Au début de l’année 1990, nous découvrions Les vestiges du jour, le très beau roman de Kazuo Ishiguro. Magnifiquement adapté à l’écran par la suite. Flash back sur ce très beau roman (le seul que j'aie lu...) du nouveau Nobel de littérature.
C'est avec un demi-sourire constant, et quelle délectation complice, que nous entrons dans Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro,et que nous suivons le très digne Stevens dans l'excursion qui l'arrache, quelques jours durant, à la sainte routine de sa vie de majordome.
Quittant la demeure de Darlington Hall à bord de la rutilante Ford de son nouveau maître — un Américain du nom de Farraday, dont la propension au badinage décontenance un peu son domestique — Stevens s'est proposé de rendre visite à une femme avec laquelle il connut jadis une «remarquable entente professionnelle», Miss Kenton.
Au fil de ce voyage en automobile ponctué par quelques incidents (réchauffement de la Ford assoiffée, un volatile de basse-cour évité de justesse, une panne d'essence à la nuit tombante) et autres rencontres, Stevens découvre la «grandeur» de la campagne anglaise, tout à fait conforme à l'idée qu'il se fait en général de cette qualité, et particulièrement de la «grandeur» d'un majordome.
L'harmonieuse discrétion de ces paysages anglais, dénués de tout caractère dramatique ou «voyant», rejoint aussi bien l'aspiration de Stevens à la perfection de son service, sous le masque impassible de la dignité. A l'image de son père, maître majordome qui ne s'abandonne à un aveu personnel qu'à l'article de la mort, Stevens a sacrifié trente-cinq années de sa vie au seul service de Lord Darlington. Cela étant, la balade de Stevens par les monts et vaux du Dorset, du Somerset et jusqu'en Cornouailles, nous conduit à la fois dans les turbulences catastrophiques de notre siècle et au cœur d'un homme.
A Darlington Hall, entre les deux guerres, Stevens a vu les grands de ce monde — Lord Halifax, Churchill, Ribbentrop, d'autres encore — se réunir chez son maître. Celui-ci, révolté par la «vendetta» du Traité de Versailles, fut de ceux qui tentèrent de fléchir l'intransigeance française. Par la suite, l'admiration de Lord Darlington pour l'Allemagne et l'Italie lui valut le décri et l'opprobre. Quant à Stevens, il n'en a pas moins continué de le servir et de le défendre, convaincu de la foncière bonne foi de son maître. Ainsi rapporte-t-il l'épisode significatif du congédiement de deux servantes juives, dans les années 30, suivi du repentir sincère manifesté par Lord Darlington peu après sa décision.
Ce souci de la nuance véridique, le romancier le manifeste plus encore envers ses personnages, tous finement dessinés. Lorsque Stevens retrouve Miss Kenton, que celle-ci lui laisse entendre combien elle l'a aimé jadis, et qu'il se sent soudain «le cœur brisé» sans en rien laisser paraître, l'écrivain touche au sommet de son art de la pénétration des âmes et de la suggestion par understatement...
Avec la même force, Kazuo Ishiguro nous fait sentir, sous le carcan des formes, le bouillonnement impondérable des passions; mais c'est en douceur et non sans mélancolie qu'il quitte son protagoniste, sur la jetée crépusculaire de Weymouth.
Enfin, c'est à une réflexion plus ample sur la civilisation européenne, la fidélité et la responsabilité individuelle qu'il nous entraîne.
Mélange d'humour et de finesse, d'intelligence et d'extrême sensibilité artiste, Les vestiges du jour ressortit au grand art romanesque. A noter enfin que le talent exceptionnel de Kazuo Ishiguro, né en 1954 à Nagasaki mais établi en Angleterre dès sa tendre enfance, a été consacré, pour ce troisièmeroman, après Lumière pâle sur la colline(1984) et Un artiste du monde flottant(1987), par le prestigieux Booker Prize Award 1989. Banzaï Albion!
Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour. Traduit de l'anglais par Sophie Mayoux. Presses de la Renaissance, 1990. 272p.