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Le chevalier de la délecture

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Pourquoi Pierre Bayard doit être, sinon lu, au moins combattu
Les hasards de l’édition font paraître, en même temps, deux livres aux positions diamétralement opposées, qu’il vaut la peine de lire de A à Z. Il s’agit de Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ?, de Pierre Bayard, déjà évoqué en ces pages virtuelles, et de La littérature en péril de Tzvetan Todorov.
Au premier regard, c’est avec un certain amusement que j’ai pris connaissance de la théorie de Bayard, selon lequel lire ou ne pas lire un livre revient à peu près au même. Au-delà du paradoxe et de quelques vues défendables sur les pratiques inavouées de la lecture, ce livre révèle des positions fondamentales qu’il faut prendre au sérieux et stigmatiser, d’autant plus qu’elles sont révélatrices d’une tendance actuelle qui fait des ravages dans l’enseignement et les sphères de la critique ou de la création littéraire.
Plus précisément, les arguties de Pierre Bayard ès « délecture », pour citer sa formidable invention (la « déconstruction », paraît que c’est déjà pris...) procèdent exactement de la posture que dénonce Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui consistent à affirmer que le discours sur le livre est plus important que le livre, étant entendu que celui-ci est oublié au fur et à mesure qu’il est lu et que de toute façon sa valeur est décidément relative, autant que sa texture fine et que le sens (cette vieille peau, n’est-ce pas) qu’il véhicule.
Comme Pierre Bayard n’est pas tout à fait un imbécile, en dépit des apparences, son élégant bavardage recèle ici et là des observations judicieuses, par exemple sur la notion de livre intérieur qu’il reprend à Proust, pour l’affadir comme tout ce qu’il touche, non sans brio rhétorique au demeurant. Dans les grandes largeurs, sa façon de valoriser les lacunes et les impasses de toute lecture, ou d’isoler des épiphénomènes pour en tirer des conclusions générales juste bonnes à rassurer les paresseux, m’apparaît cependant comme l’expression d’une certaine suffisance professorale de plus en plus répandue, devant les textes, et de la futilité, à l’exact opposé de la position de Todorov.
La vérité est que Pierre Bayard n’aime pas la lecture, ni les livres, ni les écrivains non plus. Il aime papoter dans le monde, frimer devant ses étudiants (en comptant bien que ceux-ci participent à son jeu cynique), circuler entre les livres qu’il n’ouvre pas pour se borner à les « situer ». Car c’est cela qui compte à ses yeux : c’est « situer » les livres.
Ainsi, parler du contenu d’Ulysse de Joyce, qu’il n’a pas lu, n’a aucun sens à ses yeux. Ce qui compte est de « situer » ce bouquin, mec, donc de prendre conscience qu’Ulysse est un remake de L’Odyssée d’Homère (pas le film : le texte d’Homère), qu’il se rattache plus ou moins au mouvement du flux de conscience et se passe, mec, à Dublin.
Ouais, mec, Ulysse ça se passe à Dublin, c’est vachement chiant, j’veux dire, mais à Dublin tu bois une bière super. Voilà, mais maintenant on parle de Finnegans’wake. T’sais mec, Butor a écrit que Finnegan’s wake c’était du whisky, je l’ai pas lu mais c’est vachement bien vu, j’veux dire c’est super comme jugement littéraire…
Telle est aussi bien, sous les atours sophistiqués d’un essai qui se veut hardi voire novateur, la position démagogique de Pierre Bayard, dont on plaint les étudiants. En flagornant ceux-ci, l’auteur prétend que c’est leur créativité qu’il stimule en les encourageant à ne pas lire, relançant l’antienne selon laquelle chacun de nous est un auteur que la lecture risquerait de détourner de son « œuvre » propre…

Commentaires

  • Ma première pensée en voyant le titre du livre de Bayard a été en substance : "voilà encore un symptôme révélateur de, en même temps qu'une nouvelle contribution à, la disparition du goût pour la lecture et pour l'analyse au profit de la facilité, du dénigrement de la littérature et de sa nécessaire existence. Certainement une belle m....". Je vois que j'étais tombé juste. Comme je me l'étais promis, je ne lirai donc pas ce livre mais je ne ferai pas non plus l'honneur à son auteur d'en parler, bien sûr. Qu'il retombe dans les tréfonds de néant d'où il n'aurait jamais dû sortir.

  • Voici mon blog :
    leschauffeursdelimousinepensentaussi.blogspot.com
    Fais gaffe, c'est pimenté sévère !
    A +

  • Je dirais les choses autrement: qu' on lise un livre en entier, par bribes, ou pas du tout n'est pas décisif. Les livres qui comptent ne sont pas ceux qu'on a lus mais ceux qu'on a médités (même en partie). Dans ce sens, la lecture partielle de certains livres a été pour moi plus déterminante que la lecture in extenso d'autres livres. Et peut-être que ma rêverie sur le titre d'un livre que je n'ai jamais lu sera aussi féconde que la lecture d'icelui. On peut jouer sa vie sur une phrase.

  • Bien sûr Lipcare, tout à fait d'accord avec vos réflexions. Ce que je reproche à Bayard n'est pas sa volonté de déculpabiliser ceux qui n'ont pas "tout lu", c-a-d tout le monde, mais de baser sa réflexion sur le postulat qu'on lit pour parler "dans le monde" de ce qu'on a lu (le cas des enseignants est différent, quoique). Son approche de la lecture ou plutôt du lecteur presqu'exclusivement comme un media entre le livre et l'opinion, le public ou quelque nom qu'on donne à cette entité multiple me semble détestable : je lis d'abord pour moi, si rencontre il y a à travers le livre c'est éventuellement avec son auteur, et encore. Parler ensuite de ce qu'on a lu est possible mais ne sort, éventuellement encore une fois, de l'accessoire et du superficiel que si, justement, une lecture attentive a précédé. Le livre de Bayard constitue à mes yeux un éloge de la superficialité assumée, voire revendiquée, dont ce qui tente de survivre aujourd'hui en France de la littérature n'a que faire.

  • Sur ce , je vais arrêter d'en parler puisque je ne l'ai pas lu...

  • Moi non plus, évidemment!

  • Je n'ai pas lu (moi non plus !) le livre de Bayard et ne le lirai probablement pas.
    Néanmoins, pour nuancer l'affirmation selon laquelle "PB n'aime pas la lecture", j'aimerais signaler un de ses ouvrages précédents que j'avais lu avec beacoup d'intérêt, "Qui a tué Roger Ackroyd ?". Cet essai de réinterprétation du roman d'Agatha Christie prouve que Bayard peut-être aussi un sacré lecteur, attentif aux recoins cachés et aux sous-entendus d'un texte, et capable d'une grande finesse d'analyse.
    Ce qui laisse à penser qu'il y a une part d'humour paradoxal dans le propos de "Comment parler des livres qu'on n'a pas lus", qu'il ne faut peut-être pas prendre au pied de la lettre (mais encore une fois, je ne l'ai pas lu...).

  • J'avais déjà signalé cet humour pardoxal dans ma première note, et le fait est que Bayard a lu des bricoles et que son essai a des qualités de détail. N'empêche que sa posture générale revient à la négation de la valeur globale de la lecture, qui passe précisément par le détail de chaque livre. Il va de soi que nous ne lisons pas tout de tous les livres et qu'on peut sourire de l'empiffrement qui ne goûte rien vraiment. Mais l'incuriosité générale de Bayard n'est aucunement justifiée par ses petites curiosités de prof de lettre à divan réducteur. Me fait penser aux petits marquis de Molière. Pas nouveau tout ça...

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