




UA-71569690-1
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Chroniques de La Désirade (3)
De la "colognisation" selon Kamel Daoud, et comment un prêtre catholique pervers appliquait sa charia en violant des adolescentes coupables de le tenter. À découvrir : l'exceptionnel document humain constitué par la nouvelle série The Keeper, signée Ryan White, nourrie par le besoin de justice de quelques femmes et de quelques hommes affrontant l'omertà des pouvoirs institués.
On sait, depuis l'affaire de la pomme et du serpent, quelle terrible tentatrice est la femme, et le scandale continue: partout, en terres chrétiennes ou musulmanes, et jusqu'en Asie sûrement, d'innocents jeunes gens et autres messieurs rangés de tous les âges se font allumer par autant de tendrons et autres cougars qui les forcent à pécher par la chair. Et comment soigner le mal ? Certains mâles ont trouvé la réponse, qui extirpent le mal par le mal, en traitant de putain l'impure qu'ils violent pour son bien.
Le père Maskell et le père Marcus, compères violeurs...
Le père Joseph Maskell, aumônier à diplômes de psychologie, à la fin des années 60 à Baltimore, s'est fait le spécialiste de cette thérapie, en théologien catholique raffiné à lèvres serrées et regard de tueur - au dire d’un policier.
Ailleurs dans le monde, aux Indes malpropres ou en Valais rural (même si l'adolescente violée d'Evolène est un peu oubliée de nos jours), des mâles moins stylés, aujourd'hui encore, violent et chargent leurs victimes de la responsabilité de leur abus.
En janvier 2016, le chroniqueur algérien Kamel Daoud publiait, dans Le Quotidien d'Oran, un texte intitulé La colognisation du monde, revenant sur les "faits tragiques et détestables" survenus dans la gare de Cologne au tournant festif de la nouvelle année, justement dénoncés avant qu’ils n'alimentent une psychose à double face combien révélatrice.
Kamel Daoud forge un nouveau concept désignant un syndrome: "Colognisation. Le mot n'existe pas mais la ville, si: Cologne. Capitale de la rupture. Depuis des semaines, l'imaginaire de l'Occident est agité par une angoisse qui réactive les anciennes mémoires : sexe, femme, harcèlement, invasions barbares, liberté et menaces sur la Civilisation. C'est ce qui définira au mieux le mot “colognisation”. Envahir un pays pour prendre ses femmes, ses libertés, et le noyer par le nombre et la foule. C'est le pendant de la “colonisation”: envahir un pays pour s'approprier ses terres”.
Et Daoud de rappeler les faits avant de pointer une généralisation relevant du traumatisme collectif voire du fantasme: “On arrive à peine à faire la différence entre ce qui s'est passé dans la gare et ce qui se passe dans les têtes et les médias”.
D'un côté un agresseur identifié comme le barbare emportant son butin vers la broussaille. De l'autre, une vision de la femme occidentale dont la liberté n'est que "caprice, vice ambulant, provocation qui ne peut se conclure que par l'assouvissement. “La misère sexuelle du monde “arabe” est si grande qu'elle a abouti à la caricature et au terrorisme. Le kamikaze est un orgasme par la mort".
Et le serpent du puritanisme ou de la dialectique binaire de se mordre la queue: “Les faits tragiques et détestables survenus dans cette gare sont venus cristalliser une peur, un déni mais aussi un rejet de l'autre: on y prend prétexte pour fermer les portes, refuser l'accueil et donner de l'argument aux discours de haine. La “colognisation” c'est cela aussi : une peur qui convoque l'irraisonnable et tue la solidarité et l'humain".
Cathhy Cisnek, assassinée à 26 ans.
La solidarité et l'humain: telles sont les deux forces qui ont porté de faibles femmes dans la soixantaine, et quelques hommes de bonne volonté dont un vieux prêtre adorable, à rétablir la vérité à propos du meurtre d'une jeune religieuse, sister Cathy, qui en savait un peu trop sur les faits “tragiques et détestables” survenus dans le collège religieux de jeunes filles où elle enseignait, aimée de tous au dam de deux prélats prédateurs, violeurs en série aux sourires patelins.
Quoi de commun entre la tragédie de Baltimore, où le meurtre inexpliqué d'une jeune femme révèle bientôt une sordide affaire de viols à répétition, et le déchaînement de mâles en rut dans la faille de la permissivité occidentale ?
Disons : l'hypocrisie suprême d'un certain puritanisme accusant les victimes et pratiquant la loi du silence. Et cela encore: la généralisation non moins abusive qui voudrait que “tous les Arabes” ou que “toute l'Eglise”, etc. En attendant que Donal Trump accuse de terrorisme les civils qu’il fait bombarder, avant de leur fermer les portes de l’Amérique avec la bénédiction de son copilote.
Il y aurait de quoi désespérer, mais non: gardons-nous de généraliser et restons sereins, les enfants. Or ce qui frappe, justement, à la lecture des chroniques de Kamel Daoud ( entre autres observateurs honnêtes du monde contemporain), autant que dans le témoignage des formidables personnes (tous de si beaux visages) attachés à rétablir la vérité sur l'assassinat de Sister Cathy, c'est l'absence de toute haine et de toute certitude dans leur résolution, non moins ferme pour autant contre tout ce qui “tue la solidarité et l'humain”.
Jean Hargadon Werner, témoin capital de The Keepers.
Kamel Daoud. Mes indépendances. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463p.
The Keepers, série documentaire à voir sur Netflix.
Chroniques de La Désirade (1)
Début d'une nouvelle série quotidienne répondant à l'urgence des temps qui courent. À propos des chroniques de Kamel Daoud, Mes indépendances, de leur préfacier Sid Ahmed Semiane et de l'actuelle confusion mondialisée...
Je reprends ce matin la lecture annotée de Mes indépendances de Kamel Daoud. Exercice d'attention au milieu de la confusion. Ramadan depuis hier: pas de commentaire. Je pense juste à Kamel Daoud sorti de son “village de silence” pour faire “vœu de parole”, selon les mots de Sid Ahmed Semiane, chroniqueur algérois saluant en préface son compère d'Oran.
Semiane rappelle le désastre de la guerre civile, dans les années 90, et la désespérance régnante. “Nous étions des gueules cabossées et chacun y allait de sa propre vertu, réelle ou supposée, créant ainsi, chacun, ses propres outils d'analyse. Creusant des tombes autant que des tranchées de pensée. Des tranchées de vérité exigües : laïcs, islamistes, athées, nationalistes, féministes, troufions, barbouzes, affairistes, communistes, Kabyles, Arabes, francophones, Amazighs, coranistes... corrompus... réconciliateurs, éradicateurs. Janviéristes. Anti-constitutionalistes. Conservateurs, progressistes, reactionnaires".
Et Semiane de conclure : "Il n'y avait plus rien pour faire un tout, et tout était réuni pour que rien ne soit. Plus aucune pensée ne se rattachait à l'autre. Comme des particules dans l'univers, une errance cosmique dans le vide. Sans chute, juste avec des risques de collisions tragiques. La violence avait réussi à creuser autant de tombes pour les morts que pour les vivants. La parole n'était pas considérée comme un point de vue seulement, elle appartenait à un positionnement “belliciste” dans la géographie de la mort. Chacun rendait responsable l'autre de ce qui n'était pas censé relever de sa responsabilité. Et comment dire ? Comment penser l'impensable ? comment créer sa propre “musique” dans ce vacarme ? Kamel Daoud se jeta dans cette arène folle, à ce moment précis où le seul “bien vacant” était le marché de la mort”.
Pourquoi les mots de Semiane retentissent-il en moi autant que ceux de Kamel Daoud, alors que je ne connais à peu près rien de l'Algérie où je n'ai jamais mis un pied. Du drame algérien je ne sais que ce qu'en ont dit des poètes (un Kateb Yacine) ou des écrivains (un Boualem Sansal), entre autres cinéastes et militants amis, et me rappelle juste, côté malentendus, le reproche vif que me fit à Lausanne le fils d'Aït Ahmed, mon confrère Jugurtha, après la publication dans le quotidien 24 Heures dont j’étais alors le chroniqueur littéraire, d'un entretien avec Rachid Boudjedra dans lequel celui-ci critiquait rudement le grand exilé auquel d’ailleurs, dans sa dernière chronique de décembre 2015, Kamel Daoud rend un hommage vibrant, célébrant la hauteur éthique de son combat à distance.
Alors pourquoi me sentir concerné, aujourd'hui, par les mots de Semiane et Daoud alors que jamais je n'ai été confronté au “marché de la mort” ni contraint de mener ma vie autrement que cela me chantait ?
Parce que la parole fragmentée et avilie, émiettée en nébuleuses d'opinions et de positionnements aussi vainement pacifistes que bellicistes, marque aussi le monde atomisé dans lequel nous vivons, où tel président américain à la raison vacillante prétend que la vérité ne sera que ce qu'il décidera qu'elle est, poil au nez.
Ce que rappelle Sid Ahmed Semiane à propos de son compère Kamel Daoud, de plus en plus vilipendé et même menace de mort, c'est que celui-ci n'aura cessé vingt ans durant de “créer de la pensée quotidiennement” et de “créer du sens” dans un monde apparemment vide de sens et d'autre substance que celle de la pensée unique.
Or Kamel Daoud n'est pas que le contempteur révolté de celle- ci: diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, il incarne aussi le quêteur actif et réactif d'une société affranchie de toutes les "”valeurs-boulets qui peuvent empêcher de penser librement ", et cela sera lourd de conséquences dans un pays "engoncé dans la mythologie du passé” où le ressentiment anticolonialiste incessamment recyclé n'est guère plus libérateur que la soumission islamiste dont l'asservissement de la femme reste l'un des symboles et pierre d'achoppement.
Le “libéral” Kamel Daoud est devenu suspect numéro un dans son pays (et ailleurs) du fait de l'immense succès international que lui a valu son roman Meursault contre-enquête, au même titre que l'aura été, avant même qu'il ne bronche, le libéral Emmanuel Macron. Or celui-ci m'intéresse, hors de tout positionnement personnel incongru de la part d'un Helvète fédéraliste gauchiste de coeur et libéral d’esprit, par le pari sur l'avenir qu'il représente peut-être (qui peut le dire à part les obsédés du déjà-vu soumis à la pensée binaire?), par delà le sempiternel clivage de la gauche et de la droite et au même titre, à son étage, qu'un Kamel Daoud osant s'affranchir de l'Histoire pour réfléchir au monde de demain.
Kamel Daoud “refuse d'être otage de l'histoire coloniale quand tout le récit national est tissé autour de cette notion", écrit Semiane . "Nous avons décolonisé un pays, il nous reste à décoloniser l'histoire".
Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamiste pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors sol, les athées dogmatique ou les néoconservateurs de tous bords. En ce qui ne concerne en tout cas, j'y vois d'abord une clairvoyance rare et un aplomb d'un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, surtout: un observateur sérieux, honnête, cultivé, personnel, guère homophobe et point trop macho pour autant, disons humain et sûrement trop humain parfois comme nous tous, etc.
Dans une chronique parue dans le NewYork Times du 20 novembre 2015, intitulé L'Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, Daoud poursuit sa réflexion amorcée dans plusieurs autres textes percutants visant la “Fatwa Valley”) sur le royaume schizophrène qui arme les terroristes menaçant sa propre survie non sans illustrer l'hypocrisie des dirigeants américains, et ce qu'il dit de La solution par les clowns, en janvier 2016, n'est pas moins conséquent.
“De quoi Donald Trump est-il l'expression ? On lui a trouvé mille sens. Le plus évident est celui de la troisième voie: entre l'illusion Obama et le cauchemar du retour du genre Bush, Trump offre le spectacle, le clown ravageur, ce quelque chose de goinfre et de grossier qui s'apparente à de la malbouffe, la possibilité d'un rire nerveux face à la peur".
À l'instant à ma fenêtre il fait un dimanche tout bleu à 1111 m au-dessus de la mer qui nous sépare et nous unit. Même pas peur, c’est entendu, mais ne fermons pas les yeux...
Kamel Daoud. Mes indépendances , chroniques 2010-2016. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463 p. 2017.
C'était en novembre 2015, et nous sommes en mai 2017, ça au moins ça a à voir......
Celui qui affirme que les cagoules du Ku-klux-klan n’ont rien à voir avec celles des djihadistes manipulés par les Wahhabites / Celle qui n’a rien à voir avec l’islam si ce n’est un père marchand d’armes en affaire avec le Qatar / Ceux dont les enfants ont été déchiquetés au Bataclan et qui n’ont rien à voir avec l’islam sauf leurs mères musulmanes / Celui qui estime que l’aveuglement n’a rien à voir avec les Lumières / Celle qui s’obstine à prétendre que les Lumières n’ont rien à voir avec la Terreur révolutionnaire / Ceux qui constatent que les nonnes glabres ont statistiquement peu à voir avec les islamistes barbus / Celui qui propose au Gouvernement suisse la réquisition des cures protestantes vacantes et des lieux de tous cultes aux fins d’accueil des réfugiés et autres miséreux / Celle qui reconnaît que le jeune Palestinien Waleed Husseini n’a rien à voir avec l’islam ainsi que le prouve son site http://la-voix-de-la-raison.blogspot.com
/ Ceux qui battent leur femme ainsi qu’y engage le Coran (4 :34) dont on se demande ce qu’il a à voir avec l’islam / Celui qui est sûr que la folie de Dieu n’a rien à voir avec Dieu ni avec les folles de Mai / Celle qui trouve gonflé le mouvement Enhaddha présentant ses condoléances à la France et condamnant le terrorisme après avoir envoyé des milliers de jeunes Tunisiens se faire tuer au nom de l’islam qui n'a rien à voir / Ceux qui se demandent ce que Jeanne d’Arc peut avoir à voir avec les camps de concentration dont ses fans prônent l’ouverture tel ce matin Floris de Bonneville sur le site Boulevard Voltaire dont on ne sait ce que l’appellation a à voir avec le littérateur éponyme certes islamophobe mais non moins christophage/ Celui qui remarque que le morceau KissThe Devil joué au Bataclan par le groupe Eagles of Death Metal n’avait rien de la musique qui adoucit les mœurs mais avec quoi ça à voir avec l’islam ça il demande à voir / Celle qui pleure ses enfants massacrés au nom du Miséricordieux sans voir ce que ça à voir avec la miséricorde / Ceux qui se sont immolés sans que leur mort ait rien à voir avec une vie meilleure et tout avec celle des innocents qu’ils ont arrachée au nom d'un Dieu qui n'a rien à y voir puisqu'il n'existe pas, etc.
À propos du dernier film de Jean-Stéphane Bron, qui reprend la Bastille en douceur...
Les visions du réel modulées par les films de Jean-Stéphane Bron ont été marquées, dès leurs débuts, par leur mélange singulier d'acuité critique non dogmatique et d'empathie profonde, traduit en langage de cinéma vif et mobile , constamment inventif et sans chichis formels.
De Connu de nos services (sur la surveillance des contestataires lausannois par un inspecteur localement légendaire) à Blocher (portrait rapproché du milliardaire national-populiste suisse) , en passant par les deux films majeurs que représentent Le génie helvétique (dans les coulisses du parlement) et Cleveland contre Wall Street (formidable docu-fiction sur les retombées de la crise américaine des subprimes), Bron n'a cessé d'exercer un regard d'investigation dont l'un des mérites est de laisser parler les faits sans les orienter dans un sens édifiant.
Cette position, fondée sur l'honnêteté plus que sur la prudence ou le cynisme, lui a parfois été reprochée par ceux qui attendent une conclusion à tout exposé des faits, notamment à propos de Blocher que le réalisateur s'abstient de condamner explicitement. L'on n'aura rien dit au demeurant, ni rien compris au cinéma de Bron en le classant ni-de-gauche-ni-de-droite, dans la mesure ou ce qui l'intéresse, nullement étranger à la politique, interroge la complexité du réel dont la vie sociale et politique est tissée, mais du côté des gens.
C'est plus manifeste que jamais dans L'Opéra, dernier film de Jean-Stéphane Bron qui n'est pas seulement un documentaire sur l'Opéra Bastille et un aperçu de ses coulisses et des multiples aspects artistiques ou artisanaux, techniques ou administratifs de sa grande machinerie, mais tout cela et plus encore : un portait de groupe à visage humain et une belle chronique de vrai cinéma.
Côté portraits, l'on suit les vacations de tout ce microcosme de la base au sommet: des buanderies où se lavent et repassent les costumes de Mesdames et Messieurs les chanteurs et danseurs, à la salle de réunion ou le patron Stéphane Lissner parle programme et budget avec ses collaborateurs, en passant par la salle d'audition ou un jeune baryton russe est entendu pour l'octroi d'une bourse et par la loge accueillant le président Hollande à une première, entre tant d'autres lieux et moments forts tel le lendemain de l'attentat au Bataclan, etc.
On voit une petite classe d'ados accorder leurs violons et violoncelles en vue d'un concert en fin de film; on voit des "modulants" râler contre leurs conditions de travail; on voit une danseuse s'effondrant à bout de souffle après un solo; on voit débarquer un chanteur autrichien remplaçant au pied levé un maître chanteur indisposé ; on voit une régisseuse fredonner par cœur en coulisse la partition de Wagner sans cesser d’actionner ses manettes; on voit un taureau qui ne semble pas ébranlé par la docécacophonie de Schönberg ; on voit le chœur en répétition ou à l'essayage des chapeaux; on voit le jeune Mikhaïl Timoschenko en admiration devant un vieux routier baryton de renom probablement mondial; on voit ce que deux ou vingt ou deux cents caméras (c'est le montage champion qui fait illusion) font se succéder sous nos yeux en contrepoint constant, avec une bande-son canon à l'avenant...
Petite réserve : un minimum de précisions ne gâcherait rien pour préciser qui est qui et qui fait quoi, où le titre du fragment joué à tel ou tel moment, mais le kaléidoscope humain, les tranches de vie, le patchwork d'images signifiantes, le "concert" de tout ça se passe finalement de sous-titres selon la même éthique-esthétique de Jean-Stéphane Bron consistant à montrer sans chercher (forcément) à démontrer...
Celui qui en vol rêve qu’une horloge le traque dans les fuseaux horaires avec un fil à couper le temps / Celle qui s'est endormie sur un nuage et en voit un autre à l’aplomb des îles de la Sonde / Ceux qui maîtrisent la situation en continuant de naviguer aux étoiles / Celui qui sent ses plaques tectoniques mentales se heurter à son corps défendant / Celle qui est restée accrochée à son livre comme à un radeau de fortune tandis que le cargo tanguait en roulant vers l’abysse repetita / Ceux qui traversent impassiblement les zones de turbulence d'ores et déjà annoncées et traduites en algorithmes selon les derniers principes édictés dans la vallée de silicone / Celui qui regarde La la land à la télé de bord qui affiche aussi A bigger crash en option / Celle qui propose un parachute doré au râleur de la First Class / Ceux qui sont à l'heure d'été même au pôle Nord / Celui qui fait de l'œil aux hôtesses de l'air que son monocle fait sourire / Celle qui a un yorkshire dans son sac à main qu'elle présente comme un vieil habitué des grandes lignes / Ceux qui retrouvent leur feuilleton sans se rappeler où ils en étaient à la fin de l'épisode marquant la rupture de Kevin l'aventurier à cicatrices et Kelly l'avocate des causes perdues / Celui qui travaille sur le concept de voyage sans déplacement / Celle qui voyage léger avec rien sous son string / Ceux qui font un grand sourire à George Clooney qui doit les reconnaître puisque lui aussi leur sourit quand ils passent devant la grande affiche du couloir d'accueil de l'aéroport de Geneva International la ville qui n’est jamais partie sans vous attendre, etc.
Il est triste le moment où l’on s’aperçoit
que quelqu’un qu’on aimait
cesse de nous manquer.
Comme il est triste aussi
le retour de celui
que personne n’attend.
(12 décembre 1987)
Louis Soutter, Seuls.
Le critique est parfois un artiste, dont Pietro Citati est l’un des plus beaux exemples vivants. Il fallait d’ailleurs un artiste, avec le mélange d’intelligence et d’intuition, de sensibilité et de culture, de porosité à la vie des autres et des textes, d’aptitude enfin à transmettre tout cela dans une écriture fluide et belle – il fallait tout l’art de Citati, auteur d’un Kafka mémorable et de La colombe poignardée, splendide essai consacré à Proust, pour nous intéresser encore, et nous toucher, nous bouleverser même à l’approche d’un couple dont on croit tout savoir… sauf peut-être l’essentiel, que Citati situe plutôt dans les œuvres, donc dans les âmes de Zelda et Francis Scott Fitzgerald, que dans leurs tribulations de phalènes.
A l’ère du « people » le plus vulgaire, le couple « phare » qui se maria le 3 avril 1920, année « mythique » s’il en fut du premier « glamour », reste le symbole de l’époque « rétro » dont les images « de rêve » comptent plus que le contenu des deux livres « cultes », voire « cultissimes », laissés par Fitzgerald : Gatsby le magnifique et Tendre est la nuit. De la vie brillantissime et non moins pathétique des deux merveilleux papillons que furent Zelda et Scott, Pietro Citati parle évidemment, comme de leur époque aussi flamboyante (pour certains) que factice. Mais il va de soi que c’est ailleurs qu’il nous conduit aussi : tout au bout de la nuit de deux être aussi doués et fragiles l’un que l’autre ; au bout de la détresse d’une enfant gâtée qui rêvait d’être la première danseuse de son temps et qui périt dans les flammes après que des médecins suisses eurent détecté sa schizophrénie, d’une part ; au bout du seul mystère de la vie du buveur mythomane que fut Scott, à savoir le mystère de la naissance de son art, où le travail et la probité, « l’ouvrage bien fait et pour l’amour de l’art », comptaient autant pour cet élève de Keats et de Flaubert que son don premier. « Quand il parlait de l’écriture, dit John Dos Passos, son esprit devenait limpide et pur comme le diamant »
« Entre 1929 et 1931, Fitzgerald écrivit certains de ses plus beaux récits », écrit Pietro Citati : « La Traversée difficile, Le Mariage, Deux erreurs, Retour à Babylone. Sa vie sombrait dans l’angoisse et dans la folie; et pourtant, jamais peut-être il n’avait ainsi atteint cette vérité dans la voix, cette douloureuse douceur du ton. Le malheur l’avait fait descendre, ou s’élever, en un lieu qu’il ignorait, et qu’il explora avec une clarté et une lucidité merveilleuse, sans la moindre trace de larmes, d’alcool ou de dégradation ».La vie de ces deux grands vivants si mal faits pour la vie, la destinée si tragique de Zelda, la complicité liant Scott et Scottie leur fille, sont évoquées avec la même délicatesse et la même attention affectueuse, sans les sots partis pris qui ont réduit les relations du couple à une caricaturale guerre des sexes. Dans les lettres les plus intimes de Zelda et Scott ou de leurs proches, dans les livres de celui-ci et les plus secrètes aspirations et observations de celle-là, Pietro Citati rencontre la complexité de deux natures peu compatibles et la simplicité d’une passion enfantine.
Pietro Citati. La mort du papillon ; Zelda et Francis Scott Fitzgerald. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol et enrichi d’un cahier de photographies très significatives. Gallimard, L’Arpenteur, 127p.
Callisto de Torsten Krol. Coup de pub dans l'eau ?
La pub et la rumeur se conjuguent, tout soudain, pour lancer ce roman picaresque d’un mystérieux auteur qui vivrait au fin fond du bush australien, à moins que ce probable pseudo ne dissimule un auteur anglo-saxon à succès ? Ce qui est sûr dans l’immédiat, c’est que Callisto de Torsten Krol se lit allègrement et d’une traite, dont on voit quel film épatant il ferait, mais déjà ce trait marque à la fois la dynamique de la chose et ses limites.
On annonce crânement un nouveau Salinger, mais ce n’est pas la première fois, et ça n’a pas plus de pertinence que les précédentes. On pourrait dire aussi qu’il y a là-dedans de la vitalité malicieuse à la Mark Twain ou de la causticité grinçante à la John Kennedy Toole, mais ces comparaisons à n’en plus finir sont aussi vaines et convenues que les sempiternels vivats de celui-ci ou de celui-là, genre « c’est le roman de l’été » ou «l’auteur le plus prometteur de la nouvelle génération ».
Le protagoniste de Callisto est une espèce de Candide américain du genre géant cool (il fait 1 mètre 90 et s’exprime lentement quoique sûrement), dont le nom d’Odell Deefus fait s’étonner chacun qu’il ne soit pas noir. A vingt-deux ans, il a lu seize fois Jody et le faon qui résume à ses yeux ce qu’il faut penser de la vie et de ses vicissitudes, de l’amitié, de l’amour et de tout le bazar. Les divers petits métiers qu’il a exercés jusque-là après avoir raté ses études et quitté son ivrogne de père ne lui ont guère convenu, aussi a-t-il résolu de s’engager dans l’Armée américaine pour combattre les « islamites » en Irak et glaner ainsi quelques médailles nécessaires à son prestige personnel auprès des jeunes filles. Sur le chemin du bureau de recrutement, à Callisto (Kansas), à bord d’une Chevy Monte Carlo de 78 pourrie, une première escale forcée dans une cahute habitée par un garçon de son âge taiseux, farouche et visiblement islamophile, va l’entraîner dans une suite de péripéties qui le retiendront en Amérique profonde. Il y rencontrera divers types éminemment représentatifs après avoir malencontreusement refroidi son hôte qu’il soupçonne de lui vouloir du mal : du télévangéliste en Cadillac qui le prend pour celui qu’il a assommé et le presse de revenir à la seule vraie foi, à la sœur du pauvre Dean, gardienne de prison jouant les mules de dope et dont il s’amourache, en passant par un inspecteur retors et un sénateur néo-conservateur, entre beaucoup d’autres que l’auteur excelle à portraiturer.
L’ambiance est à la paranoïa sécuritaire et à la collusion des conservatismes, sur fond de beaufisme et de corruption, et l’on s’amuse bel et bien à suivre l’équipée du charmant ahuri, combinant les ressorts du polar et de la satiriqe. C’est frais, vif, talentueux, mais est-ce un grand livre pour autant ? Disons plutôt : de la belle ouvrage de pro, comme il s’en fait et s’en fera sans doute de plus en plus, relevant du « coup éditorial » plus que de l’œuvre à suivre. Si le souffle et les astuces du conteur y sont assurément, l’écriture reste quelconque, que le traducteur Daniel Bismuth tire vers un négligé « djeune » encore moins convaincant.
A l’instant d’investir les têtes de gondoles des librairies francophones, Callisto est annoncé en parution simultanée aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et en Angleterre, et les éditeurs ne manquent pas de faire mousser le « mystère » entourant l’identité de l’auteur. Mais y a-t-il vraiment de quoi se passionner ?
Torsten Krol. Callisto. Traduit de l’anglais par Daniel Bismuth. Buchet-Chastel, 476p.
…Tu me glaces, Liebling, j’ose pas te le dire mais t’as la peau banquise, tu me fais frisson de fjord, pourquoi que tu te laisses pas aller à ma main chaude, j’ose pas te le dire mais j’aurais vraiment l’impression de le faire avec une statue si tu me le demandais…
Image : Philip Seelen
Wassup rockers de Larry Clark. Quand Houellebecq se trompait de cible...
La suite de constats que Larry Clark a établis, de Kids à Billy et de Ken Park à Wassup rockers, sur les youngsters américains et leurs tribulations dans les zones plus ou moins sinistrées de la société contemporaine, se constitue en fresque acide, à la fois affectueuse et polémique, amère et lyrique. D’aucuns, à commencer par Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île, ont taxé le réalisateur rebelle de complaisance dans sa façon de filmer les ados, comme si l’attention qu’il portait à tous les aspects de leur vie en faisait un pervers, ou comme s’il était a priori du parti des «jeunes» contre les «vieux». Or s’il est vrai que Larry Clark n’est pas neutre, et non moins évident qu’il aime les gamins qu’il observe, il me semble que c’est un bien mauvais procès qu’on lui intente. A ceux qui lui reprochent d’accuser le trait, notamment dans Ken Park, on peut répondre que la société qu’il observe n’accuse pas moins le trait, si l’on peut dire, et qui connaît un peu les States (où nous vivons d’ailleurs de plus en plus nous-mêmes) ne peut que retrouver, dans ses films, le mélange de cauchemar climatisé et de griserie suave, de facilité toute lisse et de violence brute, d’ennui hagard et de conformisme lancinant qui font que beaucoup pètent les plombs, comme on dit.
Les kids latinos de Wassup rockers sont tous de braves garçons, qui n’aiment rien tant que se griser de vitesse sur leurs rollerskates lancés le long des rampes bien larges ou bien pentues des collines de Beverley Hills. Ce n’est pas à vai dire leur quartier, même qu’ils en ont été chassés à plusieurs reprises, ces ratons échappés du ghetto de South Central où l’un des leurs vient de se faire flinguer en plein jour on ne sait pourquoi, probablement pour une affaire de drogue, ils se signent en bons cathos quand ils se recueillent en passant sur sa tombe, ils fréquentent le collège où les relations avec les blacks sont aussi «limites» qu’avec les blancs nantis, enfin ils se défoulent en jouant un rock fait de vociférations de chiens fous.
L’entrée en matière est un peu flottante, comme leurs cheveux et leurs jeans, mais la tension monte après que les compères, allumés par un flic suintant de mépris (comme tout le monde semble l’être dans les beaux quartiers à l’endroit des Latinos, sauf celles et ceux qui ont envie de s’en «faire» un) se mettent à fuir dans le dédale inextricable des propriétés friquées, tombant d’une party surfine à une autre et se mêlant plus ou moins aux noceurs avant de poursuivre leur folle cavalcade. Celle-ci ne va pas sans dommages collatéraux, une grande folle tordue et une beauté cuitée resteront sur le carreau avant qu’un des kids ne se fasse tirer comme un lapin par un vieux crocodile à la Charlton Heston, mais ces morts ne pèsent pas beaucoup plus lourd que les victimes quotidiennes des gangs, à South Central, où la vie dangereuse continuera demain pour les rescapés.
Dans la foulée, comme un symbole physique d’une situation générale à laquelle se confrontent aujourd’hui les States, on retiendra la scène tendre et si parlante du dialogue entre deux mondes que vivent tel loulou à longs crins, déjà torse nu, et la jolie fille de milliardaire qui l’a attiré dans sa chambre-bonbonnière toute rose, lui bien pataud avec ses mots de pauvre et elle genre Barbie Hilton cherchant à comprendre comment on vit «là-bas» dans le ghetto - tout cela baigné de sourires doux et de gestes câlins, en éclaircie apparente où le malentendu est cependant perceptible dans sa pleine réalité, à fleur de peau.
Cela encore: que les kids latinos de Wassup rockers jouent tous leur propre rôle, comme les blousons noirs des Cœurs verts, ce film typique du cinéma-vérité français des années 60, dont Larry Clark relance la pratique à sa façon, dans une forme à vrai dire plus élaborée, plus dramatique, politiquement plus chargée de sens et traversé par un souffle lyrique qui en compense la désespérance.
Celui qui se guide aux étoiles dans la nuit malaise / Celle qui branche son Mac sur EXIT / Ceux qui prennent la fausse bretelle donnant sur la ceinture désaffectée / Celui qui prétend que le FN est aussi frileux que le PS dans la gestion du PNB / Celle qui confond les acronymes de la pub et de la politique dont les frontières se diluent dans le smog / Ceux qui pratiquent la stratégie du chaos en prêchant le faux sans le dire /
Celui qui se rend au planétarium pour voir plus clair dans le jeu des naines géantes / Celle qui trouve son compte dans le PIB non sans critiquer le FMI dont son gendre prétend qu'il reste le GPS des WASP / Ceux qui vont dans le mur en pleine méconnaissance de cause perdue / Celui qui tourne en rond en butant sur les angles droits des rues qui croisent le métro aérien aux voies encombrées de sans-abris / Celle qui explique au SDF que le FN allié à l'ancien agent du KGB vont l'aider à sortir à la fois de l'UE et de l'OTAN / Ceux qui ont assimilé les lois de la robotique et se fient à leur instinct pour les affaires courantes / Celui qui affirme que Macron est un cryptopédé dont la femme est à la fois la mère de substitution et le surmoi payé par Israël / Celle qui estime que les Etats-Unis doivent sortir de l'Europe / Ceux qui se font une mousse-partie au Redbull pour affirmer leur différence de Blancs qui en ont /
Celui qui compare Emmanuel Macron à John Fitzgerald Kennedy en plus Français et moins à gauche que la droite du parti démocrate de l'époque / Celle qui rappelle a son gendre que Mélenchon a traité Alexandre Soljenitsyne de fasciste prouvant en cela sa capacité de discernement corroborée par le constat que Macron roule en sous-main pour la banque Rothschild avec le soutien de Pierre Bergé l'allié objectif de l'internationale homophile travaillant à la ruine de la famille de souche celte et laïque / Ceux qui affirment clairement leur abstention pour qu'on sache que de toute façon ils auront le droit de critiquer ceux qui ont fait le mauvais choix sans savoir lequel, etc.
Celui qui reste philosophe dans le foutoir / Celle que son âge porte à l'indulgence plénière / Ceux qui exigent plus de justice sans désemparer / Celui qui se régale à la seule idée de ne pas s'empiffrer / Celle qui enquête sur l'origine ethnique des vigiles commis à la garde armée de son bunker privatif / Ceux qui réclament plus de flexibilité démocratique dans le commerce des armes / Celui qui exagère volontiers pour ce qu'il dit la Bonne Cause / Celle qui ne se doute pas de cela que le repentir du serial killer est suspendu à la condition d'un baiser volé et plus si affinités / Ceux qui aspirent à plus de transparence de la part de leurs vitres installées aux normes des big data / Celui qui milite pour l'introduction d'un code de politesse dans l'élaboration des lettres de licenciement abusif / Celle qui ouvre la fenêtre donnant sur elle-même et s'en trouve apaisée / Ceux qui préfèrent les chromos des petits gens aux vases Song de Madame Ming / Celui qui chine dans la brocante japonaise / Celle qui se dit franchement déçue par les pauvres auxquels elle a tant donné / Ceux qui acclimatent leur différence dans la jardin ou s'ébrouent le mandrill lotophage et la tourterelle frondeuse / Celui qui plante sa plume dans le pot de terre en espérant la voir fleurir comme dans un pré vert / Celle qui fait florès au niveau cookies / Ceux qui classent leurs pensées en fonction de leur applicabilité à leur plan de carrière / Celui qui kiffe le côté crissant du nom de Kraus / Celle qui a connu un Karl Kraus au club viennois des Homonymes abstinents / Ceux qui hantent les salons déserts du vaisseau fantôme en fredonnant de vieux airs de Johnny Cash et autres chamanes du Sentiment / Celui qui se refait toute la collection de vinyle du King / Ceux qui se reposent le mieux à l'entracte de la séance de relaxation / Celui qui ne pensait pas que ce canon serait un tel boulet / Celle qui déclare à son amie Claudia que ce qui compte est la beauté intérieure à quoi Monsieur Schiffer lui répond qu'ils sont en train d'installer un nouveau loft super à Malmö / Ceux qui ont de l'avance à l'allumage des feux de l'envie, etc.
Image: Vers Big Sur, avril 2017.