Chroniques de La Désirade (24)
À propos d'un nouveau "média indocile" romand, issu de la calamiteuse liquidation de L'Hebdo, magazine estimé non rentable. Ce que signifie ce refus de disparaître dans une société menacée par la montée de l'insignifiance. Des questions que cela pose et de l'apathie à secouer. Des solutions proposées par Mediapart et Investig'action et des alternatives à inventer. Avec un supplément d’âme et de coeur...
Passionnant ! Voilà ce que je me dis en lisant la dernière chronique de Jacques Julliard dans l'hebdo Marianne, qu'on ne saurait dire de droite mais où mon chroniqueur politique français préféré se livre à une descente en flèche de l'auto-aveuglement de la gauche française et de la plaie que représente la professionnalisation de la politique dont procède l'esprit de caste, tous partis confondus.
En tant qu'Helvète fédéraliste-europhile-malgré-Bruxelles, également passionné par le décloisonnement idéologique opéré par Emmanuel Macron, je suis reconnaissant à Jacques Julliard de développer chaque semaine une réflexion non dogmatique dans ce magazine que j'achète pour le lire (entre autres), comme j'achetais L'Hebdo pour lire (entre autres) les chroniques de l'Européen Jacques Pilet.
Il va de soi que l'intérêt de L'Hebdo ne se bornait pas à la qualité d'un chroniqueur, pas plus que Marianne, après L'événement du jeudi, ne se limite aux talents d'un Jean-François Kahn ou d'un Jacques Julliard. Marianne et L'Hebdo, comme Le Nouvel Observateur ou Le Point, Les Échos, Causeur ou Valeurs actuelles à la droite de la droite, sont des cultures, et L'Hebdo jugé trop de gauche par les uns et trop de droite par les autres, était une culture et c'est celle-ci qu'on a éradiquée au nom du profit.
L'on me dira que sa disparition découle logiquement des lois du marché, ce qui relève de la mauvaise foi cynique de ceux qui ne connaissent qu'une loi: celle du fric.
Mais de quelle culture parle-t-on ? De la culture culturelle des rubriques parlant d'expos et de livres qui cartonnent ? Certes mais pas que, vu que la vraie culture consiste aussi à se demander si le critère du tirage et du battage suffit à évaluer la qualité d'un objet littéraire ou artistique. Exemple: une plasticienne vient d'installer, dans la vénérable église lausannoise de Saint-François, 95 échelles brûlées, pour commémorer la Réforme protestante. La “performance” en question relève t-elle de la culture et qui en débattra, dans quel média docile ou indocile ?
La question se pose dans un espace culturel où le snobisme et la jobardise vont de pair avec l'indifférence et l'incuriosité, la balle en touche au spécialiste ou le repli ronchon. Mais où le débat ? Quelle discussion sur les livres et les idées, en Suisse romande où les librairies foisonnent et ne désemplissent que le dimanche, sans qu'une seule émission télévisée régulière, du style de La Grande Librairie ne soit offerte depuis des années à la foultitude de lecteurs ? Contre exemple éloquent: la radio romande ! Avec une vraie culture diversifiée, mais pourquoi la télé serait-elle moins bonne pour la tête ?
Ceci dit, la culture de L'Hebdo n'était-elle pas dépassée ? Reliquat de babas et autres bobos de la gauche peinarde, auront argué ceux qui assimilent toute réflexion à une prise de tête ou un début de sédition. Mais le contenu ? Le débat ? Les compétences ? L'investigation ? Du vent si ça ne rapporte pas ! Culture d'une génération ? Certes mais pas que: et le tribalisme vaut d'être discuté, mais où ? Et si ça continue, après la disparition de tant de journaux d'opinion dans ce pays qui en regorgeait, plus d'opinion qu'en nébuleuse oiseuse sur Facebook et Twitter ?
Passionnant alors de voir une camarilla de jeunes gens de tous les âges se cabrer et dire non, ou plutôt oui à quelque chose à faire - et le faire !
Tous les jours, jusque-là, je retournais sur deux sites indociles de ma préférence dont je suis loin de partager toutes les opinions: Mediapart et Investig'action.
Le sieur Edwy Plenel, et le compère Michel Collon, ont parié sur le numérique “bon pour la tête”. Mediapart reste évidemment très politique franco -française, et le tiers-mondisme d'Investig'action ne se discute pas moins, mais le débat peut avoir lieu.
Sur quoi je me connecte à Bon Pour la Tête: je lis Chantal Tauxe à propos du refus opposé aux migrants de couper à l'immonde noyade en passant par la voie des airs - et c’est à mes yeux le grand sujet de cette première édition -,je lis Anna Lietti sur la polémique soulevée par la programmation du Théâtre de Vidy, je lis Jacques Pilet à propos du dernier épisode de la saga jurassienne, je partage l'approche de Marie-Claude Martin sur le remarquable Ordre divin de Petra Volpe, j'apprécie au passage de très chouettes dessins, je vois tout de suite qu'il y a du boulot et des tons variés, j'apprends que le mariage à trois est enfin autorisé en Colombie, bref je sens que ça vit et que ça vibre et du coup je m'abonne et donc décide d’y revenir - et demain j'espère y trouver de jeunes écrivains sortis de leurs pantoufles et en veine de bonheurs partagés où de saines rages, et des artistes, des explorateurs de la planète des gens qui ne soient pas que des pipoles, des enthousiastes et des enragés, ou de vraies présentations personnelles de livres ou de films ou d'initiatives sociales ou de projets architecturaux et j'en passe, enfin tout ce qui résiste à la crétinisation et au consentement.
Mais Internet n'est-il pas qu'un miroir aux alouettes ? Une poubelle, pontifiait le docte Alain Finkielkraut, et non sans raison ! Et y aura-t-il, autour du nouveau "média indocile" romand, un mouvement comme on su en créer Mediapart et Investig’Action, un désir partagé de résister au conformisme - y compris celui de l’anticonformisme... et de nouvelles propositions - de nouvelles voies à explorer ? On verra bien !
Des années après son grand voyage en compagnie de Nicolas Bouvier, notre ami Thierry Vernet déplorait la propension des gens de notre pays à “freiner à la montée”. Or il s'agira aussi, pour BPLT, d'être plus qu'un dopant pour la tête. Plus qu’une belle idée, plus qu’un concept ou un acronyme de plus.
Les gens qui ont liquidé L’Hebdo ont aussi manqué de cœur et d'âme. Fait-on preuve de cœur et d'âme en brûlant des échelles ? Je pose la question. La question de savoir si les femmes (et même les Indiens) ont une âme semble résolue depuis quelques siècles, jusqu’en Appenzell, et les yeux de notre chien reflètent une âme. J’entends le ricanement dans les recoins, mais je ne lâcherai pas cet os-là mon Snoopy !
Autant dire qu’on attend d'un média indocile qu’il soit non seulement bon pour la tête (sans oublier les deux hémisphères de celle-ci), mais aussi qu'il ait une âme, des entrailles et du coeur.