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A corps et à cris

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En lisant Demeure le corps de Philippe Rahmy, décédé ce 1er octobre 2017 à l'âge de 52 ans.


Certains livres nous lisent plus que nous les lisons, ils nous ouvrent au couteau et nous fouaillent le derme et les viscères et le cœur et l’âme ou ce qu’on appelle l’âme, qui est dans le corps la part du corps qui chante encore ou pleure quand il n’est plus qu’une plaie sous un supplice quelconque, et c’est une espèce de supplice que de lire Demeure le corps de Philippe Rahmy, tant chaque mot de ce qui y est écrit nous cingle pour nous rappeler que cela est, que c’est la réalité et que c’est notre vie aussi, à un enjambement de chromosome près ou au claquage près d’un segment dans l’ovule ou dans le sperme.
« Le Talmud stipule une bénédiction particulière que l’on récite en voyant une personne atteinte d’une malformation congénitale », écrit Annie Dillard à propos du manuel de référence en la matière, ajoutant que « toutes les bénédictions talmudiques commencent ainsi : « Béni sois-tu, Ô Seigneur, notre Dieu, Roi de l’Univers qui... » Et de préciser qu’en l’occurrence, lorsqu’on voit un bossu, un nain ou quiconque atteint de malformation congénitale, la bénédiction de rigueur est la suivante : « Béni sois-tu, Ô Seigneur, notre Dieu, Roi de l’Univers, qui crée des êtres dissemblables ».
Annie Dillard, qui me suit depuis sept ans comme mon ombre avec deux ou trois auteurs qui me lisent plus que je ne les lis, note encore qu’ »il est impossible de tourner une page de Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformations sans en avoir le cœur qui palpite de terreur pure et simple. Impossible de se blinder ».


C’est exactement le sentiment physique et métaphysique que j’ai éprouvé, tremblant à la fin de ma traversée d’une traite de ses soixante pages, en lisant Demeure le corps de Philippe Rahmy dont je ne sais rien de l’origine précise de la maladie qui le torture, dite des os de verre, ni n’avais lu jusque-là son premier livre, Mouvement par la fin ; un portrait de la douleur, paru en en 2005 et dont plusieurs bons liseurs m’avaient dit le pire bien.
e1b1209feb7b13ffac150015a228f056.jpgCe que j’ai ressenti en lisant Demeure le corps m’a rappelé ce que j’ai ressenti il y a une trentaine d’années, dans le pavillon de traumatologie où je me trouvais pour un accident de moto, gêné de ne pas souffrir trop de mes blessures alors que j’étais entouré de cracks plus cassés les uns que les autres, impotents à vie pour certains, à commencer par mon voisin condamné à trois mois de plat ventre absolu, qui me demandait de lui décrire le jour avant que ses gémissements nocturnes ne me plongent dans la nuit obscure de son corps.
De la nuit obscure du corps de Philippe Rahmy giclent des mots de sang et de lait, de fiel et de miel qui nous aspergent alternativement d’acide et de douce pluie. Je lis « voici septembre, j’espère encore le temps d’un livre ; le crises agrippent le ciel », je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis «il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’être libre, une profonde blessure qui ne peut être guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage ; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable ; la violence, une réponse possible ; je suis pris d’un désir incontrôlable de pleurer », je lis « j’écoute gémir du rose ; une plaque de fer vibre sur les heures ; le vent déplace les restes d’un repas au bord de la fenêtre ; la salive fait fondre les gencives », je lis « la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer ; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici ; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand ; je me glisse vers le haut ; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis « je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne, et le cœur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin ; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe »…
750c8e59d4c4c849beef9855e49de067.jpgC’est cela que Demeure le corps laisse enfin en moi: cette sainte phrase où le martyr se dit « porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe »…
Je n’ai fait que citer quelques phrases de ce livre pur et bouleversant que j’avais soulignées en rouge et qui liront chacun d’une autre façon. Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est un chant de détresse, d’amour et d’innocence, dans une complète nudité et cependant une qualité de tenue, de style, de rythme et de musicalité, sans faille. Je ne sais pas si le Talmud a une bénédiction particulière à l’usage de Philippe Rahmy, mais moi je supplie le Seigneur adorable de lui foutre la paix, et à la Littérature de le prendre dans ses bras…


Philippe Rahmy. Demeure le corps. Chant d’exécration. Cheyne, 60p.
Les images ci-dessus sont tirées de la vidéo tournée par Philippe Rahmy à partir de son livre, qui a obtenu deux prix à Lausanne et New York.

Commentaires

  • Depuis la première parution de cette note, je recherche en vain ce livre qui n'a visiblement pas une grande diffusion dans les librairies Parisiennes... je vais essayer l'Amazone! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt!

    J'ai si souvent lu cela et ce qu'écrit C Singer sur des visages muets, dans les yeux écarquillés de mes patients en partance vers l'inconnu... J'ai tellement appris de ces passages...

    Mais comment accompagner et comment trouver le ton juste? Comment être là tout simplement? Comment répondre à toutes ces demandes informulées et sans réponses, qui me questionnent profondément plus qu'elles n'attendent de réponses?

    « Dès que quelqu’un me laisse lire en lui, si peu que ce soit, je suis prêt à l’aimer »


    "Ton âme dis-tu est enchainée à la terre ?
    Travail ! Espère ! Aime! Lis!”

    Roger Martin du Gard


    Je me suis inscrite à un diplôme de soins palliatifs mais y trouverai-je plus de réponses que dans mes lectures?

  • Cheyne a pourtant très bonne presse dans les librairies fines des deux rives. Sinon, voyez leur site. Et pour de plus amples renseignements sur Philippe Rahmy, voyez Remue.net. En Amazonie aussi l'on a vu passer Philippe sur sa pirogue de papier. EnfinMerci pour vos notations personnelles toujours si substantielles et justes.

  • Merci ...merci, pour cette note de lecture

  • Bonjour,

    Au-delà du texte de PR que je connaissais déjà, votre critique m'a interessé en soi (je ne connais pas Annie Dillard), c'est pourquoi je serais curieux d'avoir votre avis sur Cent grammes de suicide (Gallimard, Coll L'Arpenteur), mon premier livre publié, présenté ainsi par la maison d'édition :

    "Sami Sahli
    CENT GRAMMES DE SUICIDE
    ARPENTEUR (L'). 88 pages - 12,00 €. Parution : 31-01-2008.
    Trente textes brefs de prose poétique d’une violence désespérée et néanmoins emplis de l’espoir d’une rédemption par la noirceur... Ce petit livre au croisement des univers de Cioran, de Bataille et de Kafka ne laissera indemne aucun de ses lecteurs."

    Si ce texte vous intéresse, transmettez-moi votre adresse et je vous ferai parvenir un exemplaire.

    Cordialement. Sami Sahli

  • Ne vous donnez pas cette semaine: j'ai reçu votre livre, sur lequel je viens de remettre la main. Je le lirai aujourd'hui. Dans la foulée, j'exhume ma chère Annie à votre intention...

  • Bonsoir,

    Et merci pour cette exhumation d'Annie ; je vais tâcher de me procurer ce livre prochainement... serais par ailleurs curieux de savoir comment Cent grammes vous est parvenu... tant mieux en tout cas et j'espère que cette lecture ne vous ennuiera pas, je cerne mal encore vos "goûts" mais il est sûr qu'outre Philippe Rahmy, les noms de Walser, Ramon Gomez de la Serna, Charles-Albert Cingria, ainsi que Houellebecq, m'ont interpellé... avez-vous un mail ? Sami Sahli

  • L'Arpenteur dispose d'un service de presse qui touche même les marches du désert de Gobi où se dresse ma yourte préalpine. Mon adresse e-mail se trouve sous la mention A propos de ce blog.

  • A propos des goûts de ce cher JLK, ils sont à vrai dire indiscernables. Un type capable d'aimer à la fois Annie Dillard et Anna Gavalda, Bob Morane et Maurice Merleau-Ponty, Ramon Gomez de La Serna et Amélie Nothomb représente une terrible faute de goût incarnée, aux yeux du Dogme littéraire, aggravée par sa nostalgie des romans de chevalerie forestière et vaguement pédérastiques de la collection Signe de Piste. Se fout-il de nous ? La question se pose à La Désirade où il lui arrive de passer des après-midi entières à regarder Derrick, Le Renard ou même Rex le chien flic. Rex le chien flic ! A l'instant c'est cinq heures du matin et il écoute Arvo Pärt, en alternance avec Bonnie Raitt ! Pourquoi pas les Solisti Veneti tant qu'on y est ? Mais oui, ça y est, ce scélérat vient de m'imposer les Solisti Veneti !

  • à mon avis, musicalement, ça va en s'améliorant.
    Je pense illusoire de chercher le livre de Rahmy dans les librairies de ma belle ville. Vais voir Amazon moi aussi

  • J'habite une petite ville dans le sud-ouest (de la France) et
    j'y ai acheté il doit y avoir 15 jours "Demeure le corps" et "Mouvement par la fin" de Philippe Rahmy.

    J'ai pleuré ces textes et j'ai pleuré la dernière phrase de votre note, JLK.

    Je peux dire cela aujourd'hui, après avoir lu les lettres de votre ami Pascal (et Serena), votre lettre en réponse (et je découvre L'huile sur toile de La Désirade) et parcouru (je prendrai le temps d'y revenir) le site de Nicolas qui vit et travaille à Ramallah. On prend force dans ces lectures-là.

  • bonjoure sai bruno

  • bonjoure vous dones votre emaile?

  • Moun imaille ? Cela soille ça: Jean-louis.kuffer@edipresse.ch

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