Chroniques de La Désirade (25)
À propos de Big Bang Europa d’Antonio Rodriguez. De la poésie en morceaux...
« Car la poésie est l’essentiel », écrivait Ramuz je ne sais plus où, et les vers du Petit village sont les seuls qu’il ait jamais écrits, mais la poésie est omniprésente dans les romans de Ramuz, autant qu’elle étincèle à chaque page de la Recherche de Proust le narrateur en prose par excellence.
Donc la poésie: mais pas ce que je dirai la poésie poétique qui prend la pose, mélange d’affectation et de vanité pompière; moins encore celle qui déferle en bave bavarde sur les réseaux sociaux.
Alors quoi ? Je ne sais pas. Je ne parle que pour moi, et chacun le fera à son goût, ou pas. Houellebecq trouve Prévert trop con. Pas moi. Mais il y a deux ou trois poèmes chez l'amer Michel qui valent l'attentions. Bref, je parle de ce qui me parle, où je reconnais, en peu de mots, plus de sens et d’existence concentrés. À douze, treize ans, j’ai mémorisé des milliers de vers, tous oubliés aujourd’hui. Mais des formes, des rythmes, des images, des musiques m’en sont restés.
« La main d’un maître anime le clavecin des prés » me semble de la poésie comme je l’entends, et tout le vitrail des Illuminations de Rimbaud me revient avec ce seul alexandrin. Des poètes contemporains, beaucoup sont sûrement très éminents (les Jaccottet, Bonnefoy, Du Bouchet, etc.) mais ceux qui, sincèrement, me parlent vraiment en cela qu’ils expriment ce que Cendrars appelait le profond aujourd’hui, sont plus rares, en tout cas en langue française ; du fait de ma génération j’aurai apprécié le vers jazzy de Jacques Réda ou les fantaisies fraîches d’un Guy Goffette ou d’un Yves Leclair, ou plus encore les sourciers sauvages et princiers à la Franck Venaille ou à la William Cliff. Mais ce ne sont là que les repères d’un goût, qui ne peut cristalliser que livre en mains.
Or j’ai mis des mois avant de lire vraiment celui qu’Antonio Rodriguez m’a envoyé en novembre dernier, et tout aussitôt j’ai reconnu, dans le courant fluide et violent, et tendre, heurté, mélange de pensée et de sensualité, de Big Bang Europa, ce que plus que jamais j’attends de la poésie actuelle et que je trouve ces temps en lisant et relisant Le visage de l’œil du Batave Cees Nooteboom ou Mystique pour débutants du Polonais Adam Zagajewski, à savoir des éclats de présence dans le chaos et des morceaux du vitrail du monde bombardé à réassembler patiemment.
Des ombres dans la forêt
Ils arrivent de Syrie martyrisée ou d’Erythrée, ils affluent de partout en troupes malodorantes « en fuite dans la boue du nord », ils n’ont plus rien avec le sentiment plus ou moins justifié « qu’on veut nous faire payer jusqu’au bout d’être ici chez eux », ce sont des cris et des chuchotements confus, les pages de ce Prologue bousculé entre fiction et réalité miment cet affolement en mouvement brassant femmes et enfants, et l’haleine des chiens se perçoit dans la foulée – « ce n’est pas de l’humain là derrière c’est du mal » -, et de fait c’est de ça, de cette chair et de cette suerie que seront tissées les pages de Big Bang Europa : de ces retombées de tueries, du constat que « tout est perdu derrière nous » et que rien n’est à attendre des « cerisiers en pleurs », à cela près qu’on voit toujours puisqu’on en bave et que peut-être il y a du jour après la nuit, peut-être que c’est du déclin que va murir un nouveau fruit ?
Dans l’incertitude des corps
La poésie d’Antonio Rodriguez, comme celle du vagabond sous les étoiles que figure un William Cliff, est à la fois chair et pensée, très incarnée et mentale ; elle dit autant le tendre et l’éperdu, les amours déçues qu’on dirait parfois vécues par tous, et l’abrupt du sexuel opposant « la part du sucre entre les jambes » et l’ « incroyable décharge », entre virilité sûre et défaite qu’on pourrait dire aussi de l’espèce affaissée, entre machinisme athlétique et pornographie, avec, on le verra, le rôle peut-être médiateur de la femme…
Que cela ne peut plus durer…
L’incertitude ressentie va de pair, aussi, avec la conviction latente qu’« il nous faudrait vivre autrement », et ce ne sont pas les emplâtres du développement personnel qui y changeront quoi que ce soit car l’entier du monde se défait ensemble – ou se refera si l’on y pourvoit. Or il nous reste un peu de feu entre les mains, et des murmures contraires font écho à ceux des enfants (« tu sais, les enfants ne veulent plus de ce monde »), et d’aucuns parient pour un (re) commencement : « C’est le moment pour les hommes, c’est le moment pour l’espèce », et c’est reparti avec trois kilos de chair qui « cherchent le réel », et c’est par le sexe aussi que ça va passer, par delà l’obsession reptilienne cérébralisée, on va voir encore de l’enfant, va savoir, il y aura encore de l’humain…
Incarnée, la chair va et vient, vieillit et s’accroche, et voici l’homme confronté à la fin de son père, ou voilà le nouveau petit museau qui pointe à l’orée du solstice. Et non moins contournable, l’homme utilitaire demande ses papiers au poète: « À quoi ça sert ? » Le vieux sera « technologiquement secondé » selon les nouvelles méthodes, mais la non moins vieille façon de s’accrocher à l’inutile et vitale poésie relance le spécialiste en plomberie nécessaire : « À quoi ça sert ? ». Pour un peu le père, qui a les pieds sur terre, s’impatienterait de voir le fils écrire si sombre, voire si noir, et de ne point soigner assez son réseau ou ses vernissages, ou encore de l’enjoindre d’écrire comme Joël Dicker, de fait « à quoi ça sert » si ce n’est pas de quelque rapport ?
Mais le poète, et dans le poète n’importe lequel d’entre nous, ne pense point tant à cette sorte de plomberie tandis que le « continent fuit, goutte et s’effondre ». Le best-seller sera lui aussi « technologiquement secondé », alors que c’est d’air que nous avons besoin - de respirer vraiment.
Quand l’Europe se fait colère
Un poème est comme une espèce de fichier informatique qu’il s’agit juste de décompacter. Cela demande plus d’attention et d’amour que d’habileté mécanique. « Il nous reste à retrouver le regards », qu’il dit, Antonio Rodriguez dans son chapitre en trois temps sous-intitulé L’Agneau de l’homme. Non, ne vous attendez pas à de la mystique pour débutants New Age, car s’il y a du sacré là-dedans, et il y en a sacrément, c’est à ras l’humanité, avec des mots « pour ouvrir les cages thoraciques » où le cœur n’est pas qu’un trou noir du langage, et l’Europe au bord du tombeau trouve encore la force de recommander à ses enfants : « Baigne-toi dans mes rives, élève-toi sur mes sommets ».
Et l’Europe s’impatiente aussi bien, pointant ce « continent de vieux », et dans son tombeau elle dit : « vous regardez sur les plages ceux qui s’échouent à vos pieds, chacun dans sa chambre, dans sa pension de vieux, chacun se croit un centre, urine sa morale à petits jets, ressasse la grande histoire, les héros, les ruses, les généalogies, mais les rides vous rendent pathétiques lorsque vous vantez la tolérance, pendant qu’une poignée d’employés vaquent en cuisine, nettoient les pièces et apportent les plateaux-repas sans même vous sourire, vous enviant, vous haïssant, tandis que vous préparez dans vos cervelles nationales le moyen de leur botter le cul, à coups de pied démocratiques, pour vous débrouiller seuls entre vous, entre vieux, qui inspectent avec contentement leur chambre vide et se rendent compte subitement qu’ils ne supportent plus les ronflements du voisin. »
De la poésie ça, Monsieur ... comment encore ? Monsieur Rodriguez ?
Tiens, c’est du printemps…
D’entrée de jeu la question de la fiction s’est posée, puis celle de la fission et des fusions parfois délétères, et finalement l’oxymore sera de la comédie tragique finissant comme on le décidera, Brexit ou pas. Nul mot, au demeurant, nul sigle, nul slogan, dans Big Bang Europa, qu’on puisse dire émargeant au discours politique ordinaire non plus qu’aux opinions médiatisées, et pourtant tout là-dedans ne cesse d’entrer en consonance avec nos actualités. Ainsi, au responsable des RH qui vous serine « nul n’est irremplaçable », ou « toi ou un autre c’est pareil », l’Europe au bord du gouffre répond « apprends à sourire la terre entre les dents ».
Et le poète en appelant à la femme dit : « c’est noir tout ça, tes textes, tu dis, le réel, avec ta voix douce de femme, tu regardes par la fenêtre, le cerisier en fleurs, c’est là… » Et plus loin le poète écrit : « tu dis, tiens, c’est du printemps, et tu me le tends, le matin avec ta main de femme, donne-moi la branche, ton corps est là… », et plus loin , en proclamant doucement que « nous sommes de l’espèce qui surmonte l’espèce, on lit « tu sais, je voudrais que nos vies restent intactes, j’acquiesce à ces jours qui sont comme tous les jours, même si le continent est là, tu es là aussi, il y a entre toi et moi l’histoire des hommes, il y a sur ta peau l’amour des femmes pour les hommes, les labours, les salons, les usines, je le sens dans tes mains, il y a entre nous la lutte de ceux qui nous ont donné le monde, beau et éphémère, comme ils furent beaux et éphémères, autour de nous, le continent vibre, j’acquiesce et je dis, nous sommes heureux », et à l’autre bout du livre commencé dans la fuite éperdue en forêt, on lit « il nous faut partir, tu sais, la forêt attend, l’Europe attend, nous y allons maintenant, calmement, comme des gens qui savent et qui attendent, il n’y a plus qu’à s’aimer et à surmonter l’espèce, maintenant dans cette vouture, nous et nos mains, eux et leurs petits visages, alors que nos voisins saluent et que nous partons en forêt, c’est vrai, nous sommes heureux ».
Et dans la forêt, et c’est le happy end de sérénité crispée, comme dirait un René Char, se dresse cet animal, ce grand cerf qui pourrait être un dieu, « comme un dieu avec sa peau de bête, comme un homme avec son odeur de brebis, tandis que lui ne dit rien, l’animal tel un dieu apparaît entre les troncs et nous regarde, nous nous parlons enfin, entre ces feuilles, face à face, comme des hommes qui fondent et renaissent en feuillage, alors que de ses bois il remue le continent et se frotte à l’Europe entière »…
Antonio Rodriguez. Big Bang Europa. Tarabuste éditeur, 91 p. 2015.