la volée que le « reportage » traitant de la genèse et du développement du journalisme moderne dans Les illusions perdues de Balzac, ou cet autre « reportage » signé Philip Roth, dans Pastorale américaine, consacré à la fabrication des gants de peau dans une petite entreprise familiale de Newark, vers les années 50.
    Le rôle de la littérature se borne-t-il à nous renseigner sur la fabrication des gants de peau dans le New Jersey ? Peut-être pas. Mais je n’aimerais pas non plus que le roman ne fût qu’une combinatoire narrative ou qu’une fantasmagorie de lettreux claquemuré. On se gardera de demander au professeur Mallarmé, sujet aux rhumes et aux rhumatismes, d’écrire Crime et châtiment ou Le bruit et la fureur, « basés » tous deux sur des faits divers  et que le professeur Nabokov conchie pour cela même avec la même impériale mauvaise foi , pas plus qu’on ne demandera à James Ellroy, qui a tiré du fait divers du meurtre de sa mère ce formidable roman-repotrage que représente Ma part d’ombre, tel poème cristallin de Mallarmé ou tel génial roman « non réaliste», ou prétendu tel,  de Nabokov. Mais pourquoi donc se priverait-on des uns ou des autres, comme si l’éléphant de la ménagerie excluait le calao ou la belette ?
    Quant à la question « éthique » se rapportant à l’usage que font les romanciers du « réel », elle relève essentiellement, en l’occurrence, d’une morale à la petite semaine démagogique, assez typique de la logique médiatique, à l’enseigne de laquelle le fait divers n’est le plus souvent traité que dans son vampirique sinon putanesque usage quotidien, qui exclut a priori toute réflexion et toute interprétation incarnée (le propre du vrai romancier) et par conséquent toute position éthique…

    Post Scriptum

    Emotion et justesse: ainsi Thierry caractérisait-il, dans les commentaires de ce blog, L'enfant d'octobre de Philippe Besson, que je viens de lire à mon tour avec le même sentiment final dissipant mon scepticisme. La version de l'écrivain est-elle la bonne ? Nul n'en sait rien, mais son portrait d'un couple farouche, et farouchement lié bien au-delà de la mort de Grégory, est tout à fait plausible. A fines touches précises, évitant tout sensationnalisme, visiblement bien documenté, Philippe Besson reconstitue ce drame en eaux glauques par un jeu de contrepoint faisant alterner le récit des faits et la voix de Christine Villemin. Celle-ci a dit ne pas se reconnaître dans cette voix, et sans doute est-ce la partie la plus délicate du livre, dans la mesure où le personnage, tel qu'il apparaît du dehors, ne correspond pas tout à fait à ce monologue très sensible et un peu trop littéraire peut-être ? Mais on peut le prendre, aussi, comme une voix tout intérieure, et pourquoi ne pas prêter cette lucidité douloureuse à cette femme soumise à toutes les épreuves ? Ce qui est sûr, c'est que Philippe Besson rend très bien l'épouvantable gâchis de cette sombre affaire, que les médias ont contribué à embrouiller plus encore. Le romancier en tire une sorte d'épure pleine d'empathie à l'égard du couple Villemin, sans l'angéliser pour autant. Le cadre social sinistré, la jalousie, la haine suscitée par les deux jeunes gens, puis l'emballement judiciaire et médiatique: tout cela est rendu avec clarté. On n'est ni chez Bernanos ni chez Dostoïevsvki, mais les médias sont mal venus de remettre en cause le principe même de ce livre, à mes yeux fondé sur une démarche légitime. Fallait-il changer les noms des protagonistes, comme lorsque Jules Romains fait de Landru un Quinette ? Le débat paraît vain s'agissant d'une telle affaire, interprétée sans la mauvaise curiosité et le vampirique goût du sang qui en a marqué les développements médiatiques. Le même problème se posait à Emmanuel Carrère quand il s'est intéressé au mythomane criminel Jean-Claude Romand pour en tirer L'adversaire, et la même solution semblait également défendable. Enfin, Philippe Besson me semble beaucoup plus juste, en l'occurrence, par son empathie et sa réserve, qu'une Marguerite Duras en son obscène numéro du Forcément sublime...

    Philippe Besson. L'enfant d'octobre. Grasset, 2006. 

  • Lumières de Tzvetan Todorov

    critique littéraire,littérature 

    Tzvetan Todorov vient de mourir à Paris, à l'âge de 78 ans. Je l'avais rencontré en 2005, à la parution des Aventuriers de l'absolu. Entretien pour honorer sa mémoire.

    C’est un livre immédiatement captivant que le dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, intitulé Les aventuriers de l’absolu et consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus intime de leur engagement existentiel.

    La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Sous un autre point de vue, ils se rejoignent également dans la représentation dualiste qu’ils se font de l’art et de la vie, comme si l’absolutisme artistique était foncièrement incompatible avec les nuances de celle-ci en son infinie relativité…

    critique littéraire,littérature


    - Quelle a été la genèse de ce livre ?


    - L’idée romantique qu’il y a une opposition entre l’œuvre de l’artiste et la vie reste très présente aujourd’hui. C’est une tentation que j’ai connue moi aussi, de croire que l’art est incompatible avec le quotidien. Lorsque j’étais étudiant en Bulgarie, j’étais attiré par la figure de l’artiste, de l’auteur ou de l’acteur, et j’ai d’ailleurs pensé, tout jeune que je deviendrais moi aussi écrivain, si possible génial. Puis je me suis aperçu que je serais plus doué pour l’essai que pour la fiction. La notion d’absolu, dans mon pays natal, se bornait alors aux idéaux du communisme, dont je me suis distancié dès ma treizième année, lorsque je suis entré dans le lycée russophone réservé à l’élite communiste, précisément. Un écrivain russe m’a fasciné durant ces années, et c’est le poète Alexandre Blok, dont l’oeuvre et la vie, les amours tumultueuses et ses relations difficiles avec la révolution en marche illustraient déjà cette figure du poète déchiré entre son idéal et la vie ordinaire.


    - Quels critères vous ont-ils fait choisir Wilde, Rilke et Tsvetaeva ?


    - Il s’agit de trois individus qui, sans être Français, se sont exprimés en langue française et ont été liés, plus ou moins, les uns avec les autres. Leurs postures respectives illustrent trois façons de pratiquer le culte du beau. Dans le cas de Wilde, ce qui m’intéresse est qu’il a été le chantre par excellence de l’esthétisme et que c’est dans la négation de celui-ci qu’il a atteint une vraie grandeur, notamment avec ses dernières lettres si poignantes, dont celle, écrite en prison, qu’on a intitulée De profundis. Sans être un très grand écrivain, Wilde exprime à la fin de sa vie des vues qu’on retrouvera chez Nietzsche. En ce qui concerne Rilke, je me demande si sa correspondance ne va pas rester comme un sommet de son œuvre, à la fois parce que c’est là qu’il va vers les autres tout en atteignant une concentration de présence et d’expression sans pareilles. Il y a dans ses lettres l’une des plus belles explosions verbales du sentiment amoureux, qui contredit à l’évidence sa théorie selon laquelle la vie ne mérite que d’être piétinée.

    Quant à Marina Tsvetaeva, elle m’était naturellement plus proche du fait de ses origines slaves et parce que je la lisais en russe. Je l’ai approchée « au jour le jour » en établissant l’édition de Vivre dans le feu, après avoir fréquenté sa poésie des années durant. De ces trois auteurs, elle est naturellement la plus difficile à vivre, au point que ses amis les plus proches, comme un Mark Slonim, avaient parfois de la peine à se protéger de ses excès en même temps qu’ils s’efforçaient de la protéger d’elle-même. Avec sa détestation de la vie quotidienne, elle est évidemment celle des trois dont je me sens le plus éloigné…


    - Est-ce à dire que la vie ordinaire vous importe plus que l’art ?


    - Je ne suis pas en train de dénigrer l’idéal artiste de Tsvetaeva, mais je voudrais plaider pour une continuité liant la création artistique et le train-train de la vie quotidienne. Vous vous rappelez la position de Mallarmé dénonçant « l’universel reportage » et prônant une littérature purifiée de tout contact avec la réalité, toute vouée à la perfection formelle. Or je crains qu’en France Mallarmé ait vaincu. C’est vrai pour les écrivains, qui ont succombé à cette fascination formaliste, autant que pour les universitaires et la critique au sens large.


    - Dans les années 60-70, vous passiez pourtant plutôt pour le critique des formes par excellence, surtout attaché aux structures du texte…


    - Lorsque je suis arrivé à Paris, en 1963, c’est en effet la tendance inverse qui prévalait, donnant toute l’importance à la vie de l’auteur ou au contenu du texte, au détriment de ce qui le constituait. J’avais le sentiment d’un déséquilibre, que nous nous sommes efforcés de pallier, notamment dans la revue Poétique. Mais ni moi ni mon ami Gérard Genette n’avons voulu ce glissement vers le rejet du sens que j’ai tâché de corriger par un article, à un moment donné, qui s’intitulait La vérité poétique… et qui n’a jamais paru. D’où mon retrait de la revue, en 1979.


    - Vos livres auront marqué, par la suite, une évolution nette…


    - L’évolution de mes livres, à partir de La conquête de l’Amérique, en 1982, et ensuite avec Une tragédie française, notamment, s’est faite par étapes successives, en fonction d’une quête de sens qui devait me conduire, à travers l’histoire des idées et la ressaisie du choc des cultures que j’avais moi-même vécu, à préciser une conception du monde et une sorte de nouvel humanisme. Ayant échappé à la paranoïa de la société totalitaire, constatant un jour que je ne me retournais plus pour voir si j’étais écouté, libre de penser et d’exprimer ce que je pense, je me suis donné pour règle de penser ma vie en conséquence et de vivre ma pensée. Ceci dit, je ne me définis pas vraiment comme un écrivain. Je suis du côté de l’Histoire et des faits, non de la fiction, et le rapport que j’entretiens avec la langue est donc celui d’un essayiste écrivant.

    critique littéraire,littérature


    - Dans quelle mesure le travail de votre compagne, Nancy Huston, a –t-il influencé ou été influencé par le vôtre ?


    - Il est certain que notre vie commune, et donc nos travaux respectifs, ont été marqués par un grand partage de plus de vingt ans et des enrichissements réciproques. Il m’est pourtant difficile de dire ce qui, dans mon évolution, vient d’elle. Ceci tout de même, je crois : le souci de m’adresser à une audience moins spécialisée : disons au lecteur en général. J’admire énormément la conduite de Nancy en tant qu’écrivain, qui aspire à l’évidence à un absolu sans sacrifier pour autant les choses de la vie. Pour ma part, je me sens également « du côté de la vie », de plus en plus attentif aux nuances de celle-ci, à sa richesse, à sa variété, à sa fragilité et à son unicité.


    critique littéraire,littératureLa part tragique d'Oscar Wilde.

    L’approche d’Oscar Wilde en son oeuvre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.  

     

    critique littéraire,littératureRilke ou la force fragile

    Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
    Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».

     

    critique littéraire,littératureMarina Tsvetaeva ou l’incandescence


    La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance.

    La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif.

    A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

     


    medium_Tzvetan2.2.jpg Sur La littérature en péril 

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son livre intitulé La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs, ouvrant un vrai débat sur la littérature contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien.
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? En premier lieu: que la découverte de soi et du monde vivifiée (notamment) par la littérature, la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes ou en réduit la portée, quand elle ne les châtre pas.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification ») risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici lâchée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles « pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment, au milieu des années 70, où son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’on conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment, Les Aventuriers de l’absolu.
    Il y a beaucoup d’autres observations dans La littérature en péril, et beaucoup d’autres choses à en dire. J’y reviendrai en feuilleton dans ces carnets. Dans l’immédiat, je cite cette phrase qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».

     

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l’absolu. Editions Robert Laffont, 277p.
    Lumières ! Editions Robert Laffont,
    A lire aussi : l’autobiographie intellectuelle que constitue Devoirs et délices, paru en 2002 aux éditions du Seuil.

    Et aussi : Marina Tsvetaeva, vivre dans le feu. Laffont, 2005.
    Tzvetan Todorov. La littérature en péril. Flammarion, 94p.

  • La poésie hyperréaliste de Maylis de Kerangal

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    Naissance d'un pont fut, en 2010, l'un des romans les plus étincelants et originaux de la saison littéraire française, couronné par le Prix Médicis. Flash back avant un imminent retour sur Réparer les vivants, autre merveille d'un impact émotionnel tout autre...

     

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.
    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.

  • Ecrire la vie devant soi

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    L'AJAR1 - Photo Daniel Vuataz.jpgVincent Yersin.jpgDOUNA2012.jpgL'AJAR3 - Photo Matthieu Ruf.jpgAude7.jpgEDITORIAL

     

    Où en est la littérature romande après la disparition des figures marquantes que furent une Alice Rivaz, un Georges Haldas, un Jacques Chessex, un Maurice Chappaz ou, tout récemment, un Jean Vuilleumier ? Y a-t-il continuité ou rupture entre ceux-là et les auteurs nés après 1980 alors que disparaissent les revues, les rubriques littéraires dignes de ce nom et toute une société de lecteurs attentifs ?

    C’est à ces questions que nous aimerions donner une ébauche de réponse dans cette livraison d’été du Passe-Muraille réservée entièrement, en cette vingtième année, à des auteurs de moins de trente ans. Si discutable que soit le critère d’âge, le fait est que la marque Jeunesse fait désormais partie des signes de reconnaissance. Une quinzaine d’écrivains romands débutants se sont associés cette année à l’enseigne de l’AJAR, et les non moins juvéniles éditions Paulette nous ont fait découvrir divers nouveaux talents, à commencer par Aude Seigne, récompensée par le Prix Bouvier. À ce propos, on remarquera que cette découverte, comme celle de Quentin Mouron, n’ont pas été le fait d’éditeurs romands reconnus mais de jeunes outsiders tels Sébastien Meyer, fondateur de Paulette, ou Olivier Morattel, éditeur quadra.     

    Or que nous dit cette relève ? Sans généraliser : que le label local, la bonne vieille « âme romande », le « complexe d’Amiel » synonyme d’introspection ou de conscience malheureuse, ne pèsent plus guère. Les jeunes auteurs voyagent et vibrent à l’unisson d’un monde en reformation. Le poids du monde se fait ressentir chez les uns, tels Douna Loup, Elodie Glerum, Mathias Clivaz ou Quentin Mouron, tandis que d’autres relancent le chant du monde, tels Daniel Vuataz, Nicolas Lambert ou Maxime Maillard.

    Mais lisez plutôt, écoutez ces nouvelles voix…

    (Ce texte constitue l'éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacré exclusivement à dix-sept jeunes auteurs romands de trente ans ou moins).

     

  • Le cercle des niaiseux

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    Cercle de Yannick Haenel ou la quadrature du vide. Le Prix Décembre 2007 conforte les Gallimardeux. Mais JLK persiste et signe, le blaireau... 

    Il est divertissant de suivre, de loin, les ronds-de-jambes ou les coups d’épée dans l’eau que provoque, depuis sa parution, le livre le plus niais de la rentrée littéraire, je veux parler évidemment de Cercle d’Yannick Haenel. Qu’on le porte aux nues en faisant de ce pavé de vent un « roman total », comme Sébastien Lapaque dans le Figaro littéraire, ou qu’on en fasse le vortex de l’abjection plagiaire ainsi que s’y emploie Alina Reyes dans une polémique aussi bécassine que son bécasson d'objet, celui-ci reste évidemment ce qu’il est à nos yeux éberlués : une espèce de course du rat chic dans un dédale toc.

    Si l’auteur de Cercle avait dix-sept ans et qu’il déboulât avec son air crâne et sa jolie plume dansante, ses références en veux-tu en voilà et ses pastiches d’un peu tout, dès la première scène du pont sur la Seine d’où le protagoniste jette son ancienne vie à l’instant, hop, de sauter dans la nouvelle et de s’écrier : chic c’est la joie, je revis, enfin je vais pouvoir mettre le doigt au cul de Clarine et me palucher en lisant Moby Dick, si tout cela était le fait d’un paluchon ludique et que son premier bouquin eût trois cent pages de moins, oui certes, oui-da, nous marcherions plus volontiers, comme nous marchons le pied-léger à travers les cinq premières pages, qui en deviennent hélas cinq cents. Mais Yannick Haenel a quarante balais et n'est plus ingénu que de posture en sémillant émule du pape Sollers.

    Et cinq cents pages pour dire quoi ? Rien que de convenu, rien que de pseudo-rimbaldien, rien que de sous-sollersien dans la conjonction d’un hédonisme de pacotille et d’un usage germanopratin de la semi-culture. Cela se veut alerte, ouvert, oui-disant et dansant, mais sans quitter la manière du petit marquis, et ensuite non moins affecté dans le simulacre de gravité puisque du cul de Clarine il faut bien passer au trou noir de l’Histoire. Or tout cela est lourd quand cela se veut ludique, et léger devant le tragique.

    Enfin quel roman total ? Du total chiqué sans doute. Et cela vaut-il la moindre polémique ? Qu’on lui colle plutôt un prix (c'est fait !) et le cercle se bouclera comme on l'espère du piapia niaiseux qui en a émané à grosses bubulles…

    Yannick Haenel. Cercle. Gallimard, L’Infini.

  • Le grain de Millet

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    Deux livres nouveaux, entre aigreur et saveur.

    Romancier reconnu mais posant à l’incompris, styliste impeccable jusqu’à l’affectation, essayiste ombrageux aux prises de position de plus en radicales dans leur catastrophisme, éditeur enfin qui accompagna (notamment) Jonathan Littell et ses Bienveillantes, Richard Millet vient de publier deux ouvrages illustrant à la fois ses hautes qualités d’écrivain et sa discutable dérive dans un négativisme teigneux dont lui seul, estime-t-il, ressort blanc comme le chevalier de l’immaculée lessive.

    S’il y a du bon à prendre dans les observations de son Désenchantement de la littérature, à propos de la dégradation de la langue en général, sous l’effet du « langage mortifère de la communication », et du déclin de la littérature actuelle en particulier, force est de s’inscrire en faux contre son manque total de nuances (cela même qui fait le sel de toute littérature vivante) et de générosité.

    Egaré dans ses vaticinations idéologiques de pseudo-prophète, Richard Millet nous revient en beauté avec L’Orient désert, récit de voyage spirituel non moins qu’érotique d’un homme blessé, aux sources chrétiennes du Liban meurtri de son enfance, et jusqu’en Cilicie où le poigne la nostalgie de son baptême «dans une petite église de granit à clocher-mur, au plus haut d’un village de Corrèze », pays de ses romans, et qui écrit enfin: « On ne peut que se taire, dans une manière d’innocence »…   

     

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    Richard Millet. Désenchantement de la littérature. Gallimard, 66p. L’Orient désert. Mercure de France, 223p.          

     

  • La douleur fonds de commerce ?

     aece03ed639c453c814abe0380bb6794.jpgSuite à la polémique sur Tom est mort

    La polémique assez moche, mais significative,  que vient de susciter en France la parution du dernier roman de Marie Darrieussecq, traitant de la mort d’un enfant, pose au moins trois questions : un écrivain peut-il parler d’un drame qu’il n’a pas vécu ? Et dans ce cas, plagie-t-il en rapportant les observations de ceux qui en ont  été frappés ? Enfin, la douleur ne risque-t-elle pas de devenir un fonds de commerce ?

    Pour mémoire, rappelons que l’écrivaine Camille Laurens, qui a perdu un enfant en très bas âge  (il vécut quelques heures à peine) et en a tiré un récit-exorcisme intitulé Philippe et publié chez P.O.L. en 1995, n’a pas supporté que Marie Darrieussecq, romancière à succès publiant chez le même éditeur, traite « son » thème sans avoir vécu le drame. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation ; de la décrire sous les traits d’un coucou littéraire violant son nid : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…

    Est-ce par opportunisme cynique, comme le déclare Camille Laurens en termes assassins, que Marie Darrieussecq a abordé le thème présumé « porteur » de la mort de Tom ? Et ce roman ne fait-il qu’exploiter ce filon ? Tel n’est pas notre sentiment après lecture. C’est peut-être cruel à constater, mais la romancière « à succès » parvient, dans Tom est mort, mieux que dans Philippe, à nous faire ressentir, sans aucun pathos, tout ce qu’une mère et son conjoint peuvent vivre au lendemain d’un tel drame, ici accidentel et lesté de culpabilité. Si certaines observations, et quelques images, montrent qu’en effet Marie Darrieussecq s’est imprégnée de Philippe, les deux ouvrages sont peu comparables. Ainsi le réquisitoire « criseux » de Camille Laurens retentit-il comme un appel solennel à l’honnêteté qui sent un peu trop la jalousie littéraire.

    Camille Laurens a certes raison en s’inquiétant de ce que la mort d’un enfant devienne aujourd’hui un « thème porteur », comme l’ont été le cancer de Pierre ou le sida de Paul, entre autres drames privés devenus « sujets vendeurs ». Notre société médiatique porte à cette dérive « marketing », mais le contenu d’un livre est à distinguer de son usage commercial momentané, et le péché reproché en l’occurrence à Marie est celui de tout romancier. Tout romancier tend en effet, naturellement, à se couler dans la peau d’autrui. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Et qui s’indignerait du fait que Dostoïevski n’ait pas tué sa logeuse avant d’écrire Crime et châtiment ? Comment ne pas voir aussi que les écrivains se sont toujours abreuvés à mille sources, et que les «greffes» font partie du jardinage littéraire ?

    Quant au droit d’exclusivité sur la douleur revendiqué par Camille Laurens, il ne semble guère plus défendable, qui fait de celui qui souffre un être unique doté d’une sorte de crédit spécial. Dans son dernier roman, Philippe Forest, dont quatre livres reprennent le même thème de la mort de sa fille, lâche cet aveu terrible : « Quand ma fille est morte, j’ai eu le sentiment stupide d’être soudainement devenu invulnérable (…) Je mentirais si je taisais l’ivresse que j’ai tirée de ce néant »…    

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du  11 septembre 2007     

     

  • Marie a –t-elle péché ?

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    En lisant Tom est mort

    Marie Darrieussecq est-elle une usurpatrice littéraire, et son dernier livre, Tom est mort, relève-t-il de l’exploitation opportuniste d’un thème « porteur » ?
    Telles sont les questions que d’aucuns se seront posées en réaction à la polémique qui a marqué la parution du dernier livre de la romancière, violemment attaquée par Camille Laurens. Celle-ci, on le sait, a perdu un enfant, ainsi qu’elle en a témoigné dans le mémorable récit intitulé Philippe, un livre d’ailleurs fort apprécié par Marie Darrieussecq. Or ce que Camille Laurens n’a pas supporté, c’est que celle-ci ose traiter le même thème sans avoir vécu la chose. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…
    On sait aussi que l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a répondu à Camille Laurens dans une prise de position virulente en défense claire et nette de Marie Darrieussecq, et qu’il a décidé de ne plus publier la plaignante intempestive. Mais que penser de tout cela ? Un seul moyen n’est-ce pas : lire Tom est mort.
    Tom est mort est-il un gadget éditorial ou est-ce un livre sérieux ? Je dois avouer que je l’ai abordé avec un brin de scepticisme, un peu las des romans jouant sur les sentiments forcément compassionnels, notamment en ce qui concerne la perte d’un enfant. La littérature universelle est pleine d’enfants morts, mais il n’y a que peu de temps que le thème est devenu comme une fin en soi, à l’image des romans-cancer ou des romans-sida de quelques saisons. J’ai tremblé deux ou trois fois pour mes enfants, et j’ai vécu de près la longue agonie de la petite fille d’un ami, j’ai lu avec émotion les premiers livres de Philippe Forest, puis j’ai eu le sentiment pénible que cet écrivain ressassait son thème, comme l’illustre justement son dernier roman, mais alors Marie a-t-elle péché ?
    J’avoue ne pas bien connaître l’œuvre de Marie Darrieussecq. Truismes ne m’a pas fasciné à l’époque, et je crois bien n’avoir lu ensuite que Naissance des fantômes, qui me laisse un souvenir plus intense, Bref séjour chez les vivants et Zoo l’an dernier, où il y a du très bon et du passable, mais bref. Car avec Tom est mort, sans plus penser à la polémique, j’ai marché presque tout de suite. Pas tout à fait tout de suite, car le départ se fait un peu à tâtons, et pourtant aussitôt m’a frappé la justesse du ton et l’étonnante dérive de la narratrice à travers le temps, jusqu’au moment où le récit trouve ses objets et s’agence dans une sorte de phénoménologie spontanée de la mémoire. Et le livre se fait alors, avec ses angles vifs et ses points de fuite, sans une fausse note.
    Rien dans Tom est mort ne sent le déjà-vu ou le copié-collé, même si le récit nous en rappelle d’autres, et d’autres aussi que nous nous sommes faits à nous-même. Car Tom est mort parle du fantôme à la fois absent et omniprésent du petit garçon qui ne veut pas mourir dans la conscience à vif de sa mère, tant du moins que celle-ci ne l’aura pas couché par écrit, si l’on ose dire, pour devenir une fiction ouverte à tous.
    Tom est mort est une fiction que Marie Darrieussecq nous offre à vivre et à méditer. Il y est question non seulement d’un enfant mort mais de tout ce qui meurt tous les jours dans notre vie, et donc de tout ce qui vit. Il est question de grands manques d’amour et de petites négligences connes. Ici et là, telle ou telle phrase m’a semblé un peu trop bien filée, je me suis dit « littérature », mais c’est ça aussi qui fait la pâte et la patte de l’écriture de Darrieussecq, et d’ailleurs aussi de Camille Laurens : c’est le goût des mots, la lumière ou l’opacité des mots, l’essai de dire l’indicible avec des mots et tout ce qui se lit entre les mots et les lignes. Pas une once de pathos là-dedans mais tous les sentiments alternés dans le chaos et la musique des jours et des mots.
    Bref, Tom est mort est un livre sérieux, à la fois dur et doux, mélancolique et pacificateur, un beau livre en vérité, autant d’ailleurs que Philippe. Au ciel, celui-ci a d'ailleurs très gentiment accueilli celui-là. Hélas Camille Laurens n'a pas l'air au courant...

    Marie Darrieussecq. Tom est mort. P.O.L. 247p.  

  • Lire n’est pas obligatoire mais ça peut aider

    Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle? Et faut-il les lire entièrement «soi-même» pour en dire quelque chose? N'y aurait-il pas une méthode qui permette de parler d'un livre qu'on n'a pas ouvert? Autant de questions que Pierre Bayard aborde dans un livre dont le titre provocateur annonce un discours critique et cynique à la fois: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?

    Prenant le contre-pied d'un certain terrorisme, ou d'un conformisme certain, qui frappent de honte celui qui n'aurait pas lu tel ou tel livre «qu'il faut avoir lu» ou «dont on parle», Pierre Bayard s'affaire à détendre l'atmosphère, si l'on peut dire, en commençant par rappeler la boutade d'Oscar Wilde, grand lecteur devant l'Eternel: «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique, on se laisse tellement influencer»…

    Blague à part, Pierre Bayard brocarde avec raison la convention souvent hypocrite qui voudrait qu'une honnête femme ou qu'un honnête homme du XXIe siècle ait forcément lu Proust et tout Proust, tout Joyce et les 633 pages tassées du Nom de la rose d'Umberto Eco ou les 903 pages non moins compactes des Bienveillantes de Jonathan Littell. Nul doute que beaucoup de ceux qui en parlent n'ont pas vraiment lu ces deux «musts» de la littérature contemporaine. Par ailleurs, beaucoup de ceux qui causent de tel «classique» incontournable (de Don Quichotte aux Essais de Montaigne) à ou, à l'opposé, de tel ou tel best-seller mondial (de Love story au Da Vinci Code) ne les ont peut-être lus qu'en partie, et peut-être ce qu'ils en disent se réduit-il à des on-dit…

    Oscar Wilde, lui encore, remarque aussi que «pour apprécier la qualité et le cru d'un vin, point n'est besoin de boire tout le tonneau». Et d'ajouter qu'«il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu'un qui a l'instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume?» Or ce que Wilde dit avec malice, ce n'est pas du tout que la lecture est inutile, mais que la qualité d'un livre ou d'une lecture est plus importante que la performance quantitative du lecteur. Que certains livres ne méritent même pas les six minutes d'un premier aperçu. Que d'autres nous donnent plus par lampées fines qu'à pleine barrique. Que mal lire un livre en entier ne vaut pas mieux qu'en lire bien quelques pages. Mais cela signifie-t-il pour autant que lire ou ne pas lire revient au même? Nullement, en tout cas dans l'esprit de l'humoriste anglais.

    Or il en va tout autrement dans le propos de Pierre Bayard, qui se livre bonnement à une apologie de la non-lecture en multipliant les arguments démagogiques visant à rassurer paresseux et papoteurs. Pour Bayard, ce qui importe n'est pas tant de lire un livre que de savoir le situer plus ou moins. Lui-même affirme qu'il ne lira jamais l'Ulysse de Joyce, se contentant de seriner à ses étudiants que «ça» se passe à Dublin et que c'est une sorte de remake de L'Odyssée d'Homère. Et d'expliquer (assez mal au demeurant) comment s'y prendre, devant la personne qu'on aimerait séduire, prof à l'examen ou petit(e) ami(e) pour lui faire croire qu'on a lu tel ou tel bouquin…

    Et le plaisir, là-dedans? L'enrichissement personnel que suppose toute vraie lecture? Les merveilleux voyages imaginaires? La symphonie des mots? La lecture n'est-elle qu'un moyen de briller en société ou une approche du monde et des autres qui aide à se connaître soi-même et à vivre?

    Pierre Bayard. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? Minuit, 162 p.

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24heures du 1er mars 2007

  • Le chevalier de la délecture

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    Pourquoi Pierre Bayard doit être, sinon lu, au moins combattu
    Les hasards de l’édition font paraître, en même temps, deux livres aux positions diamétralement opposées, qu’il vaut la peine de lire de A à Z. Il s’agit de Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ?, de Pierre Bayard, déjà évoqué en ces pages virtuelles, et de La littérature en péril de Tzvetan Todorov.
    Au premier regard, c’est avec un certain amusement que j’ai pris connaissance de la théorie de Bayard, selon lequel lire ou ne pas lire un livre revient à peu près au même. Au-delà du paradoxe et de quelques vues défendables sur les pratiques inavouées de la lecture, ce livre révèle des positions fondamentales qu’il faut prendre au sérieux et stigmatiser, d’autant plus qu’elles sont révélatrices d’une tendance actuelle qui fait des ravages dans l’enseignement et les sphères de la critique ou de la création littéraire.
    Plus précisément, les arguties de Pierre Bayard ès « délecture », pour citer sa formidable invention (la « déconstruction », paraît que c’est déjà pris...) procèdent exactement de la posture que dénonce Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui consistent à affirmer que le discours sur le livre est plus important que le livre, étant entendu que celui-ci est oublié au fur et à mesure qu’il est lu et que de toute façon sa valeur est décidément relative, autant que sa texture fine et que le sens (cette vieille peau, n’est-ce pas) qu’il véhicule.
    Comme Pierre Bayard n’est pas tout à fait un imbécile, en dépit des apparences, son élégant bavardage recèle ici et là des observations judicieuses, par exemple sur la notion de livre intérieur qu’il reprend à Proust, pour l’affadir comme tout ce qu’il touche, non sans brio rhétorique au demeurant. Dans les grandes largeurs, sa façon de valoriser les lacunes et les impasses de toute lecture, ou d’isoler des épiphénomènes pour en tirer des conclusions générales juste bonnes à rassurer les paresseux, m’apparaît cependant comme l’expression d’une certaine suffisance professorale de plus en plus répandue, devant les textes, et de la futilité, à l’exact opposé de la position de Todorov.
    La vérité est que Pierre Bayard n’aime pas la lecture, ni les livres, ni les écrivains non plus. Il aime papoter dans le monde, frimer devant ses étudiants (en comptant bien que ceux-ci participent à son jeu cynique), circuler entre les livres qu’il n’ouvre pas pour se borner à les « situer ». Car c’est cela qui compte à ses yeux : c’est « situer » les livres.
    Ainsi, parler du contenu d’Ulysse de Joyce, qu’il n’a pas lu, n’a aucun sens à ses yeux. Ce qui compte est de « situer » ce bouquin, mec, donc de prendre conscience qu’Ulysse est un remake de L’Odyssée d’Homère (pas le film : le texte d’Homère), qu’il se rattache plus ou moins au mouvement du flux de conscience et se passe, mec, à Dublin.
    Ouais, mec, Ulysse ça se passe à Dublin, c’est vachement chiant, j’veux dire, mais à Dublin tu bois une bière super. Voilà, mais maintenant on parle de Finnegans’wake. T’sais mec, Butor a écrit que Finnegan’s wake c’était du whisky, je l’ai pas lu mais c’est vachement bien vu, j’veux dire c’est super comme jugement littéraire…
    Telle est aussi bien, sous les atours sophistiqués d’un essai qui se veut hardi voire novateur, la position démagogique de Pierre Bayard, dont on plaint les étudiants. En flagornant ceux-ci, l’auteur prétend que c’est leur créativité qu’il stimule en les encourageant à ne pas lire, relançant l’antienne selon laquelle chacun de nous est un auteur que la lecture risquerait de détourner de son « œuvre » propre…

  • Politiquement incorrects

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    Du Cauchemar de Darwin au franc-tireur Peter Handke

    Deux livres viennent de paraître, également intéressants, sans rien de commun apparemment sinon qu’ils dérogent au confort intellectuel des bien-pensants. Discutables ? Peut-être mais surtout : à discuter. De François Garçon : Enquête sur Le cauchemar de Darwin. De Peter Handke : Le Voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    Nul besoin de présenter Le cauchemar de Darwin : ce fut le choc du cinéma documentaire, ou supposé tel, de l’année 2005. Dans une fresque saisissante, ce film d’Hubert Sauper révélait le trafic monstrueux, typique du pillage du tiers monde, consistant à rafler de pleins avions de perche du Nil, poisson artificiellement implanté dans le lac Victoria, en Tanzanie ravagée par la faim et le sida, en échange d’armes destinées à alimenter les conflits de la région. César du meilleur premier film, nominé aux oscars, gratifié de recettes mirobolantes pour le genre, ce film est devenu « culte » pour nombre d’altermondialistes, entre autres, qui y voyaient l’exemple du manifeste « citoyen ».
    Or voici qu’après avoir écrit, début 2006, un premier article dans Les Temps modernes  incriminant l’honneteté intellectuelle de ce film, et lançant une polémique suivie de plusieurs investigations (de Libération et du Monde, notament) sur le terrain, l’historien François Garçon, bon connaisseur du cinéma, s’est lancé dans une vaste enquête en Tanzanie sur les conditions de réalisation de ce film, révélant de drôles de procédés, pour parler gemtiment.
    Une cause, estimée bonne, autorise-t-elle les manipulations et les falsifications au détriment de la réalité ? C’est ce que beaucoup ont semblé accepter de la part du cinéaste. Or l’enquête de François Garçon porte à penser que, loin d’aider les Tanzaniens, Sauper, se bornant à les utiliser de façon souvent douteuse, ne vise qu’à flatter la bonne conscience d’Occidentaux qui, de la Tanzanie réelle, se contrefoutent…
    Sans prétendre détenir la vérité dernière, François Garçon ouvre un débat qui mérite d’être abordé sans hystérie, qui pourrait d’ailleurs s’étendre à l’objectivité prétendue d’autres « documentaires » à succès du genre de ceux de Michael Moore, ou, de plus sinistre mémoire, aux reportages scandaleux de la série Mondo cane de Jacopetti...
    Revoyons-donc Le cauchemar de Darwin, lisons le livre de François Garçon et parlons-en en connaissance de cause…

    medium_Handke.jpgGénocide platonique ?
    Autre sujet de controverse : Peter Handke. Jugé d’avance par d’aucuns, sous prétexte qu’il a montré trop de complaisance envers les Serbes, Peter Handke, interdit de Comédie-Française pour les mêmes raisons, réapparaît aujourd’hui par le truchement d’une grande pièce de théâtre dont la guerre balkanique est le sujet, montée en 2005 au Burgtheater de Vienne, dûment fustigée par les médias autrichiens et donnée aujourd’hui en traduction à La Différence avec une longue non moins qu’excellente préface d’Eryck de Rubercy, sous le titre Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    « Le thème de cette pièce est difficile à définir », déclare Peter Handke lui-même dans les propos recueillis (en postface) par Chantal Meyer-Plantureux, « il ne s’agit pas que de la Yougoslavie même s’il y a des situations précises qui renvoient aux Balkans. Cette pièce pose des questions universelles : Où est mon pays ? Qui vit dans mon pays ? Est-ce vraiment mon pays ? A qui est ce pays ? Qui est mon ennemi ? Qui est mon ami ? Qui est mon voisin ? Evidemment, ce que j’avais sous les yeux, lorsque j’ai écrit cette pièce, c’était la Yougoslavie, ce pays malheureux. Pourquoi ne pas le dire, cette pièce, c’est l’expression de ma douleur… »
    Comme l’indique son titre, ladite pièce met en scène… la mise en scène d’un film sur la guerre balkanique entrepris conjointement par deux grands réalisateurs occidentaux, l’Américain O’Hara (on pense à John Ford) et l’Espagnol Machado (on imagine Bunuel), dix ans après les faits. Le spectacle de la guerre, les multiples récits de la guerre (par le présentateur, le chroniqueur local, l’historien) et les multiples commentaires autorisés sur la guerre (notamment par les « internationaux » d’un tribunal spécial) s’entrecroisent dans une vaste et chaotique représentation que traversent d’autres personnages épiques (le coureur des bois, la femme en peau d’ours ou le poète) sur fond de tragédie dont les aboutissants relèvent toujours du pur gâchis.
    Mais peut-on entendre Peter Handke ? N’est-il pas jugé d’avance ? Classé génocide platonique une fois pour toutes ?
    En attendant qu’un théâtre ose relever le défi de monter cette pièce à la fois percutante et passionnante, osons au moins la lire, et parlons-en…
    François Garçon. Enquête sur Le cauchemar de Darwin. Flammarion, 265p.
    Peter Handke. Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre. La Différence, 141p.

  • Ecrire comme en 1926

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    Sur une remarque de Yann Moix

    A en croire le romancier Yann Moix, Jonathan Littell écrirait « comme en 1926 ». Or je repensais à ce propos, typique d’une certain provincialisme actuel « dans le temps », en lisant Les exilés de Montparnasse de Jean-Paul Caracalla, excellente chronique parisienne des années 20-40 où l’on voit revivre la fabuleuse pléiade d’artistes et d’écrivains se retrouvant alors entre Coupole, Dôme et autres lieux mythiques de l’époque. Dans la foulée, car il n’y est pas question que d’anecdotes « bohèmes », l’auteur détaille l’extraordinaire créativité littéraire et artistique de ces années, et la fécondité des rencontres de créateurs venus d’Amérique (le taux de change favorable y aide, mais c’est un détail) ou de Russie, de toute l’Europe enfin.
    En 1926, on ne lit pas encore Yann Moix mais on lit Pound et Joyce, Gertrud Stein (genre avant-garde confidentielle) ou Scott Fitzgerald (genre culte avant la lettre), Cocteau et Cendrars, tant d’autres. On se gardera d’idéaliser ces années-là, mais les réduire à de la vieille guenille relève de ce que T.S. Eliot, autre génie de ce temps-là, taxait de « provincialisme dans le temps ».
    Comme il y a un provincialisme dans l’espace, qui nous fait croire que tel canton (qui peut être le canton de Saint Germain-des-prés, cela va sans dire) est le centre du monde et tout juger en fonction de cette position, il y a un provincialisme dans le temps qui ramène tout à l’époque que nous vivons sans considération du passé proche ou plus lointain.
    L’idée d’un progrès linéaire des arts ou de la littérature flatte évidement ce provincialisme, à l’enseigne de la table rase, assurément nécessaire pour chaque créateur, nécessaire mais insuffisante. L’écrivain maudit Lucien Rebatet me le disait un jour : après qu’on a lu Ulysse de Joyce, que faire ? Lui-même a écrit Les deux étendards, grand roman composé les fers aux pieds dans l’antichambre des condamnés à mort, dont la forme pourrait être dite « classique » par rapport à Ulysse, mais qui n’en a pas pour autant perdu de son intérêt aujourd’hui encore. C’est vrai que, dans une logique linéaire, Finnegan’s wake devrait marquer le terme de la littérature, dont Guignol’s Band de Céline est un autre exemple. Mais quoi ? Après ceux-là, Guyotat écrit Eden,Eden, Eden et Philippe Sollers écrit Paradis. Or Paradis de Sollers marque-il la moindre avancée par rapport à ceux-là ? Mon avis serait plutôt que la pseudo-modernité de Paradis ne survivra pas en 2026, tandis qu’on lira encore La guerre du goût ou Une vie divine, ouvrages « classiques » s’il en est…

    Jean-Paul Caracalla. Les exilés de Montparnase (1920-1940). Gallimard, 291p.

  • Günter Grass trop humain

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    ou le poids de la honte

    Après l’aveu tardif de Günter Grass d’avoir été enrôlé de force, à 17 ans, dans la sinistre Waffen-SS, les vertueux de gauche se sont sentis marris et trahis, tandis que les vertueux de droite ricanaient d’un air entendu. Mais le sursaut de bonne conscience effarouchée des uns est-il plus légitime que la cynique satisfaction des autres ? A en croire Bernd Neumann, ministre d’Etat allemand pour la culture et les médias, il faudrait désormais considérer deux Grass : un grand écrivain d’un côté, et une « instance morale» déchue de l’autre, qui n’aurait plus à nous faire la leçon sur quoi que ce soit. Mais que faisait Bernd Neumann en 1944 ? Il couinait sur ses pattes de bambin de 2 ans, avant de faire la jolie carrière qu’on sait dans l’enseignement et la CDU. Et vous, qu’auriez-vous fait si, adolescent sous le nazisme et au moment de l’effondrement apocalyptique de l’Allemagne, vous aviez reçu un ordre de marche vous incorporant dans une division de choc du Reich ?
    Pourquoi Günter Grass a-t-il tant tardé à faire ce difficile aveu, et pourquoi le fait-il aujourd’hui ? Les vertueux incriminent sa lâcheté, et les cyniques suggèrent que sa « révélation » ne vise qu’à doper les ventes de son nouveau livre. Simple affaire de marketing. Pire encore : Grass aurait voulu prendre de vitesse ceux qui risquaient de découvrir la vérité. Le hic, c’est que celle-ci était accessible depuis des années. Or ces médiocres suppositions sont balayées par l’aveu le plus émouvant de Grass : qu’il s’est tu parce qu’il avait honte.
    L’effet pervers des médias tient à ce que, d’un fait, on ne retienne que « bonus » ou « malus », sans nuances ni détails. Or l’entier de l’entretien, et l’autobiographie de Grass plus encore sans doute, détaillent en nuances comment, après la guerre, le jeune homme a découvert l’énormité des crimes nazis, et comment la honte l’a écrasé. Comment, politiquement analphabète, après avoir partagé l’enthousiasme du peuple allemand pour le sieur Adolf, il a commencé de réfléchir, notamment à Paris où, dans le débat opposant Sartre et Camus, il a pris le parti de Camus.
    Cette question de la honte allemande, l’écrivain W.S. Sebald l’a rappelée dans son livre De la destruction, évoquant le silence verrouillé, jusque récemment, sur le martyre des civils brûlés vifs sous les bombardements punitifs des Alliés. Et comment ne pas comprendre que cette honte collective paralyse également une « conscience nationale » ?
    La tache faite sur « l’instance morale » que représentait Grass ruine-t-elle le crédit de cet écrivain ? Bien au contraire : celui-ci nous en semble plus crédible de par sa faiblesse même, comme Zidane nous a semblé plus vrai en se lâchant d’un coup de boule pour défendre son honneur. Que la révélation de la faille biographique de Grass soit une « victoire sur soi », ainsi que l’a qualifiée le romancier Martin Walser, les vertueux ne peuvent le concevoir, pas plus que les niais qui attendent qu’un écrivain soit un guide, un maître à penser du genre de Sartre. Or que faisait Sartre entre 1939 et 1945 ? On a vu plus résistant que ça…
    Comme tout individu, un écrivain est une histoire, une somme de contradictions, un noeud de complexité qui se démêle et se raconte plus ou moins bien. S’il se pose parfois lui-même en donneur de leçons, c’est au risque d’être rattrapé par la vie. L’affaire Grass en est aujourd’hui la parfaite illustration.
    Enfin, par delà la polémique instrumentalisée par les vertueux, reste à lire l’autobiographie du Nobel allemand…

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 19 août 2006.

  • Haro sur Günter Grass

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    Un écrivain dans l'imbroglio de l'Histoire 

     L' affaire a éclaté le 12 août dernier, à la parution d'un entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, où Günter Grass évoquait pour la première fois son enrôlement dans la division SS Frundsberg à l'âge de 17 ans, dont il a choisi de parler dans une autobiographie à paraître sous le titre d'En pelant les oignons (Beim häuten der Zwiebel). «Mon silence, au fil de toutes ces années, est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Cela devait finir par émerger», a déclaré l'écrivain qui précise qu'après s'être porté volontaire dans l'armée à l'âge de 15 ans, pour échapper à sa famille, il reçut en 1944, à l'âge de 16 ans, un ordre de marche qui l'incorporait de force dans la Waffen-SS. Affirmant qu'il n'a jamais tiré un coup de feu durant cette période, Günter Grass a cependant relevé que cet épisode l'avait poursuivi «comme une tare» dont il ne pouvait pas ne pas parler. Blessé en 1945 et envoyé dans un camp de prisonniers américain, il affirme que ce n'est qu'à ce moment qu'il fut confronté aux réalités de l'extermination. Par la suite, il devint un militant pacifiste.
    L'aveu de l'auteur du Tambour et de nombreux autres romans et essais engagés, couronné par le Prix Nobel de littérature en 1999 et faisant figure d'autorité morale, a provoqué une vague d'indignation en Allemagne, ainsi qu'en Pologne où Lech Walesa lui a demandé de rendre sa distinction de citoyen d'honneur de Gdansk, l'ancien Dantzig où Grass est né en 1927. S'opposant à cette requête, le maire de Gdansk, Pawel Adamowicz a accusé Walesa de «jouer sur des phobies anti-allemandes». «Grass a toujours et sans hésitation porté des jugements sans équivoques sur les origines de la Seconde Guerre mondiale et sur la responsabilité des Allemands pour leurs crimes», a-t-il conclu.
    En Allemagne, le débat est d'autant plus vif qu'il concerne l'un des intellectuels qui ont le plus poussé ses compatriotes à sortir du silence qui pesait après la guerre sur le passé nazi et le ralliement massif de la population à Adolf Hitler. «Celui qui se tait est fautif», affirmait-il ainsi dans une lettre ouverte. Ce qui choque le plus semble l'aspect tardif de l'aveu de Grass, que d'aucuns vont jusqu'à réduire à un effet publicitaire visant à vendre son nouveau livre…
    Plusieurs voix saluent au contraire cette «victoire sur soi», et Martin Walser, qui avait lui-même déclenché une polémique en évoquant en 1998 le danger d'une «instrumentalisation» d'Auschwitz, estime qu'«qu'il faut être reconnaissant» à l'auteur du Turbot d'avoir donné une leçon face au «climat triomphant, avec ses usages normalisés de la pensée et de la parole».
    Quant à Günter Grass, il a réagi lundi en affirmant que certains en profitaient pour faire de lui une «persona non grata»…

     

  • L’injure faite à Zidane

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    La version du Guardian

    Selon le quotidien anglais The Guardian, le litige opposant le défenseur italien Marco Materazzi et le capitaine français Zinedine Zidane, qui s'est soldé par un terrible coup de tête assené par Zidane, et qui a valu au meneur de jeu tricolore un carton rouge, se serait déroulé de la sorte: suite à une action française non fructueuse, et alors que les Italiens avaient récupéré le ballon et avaient débuté une contre-attaque, seuls quelques joueurs demeuraient dans la surface de réparation italienne: David Trezeguet, Gennaro Gatuso, Zinedine Zidane, Marco Materazzi et le gardien Gianluca Buffon.
    Zinedine Zidane avait été, au cours de l'action précédente, très strictement surveillé par Marco Materazzi, qui le ceinturait fermement des deux bras, et lui tiraillait le maillot. Le ballon a été pris par Del Piero, et se trouvait déjà à ce moment au-delà du milieu de terrain. Les caméras live ont alors complètement déserté la scène où le litige a eu lieu. Mais pas les caméras off…
    Tout au long de la rencontre, Marco Materazzi, qui était chargé desurveiller Zidane dans la surface de réparation, avait apparemment continuellement matraqué le capitaine français de paroles indélicates, voire même injurieuses, que le milieu de terrain français a longtemps fait mine de négliger.
    Toutefois, après cette séquence, Zidane a signalé à Materazzi, en lui montrant la manche de son maillot: « Arrête de me tirer ! » Déclaration à laquelle Materazzi a répondu : « Tacci, enculo, hai solamente cio che merite..." (Tais toi enculé, tu n’as que ce que tu mérites...)
    C'est à ce moment que Zidane s'est éloigné quelque peu du défenseur italien, qui aurait poursuivi, dans son dos: « Meritate tutti ciò, voi enculati di musulmani, sporchi terroristici" (vous méritez tous ça, vous les enculés de musulmans, sales terroristes)
    C'est alors que Zidane, désabusé, fatigué, mentalement fragilisé, a porté son terrible coup de tête au torse du défenseur italien…

    Nota bene : cette version est invérifiée pour l’heure. A suivre…

    Zinedine Zidane: "Mais dans quelle galère me suis-je embarqué sur ce coup de tête ?!"

  • L’ennemi de classe et l’incendiaire


    De l’empathie du romancier


    « Une des vertus du romancier est de nous faire mieux comprendre celui que, trop souvent, nous avons jugé d’avance »

    Dans un récent recueil de textes intitulé Comment guérir un fanatique, le grand écrivain israélien Amos Oz explique que l’approche des réalités humaines, pour un romancier, consiste essentiellement à se mettre dans la peau des autres. Par rapport au conflit israélo-palestinien, cette empathie l’engage à dire que ce n’est pas « une affaire de bons et de méchants » mais que c’est « une tragédie : l’affrontement du bien et du bien ». Plus précisément, Amos Oz invoque la loyauté du romancier envers chacun de ses personnages en affirmant « que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie ».
    Or c’est la même capacité de se mettre dans la peau de l’autre qui fait la qualité de L’attentat du romancier algérien Yasmina Khadra, lequel nous fait vivre de l’intérieur, et sous de multiples points de vue, le drame du chirurgien arabe bien intégré dans la société israélienne, dont la femme, qu’il croyait connaître intimement et se savait considéré par elle comme « sa propre chair », se fait exploser dans un restaurant.
    A ces deux exemples illustrant l’approche du romancier qui cherche à « comprendre sans juger », pour reprendre la fameuse formule de Simenon, pourrait s’ajouter celui du dernier roman de Jacques-Etienne Bovard, Ne pousse pas la rivière, dont le protagoniste est un riche banquier plutôt antipathique au premier regard. Au tournant de Mai 68, ce jouisseur pachydermique aurait incarné le même « ennemi de classe » que Daniel de Roulet, ainsi qu’ il le raconte dans Un dimanche à la montagne, a cru identifier en la personne du magnat de la presse allemande Axel Springer, dont il semble établi aux dernières nouvelles (beau titre de gloire, vraiment !) qu’il ait vraiment incendié le chalet des hauts de Rougemont, ainsi qu’il a résolu de l’avouer à grand renfort de publicité alors même que la justice (bourgeoise…) ne pouvait plus rien contre lui, prescription oblige.
    Jacques-Etienne Bovard est-il un meilleur écrivain que Daniel de Roulet ? N’est-il pas « idéologiquement suspect », pour user d’un critère cher à son pair politiquement si correct, en se montrant à ce point fasciné par un nanti aux goûts d’esthète ? Nous nous en fichons à vrai dire complètement, seulement attentif, dans les deux cas de figure, à ce que l’un et l’autre nous apprennent de leur personnage, et à travers celui-ci de la créature humaine en ses ombres et lumières. Or il n’y a « pas photo » de ce point de vue-là, dans la mesure où Bovard nous fait vivre en immersion le naufrage personnel d’un type compliqué, plein aux as et comme condamné pour cela même, qui se juge finalement sans faillir, tandis que de Roulet, vrillé sur son moi de moralisante mauvaise foi, se contente de se flageller à l’idée qu’il ait pris, à tort, Axel Springer pour un nazi. Son récit, très intéressant pour l’éclairage qu’il donne à la naïveté « révolutionnaire » de certains soixante-huitards, ne nous apprend ainsi (presque) rien sur l’homme Springer, peut-être aussi complexe, abject ou minable - avec ses propres pans de grâce, qui sait ? - que l’est le protagoniste si contradictoire et si crédible du roman de Bovard.
    Littérature que tout cela ? Pas seulement : car une des vertus du romancier, conteur-médium de nos destinées, peut être d’ajouter bel et bien à cette lente « hominisation » que décrit Michel Serres dans son dernier livre, Récits d’humanisme, en nous faisant mieux comprendre celui que, trop souvent, nous aurons jugé d’avance…
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Gallimard, Arcades, 2006.
    Yasmina Khadra. L’Attentat. Julliard, 2005.
    Jacques-Etienne Bovard. Ne pousse pas la rivière. Campiche, 2006.
    Danel de Roulet. Un dimanche à la montagne. Buchet Chastel, 2006.
    Michel Serres. Récits d'humanisme. Le Pommier, 2006.

  • Ce dont tout le monde ne parle pas

    Salman Rushdie "flingué" chez Ardisson

    A La Désirade, ce dimanche 8 janvier. - Dieu sait (à vrai dire Il s'en contrefout) que je ne suis ni royaliste ni obsédé par la re-christianistation de l'Europe et des familles, et que je vois plus de raisons de s'inquiéter du nivellisme à l'occidentale que des survivances du communisme dans la France Fille Aînée de l'Eglise, et pourtant l'information, occultée par les médias, que je viens de découvrir sur le blog du royaliste anticommuniste absolutiste Tex me sidère: à savoir qu'en novembre dernier, Salman Rushdie, invité sur le plateau de Tout le monde en parle, la fameuse émission du royaliste hyper-cynique Thierry Ardisson, a été pris à partie par l'acteur beur toxico Sami Naceri, qui lui a dit gentiment, comme ça, que si un imam lui donnait de l'argent pour le descendre, il n'hésiterait pas à lui tirer une balle dans la tête. Sur quoi Salman Rushdie s'est levé, a retiré son oreillette et s'en est allé en affirmant qu'il ne remettrait plus les pieds sur un plateau de télévision française. 

    Or, ce qui fait tout de même problème, en tout cas aux yeux d'un démocrate anarchisant des hautes terres d'Helvétie latine de mon pauvre acabit, c'est que les séquences non désirées ont été coupées au montage et que l'émission a passé sans agiter les eaux du bocal médiatique, à l'exception d'un entrefilet dans Le Parisien et d'une mention dans un papier de Marianne. En ce qui me concerne, il y a longtemps que j'ai rangé le sieur Ardisson dans la catégorie des frappes médiatiques les plus significatives de l'époque, à observer et à mépriser à proportion de leur grand professionnalisme et de leur pouvoir d'attraction sur tous ceux qui s'impatientent au portillon de la notoriété. Sous son affreux sourire de travers, juste un peu moins abject que celui d'un Fogiel, à mes yeux le summum de la canaillerie veule et vulgaire, Ardisson me figure la diablerie publicitaire par excellence, pour laquelle tout est bon qui fasse pisser l'euro. Mais il y a pire, et c'est le consentement à tout cela, que le bon Léon Chestov, philosophe selon mon coeur en sa défiance à l'égard de tout les ismes (fanatisme, intégrisme, manichéisme, texisme...) pour qui l'omnitolérance était intolérable. C'était mon sermon du dimanche matin. Sur quoi je redescends de chaire pour observer l'écureuil américain qui vient chouraver les graines de tournesol de la mésange, du pinson du nord ou autres casse-noix de notre MacBird's... ce dont on ne parle pas assez par les temps qui courent.