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La douleur fonds de commerce ?

 aece03ed639c453c814abe0380bb6794.jpgSuite à la polémique sur Tom est mort

La polémique assez moche, mais significative,  que vient de susciter en France la parution du dernier roman de Marie Darrieussecq, traitant de la mort d’un enfant, pose au moins trois questions : un écrivain peut-il parler d’un drame qu’il n’a pas vécu ? Et dans ce cas, plagie-t-il en rapportant les observations de ceux qui en ont  été frappés ? Enfin, la douleur ne risque-t-elle pas de devenir un fonds de commerce ?

Pour mémoire, rappelons que l’écrivaine Camille Laurens, qui a perdu un enfant en très bas âge  (il vécut quelques heures à peine) et en a tiré un récit-exorcisme intitulé Philippe et publié chez P.O.L. en 1995, n’a pas supporté que Marie Darrieussecq, romancière à succès publiant chez le même éditeur, traite « son » thème sans avoir vécu le drame. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation ; de la décrire sous les traits d’un coucou littéraire violant son nid : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…

Est-ce par opportunisme cynique, comme le déclare Camille Laurens en termes assassins, que Marie Darrieussecq a abordé le thème présumé « porteur » de la mort de Tom ? Et ce roman ne fait-il qu’exploiter ce filon ? Tel n’est pas notre sentiment après lecture. C’est peut-être cruel à constater, mais la romancière « à succès » parvient, dans Tom est mort, mieux que dans Philippe, à nous faire ressentir, sans aucun pathos, tout ce qu’une mère et son conjoint peuvent vivre au lendemain d’un tel drame, ici accidentel et lesté de culpabilité. Si certaines observations, et quelques images, montrent qu’en effet Marie Darrieussecq s’est imprégnée de Philippe, les deux ouvrages sont peu comparables. Ainsi le réquisitoire « criseux » de Camille Laurens retentit-il comme un appel solennel à l’honnêteté qui sent un peu trop la jalousie littéraire.

Camille Laurens a certes raison en s’inquiétant de ce que la mort d’un enfant devienne aujourd’hui un « thème porteur », comme l’ont été le cancer de Pierre ou le sida de Paul, entre autres drames privés devenus « sujets vendeurs ». Notre société médiatique porte à cette dérive « marketing », mais le contenu d’un livre est à distinguer de son usage commercial momentané, et le péché reproché en l’occurrence à Marie est celui de tout romancier. Tout romancier tend en effet, naturellement, à se couler dans la peau d’autrui. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Et qui s’indignerait du fait que Dostoïevski n’ait pas tué sa logeuse avant d’écrire Crime et châtiment ? Comment ne pas voir aussi que les écrivains se sont toujours abreuvés à mille sources, et que les «greffes» font partie du jardinage littéraire ?

Quant au droit d’exclusivité sur la douleur revendiqué par Camille Laurens, il ne semble guère plus défendable, qui fait de celui qui souffre un être unique doté d’une sorte de crédit spécial. Dans son dernier roman, Philippe Forest, dont quatre livres reprennent le même thème de la mort de sa fille, lâche cet aveu terrible : « Quand ma fille est morte, j’ai eu le sentiment stupide d’être soudainement devenu invulnérable (…) Je mentirais si je taisais l’ivresse que j’ai tirée de ce néant »…    

Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du  11 septembre 2007     

 

Commentaires

  • Je n'ai lu nulle part, de la propre main de Laurens, qu'elle arguait d'un quelque droit d'exclusivité. C'est le concert des medias qui le fait croire par une sorte de subtile distorsion de vérité, me semble-t-il...
    Je lis justement Forrest en ce moment, non son dernier roman mais l'essai qui l'a juste précédé: "Tous les enfants sauf un". Les 25 premières pages qui relatent avec une terrible précision la découverte du cancer de sa petite fille, sa maladie puis sa fin c'est ..c'est vraiment de l'horreur pure. L'éclairage de la réalité est insoutenable. Les faits, les noms, les dates sont là, comme si Forrest voulait cette fois nous faire toucher ses plaies. Cela fait un peu réfléchir à ce que tente d'expliquer Laurens mais bon..... Enfin je veux dire que si pour Darieussecq on peut parler de "thème"(suivant sa propre expression) en ce qui concerne la mort d'un enfant, si pour ce qui la concerne c'est effectivement qqpart l'exploitation d'un fonds de commerce, pour Forrest et Laurens non: l'écriture est si ce n'est une thérapie tout au moins un exutoire à leur douleur,

  • J'espère que Marie a raison et qu'il n'y a nulle part de requête à un droit d'exclusivité à la douleur ; ce serait indécent.
    Cette polémique me semble un peu stérile. Depuis quand l'écrivain doit-il vivre ce qu'il écrit ? Lorsque c'est le cas, ça donne Angot, Bouraoui, etc. Ne vaut-il pas mieux qu'il s'en passe ?

  • L'expression fonds de commerce est en effet discutable pour Camille Laurens et Philippe Forrest, quoique... L'essai dont vous parlez est certes remarquable, mais Forrest aussi en est venu à transformer son drame personnel en "thème" philosophico-littéraire, et la violence des mots de Camille Laurens envers Marie Darrieussecq, la méchanceté même, l'injustice par rapport au prétendu pathos et au prétendu cynisme de la romancière, le mépris et cette fureur "sainte" me donnent bel et bien l'impression, comme lorsque Lanzmann parle de la Shoah, de la revendication du droit exclusif de celui qui a souffert. Cet étalage médiatique, surtout, auquel lesdits auteurs participent largement, m'écoeure. J'ai vécu de très près, des mois durant, le calvaire d'un enfant et de ses parents, et je pense qu'il n'est pas bien de brandir ainsi son malheur comme une arme de vertu quand d'autres continuent de souffrir en silence et dans la dignité. Je me rappelle enfin le docteur Schwartzenberg qui vociférait au téléphone à un jeune confrère médecin-écrivain: "Le cancer à la télé, c'est moi !" Tout cela est assez lamentable, et parlons donc d'aut'chose...

  • Non je crois que Forrest ne gère pas sa carrière en transformant son malheur en thème commercial, je le pense sincère quand il écrit inlassablement toujours ce même livre ou presque, espérant à chaque fois avoir atteint avec celui-ci la form(ul)e ultime qui le délivrera de ce cercle où il est enfermé./In girum imus nocte et consumimur igni/c'est l'image que j'ai de lui.
    Laurens vs Darieussecq ce n'est pas simple, ce n'est pas le combat de la méchante sorcière contre la jeune angélique que nous dépeignent à gros traits les medias. J'avouerais cependant que mon jugement est peut-être un peu faussé par l'indifférence suscitée en moi par les oeuvres de MD et par le coup de coeur que j'ai depuis longtemps pour la plume de Camille Laurens...
    Parlons d'aut'chose oui là je suis entièrement d'accord avec vous, tout ce cirque m'exaspère et depuis le tout-début je voudrais bien arrêter de réagir, d'écrire à ce sujet !
    Et il y a des choses plus importantes que ça. Joe Zawinul parti hier pour Birdland par exemple.

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