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Chroniques de La Désirade (25)
À propos de Big Bang Europa d’Antonio Rodriguez. De la poésie en morceaux...
« Car la poésie est l’essentiel », écrivait Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust le narrateur en prose par excellence.
Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité pompière; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.
Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Houellebecq trouve Prévert trop con. Pas moi. Mais il y a deux ou trois poèmes chez l'amer Michel qui valent l'attentions. Bref, je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À douze, treize ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.
« La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié le vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que les repères d’un goût, qui ne peut cristalliser que livre en mains.
Or j’ai mis des mois avant de lire vraiment celui qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, et tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.
Des ombres dans la forêt
Ils arrivent de Syrie martyrisée ou d’Erythrée, ils affluent de partout en troupes malodorantes « en fuite dans la boue du nord », ils n’ont plus rien avec le sentiment plus ou moins justifié « qu’on veut nous faire payer jusqu’au bout d’être ici chez eux », ce sont des cris et des chuchotements confus, les pages de ce Prologue bousculé entre fiction et réalité miment cet affolement en mouvement brassant femmes et enfants, et l’haleine des chiens se perçoit dans la foulée – « ce n’est pas de l’humain là derrière c’est du mal » -, et de fait c’est de ça, de cette chair et de cette suerie que seront tissées les pages de Big Bang Europa : de ces retombées de tueries, du constat que « tout est perdu derrière nous » et que rien n’est à attendre des « cerisiers en pleurs », à cela près qu’on voit toujours puisqu’on en bave et que peut-être il y a du jour après la nuit, peut-être que c’est du déclin que va murir un nouveau fruit ?
Dans l’incertitude des corps
La poésie d’Antonio Rodriguez, comme celle du vagabond sous les étoiles que figure un William Cliff, est à la fois chair et pensée, très incarnée et mentale ; elle dit autant le tendre et l’éperdu, les amours déçues qu’on dirait parfois vécues par tous, et l’abrupt du sexuel opposant « la part du sucre entre les jambes » et l’ « incroyable décharge », entre virilité sûre et défaite qu’on pourrait dire aussi de l’espèce affaissée, entre machinisme athlétique et pornographie, avec, on le verra, le rôle peut-être médiateur de la femme…
Que cela ne peut plus durer…
L’incertitude ressentie va de pair, aussi, avec la conviction latente qu’« il nous faudrait vivre autrement », et ce ne sont pas les emplâtres du développement personnel qui y changeront quoi que ce soit car l’entier du monde se défait ensemble – ou se refera si l’on y pourvoit. Or il nous reste un peu de feu entre les mains, et des murmures contraires font écho à ceux des enfants (« tu sais, les enfants ne veulent plus de ce monde »), et d’aucuns parient pour un (re) commencement : « C’est le moment pour les hommes, c’est le moment pour l’espèce », et c’est reparti avec trois kilos de chair qui « cherchent le réel », et c’est par le sexe aussi que ça va passer, par delà l’obsession reptilienne cérébralisée, on va voir encore de l’enfant, va savoir, il y aura encore de l’humain…
Incarnée, la chair va et vient, vieillit et s’accroche, et voici l’homme confronté à la fin de son père, ou voilà le nouveau petit museau qui pointe à l’orée du solstice. Et non moins contournable, l’homme utilitaire demande ses papiers au poète: « À quoi ça sert ? » Le vieux sera « technologiquement secondé » selon les nouvelles méthodes, mais la non moins vieille façon de s’accrocher à l’inutile et vitale poésie relance le spécialiste en plomberie nécessaire : « À quoi ça sert ? ». Pour un peu le père, qui a les pieds sur terre, s’impatienterait de voir le fils écrire si sombre, voire si noir, et de ne point soigner assez son réseau ou ses vernissages, ou encore de l’enjoindre d’écrire comme Joël Dicker, de fait « à quoi ça sert » si ce n’est pas de quelque rapport ?
Mais le poète, et dans le poète n’importe lequel d’entre nous, ne pense point tant à cette sorte de plomberie tandis que le « continent fuit, goutte et s’effondre ». Le best-seller sera lui aussi « technologiquement secondé », alors que c’est d’air que nous avons besoin - de respirer vraiment.
Quand l’Europe se fait colère
Un poème est comme une espèce de fichier informatique qu’il s’agit juste de décompacter. Cela demande plus d’attention et d’amour que d’habileté mécanique. « Il nous reste à retrouver le regards », qu’il dit, Antonio Rodriguez dans son chapitre en trois temps sous-intitulé L’Agneau de l’homme. Non, ne vous attendez pas à de la mystique pour débutants New Age, car s’il y a du sacré là-dedans, et il y en a sacrément, c’est à ras l’humanité, avec des mots « pour ouvrir les cages thoraciques » où le cœur n’est pas qu’un trou noir du langage, et l’Europe au bord du tombeau trouve encore la force de recommander à ses enfants : « Baigne-toi dans mes rives, élève-toi sur mes sommets ».
Et l’Europe s’impatiente aussi bien, pointant ce « continent de vieux », et dans son tombeau elle dit : « vous regardez sur les plages ceux qui s’échouent à vos pieds, chacun dans sa chambre, dans sa pension de vieux, chacun se croit un centre, urine sa morale à petits jets, ressasse la grande histoire, les héros, les ruses, les généalogies, mais les rides vous rendent pathétiques lorsque vous vantez la tolérance, pendant qu’une poignée d’employés vaquent en cuisine, nettoient les pièces et apportent les plateaux-repas sans même vous sourire, vous enviant, vous haïssant, tandis que vous préparez dans vos cervelles nationales le moyen de leur botter le cul, à coups de pied démocratiques, pour vous débrouiller seuls entre vous, entre vieux, qui inspectent avec contentement leur chambre vide et se rendent compte subitement qu’ils ne supportent plus les ronflements du voisin. »
De la poésie ça, Monsieur ... comment encore ? Monsieur Rodriguez ?
Tiens, c’est du printemps…
D’entrée de jeu la question de la fiction s’est posée, puis celle de la fission et des fusions parfois délétères, et finalement l’oxymore sera de la comédie tragique finissant comme on le décidera, Brexit ou pas. Nul mot, au demeurant, nul sigle, nul slogan, dans Big Bang Europa, qu’on puisse dire émargeant au discours politique ordinaire non plus qu’aux opinions médiatisées, et pourtant tout là-dedans ne cesse d’entrer en consonance avec nos actualités. Ainsi, au responsable des RH qui vous serine « nul n’est irremplaçable », ou « toi ou un autre c’est pareil », l’Europe au bord du gouffre répond « apprends à sourire la terre entre les dents ».
Et le poète en appelant à la femme dit : « c’est noir tout ça, tes textes, tu dis, le réel, avec ta voix douce de femme, tu regardes par la fenêtre, le cerisier en fleurs, c’est là… » Et plus loin le poète écrit : « tu dis, tiens, c’est du printemps, et tu me le tends, le matin avec ta main de femme, donne-moi la branche, ton corps est là… », et plus loin , en proclamant doucement que « nous sommes de l’espèce qui surmonte l’espèce, on lit « tu sais, je voudrais que nos vies restent intactes, j’acquiesce à ces jours qui sont comme tous les jours, même si le continent est là, tu es là aussi, il y a entre toi et moi l’histoire des hommes, il y a sur ta peau l’amour des femmes pour les hommes, les labours, les salons, les usines, je le sens dans tes mains, il y a entre nous la lutte de ceux qui nous ont donné le monde, beau et éphémère, comme ils furent beaux et éphémères, autour de nous, le continent vibre, j’acquiesce et je dis, nous sommes heureux », et à l’autre bout du livre commencé dans la fuite éperdue en forêt, on lit « il nous faut partir, tu sais, la forêt attend, l’Europe attend, nous y allons maintenant, calmement, comme des gens qui savent et qui attendent, il n’y a plus qu’à s’aimer et à surmonter l’espèce, maintenant dans cette vouture, nous et nos mains, eux et leurs petits visages, alors que nos voisins saluent et que nous partons en forêt, c’est vrai, nous sommes heureux ».
Et dans la forêt, et c’est le happy end de sérénité crispée, comme dirait un René Char, se dresse cet animal, ce grand cerf qui pourrait être un dieu, « comme un dieu avec sa peau de bête, comme un homme avec son odeur de brebis, tandis que lui ne dit rien, l’animal tel un dieu apparaît entre les troncs et nous regarde, nous nous parlons enfin, entre ces feuilles, face à face, comme des hommes qui fondent et renaissent en feuillage, alors que de ses bois il remue le continent et se frotte à l’Europe entière »…
Antonio Rodriguez. Big Bang Europa. Tarabuste éditeur, 91 p. 2015.
Celui qui envoie paître la brebis sceptique / Celle qui de l'Arctique n'a vu que trois bandes blanches se distinguant entre elles par d'imperceptibles nuances à sa pleine satisfaction d'Américaine du nord en quête d'absolu / Ceux dont on a retrouvé les squelettes au milieu de leur argenterie typiquement anglaise prise dans les glaces / Celui qui quitte ses hommes afin de mourir seul dans la nuit polaire et non sans leur annoncer poliment qu'il pourrait en avoir pour longtemps / Celle qui devant la moraine pelée de la mer de glace pense Sahara plus qu'Antarctique / Ceux qui ne se sentent jamais en sécurité quand ils naviguent en eaux vierges / Celui qui a un faible pour le silence et ce que Plotin appelait "le vol du solitaire vers le solitaire" / Celle qui constate que l'eau salée devient douce en gelant /Ceux qui pris dans les séracs continuent d'imaginer des problèmes d'échecs / Celui qui avec ses compères à tracé trois grands cercles concentrique parfaits dans le brouillard à 333 mètres du refuge du Requin soudain révélé par la clarté de la lune à 3 heures du matin / Celle qui sait que Dieu cesse de la voir quand elle ferme les yeux / Ceux qui ont perdu tous leurs orteils dans le froid et continuent de jouer du Scarlatti sur leurs clavecins bien tempérés / Celui qu'on a retrouvé à l'état de squelette encore souriant à la Reine Mère / Celle qui danse avec les ours blancs qui n'en feront qu'une bouchée au final / Ceux qui n'auront jamais eu si froid aux yeux / Celui qui meurt de froid avant ses poux dont on doute qu'ils fassent long feu / Celle qui conserve en elle la foi du charbonnier sans être réchauffée pour autant / Ceux qui prolongent leur rêverie physique et métaphysique devant les aquarelle du dernier Whistler, etc
(Cette liste a été composée dans les marges de l'effarant recueil de textes d'Annie Dillard intitulé Apprendre à parler à une pierre et récemment réédité chez Christian Bourgois)
Peinture: Caspar David Friedrich.
Chroniques de La Désirade (23)
Génies toqués. - Le vrai travail est le meilleur avant l’ouverture des guichets, avant que les oiseaux ne prennent le relais des grillons, dans le silence chaste précédant les glossolalies, avec cette présence encore du sommeil et de ses fantômes en leur théâtre d’extrême intimité souvent incongrue mais non sans humour, à fleur de mots à peine exprimables et surtout pas dans le langage de Freud (sauf quand il délire) et de ses bandes sectaires.
De là mon attachement aux peintres un peu dingos genre Adolf Wölfli(1864-1930), grand obsédé à trompettes de papier dont les mots ne peuvent rien nous dire quoique le cherchant en discours véhéments rappelant ceux de l’autre Adolf timbré, alors que ses images nous atteignent et nous traversent et nous hantent comme des visions d’enfance quand le Méchant rôde autour de la maison et que c’est si bon. De même l’écriture très matinale, au nid, est-elle une bonne voie ouverte aux « forces intérieures » dont parle Ludwig Hohl, cet autre toqué.
Le moindre trait, j’entends : la moindre amorce de ligne, et les hachures, les réseaux et les résilles, les griffures et les morsures – les traits tirés de Louis Soutter(1871-1942) me touchent indiciblement, comme personne en gravure sauf peut-être Rembrandt dans ses moments de plus libre abandon, ou Goya bien entendu (je veux dire le Goya vraiment déchaîné), ou Soutine qui ne dessine que par la couleur – mais tout Soutter et jusqu’aux doigts, Soutter qui se met à dessiner de la main gauche quand la droite est trop habile, Soutter Louis de Morges à Ballaigues et sans commencement ni fin, Soutter en sa présence exacerbée par la douleur transfusée en foudre de beauté…
Louis Soutter construit sa cabane d’encre dans les bois de la ville-monde, et la prudence requise pour le suivre doit être vive car ses câbles de soutènement sont électrifiés et l’on se signera en passant devant les croix que forment les échafauds et les échafaudages portant ses Christs et ses femmes de désir.
Or, du fond de mon rêve d’avant l’aube, ce même désir de cabane follement présente au cœur de ma ville-monde me poursuit en dépit d’une vie encore mille fois trop soumises aux « forces extérieures ». D’où mon recours magique aux petites fées en robes de soie salivée par les fines fines araignées du soir (espoir) et du matin (mutin) qui inspirent le salut de Guido Ceronetti (Ho visto un ragno / nella gioia mi bagno) , les petites filles en fleur ici piégées dans les rets de Soutter l’obscur.
De l'obscur. – Le seul fait d’écrire le mot OBSCUR me rappelle la scène du roman de Thomas Hardy qui évoque l’émerveillement du jeune protagoniste, la nuit sur la colline dominant son village natal, à scruter là-bas les lueurs de la grande ville.
Nous c’était les soirs de match, de l’autre côté des hauteurs boisées de notre ville, la clarté bleutée du stade éclairé dans la nuit lausannoise et la clameur annonçant que les nôtres avaient marqué. Mais de quoi nous réjouissions-nous donc dans notre obscurité ?
De la retenue. – Notre confrère Georges Baumgartner, au 59e étage du Club de la presse étrangère, à Tokyo, me disait que le journaliste nippon ne dit ordinairement que le 20% de ce qu’il sait.
Or je me reproche, pour ma part, de ne pas dire non plus tout ce que je sais ou que je pense, ma réserve représentant un bon solde de 20% au titre de la crainte de faire trop de vagues, du respect humain ou de la conscience aiguë du relativisme de tout jugement, du mépris pour les faiseurs qui se passe volontiers de commentaire, ou encore de la paresse, de l’indifférence et d’un je m’en fichisme « métaphysique » de plus ou moins bon aloi…
Celui dont personne ne se rappelle le nom gravé dans la pierre / Celle qui s’arrête longuement devant la tombe de cet autre André Volkonski en se rappelant la mort du prince André / Ceux qui ne s’engueulent plus dans le caveau de famille / Celui qui était capitaine de marine et a donc droit à la sculpture d’une ancre et d’une corde torsadée / Celle qui est née Verhulst prénom Louise et qui s’est accomplie dans le clan local des Palmero au titre d’épouse parfaite / Ceux qui ont été rejetés de tous et qui se retrouvent dans le même enclos du souvenir / Celui qui a noté l’expression « à marche d’âne » appropriée aux venelles montantes du vieux quartier / Celle qui se figure la brillante société cosmopolite de la Côte d’Azur au lendemain de la révolution bolchévique et autres troubles consécutifs à l’impatience des peuplades /
Ceux qui se demandent où a passé la clef du tombeau des princes russes / Celui qui apprend la mort du colonel Kadhafi sur son smartphone alors qu’il stationne devant la tombe d’un jeune Louis Vautier de Montreux mort à 18 ans à Menton sûrement de phtisie ou peut-être d’avoir joué au Casino va savoir / Celle qui est émue par les roses sèches entourant l’effigie d’une petite fille morte à douze ans et des bricoles dans les années 90 du XXe siècle / Ceux qui lézardent au soleil de Ligurie comme on le faisait du temps de César puis de Stendhal puis de Cavour puis du Cavaliere qui sort peu ces derniers temps /
Celui qui se régale d’un sorbet au limoncello au Café Serafimo de Cervo / Celle qui cherche la dénomination exacte du rouge violacé des bougainvillées / Ceux qui suivent la lente descente du soleil sur la côte ligure en songeant à leurs cousins qui y assisteront tout à l’heure vers Albufeira et à leurs cousines des Canaries un peu plus tard / Celui que réjouit le son de la cloche de l’église saint Jean Baptiste de Cervo sans se douter qu’elle est enregistrée / Celle qui constate que le Wi-Fi du couvent des Augustins ne fonctionne pas /
Ceux qui se répètent que tout est foutu mais que ce n’est pas grave vu que l’Italie reste l’Italie / Celui qui repose sous son mètre de terre arable où l’herbe a repoussé depuis plusieurs années / Celle qui aime l’alliance du vert pharmacie et du blanc clinique sur fond de bleu bigger splash / Ceux qui se rappellent leur visite à Gore Vidal en son nid d’aigle de Ravello le jour où Lady Di s’est crashée / Celui qui s’est exclamé Santa Subita quand il a appris la nouvelle de l’accident de la princesse anglaise / Ceux qui ont dû renoncer à la visite de la villa de la reine d’Espagne transformée en musée dont le personnel faisait grève comme quoi le peuple n’a plus de respect / Celui qui assiste à Portofino au shooting d’une équipe de Dolce & Gabana avec deux tops série B / Celle qui se rappelle une virée dans les Cinque Terre avec Jimmy Parramore le tombeur ricain de l’hôpital cantonal de Lausanne-Switzerland / Ceux qui estiment qu’une orgie entre partenaires consentants est moralement moins grave qu’un concours de continence de paroissiens calvinistes acrimonieux, etc.
Images JLK, au cimetière de Menton, dans les murs de Cervo, sur la Riviera dei Fiori, et à Portofino.
Regard amont sur
45 livres parus au tournant des années 2009 et 2010.
Michael Connelly. L'épouvantail. Traduit de l'anglais par Robert Pépin. Seuil policiers, 491p.
Un vertige glacé saisit le lecteur de L'épouvantail en pénétrant, dans le sillage d'un hacker démoniaque, au coeur des fichiers personnels d'un journal et des rédacteurs de ce journal, pour assister ensuite à la traque physique des personnages espionnés, et à l'élimination d'un d'eux. Que l'usage de l'Internet puisse avoir quelque chose de diabolique, nul n'en doute, mais encore s'agit-il d'en illustrer une modulation crédible sans tomber dans le gadget technologique ou la paranoïa naïve. Or, c'est le cas du dernier thriller de Michael Connelly, toujours aussi rigoureux dans sa documentation et qui installe,en l'occurrence, un psychopathe de haute compétence au coeur d'une "ferme" informatique, serial killer en blouse blanche. Une douzaine d'années après Le poète de fameuse mémoire, nous retrouvons le journaliste Jack McAvoy et sa complice Rachel Walling réintégrée dans le FBI. Le duo, reconstitué après des coups encaissés de part et d'autre, fonctionne toujours aussi bien, et le roman nous vaut un bel aperçu du climat des rédactions actuelles en voie de RDP (réduction du personnel), sur fond de passage progressif de l'écrit au numérique. Après Le vertict du plomb, et malgré les redites et autres stéréotypes, Michael Connelly reste un des maîtres actuels du genre.
Whitney Terrell. Le Chasseur solitaire. Traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias. Rivages/Thriller, 380p.
On pourrait discuter l’appellation « thriller » sous laquelle paraît le premier roman de Whitney Terrell, qui tient plus de la vaste chronique faulknérienne, détaillée à l’extrême et néanmoins portée par un souffle profond, avec une poésie constante, que du roman criminel. C’est pourtant un meurtre qui en leste la part d’ombre. La fille du juge Sayers, Clarissa, est en effet retrouvée dans le fleuve Missouri dès les premières pages, par le pêcheur Stan Granger, qui la connaissait autant que le jeune Noir Booker Short sur lequel le juge fait aussitôt porter les soupçons. Sorti de prison et protégé par le vieil et riche Mercury Chapman, Booker constitue le suspect idéal puisqu’il a entretenu une liaison avec Clarissa, mal vu à Kansas City où les vieux réflexes racistes marquent toujours les relations entre les deux communautés. Or le premier intérêt du roman tient à l’approche de celles-ci, à commencer par les notables blancs qui se retrouvent sur les rives du Missouri pour se livrer à leur passion de la chasse. Si Blancs et Noirs ont vécu la guerre sous le même uniforme et partagent des souvenirs fraternels, le retour à la vie normale n’a pas effacé les conflits et les ressentiments anciens, que le récit s’affaire à rappeler et démêler. Voyage aux sources de l’Amérique profonde, le roman déploie une frise de personnages intéressants et complexes, à commencer par le très attachant Booker Short, avec lequel le juge Syers, tourmenté sous ses grands airs, et vivant sa perversité avec le cynisme du faux vertueux, contraste fortement. Bref, c’est un tout bon livre que Le chasseur solitaire.
Didier van Cauwelaert, Les témoins de la mariée. Albin Michel, 248p.
C'est pétillant, vif et frais, rafraîchissant de bout en bout, on pourrait donc en conclure: Champagne, et bientôt éventé, mais il y a autre chose dans ce nouveau roman du brillant épigone des hussards ou de Marcel Aymé, qui tient à un beau sentiment d'amitié exercée à titre posthume. Après être tombé follement amoureux d'une jeune Chinoise, alors qu'il ne fait d'ordinaire que passer d'une conquête à l'autre, le bel et riche Marc, photographe de renom mondial, annonce son mariage à ses amis proches et se crashe le lendemain contre un arbre alors même que sa promise arrive de Shangaï. Catastrophés et plus encore, lesdits amis vont accueillir la mariée, du genre tueuse en apparence et qui va nouer avec chacun d'eux (chacun étant narrateur à tour de rôle) des relations à tout coup révélatrices. On n'en dira pas plus, sinon que ce roman mené à la cravache nous vaut une délectable satire des milieux à la coule où tout roule (y compris les moteurs de luxe bios carburant aux déchets végétaux), des variations assez corsées sur les rapports entre la France et le Chine, et une brochette de portraits enlevés avec maestria. Bref, dans la tradition de la "ligne claire" des conteurs moralistes, cette comédie épatante, juste frangée de mélancolie par un élément que le lecteur découvrira en cours de route, vaut les quelques heures de lecture durant lesquelles on ne cesse de sourire.
Thomas Bernhard. Mes Prix littéraires. Gallimard, coll. Du Monde entiuer, 162p.
En 1967, Thomas Bernhard reçut le Prix d'Etat autrichien de littérature, à la réception duquel il provoqua un épouvantable scandale. Il faut préciser alors que ce n'était que le "Petit Prix d'Etat" qui lui était attribué, réservé en principe à un débutant, alors qu'il méritait de toute évidence le "Grand Prix d'Etat", mais l'esclandre ne vint pas tant de là. Il ne vint pas non plus d'une réaction de l'écrivain aux imbécillités proférées à son propos par le ministre de la culture sévissant alors, du nom de Piffl-Percevic, non: l'esclandre découla des simples propos tenus par TB en réponse au ministre, tenant sur trois pages de ce livre (pp.142-144) et concluant à la nullité de l'Etat, à la nullité de l'Autriche et des Autrichiens, et conséquemment à la nullité de tout: "Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité sont devenues les éléments de notre détresse quaotidienne". Or, évoquant les circonstances de la remise de ce prix, qui se solda par les vociférations du ministre et sa fuite des lieux, suivi de toute la smala officielle, Thomas Bernhard fait l'innocent, comme si ses paroles pouvaient ne pas scandaliser. Or elles scandalisèrent, constituant en somme un hommage à l'imprécateur, qui raconte ici d'autres cérémonies parfois aussi hilarantes, les prix n'ayant pas épargné l'écrivain autrichien le plus adulé et le plus conspué. Ainsi, le lendemain de son esclandre, le Wiener Montag parlait-il de lui comme d'une "punaise qu'il fallait exterminer"...
Didier Daeninckx, Galadio. Gallimard, 139p.
Un(e) enseignant(e) en histoire contemporaine pourrait trouver, dans ce roman très bien documenté et filé au présent de l'indicatif, un excellent support à l'approche d'un affreux "détail" de l'Histoire, comme disait l'autre, lié à la liquidation, en Allemagne hitlérienne, des éléments racialement impurs et autres sous-hommes. Ulrich, dont le prénom secret hérité de son père africain est Galadio, est le fruit des amours d'un soldat français noir et d'une Allemande, qui se sont rencontrés pendant l'occupation des troupes chargées de l'application du traité de Versailles, en 1922 très exactement. Brillant sujet, Ulrich sent sur sa peau les effets de la purification raciale, dès que le gardien de but de son club de foot rejoint les S.A. de la région de Duisbourg où les attaques contres les juifs et les basanés de son espèce commencent à se multiplier. Après avoir échappé de justesse à la stérilisation imposée à ses semblables, Galadio est engagé (de force) dans les rangs des figurants des films tournés à Babelsberg, le Hollywood boche, notamment pour un Kongo Express dont le scénariste n'est autre qu'Ernst von Salomon... Puis, la guerre arrivant, le jeune homme va se retrouver en Afrique sur un autre tournage, au terme duquel il s'échappera pour se mettre en quête de son père. Tout cela, fort bien raconté, quoique de façon toute linéaire et un peu désincarnée, mérite cependant la plus vive attention, autant que le triste sort des harkis...
Emmanuelle Bayamack-Tam, La Princesse de. P.O.L., 268.
Pour son septième roman, après Le triomphe et Une fille du feu, Emmanuelle Bayamack-Tam traite une matière délicate avec une...délicatesse, précisément, qui lui permet d'échapper à tous les nouveaux poncifs liés à la sacro-sainte "différence". Si ce n'était que ça ! Si Daniel, garçon-fille adulant sa mère qui ne se doute pas quelle fille-garçon elle a mise au monde, n'était que différent ! Bien pire: il est comme tout un chacun: assoiffé de tendresse et de reconnaissance, qui ne lui viennent ni par papa, rêvant d'un mec qui assure, ni de maman mais d'abord d'un pseudo papa-maman tenancier de boîte transformiste où, dès ses quinze ans, le jeunot se réfugie avant de se la jouer Bambi ou Marylin. Il y a de la famille Deschiens dans ce roman où l'on souffre en écoutant Julio Iglesias ou Dalida, d'une écriture tendrement brutale, captant admirablement toutes les nuances de sentiments cristallins en milieu glauque. Les portraits du taulard beauf, dont le narateur s'entiche, de la petite camée et de la "princesse polack", entre autres, sont d'une acuité rare, et le roman dégage une émotion rare en dépit de son apparente trivialité.
Michèle Lesbre, Nina par hasard. Sabine Weispieser, 189p.
Mélange de réalisme social et de poésie, d'observation au scalpel et de modulations sensibles en finesse, ce roman réédité (la première publication, au Seuil, date de 2001) prend une nouvelle dimension après la lecture d'autre souvrages de la romancière, dont Le canapé rouge, et notamment par ce qu'on pourrait dire un horizon tchéhovien déjà nettement perceptible. L'exergue de Gaston Chaissac ("Et l'âme ébruita le silence") situe bien l'aire physique et mentale du roman, entre usines et bistrots, salon de coiffure et intérieurs de gens d'en bas, si l'on ose dire, avec un accent porté sur les solidarités féminines. Tant les liens entre la mère (dont les amants défilent et se défilent) et la fille, que ceux qui unissent les ouvrières de l'usine ou les employées du salon de coiffure, sont finement tissés, alors que les relations avec les hommes oscillent entre machisme et complicités de corps ou de coeur - tout cela sonnant juste, dur et doux à la fois.
Christian Kracht, Je serai alors au soleil et à l’ombre. Traduit de l’allemand par Gisèle Lanois. Jacqueline Chambon, 142p.
On se régale à la lecture de l’uchronie de Christian Kracht, qui nous transporte, aujourd’hui même, dans une Suisse ravagée par cent ans de guerres entre la République soviéique de Suisse (fondée par Lénine en 1917) et les puissances fascistes allemandes et anglaises, entre autres belligérants mondiaux. L’Afrique est devenue l’arrière-pays de Neu-Bern, où la fondue se fait à la banane, et le narrateur, commissaire politique originaire du Mozambique est un bon Helvète de la nouvelle tradition, qui impressionne la divisionnaire Favre, lectrice du Y-king. Malgré les vues « humanistes » des Soviets suisses, la guerre va reprendre avec un nouveau bombardement boche du Réduit national, formidable forteresse à la Piranèse. Le protagoniste fuit alors plein sud, vers le Tessin suave et son Afrique natale. Pleine de malice et de trouvailles, cette fable, psychédélique sur les bords (on y croise le peintre Roerich), vaut plus par sa verve narrative que par ses vues historico-politiques, mais une sorte de rêverie mélancolique s’en dégage, imprégnée de poésie drôle-acide.
Un roman russe et drôle de Catherine Lovey. Ed. Zoé. 224p.
Le troisième roman de l’atypique Catherine Lovey, passée par la criminologie avant de s’aventurer en littérature, ne ressemble à rien. Après L’homme interdit (Prix Schiller, en 2005) et Cinq vivants pour un seul mort, (2008), Un roman russe et drôle brasse plus large et plus profond, avec une liberté totale, une poésie plus ample et un sentiment puissant de ce qui est arrivé à notre drôle de monde depuis la chute du communisme et des Twin Towers. Son titre annonce certes une couleur, mais le comique d’ Un roman russe et drôle, à l’image de notre monde mondialement éclaté et en perte de repères, est aussi frotté de mélancolie. Le lecteur ne sait pas trop où il va mais il y va gaîment, dans la foulée d’une Valentine attachante, double de l’auteure, qui revient dans la Russie de ses passions de jeunesse pour approcher le plus improbable des héros de romans (russes et drôles) en la personne de Mikhaïl Khodorovksi, le fameux roi du pétrole bouclé en Sibérie et ne s’en évadant point. Pourquoi lui ? Pourquoi cette fugue au bout du monde et jusqu’au nord du Nord ?
Discours parfait, de Philippe Sollers Gallimard, 918p.
Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style. Plus de 900 pages de découvertes tous azimuts, d'intelligence et de goût, dans la foulée de La Guerre du goût et d' Eloge de l'infini. Sollers n'aime pas qu'on le trouve meilleur essayiste que romancier, estimant que c'est tout un, mais cette trilogie suffit, déjà, à faire de lui un écrivain hors pair...
Nous étions des passe-muraille, par Jean-Noël Sciarini. Ecole des loisirs, 178p.
Le corps de l'autre, par Georges-Olivier Châteaureynaud. Grasset, 356p.
Le départ de ce roman conjectural est vertigineux, qui fait que, d'un jour à l'autre, agressé au couteau par un skinhead, le critique littéraire Louis Vertumme,septuagénaire teigneux et redouté, surnommé "l'atrabilittéraire", se retrouve littéralement dans la peau de son agresseur, jeune et tatoué, tout en gardant son intelligence et sa culture de vieille ganache. En conteur roué, reprenant un thème à la Marcel Aymé mais à sa façon propre, Châteaureynaud mène admirablement le début de son roman où l'on voit l'esprit cultivé tâcher de se faire à sa carcasse de jeune barbare déjà compromis dans pas mal de plans foireux... Sur quoi le démon de la littérature reprend du poil de la bête, qui voit le jeune vaurien se transformer peu à peu en lecteur puis en auteur, au fil d'une narration de plus en plus caustique où le monde des lettres en prend pour son grade...
L'Horizon, de Patrick Modiano. Gallimard, 171p.
On se retrouve dans l’univers de Patrick Modiano qu’on reconnaît les yeux fermés en respirant son « air » très particulier, comme nimbé de mélancolie, à la fois intime et vaguement étranger, dans un temps décalé, parcouru d’ombres douces. Tel est Bosmans, qui doit avoir passé la soixantaine et rassemble des bribes de scènes de sa lointaine jeunesse, où très vite apparaît le nom de Margaret, collègue de bureau à Paris d’un certain Mérovée et d’une certaine Bande Joyeuse à laquelle il ne tenait pas trop à se mêler, fréquentant à part «la Boche », selon le mot de Mérovée - cette Margaret Le Coz née à Berlin (?) et qui fut gouvernante à Lausanne un temps. Un amour de jeunesse ? Probablement, même si tout a « bougé » entre les faits et leurs réfractions parfois notés sur de petits cahiers. En ce temps-là ils se seront trouvés comme deux naufragés, lui maltraité par sa mère aux cheveux rouge et flanqué d’un défroqué, le pourchassant en quête d’argent; elle flottant un peu d’une place à l’autre, poursuivie par un drôle de type à manies et couteau. Et quarante ans après ? Bosmans revisite un décor changé, retrouve des personnages à peine reconnaissables, et pourtant...reconstruit une histoire qu’il aimerait ressusciter à Berlin avec Margaret qui s'y trouve peut-être, mais l’éternel retour est-il au programme ? Ce qui est sûr c’est que la fiction marque, chez Modiano comme chez Proust, autant sinon plus que ce qu’on dit le réel, et que la nostalgie de Bosmans gagne à son tour le lecteur, d'un passé restant peut-être à venir ?
Walter Benjamin, par Howard Caygill, Alex Coles et Richard Appignanesi. Illustrations d'Andrzjej Klimowski. Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 177p.
Quoi, misérable, tu défends une traversée de la vie et de l'oeuvre de Walter Benjamin sous la forme d'une bande dessinée ? Et comment ! Et plutôt deux fois qu'une, tant ce petit livre est bien documenté, bien cadré dans sa présentation des ouvrages, des thèmes et des périodes, et surtout bien découpé dans son montage de séquences, de plans et d'images conçues par Klimovski. Un ABC de l'univers benjaminien ? Disons un premier repérage, qui gagnerait même, pour le néophyte, à être précédé par un sommaire encyclopédique genre wikipédia pour les grandes lignes. Mais pour qui viendrait, par exemple, de lire la somme de Bruno Tackels (Walter Benjamin, chez Actes Sud), ce film se lit avec beaucoup de plaisir et d'intérêt sans donner dans la facilité ni perdre le lecteur dans les embrouilles chères à WB...
François Emmanuel, Jours de tremblement. Seuil, 175p.
On pense évidemment au Conrad de Coeur des ténèbres, ou au Naipaul d'À la courbe du fleuve en remontant celui du nouveau roman de l'auteur de La Question humaine et de Regarde la vague, pour citer deux des meilleurs titres de François Emmanuel. Dès les premières pages, un malaise s'instaure à bord de la Katarina, bateau de croisière prévu pour l'agrément des nantis et qui se trouve bientôt entouré par la guerre à la suite de récentes péripéties politico-militaires. Sous le regard d'un reporter de télévision, les tribulations vécues par les membres de la croisière, où voisinent tel notable français sûr de ses droits et tel couple étrange formé d'un très vieil homme et de son accompagnatrice, ou encore tel écrivain dont le seul nom (Naginpaul) est immédiatement évocateur, entre autres voyageurs, se déroulent dans une espèce de climat irréel et plus que réel à la fois, où le grotesque de la situation ordinaire d'une "croisière de rêve" risque à tout moment de tourner au drame - tout cela que l'écriture très rythmée, lancinante et parfois même envoûtante de l'écrivain belge rend admirablement.
Incidences, de Philippe Djian. Gallimard, 232p.
Dans ce nouveau roman de l'écrivain "culte" qui se voudrait corrosif, et peut-être drôle, en donnant la pire image qui soit d'un enseignant égocentrique et nul porté sur la jeune chair et découvrant bientôt les charmes d'une quadra après avoir baisé à mort (?) et jeté une jeunote dans un trou noir, l'invraisemblance de la narration et la grossièreté du trait, la négligence extrême des phrases et l'absence de musicalité et d'intelligence de la composition ne tardent à consterner, au point que la lecture se poursuit sous le seul angle de la curisosité: jusqu'où ira-t-on dans le grotesque ? Comme le disaient un Walter Benjamin ou un Philippe Sollers, la pratique de la citation est le meilleur auxiliaire du critique, autant dans l'éloge que dans le constat de délabrement. Et voici donc cette seule phrase d' Incidences: "D'un baiser, elle le renversait sur le lit et montait sur lui - et lui faisait vivre des moments au pied desquels il aurait, pour ainsi dire, plus ou moins déposé résolument son âme en temps normal, tandis qu'elle se trémoussait sur lui comme un ver en se pinçant les seins et qu'ils se sentait bondir en elle comme une fusée"...
Les lois de l'économie, de Tancrède Voituriez. Grasset, 201p.
L'auteur, économiste de pointe, écrit avec un bonheur de trader enfin libéré du stress, qui aurait lu Paul Morand et quelques autres fins stylos de la ligne claire. Son dernier roman, en tout cas, est un pur égal nuancé d'amer chocolat pour dessert. C'est l'histoire au lendemain du crash de la banque d'affaires Lehman Brothers, des tribulations de Julien, qui grappille les millions dans une salle de marché de la Défense, en un moment de la crise où une petite erreur d'appréciation peut coûter son poste au responsable de la bourde, liquidé en moins d'une heure. Cela pour le fil rouge du roman, qui se faufile entre l'histoire de Susanna, belle Romaine qui a lâché le théâtre pour son trader au dam de son père communiste, et celle de Cortès le dramaturge à succès, créchant trois étages en dessous et en train d'achever une pièce qui réunit John Maynard Keynes et Virginia Woolf. La double compétence de Tancrède Voituriez, son autorité présumée dans le traitement du sujet (savoir: ce qui fait que les convictions de Keynes l'ont fait tantôt gagner un max et tantôt se crasher) et sa malice dans le détail des situations et l'observation en finesse des personnages, nous vaut un roman frais et léger sur fond de désastre dont on est tout consolé de vérifier qu'il profite à d'aucuns, merci pour eux.Très brillant de papatte, Tancrède Voituriez ne cesse de nous faire glousser de rire et nous apprend deux trois choses sur les secrets de l'économie, qu'on se fera le même plaisir d'oublier vite fait...
Le dernier crâne de M. de Sade, de Jacque Chessex. Grasset, 170p.
Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son « âme claire ». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans. Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous. Or, « un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».
Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine, engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de « figures », comme il appelle sur son Journal les espèces sonnantes qui suffisent à calmer la mère…
Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune abbé Fleuret qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…Mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ». Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, qu’il fait passer à travers son fétichisme personnel (vois, gentille lectrice, les obsessions du Chessex peintre…) et ses fantaisies baroques. « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, maître de style souvent éblouissant en ces pages, et à sa propre approche de l’absolu.
Mes illusions donnent sur la cour, de Sacha Sperling. Fayard, 265p.
À 18 ans, Sacha Sperling compose un roman des dérives adolescentes d'une fulgurante lucidité, dans la foulée du Bret Easton Ellis de Moins que zéro. D’une implacable acuité, le regard que Sacha porte sur son protagoniste vaut pour les enfants pourris-gâtés de son âge et les adultes. Or, il est le premier à ne pas se ménager : « Si vous me regardiez au moment où je vous parle, vous ne verriez rien. Rien d’intéressant». Mais tout de suite il faut le préciser : que Sacha Winter, narrateur du livre, 14 ans, n’est pas identifiable à Sacha Sperling, 19 ans aujourd’hui. Le Sacha du roman a des bleus au cœur, non sans raisons. Il y a chez lui du type de l’enfant de divorcés immatures qui fuit dans la musique abrutissante et la défonce, les baises confuses, les frasques et les provocations signifiant autant d’appels au secours. Pas plus que ses parents largués, ni les kyrielles de psys qu’on lui colle depuis l’âge de quatre ans, ni les profs ne lui apportent ce qu’il demande au fond : une vie plus intense et plus vraie, de l’amitié et de l’amour peut-être, comme il les trouve chez son alter ego Augustin. Comme les Kids de Larry Clark ou les « zombies » de Bret Easton Ellis, le Sacha du roman incarne une adolescence à la fois blasée et sûre de rien, qui couche avant d’échanger ses prénoms et en souffre « quelque part », oscille entre vague bisexualité individuelle et conformiste homophobie de groupe, sait tout par internet et patauge dans son bouillon d’inculture. Or ce qui stupéfie est la maturité avec laquelle, par la voix du Sacha de 14 ans, le jeune auteur module ses constats.
Saga, de Nicolas Verdan. Campiche, 200p.
L'énigme du retour, de Dany Laferrière. Grasset, 299p.
Au premier regard, on pourrait être décontenancé par la forme de ce récit se déroulant sur la page comme un poème en vers libres, mais la substance émotionnelle de celui-ci, le souffle qui le traverse immédiatement, la cadence, le rythme et le jeu des images emportent le lecteur de la manière la plus immédiate et la plus naturelle. L'écrivain quinquagénaire, exilé depuis 1976, est soudain frappé par la nouvelle de la mort soliaire de son père, dans l'immensité de New York où, vieux révolutionnaire, il était lui aussi en exil d'opposant à la dictature haïtienne. Après une virée plein nord dans le froid et la neige, le fils revient à Montréal et bascule dans une vaste remémoration faisant alterner les séquences nostalgiques de son enfance et de sa jeunes en Haïti, et celles de la vie qui continue, ponctuées d'observations sur ce qu'est devenu le monde et ce qu'il est devenu lui-même, écrivain soucieux de son identité et brassant la réalité à pleines mains. Dans la filiation directe et revendiquée de Césaire en son Cahier du retour au pays natal, Dany Laferrière fait ici retour sur lui-même tout en parlant au nom de tous ceux qui ont été arrachés, de gré ou de force, audit pays natal. Un épisode déchirant entre tous: celui où il tambourine à la porte de son père, claquemuré dans sa chambre de Brooklyn, qui hurle, désespéré, qu'il n'a jamais eu ni fils, ni femme ni pays...
Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye. Gallimard. Très bien placé pour le prix Goncourt (décerné lundi prochain 2 novembre), le dernier roman de la romancière et dramaturge franco-sénégalaise mérite absolument cette consécration publique souvent discutable, tant son livre est sensible et intéressant, d'une admirable porosité psychologique et d'une langue non moins prégnante, à cela s'ajoutant un regard profond et nuancé sur les séquelles des migrations humaines et de l'aculturation. Loin de simplifier ou de flatter les trois destins de femmes que modulent les personnages de Norah l'avocate, revenue de France au Sénégal auprès de son despotique père tout décati, de Fanta la déçue, qui fait payer à son conjoint blanc Rudy, faible et pantelant d'amour, la déconvenue de son exil en France, ou enfin de Khady Demba, la plus poignante de ces trois figures, Marie Ndiaye, en éclaire les tribulations en multipliant les points de vue, mêlant réalisme et glissements oniriques ou fantastiques, sur fond de guerre des sexes et d'affrontements culturels. On pense au V.S. Naipaul d' À la courbe du fleuve ou de Dis-moi qui tuer, pour les trajectoires désastreuses de personnages postcoloniaux, parfois aussi au Simenon africain pour les atmosphères un peu poisseuses dans lesquelles se déroulent ces trois récits méandreux et lancinant par leurs notations, incessamment émouvants et "musicaux", puissamment significatifs aussi sans tomber dans la démonstration politiquement correcte.
Jan Karski, de Yannick Haenel. Gallimard. Ils n'ont rien fait ! Les Alliés n'ont rien fait pour sauver les Juifs Européens de l'extermination. Ni Rossevelt ni surtout Anthony Eden ne firent quoi que ce soit pour anticiper l'accueil des Juifs avant le génocide ni, dès qu'ils furent au courant du génocide en cours (dès 1943, le massacre de plus d'un million et demi de Juifs était connu), malgré les protestations de Churchill. Or l'action d'un homme, résistant polonais envoyé en mission dans le ghetto de Varsovie, en 1942, puis chargé de dire ce qui s'y passait aux leaders juifs du monde entier, aux Alliés et au gouvernement polonais en exil à Londres, aide à mieux discerner la stratégie clairement établie du "monde libre", fondée sur une sorte de déni d'urgence et de report à l'heure des comptes. Ce personnage, Jan Karski, apparaît à la fin du film Shoah de Claude Lanzmann, au fil d'un épisode réellement bouleversant. À la mémoire de ce "juste", en combinant faits avérés, chronique historique à plusieurs entrées, et développements relevant de la fiction où il endosse littéralement la peau de Karski - pour lui faire dire des choses qui peuvent parfois se discuter -, l'essayiste-romancier Yannick Haenel accomplit un travail de remémoration d'autant plus nécessaire que l'héroïsme et les souffrances du peuple polonais restent souvent occultés, comme on l'a vu récemment lors de la projection du film Katyn de Wajda. Malgré les spéculations de l'auteur, son ouvrage a le premier mérite, comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, de travailler la mémoire du XXe siècle, non pour se complaire dans la mauvaise conscience à bon marché mais pour rappeler ce qui fut et reste le propre de notre ingénieuse espèce...
Le dit du gisant, de Jacques Perrin. L'Aire. Si le premier livre de Jacques Perrin, grimpeur de pointe et non moins grand connaisseur de vins, commence par le récit d'une chute terrible dans une face nord des Aiguilles de Chamonix, c'est bien plus que la relation d'un accident de montagne et de ses séquelles, de l'antichambre de la mort à la reconstruction du protagoniste, que Le dit du gisant. De fait, ce livre à l'écriture étincelante, souvent poétique et cependant arrimée à l'anguleuse réalité, relève à la fois d'une vaste remémoration, englobant la génération des fans de rock des années 70-80, du journal de bord d'un rescapé du grand saut, et d'une chronique méditative largement ouverte à la vie qui continue, qu'on pourrait dire de type phénoménologique. Il y a de l'esthète et de l'ascète chez Jacques Perrin, sans que son récit ne s'égare dans la pseudo-mystique. Parfaitement rythmée, la narration joue volontiers sur le contrepoint et la fugue, avec quelquechose du parcours initiatique, le pied léger. C'est, indéniablement, une des belles suprises de la rentrée romande.
Exit le fantôme, par Philip Roth. Gallimard, coll. Du monde entier.
On retrouve ici, immédiatement portée par un grand souffle narratif en dépit de la fragilité physique du narrateur, ce qu'on pourrait dire la suite de la magistrale trilogie amorcée avec Pastorale américaine, redéployée ensuite dans J'ai épousé un communiste et dans La Tache, grand massif romanesque revisitant le deuxième demi-siècle de la vie aux Etats-Unis, dont Zuckerman (double de Philip Roth) reste évidemment le meneur de jeu. Comme dans les romans susnommés, la grande affaire d'Exit le fantôme est un rendez-vous avec le temps, lorsque le protagoniste retrouve New York après plus de dix ans d'exil dans sa thébaïde des Berkshires. Après les générations antérieures, c'est ici àla fois en amont et en aval que le rescapé du cancer poursuit sa conversation avec des amis perdus (le magnifique écrivain mentor-ami Lonoff et la femme qui lui survit) et d'autres plus jeunes qu'il rencontre (un couple d'écrivains et un terrifiant raseur vampirique), sur fond de réélection déprimante... Le prochain Nobel de littérature, dans quelques jours, ne saurait tomber mieux.
La Barque silencieuse, de Pascal Quignard. Seuil.
On pourrait dire que c'est le plus dense et le plus beau des livres de cette rentrée française, si Pascal Quignard ne faisait pas figure d'auteur hors saison et hors norme, reliquait d'une société lettrée en voie de disparition. Mais s'il est plus proche de Montaigne ou de Walter Benjamin que d'un Michel Houellebecq ou que d'une Christine Angot, l'essayiste-conteur-poète-penseur nous réinstalle bel et bien au coeur du temps avec sa constellation de fragments méditatifs parfois frottés de lyrisme achoppant à l'origine des mots, tels le mot cercueil, le mot solitude, le mot élargissement, le mot suicide, le mot liberté, ainsi de suite. Sixième tome du cycle de Dernier royaume, dont le premier (Les Ombres errantes) a obtenule Prix Goncourt 2002, ce nouveau livre est de ceux qu'on emporte partout avec soi comme un viatique pour le consulter et l'annoter, y revenant à tout moment.
Passage des larmes, d'Abdourahman A. Wabéri.
Au fil d'un récit vif et clair, alternant les deux voix de frères ennemis que tout sépare en apparence (l'un est docteur en sciences de la communication, l'autre croupit dans une prison de haute sécurité en tant que terroriste islamiste), l'auteur, né à Djibouti en 1965, développe un roman épico-méditatif de très belle tenue. La première ligne narrative suit l'enquête d'un Djiboutien exilé à Montréal qui revient au pays en qualité d'espion économique chargé de glaner tous les renseignements utiles sur la situation en ce lieu d'un imminent bouleversement géo-strartégique. Or ses menées, entrecoupées des souvenirs personnels de son enfance et son adolescence de jumeau confiné dans l'ombre de son frère, sont observées, comme à travers les murs, par une espèce de double prisonnier, entièrement voué au Miséricordieux et fomentant la liquidation du "traître". La figure de Walter Benjamin, éternel exilé, marque les deux récits de sa présence, moins paradoxale qu'il n'y pourrait paraître.
Le dernier échangeur, de Daniel Abimi. Campiche.
La classe moyenne de notre bon vieux monde s'est méchamment encanaillée ces dernières décennies, comme l'a bien montré Michel Houellebecq, et ce mouvement de libération des moeurs, virant au nouveau conformisme "libertin", n'a pas épargné notre bonne vieille Suisse ni notre bonne ville de Lausanne. C'est du moins ce que le "fouille-merde" du protagoniste du premier roman de notre confrère Daniel Abimi, journaliste de terrain passé par dix ans d'humanitaire (ce qui peut aider en matière de lucidité désabusées), documente au passage après avoir été entraîné dans une suite de meurtres sordides affectant un groupe d'échangistes de nos régions dont le plus dénué de scrupules et un grand affairiste de l'immobilier régional, cocaïnomane et pervers polymorphe dont le lecteur se gardera de chercher le "modèle" pisque Le dernier échangeur n'est pas "à clef". Point d'intrigue trop sophistiquée non plus dans ce polar d'une écriture un peu jetée et pâtissant aussi d'un excès de localismes vaudois (de "gouille" à "déguiller", entre autres), mais remarquable en revanche par son climat de dèche et de mal-être, d'ennui vaseux et de médiocrité, sous un regard qui tire vers le burlesque ou vers la fraternité à la Deschiens...
Loin des bras, de Metin Arditi. Actes Sud.
Le dixième livre de Metin Arditi, ingénieur en génie atomique d'origine turque et notable reconnu de la vie culturelle genevoise, est sans doute son roman le plus accompli, vivante et chaleureuse évocation des derniers feux d'un pensionnat pour jeunes gens chic des environs de Lausanne. Sous la forme d'un récit kaléidoscopique en brèves séquences, rappelant un peu le découpage cinématographique des Hommes de bonne volonté de Jules Romains, le livre fait défiler une belle brochette de personnages, de Mme Alderson la digne directrice de l'établissement à ses divers professeures et professeurs, plus ou moins typés voire extravagants, et à ses pensionnaires plus ou moins chahuteurs ou mal dans leur peau en dépit de leurs solides arrières financiers. Le roman prend corps au fil des pages, les dialogues très développés y ont doublé valeur narrative et musicale, et l'évocation de la bascule de deux époques est très bien marquée elle aussi, finalement consommée par le rachat américain de la maison. Surtout, la dimension affective et la pâte humaine des personnages donne au roman sa vérité vibrante et son épaisseur. Très belle avancée d'un romancier qui se dit avant tout un artisan, et dont on sent qu'il aime les gens. Une écriture fluide et claire lui a valu déjà pas mal de succès et de distinctions littéraires, dont le joili Prix Ronsard des lycéens...
Mon enfant de Berlin, d'Anne Wiazemsky. Gallimard.
Héritière d'un nom célèbre, Claire Mauriac a connu la difficulté de porter celui qui faisait forcément d'elle "la fille de", forcément un bon parti bourgeois dont un certain Patrice était censé partager la vie en lui donnant le sien. Or la guerre permit à Claire d'échapper à ses chaperons de parents, via la Croix-Rouge française, qui la lança dans une aventure solidaire la conduisant finalement, en 1944-45, en pleine apocalypse berlinoise. C'est là que son parcours croisera celui d el'homme de sa vie, Yan Wiazemsky, prince de sang et de coeur, charmeur en diable, bel et bon sous tous rapports et la séduisant illico en se montrant absolument ignorant du nom de François Mauriac. De cette histoire forcément belle et intéressante (avec ce qu'elle dit notamment du sort des Allemandes promises au viol dès le déboulé des hordes russes), la fille de Claire tisse un vrai roman, en tout cas par la forme du livre qui emprunte aux confidences de la mère qu'on imagine, aux lettres de celle-ci à sa propre mère, à son journal épisodique et à une narration extérieure liant la gerbe. Plus qu'un récit de vie, il en résulte un bel hommage romanesque à des figures attachantes.
La Légende de nos père, de Sorj Chalandon. Grasset.
Après le troublant Mon Traître, sondant les abysses d'une relation amicale sur fond de guerre civile irlandaise, c'est toujours dans l'équivoque des conduites personnelles sur fond d'Histoire, avec une grand hache, que Sorj Chalandon nous entraîne au fil d'une petite histoire tortueuse à souhait. Le roman s'ouvre sur ce pénible moment que représente la mort d'un proche (ici le père du narrateur) marquée par le sentiment lancinant d'un rendez-vous manqué, et d'autant plus que le défunt, taiseux, avait des choses à raconter de son passé de Résistant. Or c'est avec un autre présumé héros que le protagoniste, journaliste de seconde zone recyclé dans la rédaction de bios d'inconnus en veine de confessions, explore ce passé de l'Occupation en France, non sans surprises à la clef, où l'interrogation se porte avec force sur la légende de chacun et ce que cachent les monuments vénérés. Autre surprise pour qui ne la connaît pas encore: l'écriture de Sorj Chalandon, à la découpe remarquable, aux rythmes singuliers et aux formules souvent frappantes, prégnante, mordante même, et poétique à la fois.
Bella ciao, d'Eric Holder. Seuil
"Une seule femme possède en même temps le derrière arrogant d'une adolescente, l'épanouissement des maternités heureuses, les pattes d'oie, au coin des yeux, de qui a tellement aimé rire. La sienne, si on a eu la chance de la rencontrer tôt", écrit le narrateur de Bella ciao, écrivain quinqua qui a eu cette chance et l'a cabossée, cette chance, en plongeant peu à peu dans le vertige de l'alcool. "Elle était la femme de ma vie comme j'étais l'homme de la sienne. Seul un voile liquide nous séparait..." Jusqu'au jour où Mylena, n'en pouvant plus, lui dit comme ça: basta, j'en ai assez, un matin de quatorze juillet. Et lui de se retrouver nu et perdu, tout au fond d'un trou dont il va se sortir à la force des mains, en louant sa force de travail. Quelque part au bord de l'Atlantique, à Miéville-les-Bains, le protagoniste va jouer à cache-cache avec Myléna et ses enfants tout en se frottant à Franck, le vigneron qui l'épuise à fabriquer des pieds de vigne, et Michel son père. Les pognes en sang, notre écrivain se refera entre chaleur humaine du café du soir et rage de labeur (On ne travaille bien qu'avec la rage ! lui crie Michel), retours à sa belle farouche ou à ses enfants, retour à l'écriture aussi. Belle écriture, nourrie de tout un vocabulaire artisanal et terrien, mots du métier et des gens, des choses de la terre et des cadeaux de la vie. De beaux personnages aussi, très attachants et dessinés à la fine pointe sensible, hantent ce livre d'une densité déliée.
Le voyage d'hiver, d'Amélie Nothomb. Albin Michel.
Il est de bon ton, chez pas mal de purs littéraires, de faire la moue à la seule mention du nom d'Amélie Nothomb, qu'ils n'ont souvent pas lue mais que son extravagant succès, et sa productivité métronomique (17 romans en 17 ans) irrite visiblement. Or si tous ses livres ne sont pas de qualité égale, la dame aux chapeaux voyants, genre sorcière d'Harry Potter, n'en a pas moins un talent très singulier. Parfois jetée d'apparence, son écriture court et vole et son esprit pétille et scintille, avec des traits fulgurants même s'ils n'éclairent pas longtemsp. Tout cela qu'on retrouve ici dans une espèce de conte-thriller traitant d'un projet d'attentat terroriste dicté par la déraison du coeur. Les plus succulents moments, à mon goût, découlent de la passion du protagoniste-narrateur pour l'amie jolie d'une romancière à bec-de-lièvre qui voit cet amour se faire sous ses yeux (ou plutôt ne pas oser se faire) de pucelle juste capeble d'écrire des romances sans les vivres. C'est drôle, très bien filé, cela se lit en deux heures et s'inscrit aussitôt dans une constellation dont l'ensemble fait bel et bien une oeuvre originale...
L'Annonce, de Marie-Hélène Lafon. Buchet-Chastel.
On pense à Campagnes de Louis Calaferte en pénétrant, par une nuit formidablement évoquée - nuit d'une région particulière, à Fridières dans le Cantal, semblable à nulle autre - dans l'univers où se retrouve Annette et son enfant, dans un clan familial jalousement clos où l'intrdouit Paul, qu'elle a rencontré par le truchement d'une petite annonce. Dans cette bicoque de bourg étroite et rechignée où il y a un en-bas pour les uns et un enhaut pour les autres, que relie le journal en transit de l'un à l'autre avec ses nouvelles du monde, Annette fait ce qu'elle peut pour être admise de Nicole la soeur et des deux oncles aux figures tutélaires. Et le temps passe, le petit Eric grandit, la maison et le village et le monde traversent les saisons - tout cela que Marie-Hélène Lafon ressaisit dans une écriture âpre, serrée, à la fois très minutieuse et très rythmée. Un exergue annonce la couleur de ce sombre et beau roman, pétri d'humanité: Le papier est bon âne. Ce qu'on lui met sur le dos , il le porte. Tout le poids du monde ici, qu'un style allège pour le meilleur.
Milo, de David Bosc. Alia.
Francis Ponge disait à peu près que le poète est au monde afin de prendre les mots dans son atelier et de les réparer, et c'est un mouvement qu'on retrouve dans le deuxième roman de David Bosc, à la fois par le travail de haute finesse de l'auteur sur l'écriture et par celui de son protagoniste, cassé lui-même, après une séparation, et revenant à la maison fracassée de son passé. Il faut citer immédiatement et entièrement le premier paragraphe de ce livre noir et lumineux à la fois, avant de le lire lentement et avec la plus grande attention aux phrases souvent aussi belles que des vers ou des fragments d'aphorismes, mais sans firitures pour autant: "J'allais dire que pour Emile, qui ne l'a pas vue finir, enmporté par la grippe à quatre-vingt-quatre ans, et pour Karine qui y a perdu son pucelage non loin de son anniversaire, l'année 1990 n'a guère eu de ressemblance. Les jours de pluie de mars, du même mois les heures où, quand même, on s'est chauffé le dos sous le blouson ou l'habit noir, à l'abri du vent. Pour le reste, et même les plus violeurs des événements, le plus obligatoires des misères ou des fêtes, l'écho que ça jetait dans leur crâne était trop différent, par exemple"...
Mal Tiempo, de David Fauquemberg. Fayard.
J’avais signalé le punch de David Fauquemberg après lecture de Nullarbor (Prix Nicolas Bouvier 2007), et le voici multiplié par dix, dans un roman tendu et captivant, vigoureux et subtil, formidable portrait d’un jeune boxeur cubain « par désespoir », dont l’honneur ombrageux sera en butte aux règles biaisées, voire pourries, de la politique et de la spéculation. Autre portrait non moins complexe, ici « en creux » : celui du narrateur, el Francés, proche sans doute de l’auteur. Passionnant, même pour un lecteur que The Game n’intéresse pas « en soi ». Michel Déon et le chroniqueur de L’Equipe ont raffolé de ce livre qui s’inscrit dans la filiation d’Hemingway et de Mailer !
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BW, de Lydie Salvayre. Seuil.
On connaît le talent incisif, cinglant et pénétrant à la fois, de la redoutable Lydie Salvayre. À la férocité critique de cette intraitable observatrice des mondes actuels, s’ajoute ici une profonde tendresse de complicit puis les initiales BW désignent le nom de son compagnon de vie et de rages, mais aussi de passions (sauf celle du voyage, dont BW a l’apanage exclusif), qu’elle écoute et fait parler tout en ne se privant pas de la ramener. Grand voyageur à travers la vie, grand lecteur, grand amateur de femmes, BW fut un éditeur au sens le plus noble du découvreur. Or ce livre raconte son refus d’obtempérer et sa décision de rompre avec l’édition, au fil d’un portrait qui devient celui du nouveau dissident en société de consommation.
L’Invisible, de Pascal Janovjak. Buchet-Chastel.
On pense illico à Marcel Aymé en lisant le premier roman de Pascal Janovjak, à la fois pour sa modulation d’un thème cristallisant moult fantasmes (de puissance occulte ou d’assouvissement bestial), et pour sa verve de conteur. Le protagoniste est une sorte d’homme sans qualités à l’époque de Michel Houellebecq, invisible au figuré dans son état d’avocat d’affaires établi au Luxembourg, et qui le devient au propre en une nuit. Premier constat : Janovjak a la « papatte », son récit est d’un écrivain pur jus, avec un mélange de sensualité et d’humour détonant, à quoi s’ajoute une puissance d’évocation « physique » qui rend crédible le paradoxe initial : un corps invisible et qui continue de souffrir de fichues crampes d’estomac et en bave quand on s’assied dessus…
Hors champ, de Sylvie Germain. Albin Michel.
Coïncidence en liaison probable avec l’esprit du temps sensible au thème de la disparition (l’homme perdu dans la foule ou la femme constatant qu’on ne la voit plus au de-là de la cinquantaine…), Sylvie Germain, après L’Inaperçu, revient au thème de l’effacement, ici jusqu’à la dissolution finale du protagoniste, Aurélien de son prénom. Le roman part très bien, notamment avec de superbes page retrouvées du journal de son frère Noël, tabassé par des brutes est vivant désormais comme un presque légume, sur les bienfaits de la lecture et le bel avenir qu’il a devant lui… Du côté d’Aurélien, en une semaine, son sentiment de disparaître progressivement aux yeux des autres est bien perceptible, tout en restant un peu extérieur et par trop démonstratif. On a connu la romancière plus subtilement investie par son sujet, et son écriture moins « faite »…
Efina, de Noëlle Revaz. Gallimard, 182p.
Après un premier roman, intitulé Rapport aux bêtes et souvent adulé, excessivement à mon goût en dépit de son originalité certaine, Noëlle Revaz n’a plus rien publié d’égal et l’on se demandait si elle ne resterait pas l’auteure d’un seul livre, « démolie » par un trop brillant début. Tout au contraire : Efina montre une neuve et irrésistible énergie, à quoi s’ajoute l’humour dévastateur des cœurs cabossés. Magnifique roman des relations mimétiques (dont René Girard a tout vu et tout dit) et de la guerre des sexes, Efina est également un double portrait de femme adorablement imbuvable et de comédien, imbuvablement adorable, au fil des années qui ont vu les trentenaires devenir, selon la règle, de futurs quinquagénaires…
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Des hommes, de Laurent Mauvignier. Minuit.
On se dit d’abord que l’auteur s’empêtre, se prend les pieds dans ses phrases et tourne autour du pot, tout au portrait d’une espèce de SDF empoisonnant son entourage familial, avec un premier esclandre qui devrait nous faire juger, plutôt, le milieu en question., Bernard, dit Feu-de-bois, ose offrir un cadeau coûteux à sa sœur. Scandale : d’où lui vient cet argent, lui qui ne cesse de nous pomper… Sur quoi le livre bascule, on se retrouve dans la nuit d’Algérie, quelques décennies plus tôt, et c’est un autre Bernard qu’on découvre, les tenants d’une autre tragédie à double face, la guerre et la jeunesse, des hommes jetés les uns contre les autres et l’école de la vie, comme on dit chez les scouts. À détailler, évidemment, pour la construction et la dentelle barbelée de l’écriture…
Les hauts Plateaux, de Lieve Joris. Actes Sud.
Après la mort de sa mère, avec laquelle le mésentente fut souvent explosive, Lieve Joris retrouve le Congo de son oncle belge évoqué dans le roman éponyme (Mon oncle du Congo) ou dans l’inoubliable Danse du léopard, du côté d’Uvira et de ses zones restées très dangereuses : plus précisément sur ces hauts plateaux où cohabitent des peuples « oubliés » par les colons ou plus souvent rétifs voire rebelles à leur enseignement. Avec un jeune guide, la voyageuse accomplit une sorte de voyage d’adieu rituel qui n’en est pas moins, aussi, la découverte de terres et de gens qu’elle sait observer dans les moindres détails de la vie, avec un sens du fait symbolique qui donne extrêmement de relief à certains épisodes, et par exemple avec les tournées des évangélisateurs en nouveaux marchands d’illusions préférés aux malheureux instituteurs. Très personnellement impliquée, Lieve Joris témoigne une fois de plus d’un gâchis humain et culturel qu’elle « vit » au milieu de tous les dangers, aussi ferme que poreuse.
Un roman français, de Frédéric Beigbeder. Grasset.
Vous avez dit « roman » ? On m’explique que c’est pour entrer dans la course aux prix, et le fait qu’après Weyergans, dont le roman l’était tout aussi peu, la remémoration familiale de Beigdeber, amorcée lors d’une garde à vue (il s’est fait ramasser au petit matin des paumés cocaïnomanes tandis qu’un compère leur alignait un peu de neige sur un capot), tient plutôt de la chronique alerte à la néo-hussard et ferait un autre Goncourt bien parisien… FB aussi a la « papatte » chère à Sollers, il a le sens de la tournure et de la formule « à la française », il a un ton à lui, genre vilain canard honteux de son menton en galoche et de ses oreilles décollées, il croyait avoir tout oublié de ses jeunes années et profite de sa cellule pour en tirer quelques souvenirs marquants, et bien plus : un récit alterné présent-passé qui s’étoffe avec plus de sensibilité frottée de mélancolie que dans ses romans à personnages. Sous ses airs de dilettante, le cher « pipole» cache un écrivain. On l’a toujours traité en « petit frère », dont l’aîné serait ici un Bernard Frank…
Le silence des abeilles, de Daniel de Roulet. Buchet-Chastel.
S’il y a quelque chose d’un peu « téléphoné » dans la mise en place de cette fable romanesque retraçant la trajectoire d’un enfant du siècle nouveau, rejeton d’un paire de soixante-huitards caricaturaux à souhait, qui oscille lui-même entre la rébellion écolo et le néo-nazisme brouillon, le développement du nouveau roman de Daniel De Roulet vaut cependant par divers aspects. Malgré le récit trop elliptique de son développement personnel, le protagoniste Siddhârta (sic) Schweitzer, renommé Sid par sa grand-mère après l’abandon de ses parents et Sida (resic) par ses camarades d’école, se dégage de cette excessive stylisation au fil des pages, notamment par sa passion des abeilles, au contact de mentors d’occasion (aux States ou sur un alpage des Grisons) et d’une jeune Japonaise amoureuse qui résiste à ses dérives. D’une écriture parfois trop factuelle à mon goût, mais limpide et lumineuse, Daniel de Roulet dégage progressivement une atmosphère très particulière – un espace romanesque réel et personnel.
Pour son premier roman, Jean-Noël Sciarini réussit l'évocation d'un amour fou transportant le jeune Jean, trop grand dans ses baskets mais hypersensible, vers Sarah, camarade aussi brillante que fragile. Elle a été arrachée à son enfance est-berlinoise après la chute du Mur et ne parvient guère à retrouver son équilibre en terre suisse romande. Or, bravant la loi des adultes, Jean va l'enlever à son encadrement psychiatrique pour la ramener à Berlin, au fil d'une fugue ardente et problématique à la fois qui tourne finalement court sous le poids du monde et de la maladie en dépit de l'élan qui porte les deux jeunes gens loin de la médiocrité et des conventions. Dense et intense, d'une belle écriture, ce roman dit, non sans pathos et quelques clichés, les désarrois de la jeunesse actuelle avec une force rebelle qui en impose.
Celui qui apprend la lenteur / Celle qui découvre éabeauté du temps long / Ceux qui eussent aimé connaître leurs arrière-arrière-grand-parents des deux lits / Celui qui écarte ce qui ne peut être observé d’un geste sans impatience / Celle qui estime que le créationnisme est un positivisme crispé / Ceux qui pensent que toute science est aussi fiction / Celui qui à bout d’argument écrit une nouvelle / Celle qui ne méconnaît point le violent et le lui laisse entendre / Ceux qui se croient élus alors qu’ils sont juste un peu stressés / Celui qui estime juste et bon(à l’instar du professeur Alain Badiou) que la poésie en dit plus que la philosophie en se taisant au bon moment ou en chantant mais pas forcément / Celle qui aime tricoter des bas et des hauts / Ceux dont l’ardeur guerrière tend au plaisir de périr / Celui qui est si plein de l’idée qu’il a une mission à accomplir qu’il en oublie de s’y coller / Celle qui juge les philosophes antiques en fonction de leur position au niveau partage des travaux ménagers / Ceux qui freinent tout le temps sans le laisser passer / Celui qui aime le dimanche et le prolonge la semaine d’après / Celle qui n’aimant pas la violence fait lamorte au cas où / ceux qui pratiquent l’hygiènede la bonne distance / Celui qui te voudrait partenair de délire et que ton sourire désarme / Celle qui a compris que la « personne » qu’ils appellent « Dieu » ne oeut être manipulée / Ceux qui ont passé de l’hystérie pseudo-religieuse à l’exaltation pseudo-culturelle / Celui qui est tellement fleur bleue que les myosotis en pâlissent / Celle qui sous Prozac accuse les adeptes du Valium d’hérésie / Ceux qui mangent italien dans le restau slovaque tenu par un Japonais germanophone / Celui que sa belle-sœur salzbourgeoise ramène aux réalités de ce bas-monde / Celle dont le beau-frère est un parasite social (dit-elle) dont les poèmes ne se vendent même pas / Ceux qui sont essentiellement adonnés aux travaux de l’esprit mais qui devraient changer de linge de corps plus souvent quand même , etc.
À l’aquarelle le matin
tes yeux dans les miens diluent
des dunes, des lunes, des lointains ;
des bribes de rêves entre nous
font comme des ombres bleues
dans les yeux des enfants qui jouent.
Je voudrais rester dans tes bras,
que longtemps s’écoulent les heures,
que le temps ne se brise pas
aux arêtes de la douleur.
(19 mars 1989)
A La Désirade, ce 18 août 2015
C’est aujourd’hui, jour pour jour, il y a trente ans de ça, que l’un de mes plus chers amis de jeunesse est tombé au Mont Dolent, dans le massif du Mont-Blanc. Nous aurions dû partir ensemble mais je m’étais désisté la veille, pensant le rejoindre quelques jours plus tard. Le dimanche matin, sur les crêtes du Jura avec L. enceinte et notre petite fille de trois ans, j’avais désigné à ma bonne amie le minuscule triangle argenté du Mont Dolent, en évoquant le belle remontée d'arête que devait se payer Reynald à l’instant même - Reynald qui s’était déjà fracassé dans la face nord.
Pour mémoire, je suis allé rechercher dans mes carnets de 85 les notes de ces jours affreux…
Impasse des Philosophes, le 10 août 1985. - Deux jours en haute montagne avec Reynald ont consommé de solaires retrouvailles sur l’arête reliant l’Aiguille du Midi à celle du Plan, deux mille mètres au-dessus de la lointaine rumeur de Chamonix et, de l’autre côté, des neiges éternelles de la Vallée blanche. Formidable parcours que ce fil de neige et de glace entre terre et ciel, avant la descente dans les séracs du Requin.
Crevés et radieux, nous avons cependant été secoués, au refuge, par la lourde ambiance liée à une chute mortelle dans la face sud de l’Aiguille du Fou, alors que la gardienne attendait des nouvelles d’une cordée d’amis à elle, disparue depuis hier aux Drus. Reprenant notre discussion de la veille à notre bivouac du Plan de l’Aiguille, nous avons alors évoqué, avec mon compère, les deux ou trois fois où, dans les Aiguilles dorées, sur la Haute Route ou au Miroir d’Argentine, nous avons vécu cette confrontation avec la mort, lui la prenant comme un défi à relever et moi comme l’ennemi à ne pas provoquer.
Impasse des Philosophes, le 19 août. - Reynald est mort. Mon cher compère de sac et de corde s’est tué hier au Mont Dolent, que notre première intention était de gravir ensemble dimanche prochain. Hélas il n’a pas eu la patience d’attendre: il est parti seul et, à proximité du sommet, a probablement dévissé sur l’ultime pan de glace pour se fracasser dans les séracs de la face nord, après 900 mètres de chute.
Hier encore, comme nous avions profité du beau dimanche pour nous balader sur les crêtes du Jura, et sachant que notre ami envisageait de faire cette course, je montrais à mes beautés le minuscule triangle blanc bleuté du Dolent au milieu de la frise des Alpes. “Reynald doit être arrivé au sommet”, leur avais-je dit, alors qu’il gisait déjà au pied de la face nord.
Dès qu’Hélène m’a téléphoné, ce matin, pour s’inquiéter du fait qu’il ne fût pas rentré, j’ai commencé de trembler comme une feuille, lui conseillant aussitôt d’alerter les guides du val Ferret. Pour ma part, je n’ai cessé de trembler en me rendant à la rédaction, d’où j’ai appelé le bureau des guides. L’hélico, dont j’entendais le bruit au téléphone, était justement en train de partir en recherche avec le guide Daniel Troillet. Deux heures plus tard, j’ai rappelé la centrale de sauvetage, dont le responsable a refusé de me donner plus de précision sous prétexte que je n’étais pas de la famille, tout en me laissant entendre que le pire était bel et bien arrivé, ce qu’un appel d’Hélène a confirmé à trois heures de l’après-midi.
J’en suis resté complètement effondré. C’est mon plus cher ami de jeunesse qui nous est ainsi arraché, et quelle douleur pour Hélène et quel gâchis, quel triste héritage pour les petits. Or je n’arrive pas à y croire. Mais non, ce n’est pas possible: pas Reynald, avec lequel j’ai partagé tant de belles et bonnes choses, de la Haute Route à Mai 68, qui m’a si souvent aidé et que j’aidais il y a quelques jours encore à peaufiner un texte destiné à une revue médicale - mon petit frère des bons et des mauvais jours, avec lequel j’ai failli dérocher un autre radieux dimanche dans la face nord du Trident, et que j’avais retrouvé avec tant d’entrain et de belle humeur, il y a dix jours de ça, sur la fabuleuse arête Midi-Plan.
(Soir). - Reynald est mort. Reynald est mort. Reynald est mort. Je pourrais me le répéter cent fois sans le croire: Reynald est mort. Il a fallu que je téléphone à tous ceux que j’aime pour le leur dire et le leur raconter, et lorsque je suis rentré à l’impasse des Philosophes, ce soir, enfin j’ai pu m’abandonner dans les bras de ma bonne amie également bouleversée, mais est-ce Dieu possible que Reynald soit mort ?
Un pas la vie, un pas la mort
Un pas la vie et nous étions ensemble, souviens-toi. Un pas la mort, et voici qu’il nous est arraché. Et que dire ? Quels mots trouver, qui ne se perdent dans ce grand vide ? N’y a-t-il pas que le silence pour exprimer ce que nous ressentons ?
Un pas la vie et le jour se levait, souviens-toi, ce jeudi de grand ciel pur d’il y a deux semaines, jour pour jour. Il y avait si longtemps que nous parlions de repartir. Depuis vingt ans que nous avions scellé cette alliance d’une ferveur partagée contre tout ce qui pèse, cent fois nous étions montés ensemble vers cette lumière; mais tant de temps aussi nous avait séparés dans le labyrinthe de la ville, et voici que, sur l’arête sculptée entre deux vertiges, nous avions renoué ce lien.
Un pas la vie, et c’était tout ce que nous avions partagé jusque-là. Il n’y avait pas, cette fois, à chercher le moins du monde son chemin. D’une flamme de pierre à l’autre on suit ce fil de neige comme vont les notes sur une portée, et de fait nous nous sentions pleins de musique. Ce n’était pas, cette fois, la paroi qui s’affronte de haute lutte, mais la seule mise à l’épreuve d’un équilibre de chaque instant, un pas la vie, un pas la mort.
Un pas la vie et c’était ton étoile là-bas: l’amour d’Hélène et Léonard le petit prince, et Mélanie la benjamine au sourire joli. La veille au soir nous en parlions encore, de nos douces amies à tous deux, à voix alternées sur les hauts gazons de notre dernier bivouac, t’en souviens-tu ? Tu m’as alors confié ton désarroi devant la mort que tous les jours tu affrontais à l’hôpital. “Et que dire ? » me demandais-tu, « que dire à ceux-là qui te supplient du regard et dont tu sais que leurs jours sont comptés ?”
Un pas la vie, et tu appelais chaque oiseau par son nom; et Léo, ta douce et Méla t’ont suivi sur le chemin des bois, qui n’oublieront jamais. Tu observais, et n’est-ce pas qu’observer c’est aimer déjà ? Tu regardais le monde, à ta façon tu l’embellissais, tu l’accueillais et le partageais.
Mais voici que tu nous est arraché: un pas la mort, et quel mot pourrait conjurer le dernier pas de ta vie ?
Impasse des Philosophes, ce 25 août. - Dimanche sous la pluie. C’est aujourd’hui que nous aurions dû monter au val Ferret pour rejoindre Reynald et les siens. Lui et moi étions censés faire le Dolent. Notre course serait donc tombée à l’eau et nous aurions passé une bonne journée entre amis, après quoi la vie aurait continué comme si de rien n’était...
Celui qui a un nain de jardin dans la tête / Celle qui ne supporte plus les rangements silencieux de ses voisins Gantenbain / Ceux qui plient leurs vêtements par ordre de grandeur avant d’avoir un Rapport / Celui qui pratiquait le nudisme au Monte Verità vers 1925 et en déduit la performance sensationnelle de ses 105 ans / Celle qui a cessé de fumer le cigare à 87 ans / Ceux qui estiment qu’on ne peut être à la fois Tessinois et rappeur / Celui qui félicite le patron de l’Auberge de l’Ange pour la tenue de ses WC / Celle qui regarde les gens qui l’entourent dans la benne du téléphérique du Säntis (37 putains de francs suisses aller-retour) en se disant que ce serait tragique de se fracasser dans les rochers avec des gens si comme il faut / Ceux qui se demandent ce que mâchent les chèvres / Celui qui encourage les randonneurs à photographier sa ferme fleurie et son chien Luppi / Celle qui a sa chambre attitrée au Waldhaus de Sils-Maria même quand elle séjourne à Saint-Barth / Ceux qui fréquentent le séminaire de gestion mentale à la Pension du Commendatore Panzerotti / Celui qui s’endort pété à l’ecstasy dans son costume traditionnel du Toggenbourg / Celle qui préfère les joueurs de jass aux pécore du Canasta Club / Ceux qui prétendent que les culs des vaches suisses sont plus nets que ceux des moutons d’Ouessant / Celui qui lit et annote le Kierkegaard de Jean Wahl au bord de la rivière avant de s’apercevoir qu’une baïonnette y est immergée / Celle qui a rencontré l’homme de sa vie sur le quai de Gondenbad en 1973 et qui y revient après sa mort tragique en Vespa / Ceux qui n’ignorent rien de Paris Hilton dans leur alpage des hauts de Grindelwald / Celui qui parle volontiers de son adhésion à la théosophie aux clients du minigolf dont il est le gardien / Celle qui a offert gratos ses services de lingère émérite au tribun nationaliste Blocher / Ceux qui refusent de visiter la collection d’art Bührle au prétexte qu’un marchand d’armes ne peut être un collectionneur fiable / Celui qui revoit l’expo Munch de Bâle pour la septième fois / Celle qui tapine dans les musées d’art contemporain / Ceux qui estiment qu’un Giacometti ferait quand même bien sur leur pelouse de la Côte Dorée tout en hésitant sur le prix / Celui qui invoque les Puissances Supérieures en parcourant le Sentier Santé de Saint-Moritz / Celle dont le père et les deux oncles sont morts de silicose dans le tunnel dont on fête le centenaire / Ceux qui ne kiffent pas les diminutifs dont les Alémaniaques gratifient toute chose, du Blümli au Schatzeli et du Chäsli au Bettmümfeli, en passant par le Stocki du Vatti…
William Trevor et Joseph O'Connor
Il semble que certains pays, à l'image d'individus, soient dotés de talents particuliers, et c'est ce qu'on pourrait se dire à propos de l'Irlande en matière de littérature, qu'il s'agisse de son fonds populaire de chansons et de légendes ou de la magnifique pléiade d'auteurs qui en est issue, d'Eugene O'Neill à James Joyce ou de Yeats à Seamus Heaney, en passant par Oscar Wilde, Samuel Beckett ou John McGahern.
Aujourd'hui encore, de nombreux écrivains manifestent cette vitalité très singulière, et de nouvelles preuves éclatantes nous en sont données par deux auteurs proches à divers égards en dépit de leur différence d'âge: William Trevor (1928-2016) et Joseph O'Connor (né en 1963).
De William Trevor, nous connaissions déjà quelques romans, tel le poignant En lisant Tourgueniev (Phébus, 1993) qui nous plonge dans la douce folie poétique d'une femme hypersensible qu'écrase son milieu grossièrement puritain, avant de découvrir le nouvelliste exceptionnel de Mauvaises nouvelles (Phébus, 1999) et plus encore de Très mauvaises nouvelles, qu'un chroniqueur du New Yorker a qualifié de «plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise».
Observateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.
La première des dix Très mauvaises nouvelles réunies ici, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.
Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain qu'il pourrait être humain en creusant la moindre.
Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de l'incroyable Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans O, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.
S'il lui arrive d'être aussi méchant qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par la sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont ainsi de sacrés toniques.
A cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».
Or, ce dialogue pourrait être tenu par les protagonistes d'Inishowen, nouveau roman de Joseph O'Connor qui, après le mémorable Desperados (Phébus, 1998) déploie plus amplement encore sa vision de l'Irlande et de l'homme contemporain dans un roman reprenant mine de rien, sous les aspects de la violence et de la déglingue contemporaines, les grands mythes de Roméo et Juliette et de Tristan et Iseut.
Inishowen, marque de whiskey, est aussi le nom d'un petit port du Donegal, au nord de l'Irlande, où un nourrisson de sexe féminin fut abandonné à la veille de la Noël 1948 et où un adolescent, fils d'un flic de Dublin et tué par des mafieux traqués par celui-ci, a été enterré un peu moins d'un demi-siècle plus tard. C'est à Inishowen qu'Ellen, prof de gauche mariée à un spécialiste de chirurgie plastique établi à New York, retrouve la trace de sa mère par l'entremise d'un couvent. A Inishowen, aussi, que Martin Aitken, policier très engagé dans la lutte antiterroriste et antimafieuse, récemment divorcé et relevant d'un alcoolisme lourd, rêve en ces jours de Noël 1994, de se rendre sur la tombe de son garçon. Le hasard fait ces deux destinées se croiser à Dublin, où Ellen, en phase terminale de cancer du pancréas, tombe dans une rue, où Martin la relève.
Ces deux êtres blessés, pétris de la même pâte hypersensible, passeront une nuit ensemble allongés l'un à côté de l'autre, avant que l'ombre de la mort ne les rattrape, l'un par la maladie et l'autre par un tueur. S'ils ne se connaissent que le temps d'une trop brève rencontre, le lecteur les aura plus longuement approchés, le temps du roman, compris et aimés. Mais Inishowen n'est pas qu'une histoire d'amour «possible» non réalisée: ce sont aussi de multiples non-rencontres réalisées. Entre Ellen l'idéaliste aux sentiments délicats et son époux philistin, aux vues bornées de matérialiste. Entre le même pleutre menteur et son fils Lee ou sa fille Elizabeth. Entre Martin et Valerie que la violence du monde ont séparés.
Avec l'Irlande convulsive en toile de fond, bordélique mais combien vivante aussi, et tel regard latéral sur une Amérique dont les familles apparemment policées n'échappent pas à une sorte de nouvelle barbarie (un repas de Noël assez carabiné chez les Amery), Joseph O'Connor nous prouve une fois de plus que le roman, par le truchement de personnages puissamment incarnés, peut avoir valeur à la fois de sismographe social et d'école de la sensibilité, de miroir des moeurs et des valeurs d'une époque.
William Trevor, Très mauvaises nouvelles, traduit de l'anglais par Katia Holmes. Phébus, 250 pp.
William Trevor, Ma maison en Ombrie, réédition en poche. Phébus, Libretto, 240 pp.
Dernier recueil paru : Hôtel de la lune oisive, Phébus.
Joseph O'Connor, Inishowen, traduit de l'anglais par Gérard Meudal et Pierrick Masquart. Phébus, 518 pp.
Les fulgurants paradoxes d'Annie Dillard
D'innombrables livres actuels ne visent qu'à l'évasion et à l'oubli du réel, tandis que ceux d'Annie Dillard nous y ramènent à tout coup, et particulièrement cet ensemble fascinant de fragments et variations sur de mêmes thèmes que constitue Au présent.
Mais attention: le réel d'Annie Dillard n'a rien à voir avec ce qu'on appelle «le quotidien», entre psychologie de sitcom et plaisirs minuscules. Ce que son regard isole est à la fois réel et inconcevable, qui renvoie au grand pourquoi de toute chose et au comment vivre la vie qui nous est donnée. Pourquoi par exemple y a-t-il au monde, nom de Dieu, des nains à tête d'oiseau, nos frères humains avérés dont les rares qui ne meurent pas en bas âge peuvent atteindre 90 centimètres? Eh bien, au nom même de Dieu, le Talmud stipule une bénédiction appropriée à chaque personne atteinte d'une malformation congénitale. Ainsi sera-t-il recommandé de bénir la naissance de l'enfant à fentes brachiales de requin et à longue queue, le bébé frappé du syndrome de la marionnette («apparemment, prévient le médecin, le rire n'est pas lié à un sentiment de joie») ou le nourrisson sirénomèle qui n'a qu'une jambe et dont le pied est tourné vers l'arrière.
Evoquant le silence professionnel qui entoure de telles naissances, Ernest Becker, cité par l'auteur, affirme que «si l'homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou». Or l'homme loue Dieu. Saint Paul écrit aux chrétiens de Rome: «Et nous savons qu'avec ceux qui l'aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien.» Ce qui fait bondir Dillard: «Et quand donc, au juste? J'ai raté ça.» Et d'ajouter qu'au fil de ses longs voyages autour du monde elle a «vu les riches fermement établis renvoyer les affamés les mains vides», alors que tous, pêle-mêle, se partageaient biens spirituels et déboires physiques en toute injustice «divine»...
Est-ce à dire qu'Annie Dillard rejette toute divinité et toute spiritualité? Au contraire, elle y puise et y plonge à tout instant, avec une sorte de jubilation mystique qui la rapproche de Teilhard de Chardin (l'un de ses champions avec le Baal Shem Tov des Hassidim) qu'elle cite à tout moment dans ses pérégrinations paléontologiques ou ses visions prémonitoires (longtemps interdites de publication par l'Eglise). Passant sans transition d'une histoire naturelle du sable ou de l'observation des nuages à l'évocation du parking jouxtant l'étable légendaire où le Christ gigota, des sacrifices humains consentis par le premier empereur de Chine autant que par Mao à l'accouplement des martinets en plein vol, des statistiques dont on ne peut rien faire («parmi les 75 bébés nés aujourd'hui aux Etats-Unis, un trouvera la mort dans un accident de voiture») au paradoxe apparent d'un Dieu tout-puissant qui n'en demande peut-être pas tant, Annie Dillard ne cesse de nous déconcerter et de nous bousculer, mais aussi de nous remplir les poumons du souffle de sa pensée et de sa parole.
Grande voyageuse au propre et au figuré, reliant à tout moment les deux infinis pascaliens, le froid glacial du cosmos et les nappes ardentes de la vie animée, l'empilement des strates d'occupation humaine (soixante couches dans la grotte française de la Combe Grenal) et le présent multiple qu'elle vit et que nous vivons au même instant, cette aventurière de l'esprit a précisément le mérite de nous rendre le monde et notre vie plus que présents.
Annie Dillard, Au présent. Traduit de l'anglais par Sabine Porte. Christian Bourgois, 220 pp.
Les pêcheuses de perles de l’île de Liam m’invitent à participer à leur plongée nocturne.
Elles se montrent honorées de me voir bander lorsqu’elles m’oignent de graisse de baleine, mais ensuite nos corps ne sont plus dévolus qu’aux gestes de la conquête silencieuse.
Le royaume où nous descendons n’est plus tout à fait de ce monde, et pourtant les corps paraissent se fondre là-bas dans la substance originelle de l’univers.
La perle est comme une dent de dieu dans la bouche de l’océan, que protègent des légions de murènes. L’arracher à la nuit est tout un art. Je sais qu’un faux mouvement serait fatal. Je n’ai cependant qu’à imiter scrupuleusement les plongeuses qui me surveillent sous leurs lunettes à hublots.
De temps à autre je sens la caresse des seins ou des fesses d’une sirène qui remonte, la perle entre les dents.
J’ai remarqué leur façon de se tenir à la corde comme à un pal et de se la glisser parfois dans la fente.
L’eau de la surface mousse à gros bouillons jouissifs sous les lampes des sampans. C’est un plaisir grave que de replonger après avoir repris son souffle sous le dôme ruisselant d’étoiles de la mer de Chine.
(Extrait de La Fée Valse, recueil paru aux éditions de L'Aire en mars 2017)
Chroniques de La Désirade (14)
Max Dorra et l'art de trouver un truc quand on cherche un machin. En souvenir de René Berger, télanthrope, avec des rebonds du côté de Francisco Varela et Vassily Rozanov...
Je ne suis pas philosophe et ma culture scientifique est à peu près nulle, mais je me suis senti comme chez moi dans le livre de Max Dorra, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ?, dont je lisais ce matin-là ces lignes à ma bonne amie en train de potasser ses dossiers sur l’apprentissage des adultes et, plus précisément, sur les travaux de Francisco Varela : « Le cerveau. De quoi rêver. Il faudrait, pour explorer ce cosmos, imaginer un véritable équivalent de la NASA. Et avant tout, une NASA de la mémoire. La formation d’un chercheur y serait diversifiée. Neurophysiologiste, il partirait à la conquête de l’encéphale, tout en sachant qu’il en modifiera les connexions en les observant. Poète, il laisserait venir les métaphores, ces carrefours germinatifs entre associations et modèles. Il devrait aussi ne pas ignorer l’histoire de la philosophie, ne serait-ce que pour débusquer les préjugés idéologiques, voire les croyances qui pourraient à son insu parasiter sa propre démarche. Neurophysiologiste, poète, philosophe, il lui faudrait de toute façon être capable d’accueillir l’inattendu, pour élaborer des concepts nouveaux, et avoir ainsi une chance de commencer un jour à comprendre le cerveau humain ».
Lorsqu’elle a entendu l’expression « d’accueillir l’inattendu », ma bonne amie a murmuré « serendipity », qui m’a rappelé du même coup la première fois que j’ai entendu ce mot dans la bouche de René Berger, sur un trottoir lausannois (rayon de soleil oblique flamboyant sur le capot argenté de ma Honda Jazz…) et que j’ai retrouvé dans le dernier essai, Rameaux, de Michel Serres.
Serendipity, francisée en serendipité : ou l’art de trouver un truc quand on cherchait un machin. Dès que le mot fut lâché, L. me sortit une paire de feuillets photocopiés d’un livre de Jacques Lévy qui détaillait le concept à sa façon; le même Jacques Lévy, spécialiste de l’internet (et plus récemment des blogs) dont j’ai lu les livres en 1996, quand je préparais mon « roman virtuel », devenu Le viol de l’ange, d'une structure qui procède de la même phénoménologie poétique. Serendipity: terme forgé par Horace Walpole à partir d'un conte persan... Je cueillis alors Walpole dans ma bibliothèque, mais c'était Le château d'Otrante, acheté en 1969 chez Maspéro, haut-lieu de littérature militante. Bref: connexions, associations, liaisons et nouveaux greffons comme en lisant les pages de Proust sur le rêve, et voici que Max Dorra m'apprenait justement que le père de Proust avait joué un rôle crucial à l'époque de Broca, etc.
Max Dorra lui encore, après avoir rompu une lance contre « l’actuelle fétichisation de la scientificité », revient sur les prétentions scientifiques du structuralisme, qui valaient leur poids de dogme au tournant de nos vingt piges, pour conclure sans conclure : « La linguistique, de toute façon, méconnaît une part essentielle de la parole : la musique des phrases, le rythme des corps, l’imprévu des mimiques, la danse des gestes ».
Accueillir l’inattendu : quel plus beau programme pour un écrivain et, plus généralement, pour n’importe quel lecteur ? L'écrivain russe Vassily Rozanov l’a saisi mieux que quiconque : je m’assieds pour écrire telle chose, et c’est telle autre qui me vient de tout ailleurs, de plus profond ou de la simple apparition de la nuque de ma bien-aimée dans telle lumière de tel instant. Et voici qu'au même instant je lis sur un autre feuillet polycopié de ma moitié, signé Francisco Varela : « Le cerveau n’est pas un ordinateur »…
Max Dorra n’est pas non plus un homme-machine mais un médecin-poète poreux. Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, à savoir: la capacité de tout absorber et de tout transmuter. Or tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est une saine éthique de l’imitation de Socrate au temps de l'ondulatoire et corpusculaire serendipity…
Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être ? Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 2005.
Celui qui prend l’avis de John Armleder pour la déco de son caisson de détente spirituelle /Celle qui estime que « la guerre c’est la beauté » / Ceux qui savent que la vraie beauté de la taupe modèle est intérieure / Celui qui sait que l’éthique sans réseau solide ne peut pas gagner / Celle qui porte un string griffé Lucio Fontana / Ceux qui se sentent très libre de dire ce qu’ils pensent de la finance internationale sur la Hotline de l’Entreprise en tout cas sous pseudo / Celui qui se fait un plan Q à Shanghai / Celle qui se sent au bord de céder au requin bleu sosie de Brad Pittt à la chinoise / Ceux qui n’en reviennent pas de se retrouver au top sans avoir rien fait / Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré du New Market Show de Pudong / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier / Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq et le yen renforcé / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs du Bund/ Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier de leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros àDavos / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épouse un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour flatter les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran à Singapour / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street / Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pissant ledinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs/ Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc,
(Cette liste a été complétée en marge de la lecture (très conseillée) de Belleville Shanghai Express, de Philippe Lafitte, paru chez Grasset et disponible au prix de 18 euros)
Peintur: Yue Minjun
Chroniques de La Désirade (8)
De l'abus du qualificatif poétique et de la poésie devenue n'importe quoi. L'hommage de Cees Nooteboom à un lecteur idéal. Que la lecture du monde participe (idéalement) au processus poétique.
Les mots galvaudés sont légion dans le monde de ce qu'Armand Robin appelait la fausse parole, en poète attentif à la dégradation du langage soumis à la propagande politique ou aux formules aussi creuses que clinquantes de la publicité.
Pour celle-ci, taxer l'annonce d'une croisière de luxe d'intensément poétique est aussi légitime que pour un chroniqueur sportif de qualifier de poétique, voire d’historique, tel geste de Roger Federer.
Innocente façon de parler que de qualifier de poétique un coucher de soleil balancé sur Instagram ? Oui et non, vu que voir du poétique partout revient peu à peu à banaliser toute poésie, comme on déprécie la peinture d'un Van Gogh en la reproduisant sur des cravates ou des tapis d'ordis.
D'un Hollandais volant à l'autre, je suis tombé hier soir sur un poème du Batave Cees Nooteboom dédié à un certain Paul Hoffmann; et voici le poème traduit du néerlandais par Annie Kroon, your attention please :
Le poète du lire
À Paul Hoffmann
vint à ma rencontre
dans ma candeur obscurcie
une trace lumineuse,
dans une tour
de délire sacré
celui-la seul
entendit ce que je disais
quand moi-même je ne l'entendais pas,
entendit l'autre en moi,
m'accorda
avec l'oreille la plus fine pour les chants voilés,
me donna son accord,
dans l'exil,
dans un pays vide qui était à d'autres
il avait répété et repassé des mots
jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes.
Bien armé il retourna
vers leur honte antérieure,
vers leur langue
devenue muette d'avoir menti,
leur langue corrompue
qu'il recueille et soigne,
guérit par des poèmes,
qu'il rend à elle-même.
La lumière pousse de son âme,
des lauriers de neige cernent son front.
Tu resplendis, toi, le professeur,
le poète du lire.
Pourquoi Cees Nooteboom parle-t-il de Paul Hoffmann, germaniste autrichien distingué et prof de lettres à Tubingen, comme d'un « poète » ? N'est-ce pas là aussi un abus de langage ou, pire, une flatterie académique ?
Pas du tout. Car le Herr Professor était aussi un passeur, qui invitait chaque année des poètes dans la mythique tour d'Hölderlin, a Tübingen, au cœur de l'Allemagne de Goethe et de Schiller dont le nazisme avait avili la langue.
Veiller sur le langage, bien commun s'il en est, ne se borne pas à une tâche académique, mais relève d'une activité impliquant à la fois écrivains et lecteurs, poètes et critiques, journalistes et usagers des transports publics, etc.
Lorsque le furieux Léon Bloy se livre à l'Exégèse des lieux communs, avant Karl Kraus ou Kurt Tucholsky en guerre contre la langue de bois bourgeoise ou nazie, il fait œuvre de poète, et sa pensée-lumière, le laser de son style, la beauté de ses images fracassant les clichés nous bouscule et nous éclaire comme lorsque nous lisons L'Iliade du vieil Homère ou Les fleurs du mal du jeune Baudelaire.
La poésie n'est pas plus une façon d'enjoliver la réalité qu'une quintessence cérébralisée de vocables abscons seulement déchiffrables par quelques initiés: la poésie est une lecture du monde et l'essai d'exprimer, de traduire, d'interpréter, de corriger, d'épurer, de simplifier, de revenir aux sources, de lancer des sondes vers les étoiles (« La terre est bleue comme une orange », etc.) qui traverse le pied léger (ou l'esprit obsessionnellememt vrillé au pied de la lettre ) tous les états du langage.
Alors poétique le coucher du soleil ? Et comment, autant que l'aurore aux doigts de rose du jeune Homère ! Faut juste être attentif, comme le lecteur créatif l'était à la lecture des poètes, etc.
Celui qui a modélisé les structures narratives des romans de Barbara Cartland qu'il épice de rebondissements piqués à Marc Musso et Guillaume Levy / Celle qui a rencontré son futur ex dans un épisode de Friends / Ceux qui ont plus vécu en regardant Dallas qu'en s'ennuyant aux Bahamas / Celui qui dit à sa coiffeuse que le secret de fabrication d'un best-seller se réduit à sujet + verbe + complément et tu te trouves un agent à solide carnet d'adresses / Celle qui sait de quoi elle parle vu qu'elle a été l'attachée de presse d'Alexandre Jardin “sur” le Japon / Ceux qui font un biopic du biographe de la secrétaire de Marcel P. / Celui qui envoie le pitch de sa story à l'agent Samuelson connu pour son sérieux en affaires / Celle qui se dit et pourquoi pas moi ? en lisant les Mémoires de Nabilla / Ceux qui déconstruisent le pacte narratif de Love Story pour en faire une vraie tragédie de 2017 dont ils réserveront les droits annexes “sur” le Japon / Celui qui imagine un nouveau Maigret avec la femme de Columbo et le spleen de Wallander après que sa compagne l'a plaqué pour un joueur de golf / Celle qui se reconnaît dans le nouveau roman de Frédéric Beigbeder et va donc l'attaquer par médias interposés et en justice s'il nie l'avoir violée du regard dans le loft de Stéphane Bern / Ceux qui écrivent des romans à succès en espérant qu'ils cartonnent aussi en Finlande / Celui qui est en promo la moitié de l'année et se repose l'autre moitié en planchant sur une nouvelle sitcom / Celle qui rencontre un beau journaliste de gauche sur un yacht de droite / Ceux qui vendent l'idée de leur story à Sulitzer qui contactera son nègre pour en faire une version pipole avec intrigue financière et sodomie protégée / Celui qui parle très librement du cancer de sa chienne Luna dans son roman “sur” la fidélité de nos compagnons de vie à quatre pattes et deux oreilles / Celle qui tance son cousin mangeur de hot-dogs qui prétend que rien ne vaut la saucisse de teckel / Ceux qui sont vegan au point de renoncer à leurs bains de lait de baleine / Celui qui structure une story d'enfer où une astrophysicienne d'une beauté incroyable tombe raide amoureuse d'un paléontologue australien devenu célèbre pour avoir découvert une dent de l'ancêtre de Lucy réputée pour sa façon de manger avec les doigts / Celle qui communique avec un Prix Goncourt décédé qui lui dicte la suite de ses romans socialement concernés / Ceux qui ont un mas solitaire "sur" Gordes où ils se retrouvent pour des soirées méditation entre pipoles / Celui qui sèche sur la première phrase de son roman dont il envisage la première mise en place à 120.000 exemplaires / Celle qui finit les phrases des uns et les romans des autres / Ceux qui annoncent la parution en collection Harlequin Post Mortem des 106 manuscrits de Barbara Cartland modélisés par logiciel ad hoc, etc.
Chroniques de La Désirade (7)
Quand Théodore Monod, militant increvable du combat anti-nucléaire et de la défense de l’environnement, lançait sa énième mise en garde , que je retrouve à l’instant de voir les meilleurs esprits protester contre les positions irresponsables du pantin de la Maison-Blanche et de ceux qui le manipulent.
« Les occasions de nous émouvoir ne manquent pas et pourtant rien ne nous a vraiment touchés. Ni les mises en garde répétées des hommes de science, des intellectuels, des miliants de toute conviction à propos de la situation jugée préoccupante où nous ont jetés nos sociétés de consommation et de profit - ces monstres froids que nous envions avec tant de zèle ! - ; ni les mauvaises nouvelles dont se délectent nos quotidiens et qui sont le temps fort du journal de 20 heures, lorsque nous partageons ensemble le grand festin de souffrance et de morts ; ni les menaces qui se rapprochent de nos cités, de nos maisons et bientôt de nos vies et qui nous laissent poursuivre, imperturbables, le même sillon, la même ornière, comme les aveugles de Brueghel, ni même le témoignage de ceux qui ont marché sur la terre, aventuriers d’un monde bientôt perdu, et qui répètent à l’envi notre devoir de protéger cette incroyable oasis échappée des ténèbres ; ni cette accumulation de faits, de preuves, d’images, de livres qui ajoutent encore et encore au poids de notre indifférence. Comme un manteau de plomb sur nos épaules ».
Une invisible main, à chaque fois que je désespère de notre pauvre espèce, me ramène aux sages qui en font l’honneur et qui ont toujours été des porteurs de lumière, et ce soir c’est vers un petit livre vital de Théodore Monod que je suis revenu, simplement constitué d’entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac, paru en 1999 et intitulé Révérence à la vie.
Savant naturaliste et grand esprit ouvert à toutes les spiritualités quoique éduqué dans la rigueur protestante la plus ferme, Théodore Monod était le marcheur du désert le plus soucieux du sort des habitants de la planète, citoyen du monde et affilié à une trentaine d’associations réunissant les femmes et les hommes de bonne volontés du tournant de siècle, non sans critiquer les idéologies politiques et religieuses – c’était une sorte de chrétien qui se disait mécréant tout en restant fidèle au Christ, dont il ne croyait pas à la nature divine mais récitait les Béatitudes par coeur tous les matins, et je n’en finis pas de revenir à cette page de ses entretiens où il cite le mystique soufi andalou Ibn Arabi en nous rappelant sa propre conviction que la foi est « une montagne unique que nous gravissons les uns et les autres par des sentiers différents », telle étant la parole d’Ibn Arabi : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes. Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin, les tables de la Torah, le Livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction que prenne sa monture, l’Amour est ma religion et ma foi ».
Belles paroles citées par un idéaliste coupé des réalités de ce monde ? Tout au contraire, Théodore Monod avait tellement les pieds sur terre et se trouvait si fort attaché à celle-ci que chaque année il participait au jeûne de protestation devant le poste de commandement de l’armement nucléaire français pour manifester, avec une poignée d’irréductibles de sa trempe, son refus total et définitif de la bombe atomique en mémoire des 220.000 victimes d’Hiroshima et Nagasaki.
« La bombe atomique est la seule arme qui attaque une population dans son avenir biologique et physiologique, » rappelait Théodore Monod, et je ne trouve rien de mieux à l’instant que de recopier mot à mot l’avant-propos à Révérence à la vie pour faire pièce à la dernière décision, combien symbolique de quel aveuglement général, de l’ubuesque président américain.
« Pourquoi laissons-nous faire ? Et pourquoi l’espèce humaine disparaîtra-t-elle demain sans avoir quitté son lit, son ordinateur alors que les Cassandres maculaient partout l’horizon d’un noir épais, poisseux, sans étoile ? N’y a-t-il rien à faire et faut-il se résoudre à penser que les Français, que les Terriens dans l’ensemble, pour reprendre le mot de De Gaulle, sont des veaux ? Des veaux qui répéteraient après Hiroshima, après Tchernobyl : « Après nous le déluge ! »
Et je finirai de citer Théodore Monod en me rappelant une dernière conversation – il est décédé en novembre 2000 à l’âge de 98 ans – où je lui demandai comment il voyait l’avenir de la planète, à quoi il m’avait répondu qu’il estimait que probablement, faute de réagir, notre espèce disparaîtrait, au contraire d’insectes mieux adaptés à la survie…
Du moins le vieux sage pariait-il encore, dans Révérence à la vie, pour un sursaut salutaire auquel peut-être nous assisterons avant le « déluge » :
« Avec une lenteur exaspérante, l’homo sapiens s’hominise et gagne en conscience ce qu’il est censé perdre en barbarie. Au sortir de la nuit ancestrale, ce primate doué de raison découvre effaré l’étendue des dégâts qu’il a causés, la liste des crimes dont il s’est rendu responsable, la gravité des décisions qu’il a prises et qui hypothèquent son avenir. Et ce spectacle d’un jardin dévasté le bouleverse. Qu’un traitement semblable ait été infligé à cette planète errante autour de son étoile lui semble relever de la plus absolue méprise, Comment avons-nous pu salir ainsi l’avenir ? Comment me suis-je rendu à mon tour complice de cela ? Et cette prise de conscience qui intervient si tard, au moment où nos sociétés sont déjà otages du nucléaire pour les dizaines de milliers d’années prochaines, appelle pourtant notre reconnaissance et nos espoirs »…
Théodore Monod. Révérence à la vie. Conversations avec Jean-Philippe de Tonnac. Grasset, 1999.
Où le vernissage le moins snob qui soit devient l’occasion de bonnes et belles rencontres, pour finir à une table qu’on eût pu situer en la rabelaisienne abbaye de Thélème ou dans les jardins de Tchékhov.
Nous avons vécu, en cette veille de la Pentecôte, une soirée parfaite. Cela se passait sur la terrasse d'un vaste chalet d'alpage incendié il y a quelques années par un malandrin non identifié, reconstruit plus beau qu'avant et faisant désormais office de buvette des bois, avec échappées vers les monts et les cieux entre les hauts sapins, au lieudit Creux-des-oies et sous le nom de Mossettes; et la s'étaient réunies une trentaine de personnes à l'occasion de la première exposition des peintures du dimanche d'une radieuse Africaine au prénom de Bibiane, épouse d'un éditeur taiseux.
Ni ma bonne amie ni moi-même en personne n'étant très mondains, évitant plutôt les vernissages snobs autant que les raouts d'écrivains ou le flatteur et le jaloux y vont de leur miel et de leur fiel, nous aurons été “déçus en bien”, selon l'expression typique de nos régions terriennes, par cette assemblée de bonnes gens (à ne pas confondre avec ce qu'on appelle “les gens bien”) dont une quinzaine étaient restées sur la terrassse sous le dernier soleil, juste pour ce plaisir et ce bonheur humains qu'ont célébrés, chacun à sa façon débonnaire ou tendre et pimentée d’humour, le Rabelais de l'abbaye de Thélème et l'ami commun à tous que figure Anton Pavlovitch Tchékhov.
La peinture du dimanche de Bibiane l'Africaine ne manifeste pas la moindre prétention au goût du jour ni le moindre complexe par rapport à la conceptualité du signifiant, se bornant à chanter, avec d'intenses couleurs aux associations très libres voire hardies, le concombre et le champ de coquelicots, l'artichaut groupant ses feuilles sur son secret et tel bouquet ou tel parterre de tournesols clignant de l'œil à un Vallotton ou a un Van Gogh. La peinture du dimanche (mais certes pas endimanchée) de Bibiane est du genre qui se mange des yeux et dont la musique candide rend notre silence intérieur plus beau; c'est une espèce d'oraison profane et même un peu sacrée sur les bords, bonne à plaire autant à l'athée en veste blanche et au pasteur protestant qui voisinaient à la table de la terrasse des Mossettes en cette fin de soirée parfaite.
Le premier type bien que j'aurai reconnu comme un ami possible à la première verrée, au profil busqué me rappelant celui de Chappaz, est né à Bienne comme Robert Walser (qu'il a traduit, à côté des aphorismes de Lichtenberg) et à enseigné la littérature à Fribourg comme l'élégant athée en veste blanche. Lorsqu'il m'a avoué qu'il lisait, et peut-être même appréciait, il y a quarante ans de ça, mes papiers de critique littéraire à la fribourgeoise Liberté, aux côtés du poète Frédéric Wandelère (ami de l’athée aux cheveux blancs), j'ai commencé de me sentir en bonne compagnie et ce n'était qu'un début vu que l'athée à veste et cheveux blancs, yeux très bleus et très belle compagne hongroise encore frémissante d'avoir rencontré par hasard Barack Obama dans un jardin de la ville d'eaux de Baden-Baden, quelques jours plus tôt, se révéla bientôt un aussi fieffé croyant en littérature que je le suis devenu entre quinze et seize ans, partageant mon goût pour les journaliers de Jouhandeau et de Léautaud, ma passion de toujours pour Cingria et Walser et mon goût pour les récits-romans merveilleux de Gerhard Meier, notamment. Je ne cite pas ces noms pour fait chic mais comme les fleurs d'un bouquet aux couleurs de Bibiane; et ce n’est pas pour le flagorner que je me réjouis ce matin de lire le premier roman de l’athée en veste blanche à paraître bientôt chez l’éditeur taiseux qui est aussi celui de mon vingtième livre, etc.
Nos femmes (à commencer par la mienne, de ça je suis garant à 99 o/o) nous gardent de l'égarement vaniteux qui nous menace tous plus ou moins en société, autant que les mâles bonobos roulant les mécaniques ou les poètes en mal de lauriers. Or l'assentiment sensible de ma bonne amie, en cette soirée parfaite, n'aura fait que me conforter dans le sentiment de reconnaissance irradiante suscité à la fois par la divine vision d'un immense poupon endormi (premier fils d'une jeune romancière aux yeux purs comme le ciel de Managua en début de journée, dont j’ai loué le deuxième roman paru tout récemment), la présence bienveillante de l'éditeur taiseux à l'esprit rassembleur, et la dernière conversation en compagnie d'un pasteur très discret jusque-là et qui s'est révélé un lecteur d'ancienne date de mon blog littéraire et un disciple d'un théologien incarnant à nos yeux la bonté sur la terre - et c’est pas gentil tout ça ?
Moi qui suis devenu très prudent en matière d'amitié, de plus en plus distant par rapport au Gros Animal de la société, et définitivement méfiant envers toute forme de faux semblant, j'ai aimé entendre, à la table de cette soirée parfaite, la femme du pasteur (ne me parlez pas des femmes de pasteurs !) évoquer la grande migration de nos gens d’Helvétie au lendemain de la Grande Guerre, vers les terres à travailler du Sud-ouest de la France, dont elle a d’ailleurs parlé dans un livre récent, comme j'ai aimé entendre telle autre dame dont j'ignore encore le nom, au parler clair et net et à l'esprit vif, se réjouir de voir sa fille de quinze ans la braver en prônant, à l'opposé de son éducation imprégnée de Vraies Valeurs, l'enrichissement rapide et à outrance, si possible dans le commerce de substances illicites ou même d’armes de destruction massive, prouvant ainsi que la vraie jeune fille de toujours a encore des ressources, avant ou après la descente de la colombe du Saint-Esprit sur nous tous, mécréants compris, ainsi soit-y.
Chroniques de La Désirade (6)
À propos d’un entretien paru dans L’Obs où le penseur “libertaire” explique (notamment) pourquoi il ne vote plus. De la prétendue conspiration aboutissant à l’élection d’Emmanuel Macron, et de l’optimisme malgré-tout du contempteur d’un peu tous.
Philosophe ou bateleur médiatique ? Vulgarisateur pléthorique de talent ou faiseur mégalo ? Empêcheur de penser en rond ou démagogue ? Éclaireur d’une pensée refondée à venir ou rétameur de vieilles marmites anarchisantes ?
Telles sont les questions que, depuis quelques années, l’on peut se poser à la lecture des écrits faibles de style mais foisonnant de savoir érudit et de vues parfois originales, de plus en plus nombreux (sa bibliographie dépasse les 90 titres !) et de plus en plus ambitieux, dans leur visée universaliste, voire totalisante, de l’intellectuel français le plus médiatisé par les temps qui courent, dont les interventions sur les plateaux de télé ou dans les médias donnent l’image d’un péremptoire touche-à-tout se prononçant sur à peu près n’importe quoi.
En couverture de L’Obs de cette semaine, l’ancien prof de philo à visage poupin apparaît plein pot avec le titre tonitruant : Onfray l’imprécateur. Ah bon ? La France aurait-t-elle trouvé son nouveau Céline anarchisant ? Son Léon Bloy décapé des ors catholiques ? Son Laurent Tailhade ou son Paul-Louis Courrier new look ?
Hélas, le moins qu’on puisse dire est que l’entretien de cinq pages qui correspond à l’accroche en Une, avec pour sous-titre « la tentation complotiste », donne plus l’impression d’une suite de propos aussi confus, voire parfois cauteleux, que d’une profération claire et nette. Autant à l’oral qu’à l’écrit, Michel Onfray manque décidément de style pour être comparé aux grands imprécateurs dont le dernier serait, en allemand dans le texte, un Thomas Bernhard...
Cela commence par les compliments que Michel Onfray s’adresse à lui-même, à propos de son dernier livre, La cour des miracles, sous-intitulé « carnet de campagne » à paraître ces jours, où il compare sa démarche voltairienne (?) à celle des grands moralistes Vauvenargues (!), Chamfort (!!) ou La Rochefoucauld (!!!), avec une pointe de Roland Barthes pour faire chic dans la neutralité modeste, et ensuite cela s’empêtre dans une argumentation d’où il ressort que le visionnaire avait prévu l’élection de Macron relevant bonnement du plan concerté par le grand capital avec la collusion de ce « sphincter » (sic) de François Hollande et des médias vendus - il le dit comme il le pense et d’ailleurs cette élection n’a rien de démocratique, c’est évident, comme il est notoire qu’il y a eu du bourrage dans les urnes et que jamais, au grand jamais Marine Le Pen n’allait passer la rampe, etc.
L’Obs n’est pas que l’hebdo de la gauche caviar : c’est aussi un magazine ouvert au débat depuis une cinquantaine d’années - Michel Onfray salue d’ailleurs au passage ses débuts sous l’égide d’un socialisme de la « troisième voie » avec révérence peut-être sincère à Jean Daniel -, et l’accueil très généreux (et très médiatique évidemment) fait en l’occurrence au pseudo intempestif va de pair avec une fessée culotte baissée du sociologue Gérald Bronner pointant le « conspirationnisme en contrebande » du penseur.
Question subsidiaire : qui sont les baudruches, de la trinité momentanée d’Emmanuel Macron, de Donald Trump et de Michel Onfray ? Réponses éventuelles dans les mois à venir, mais laissons du temps au temps comme le disait un autre malin du nom de François Mitterrand que, soit dit en passant, Onfray le « souverainiste » accuse d’avoir maastrichté la France – terme poli pour suggérer que l’Europe du grand capital a « enc… » celle-là et que Macron fournira le supplément d’onguent...
Vu de la Suisse fédéraliste dont le « souverainisme » n’en finit pas de se renégocier tant bien que mal par le vote (Michel Onfray a choisi, lui, de ne plus voter), tout ce méli-mélo de réflexions fondées et de rhétorique, de justes observations sur les tares du centralisme français et des échecs de la gauche plombées par autant de coups de gueules criseux et de références oiseuses (dans Cosmos Onfray exaltait la culture tzigane, et le voici chanter les mérites de la Commune de Paris et de la permaculture, dans le genre Bouvard et Pécuchet vous expliquent Tout l’Univers), tout cela pourrait ne sembler que vaine jactance, et pourtant non : c’est la aussi que ça se passe, dans la confrontation des idées jusqu’aux plus excessives ou saugrenues, avec le jeune président dont on espère qu’il fera mieux que le précédent malgré ceux qui « freinent à la montée », avec une gauche peut-être recomposée et une Europe moins enlisée, sur une terre plus ferme et socialement plus accueillante aux gens que les miasmes du marigot, par delà la prétendue Décadence de la civilisation judéo-chrétienne dont le docteur Miracle Onfray a fait le bilan dans son dernier pavé (plus de 500 pages ) avant la conclusion promise de Sagesse, troisième élément de la Brève encyclopédie du monde de notre philosophe tous ménages aux méninges un peu gonflées...
L’Obs, no 2742, du 1er au 7 juin.
Michel Onfray, Cosmos et Décadence, aux éditions Flammarion, 2015 et 2017.
La cour des miracles, éditions de l’Observatoire, 2017.