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Livre - Page 65

  • Le sacre des instants


    Rencontre avec Alain Cavalier.Cette année, le Sesterce d'or Prix Raiffeisen Maître du Réel sera décerné au réalisateur français Alain Cavalier, en hommage à l'ensemble de sa carrière. Y seront présentés, en première mondiale ses Six Portraits XL durant le Festival Cinéma du réel, du 21 au 29 avril 2017!

    L’homme est la seule créature, consciente de ses fins, qui éprouve le besoin de noter ce qui lui arrive au jour le jour, comme pour conjurer sa disparition. La démarche d’Alain Cavalier dans Le filmeur évoque d’ailleurs, à tout moment, ces sentiments élémentaires que sont la peur de la nuit, l’angoisse face à la maladie ou la mort, autant que l’émerveillement devant la nature ou la simple joie d’être au monde, tels que l’homme de Lascaux les a probablement ressentis.
    C’est chez les Cavalier, à Paris, dans une pièce tapissée de masques d’animaux et d’affiches de films, que Françoise Widhoff, épouse du réalisateur et collaboratrice de l’ouvrage, dont elle est en outre une figure omniprésente, nous a projeté Le filmeur, qui se déroule en partie en ce lieu même.

    Après cette immersion dans une vie entièrement dévoilée, quoique toujours pudique, Alain Cavalier nous a rejoints, qui passe toutes ses matinées du côté d’Aubervilliers à filmer, à présent, un homme de cheval en la personne de Bartabas. A nos pieds se dandinait la petite poule de soie noire qu’on voit dans Le filmeur, comme si la vie captée par les images poursuivait son cours «hors champ» alors que, dans un reportage photographique qu’elle tenait en mains, Françoise Widhoff (qui découvre au cours du film son ascendance ukrainienne et juive) nous montrait un petit cheval à sept pattes victime de la contamination de Tchernobyl…
    Or Alain Cavalier détaillait maintenant l’origine de sa démarche: «J’ai toujours été porté à noter ce qui me semble le propre de la vie qui va, détail émouvant ou cocasse, qu’il me semblait intolérable de laisser se perdre, et que j’ai longtemps capté par l’écriture. Ensuite, avec l’usage de la caméra numérique, cette ressaisie s’est inscrite dans ma pratique de cinéaste, dès l’époque de Thérèse».
    C’est en effet au cours des essais préparatoires de Thérèse, qui a marqué un tournant dans sa carrière, qu’Alain Cavalier a découvert un type de relation, entre filmeur et filmé, qui devait l’amener à sa nouvelle méthode, telle qu’elle se développe dans René ou la magnifique série de ses portraits de femmes au travail. Ainsi a-t-il passé, sans le moindre regret insiste-t-il, et sans retour envisagé, d’un cinéma traditionnel, avec acteurs et équipe de tournage, à une pratique radicalement simplifiée, du point de vue logistique, mais qui lui permet d’aller à la pointe extrême de son expression poétique.
    «La seule loi absolue que je m’impose, dans ma façon de faire, est le son direct. Je ne suis pas encore tout à fait satisfait de ma façon de parler en même temps que je filme, mais le collage ou la retouche sont exclus».
    La grande beauté, jamais esthétisante, et les surprises constantes, l’humour irrésistible aussi du Filmeur tiennent d’ailleurs à cela: que l’image et la parole «dialoguent» en vivant contrepoint. Diverses séquences, à commencer par la scène de la mendiante voilée de noir se tenant littéralement à plat ventre sur les Champs-Elysées, puis fonçant sur le filmeur, semblent construites, alors qu’il n’en est rien.

    «Ma seule ruse, en l’occurrence, a été de filmer cette mendiante, que je soupçonne d’être une lépreuse, en la cadrant de profil. Ensuite, quand elle m’a repéré, je me suis éloigné pour la recadrer de face, au téléobjectif…»
    De telles «prouesses» sont pourtant rares dans Le filmeur, alors qu’y foisonnent les tableaux en mouvement, au fil d’une véritable mélodie de plans. «Le cinéma est cela même à mes yeux: c’est le passage d’un plan à l’autre. En outre, par rapport à l’écrit et donc aux mots, je crois que cet art est qualifié pour dire le réel de l’instant et le magnifier à sa façon. Si vous dites le mot pluie, vous imaginez un phénomène général. Tandis que la pluie du film, fusillant le bambou que vous voyez là, est une pluie unique, si j’ose dire…»
    Uniques aussi: le visage de son père mort; la voix de sa mère hors champ dans la lumière belle, qui chantonne le prénom de son fils ou se rappelle ses moments de bonheur; le sourire de sa femme revenant d’endoscopie dans un bistrot plein d’animation; son propre visage défiguré par la troisième opération d’un cancer de la peau; l’ oraison funèbre qu’il improvise dans les toilettes d’un café à son ami Claude Sautet; ce que nous vivions lorsque tous nous avons appris l’attentat du 11 septembre; enfin la «petite aube aux doigts de rose» de certains éveils, et tant d’autres  «uniques» instants que Le filmeur sacralise…


    La série des Portraits de femmes réalisés par Alain Cavalier est disponible en DVD.

  • Celles qu'on shoote

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    Celui qui booste la crooneuse / Celle qui a un string genre cordon sanitaire / Celles qui ont laissé leur carte à Pierre Bergé au cas où / Celui qui fait chanter celles qu'il a shootées dans une vie antérieure / Celle qui dit qu'une Miss Zurich kosovare dévalorise le titre / Ceux qui se refont au poker menteur / Celui qui investit dans le physique de rêve de sa belle-fille chimiste / Celle qui a lu Proust sur Twitter ou tout au moins le prétend / Celles qui sont dépassées par leurs followers par la voie d'urgence / Celui qui égare son iPhone en shootant les basketteuses bi / Celle qui exige que son furet soit dans le casting / Ceux qui restent clean dans le cloud / Celui qui se prend une claque en oubliant les codes de la promotion canapé / Celle qui lustre les Paul Smith de son futur ex / Ceux qui ne désirent plus celles qu'ils possèdent encore / Celui qui perd au jeu celle qui ne lui appartient pas vraiment / Celle qui fait des lesboshows virtuels avec sa prof d'ukrainien / Ceux qui tombent en mains dangereuses / Celles qu'on a marquées à l'épaule comme au temps du Cardinal / Celui qui cesse d'être objectif quand il shoote des anorexiques kantiennes / Celle qui en jette tellement qu'elle n'a plus que le satin de sa peau sur ses os moelleux / Celles qui ne se shootent qu'aux pixels / Ceux qui ramassent la mise et tirent l'eau, etc.
    (Cette liste a été jetée pendant l'abattage de trois grands arbres innocents dans les marges de papier du nouveau roman à paraître d'Antoine Jaquier qui fera sous peu le buzz entre fourrés et clairières...)

  • Ceux qui restent confiants

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    Celui qui a gardé son Opinel / Celle qui ne lâche pas la main du Seigneur même quand elle nage sur le dos / Ceux qui continuent de lire Michaux dans le texte et même dans le sous-texte / Celui qui pratique l'écriture automatique avec conduite assistée dans les virages en épingles de chapeau / Celle qui reste attachée à la marque Le Rêve garantissant la chaleur d'un poêle à bois suisse donc sûr / Ceux qui voient l'avenir de la poésie en prose / Celui qui ne voit que le drapeau à brandir et point de blanche colombe sur le fauteuil crapaud / Celle qui aspire à l'hiver total dans son coffre-fort à capitons dorés / Ceux qui se la jouent colosses de Même Nom / Celui qui voit couler le temps comme une longue enfance / Celui qui trouve ce soir de soie beau comme l'espoir / Celle qui revient de la lune par l'escalier de service / Ceux qui regrettent de ne pas regretter le regret / Celui qui est sensible (j'veux dire ultrasensible) à l'évidence du mystère / Celle qu'illumine la seule idée de l'éclair au chocolat / Ceux qui dissertent sur la fuite de l'enfoui en gardant le moral / Celui qui enfant voyait Dieu comme une boule et parfaitement ronde et gare aux quilles / Celle qui tombe ou croit tomber et se relève grâce au Seigneur ou croit se relever et son ombre la suit / Ceux qui jubilent dans le fourmillement des atomes athlétiques / Celle qui se fait faire une mise en plis béton genre permanente de statue soviétique / Ceux qui dorment en chiens de fusil mitrailleur / Celui qui croit peindre des visages et ce sont des paysages / Celle qui croit voir des paysages et ce sont des visions / Ceux qui croient voir des bisons dans l'armoire aux visons, etc.

     

    Peinture: Michael Sowa.

  • No Problem

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    « Y a des gens comme ça qu’aiment pas les fleurs, y disent que ça fait baptême ou pire : que ça fait mariage, y disent que ça fait bourge de se pointer chez les voisins avec des buddleyas, ou pire : que ça fait courge d’offrir des cattleyas qui sont hyper connotés genre La recherche de Proust et tout le tralala, enfin les chrysanthèmes j’te dis pas : autant y aller de sa couronne grave et là, pas de problème avec l’affaire, qu’y disent: tu signes un chèque avec ceux du bureau et t’es couvert…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui vont voir ailleurs

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    Celui qui part tôt matin sans savoir où / Celle qui prend la tangente à la corne du bois / Ceux qui passent la ligne de haute tension / Celui qui avait un creux au ventre / Celle qui demande plus de ciel / Ceux qui sont curieux à vie / Celui qui appelle ça une escapade / Celle qui appelle ça une échappée / Ceux qui se taisent dans le train de nuit / Celui qui sait que le défilé sombre débouche là-bas sur la Pannonie / Celle qui dit qu’elle ne croit en rien mais qui va quand même là-bas / Ceux que l’espoir d’un meilleur salaire attire vers l’Ouest qu’on leur a dit pourri / Celui qui va juste fleurir sa mère au cimetière / Celle que le nom de Nicaragua fait imaginer des forêts bleues sous des ciels rouges ou des forêts rouges sous des cieux noirs / Ceux qui ont fait la Tunisie (disent-ils) où ils ajoutent qu’il n’y a rien à voir / Celui qui voyage autour de sa chambre dont la fenêtre donne sur l’usine d’incinération des déchets urbains / Celle qui se contente de l’Ici-Bas qu’elle habite dans son ample chair de gourmande / Ceux qui trouvent la vie trop étroite et se sont donc inscrits au prochain Transit Mystique de Frère Jean-Marie / Celui qui est parti bien après le retour des autres / Celle qui a succombé avant d’arriver là-bas / Ceux qui se retrouvent dans les villages dévastés de leur enfance / Celui qui fuit la nouvelle sorcellerie de l’argent / Celle qui rêve de pays sans mépris / Ceux qui ont franchi la frontière redoutée / Celui qui cherche le Midi vertical / Celle qui voyage à travers le pays que trahit sa robe rouge sang / Ceux qui marchent au bord du fossé où ils savent ce qui les attend sans y croire vraiment / Celui qui se dit qu’il a encore des tas de villes à visiter en songe sur son grabat de prisonnier / Celle qui a vagabondé toute la nuit avant de rencontrer celui qu’elle a cherché à travers divers pays et qui l’attend là / Ceux qui retourneront en Andalousie sans savoir comment / Celui qui voit le col là-haut d’où l’on redescend vers le Sud / Celle qui voit là-haut la passe conduisant au Nord où l’attend son fiancé / Ceux qui partent ensemble vers un Ailleurs qu’ils ont choisi, etc.




  • L'art de Bona

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    Les jardins suspendus (41)

    Sheffield, samedi 17 novembre

    Peinture au détail.- Annie Dillard dit quelque part qu'un écrivain étudie la littérature en écrivant, plus qu'il n'observe le monde, et de même les peintres étudient-ils la peinture en peignant. Plus encore, un peintre des amis d'Annie Dillard affirmait qu'il peignait à cause de l'odeur de la peinture. Or en regardant mon compère peintre Bona Mangangu regarder la peinture je voyais encore autre chose: qu'il détaillait les détails comme un tailleur tâte une étoffe, en homme de métier plus encore qu'en connaisseur. De telle grande toile à motif quelconque c'est ainsi tel fouillis de soie floche blanc-cassé à bordure mauve qu'il "cadrait" dans un désordre de vêtement, ou tel dégradé de multiples bleus qu'il repérait dans un losange de ciel frangé de nuages. Le fait de la figuration ou de la non-figuration est évidemment secondaire dans cette approche de la matière, ou disons que c'est un autre débat. Mais c'est la matière même, l'élément matière au sens où l'entend Bachelard, la matière pour ainsi dire pensante et repensée que mon ami peintre avait l'air de touiller du regard; et d'ailleurs ses toiles sont pétries de cette matière pensante et repensée - à diverses vitesses il faut le préciser.

    Contemplation et fulgurance. - Il y a du méditant oriental en mon compère Bona, qui multiplie d'une part les grandes pièces à lents glacis bruns mordorés "montés" en transparence, et du semeur aussi à grands gestes ardents qui balances ses semis stellaires à grands gestes impérieux. Or ces deux moments correspondent, aussi, à la complexion même de l'artiste, à la fois puissant et pensif, un peu sauvage et très civilisé, d'Afrique tellurique passée à Paris au filtre des intelligents à la Deleuze ou à la Foucault, mais sans aucune pose, et l'inventaire reste sommaire mais l'oxymore d'une douce violence pourrait convenir pour le moment...

    Comme une retenue. - Mon compère Bona sait ce qu'il fait, tant en peinture que dans ses écrits. En principe j'étais venu à Sheffield pour envisager la publication de son essai poétique sur Le Caravage, mais nous avons parlé de tout autre chose et j'ai dû attendre le dernier jour pour voir enfin ses oeuvres roulées et cachées dans tous les recoins de son logis de Woodstock Road. Une galerie de Nottingham s'occupe de la vente de ses tableaux, mais cela se fait comme en douce dirait-on, après des années d'expos à foison aux quatre coins de la France. Est-ce orgueil ou modestie dans un monde où les fausse valeurs surabondent ? À vrai dire pas un instant je ne l'ai entendu se lamenter ni vitupérer, sauf pour déplorer la cuistrerie académique et le conformisme ambiant, mais il est de l'espèce de plus en plus rare de ceux qui aiment ce qu'ils font et qui le font au mieux de leur art - en ce qui me concerne je vois en lui l'un des "quelques-uns", parmi mes amis, qui m'aident le mieux à respirer, et ce nest pas rien...

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  • Bona my bro

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    Franz Kafka: "Le chemin est souvent long et difficile, qui mène de l'impression à la connaissance, et beaucoup de gens sont tout simplement de piètres voyageurs".

    WOODSTOCK ROAD . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield, où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués, il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan, j'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions   failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts.

    Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il est venu me chercher, j'ai tout de suite perçu, chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges virtuels et plus-que-réels devenus quasi quotidiens.

    L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une  pierre précieuse et le grand ado de quinze ans fan d'Avendgers celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows -dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !

                                                                                  (Sheffield, ce 12 novembre 2012)  

        

    COLLINES.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan; puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...          

     

    Bonnard.jpgBONNARD. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Mais sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose.

    Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées lyriques ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...

    Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait réellement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture.

    Il y a là, comme dans l'  Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées... 

       

     MELTING POT.- Mon compère Bona me dit qu'en ces lieux, de l'école au café ou de la rue à l'église, tout propos ou tout comportement raciste est illico dénoncé et puni par force de loi et de police, et cela me semble réjouissant à proportion d'une expérience réelle de l'empire en évolution. Rien à voir, à mes yeux, avec la récente affaire du couturier français traîné en justice médiatique pour ses propos écervelés évoquant son "travail de nègre", qui relève à mes yeux de la comédie hypocrite, de même que les incantations vertueuses de la political correctness à l'américaine. Une chose est en effet l'affectation d'antiracisme et ses postures, et tout autre chose la position de respect, même distant, voire méfiant, acquise dans la réelle proximité.

           

     Sheffield15.jpgMAISONS ET JARDINS. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée, à Sheffield, un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours glacé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam et ses environs de Flandres.

    Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non. Or la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de mes amis tandis que la conversation roule déjà comme il sied en milieu civilisé.

     

    bona3.jpgDE LA CONVERSATION.- L'amitié se mesure ainsi, à mes yeux, à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place; mais sans passions partagées, ni substance, ni fantaisie, ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ?

    On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho vivant et parlant l'on crève.   Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de villes la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...

     

    Celui qui découvre les collines du Yorkshire / Celle qui emmène son yorshire Pussy au restau Nonnas du coin de la rue où elle lève des gigolos possiblement amateurs de chair boucanée / Ceux qui remontent le fleuve de leurs souvenirs, etc. 

     

    BonaOpera5.jpgBONA. -  Annie Dillard dit quelque part qu'un écrivain étudie la littérature en écrivant, plus qu'il n'observe le monde, et de même les peintres étudient-ils la peinture en peignant. Plus encore, un peintre des amis d'Annie Dillard affirmait qu'il peignait à cause de l'odeur de la peinture. Or en regardant mon compère peintre Bona Mangangu regarder la peinture je voyais encore autre chose: qu'il détaillait les détails comme un tailleur tâte une étoffe, en homme de métier et donc en parfait connaisseur.

     

    Il y a du méditant oriental en mon compère Bona, multipliant d'une part les grandes pièces à lents glacis bruns mordorés "montés" en transparence, et du semeur aussi à grands gestes ardents qui balances ses semis stellaires à grands gestes impérieux. Or ces deux moments correspondent, aussi, à la complexion même de l'artiste, à la fois puissant et pensif, un peu sauvage et très civilisé, d'Afrique tellurique passée à Paris au filtre des intelligents, mais sans aucune pose, et l'inventaire reste sommaire mais l'oxymore d'une douce violence pourrait convenir pour le moment...

     

    Mon compère Bona sait ce qu'il fait, tant en peinture que dans ses écrits. En principe j'étais venu à Sheffield pour envisager la publication de son essai poétique sur Le Caravage, mais nous avons parlé de tout autre chose et j'ai dû attendre le dernier jour pour voir enfin ses oeuvres roulées et cachées dans tous les recoins de son logis de Woodstock Road. Est-ce orgueil ou modestie dans un monde où les fausse valeurs surabondent ?  À vrai dire il est de l'espèce de plus en plus rare de ceux qui aiment ce qu'ils font et qui le font au mieux de leur art - or je vois en lui l'un de ces  "quelques-uns", parmi mes amis, qui m'aident le mieux à respirer, et ce n'est pas rien...

     

                                                                                            (Sheffield, ce 17 novembre)

     

    °°°

            Celui qui se connaît assez pour se reconnaître / Celle qui trouve la paix en celui qu’elle appelle Dieu faute de mieux dit-elle / Ceux qui pressentent la mort avec une telle intensité qu’ils en deviennent plus doux, etc.

     

    À lire absolument: le texte de Bona Mangangu intitulé Joseph le Maure, relatif au célébrissime Radeau de la Méduse de Géricault et accueilli sur le site de François Bon:http://nerval.fr/spip.php?article88

     

  • Du rester-partir au pleurer-rire


    medium_Mangangu.jpgRETOUR AU CONGO Kinshasa. Carnets nomades. Le récit lyrique et panique de Bona Mangangu

    Si les étonnants voyageurs dont les pages sur l’Afrique ont fait date (à nos yeux en tout cas) sont le plus souvent occidentaux, du Polonais Richard Kapuscinski à la Néerlandaise Lieve Joris, entre autres, le premier intérêt des Carnets nomades du peintre et écrivain Bona Mangangu tient à cela que c’est un fils du pays (né en 1961, en plein mouvement d’émancipation) qui évoque ce qu’est devenue sa ville natale de Kinshasa où il fait retour, une vingtaine d’années après l’avoir quittée. Désormais installé dans le Haut-Languedoc dont la nature lui rappelle parfois celle de son enfance, quand son père lui nommait chaque plante qu’il découvrait, l’artiste passionné de littérature et de musiques de partout, occidentalisé et pratiquant la langue française en poète et en homme de culture, revient pourtant chez lui « à hauteur d’enfance », avant d’affronter la déchirure de ses vingt ans.
    Dès les premières pages, en flamboyante ouverture, avec un mélange de somptueux lyrisme accordé à la splendeur du crépuscule congolais et la conscience immédiate de ce que plombe aussi ce ciel, estimé « traître » par les humiliés et les offensés, Bona Mangangu marque une opposition violente qui va scander la suite poético-polémique de son parcours tenant à la fois de la quête d’identité et du reportage, de l’effusion « magnétique » et de l’amer constat dont un des thèmes récurrents est l’injustice faite aux enfants de la rue et au sous-prolétariat des quartiers-poubelles.
    Rien pourtant ici de la déploration convenue ou de la dénonciation fondée sur des certitudes. Certes les «voleurs d’espoir » sont illico pointés, mais à la rage se mêle cette image candide : « Tout est encore présent dans mon esprit comme ce brusque chuchotis du ruisseau révélé par un saut de lapin traqué au lance-pierre ». Les profiteurs et les nouveaux riches, les bandits et les voyous sont là, les « sangsues politiques » ou les marchands de foi roulant en Mercedes, mais « la vie ici, malgré les souffrances insoutenables, est une œuvre d’art ». De l’école « gardienne » aux bonnes volontés éparses des ONG, des artisans-artistes réinventant la beauté avec des riens au vieux sage disparu dont la mémoire transmet encore les secrets du savoir-survivre, un courant d’espoir, aussi méandreux, lent et profond que le fleuve Congo, se laisse percevoir dans ces pages généreuses et tourmentées, où l’amour et la lucidité, le passé retrouvé et l’acceptation de ce qu’on est fondent une plus juste lecture de la réalité, préludant à de nouvelles solidarités.
    Bona Mangangu. Kinshasa. Carnets nomades. L’Harmattan, 136p.

     

  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui qui séjourne dans la pièce aux dix jalousies vertes / Celle qui trouve que le vert apaise la vue / Ceux qui considèrent le verre des miroirs comme un instrument de Babylone / Celui qui attend la fin de l'orage dans sa pièce secrète / Celle qui règne sur des imaginations fabuleuses / Ceux qui tirent leur équilibre d'un niveau à bulle dont l'oeil vert est garant / Celui qui aime la routine des gestes sûrs / Celle qui observe attentivement les rêveurs indépendants / Ceux qui savent que le petit éléphant d'ivoire au nom de Ndjock doit regarder la porte / Celui qu'on dit le meilleur bouvier de la commune du Milieu / Celle qui aime le chelou à dégaine de rasta / Ceux qui se comprennent à demi-mot en tant que marcheurs de l'espace / Celui qui a craint enfant le regard lourd de certains / Celle qui a fait son Ecole du dimanche avec Bluette Bobilier dont le nom lui est resté autant que ceux de Matthieu Marc Luc Jean / Ceux qui sont partis à sept ans à la découverte des mondes du dehors / Celui qui compare la dotation d'amour de chacun à une orange dont chacun pourrait avoir sa part de quartier si l'amour le veut bien / Celle qui aime le magasin de jouets de Miss Evangeline / Ceux dont la présence est un murmure / Celui qui se retrempe l'âme dans la fraîcheur du jardin aux papillons / Celle qui déplore que tout le savoir du vieux philosophe parte en cendres avec lui / Ceux qui s'adressent directement au Seigneur au motif que c'est plus sûr / Celui qui a toujours pris le parti du Seigneur même quand il avait l'impression d'en être oublié ou même trahi va savoir / Celle qui a préféré une bonne vie sur terre qu'avoir peut-être froid au ciel / Ceux qui le soir entendent l'appel de la rainette et voient ensuite s'allumer la loupiote de la luciole qui valent chacune son bout de religion tu crois pas ? / Celui qui se dit loin de la lune sans la perdre de vue / Celle qui se fera enterrer en robe de mariée avec la traîne avec / Ceux qui se sentent tout jeunes dans la vieille lumière / Celui qui est trop pur pour durer / Celle qui n’a pas désiré s’attacher / Ceux qui se sont excusés sans le penser / Celui que la méchanceté désarme / Celle que la vanité fait sourire / Ceux qui ont fait le deuil de leur enfance sans la renier pour autant / Celui qui accepte d’être devenu ce personnage décevant qu’on appelle un adulte responsable / Celle qui fait sienne la rêverie du poète ingambe / Ceux qui regardent à l’Ouest d’Ouessant / Celui qui repart en mer dès qu’il revient de montagne / Celle qui te regarde comme une sœur et parfois comme une mère et que tu regardes le plus souvent comme l’amie bonne de Vermeer penchée sous la lampe à faire son sudoku / Ceux qui se voient décliner et s’inclinent / Celui qui écoute le silence d’avant les oiseaux / Celle qui attend son taulard au Liberty Bar / Ceux qui repartent sans y penser / Celui qui habite le matin qu’il appelle l’Heure de Dieu en dépit de sa mécréance proclamée / Celle qui comprend que Dieu t’est comme un pantalon seyant / Ceux qui enfilent Dieu comme un bonnet / Celui qui réprouve cette façon par trop familière de parler de l’Être Suprême / Celle qui voit dans les petits enfants la présence de quelque chose ou de quelqu’un qui dépasse la sentimentalité mielleuse / Ceux qui ont mal aux genoux de s’agenouiller mais pas mal au cœur d’en manquer / Celui qui dit hello les enfants à la sainte Trinité quand il se pointe à l’office du matin qu’il célèbre en sautillant à la manière typique du cureton Maximilien-Marie du Sacré-Cœur dit aussi Frère Lapin / Celle qui regrette d'avouer au Seigneur qu'elle est déjà fiancée à Fernand / Ceux qui tels Voltaire affirment que le Paradis terrestre se trouve où il sont, etc.

    Peinture: Cuno Amiet

  • La Fée Valse on the blog

    Merci à Gilberte Favre pour son évocation de mon livre sur son blog de 24 Heures.


    La Fée Valse ne serait peut-être pas née sans elle. L. est la «bonne amie» (l'épouse) à qui Jean-Louis Kuffer dédie son dernier livre.

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    Que cela soit sous la forme d’un poème en prose ou d’une note philosophique, ce livre virevolte sur le continent Amour. Corinna Bille l’aurait aimé pour son univers parfois baroque.
    En bon épicurien, le romancier et chroniqueur littéraire nous conte quelques-uns de ses fantasmes sur le mode poétique. Rabelais, «le premier saint poète de la langue française», n’est pas loin…


    Du ciel...

    Désirade28.JPGMais avant tout, de son Paradis au-dessus de Montreux, JLK est particulièrement bien placé pour observer le ciel (qu’il sait aussi photographier) dans toutes ses formes et nuances. Les soubresauts de la planète ne le laissent pas indifférent pour autant. «Non, je ne vois aucune beauté dans la guerre, nulle ruine ne sera chantée…» écrit-il ayant discerné dans un ciel pur «des faucons assassins». Mais où donc ? Les lieux potentiels, en 2017, ne manquent pas.
    Ailleurs, c’est «le ciel des jardins de Cracovie» qui apparaît et nous voilà cette fois dans le registre de la tendresse à l'état pur. «Tu me montrais le vol des oiseaux migrateurs, nous avons marché sans parler en nous souriant sans nous regarder.»
    Rêves et souvenirs se chevauchent tout naturellement avec leur lot de coquineries et d'interrogations.
    ...au frère mystérieux

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    Ce livre est à la fois léger et profond. Nous interpelle ce frère «mystérieux» que l’auteur associe à un «paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre…»
    Serait-il «ce personnage à manteau noir» qu’il voit s’en aller «là-bas, sur la rive du lac» et qui lui fait signe même s'il repose au jardin du souvenir ?
    Nous émeut aussi le texte final intitulé «Notre secret» dédié à L. dont les yeux l'éclairent.
    Il voulait son livre «joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique». Jean-Louis Kuffer a réussi son pari. A ces adjectifs, j’en ajoute un autre: «pudique».


    JLK a écrit La Fée Valse d’une plume élégante, conciliant humour et humanité, deux mots qui vont bien ensemble.


    zaech-oct.16460 2.jpgDessin original de Stéphane Zaech.


    La Fée Valse, Editions de l’Aire, 155 pages, de la collection Métaphores dirigée par Xochitl Borel et Arthur Billerey; dessin original de Stéphane Zaech.


    Voir aussi le blog de l'écrivain: http://carnetsdejlk.hautetfort.com


    Blog de Gilberte Favre
    http://itineraires.blog.24heures.ch/

  • La Fée Valse danse avec les mots

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    Où le maestro Sergio Belluz, baritone drammatico et fabuliste polygraphomane, se fait le chantre spontané de La Fée Valse...  

     

    Dans les quelques cent-trente pièces facétieuses et virtuoses de ce recueil savoureux qu’est La Fée Valse (Vevey : L’Aire, 2017), c’est tout l’humour, toute la fantaisie, et toute l’oreille de Jean-Louis Kuffer qui s’en donnent à cœur joie – un livre que l’OULIPO de Raymond Queneau aurait immédiatement revendiqué comme une suite d’Exercices de style amoureux, tout comme il aurait réclamé à hauts cris la publication urgente et salutaire des fameux "Ceux qui" – « Celui qui se débat dans l’absence de débat / Celle qui mène le débat dans son jacuzzi où elle a réuni divers pipoles / Ceux qui font débat d’un peu tout mais plus volontiers de rien / Celui qui ne trouve plus à parler qu’à son Rottweiler Jean-Paul / Celle qui estime qu’un entretien vaut mieux que deux tu l’auras... » – que l’auteur dispense de manière irresponsable sur des réseaux sociaux complaisants, sans mesurer les risques de mourir de rire (l’Office fédéral des assurances sociales s’inquiète).
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    Une des pièces, Kaleidoscope, explique bien l’esthétique du livre : « Quand j’étais môme je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde ».

    Fellini.JPGLa Fée Valse, c’est d’abord un amusant portrait fellinien de nos grandeurs et de nos petitesses amoureuses, de nos fantasmes et de nos regrets, qui joue sur l’alternances des narrations, sur l’accumulation des pastiches, sur le jeu des registres de langue, sur les sonorités, sur les cocasseries des noms propres et sur les références autant littéraires que populaires : « C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn. Je les ai surpris à la pause dans une clairière : on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part » (Lesbos)

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    On y joue sur les mots, bien sûr : « Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage» (Le Bouc)

    On y prépare aussi des chutes hilarantes par la transition brusque entre une tirade en forme de poncif qui termine par un particularisme terre-à-terre, comme dans En coulisses : « Je sais bien que les tableaux du sieur Degas ont quelque chose d’assez émoustillant, mais faut jamais oublier les odeurs de pied et la poussière en suspens qu’il y a là derrière, enfin je ne crois pas la trahir en précisant que Fernande n’aime faire ça que sous le drap et qu’en tant que pompier de l’Opéra j’ai ma dignité » ou comme dans Travesti : « Que le Seigneur me change en truie si ce ne sont point là des rejetons de Sodome !’ , s’était exclamée Mademoiselle du Pontet de sous-Garde en se levant brusquement de sa chaise après le baiser à la Belle au bois dormant qu’avaient échangé sur scène le ravissant petit Renne et Vaillant Castor l’éphèbe au poil noir. »

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    On s’amuse des conformismes et des jargons de certains milieux : « ...Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination dont procède la série radicale des Fragments d’ossuaire que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers... » (Arte povera)

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    En passant, on récrit Proust façon XXIe siècle, comme dans Café littéraire – « C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de choeurs teutons. » – et on évoque Foucault – « Sa façon de feindre la domination sur les moins friqués de la grande banlieue, puis de renverser tout à coup le rapport et de trouver à chaque fois un nouveau symbole de soumission, nous a énormément amené au niveau des discussions de groupe, sans compter le pacson de ses royalties qu’il faisait verser par ses éditeurs à la cellule de solidarité. »

    Aiguilleuses.jpgUne suite d’hilarants jeux de rôles, superbement écrits, qu’on verrait bien joués sur scène, tant l’auteur sait capter et retranscrire en virtuose les sonorités du verbiage contemporain, avec ses mélancolies et ses ambiguïtés, aussi : « Le voyeur ne se reproche rien pour autant, il y a en lui trop de dépit, mais il se promet à l’instant que, demain soir, il reprendra la lecture à sa vieille locataire aveugle qui lui dit, comme ça, que de l’écouter lire la fait jouir » (Confusion)

    Vous êtes libre, ce soir ?

     

    Sergio-Belluz-Portrait-par-Wollodja-Jentsch-1.jpgCe texte a été copié/collé à sa source, à l'enseigne de Sergiobelluz.com.

    zaech-oct.16460 2.jpgLe dessin original illustrant La Fée Valse est de la main d l'artiste Stéphane Zaech. L'image illustrant  Kaléidoscope est signée Philip Seelen. Le joueur de flipper est une oeuvre de Joseph Czapski.

  • Le squatter

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    … Au terme de sa réunion de crise liée à l’occupation illégale de l’immeuble dit Les Bleuets par le dernier irréductible de la communauté dite Anarchie Vaincra, le Conseil d’Etat s’est décidé, tous partis confondus, à déloger sans délai, avec l’appui des sections de sécurité s’il le faut, le sieur Kevin Dulaurier barricadé dans le bâtiment, étant entendu qu’un précédent ne saurait être toléré dans notre ville par ailleurs ouverte à la Culture et à la Convivialité…


    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui pètent les plombs

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    Celui qui fracasse son laptop dont la boîte à messages ne répond plus / Celle qui renonce à ses périodes de méditation créatrice / Ceux qui se demandent comment en finir avec le mobbeur en chef de l’Entreprise / Celui que stupéfie la dextérité avec laquelle son épouse Béatrix règle en mode économie le climatiseur avant de déclencher le volet automatique d’aération du garage / Celle qui se tient aux commandes de son 4x4 Honda comme s’il s’agissait d’un B52 / Ceux qui ne supportent plus de voir leurs sept enfants dîner avec leurs casques audio / Celui qui gère la toilette intime des paraplégique de la Clinique du Futur / Celle qui constate que son compte en banque fond à proportion inverse de la propension ambulatoire de Raoul qu’elle estime un faux chômeur typique sans oser le lui dire à cause de son Browning / Ceux qui ne communiquent plus que par notes écrites / Celui qui préférerait la prison à un divorce en bonne et due forme qui lui coûterait un max / Celle dont le bec matinal a le mordant d’un décapsuleur / Ceux qui ont conscience de vivre dans un complexe immobilier spécialement prévu pour l’agrément des cadres supérieurs et en conçoivent une dépression de nature complexe voire supérieure / Celui qui compare la disposition des jardins du complexe immobilier à un ratodrome / Celle qui développe secrètement le syndrome de la tueuse d’enfants en garderie / Ceux qui ont appris à mettre les objets hors circuit sur simple injonction mentale / Celui qui a dissimulé le paquet de chevrotine au fond de son placard de la salle des maîtres / Celle qui rêve d’un geste déplacé du prof de sport qu’elle puisse enfin casser définitivement / Ceux qui s’efforcent de ne plus obéir à la logique du mieux offrant pour retrouver le sentiment grisant de la liberté de consommer en grande surface / Celui qui se pend juste après s’être surpris à trouver paradisiaque l’hôtel Le Paradis de Lanzarote où il gagné une semaine de séjour au jeu du Coup de Chance / Celle qui remarque les pieds nus du pendu à la fenêtre du studio voisin de l’hôtel Le Paradis dont le silence sonore des couloirs l’effraie depuis son arrivée avec sa brute de Bulgare plein aux as / Ceux dont les servomécanisme intégrés se dérèglent les nuits d’orage / Celle qui pose au cours de sculpture du fils McPherson sans se douter qu’il l’a désignée comme victime sacrificielle à son dieu Jugula très avide de sang / Ceux qui ont tout fait pour refouler leurs pulsions autodestructrices sans se douter qu’ils disparaîtraient dans un tsunami fatal à beaucoup de leurs congénères qui hier encore positivaient à mort, etc.

    Image:Philip Seelen

  • Dispositif

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    …Tout à droite c’est le téléphone rouge, Monsieur le Président, vous savez ce que ça veut dire : le téléphone rouge sera toujours le téléphone rouge, que vous utilisez AVANT, et ce n’est donc qu’APRÈS que vous utilisez le téléphone noir, dont la couleur dit ce qu’elle veut dire, pour vérifier que l’usage du téléphone rouge a formellement justifié celui du téléphone  noir - et quant à l’audiophone que vous voyez là, c’est juste pour l’ambiance, disons : Dolly Parton ou Johnny Cash…

     

    Image : Philip Seelen

  • La dernière transe de Charles-Albert

    littérature
    Ce jour des morts, je repensais à la dernière visite de Georges Haldas à Charles-Albert Cingria, telle qu'il me l'a racontée l'autre jour. Entretemps, j'ai retrouvé par hasard ce poème du Couteau dans la plaie qui l'évoque également.


    PETIT ADIEU A
    CHARLES-ALBERT CINGRIA


    Je t'ai vu sous un masque
    assez triste
    et c'est cela la mort
    ce noir passage
    Hier encore tu faisais
    sur la Suisse et la vie
    des mots légers
    vertigineux
    parlant de la frontière
    des beautés d'Annemasse
    avec son air miteux
    de quatorze juillet
    criblé par le soupir des gares
    Et la campagne aussi
    te retenait longtemps
    avec ses beaux raisins
    son coeur lointain qui bat
    sous les feux de l'automne
    Toi qui aimais la vie
    les gares et les locomotives
    et avais l'ironie
    d'un monarque enfantin
    Te voilà bien sombre
    allongé aujourd'hui
    pour une longue nuit
    avec un air énigmatique
    de Cromwell fatigué
    G.H.

    Cela se passe donc en août 1954. Il fait, à Genève, une chaleur étouffante. Haldas est accompagné de son ami Walter Weideli. Dans la crypte de Saint-Joseph, Cingria repose les mains jointes sur la poitrine, l’air monumental, comme sculpté dans le marbre. Or, ils le regardent en silence depuis un long moment, quand le mort se met à remuer: à la stupéfaction des deux compères, il tremble de tout son long. Sont-ils victimes d'une double hallucination ? Ou bien y aurait-il du miracle dans l'air ? Weideli, un grand diable sec à l'âme de mécréant, se penche sur le cercueil pour en avoir le coeur net; et le gisant de frémir une fois encore comme une larve d'insecte cherchant à se dégager de sa chrysalide. Alors Haldas de filer à la recherche du sacristain, qui s'en vient bientôt rassurer les deux effarés, jurant ses grands dieux que le mort l'est bel et bien, mais qu'il subit pour l'instant des pertes d'eau. A cet effet, une cuvette repose d'ailleurs sous le catafalque.

    (2 novembre 1973)


    C'est à Cingria que je suis redevable d'avoir un jour accédé à mes propres musiques; et maintenant encore je n'ai qu'à lire telle ou telle de ses phrases pour réintégrer aussitôt mon état chantant:
    “Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche”.
    Il y a là bien plus que de la fantaisie ou que de ce plaisant farfelu qu'on salue d'un air amusé: toute une formidable énergie poétique qui fuse du tréfonds.

    littérature
    Avec Charles-Albert on se sent au matin de la Création: partout on est chez soi et comme délivré du temps, au présent absolu. C'est une joie, ou plutôt c'est une jubilation, comme une joie mise à bouillir, et c'est un chant qui répand en nous sa jouvence.
    S'il ne parle à peu près jamais du mal courant dans le monde ni ne se plaint non plus de ses pauvres maux, ce n'est pas qu'il s'aveugle ou que les tribulations lui soient épargnées, mais c'est que la célébration le requiert avant tout, et le lui reprocher serait aussi vain que de faire grief à Job de n'être pas le Psalmiste.
    Or il me suffit de regarder une phrase de Cingria pour me sentir mieux. Il en va comme d'une idée d'apéritif ou de bain turc - rien que de voir ces mots écrits me fait du bien:
    “Et ensuite ? Ensuite il se passe que le terrain se refait plat, et l'on remonte sur son engin. Il n'y a plus dès lors d'obstacle à faire une moyenne, fort agréable vitesse. On dépasse une gendarmerie, on dépasse un élevage de chiens, quelques cloches à melon qui luisent noblement dans le soleil de cinq heures. Et puis il y a une descente, jusqu'à un torrent et un pont. Je crois que c'est une frontière de rossignols, cet endroit, car on ne peut s'empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d'oiseaux si impressionnant.”

    medium_Passions.jpgCette évocation est extraite des Passions Partagées, recueil de carnets paru en 2004.

  • Paris la nuit

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    Noctambule errance. - Après l’heure du dernier métro, quand il n’y a plus dans les cafés que des traînées de sciure et de vagues ombres vertes au fond des miroirs, Paris devient comme un théâtre de songes, et je m'en vais suivant mon pas qui ne sait, pas plus que moi,  où il va...
    Ce soir, la lune à peu près pleine roule au-dessus des toits en créneaux de Montmartre. De rares passants vont leur chemin tandis que je dévale la rue Fontaine avec des idées de marche à n’en plus finir.

    Le long d’une venelle déserte, mon pas résonne jusqu’au dernier étage où s’aperçoit encore, tamisé par un rayon malingre, le quinquet de l’étudiant, des amants insatiables ou du vieil insomniaque. Et ainsi, de loin en loin, mon pas solitaire fait se lever les chers vieux clichés de la vie de bohème.


    2014-15-bohem-095_copier-770x512.jpgPoésie sous les toits. - Un soir qu’il neigeait, je fus ainsi Rodolphe à la Barrière d’Enfer, et déjà je savais que Mimi la douce ne passerait pas l’hiver avec sa toux de misère. C’était triste à languir, mais que serait l’amour sans la mélancolie, et les airs de Puccini me revenaient, dont je sais toutes les voix par cœur...



    nuit_d_automne_rue_de_bievre_1392496_18.jpgPar les rues des maisons. - Une autre fois, m’étant attardé dans un square de Ménilmontant avec un volume des Hommes de bonne volonté, je me transformai en chacun de ses personnages, et je fus donc l’apprenti Wazemmes qui rejoint, à la brune, l’espèce de grue dont la vocation spéciale semble de le déniaiser; ou c'était un des quatre jeudis sans heures  et je fus le poulbot Bastide qui traverse tout son quartier à la poursuite de son cerceau - puis je fus le député Gurau à l’instant où il rejoint sa théâtreuse, je fus le marquis de Saint-Papoul ou Jerphanion le socialo, je fus le chien Macaire et je fus Quinette, le Landru de la bande qui s’en va dans les brumes du canal Saint-Martin cher à Maigret - et maintenant je m’imagine dans la peau d’ours de celui-ci passant de maison en maison et de secret en secret...

  • Ceux qui ne manquent pas d'air

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    Celui qui dit tout haut ce qu'il croit que les masses pensent tout bas / Celle qui affirme qu'avoir quelque argent donne des droits / Ceux qui estiment que les éoliennes c'est du vent / Celui qui réserve ses attaques les plus virulentes contre le médias aux tabloïds encore près du peuple / Celle qui a un coeur de pierre dans son poumon d'acier / Ceux qui sont à l'écoute de leur coffre-fort / Celui qui ouvre son parachute doré dans le trou d'air de la nouvelle crise qu'il avait prédit vu que c'est un expert / Celle qui espère que Donald Trump et son équipe finiront le boulot avec tous ces criminels à nez crochus genre juifs musulmans sûrement communistes / Ceux qui en reviennent aux fondamentaux des classes de  neige et autres colos / Celui qui a des opinions tranchées sur les livres qu’il ne lit pas / Celle qui milite pour la professionnalisation des caresseuses et caresseurs éthiques / Ceux qui prônent l’autogestion des garderies de vieillards / Celui qui en appelle à une pornographie responsable et pédagogique / Celle qui opte pour la double pénétration spirituelle / Ceux qui restent ZEN en plein gang bang suisse allemand / Celui qu’on dit le Père Teresa des anciens beatniks de Goa et environs/ Celle qui accompagne sa sœur aveugle chez le marabout manchot / Ceux qui voient un bon placement dans l’adoption des enfants non désirés / Celui qui s’écrase sur le macadam faute d’avoir eu le temps d’ouvrir son parachute doré / Celle qui constate que la libido du banquier sans visage n’est pas top / Ceux qui disent aux Anglais de tirer leur coup les premiers / Celui qui réclame la concrétisation de la solidarité et du profit zéro avant de remarquer que le caviar de ce midi n’a pas la fraîcheur désirée en haut lieu / Celle qu’on dit l’icône du silicone / Ceux qui te taxent de cryptocommunisme parce que tu te demandes encore QUE FAIRE ? comme le Russe Vladimir Illitch Oulianov dit Lénine en 1902 / Celui qui se sent vraiment lui-même en savourant son Coca Light comme la miss de la pub / Celle qui sublime la malbaise en crochetant des napperons / Ceux qui partagent l’opinion de l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline (1883-1961) selon lequel "l’enfer est né d’une indiscrétion" / Celle qui se dit rebelle dans sa robe de soie sauvage griffée Rykiel / Ceux qui estiment tranquillement que « les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés », comme le pensait La Bruyère / Celui qui pourrait avoir signé cette réflexion selon laquelle « la rébellion c’est l’école des sentiers battus qui se prend pour le chemin des écoliers » et qui n’est pas de Vialatte alors devinez de qui les malins / Celle qui n’en a rien à souder de la constante intimidation que lui fait subir son beauf en matière d’art contemporain et de théâtre de rue alors que ce blaireau ignore tout de la Physique des trous noirs et des vendanges tardives / Ceux dont la culture du Moi n’a d’égale que la mentalité fileuse et frileuse voire filandreuse du ver à soie, etc. 

    Image : Philip Seelen

  • Pour tout dire (95)

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    À propos du TOUT DIRE de la poésie. D'un printemps éternel qui ne rime pas qu'en vers. Quand Yves Bonnefoy prend Shakespeare au mot. Que je ne suis jamais arrivé à mémoriser un seul poème de Jacques Chessex. Houellebecq ou la possibilité d'une lueur poétique dans le chaos, etc.


    Après la journée mondiale de la Femme, voici fleurir le Printemps de la poésie. À quoi cela rime-t-il ? À faire semblant, pour beaucoup, de s'intéresser à un genre littéraire dont, croit-on, tout le monde se fout ? Mais qui dit cela sinon ceux qui, de fait, n'ont de la poésie qu'une idée toute faite.
    Moi la poésie, depuis mes douze ou treize ans, et jusqu'à maintenant, je l'ai toujours considérée comme une espèce d'île au trésor, dont je savais qu'elle existait mais ou je ne revenais que de loin en loin, comme si je me gênais d'en abuser.

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    Entre douze et quinze ans, j'ai mémorisé des milliers de vers sans y être obligé par l'école ni par aucune tradition familiale ou sociale, juste pour retenir des mots qui sonnaient juste en moi, durs ou tendre, du Baudelaire baroque ou du limpide Verlaine, du tendre Musset ou du cristallin Rimbaud. Un poème existait à mes yeux pour peu qu'il pût être mémorisé, qu'il fût du vieil Hugo ou du jeune Apollinaire, d'Aragon dans ses bons moments ou de Nerval en retour amont. Sur quoi j'ai tout oublié...

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    Or lisant ce matin les réflexions d'Yves Bonnefoy sur Shakespeare, qu'il a connu et reconnu pour l'avoir traduit, je me disais que cette approche sans pareille de la poésie à la fois savante et simplissime d'une œuvre dégagée de la gangue première de la forme formelle des sonnets, pour s'ouvrir à l' immensité du poème de scène adressé à tous, racontait en somme le voyage à travers le temps de la poésie, de l'oral partage au cabinet du lettré et des corsets de la forme à un retour à la nudité - encore que tout ça se discute ...
    Yves Bonnefoy, de même que Michel Houellebecq, qui ne se sont pas concertés à ma connaissance (!) disent à peu près la même chose de la poésie, qui est en somme le dépassement du discours raisonné par un plus grand langage oublié ou peut-être à venir ? Il en va de l'affectif et de l'utopie. Homère me parle à travers l'Ulysse de Shakespeare que relit Bonnefoy. L'Italie de Roméo m'est expliquée par un Angliche rompant avec le mensonge romantique de la poésie maniériste.

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    Mais qu'est-ce, au fond, que la poésie ?
    À propos de Shakespeare, Yves Bonnefoy parle d'un "événement dans les mots" qui va bien au-delà du discours dramatique captant l'attention du spectateur: "Cet événement des mots, dans chaque mot, dans la mise en question de cela même que ce mot pourrait sembler vouloir dire" et cela "par la transgression des concepts " et par "un afflux d'intuitions immaîtrisées ou même inconscientes"...
    Bonnefoy parle magistralement de la contrainte de la forme qui, chez le tempêtueux Shakespeare, peut constituer un appauvrissement, comme dans les sonnets, et de cet autre corset que constitue, à la bascule du Moyen Âge et de la Renaissance, l'idéologie religieuse structurant l'ordre du monde, dont Hamlet voit la fissure profonde. "Le grand écrivain, relève alors Bonnefoy, est celui qui sent fléchir cette foi dans le sens du monde qui assure à la société sa survie sinon son bonheur ; celui qui fait de cette syncope son seul souci, dont la monotonie même, qu'il ne craint pas, lui permet d'embrasser l'immense diversité des situations et des êtres".

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    Dans ses diverses Interventions, Michel Houellebecq, qui fut d'abord poète avant sa célébrité de romancier, s'appuyant à la fois sur les écrits théoriques de Jean Cohen, auteur de Structures du langage poétique et du Haut langage, et sur sa pratique personnelle, notait que "la poésie est le moyen le plus naturel de traduire l'intuition pure d'un instant", non sans relever le caractère a-logique de la poésie et la rupture qu'elle opère en redonnant une vibration originelle aux mots, à la fois musicale et émotionnelle. Jean Cohen voit dans la poésie "le chant du signifié" et j'ajouterai que cette incantation parfois proche du cri ou de la lamentation use d'un mot pour un autre jusqu'au délire, sinon à l'écriture automatique.

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    Le poète Antonio Rodriguez m'ayant invité, à l'enseigne du Printemps de la poésie, a une rencontre consacrée à l'œuvre poétique de Jacques Chessex, je lui ai objecté qu'à mes yeux le meilleur de la poésie de Maître Jacques se trouvait dans ses proses, ses récits et ses nouvelles, alors que ses vers me paraissent trop souvent "voulus poétiques" et péchant par excès de rhétorique, au détriment de la musique et du sentiment pur. Or j'attends des étudiants qu'ils me prennent en défaut, tout en me rappelant que jamais je n'aurai mémorisé un seul poème de Chessex, alors que j’en savais plusieurs par coeur du très mémorable Jean-Pierre Schlunegger ou du sombre Francis Giauque. Cependant j'irai à cette réunion prochaine car l'œuvre de Jacques Chessex relève bel et bien de la poésie en de multiples pages, comme celles de Gustave Roud et de Charles-Albert Cingria, lesquels n'écrivirent jamais ce qu'on appelle des vers finissant par ce qu'on appelle des rimes, etc.

  • Ceux qui s'envoient des fleurs puantes

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    Celui qui se flatte de ses flatulences / Celle qui se remercie d'exister non mais vraiment chou tu m’épates/ Ceux qui invitent l'Arabie saoudite à goûter leurs petits fours démocrates / Celui qui affirme qu'il y a un lien caché entre Jeanne d'Arc et François Fillon qui entend des voix courtoises sur Radio Sens Commun / Celle qui est si contente de son pudding qu'elle le montre sur Instagram / Ceux qui déroulent un tapis de roses verbales sous les chenilles de leurs tanks / Celui qui trouve le national-socialisme plus franc que le social-nationalisme / Celle qui félicite les Suisses pour leur beau pays qu'on sent qu'ils ont bien travaillé / Ceux qui remercient leurs fidèles employés au propre et au figuré / Celui qui lance une fleur en béton à la patronne du chantier / Celle qui caresse le membre d'honneur dans le sens du poil / Ceux qui voient le mâle partout quand ils déplacent le débat dans les vestiaires / Celui qui remercie Dieu d'avoir fait le monde comme il est même avec tous ces noirs vu qu'ils peuvent servir / Celle qui lance une œillade au bel étalon souverainiste qui en a plus que les socialopes du Midi-Libre / Ceux qui se demandent si les débats politiques des Lettons et des Lapons sont aussi vides et nuls que ceux de la France hollandaise crypto-masochiste par réalisme libéral de gauche populiste, etc.

    Image: Michael Sowa.

  • Mémoire vive (107)

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    Ce 1er janvier 2017.- Me réveille sur la réalité des bilans. Or je me dis ce matin, après avoir classé la trentaine de grands cahiers chinois dans lesquels j'ai collé tous mes papiers depuis 1969, et repris hier soir la centaine de carnets aquarellés de mon Journal, que celui-ci est devenu aussi pléthorique que celui d'Amiel, avec d'égales qualités de porosité et d'expression. En 2016, j'aurai rédigé quelque 300 pages, à quoi s'ajoutent les 300 pages de ma nouvelle série de Pour tout dire.

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    Sur dix ans j'aurai bien écrit 2000 à 3000 pages de ce Journal, et sur 20 ans cela devrait en faire le double ; et comme je rédige ces carnets depuis 1965, de manière sporadique, et quasi quotidienne depuis 1975, dactylographiés depuis le début des années 80, l'ensemble doit approcher des 10.000 pages du Journal d'Amiel avec quelque chose des Riches Heures dans la présentation que n'a pas le manuscrit du cher diariste puisque mes carnets sont bonnement enluminés d'images et de peintures. Or je ne me flatte pas plus qu'un pommier qui compterait ses cinquante saisons de pommes mûries et tombées ou cueillies: je constate.

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    J’arrive au bout de mes classements et de l’inventaire de la partie (principale) de mon fonds que je transmettrai sous peu aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale, et j’en suis à la fois soulagé et un peu sonné.

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    Cet exercice m’a aidé à évaluer le chemin parcouru, ses acquis et ses impasses ou ses lacunes paresseuses, tout en me donnant un nouvel élan pour la « suite », si tant est que suite il y ait vu ma santé un peu chancelante, mon souffle raccourci et mes jambes douloureuses, mes problèmes d’oreille interne et autres désagréments de carcasse...

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    Citations relevées dans mes carnets :

    De Vassily Rozanov : «  L’essentiel, c’est tout simplement la réalité ».

    De Karl Kraus : « Dans un vrai portrait, on doit reconnaître quel peintre il représente ».

    De Paul Claudel : « L’esprit, avec un spasme mortel, jette la parole hors de lui ».

    De Sénèque. « C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité ».

    De Georges Bataille. « Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété ». Ou ceci encore : « Orestie, rosée du ciel, cornemuse de la vie ».

    Ou de Francis Bacon : « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence ».

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    Chessex75.JPGJ’ai retrouvé ce soir, dans le tapuscrit de mes carnets de l’année 2000, la chronique assassine que Jacques Chessex a publiée dans L’Hebdo après la parution de L’Ambassade du papillon, où il ne dit d’ailleurs pas un mot du livre qui a provoqué sa fureur. L’abjection particulière de cette chronique de délateur tient à son amorce, tirant prétexte de critiques que j’ai formulées à propos d’un livre d’Etienne Barilier, qu’il a toujours détesté. Comment quoi, ce minable de JLK osait s’en pendre à l’admirable Barilier, etc. Et de me cracher dessus, détaillant la nullité de mes livres récents, et d’en appeler clairement à mon interdiction professionnelle, lui qui m’a sacré un jour le meilleur chroniqueur littéraire de ce pays en me priant de présenter son œuvre à la Bibliothèque nationale à l’occasion de la remise de son fonds aux Archives littéraires suisses…

    Et dire que j’ai continué à lire et à défendre les livres de ce sale type qui a encensé Le viol de l’ange en le déclarant « un livre fondateur », pour se rétracter dès la parution des premier papiers louangeurs consacrés à ce roman et se mettre à le démolir un peu partout sans vergogne – et de me traiter en même temps, auprès de nos proches, de Iago « traître à l’amitié ; et dire que j’ai passé sur cette incroyable vilenie et cette volonté publique de me tuer après m’avoir couvert d’éloges en privé.

    Hélas, ou tant mieux, je suis comme ça : je pardonne. En ce qui me concerne, je me pardonne moins que j’oublie. En ce qui concerne les autres, je n’oublie rien mais je pardonne.

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    La grande leçon, somme toute chrétienne, de Shakespeare, est le pardon.

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    Que font, hors champ, ceux et celles qui s’exhibent sur les sites de la Toile ouverts aux webcams ? Je me le demande, comme je me demande ce qui motive les followers à courir après les « stars » des réseaux sociaux ne faisant que se montrer, à grand renfort de selfies, sans rien proposer d’autre que leurs grimaces ou leurs anatomies plus ou moins avantageuses. À ce propos, je viens de regarder le premier épisode d’une série consacrée aux menées d’un certain Cameron Dallas, jeune imbécile à jolie frimousse qui déplace des foules en ne faisant que diffuser des images de sa vie de nul soutenu à fond par sa mère et sa sœur – tout cela à suivre de près, n’est-ce pas…  

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    Dillard.jpgLa lecture des phrases d’Annie Dillard me fait du bien, que ce soit dans Les vivants, mon grand livre de ce début d’année, dans Pèlerinage à Tinker Creek que j’ai repris hier, ou dans ses réflexions sur l’écriture d’En vivant en écrivant, qui traite le sujet de façon tout à fait originale, à la fois tâtonnante et réaliste.

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    Revenant ce matin à La Face sombre du Christ de Vassily Rozanov, et (re) lisant la longue préface-essai de Czapski, je me dis qu’il faudrait que je rédige à mon tour un texte un peu circonstancié sur ce qui m’a immédiatement touché dans l’écriture de Rozanov, dès que celui-ci me fut révélé par Dimitri (« Je vais vous donner un livre écrit pour vous », me dit-il ce soir-là), et pourquoi je n’ai cessé d’y revenir, à travers les années, tout en faisant de mieux en mieux la part de l’idéologie dans ses écrits.    

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    J’ai découvert ce matin le monde enchanteur ( !) de la star de la téléréalité qui s’est fait agresser récemment : cette Kim Kardashian que ma bonne amie semble connaître depuis longtemps et à laquelle des voyous ont volé des bijoux pour je ne sais plus quel montant astronomique; et moi tout plouc je tombe des nues en me documentant sur divers sites de pipoles plus débiles les uns que les autres - mais telle est la réalité, n’est-ce pas, et je ferais bien de me tenir un peu plus au courant même si rien de tout ça ne m’étonne vraiment, etc.

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    Ce mercredi 11 janvier. - L'idée de concevoir une suite au Viol de l'ange m’est revenue ce matin avec une nouvelle intensité, relevant pour ainsi dire de l’évidence. Oui, je crois que c'est le moment de refermer la boucle, en reprenant mon thème initial de la virtualité et en le redéployant, après la destruction d'Alep, dans une nouvelle forme entée sur quatre saisons, la première étant celle d'une manière d'hiver nucléaire. Le Romancier aurait vieilli, son verbe se serait épuré, et la story se développerait en séquences imitant les épisodes des séries dont le romancier serait devenu un consommateur friand, qui s'exprimerait par la voix de l'observateur, à celui-ci s’ajoutant une quantité de nouveau personnages, etc.

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    Notre vie est peu de chose, pourrait-on dire, et de plus en plus l’âge venant, et pourtant c’est énorme : non seulement c’est tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes mais tout ce que nous deviendrons, etc.

    Toute ma vie, et d’autres vies parallèles, possibles ou interrompues, me sont réapparues en brassant les papiers de cinquante ans d’existence à la fois irrégulière et suivant une ligne continue, conduite par une espèce d’instinct et d’ « illusion vitale », selon l’expression d’Ibsen.  

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    La suite de mon travail, et d'abord par le roman, sera une quête intensive de réalité - et de toute la réalité.

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    5d03f944abe32f5be21a1b522a99a521.jpgLa pénétration psychologique de Shakespeare est vraiment incomparable, et son humour plus surprenant encore, me disais-je hier après avoir vu Tout est bien qui finit bien, dont la structure même de l'intrigue est d'une folle malice. De surcroît je saisis mieux le sens de la licence poétique qui fait, comme dans le Songe ou Athènes voisine avec les forêts d'Alice au pays des merveilles, les Ardennes bleues de Rimbaud faire écho à la Grèce de Goethe, etc.

     

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    Les réflexions d’Annie Dillard dans En vivant en écrivant (The writing life) sont à la fois limpides et comme nimbées de mystère, voire parfois d’obscurité, tout à fait en consonance avec l’obscure clarté de certaine Remarques de Wittgenstein – comme s’il était impossible, voire illusoire, de dire ce qui doit être dit à cet égard, et plus encore de l’écrire. 

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    TCHEKHOV.jpgLa lecture des lettres de Tchékhov, autant que celle de ses récits, me ramène à ma vraie base, qui est réaliste et poétique, mais sans rhétorique forcée.

     

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    Il en va de Cymbeline comme de Périclès, deux comédies-romances de Shakespeare de la dernière période, dont les canevas sont assez abracadabrants et qui nous prennent cependant par la gueule et réfractent la lumière d’une profonde et intemporelle vérité humaine, avec de magnifiques personnages auxquels René Girard, me semble-t-il, ne prête pas assez d’attention. J’étais parti avec la meilleure impression de ses approches de l’œuvre, mais au fur et à mesure que j’apprécie le détail de celle-ci, le côté systématique de la pensée de Girard me paraît perdre de sa force révélatrice, pour n’éclairer que l’aspect mimétique des relations entre les personnages, certes important mais pas toujours…  

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    Caricature.jpgCe qui me frappe le plus, dans le langage de Donald Trump, ou de Steve Bannnon, c’est sa vulgarité, l’aplomb gestuel avec lequel ils assènent leurs certitudes, et la grossièreté policée qu’ils exhalent sous leur clinquant de faux luxe.

    Les premiers décrets de l’ubuesque Donald Trump sont hallucinants et aussitôt contestés dans le monde entier. Ceux qui n’y croyaient pas sont priés de le constater : les promesses de ce démagogue n’étaient pas en l’air puisqu’il en applique les premières décisions avant même que de disposer d’un gouvernement. Ce type est un fou dangereux, mais probablement un colosse aux pieds d’argile, à l’image d’un empire en voie d’effondrement sous l’effet de la fameuse hybris. Or ce délire me rappelle les prédictions de Witkiewicz par son énormité même. S’il n’avait pas prévu l’Internet ni la mondialisation de l’information, non plus que les réseaux sociaux, ce que Witkacy pressentait du nivellement de la nouvelle société, et du primat de la Technique, incitait déjà à l’extrapolation…  

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    L’analyse d’Alexandre Adler, ou plus exactement son évocation des sources du populisme américain et de l’évolution de la gauche aux Etats-Unis, après que le parti communiste eut été sabordé par les Russes et les Français, est beaucoup moins percutante et pertinente à mes yeux que l’essai de Noam Chomsky sur les récurrences agressives de l’impérialisme américain, mais ce que prédit Adler, de manière plus précise, sur l’avenir possiblement explosif des relations liant les States au Mexique, après les premières déclarations outrageantes de Trump à l’encontre des Mexicains, est en revanche intéressant.

     

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    Les rodomontades de Donald Trump sont intéressantes, en cela qu’elles expriment tout haut, avec la muflerie désormais de mise, ce que pense ou ressent tout bas la populace, à ne pas confondre avec le ou les peuples. La distinction s’impose à cet égard, à laquelle j’ai consacré ma dernière réflexion de la série Pour tout dire.

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    16473501_10212032113985015_6424498375996383218_n.jpgJe regarde ce soir La Tempête. Je ne me souvenais pas de la ligne si pure de cette pièce, d’une simplicité parfaite. C’est le théâtre du monde résumé. En lisant le commentaire que lui consacre René Girard dans Les feux du désir, je souris tout de même. D’abord parce que le vieux maître se plante , confondant Trinculo et Stefano, et ensuite du fait que sa propension systématique à tout réduire au mécanisme mimétique le fait passer à côté de nombreux aspects de la pièce qui y échappent, à commencer par la simple love story de Miranda et de Fernando, ou aux composantes psychiques que représentent Ariel et Caliban par rapport à la complexion de Prospero.    

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    La présence réelle d’Annie Dillard, dans son écriture, de même que celle de Rozanov, se manifeste d’une façon presque physique, dans un temps qui leur est propre. Phénomène étrange, qui relève de la poésie et de la métaphysique.

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    16729220_10212113720825135_4463942655196388934_n.jpgÀ propos du pieux et pacifique Henry VI, l’idée me vient qu’il y a un noyau doux au cœur de la pensée de Shakespeare, qui touche à l’esprit évangélique le plus pur. Cela n’empêche pas le Good Will de montrer, n’était-ce que par défaut, l’incurie du roi et ses conséquences funestes - à son corps défendant.

     

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    Je souris en lisant ce qu’écrit Annie Dillard du jeune étudiant qui demande à un auteur en vue s’il pense qu’il pourrait être lui aussi un écrivain. Eh bien, répond l’auteur en vue, je ne sais pas, aimez-vous les phrases ? On imagine la surprise de l’étudiant, qui doit se demander quel rapport il y a avec sa propre question.

    Alors Dillard de conclure. « « À cause de sa jeunesse, il n’a pas encore compris que les poètes aiment la poésie et que les romanciers aiment les romans, alors que lui n’aime que le rôle de l’écrivain, sa propre image en chapeau ».

    Cette image du chapeau me faisant penser à ceux-là qui posent, en chapeau justement, à l’écrivain. Tout cela relevant de l’ambiance plus que de la chose…

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    Le roman comme suite du journal par d’autres moyens plus ouverts à la discussion. Le roman comme une dispute au sens ancien. Le roman comme une métaphore en mouvement. Le roman comme une exploration de la réalité multiple – on dira le multivers. Le roman comme une sonde virtuelle du numérique. Le roman comme un tour du monde autour de ma chambre. Le roman comme intégration et dépassement des autres genres, etc.

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    « Car la poésie est l’essentiel », écrivait Ramuz qui n’a composé qu’un recueil de vers. Mais n’est-il pas poète à sa façon, comme le furent un Charles-Albert Cingria ou un Gustave Roud ? Et Jacques Chessex est-il plus poète en vers que dans ses proses poétiques ou même que dans ses romans ? On ne dira pas que discuter du sexe des rimes est aussi oiseux que d’ergoter sur le sexe des anges, car la question mérite d’être examinée sous de multiples points de vue, exemples à l’appui, de Baudelaire à Michaux ou de Verlaine à Michel Houellebecq, etc.

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    Les frasques verbales de l’ubuesque nouveau président américain ont quelque chose de presque réjouisssant par leur outrecuidance à vue, illustrant sans masque ce qu’un François Fillon camoufle, plus classique, sous les apparences hypocrites de la vertu offusquée…

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    Nos vieiles carcasses grincent un peu, Lady L. a plus de peine que moi à supporter le froid et le gris, mais nous ne nous laissons pas abattre pour autant. Nos conversations de l’aube sur l’état du monde sont toujours bonne, elle reste pas mal scotchée à son smartphone mais à sa façon, comme elle a passé des heures à faire des patiences ou comme elle tricoterait si elle tricotait alors que le vieux sage égrène son chapelet devant sa case.

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    Le temps de la peinture oblige à un ralentissement salutaire. Pareil pour la poésie.

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    Ce dimanche 19 février. – On sent le printemps. Bonne odeur de cèdre mouillé autour du bain nordique. Parlé ce matin de Rush Limbaugh avec ma bonne amie. Elle m’évoque les clubs de milliardaires. Des gens prêts à investir des milliers de dollars pour accéder à de tels clubs. À mes yeux : pire que la misère…

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    Il y a, dans les menées de Donald Trump et de son entourage de milliardaires, un côté coup d’Etat des grandes entreprises qui semble inédit dans les annales de la ploutocratie mondiale, en tout cas sous son aspect de prétendue démocratie invoquant le peuple, insultant les médias et déformant les faits à sa guise.

     

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    Je vais tâcher de préciser tatôt, et notamment à propos de jacques Chessex dont on me demande de parler de la poésie, ce que me gêne et m’a toujours éloigné de ce qu’on pourrait dire le voulu poétique, dont procède toute une poésie contemporaine trop précieuse ou même trop prétentieuse à mon goût, trop stylée et trop restons-entre-nous ; je tâcherai de le dire en restant juste…

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    La publication des propos tenus par Donald Trump à la conférence de presse de l’autre jour, dans Le Temps, révèle, mot à mot, une pensée qu’on pourrait dire celle d’un ado énervé, incapable de finir ses phrases et de répondre de manière articulée aux questions qui lui sont posées. Et dire que cet abruti est appelé à diriger le pays le plus puissant du monde. C’est à la fois sidérant, comique et combien inquiétant aussi…

    Ce qui m’intéresse également fort, à propos du camelot de la maison-Blanche, c’est l’écho qu’il suscite en nos contrées, dans les milieux de l’UDC ou du PLR, dont les idiots utiles du néo-libéralisme rappellent un peu les chrétiens de gauche à l’égard du communisme, il y a quelques décennies, eux-même agissant comme si l’énergumène leur accordait une permission d’injurier ceux qu’ils appellent « les élites », auxquelles ils appartiennent, et les diabolique médias dont ils usent quand ça les arrange.

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    Songeant à la poésie, je me dis que la notion d’inspiration correspond bel et bien à une réalité, comme le relève Peter Sloterdijk sans donner, forcément, dans la mythologie romantique – de fait il y a là, dans l’ordre du verbe et de l’aura du langage, quelque chose qui dépasse l’atmosphère sentimentale du XIXe siècle, relevant du temps humain qui transcende cultures et individus.

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    L’actualité politique nous a passablement « scotchés » ces derniers temps, entre les dernières « sorties » de l’ubuesque pantin de la Maison-Blanche et le pauvre François Fillon dont la morgue méprisante n’a rien à envier au président amériain – tous deux représentant au plus haut degré le pire travers qui se puisse trouver chez un haute responsable politique, que les Grecs appelaient l’hubris et considéraient comme un si grave péché qu’elle pouvait être passible de peine de mort…  

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    Ce mardi 28 février. - La poésie, ou plus exactement ma poésie, et la peinture, ma peinture, m’attendent au coin du bois, et je pense à elles tout le temps sans leur accorder assez de mon énergie et de ma présence. Je me laisse trop souvent et facilement distraire par tout et n’importe quoi, mais je m’envais tâcher ces prochains temps de faire mieux revenant, joyeusmeent, à mon centre de gravité – gravitation allègre du mot pour un autre et de la couleur appariée.  

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  • Ceux qui sont en réunion

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    Celui qu’on sait en rendez-vous dans la maison du même nom / Celle qui se dit en conférence sans préciser qu’elle y est seule / Ceux qui sont en séance même que ça s’entend dans le couloir / Celui qui est inatteignable même par lui-même / Celle qui délègue la gestion de ses absences / Ceux qui ne reçoivent que sur rendez-vous reportés / Celui qui se recueille avant de manadger / Celle qui recule pour mieux se faire sauter / Ceux qui invoquent la crise pour justifier leurs bénéfices / Celui qui sort de son dernier divorce avec un parachute doré / Celle qui bivouaque dans son coffre-fort / Ceux qui se plaignent de gagner trop / Celui qui gagne à ne pas être connu / Celle qui possède un double de la clef des champs / Ceux qui infèrent de la Science que l’individuel existe puisque Vinteuil l’a modélisé / Celle qui décrie le sac vide du Moqueur / Ceux qui pensent que la prière est le langage dont use Dieu pour se célébrer Lui-même / Celui qui retrouve Bach au-delà du bruit de l'orchestre à 224 pieds bottés /Celle qui zone entre les parenthèses / Ceux qui savent la louche influence de Saturne / Celui qui a intégré le divin dans son organigramme / Celle qui ne spéculera pas sur les derniers mots de Spinoza / Celui qui défait les noeuds de son angoisse en recourant à d'anciennes formules chamaniques où dominent les consonnes / Celui qui se sait supérieur en abjection au cafard qu'il écrase d'un coup de talon distrait / Celle qui fait un retour à la nature dont elle connaît le taux de satruration en DDT / Ceux qui entendent encore au double sens d'entendre et de comprendre les clameurs des Malebolge de L'Enfer de Dante / Celui qui lit attentivement les journaux pour ne pas oublier l'état de la cata / Celle qui se défait peu à peu de sa chair ma chère / Ceux que les nouvelles Puissances ravissent, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui jargonnent

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    Celui qui relève la récurrence du connecteur et dans l'écriture du scripteur anonyme du tag et en infère une forte marque de sa subjectivité énonciative au niveau de la base textuelle genre langue de banlieue sensible  / Celle qui n'ose déléguer son récit de vie à un narrateur second de type intradiégétique et prend alors sur elle de risquer un JE ressortissant à la narration homodiégétique genre yaourt nature / Ceux qui conviennent au cours du colloque sur Ramuz que le rattachement du mot ruclon (en français avéré: décharge, lieu où l'on jette les ordures ménagères ou potagères) à une aire linguistique définie s'étend à l'énonciateur Bovard (le cantonnier) et, comme élément de connotation, devient un facteur d'ancrage énonciatif / Celui qui décrypte le niveau de consensus du sondage en modulation spontanée /Celle qui interagit dans le cadre des mouvances / Ceux qui décontextualisent les critères du relatif / Celui qui ne percute pas le concret du concept / Celle qui antagonise le moins possible même en termes de non-dit /Ceux qui estiment que Gide a sous-évalué la dimension du pacte narratif dans les transitions de Paludes /Celui qui oppose radicalement (Jean-Pa s'est toujours montré très radical dans ses approches intertextuelles) la pléthore du signifié chez Dante et l'économie du blanc dans l'Ecole du silence / Celui qui sécurise le débat en gérant les retombées / Celle qui externalise le produit coeur au plan sociétal / Ceux qui boostent le relationnel de leur réseau ludique,etc.

  • Jean Genet magnifié

     


    LittératureLittérature
    « Si vous savez fouiller dans l’ordure, que j’accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret, qui est la bonté » (Jean Genet)


    « La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’une pureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse », écrit Lydie Dattas au moment d’aborder la genèse du plus beau livre de Jean Genet, Miracle de la rose, constituant la transmutation poétique de son séjour au bagne d’enfants de Mettray.
    « Genet, poursuit Lydie Dattas, macérait en prison quand il apprit que le détenu de la cellule voisine avait été enfermé à Mettray à l’âge de douze ans. S’éprenant de l’ange de sa jeunesse il lui ouvrit les portes d’un second livre, Miracle de la rose. Plaçant celui-ci sous la garde de Saint-Just, il mit en exergue sa proclamation de dieu guillotiné : « Je défie qu’on m’arrache de cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux ». Puis à l’intérieur du reliquaire de son livre, enveloppé dans la panne de velours de ses mots, il déposa le plus tendre de son cœur. Se souvenant des grands marronniers de la Colonie, il recueillit leurs fleurs roses dans le tablier de ses phrases ».

    Littérature
    On a ici un échantillon de l’écriture de Lydie Dattas, qui recompose une saisissante figure de Genet dépouillé de ses oripeaux de poète maudit et de ressentimental retors pris quelque temps au piège d’une gloire équivoque et qui s’en dégagea finalement pour gagner son désert et rejoindre son idéal d’enfant perdu, résumé par le mot de bonté.
    Un Ange de Bonté, ce voyou sulfureux des lettres qui coupa de peu à la relégation perpétuelle et dont les livres célèbrent les vertus inversées de l’érotisme homosexuel, du vol et de la trahison ? Le paradoxe paraît énorme, et d’autant plus que l’officiante use souvent d’une rhétorique fleurant sa Légende dorée, mais le pari de cette interprétation se tient, qui révèle le Genet primordial, l’enfant abandonné par sa mère et puni par la société pour cela même, le gosse recueilli contre espèces sonnantes et rejeté une seconde fois par sa mère nourricière à l’âge de servir dans les fermes, le « petit délicat » à l’extrême sensibilité, l’adolescent angélique amoureux des prairies et du ciel, le Genet aux yeux couleur de myosotis chassé de son vert paradis d’Alligny et qui y reviendra de loin en loin, traînant partout cette nostalgie d’exilé qu’il sublimera en rendant aux plus démunis que lui ce qu’il n’a jamais reçu.
    En odeur de sainteté l’auteur de Pompes funèbres, de Querelle de Brest et du Balcon ? Ce n’est pas ce que prétend Lydie Dattas. Mais l’évidence n’est pas moins là que ses messes noires, de bars en bordels, et sa charge féroce de toutes les Institutions et Fonctions établies, du juge de Notre Dame-des-Fleurs aux hiérarques du Balcon, n’excluent en rien une part plus secrète et profonde du Genet lecteur de Dostoiëvski dont maints aveux illustrent une aspiration christique, et ses errances politiques participeront elles aussi de ce ralliement au dernier des parias, des Black Panthers au peuple palestinien.
    « Avec les Palestinien, relève Lydie Dattas, Genet crut trouver les pauvres de l’Evangile : si le royaume des cieux est l’endroit où sont accueillis les misérables de toute sorte, le bidonville en était peut-être l’antichambre ». Et l’auteur de rapporter cet épisode digne de Bernanos : « Un jour de ramadan, à Ajloun, Genet rencontra un jeune homme nommé Hamza, qui l’amena chez lui où il vivait avec sa mère, âgée d’une cinquantaine d’années. Le jeune homme présenta Genet : « C’est un ami, c’est un chrétien, mais il ne croit pas en Dieu ». La mère répondit aussitôt : « Alors, puisqu’il ne croit pas en Dieu, il faut que je lui donne à manger ». Sous le tranchant de cette parole, le sobre ciel de Palestine s’ouvrit en deux, comme un rideau de soie bleue derrière lequel s’avança, rayonnante de compassion, la pietà de bois d’Alligny.
    « Ce n’était pas la première fois qu’un être humain accueillait Genet, mais personne n’avait encore aussi simplement déchiré le ciel, avec les rouleaux de ses lois écrites, pour venir à lui. Sourd aux roulements de tambour des dogmes, Dieu était quelqu’un qui enfreignait ses propres lois pour vous donner à manger. Parce que ce geste venait d’une mère, le matricule 192.102 retrouvait enfin une place parmi les hommes. A son cri silencieux, la Palestinienne venait de donner la réponse humaine dont il désespérait depuis toujours. »
    Ce qu’il y a de très beau et de juste, de profondément vrai dans ce livre à la fois radieux et pur de toute jobardise intellectuelle, qui réordonne toute l’œuvre dans la lumière candide de Miracle de la rose, rejoignant d’ailleurs le jugement implacable du poète sur ses propres livres, c’est que Lydie Dattas révèle le noyau pur de ce grand écrivain dont le testament reste en somme non écrit, gravé dans le cœur de ses protégés ou dispersé entre le sable et les étoiles, la mer et le ciel.

    Littérature
    Livre de bonté et de beauté que La chaste vie de Jean Genet, à la mémoire d’un homme sauvé par son désir de beauté et de bonté.
    Lydie Dattas. La chaste vie de Jean Genet. Gallimard, 215p.

    Portrait de Jean Genet, par Alberto Giacometti. Tombe de Jean Genet.

  • L’av ir de la Pl ète

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    …Q  nt à no f  êts leur d   nir e t en  e no ma  s, c’ st   e que   on de  e ou de m  t et c  st ce qu’il faut abso     t i cul  er a x jeun s g   rations : le sort des arbres  est la c é  de   tre s   ie à tous…

     

    Image: Philip Seelen

  • Premier roman

     

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    L’affreux Céline prétendait que le roman actuel se réduisait à une bricole genre lettre à la petite cousine, et moi je lui renvoie la politesse, pasque la petite cousine c moi, et dans Jeune fille en fleur, qui vient de sortir chez Madrigal, je me raconte, je raconte ma grand-mère et Maman, je raconte mon premier french Kiss au bord de la Vivonne avec mon petit Marcel si sensible et je raconte sa crise quand j’ai passé ses cattleyas au DDT - je raconte tout, alors Céline à nous deux : tu vas voir le carton de la petite cousine…

     

    Image :Philip Seelen  

  • Le plan Bi

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    …Ensuite tu sais ce que me dit Hervé… là tu vas tomber… il me dit comme ça que c’est à cause de moi qu’il s’est éloigné de toi…en fait il a bien vu comment tu me regardais chez Paul quand on s'est rencontrés les trois…ensuite il a bien vu que tu sentais qu’il pensait à moi quand vous étiez les deux…et tu sais ce qu’il me dit…qu’il sentait aussi que toi aussi tu pensais à moi…et voilà qu’au sixième mojito ça lui sort et là j’hallucine parce qu’il me dit que moi aussi je lui donne l’impression que je pense à lui quand je lui parle de toi, donc il me propose de revenir vers toi pour être plus près de moi, tu vois ce que je veux dire ?...


    Image :Philip Seelen

  • Médium des ténèbres

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    En lisant Le Chasseur de Têtes, de Timothy Findley.


    Les pouvoirs magiques du romancier sont souvent réduits à moins que rien dans la littérature contemporaine, tandis qu'ils se trouvent réinvestis dès la première page du Chasseur de Têtes, à la faveur d'un événement redoutable. Le lecteur y apprend en effet que le fameux Kurtz, héros d'Au Coeur des Ténèbres - fascinant récit de Joseph Conrad qui inspira Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, où ledit Kurtz est incarné par Marlon Brando - s' échappe de la page 181 du livre qu'est en train de lire la bibliothécaire schizophrène Lilah Kemp, une «spirite aux pouvoirs considérables mais indisciplinés», tandis que la tempête fait rage dans les rues de Toronto.
    Dans la foulée, nous ne saurions trop nous étonner du fait que Rupert Kurtz réapparaisse sous les traits d'un éminent psychiatre régnant sur l'univers d'un institut de recherche en psychiatrie, maître occulte d'une véritable manipulation des êtres et des esprits (sans parler des fortunes qu'il capte pour financer ses menées de démiurge), pas plus que ne nous surprend l'apparition de Charlie Marlow, lui aussi «sorti» du récit de Conrad et qui enquêtera, en l'occurrence, sur les choses effrayantes qui se passent dans les coulisses de l'Institut Parkin qu'on pourrait dire l'asile d'aliénés de la société contemporaine.
    C'est, de fait, un voyage au bout de la folie (et donc au bout de la raison) que ce roman mêlant admirablement les observations les plus aiguës d'une peinture de moeurs enracinée (Toronto y est présent avec ses grandes familles friquées et déchirées par la haine à la manière de Dallas, ses artistes décadents et ses clubs de débauche très smart, ses paumés de tous niveaux sociaux, mais aussi son architecture et ses espaces, son brouillard jaune et ses ravins lugubres) et les composantes d'une plus vaste fresque évoquant la dérive des sociétés dites les plus évoluées vers leur autodestruction. Dans la même poussée, le roman accumule les notations hallucinantes d'une plongée au coeur des ténèbres de la psychologie humaine, qui débouche sur une réflexion morale des plus actuelles.
    Jusqu'où ira l'homme dans son obscure volonté de puissance, et pourquoi éprouve-t-il le besoin de souiller les incarnations même de l'innocence? Telles sont les questions que nous nous posons à la lecture du Chasseur de Têtes, notamment, en traversant tel laboratoire d'expériences sur des animaux où le sentiment d'horreur est rendu comme à l'état pur, au-delà de toute sensiblerie, en parcourant les salles d'un établissement psychiatrique réservé à des gosses ou en découvrant, avec Marlow, tel réseau de réalisateurs de snuff-pictures, ces photographies de mises à mort d'enfants où le plaisir sexuel, la torture et la mort trouvent leur accomplissement abject et lucratif...

    Timothy Findley n'a pas attendu l'affaire Dutroux, et les multiples tragédies contemporaines impliquant des viols et des meurtres d'enfants, pour intégrer ce thème dans Le Chasseur de Têtes. Au demeurant, ce n'est là qu'un des «cercles» de l'enfer exploré par l'auteur-médium dans ce roman hanté par de nombreux personnages zigzaguant sans discontinuer d'une fiction à l'autre.
    Voici par exemple Emma Berry, qui s'est refait un prénom à la lecture de Madame Bovary, et qui traîne sa mélancolie nymphomane dans une limousine à silhouette de grande baleine blanche, voici Amy Wylie la poétesse aux oiseaux dont la «folie» paraît tellement moins monstrueuse que la «raison» du Dr Shelley, expérimentatrice glaciale à laquelle la Science semble tout permettre, voici les réincarnations de Pierre Lapin ou de Gatsby le Magnifique, ou encore de telle romancière qui a bien connu Dickens et communique avec Lilah Kemp par voie spirite, ou enfin, comme une présence obsédante, voici les Escadrons M sillonnant les rues de Toronto à la chasse des étourneaux porteurs du virus de la sturnucémie, ce nouveau sida dont on apprendra finalement qu'il participe lui aussi d'une manipulation démoniaque...
    Or, ce qui saisit le plus, à la lecture de ce roman comme saturé par l'horreur, est la poésie étrange et la lancinante tendresse qui s'en dégagent, les constantes ressources d'humour de l'auteur et la beauté de l'objet littéraire, d'une modernité profondément irriguée de savoir et de mémoire. Visionnaire comme l' était Conrad, témoin de l'innocence martyrisée (où les figures faulknériennes de l'enfant et du fou cohabitent avec celle de l'animal blessé), Timothy Findley pétrit à pleines mains la pâte d'une grande oeuvre contemporaine.
    Dès Le Dernier des Fous (Le Serpent à Plumes, 1993), son premier roman, évoquant le dernier été en enfance d'un garçon confronté à diverses destinées catastrophiques, nous avions flairé l'auteur d'envergure. Après Guerres (Le Serpent à Plumes, 1993), saisissante évocation de la première tuerie du siècle, et surtout avec Le Chasseur de Têtes, l'évidence de son génie littéraire nous paraît appeler la plus large reconnaissance.
    Timothy Findley, Le Chasseur de Têtes. Traduit de l'anglais par Nésida Loyer. Editions Le Serpent à Plumes, 1996. 570 p.

    Findley2.jpgPersonnage hors du commun
    Encore méconnu dans les pays de langue française, Timothy Findley est considéré, après la disparition de Robertson Davies, comme le plus grand écrivain canadien de langue anglaise.
    Né en 1930 à Toronto, dans le quartier chic de Rosedale, quoique de famille ruinée (son père était employé de banque, très porté sur la bouteille et la poésie), il fut d'abord acteur (Alec Guinness le fit venir à Londres, où il travailla notamment avec Sir John Gielguld et Peter Brook). Il continua, en 1957, à rouler sa bosse en Californie, vivant de petits métiers, avant d'entreprendre une oeuvre considérable d'auteur dramatique (cinq pièces), de romancier (neuf romans, dont six traduits en français), de nouvelliste, d'essayiste et de scénariste. Monument national au Canada, Timothy Findley est traduit en quinze langues. La complicité singulière avec le monde animal, qui transparaît dans ses livres, a une base existentielle avérée: il vit en effet avec quatorze chats, deux chiens, trois cents carpes japonaises et un rat musqué...

  • Un ange passe

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    À propos de L’Alphabet des anges de Xochitl Borel, prix du roman des Romands et de Lettres-Frontières.


    1. En commençant par le début
    En préambule à ce premier livre singulier d’une jeune romancière à l’insolite prénom à consonance précolombienne, l’écrivain Blaise Hofmann, qu’on sait proche de la nature et des bêtes, évoque une « ode à la vie instinctive » à lire comme un poème en prose à valeur de « fable végétale », et l’exergue de Xochitl Borel en rajoute en proclamant que « les animaux c’est l’oral , les plantes c’est l’écrit ».
    Est-ce dire qu’on va se la jouer New Age, retour à la racine et culte de Gaïa ? Non : c’est autre chose. D’ailleurs « vous qui entrez, pourrait-on dire par manière de parodie, laissez là toute référence ».
    Et pourtant il y a bien de ça dans L’Alphabet des anges : c’est bien de retour à l’élémentaire ressenti et au plus simple, au plus spontané de l’éclosion des mots et du sens, du poids des mots et de leur aura qu’il s’agit dans ce livre de tous les débuts.


    2. Attention : chute d’anges


    Au commencement était la déchirure, et cela peut s’entendre de diverses façons. On tombe du ciel par une faille de celui-ci, après une première saison au paradis où des fluides, des fleurs et de lointaines voix nous berçaient comme dans un jardin suspendu, et tout à coup patatras : la terre est plus basse qu’on aurait cru et d’en bas le ciel aussi a l’air malade, on se sent déchu de quelque chose sans trop savoir de quoi, en tout cas ça fait mal, on constate qu’un père hier si sûr est aussi « noir » aujourd’hui de maladie, on n’en saura pas plus mais cela semble faire partie de « la vie », ainsi qu’on le dit: « C’est la vie », et que dire de plus ?
    Et d’autres expressions toutes faites seront à disposition quand, en dépit de son sentiment, de l’idée qu’on pourrait « le garder », on conviendra qu’il est plus raisonnable de le faire « passer », sans trop préciser de quoi il s’agit.
    Mais vous avez deviné, n’est-ce pas ? Vous avez compris que cette naissance annoncée n’est pas « adéquate » en ces circonstances, et qu’en conséquence il va s’agir, ainsi que l’édicte le père qui-a-les-pieds-sur-terre en dépit de sa maladie, de « faire le nécessaire »…


    3. Le sens et son double


    On reconnaît un véritable écrivain, ou ce qu’on appelle un poète, à son rapport particulier avec les mots. De même qu’un romancier aime les phrases, un poète aime aller au fond des mots, si l’on peut dire, pour mieux faire le tour des choses.
    Or un autre personnage entretient, avec les mots, un rapport d’une égale densité, et c’est l’enfant découvrant les choses à travers les mots, ceux qui font mal et ceux qui consolent, ceux qui ne veulent encore rien dire, avant même que l’enfant ne paraisse puisque des mots décident déjà de son sort en affirmant qu’on va le faire passer et que pour cela l’on recourra à la faiseuse d’anges, et l’on resterait alors sans voix si le roman n’avait une autre histoire à raconter.


    4. À la case réel.


    Une difficulté, pour un romancier qui serait à la fois un poète, tient à la conciliation des éléments narratifs se rapportant à la réalité triviale, sans jugement de valeur portée sur celle-ci, avec un langage plutôt imagé et symbolique qu’on pourrait dire poétique, sans que l’écrivain ne « poétise » pour autant. Il est évident qu’il y a de le poésie dans le réel même, et parfois le plus ordinaire, mais comment l’exprimer sans emphase ni préciosité ?
    De cet équilibre difficile à tenir, L’Alphabet des anges se joue d’une façon à la fois ingénue et naturelle, en combinant un ancrage très précis dans le réel d’une situation dénuée de poésie – l’avortement ne porte guère au lyrisme, n’est-ce pas – que prolongent cependant des images suggestives (la polysémie des aiguilles) ou des échos émotionnels relevant de l’affectivité.
    « Au niveau du réel », comme on dit, le récit, même elliptique, reste tout à fait linéaire et intelligible, mais tout un non-dit s’exprime alors, précisément, par des cristallisations verbales relevant de la poésie dégagée de l’anecdote et nous communiquant des sentiments qui nous associent à ce que vivent les personnages du roman.


    5. Quand la vie s’accroche


    L’Alphabet des anges est le roman de la vie plus forte que la mort, dont une plante vivace est le symbole végétal fixé par le prénom d’Aneth, l’enfant-ange arraché au néant.
    Une question triviale salue ce miracle incarné : « Pardon, mais c’est à vous ça ? », qui introduit à la fois le personnage dont on pourrait craindre qu’il ne comprenne rien à « ça », malgré sa qualité de spécialiste de la psychologie enfantine, et la sauvageonne Aneth qui, contre toute attente, va nouer avec lui une relation complice et le révéler pour ainsi dire à lui-même, comme il en va d’ailleurs de tous les personnages du roman, qui déjouent le constat posé par une autre question : « Est-il possible que l’on soit à ce point tous des inconnus ? »
    Tout à fait pénétrante, alors, et combien généreuse, est l’observation de la romancière montrant non pas l’opposition irréductible, qui serait dogmatique, entre la « science » du psychologue et la vie instinctive, et parfois « géniale», de la petite Aneth, mais la possible rencontre de deux individus qui se frottent l’un à l’autre, parfois avec des étincelles, et s’apprivoisent, comme Soledad et Anne s’apprivoisent en « personnes adultes », se confient l’une à l’autre et se vivifient mutuellement.


    6. Le chant du monde


    Il y a le poids du monde et son contraire : le chant du monde.
    Du côté de la nécessité, tout pèse, et le premier roman de Xochitl Borel n’en fait pas l’économie, évoquant diverses situations confinant à la tragédie intime, dont un inceste sordide dévoilé de manière inattendue. Mais là encore la vie semble à tout coup plus forte, et la beauté du monde, invisible à certains yeux plombés par l’insensibilité, peut se percevoir encore par une enfant frappée de cécité, comme on le découvre à la fin du roman.
    À fines touches et pour chaque personnage, Xochitl Borel trouve les mots justes, révélateurs, parfois effrayants de prosaïsme (« une bonne chose de faite », dira-t-on après l’avortement), ou joueurs et folâtres dans la bouche facétieuse de l’enfant.
    Le chant du monde pourrait n’être qu’un embellissement artificiel relevant du maquillage « positif ». mais la vraie poésie trouve de la beauté partout, ou de la drôlerie, du comique ou de l’émotion, et « tout ça » fonde le sentiment que cet Alphabet des anges dit vrai.


    7. Du noyau et de la papatte.


    La qualité d’un écrivain se distingue à mes yeux, et quelle que soit la dimension et l’amplitude de son talent, par deux composantes que je dirai, d’une part, son noyau – on pourrait dire son âme -, et d’autre part sa patte, son style, son ton unique, le « petite musique » dont parlait Céline ou ce qu’on pourrait dire familièrement la papatte.
    Xochitl Borel me semble de ceux qui, dans sa génération, plutôt rares à vrai dire en nos contrées, ont à la fois l’un et l’autre : le noyau et la papatte.
    Son premier roman est un vrai premier livre, avec ses qualités d’originalité et de sérieux, de fraîcheur et de gravité, d’empathie et d’utopie au meilleur sens du terme, mais aussi sa naïveté, sa fragilité et ses limites.
    Le très bon accueil que L’Alphabet des anges a reçu du public, et notamment des jeunes lecteurs de ce pays qui l’ont plébiscité à l’enseigne du Roman des Romands, n’a rien d’artificiel ou de complaisant, ni moins encore d’étonnant, dans la mesure où son approche de situations délicates ou difficiles (en deux mots : l’avortement et le handicap) relève d’une honnêteté foncière rompant autant avec le langage des spécialistes qu’avec les bons sentiments convenus.
    Comme sa protagoniste Soledad, Xochitl Borel en appelle plus à l’instinct qu’au discours assuré, à la sensibilité intuitive plus qu’au savoir dogmatique. De surcroît il y a de la beauté dans le monde qu’elle montre, de la noblesse dans ses personnages, de l’humour et de la gaieté dans sa façon de dire « tout ça », nous faisant pressentir et espérer d’autres merveilles…


    Xochitl Borel. L’Alphabet des anges. Editions de L’Aire, collection Alcantara, 130p. 2014.

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  • La Fée Valse

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    Entrée de jeu

     

    Ce ne serait pas un recueil de fantasmes éculés mais une féerie.

    Eros y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité.

    Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour le tout jeune garçon que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille au premier poil, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.

    Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.

    J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.

    Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?

    L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle parle de source.

    La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des corsets de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.

    (Ce texte constitue le préambule de La Fée Valse, recueil onirico-érotico-satirico-poétique paru le 24 février 2017. Vernissage le 31 mars au Café littéraire de Vevey)

  • Human touch

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    …Quel accord viendra d’être né ? se demandait je ne sais quel nuancier de bar entre deux blues, qu’arrive-t-il après la musique et les yeux perdus dans la fumée ? qui nous attend sur le seuil noctambule où le spleen se dilue dans le noir miroir du Steinway - delta de nos mains sur l’ivoire et le sang pulse et le riff déchire, mais après ? quand tout se tait ? quel accord plus parfait de s’être brisé sur le clavier nous restera ? qui nous précédait...

     

    Image: Philip Seelen.